SEIZIÈME VOLUME
De tout ce qu’il avait fait, Timoleôn se faisait peu honneur à lui-même. Dans la dépêche qui annonçait aux Corinthiens son veni, vidi, vici, aussi bien que dans ses discours à Syracuse, il en attribuait toute la gloire a la fortune ou aux dieux, qu’il remerciait d’avoir inscrit son nom comme exécuteur nominal de leur décret relatif à la délivrance de la Sicile[1]. Nous ne devons pas douter qu’il ne frît fortement convaincu qu’il était un instrument favori de la volonté divine, et qu’il ne fût même plus étonné que d’autres de la manière dont les portes fermées s’ouvraient devant lui. Mais même ne l’eut-il pas cru, il y avait une grande prudence à donner aux faits cette couleur, non seulement parce qu’il amortissait par la les attaques de l’envie, mais parce que, sous prétexte de modestie, il s’élevait réellement plus haut. Il acquit pour lui plus d’empire sur les esprits en vue de ce qu’il ferait un jour, comme favori des dieux, qu’il n’en aurait jamais possédé comme simple mortel doué d’éminentes qualités. Et bien que ce qu’il avait fait fût prodigieux, il restait encore beaucoup à faire ; il restait à combattre de nouvelles difficultés, non pas du même genre, et qui cependant ne le cédaient guère aux premières en grandeur. Ce ne furent pas seulement de nouvelles difficultés, mais encore de nouvelles tentations que Timoleôn eut à combattre. Alors commença pour lui ce moment d’épreuve, fatal d tant de Grecs éminents avant lui. Il devait bientôt montrer s’il pouvait boire, sans s’enivrer ni se pervertir, la coupe du succès qui lui était servie avec tant d’abondance qu’elle débordait. Il était actuellement maître de Syracuse, bien plus, maître d’elle avec les fortifications d’Ortygia encore debout, — avec tous les sombres moyens de compression despotique, matériels et moraux, qui restaient encore dans sa main. Sous le rapport de l’admiration personnelle et du prestige du succès, il était bien au-dessus de Dion, et encore plus au-dessus de Denys l’Ancien dans la première partie de sa carrière. S’ériger en despote à Syracuse, en ensevelissant dans l’oubli tout ce qu’il avait dit ou promis auparavant, était une démarche naturelle et faisable, non pas, à vrai dire, sans péril ni difficulté, mais entraînant avec elle des chances de succès égales à celles des autres despotismes naissants, et plus que suffisante pour tenter un homme politique grec éminent d’une moralité moyenne. Probablement bien des gens en Sicile s’attendaient réellement à ce qu’il profitât de sa position incomparable pour se présenter comme un nouveau Denys. Beaucoup d’amis et de partisans durent le lui conseiller avec chaleur. Ils durent même se rire de lui comme d’un idiot (comme on avait appelé Solôn dans son temps)[2] pour ne pas accepter le présent que les dieux lui offraient, et pour ne pas lever le filet quand déjà le poisson était pris. Il ne dut pas manquer d’autres conseillers pour insinuer la même recommandation sous le prétexte d’un désintéressement patriotique, et sous celui d’intérêt pour le peuple qu’il était venu délivrer. Les Syracusains (dut-on prétendre) n’étaient pas faits pour une constitution libre ; il fallait leur donner la liberté à petites doses, ce dont Timoleôn était le meilleur juge ; leurs meilleurs intérêts demandaient que Timoleôn gardât entre ses mains le pouvoir antipopulaire avec peu de diminution pour le moment, afin d’arrêter leurs folies et de leur assurer des bienfaits qu’ils manqueraient si on les laissait se déterminer librement. Des considérations de ce dernier caractère ont sans doute eu beaucoup de valeur pour Dion à l’heure de sa victoire, outre l’ambition toute seule, de manière à le plonger dans cette fatale erreur de jugement et de conduite dont jamais il ne se corrigea. Mais la leçon qu’on pouvait tirer des derniers et tristes mois de la carrière de Dion ne fut pas perdue pour Timoleôn. Il se trouva à l’épreuve non seulement des séductions de son propre cœur, mais encore des provocations ou des plausibilités du dehors. Ni des desseins égoïstes, ni des desseins avantageux aux autres ne le décidèrent à saisir et à perpétuer le pouvoir antipopulaire. Le moment de l’épreuve fut celui dans lequel le véritable héroïsme et la rectitude de jugement, que combinait son caractère, brillèrent pour la première fois de tout leur éclat. Maître comme il l’était en ce moment de toute Syracuse, avec ses cinq parties réunies, Ortygia, Achradina ; Tycha, Neapolis et Epipolæ, — il se décida à abattre immédiatement ce grand monument de servitude que Denys l’Ancien avait imposé à ses concitoyens. Sans un instant de retard, il se mit à l’œuvre. Il invita, par une proclamation, tout citoyen qui le voudrait à venir avec des instruments de fer et à coopérer avec lui à démolir la forteresse, la fortification et la résidence séparées, construites par Denys l’Ancien dans 0rtygia, aussi bien que le magnifique monument funèbre élevé à la mémoire de ce despote par son fils et successeur[3]. Ce fut le premier acte public accompli dans Syracuse par son ordre ; la première manifestation de la souveraineté du peuple rétablie ; la première effusion de sentiment, à la fois libre, sincère et unanime, parmi des hommes écrasés par un demi-siècle de servitude ; la première coopération que leur prêtaient Timoleôn et ses soldats fraternisant avec eux, dans le dessein de convertir la promesse de délivrance en un fait assuré. L’exécution de l’œuvre actuelle de démolition par les mains et les leviers des Syracusains eux-mêmes faisait de toute l’opération un contrat puissant entre eux et Timoleôn. Elle faisait disparaître toute méprise, toute possibilité de soupçon, quant à ses desseins futurs. Elle montrait qu’il avait non seulement répudié le despotisme pour lui-même, mais qu’il était disposé à le rendre impossible pour tout autre, quand il se mit à renverser non seulement le souvenir visible, mais encore l’instrument le plus puissant des anciens despotes. Elle produisait ce bien inestimable d’inspirer à la fois confiance pour ses actes futurs, et de disposer les Syracusains à écouter volontiers ses avis. Et elle était utile non seulement en ce qu’elle frayait la voie à d’autres mesures de reconstruction pacifique, mais encore en ce qu’elle déchargeait les antipathies réactionnaires des Syracusains, inévitables après une oppression si longue, sur des pierres insensibles, et qu’ainsi elle en laissait moins peser sur les têtes de rivaux politiques compromis dans ce qui s’était fait précédemment. De plus, Timoleôn fit servir cet acte important de démolition à l’œuvre d’une construction nouvelle qui n’attestait pas moins l’esprit dans lequel il était décidé à agir. Après avoir fait disparaître cette odieuse forteresse, il éleva sur le même emplacement, et probablement avec les mêmes matériaux, des cours pour la justice future. Le symbole et l’instrument les plus frappants d’un gouvernement populaire se présentèrent ainsi aux yeux comme remplaçants locaux de ceux de l’ancien despotisme. Profonde fut la reconnaissance des Syracusains pour ces actes, — les premiers fruits de l’ascendant établi de Timoleôn. Et si nous considérons l’importance intrinsèque de l’acte lui-même, — la manière frappante dont on parla aussi bien aux yeux qu’aux esprits des Syracusains, — la preuve donnée non seulement d’un patriotisme désintéressé, mais encore de prudence à estimer les nécessités de la situation actuelle, — en dernier lieu la fondation destinée ainsi a faire plus de bien encore, — si nous réunissons toutes ces choses, nous comprendrons que la démolition de la Bastille dionysienne effectuée par Timoleôn, et l’érection à sa place d’un édifice pour l’administration de la justice, furent au nombre des phénomènes les plus saisissants de l’histoire grecque. L’œuvre qui restait à faire était dans le fait telle qu’elle demandait le meilleur esprit, l’énergie et la discrétion les plus grandes, tant de la part de Timoleôn que de celle des Syracusains. Une oppression et des souffrances prolongées avaient tellement appauvri et désolé la cité, que la place du marché (si nous devons croire ce qui doit être une exagération de Plutarque) servait de pâturage à des chevaux ; et de lieu où se reposaient mollement les palefreniers qui les soignaient. D’autres cités de la Sicile présentaient la même preuve de décadence, d’abandon et de pauvreté. Les manifestations de la vie municipale avaient presque cessé en Sicile, Les hommes redoutaient de venir dans la cité, qu’ils abandonnaient au despote et à ses mercenaires, en se retirant pour vivre sur leurs champs et dans leurs fermes, et en reculant devant l’accomplissement de tous les actes de citoyen. Même les champs n’étaient qu’à moitié cultivés, si bien qu’ils ne produisaient rien au delà du strict nécessaire. Le premier soin de Timoleôn fut de faire sortir l’esprit jadis élevé de Syracuse de cet état d’inquiétude et d’abaissement profonds ; et pour cela, aucun acte ne pouvait être plus utile que ses premières opérations dans Ortygia. Sa seconde mesure fut de réunir, par des invitations et des proclamations mises en circulation partout, les exilés qui avaient été chassés ou forcés de chercher refuge ailleurs pendant la récente oppression. Beaucoup d’entre eux, qui avaient trouvé un asile dans diverses parties de la Sicile et de l’Italie, obéirent à son appel avec empressement et bonheur[4]. Mais il y en avait d’autres qui avaient fui en Grèce ou dans les îles de la mer Ægée, et à l’oreille desquels ne pouvait parvenir une proclamation de Timoleôn. Pour atteindre les personnes ainsi éloignées, lui et les Syracusains conjointement eurent recours à l’intervention corinthienne. Les Syracusains sentirent si vivement tout ce qu’il était nécessaire de faire pour la réorganisation assurée de leur cité comme communauté libre, qu’ils s’empressèrent de se joindre à Timoleôn pour prier les Corinthiens de se charger une seconde fois de la tâche honorable de fondateurs de Corinthe[5]. On envoya de cette dernière ville deux citoyens estimés, Kephalos et Dionysios, pour coopérer avec Timoleôn et les Syracusains à établir la communauté de nouveau, sur une base libre et populaire, et à préparer une législation amendée[6]. Les commissaires adoptèrent, pour texte et thème principaux, la constitution et les lois démocratiques que Dioklês avait établies environ soixante-dix ans auparavant, et que l’usurpation de Denys avait renversées quand elles n’avaient pas plus de sept années d’existence. Kephalos déclara ne faire rien de plus que de remettre en vigueur les lois de Dioklês, avec les commentaires, les modifications et les adaptations que le changement des temps et des circonstances avaient rendus nécessaires[7]. Dans les lois relatives à l’héritage et à la propriété, il ne fit, dit-on, aucun changement ; mais, par malheur, on nous laisse sans aucun renseignement sur ce qu’étaient les lois de Dioklês, ou sur la manière dont elles furent modifiées en ce moment. Toutefois, il est certain que la constitution politique de Dioklês était une démocratie et que la constitution, telle qu’elle fut rétablie alors, était également démocratique[8]. Au delà de ce fait général, nous ne pouvons rien affirmer. Cependant, bien qu’une constitution populaire libre fût absolument indispensable et qu’une bonne constitution fût un grand bienfait, — ce n’était pas la seule nécessité pressante pour Syracuse. Il ne fallait pas moins qu’une importation de nouveaux citoyens, et non seulement d’hommes pauvres apportant avec eux leurs bras et leur industrie, mais encore de personnes, dans une position riche ou aisée, en état d’acheter des terres et des maisons. Outre beaucoup de terrain ruiné ou enlevé à la culture, la pauvreté générale des habitants était extrême, tandis qu’en même temps les exigences publiques étaient considérables, vu qu :’il’ était essentiel, entre autres choses, de fournir une solde pour ces soldats mêmes de Timoleôn auxquels ils étaient redevables — de leur délivrance. L’étendue de la pauvreté était attestée péniblement par le fait qu’ils étaient obligés de vendre ces statues publiques qui ornaient Syracuse et ses temples, blessure cruelle faite aux sentiments de toute communauté grecque. Toutefois, ils exceptèrent de cette vente obligatoire par un vote spécial la statue de Gelôn, en témoignage de reconnaissance pour sa victoire capitale remportée à Himera sur les Carthaginois[9]. Pour la rénovation d’une communauté dans un pareil dé nûment, il fallait de nouveaux fonds aussi bien que de nouveaux hommes — et les Corinthiens s’appliquèrent activement à se procurer les uns et les autres. Leur première proclamation fut dans le fait adressée spécialement aux, exilés syracusains, qu’ils invitèrent à reprendre leur résidence à Syracuse comme citoyens libres et autonomes avec un partage équitable des terres. Ils firent publier cette proclamation a toutes les fêtes panhelléniques et locales, en la faisant précéder d’une assurance certifiée que les Corinthiens avaient déjà renversé et le despotisme et le despote, — fait que la présence notoire de Denys lui-même à Corinthe contribuait à répandre plus au loin que toute annonce en forme. Ils s’engagèrent en outre, si les exilés voulaient se rassembler à Corinthe, à fournir des transports, une escorte et, des guides jusqu’à Syracuse, sans frais aucuns. Le nombre des exilés qui profitèrent de l’invitation et vinrent à Corinthe, bien qu’assez considérable, fut encore à peine assez élevé pour entamer la rénovation sicilienne projetée. En conséquence, ils prièrent eux-mêmes les Corinthiens d’appeler des colons additionnels d’autres cités grecques. II n’était pas habituellement difficile de trouver des personnes disposées à entrer dans un établissement nouveau, s’il était fondé dans des circonstances pleines de promesses, et effectué par les soins positifs d’une puissante cité qui y présidait[10]. Il y avait beaucoup de personnes opulentes désireuses d’échanger la condition de metœki dans une ancienne cité contre celle de citoyens jouissant de tous leurs droits dans une nouvelle. Aussi la proclamation plus générale faite alors par les Corinthiens attira-t-elle de nombreux postulants, et un nombre considérable de colons fut-il bientôt réuni à Corinthe, agrégat de dix mille personnes, y compris les exilés syracusains[11]. Une fois transportés à Syracuse par la flotte et sous la sanction formelle du gouvernement corinthien, ces colons trouvèrent un nombre encore plus considérable de nouveaux arrivés qui y étaient réunis, en partie exilés syracusains, toutefois surtout des émigrants des différentes cités de la Sicile et de l’Italie. Les Grecs italiens, rudement pressés à cette époque par la force augmentant sans cesse des Lucaniens et des Brutiens, en arrivaient à pouvoir si peu se défendre sans des secours étrangers, que plusieurs étaient probablement disposés à chercher d’autres demeures. L’invitation de Timoleôn compta même plus que celle des Corinthiens comme appât pour les nouveaux venus, — à cause de l’admiration et de la confiance sans bornes qu’il inspirait à ce moment, et plus particulièrement parce qu’il était actuellement présent à Syracuse. En conséquence, le chiffre des immigrants venus de tous les côtés (exilés rétablis aussi bien que d’autres) à Syracuse pour jouir de sa liberté qui lui était rendue ne fut pas inférieur à soixante mille[12]. Rien ne peut être plus mortifiant que de nous trouver sans informations quant à la manière dont Timoleôn et Kephalos agirent à l’égard de cette affluence considérable. Un pareil état de choses, s’il produit beaucoup d’embarras nouveaux et d’intérêts opposés, nécessite aussi un esprit de ressources et un jugement original, à un degré qui fait bien apprécier la capacité de tous les intéressés, en rendant la conjoncture particulièrement intéressante et instructive. Par malheur il ne nous est pas donné de connaître les détails. Les terres de Syracuse furent, dit-on, partagées, et les maisons vendues pour mille talents, c’est-à-dire pour la somme considérable de cinq millions sept cent cinquante mille francs. Un droit de préemption fut accordé aux exilés syracusains pour racheter les maisons qui jadis leur appartenaient. Comme les maisons furent vendues, et cela encore à un prix considérable, nous pouvons présumer que les terres le furent également, et que les colons, en arrivant, ne reçurent pas leurs lots gratuitement. Mais comment furent-elles vendues, ou quelle quantité de territoire : le fut, c’est ce qu’on nous laisse ignorer. Toutefois, il est certain que la nouvelle immigration eut pour effet non seulement de renouveler la force et la population de Syracuse mais encore d’apporter du soulagement à l’extrême pauvreté des habitants antérieurs. Il a dû ainsi y être apporté une grande quantité d’argent nouveau[13]. Ces importants changements occupèrent sans doute un temps considérable, bien que nous ne puissions les arranger en mois ni en années. En même temps Timoleôn continua à agir de manière à conserver et même à fortifier la confiance et l’attachement des Syracusains. Il employa activement ses forces à renverser et à chasser les autres despotes dans toute l’île. Il attaqua d’abord Hiketas, son ancien ennemi, à Leontini, et il le força à capituler, à la condition qu’il démolirait la citadelle fortifiée, qu’il abdiquerait son pouvoir et qu’il vivrait comme un simple citoyen dans la ville. Leptinês, despote d’Apollonia et de plusieurs autres municipes voisins, fut aussi contraint de se soumettre et d’accepter l’offre d’un transport polir Corinthe[14]. Il paraît que la soumission d’Hiketas n’était qu’une feinte, afin de gagner du temps pour se fortifier, en pressant les Carthaginois de tenter une autre invasion de la Sicile[15]. Ils furent d’autant plus disposés à faire cette démarche que Timoleôn, désireux de soulager les Syracusains, envoya ses soldats sous le Corinthien Demarchos chercher une solde et du butin pour eux-mêmes dans les possessions carthaginoises, près de l’extrémité occidentale de la Sicile. Cette invasion, tout en fournissant abondamment aux besoins des soldats, encouragea Entella et plusieurs autres villes à se révolter contre Carthage. L’indignation parmi les Carthaginois avait été violente, quand Magôn était revenu après avoir soudainement abandonné à Timoleôn le port de Syracuse. Ne pouvant se justifier, Magôn n’échappa à une mort pire que par un suicide, après lequel sou cadavre fut crucifié par ordre public[16]. Et les Carthaginois résolurent alors de tenter un nouvel effort, afin de réparer leur honneur aussi bien que de défendre leur territoire. Cet effort se fit sur une vaste échelle et avec de longs préparatifs à l’avance (340 av. J.-C.). Une armée qui, dit-on, se composait de soixante-dix mille hommes, sous Hasdrubal et Hamilkar, fut débarquée à Lilybæon, à l’extrémité occidentale de l’île ; en outre il y avait une flotte de deux cents trirèmes, accompagnée de mille navires qui portaient des provisions, des munitions de guerre, des engins de siège, des chars de guerre à quatre chevaux, etc.[17] Mais la preuve la plus saillante de l’effort le plus grand, outre le nombre et la dépense, fut donnée par la présence de pas moins de dix mille fantassins indigènes de Carthage ; hommes couverts d’armures coûteuses ; complètes, et beaucoup plus lourdes qu’à l’ordinaire ; — portant n outre des boucliers blancs et des cuirasses d’un travail fini. Ces hommes emportaient en campagne d’amples bagages privés, de magnifiques gobelets et d’autres objets d’or et d’argent, comme il convenait aux riches familles de cette opulente cité. L’élite de la division, — au nombre de deux mille cinq cents ou un quart, — formait ce qu’on appelait le Bataillon Sacré de Carthage[18]. Il a déjà été dit qu’en général les Carthaginois faisaient accomplir leur service militaire par des étrangers soudoyés, avec peu de leurs propres citoyens. Aussi cette armée se distingua-t-elle particulièrement, et parut-elle d’autant plus formidable en débarquant ; elle occasionna, par sa rumeur seule, une panique dans toute la Sicile, sans en excepter Syracuse elle-même. Les troupes corinthiennes qui ravageaient la province carthaginoise furent obligées de se replier en toute hâte, et envoyèrent demander du renfort à Timoleôn. Le corps mêlé d’immigrants récemment domicilié à Syracuse, occupé aux soins inséparables d’un nouvel établissement, n’était pas venu prêt à affronter un si terrible ennemi. Bien que Timoleôn fît tous ses efforts pour stimuler leur courage, et qu’à ses exhortations fût faite une réponse satisfaisante en apparence, cependant la panique qui régnait était telle, qu’il n’y en eut comparativement qu’un petit nombre qui voulurent l’accompagner en campagne. Il ne put réunir plus de douze mille hommes, comprenant environ trois mille citoyens syracusains[19], — les troupes payées qu’il avait autour de lui à Syracuse, — ces autres troupes payées sous Demarchos, qui venaient d’être forcées par les envahisseurs d’évacuer la province carthaginoise, — et finalement ceux des alliés qui voulurent rejoindre. Il avait environ mille chevaux. Néanmoins, malgré une si grande infériorité, Timoleôn se décida à aller affronter l’ennemi dans sa propre province, avant qu’il eût porté la dévastation sur le territoire de Syracuse et de ses alliés. Mais quand il se rapprocha de la frontière, dans le territoire d’Agrigente, l’alarme et la méfiance de son armée menacèrent d’arrêter sa marche ultérieure. Un officier parmi les mercenaires, nommé Thrasios, profita du sentiment dominant pour exciter une mutinerie contre lui, en persuadant aux soldats que Timoleôn les entraînait follement dans une ruine certaine, contre un ennemi six fois supérieur en nombre, et dans un pays hostile, à huit jours de marche de Syracuse ; de sorte qu’il ne devait y avoir pour eux ni salut en cas de revers, ni enterrement s’ils étaient tués. Leur solde étant considérablement en arrière, Thrasios les pressa de retourner à Syracuse dans le dessein d’arracher de l’argent, au lieu de suivre, dans un service aussi désespéré, un commandant qui ne pouvait ou ne voulait pas les récompenser. Le succès et la plausibilité de ces recommandations, dans le découragement actuel, furent tels, que tous les efforts de Timoleôn purent à peine les contrebalancer. Et il n’y eut jamais de conjoncture dans laquelle son influence ; que aussi bien à une estime personnelle illimitée qu’à la croyance en sa faveur auprès des dieux, fut aussi près d’échouer. Dans l’état actuel des choses, bien qu’il réussit à ranimer et à retenir le gros de son armée, cependant Thrasios, avec mille des mercenaires, insista pour retourner, et retourna, réellement à Syracuse. De plus, Timoleôn fut obligé d’envoyer en même temps qu’eus, aux autorités de la ville, l’ordre que leur arriéré de solde fût payé à ces hommes immédiatement et à tout prix. Ce qu’il y a d’étonnant, c’est qu’il réussit dais ses efforts pour retenir le reste, après avilir assuré aux mutins une part qui semblait beaucoup plus certaine et plus digne d’envie. Thrasios, homme brave, après s’être engagé au service des Phokiens Philomêlos et Onomarchos, avait été mêlé au pillage du temple de Delphes, ce qui lui attira l’aversion du monde grec[20]. Combien de ces mille soldats scissionnaires, qui le suivaient actuellement à Syracuse, avaient eu part au même acte sacrilège, c’est de que nous ne pouvons dire. Mais il est certain que c’étaient des hommes qui avaient pris du service chez Timoleôn, dans l’espérance d’une période non seulement de combats, litais encore de licence lucrative, telle que ne la permettait pas le soin généreux qu’il prenait des habitants établis. Après avoir réussi à ranimer l’ardeur du reste de son armée, et affecté de regarder le départ de tant de lâches comme un avantage positif, Timoleôn s’avança vers l’ouest dans la province carthaginoise, jusqu’à ce qu’il arrivât a une très faible distance du fleuve Krimêsos, cours d’eau qui prend sa source dans la région montagneuse au sud de Panormos (Palerme), court à peu près vers le sud et se jette dans la mer près de Sélinonte. Il rencontra sur la route quelques mulets, qui portaient des charges de persil ; fait qui réveilla l’alarme à moitié calmée des soldats, vu que le persil était habituellement employé pour les couronnes déposées sur les tombeaux. Mais Timoleôn en prit une poignée, en tressa une couronne pour sa tête, et s’écria : C’est pour nous autres Corinthiens un symbole de victoire : c’est l’herbe sacrée dont nous décorons nos vainqueurs à la fête Isthmique. Elle vient à nous ici spontanément, comme un gage de notre prochain succès. En insistant expressément sur ce point et en se couronnant de persil lui-même aussi bien que ses officiers, il ralluma l’ardeur de l’armée ; et la conduisit en avant jusqu’au sommet d’une éminence, qui dominait immédiatement le cours du Krimêsos[21]. C’était précisément à cet instant que l’armée carthaginoise traversait le fleuve, en marche pour le rencontrer. On entendait distinctement le bruit et le tumulte confus de son approche, bien que le brouillard d’un matin de mai[22], suspendu au-dessus de la vallée, cachât encore aux yeux l’armée qui passait l’eau. Bientôt le brouillard monta du terrain bas aux sommets des collines environnantes, laissant le fleuve et les Carthaginois au-dessous parfaitement visibles. Formidable était l’aspect qu’ils présentaient. Les quadriges de guerre[23], qui formaient leur front, avaient déjà franchi le fleuve et semblaient s’être arrêtés à quelque distance en avant. Après eux venaient les Carthaginois indigènes ; dix mille hoplites d’élite avec des boucliers blancs ; qui avaient passé en partie et qui passaient encore ; tandis que le gros de l’armée, les mercenaires étrangers, se pressait par derrière en une masse désordonnée pour gagner la rive, qui paraît avoir été raboteuse en partie. Remarquant combien le moment était favorable pour les attaquer, pendant qu’ils étaient ainsi dérangés et coupés en deux par le fleuve ; Timoleôn, après une courte exhortation, donna l’ordre de charger immédiatement en descendant la colline[24]. Ses alliés siciliens, avec quelques mercenaires entremêlés, étaient sur les deux ailes ; taudis que lui-même, avec les Syracusains et les meilleurs des mercenaires, occupait le centre. Demaretos avec sa cavalerie reçut l’ordre d’attaquer les Carthaginois le premier, avant qu’ils pussent se former régulièrement. Mais les chars qui étaient sur leur front et qui protégeaient la plus grande partie de la ligne ne lui laissaient que le pouvoir d’arriver à eux partiellement par les intervalles vacants. Timoleôn, qui ne tarda pas a s’apercevoir que sa cavalerie faisait peu de chose, la rappela et lui ordonna de charger sur les flancs, tandis que lui-même, avec toute son infanterie, entreprit d’attaquer de front. En conséquence, saisissant son bouclier des mains de son serviteur, il marcha en avant, et cria de toute sa force à l’infanterie qui l’entourait d’avoir bon courage et de le suivre. Jamais on n’avait entendu sa voix dominer la lutte et encourager les soldats avec tant de force elle produisit un effet puissant sur l’esprit de tous ceux qui étaient autour de lui, et qui crurent même entendre un dieu parler en même temps que leur chef[25]. Répétant son cri énergiquement, ils s’avancèrent à la charge avec la plus grande ardeur, — en ordre compact et au son des trompettes. L’infanterie put probablement esquiver ou percer le rempart de chars interposés plus facilement que la cavalerie, bien que Plutarque ne nous dise pas comment cela se fit. Timoleôn et ses soldats engagèrent alors une lutte corps à corps et furieuse avec les fantassins d’élite carthaginois, qui résistèrent avec un courage digne de leur réputation. Leurs vastes boucliers, leurs cuirasses de fer et leurs casques d’airain — formant en tout une armure plus lourde que ce que portaient habituellement même des hoplites grecs — leur permettaient de repousser les coups de lance des assaillants grecs, qui furent forcés d’avoir recours à leurs épées, et qui purent pénétrer ainsi dans la ligne des lances carthaginoises, de manière à rompre les rangs de l’ennemi. Cet emploi des épées est ce que nous lisons rarement dans une bataille grecque. Bien que la lutte fût vaillamment soutenue par les Carthaginois, ils étaient trop chargés par leurs armures pour pouvoir faire autre chose que de combattre en une masse serrée. Déjà ils perdaient leurs guerriers du rang de devant, les hommes choisis dans tout le corps, et ils commençaient à combattre avec désavantage, quand les dieux, favorisant encore plus Timoleôn, mirent le comble à leur déroute par une intervention manifeste et terrible[26]. Un orage des plus violents commença à se déchaîner ; les sommets des collines furent enveloppés de ténèbres complètes ; le vent se changea en ouragan ; la pluie et la grêle tombèrent en abondance, avec tous les redoutables accompagnements du tonnerre et des éclairs. Pour les Grecs, cet orage eût peu d’inconvénients, parce qu’il les prit par derrière. Mais pour les Carthaginois, comme il les frappait directement au visage, il leur causa à la fin une grande souffrance et une alarme qui abattit leurs cœurs. La pluie et la grêle leur fouettaient la figure, et les éclairs brillaient à leurs yeux, de sorte qu’ils ne : pouvaient y voir pour résister à des combattants acharnés ; le bruit du vent et celui de la grêle qui résonnait sur leurs armures empêchaient les ordres de leurs officiers d’être entendus ; les plis de leurs volumineuses tuniques militaires étaient surchargés d’eau de pluie, au point d’embarrasser, leurs mouvements ; bientôt le terrain devint si fangeux qu’ils ne purent plus tenir pied, et quand une fois ils avaient glisse, le poids de leur équipement les empêchait absolument de se relever. Les Grecs, comparativement libres d’embarras, et encouragés par l’impuissance manifeste de leurs ennemis, les pressaient avec un redoublement d’énergie. A la fin, quand les quatre cents hommes du premier rang des carthaginois eurent péri par une mort courageuse sur place, le reste des Boucliers Blancs fit volte-face et chercha son salut dans la fuite. Mais la fuite encore était presque impossible. Ils rencontrèrent leurs propres troupes à l’arrière qui s’avançaient, et essayaient de franchir le Krimêsos, qui lui-même devenait à chaque minute plus plein et plus bourbeux, d cause de la violence de la pluie. La tentative faite pour repasser fut accompagnée d’une confusion inexprimable, au point qu’il en périt beaucoup dans le torrent. Se dispersant dans une déroute totale, toute l’armée carthaginoise ne songea qu’à s’échapper, et elle laissa son camp et ses bagages comme proie aux vainqueurs, qui la poursuivirent à travers la rivière et sur les collines de l’autre côté, et en firent un prodigieux carnage. Dans cette poursuite, la cavalerie de Timoleôn, qui avait fait peu de chose pendant la batailles rendit un excellent service ; elle pressa les fuyards les uns sur les autres en masse, et les jeta, accablés par le poids de leurs armures, dans la vase et l’eau, d’où ils ne purent se tirer[27]. Jamais dans l’histoire grecque il n’y eut de victoire plus complète que celle de. Timoleôn au Krimêsos. Dix mille Carthaginois, dit-on, furent tués, et quinze mille faits prisonniers. Il ne faut pas insister sur ces chiffres ; lirais il est certain que le total des uns et des autres a dû être très considérable. Des chars de guerre, beaucoup furent brisés pendant l’action, et tous ceux qui restèrent, au nombre de deux cents, tombèrent entre les mains des vainqueurs. Mais ce qui rendit la perte très sérieuse et ce qui la fit sentir le plus péniblement à Carthage, ce fut qu’elle tomba principalement sur les troupes carthaginoises indigènes, et beaucoup moins sur les mercenaires étrangers. On dit même que les hommes du Bataillon Sacré de Carthage, qui comprenait deux mille cinq cents soldats appartenant aux familles les plus considérables de cette ville, furent tous tués jusqu’au dernier, ; assertion exagérée sans doute, qui implique toutefois une effrayante destruction réelle. Beaucoup de ces soldats parvinrent à s’échapper en jetant leurs boucliers ornés et leurs riches cuirasses, que les vainqueurs ramassèrent en grande quantité, — mille cuirasses et pas moins de dix mille boucliers. En somme, le butin recueilli fut immense, en armes, en bagages, ainsi qu’en or et en argent dans le camp qu’on pilla ; il occupa si longtemps les Grecs dans l’œuvre de la poursuite et de la prise, qu’ils ne trouvèrent le temps d’élever leur trophée que le troisième jour après la bataille. Timoleôn laissa la principale partie du butin, aussi bien que le plus grand nombre des prisonniers, dans les mains des individus qui les avaient pris et qui s’enrichirent amplement par le travail d’un jour. Cependant il resta un chiffre considérable pour la caisse publique syracusaine ; cinq mille prisonniers, et un mélange d’armures et d’articles précieux entassés autour de la tente du général avec une magnificence imposante[28]. .Les fugitifs carthaginois ne s’arrêtèrent pas avant d’être arrivés à Lilybæon. Et même là, tel fut leur découragement, — si profonde leur conviction qu’ils étaient l’objet de la colère des dieux, — qu’ils purent difficilement être déterminés à s’embarquer dans le dessein de retourner à Carthage ; persuadés comme ils l’étaient que si une fois ils étaient surpris sur mer, les dieux, dans leur mécontentement actuel, ne les laisseraient jamais toucher terre[29]. A Carthage elle-même aussi, la douleur et l’accablement furent sans pareils : douleur privée aussi bien que publique, causée par la perte d’un si grand nombre de principaux citoyens. On craignit même que le vainqueur Timoleôn ne traversât instantanément la mer et ne vînt attaquer Carthage sur son propre sol. Toutefois on fit des efforts immédiats pour donner à la Sicile une nouvelle armée, composée de mercenaires étrangers avec peu ou poilu de citoyens indigènes. Giskôn, fils d’Hannon, qui passait pour le citoyen le plus énergique, fut rappelé d’exil, et redut l’ordre de réunir ce nouvel armement. L’impression accablante de la colère des dieux, qui agissait sur l’esprit des Carthaginois, avait sa source dans le fait que leur désastre avait été dû non moins au terrible orage qu’aux armes de Timoleôn. Réciproquement, par rapport à Timoleôn lui-même, précisément le même fait produisit une impression d’étonnement et d’envie mêlés de terreur. S’il y avait des sceptiques qui doutassent auparavant soit de la réalité d’interventions spéciales des dieux, soit de la bonté signalée qui décidait ces derniers à mettre ces interventions au service de Timoleôn, la victoire du Krimêsos a dû les convaincre. L’orage, à la fois violent et survenu à propos, éclatant au dos des Grecs et au visage des Carthaginois, était une manifestation de la faveur divine presque aussi évidente que celles dont Diomêdês ou Æneas sont favorisés dans l’Iliade[30]. Et le sentiment né ainsi à l’égard de Timoleôn, — ou plutôt né antérieurement, et actuellement confirmé encore plus, — se confondit avec cette admiration sincère qu’il avait largement méritée par ses mouvements rapides et bien conduits, aussi bien que par une force de caractère assez frappante pour relever, dans les circonstances les plus critiques, le moral d’une armée découragée. Sa victoire au Krimêsos, comme sa victoire à Adranum, fut gagnée surtout grâce à cette extrême célérité dans la marche qui l’amena sur un ennemi non préparé à un moment vulnérable. Et la nouvelle qu’il en expédia immédiatement à Corinthe, — accompagnée d’une cargaison de brillants boucliers carthaginois destinés à décorer les temples corinthiens, — répandit dans toute la Grèce centrale de la joie à cause de l’événement et augmenta l’éclat de son nom, que rappelait l’inscription suivante : Les Corinthiens et le général Timoleôn, après avoir délivré les Grecs siciliens des Carthaginois, ont dédié ces boucliers comme marques de reconnaissance envers les dieux[31]. Laissant la plupart de ses troupes, payées : continuer la guerre dans la province carthaginoise, Timoleôn conduisit les Syracusains dans leurs foyers. Son premier acte fut de congédier immédiatement Thrasios avec mille soldats mercenaires qui l’avaient abandonné avant la bataille. Il leur commanda de quitter la Sicile, en ne leur accordant que vingt-quatre heures pour sortir de Syracuse elle-même. Probablement, dans les circonstances, ils n’étaient pas moins désireux de s’en aller qu’il ne l’était de les faire partir. Mais ils ne s’en allèrent que pour périr ; car, après qu’ils eurent franchi le détroit de Messine et pris possession d’une position maritime en Italie sur la mer méridionale, les Brutiens de l’intérieur les trompèrent par des professions d’amitié feinte, et les tuèrent tous[32]. Timoleôn eut alors à s’occuper de deux ennemis grecs, — Hiketas et Mamerkos, — despotes de Leontini et de Katane. Par la rapidité extraordinaire de ses mouvements, il avait écrasé la grande armée d’invasion de Carthage,- avant qu’elle entrât en coopération avec ces deux alliés. Tous deux alors pleins de terreur écrivirent à Carthage pour solliciter un nouvel armement, comme indispensable à leur- sécurité non moins qu’aux intérêts carthaginois dans Vile Timoleôn étant l’ennemi commun des uns et des autres. Bientôt Giskôn, fils d’Hannon, qui avait été rappelé exprès de l’exil, arriva de Carthage avec des forces considérables, soixante-dix trirèmes, et un corps de Grecs mercenaires. U était rare que les Carthaginois employassent des Grecs mercenaires ; mais la bataille du Krimêsos, dit-on, les convainquit qu’il n’y avait pas de soldats comparables aux Grecs. Les forces de Giskôn furent, à ce qu’il paraît, distribuées en partie dans la province carthaginoise à l’angle, occidental de l’île, en partie dans le voisinage de Mylæ et de Messênê au nord-est, où Mamerkos le rejoignit avec les troupes de Katane. Messênê paraît être tombée récemment au pouvoir d’un despote nommé Hippon, qui agit comme leur allié. Sur ces deux points Timoleôn dépêcha une partie de ses forces mercenaires, sans aller lui-même les commander ; sur les deux points, ses troupes essuyèrent d’abord des défaites partielles ; et deux divisions, dont l’une comprenait quatre cents hommes, furent taillées en pièces. Mais ces revers partiels furent, dans l’appréciation religieuse de l’époque, des preuves plus manifestes que jamais de la faveur particulière que les dieux témoignaient à Timoleôn. Car les soldats’ tués ainsi avaient pris part au pillage du temple de Delphes, et par conséquent ils étaient signalés à la colère divine ; mais les dieux suspendaient la sentence pendant le temps, que les soldats servaient sous Timoleôn en personne, afin qu’il n’en fût pas victime ; et ils l’exécutaient actuellement en son absence, quand l’exécution devait lui occasionner le moins d’inconvénient possible[33]. Toutefois, Mamerkos et Hiketas, n’adoptant pas cette interprétation des succès récents qu’ils avaient remportés sur Timoleôn, étaient pleins d’espoir et de confiance. Le premier consacra aux dieux les boucliers des mercenaires, tués, avec une inscription respirant l’insolence du triomphe ; le second, — profitant de l’absence de Timoleôn, qui avait fait une expédition contre une place peu éloignée, appelée Kalauria, — entreprit une incursion dans le territoire syracusain. Non content de faire un grand dommage et d’emporter beaucoup de butin, Hiketas, en retournant à Leontini, insulta Timoleôn et la petite troupe qu’il avait avec lui en passant immédiatement sous les murs de Kalauria. Le laissant passer au delà, Timoleôn le poursuivit, bien que ses forces consistassent seulement en cavalerie et en troupes légères, avec peu ou point d’hoplites. Il trouva Hiketas posté sur l’autre bord du Damurias, fleuve avec des rives raboteuses et un gué d’une difficulté considérable. Toutefois, nonobstant cette bonne position défensive, les troupes de Timoleôn furent si impatientes d’attaquer, et chacun de ses officiers de cavalerie fut si désireux de charger le premier, qu’il fut obligé de décider la priorité par la voie du sort. On attaqua ensuite vaillamment, et les troupes d’Hiketas furent complètement défaites. Mille hommes de ces troupes furent tués dans l’action, tandis que les autres n’échappèrent que par la fuite et en jetant leurs boucliers[34]. Ce fut alors le tour de Timoleôn d’attaquer Hiketas dans son propre domaine de Leontini. Là sa bonne fortune habituelle le suivit. Les soldats en garnison, — ou mécontents de la conduite d’Hiketas à la bataille du fleuve Damurias, ou épouvantés de cette faveur divine qui accompagnait Timoleôn, — se mutinèrent et remirent la place entre ses mains, et non seulement la place, mais Hiketas lui-même chargé de chaînes, avec son fils Eupolemos et son général Euthymos, homme d’une bravoure singulière aussi bien qu’athlète victorieux dans les jeux. Ils furent mis à mort tous les trois : Hiketas et son fils comme despotes et traîtres, et Euthymos surtout à cause des sarcasmes insultants qu’il avait prononcés publiquement à Leontini contre les Corinthiens. On mena comme prisonnières à Syracuse l’épouse et les filles d’Hiketas, et là elles furent condamnées à mort par un vote public de l’assemblée syracusaine. Ce vote fut rendu pour venger expressément le crime qu’avait commis jadis Hiketas en mettant à mort la veuve, la sœur et le fils de Dion. Bien que Timoleôn eût probablement pu sauver ces femmes infortunées par un grand effort d’influence, il n’intervint pas. Le sentiment général du peuple regardait comme juste dans les circonstances cette représaille cruelle, mais spéciale ; et comme Timoleôn n’aurait pas pu convaincre les Syracusains du contraire, il ne jugea pas à propos de les presser de mettre de côté leur sentiment simplement pour le satisfaire. Toutefois cet acte laisse une tache méritée sur une réputation telle que la sienne[35]. Des deux côtés, on considéra les femmes comme des êtres dépendants et accessoires dont la vie devait servir à se venger d’un ennemi politique. Ensuite vint le tour de Mamerkos, qui avait réuni près de Katane une armée considérable, renforcée par un corps d’alliés carthaginois sous Giskôn. Il fut attaqué et défait par Timoleôn près du fleuve Abolos, avec une perte de deux mille hommes, dont une grande partie appartenait à la division carthaginoise. Nous ne savons que le simple fait de cette bataille, qui probablement fit une sérieuse impression sur les Carthaginois, puisqu’ils envoyèrent bientôt après de pressantes sollicitations de paix, en abandonnant leurs alliés siciliens. En conséquence, la paix fut conclue, toutefois à des conditions qui laissaient la domination carthaginoise en Sicile à peu près la même qu’elle avait été à la fin du règne de Denys l’Ancien, aussi bien que lors du débarquement de Dion en Sicile[36]. La ligne de séparation fut fixée au fleuve Halykos, ou Lykos, qui se jette dans la mer méridionale, près d’Hêrakleia Minoa, et forma la limite occidentale du territoire d’Agrigente. Tout ce qui était à l’ouest de l’Halykos fut reconnu comme carthaginois ; mais il fut stipulé que, si des Grecs de ce territoire désiraient émigrer et devenir habitants de Syracuse, il leur serait permis de venir librement avec leurs familles et leurs biens. Il fut convenu, en outre, que tout le territoire à l’est de l’Halykos serait considéré non seulement comme grec, mais comme grec libre, réparti entre autant de cités libres et exemptes de despotes. Et les Carthaginois s’engagèrent formellement à n’aider et à n’adopter comme allié aucun despote grec en Sicile[37]. Dans le premier traité conclu par Denis l’Ancien avec les Carthaginois, il avait été stipulé, — par un article exprès, que les Syracusains lui seraient soumis[38]. C’est là, un des nombreux contrastes entre Denys et Timoleôn. Après s’être ainsi délivré de son ennemi le plus formidable, Timoleôn mit promptement fin à la guerre dans les autres parties de l’île. Dans la fait, Mamerkos désespéra de pouvoir se défendre plus longtemps sans un secours étranger. Il passa avec une escadre eu Italie pour solliciter l’introduction d’une armée lucanienne en Sicile[39] ; ce qu’il aurait peut-être obtenu, vu que cette nation belliqueuse était à ce moment très puissante, — si ses propres marins ne l’eussent abandonné et n’eussent ramené leurs navires à Katane pour se livrer eux et la cité à Timoleôn. La même chose, et même plus, avait été faite peu de temps avant par les troupes d’Hiketas à Leontini, qui avaient, même livré Hiketas comme prisonnier ; tant, vraisemblablement, était fort l’ascendant qu’exerçait le nom de Timoleôn avec le prestige de ses succès perpétuels. Mamerkos ne put alors trouver de refuge qu’à Messênê, où il fut accueilli par le despote Hippon. Mais Timoleôn ne tarda pas à s’y rendre avec des forces assez grandes pour assiéger Messênê par terre et par mer. Après une résistance d’une certaine longueur[40], la ville fut livrée, tandis qu’Hippon essaya de s’échapper secrètement à bord d’un vaisseau. Mais il fut pris et ramené au milieu de la population messênienne, qui, dans un sentiment de haine mortelle et de vengeance, le plaça au milieu du théâtre plein de monde, et là le mit, à mort en l’insultant et en appelant tous les enfants de l’école pour être, témoins de ce qu’on regardait comme une scène instructive. Mamerkos, sans essayer de s’échapper, ne rendit prisonnier à Timoleôn ; il stipula seulement que son sort serait décidé par l’assemblée syracusaine après une audition équitable, mais que Timoleôn lui-même ne dirait rien qui lui fût défavorable. En conséquence, on le mena à Syracuse, où il fut mandé à la barre du peuple assemblé, auquel il adressa un discours élaboré, probablement composé habilement, puisqu’on dit qu’il avait un talent considérable comme poète[41]. Mais aucune éloquence ne put surmonter l’aversion enracinée que les Syracusains avaient pour sa personne et son caractère. Étant écouté avec des murmures, et vouant qu’il n’avait aucune chance d’obtenir un verdict favorable, il se dépouilla tout à coup de son vêtement, et se jeta avec un violent désespoir contre un des sièges de pierre, la tête la première, dans l’espérance de se donner un coup fatal. Mais, ne réussissant pas dans cette tentative de suicide, il fut conduit hors du théâtre et exécuté comme un voleur[42]. Timoleôn avait alors à peu près accompli son dessein arrêté d’extirper tout despotisme en Sicile. Il restait encore Nikodêmos comme despote à Kentoripa, et Apolloniadês à Agyrion. Il ne tarda pas à les détrôner ou à les chasser, tous les deux, et à rendre les deux cités à la condition de communautés libres. Il expulsa missi de la ville d’Ætna ces mercenaires campaniens qui y avaient été établis par Denys l’Ancien[43]. Il continua de cette manière jusqu’à ce qu’il ne restât que des communautés libres, sans un seul despote dans la partie grecque de la Sicile. Quant aux détails de ses actes, nos informations ne nous permettent que d’en dire peu de chose. Mais le grand dessein qu’il avait conçu en partant de Corinthe était accompli actuellement. Après avoir renversé tous les autres despotismes en Sicile, il ne lui restait plus qu’un autre triomphe à remporter, — le plus noble et le plus rare de tous, — c’était de déposer le sien. Il le fit sans retard, aussitôt qu’il fut de retour à Syracuse, après ses opérations militaires. Félicitant les Syracusains du résultat triomphant, obtenu déjà, il les pria de le dispenser de services ultérieurs comme unique commandant, d’autant plus que sa vue commençait à faiblir[44]. Il est assez probable que sa demande fut refusée d’abord, et qu’on le pria chaleureusement de conserver ses fonctions ; mais s’il en fut ainsi, il n’en persista pas moins, et le peuple, de bon gré ou non, consentit. Nous devons en outre signaler que non seulement il résigna son titre de général, mais qu’il le fit aussitôt et immédiatement après l’exécution complète de son dessein déclaré de délivrer les Grecs siciliens d’ennemis étrangers aussi bien que d’ennemis despotes ; précisément comme, au moment où il avait acquis la possession de Syracuse il avait commencé sa carrière de maître, sans un moment de retard, en ordonnant la démolition de la forteresse dionysienne, et la construction de cours de justice à la place[45]. Par cette manière d’agir instantanée, il prévenait la naissance de ce soupçon qu’un délai aurait assurément provoqué et que les communautés libres de la Grèce avaient en général tant de motifs pour concevoir. Et ce n’est pas le moindre de ses nombreux mérites que, tandis qu’il avait la conscience de bonnes intentions lui-même, il ait eu aussi le bon sens de voir que les autres ne pouvaient pas lire dans son cœur, et que toutes leurs présomptions, à l’exception de ce qui serait créé par sa propre conduite, seraient tirées d’hommes pires que lui, — et seraient par conséquent défavorables. Aussi fut-ce une nécessité pour lui d’être prompt et empressé, même jusqu’à l’ostentation en quelque sorte, à donner la preuve positive la plus complète de ses desseins réels, de ; manière à étouffer à l’avance le soupçon dans sol germé. Il se trouva alors simple citoyen de Syracuse, n’ayant ni soldats payés sous son commandement ni aucune antre fonction publique. Comme récompense de ses magnifiques services, les Syracusains lui votèrent une maison dans la cité et une propriété foncière parmi les meilleures du voisinage. C’est là, qu’il fixa sa résidence, en faisant venir de Corinthe sa femme et sa famille[46]. Cependant, bien que Timoleôn eût renoncé à toute espèce d’autorité officielle et à tout moyen de contrainte, son influence comme conseiller sur le jugement, les sentiments et les actions non seulement des Syracusains, mais des Siciliens en général, fut aussi grande que jamais, peut-être plus grande, — parce que le fait de sa démission spontanée lui donna au titre de plus à la confiance. Rarement il est accordé à un mortel d’établir un droit aussi élevé à la confiance et à l’estime que celui que Timoleôn présentait à ce moment, pour tant de motifs différents et avec si peu de mélange ou d’affaiblissement. Posséder un conseiller que tout le monde respectait, sans soupçons ni craintes d’aucune sorte, — qui non seulement avait donné des preuves manifestes d’une énergie peu commune combinée avec une administration habile, mais qui jouissait en outre, à, un degré particulier, de la faveur des dieux, — c’était pour les Syracusains un avantage précieux à un point inexprimable dans cette conjoncture. Car c’était alors le moment où non seulement Syracuse, mais les autres cités de la Sicile aussi, tendaient à fortifier leurs communautés libres rétablies par un nouveau renfort de citoyens du dehors. Pendant les soixante années qui s’étaient écoulées depuis la première et formidable invasion dans laquelle le Carthaginois Hannibal avait conquis Sélinonte, il y avait eu une série de causes tendant toutes à paralyser et à diminuer, et aucune à renouveler, la population grecque de la Sicile. Les attaques des Carthaginois, le despotisme heureux du, premier Denys et le règne troublé du second, — contribuèrent tous au même résultat. Vers l’année 352-351 avant J.-C., Platon (comme je l’ai déjà, mentionné) exprime la crainte d’un anéantissement de l’hellénisme en Sicile, faisant place aux forces phéniciennes ou campaniennes[47]. Et- ce qui était une triste possibilité, même en 352-351 avant J.-C., — était devenu plus qu’une probabilité en 344 avant J.-C., avant le débarquement de Timoleôn, dans la condition alors misérable de l’île. Ses succès incomparables et sa conduite personnelle sans pareille, combinés avec l’appui de Corinthe au dehors, — avaient complètement changé le courant. Aux yeux de tous les Grecs, la Sicile était naturellement une terre rendue à l’hellénisme et à la liberté, mais qui demandait de nouveaux colons aussi bien pour partager que pour défendre ces importants privilèges. L’exemple de colonisation, sous les auspices de Corinthe, avait été donné à Syracuse, et il ne tarda pas à être suivi ailleurs, en particulier à Agrigente, à Gela et à Kamarina. Ces trois cités avaient toutes souffert cruellement pendant ces formidables invasions carthaginoises qui précédèrent immédiatement le despotisme de Denys à Syracuse. Elles n’avaient pas eu d’occasion pendant la durée de la dynastie dionysienne, même de combler les pertes qu’elles avaient subies alors, encore bien moins d’acquérir des accroissements du dehors. En même temps, elles se rappelaient toutes les trois (Agrigente en particulier) leur ancien état d’opulence et de puissance, tel qu’il avait été antérieurement à 407 avant J.-C. Ce fut donc avec ardeur qu’elles profitèrent de la vie, et de la sécurité nouvelles données à la Sicile par la carrière de Timoleôn pour compléter leur population épuisée, en rappelant ceux que les anciennes souffrances avaient chassés, et en invitant en outre de nouveaux colons. Megellos et Pheristos, citoyens d’Elea, sur la côte» méridionale de l’Italie — qui était probablement à cette époque, en détresse par la pression des Lucaniens de l’intérieur —, conduisirent une colonie à Agrigente ; Gorgos, de Keos, vint à Gela avec une autre troupe ; dans les deux cas, une partie de citoyens expatriés revint parmi eux. Kamarina aussi et Agyrion reçurent de grands accroissements d’habitants. On dit que ceux de Leontini transportèrent leur séjour à Syracuse, assertion difficile à comprendre, et probablement vraie seulement en partie, vu que la cité et son nom continuèrent encore d’exister[48]. Par malheur, les actes de Timoleôn nous sont présentés (par Diodore et par Plutarque) d’une manière si vague et confuse, que nous pouvons rarement retrouver 1a suite ou assigner la date des faits particuliers[49]. Mais quant aux circonstances générales, avec leur caractère et leur portée, il n’y a place ni pour l’erreur ni pour le doute. Ce que des rhéteurs et des sophistes tels que Lysias avaient prêché dans leurs discours panégyriques[50], — ce pour quoi Platon soupirait dans les épîtres de sa vieillesse, — le recommandant, après la mort de Dion, aux partisans survivants de ce dernier, comme ayant été le dessein resté sans exécution de leur chef décédé, — à savoir le renouvellement de la liberté et de l’hellénisme dans file entière, — devint une réalité sous les auspices de Timoleôn. Les maisons, les temples,. Les murs furent sauvés de la ruine, les terres d’une stérilité comparative. Car ce n’était pas seulement sa réputation personnelle et ses exploits qui attiraient particulièrement les nouveaux colons, mais encore ses avis et sa surveillance qui réglaient leur destination quand ils arrivaient. Sans le moindre pouvoir de contrainte, il était consulté comme une sorte d’Œkiste général, ou fondateur patron, par l’estime affectueuse des colons dans toutes les parties de la Sicile. La distribution on la vente des terres, lus modifications exigées dans les lois et les coutumes existantes, les nouvelles constitutions politiques, etc., furent toutes soumises à son examen. Aucun règlement ne satisfaisait que ceux qu’il avait prononcés ou approuvés ; et de ceux qu’il avait approuvés, aucun n’était contesté[51]. Dans la situation dans laquelle la Sicile était placée alors, il est évident qu’il a dû inévitablement s’élever une foule de questions douteuses et difficiles ; que les droits et les intérêts des anciens habitants, des exilés de retour et des nouveaux immigrants, durent souvent être en conflit ; que les rites et les coutumes des différentes fractions composant le nouveau tout pouvaient avoir à être modifiés en vue de l’harmonie mutuelle ; que les colons, venant d’oligarchies aussi bien que de démocraties, pouvaient apporter avec eux des idées différentes quant aux traits propres d’une constitution politique ; que le partage ou la venté des terres, et le règlement des anciennes dettes, ne présentaient que trop de chances de disputes violentes ; qu’il y avait effectivement mille nouveautés dans la situation, qui ne pouvaient être déterminées ni par un précédent, ni par aucune règle péremptoire, mais qui devaient être laissées à l’équité d’un arbitre suprême. Il y avait donc un avantage inexprimable à avoir un, homme tel que Timoleôn à qui on pût faire appel ; homme qui non seulement n’avait en réalité aucun tendance sinistre, mais qui était reconnu par tout le monde comme tel ; homme qui avait l’amour et la confiance de tous et que tous souffraient d’offenser ; homme qui rie cherchait pas à imposer sa volonté à des communautés libres, mais qui ne parlait a leurs membres que comme à des citoyens, prenant seulement pour base leur raison et leurs sentiments, et développant dans toutes ses recommandations de détail ces instincts de liure parole, de vote universel et d’égales lois, qui formaient le germe de l’obligation politique dans les esprits des Grecs en général. Il eût été agréable de savoir comment Timoleôn régla la foule des nouvelles et difficiles questions qui ont dû être soumises à son arbitrage. Il n’y a pas dans une société humaine de situation aussi importante à étudier, que celle où il faut nécessairement se faire jour à travers la routine, et où les facultés d’organisation sont appelées à faire d’actifs efforts. Et il n’y eut peut-être jamais dans toute l’histoire grecque une colonisation simultanée, et une refonte simultanée d’institutions politiques, plus étendues que celles qui s’opérèrent alors en Sicile. Par malheur, il nous est permis de connaître seulement le fait général, sans le charme ni l’instruction que les détails auraient présentés. Timoleôn fut, en Sicile, ce qu’Épaminondas avait été lors de la fondation de Messênê et de Megalopolis, bien qu’avec un pouvoir beaucoup plus grand, et nous avons à déplorer la même ignorance relativement aux opérations de détail de ces deux grands hommes. Mais, bien que l’activité de Timoleôn eût à s’exercer sur toute la Sicile, sa résidence, ses droits comme citoyen, ses intérêts et ses devoirs particuliers étaient à Syracuse. Cette cité, comme la plupart des autres villes siciliennes, avait été créée de nouveau, avec un corps nombreux de colons et des institutions politiques changées. J’ai déjà mentionné que Kephalos et autres, appelés de Corinthe par un vote exprès des Syracusains, avaient rétabli les institutions démocratiques de Dioklês, avec des modifications appropriées. La nouvelle ère de liberté fut marquée par l’établissement d’une nouvelle charge sacrée, celle d’amphipolos ou prêtre ministre de Zeus Olympios ; charge changée annuellement, nommée par le sort — sans doute sous quelques conditions de qualités requises qu’on ne nous fait pas connaître[52] — et destinée, comme l’archonte éponyme à Athènes, à servir de nom reconnu pour distinguer chaque année syracusaine. C’est à ce travail de réforme constitutionnelle, aussi bien qu’à tous les travaux et arrangements se rattachant aux nouveaux colons que Timoleôn prit une part marquante. Mais aussitôt que la nouvelle constitution fut achevée, et mise en couvre, il refusa de se charger de devoirs spéciaux ou d’exercer des pouvoirs sous elle. Jouissant de l’estime publique dans la plus grande mesure, et chargé de vous d’honneur et de reconnaissance rendus par le peuple, il eut la sagesse aussi bien que la vertu de vivre en simple citoyen, résolution encouragée sans doute par l’affaiblissement croissant de sa vue, qui ne tarda pas à devenir une cécité complète[53]. Il habita dans la maison qu’un vote public du peuple lui avait assignée, maison qu’il avait consacrée au Dieu Saint, et où il avait établi à part une chapelle pour la déesse Automatia, — déesse sous les auspices de laquelle les bénédictions et la gloire venaient pour ainsi dire d’elles-mêmes[54]. C’est à -cette déesse qù7il offrait des, sacrifices, comme étant la grande et constante patronne qui l’avait accompagné de Corinthe dans toutes ses opérations en Sicile. En refusant le rôle saillant et officiel qui lui était offert, et en se tenant à l’écart des détails de la vie publique, Timoleôn échappa à la jalousie qui devait nécessairement accompagner une influence aussi prodigieuse que la sienne. Mais, à dire vrai, pour toutes les questions grandes et importantes, cette modestie même augmenta son ascendant réel au lieu de le diminuer. Là comme ailleurs, la déesse Automatia travailla pour lui, et lui amena des auditeurs dociles sans qu’il les cherchât. Bien que les Syracusain s se servissent d’autres personnes pour faire leurs affaires ordinaires, cependant, quand il se présentait quelque question d’une difficulté sérieuse, la présence de Timoleôn était spécialement invoquée dans la discussion. Pendant les derniers mois de sa vie, alors qu’il était devenu aveugle, son arrivée dans l’assemblée était une scène solennelle. Après avoir été amené dans son char traîné par des mules à travers la place du marché jusqu’à la porte du théâtre où se tenait l’assemblée, des serviteurs conduisaient ou traînaient alors le char dans le théâtre au milieu du peuple réuni, qui attestait son affection par les acclamations et les félicitations les plus chaleureuses, Aussitôt qu’il avait répondu à leur bon accueil et que le silence était rétabli, la discussion à laquelle il avait été appelé commençait, Timoleôn étant assis sur son char et écoutant. Quand il avait entendu la question ainsi débattue, il exprimait son opinion, que l’assemblée ratifiait habituellement tout de suite en levant les mains. Il prenait ensuite congé du peuple et se retirait, les serviteurs menant encore le char hors du théâtre, et les mêmes acclamations d’attachement accompagnant son départ, tandis que l’assemblée poursuivait ses autres affaires plus ordinaires[55]. Telle est la description frappante et pittoresque faite (sans doute par Athanis ou par quelque autre témoin oculaire)[56] des relations entre le peuple syracusain et Timoleôn aveugle, après qu’il eut abdiqué son pouvoir, et qu’il ne lui restait rien que -son caractère et son ascendant moral. Il est aisé de voir que ces solennités d’intervention, racontées ici, ont dû être réservées pour ces cas dans lesquels l’assemblée avait été troublée par quelque violence ou par quelque collision extraordinaire de partis. Pour ces conjonctures critiques, où le nombre était peut-être presque balancé de part et d’autre, et où le désappointement d’une minorité irritée menaçait de faire naître une querelle permanente, c’était un inestimable avantage que d’avoir un arbitre que les deux partis révéraient, et auquel ni l’un ni l’autre ne regardaient comme un déshonneur de céder. Se tenant loin des détails et des embarras de la vie politique journalière, et se réservant, comme la trirème salaminienne (pour employer une phrase que Plutarque applique à Periklês à Athènes), pour des occasions à la fois importantes et difficiles, Timoleôn comblait une lacune dangereuse, dans l’occasion, a toutes les sociétés libres mais qui même a Athènes était toujours restée une lacune, parce qu’il n’y avait pas d’Athéniens a la fois réellement dignes de la combler, et connus comme tels. Nous pouvons même nous étonner de ce qu’il ait continué à en être digne, alors que l’intensité du sentiment populaire tendait si fortement à lui tourner la tête, et que ni contradiction ni blâme contre lui n’étaient tolérés. Deux personnes, Laphystios et Demænetos, appelées des noms odieux de sycophantes et de démagogues, furent assez hardies pour tenter l’expérience. Le Premier, demanda qu’il fournît caution dans un procès ; le second, dans un discours public, critiqua diverses parties de ses campagnes militaires. L’indignation publique contre ces deux hommes fut violente ; cependant il n’y a guère lieu de douter que Laphystios n’appliquât à Timoleôn un procédé légal applicable universellement à tout citoyen ; quelle peut, avoir été la justesse des critiques de Demænetos, c’est ce que nous ne sommes pas en mesure de dire. Toutefois, Timoleôn ne profita de l’impatience que, dans une bonne intention ; le peuple témoignait a le protéger ou contre un procédé légal ou contre une critique, que pour lui donner une sérieuse et importante leçon. Protestant contre toute interruption faite à la démarche légale de Laphystios, il déclara expressément que c’était précisément le but pour lequel il avait si longtemps travaillé et combattu, — afin que tout citoyen syracusain pût être en état d’en appeler aux lois et exercer librement ses droits légaux. Et bien qu’il jugeât inutile de répondre en détail aux objections faites contre son commandement d’autrefois comme général, il déclara publiquement la reconnaissance qu’il avait à l’égard des dieux, pour avoir accordé à sa prière la faveur de voir tous les Syracusains en possession d’une complète liberté de parole[57]. Les biographes de Timoleôn nous apprennent peu de chose, si ce n’est un petit nombre d’incidents, frappants, propres à faire impression, et d’un caractère quelque peu théâtral, comme ceux qui viennent d’être racontés. Mais ce qu’il y a réellement d’important, ce sont le ton et les dispositions que ces incidents révèlent, tant dans Timoleôn que dans le peuple syracusain. Le voir, non perverti par une carrière de succès surhumains, conserver les mêmes convictions sincères qu’il avait en partant de Corinthe ; renoncer au pouvoir, la plus ardente de toutes les aspirations pour un homme politique grec, et descendre à une condition privée, malgré toutes les raisons extérieures qui le poussaient vers le contraire ; résister à la tentation d’imposer sa volonté au peuple, et respecter son libre langage et son vote public d’une manière qui obligeait tout autre à suivre son exemple ; déposer le commandement, et se contenter de donner son avis quand on lui demandait son opinion, — tout cela présente un modèle d’esprit public véritable et intelligent, tel qu’il est associé à peu de noms autres que celui de Timoleôn. Que les Syracusains aient accordé à une pareille conduite une obéissance non seulement volontaire, mais profondément sentie et presque respectueuse, il n’y a pas lieu de s’en étonner. Et nous pouvons être bien sûrs que l’opinion de Timoleôn, consultée tranquillement et sans faste, fut l’étoile qui les guida et qu’ils suivirent dans la plupart des points importants ou difficiles ; outre ceux des cas exceptionnels de dissentiment aggravé dans lesquels il était appelé avec une imposante solennité comme arbitre., Quant à la valeur d’avoir un pareil oracle sous la main, il est inutile d’y insister ; surtout dans une cité qui pendant le dernier demi-siècle n’avait connu que la domination de la force, et au milieu d’un nouvel agrégat mélangé composé de colons grecs venus de bien des côtés différents. Timoleôn jouit alors, comme il l’avait amplement gagné, de ce que Xénophon appelle cet empire bon, non humain, mais divin, — sur des hommes disposés à le reconnaître, — accordé manifestement à des personnes d’une modération de caractère véritable et fortement exercée[58]. La condition indiquée par Xénophon se trouva complètement réalisée en lui, — modération dans le sens le plus large et le plus compréhensif du mot, et non pas simplement sobriété et continence (qualités qui avaient appartenu à Denys l’Ancien également), mais absence de cette soif fatale d’un pouvoir coercitif à tout prix qui en Grèce était la source féconde des plus grands crimes et des plus grandes énormités. Timoleôn vécut pour voir achevée sa grande œuvre de l’affranchissement sicilien, pour la mener à bonne fin à travers toutes ses difficultés du début, et pour la voir fonctionner heureusement. Non seulement Syracuse, mais encore les autres cités grecques de l’île jouirent, sous l’empire de leurs institutions libres remises en vigueur d’un état de sécurité, de bien-être et d’abondance, auquel elles, avaient été longtemps étrangères. Les terres furent labourées de nouveau avec soin ; le sol fertile fournit comme autrefois des exportations abondantes ; les temples ruinés depuis longtemps furent réparés et ornés des offrandes votives d’une pieuse munificence[59]. Le même état de liberté heureuse et active ; qui avait suivi l’expulsion de la dynastie gélonienne cent vingt ans auparavant, et qui avait duré cinquante années environ, sans despotes d l’intérieur ni envahisseurs du dehors, — était de nouveau mis en vigueur dans toute la Sicile sous les auspices de Timoleôn. Dans le fait il ne dura pas aussi longtemps. Il fut détruit dans l’année 316 avant J.-C., vingt quatre ans après la bataille du Krimêsos, par le despote Agathoklês, dont le père était au nombre des immigrants venus à Syracuse lors de l’établissement de Timoleôn. Mais l’intervalle de sécurité et de liberté dont la Sicile fut favorisée entre ces deux époques, elle le dut au patriotisme généreux et à la prudence intelligente de Timoleôn. Il y a peu d’autres noms dans les annales grecques, auxquels nous paissions rattacher une somme aussi considérable de résultats heureux et déterminés à l’avance. Cher à tous les Syracusains comme un père et un bienfaiteur commun[60] et montré comme leur héros à tous les visiteurs venant de Grèce, il passa le reste de sa vie au milieu de l’affection et de la considération. Par malheur pour les Syracusains, ce reste ne fut que trop court ; car il mourut d’une maladie vraisemblablement légère, dans l’année 337-336 avant J.-C., — trois ou quatre ans après la bataille du Krimêsos. Profonde et sincère fut la douleur que sa mort causa universellement dans toute la Sicile. Non seulement les Syracusains, mais des foules de toutes les autres parties de Pile, accoururent pour rendre honneur à ses funérailles, qui furent magnifiquement célébrées aux frais de l’État. Quelques-uns des jeunes gens de l’élite de la cité portaient le brancard sur lequel était déposé son corps : une procession innombrable d’hommes et de femmes suivait, dans leurs costumes de fête, la tête couronnée, et mêlant à leurs larmes d’admiration et l’envie pour leur libérateur décédé. On fit passer la procession sur ce terrain qui présentait le souvenir le plus honorable pour Timoleôn, où jadis se dressait la forteresse dionysienne démolie, et où était actuellement placée la cour de justice, à l’entrée d’Ortygia. A la fin, elle arriva à la Nekropolis, entre Ortygia et Achradina, où un bûcher funèbre massif avait été préparé. Dès que le brancard eut été placé sur ce bûcher et, qu’on se prépara à y mettre le feu, le héraut Demêtrios, remarquable par la puissance de son organe, fit à haute voix la proclamation suivante : Le peuple syracusain célèbre, pour la somme de deux cents mines, les funérailles de cet homme, le Corinthien Timoleôn, fils de Timodemos. Il a voté de l’honorer dans tout le temps futur par une fête où se donneront des combats de musique, de courses de chevaux et de chars, et de gymnastique, — parce que, après avoir renversé les despotes, réduit l’ennemi étranger et colonisé de nouveau la plus grande des cités ruinées, il a rendu aux Grecs siciliens leur constitution et leurs lois. On éleva dans l’agora de Syracuse, à la mémoire de Timoleôn, un monument sépulcral, sur lequel cette inscription fut vraisemblablement gravée. A ce monument furent annexés d’autres édifices : des portiques où se réunissaient des personnes pour traiter des affaires ou converser, —et des palestres où s’exerçaient les jeunes gens. L’agrégat des bâtiments pris tous ensemble fut appelé le Timoleontion[61]. Si nous songeons que la fatale bataille de Chæroneia avait été livrée l’année qui précéda le décès de Timoleôn, et que Corinthe, sa cité natale, aussi bien que ses voisines, s’enfonçait de plus en plus dans l’état dégradant de villes sujettes de la Macédoine, nous ne regrettons pas, dans son intérêt, qu’une mort opportune lui ait épargné un si douloureux spectacle. Ce fut grâce à lui que les Grecs siciliens furent sauvés, pendant près d’une génération, du même sort. Il eut la gloire rare de tenir jusqu’au bout et d’exécuter complètement la promesse de délivrance qu’il avait faite en partant de Corinthe. La première partie de sa vie avait été un temps de pénibles souffrances, — et cela encore encourues pour la cause de la liberté, — par suite de la mort de son frère ; sa dernière période, où se manifesta le même sentiment du devoir, sous des auspices plus heureux, l’avait amplement dédommagé par des succès dépassant toute attente raisonnable, et par l’ample moisson de reconnaissance et d’attachement qu’il avait recueillie parmi les Siciliens délivrés. Son caractère parait d’autant plus noble et plus instructif, si nous le comparons avec Dion. Timoleôn avait été élevé comme citoyen d’une communauté grecque libre, bien qu’oligarchique, et au sein de la haine universelle contre les despotes. Les politiques, qu’il avait appris à estimer, étaient des hommes dressés à cette école, conservant un ascendant limité au milieu d’une lutte plus ou moins ouverte avec des rivaux, et obligés de chercher le moyen de faire triompher leurs idées autrement que par la simple volonté. De plus, le personnage que Timoleôn avait choisi pour son émule particulier, c’était Épaminondas, le plus noble type que fournît la Grèce[62]. Ce fut à cet exemple que Timoleôn dut en partie son patriotisme énergique, combiné avec l’absence d’ambition personnelle, — sa douceur dans ses antipathies politiques, — et les habitudes parfaites d’une conduite conciliante et populaire, — qu’il manifesta au milieu de tant de scènes nouvelles et critiques jusqu’à la fin de sa carrière. Or, l’éducation de Dion (comme je l’ai raconté dans le précédent chapitre) avait été quelque chose de totalement différent. Il était membre d’une famille despotique et avait gagné son expérience à l’école de Denys l’Ancien, homme énergique, mais essentiellement volontaire. Quant aux dispositions et aux exigences d’une communauté de citoyens, il n’avait jamais appris à en tenir compte. Plongé dans cette atmosphère corruptrice, il avait néanmoins puisé des aspirations généreuses et animées d’un esprit public ; il en était venu à avoir en horreur un gouvernement de bon plaisir et à chercher la gloire en contribuant à le remplacer par une liberté limitée et par un gouvernement de lois. Mais la source à laquelle il but fut l’Académie, avec son illustre maître Platon, et non pas la vie pratique, ni les meilleurs politiques pratiques, tels qu’Épaminondas. En conséquence, il avait puisé en même temps l’idée que, bien que le despotisme fût une mauvaise chose, un gouvernement complètement populaire était une mauvaise chose également ; que, en d’autres termes, aussitôt qu’il aurait renversé le despotisme, il lui appartenait de déterminer quelle quantité de liberté il voudrait accorder ou quelles lois il voudrait sanctionner pour la communauté ; qu’au lieu d’être un despote il devait se faire législateur despotique, C’est donc en cela que consistait la principale différence entre les deux vainqueurs de Denys. Les douloureuses lettres écrites par Platon, après la mort de Dion, contrastent d’une manière frappante avec la fin si digne d’envie de Timoleôn, et avec l’inscription reconnaissante que les Syracusains gravèrent sur sa tombe. |
[1] Plutarque, Timoleôn, c. 36 ; Cornélius Nepos, Timoleôn, c. 4 ; Plutarque, De Sui Laude, p. 542 E.
[2] Solôn, Fragm. 26, éd. Schneidewin ; Plutarque, Solôn, c. 14.
[3] Plutarque, Timoleôn, c. 22. Cf. Cornélius Nepos, Timoleôn, c. 3.
[4] Plutarque, Timoleôn, c. 23 ; Diodore, XVI, 83.
[5] Plutarque, Timoleôn, c. 23.
[6] Plutarque, Timoleôn, c. 24.
[7] Diodore, XIII, 35 ; XVI, 81.
[8] Diodore, XVI, 70.
[9] Plutarque, Timoleôn, c. 23 ; Dion Chrysostome, Orat. XXXVII, p. 460.
[10] Cf. le cas de la proclamation corinthienne relative à Epidamnos, Thucydide, I, 27 : de la fondation d’Hêrakleia par les Lacédæmoniens, Thucydide, III, 93 ; de la proclamation du Battiade Arkesilaos à Samos, demandant un nouveau corps de colons pour Kyrênê (Hérodote, IV, 163).
[11] Plutarque, Timoleôn, c. 23. Diodore ne porte qu’à cinq mille (XVI, 82) le nombre des colons venant de Corinthe.
[12] Plutarque, Timoleôn, c. 23. Pour justifier l’assertion qu’il donne de ce chiffre considérable, Plutarque mentionne ici (je souhaiterais qu’il le fît plus souvent) l’auteur sur lequel il l’a copié, — Athanis, ou Athanas. Cet auteur était natif de Syracuse ; il écrivit une histoire des affaires syracusaines depuis la fin de l’histoire de Philiste en 363 ou 362 avant J.-C. jusqu’à la mort de Timoleôn, en 337 avant J.-C., comprenant ainsi tous les actes de Dion et de Timoleôn. Il est fort à regretter qu’il ne reste rien de son ouvrage (Diodore, XV, 94 ; Fragm. Histor. Græc., éd. Didot, vol. II, p. 81). Son nom semble être mentionné dans Théopompe (Fr. 212, éd. Didot) en qualité de commandant les troupes syracusaines, conjointement avec Herakleidês.
[13] Plutarque, Timoleôn, c. 23.
Diodore (XVI, 82) affirme que 4.000 colons nouveaux furent admis είς τήν Συρακουσίαν τήν άδιαίρετον, et que 10.000 furent établis dans le beau et fertile territoire d’Agyrion. Cette dernière mesure fut prise certainement après que le despote d’Agyrion eut été renversé par Timoleôn. Nous aurions été heureux d’avoir une explication de τήν Συρακουσίαν τήν άδιαίρετον : dans l’absence d’information, une conjecture quant au sens est vaine.
[14] Plutarque, Timoleôn, c. 24.
[15] Plutarque, Timoleôn, c. 30. Diodore (XVI, 72) ne mentionne pas la soumission d’Hiketas. Il dit que Timoleôn fut repoussé en attaquant Leontini, et qu’Hiketas attaqua ensuite Syracuse, mais qu’il fut repoussé avec perte, pendant l’absence de Timoleôn dans son expédition contre Leptinês.
[16] Plutarque, Timoleôn, c. 24 ; Diodore, XVI, 73.
[17] Plutarque, Timoleôn, c. 25 ; Diodore, XVI, 77. Ils s’accordent en général au sujet des articles numériques, et semblent avoir copié la même autorité.
[18] Plutarque, Timoleôn, c. 27 ; Diodore, XVI, 80.
[19] Plutarque, Timoleôn, c. 25 ; Diodore, XVI, 78. Diodore porte le total de l’armée de Timolêon à 12.000 hommes, Plutarque à 6.000 seulement. Le chiffre le plus élevé me paraît le plus probable dans les circonstances. Plutarque semble n’avoir tenu compte que des troupes payées qui étaient avec Timoleôn à Syracuse, et ne pas avoir énuméré cette autre division qui, après avoir été envoyée pour ravager la province carthaginoise, avait été forcée de se retirer et de rejoindre Timoleôn quand la grande armée des Carthaginois débarqua.
Diodore et Plutarque suivent en général les mêmes autorités relativement à cette campagne.
[20] Plutarque, Timoleôn, c. 30.
[21] L’anecdote au sujet du persil est rapportée et par Plutarque (Timoleôn, c. 26) et par Diodore (XVI, 79).
La partie supérieure du fleuve Krimêsos, près de laquelle fut livrée cette bataille, était dans la région montagneuse appelée par Diodore ή Σελινουντίς δυσχωρία, que traversait la route entre Sélinonte et Panormos (Diodore, XXIII, Fragm. p. 333, éd. Ness.).
[22] Plutarque, Timoleôn, c. 27.
[23] On dit qu’il n’y avait pas moins de deux mille de ces chars de guerre, dans la malheureuse bataille qu’ils livrèrent contre Agathoklês en Afrique, près de Carthage (Diodore, XX, 10).
Après le temps de Pyrrhus, ils en vinrent à employer des éléphants apprivoisés et dressés pour la guerre.
[24] Il parait, d’après Polybe, que Timée attribuait à Timoleôn, immédiatement avant cette bataille, une harangue que Polybe déclare absurde et déplacée (Timée, Fr. 134, éd. Didot ; Polybe, XII, 26 a).
[25] Plutarque, Timoleôn, c. 27.
[26] Diodore, XVI, 79.
[27] Plutarque, Timoleôn, c. 27, 28 ; Diodore, XVI, 79, 80.
[28] Plutarque, Timoleôn, c. 29 ; Diodore, XVI, 80, 81.
[29] Diodore, XVI, 81. Cf. le récit de la terreur religieuse des Carthaginois après leur défaite par Agathoklês (Diodore, XX, 14).
De même, dans la discussion entre Andocide et ses accusateurs, devant le dikasterion à Athènes, — les accusateurs prétendent qu’Andocide ne croit évidemment pas aux dieux, parce que, après la grande impiété qu’il a commise, il n’a cependant pas craint de fibre ensuite des voyages par mer (Lysias cont. Andocide, s. 19).
D’autre part, Andocide lui-même conclut triomphalement du fait d’avoir fait en sûreté des voyages par mer pendant l’hiver, qu’il n’est pas un objet de déplaisir pour les dieux.
Si les dieux croyaient que je les avais offensés, ils
n’auraient pas manqué de me punir quand ils me tenaient au milieu du plus grand
danger. Car quel danger peut être plus grand qu’un voyage par mer pendant
l’hiver ?
Les dieux avaient alors en leur pouvoir et ma vie et ma fortuné ; et cependant ils m’ont préservé. Ne leur était-il pas alors facile de faire que je n’obtinsse même jamais des funérailles pour mon corps ?.... Les dieux m’ont-ils donc préservé des dangers de la mer et des pirates seulement pour me laisser périr à Athènes par le fait de mon misérable accusateur Kephisios ? Non, dikastes, les dangers d’une accusation et d’un procès sont humains, mais les dangers qu’on affronté sur mer sont divins. Si donc il nous est permis de faire des conjectures sur les sentiments des dieux, je crois qu’ils seront extrêmement mécontents et fâchés, s’ils voient d’autres faire périr lin Lomme qu’ils ont préservé eux-mêmes. (Andocide, De Mysteriis, s. 137, 139.).
Cf. Plutarque, Paul-Émile, c. 36.
[30] Claudien, De Tertio Consulatu Honorii, V, 93.
Te propter, gelidis Aquilo de monte procellis
Obruit adversas acies, revolutaque tela
Vertit in auctores, et turbine reppulit
bastas.
O nimium dilecte deo, cui fundit ab antris
Æolus armatas hyemes ; cui militat æther,
Et conjurati veniunt ad classica venti.
Cf. un passage du discours de Thrasyboulos, Xénophon, Hellenica, II, 4, 14.
[31] Plutarque, Timoleôn, c. 29, Diodore, XVI, 80.
[32] Plutarque, Timoleôn, c. 30, Diodore, XVI, 82.
[33] Plutarque, Timoleôn, c. 30. Cf. Plutarque, De Serâ Num. Vind., p. 552 F.
[34] Plutarque, Timoleôn, c. 31.
[35] Plutarque, Timoleôn, c. 33.
[36] Diodore, XV, 17. Minoa (Hêrakleia) était une possession carthaginoise quand Dion débarqua (Plutarque, Dion, c. 25).
Cornélius Nepos (Timoleôn, c. 2) dit par erreur que les Carthaginois furent complètement chassés de Sicile par Timoleôn.
[37] Plutarque, Timoleôn, c. 34 ; Diodore, XVI, 82.
[38] Diodore, VIII, 114.
[39] Cornélius Nepos (Timoleôn, c. 2) appelle Mamerkos un général italien qui était venu en Sicile pour aider les despotes. Il est assez possible qu’il ait été un Grec italien, car il doit avoir été Grec, d’après la manière dont Plutarque parle de ses compositions poétiques.
[40] Plutarque, Timoleôn, c. 37.
[41] Plutarque, Timoleôn, c. 31.
[42] Plutarque, Timoleôn, c. 34.
[43] Diodore, XVI, 82.
[44] Plutarque, Timoleôn, c. 37.
[45] Plutarque, Timoleôn, c. 37. Cf. c. 22.
[46] Plutarque, Timoleôn, c. 36.
[47] Platon, Epist. VIII, p. 353 F.
[48] Diodore, XVI, 65, 82 ; Plutarque, Timoleôn, c. 35.
[49] Huit années s’écoulèrent depuis le moment où Timoleôn partit de Corinthe avec son armement jusqu’à l’époque de sa mort, de 345-344 avant J.-C. à 337-336 avant J.-C. (Diodore, XVI, 90 ; Plutarque, Timoleôn, c. 37).
La bataille du Krimêsos est placée par Diodore en 340 avant J.-C. Mais quant aux antres exploits militaires de Timoleôn en Sicile, Diodore et Plutarque ne sont ni précis, ni d’accord l’un avec l’autre.
[50] Plutarque, Timoleôn, c. 37.
[51] Plutarque, Timoleôn, c. 35. Cf. Cornélius Nepos, Timoleôn, c. 3.
[52] Diodore, XVI, 70 ; Cicéron, in Verrem, II, 51.
[53] Plutarque, Timoleôn, c. 38.
[54] Plutarque, Timoleôn, c. 38.
Cornélius Nepos, Timoleôn, c. 4 ; Plutarque, Reip. Gerend. Prœcept., p. 816 D.
L’idée de Λύτοματία n’est pas la même que celle de Τύχη, bien que le mot soit parfois traduit comme si elle l’était. Elle se rapproche plus de Άγαθή Τύχη, — bien qu’encore, à ce qu’il me semble, elle ne soit pas exactement la même.
[55] Plutarque, Timoleôn, c. 38 ; Cornélius Nepos, Timoleôn, c. 4.
[56] Elle se rencontre dans Cornélius Nepos antérieurement à Plutarque, et fut probablement copiée par tous deux sur la même autorité.
[57] Plutarque, Timoleôn, c. 37 ; Cornélius Nepos, Timoleôn, c. 5.
[58] Xénophon, Œconomic., XXI, 12.
[59] Diodore, XVI, 83.
[60] Plutarque, Timoleôn, c. 39.
[61] Plutarque, Timoleôn, c. 39 ; Diodore, XVI, 90.
[62] Plutarque, Timoleôn, c. 36.
Polybe compte Hermokratês, Timoleôn et Pyrrhus comme les hommes d’action les plus complets de tous ceux qui avaient joué un rôle saillant dans les affaires siciliennes (Polybe, XII, 25, éd. Didot).