SEIZIÈME VOLUME
Denys l’Ancien, au moment de sa mort (367 av. J.-C.), se vantait de laisser sa domination attachée par des chaînes de fer, c’est-à-dire soutenue par un corps considérable de mercenaires[1] bien exercés et bien payés, — par des fortifications imprenables dans l’îlot d’Ortygia, — par quatre cents vaisseaux de guerre, — par d’immenses magasins d’armes et de provisions militaires, et par une intimidation établie sur les esprits des Syracusains. Ce furent réellement des chaînes de fer tant qu’il y eût un homme comme Denys pour les tenir dans sa main. Mais il ne laissa pas de successeur a la hauteur de cette tâche : ni, à dire vrai, une succession libre d’obstacles. Il avait des enfants de deux femmes qu’il avait épousées toutes deux en même temps, comme nous l’avons déjà mentionné. L’épouse lokrienne, Doris, lui avait donné son fils allié, nommé Denys, et deux autres ; l’épouse syracusaine, Aristomachê, fille d’Hipparinos, lui avait donné deux fils, Hipparinos et Nysæos, — et deux filles, Sophrosynê et Arêtê[2]. Denys le Jeune ne peut guère avoir eu moins de vingt-cinq uns à la mort de son père et homonyme. Hipparinos, le fils aîné de l’autre épouse, était beaucoup plus jeune. Aristomachê, sa mère, était restée longtemps sans avoir d’enfants, fait que Denys l’Ancien attribua à des incantations opérées par la mère de l’épouse lokrienne, et qu’il punit en la mettant à mort, la regardant comme sorcière[3]. Les enfants d’Aristomachê, bien que la plus jeune lignée des deux, tirèrent un avantage considérable de la présence et de l’appui de son frère Dion. Hipparinos, père de Dion et d’Aristomachê, avait été le principal fauteur de Denys l’Ancien, lors de sa primitive usurpation, afin de refaire sa propre fortune[4], ruinée par de folles dépenses. Il avait si complètement rempli son but, que son fils Dion était actuellement au nombre des hommes les plus riches de Syracuse[5] ; il possédait des biens estimés à plus de cent talents (environ 575.000 fr.). Dion était en outre gendre de Denys l’Ancien, qui avait donné sa fille Sophrosynê en mariage à son fils (né d’une autre femme), Denys le Jeune, et sa fille Arêtê, d’abord, à son frère Thearidês, — puis, à la mort de Thearidês, à Dion. Comme frère d’Aristomachê, Dion était ainsi beau-frère de Denys l’Ancien, et oncle tant d’Arêtê, sa propre épouse, que de Sophrosynê, l’épouse de Denys le Jeune ; comme époux d’Arêtê, il était gendre de Denys l’Ancien, et beau-frère (aussi bien qu’oncle) de l’épouse du Jeune. Des mariages entre proches parents (en excluant toute union semblable entre frère et sœur utérins) étaient ordinaires dans les coutumes grecques. Nous ne pouvons douter que le despote ne comptât la bonne intelligence, que vraisemblablement de pareils lieus produiraient entre les membres de ses deux familles et Dion, au nombre des chaînes de fer qui attachaient sa domination. Abstraction faite de sa fortune et d’une haute position, le caractère personnel de Dion était en lui-même remarquable et distingué. Il avait un naturel énergique, une grande bravoure et des capacités intellectuelles très considérables. Bien qu’il fût naturellement hautain et dédaigneux à l’égard des individus, cependant, quant à la communauté politique, son ambition n’était pas purement personnelle et égoïste, comme celle de Denys l’Ancien. Animé d’un vif amour de pouvoir, il était en même temps pénétré de ce sentiment de gouvernement réglé et de soumission de la volonté individuelle à des lois fixes, qui flottait dans l’atmosphère de la conversation et de la littérature grecques, et tenait une place si élevée dams la morale grecque. Il était en outre capable d’agir avec enthousiasme, et de braver tous les dangers, en vue de faire réussir ses propres convictions. Né vers l’année 408 avant J.-C.[6], Dion avait vingt et un ans en 387 avant J.-C., quand Denys l’Ancien, après avoir démantelé Rhegium et soumis Krotôn, arriva à l’apogée de sa puissance, comme maître des Greco siciliens et italiens. Haut placé dans la faveur de son beau4rère Denys, Divin, sans doute, prit part aux guerres qui avaient servi à acquérir cette vaste domination, aussi bien qu’à la vie de jouissances et de luxe qui dominait en général parmi les Grecs opulents en Sicile et en Italie, et qui parut à l’Athénien Platon aussi surprenante que repoussante[7]. Ce grand philosophe visita l’Italie et la Sicile vers 387 avant J.-C., comme je l’ai déjà mentionné. Il était lié et en relations avec l’école de philosophes appelés pythagoriciens, reste de cette confrérie -pythagoricienne qui m’ait jadis exercé une influence politique si puissante sur les cités de. ces régions, — et qui jouissait encore d’une réputation considérable, même après une chute politique complète, grince au talent et au rang des membres individuels, combinés avec des habitudes d’étude solitaire, de mysticisme et d’attachement mutuel. Dion aussi, jeune homme d’un esprit ouvert et d’ardentes aspirations, fut naturellement mis en communication avec ces pythagoriciens par les opérations de Denys l’Ancien en Italie[8]. Par eux, il entra en relations avec Platon, dont la société fit époque dans sa vie. La tournure mystique d’imagination, la brièveté sentencieuse et les recherches mathématiques des pythagoriciens produisirent sans doute yin effet imposant sur Dion, précisément comme Lysis, membre de cette confrérie, avait acquis l’attachement d’Épaminondas, à Thèbes, et influé sur ses sentiments. Mais le pouvoir qu’avait Platon d’agir sur les esprits des jeunes gens était beaucoup plus pénétrant et plus irrésistible. Il possédait une expérience pratique considérable, une connaissance parfaite des sujets politiques et sociaux et tin charme d’éloquence auxquels les pythagoriciens étaient étrangers. L’effet stimulant de la conversation socratique, aussi bien que =l’atmosphère démocratique dans laquelle Platon avait été élevé, avait développé toute l’aptitude communicative de son esprit ; et quelque grande que paraisse cette aptitude dans ce qui nous reste de ses dialogues, il y a lieu de croire qu’elle était beaucoup plus brande dans sa conversation, plus grande peut-être en 387 avant J.-C., quand il était encore essentiellement le Platon socratique, — qu’elle ne le devint plus tard, après qu’il se fut pénétré dans une certaine mesure du mysticisme de ces pythagoriciens[9]. Élevé, comme Dion l’avait été, à la cour de Denys, — accoutumé à ne voir autour de lui que servile déférence et jouissances voluptueuses ; — non habitué à un langage libre ni à une large discussion philosophique, — il trouva dans Platon : un homme nouveau qui lui était présenté et un nouveau monde qui s’ouvrait devant lui. La conception d’une libre communauté, — avec des droits et des devoirs corrélatifs appartenant à chaque citoyen, déterminés par des lois et protégés ou imposés par un pouvoir émanant de l’entité collective appelée la cité, — était au premier plan de, la morale grecque ordinaire, — régnait spontanément dans les cœurs de toute multitude grecque réunie à une fête, — et avait été inspirée en partie à pian, bien que non pas par son expérience personnelle, toutefois par des maîtres, des sophistes et des poètes. Cette conception essentielle et fondamentale pour Ies philosophes ; aussi bien que pour le vulgaire, était non seulement exposée par Platon avec une puissance supérieure de langage, mais encore portée à une perfection idéale par des améliorations et des perfectionnements. Avant tout, elle reposait sur une règle rigoureuse, même abstème et ascétique, quant au plaisir individuel, et sur une éducation soigneuse tant de l’esprit que du corps, qui donnait à chaque homme les qualités nécessaires pour accomplir ses devoirs comme citoyen, sujet que Platon (comme nous le voyons par ses dialogues) n’exposait pas simplement avec la force directe d’une ; prédication continue, mais qu’il touchait avec l’effet excitant et piquant, et qu’il renforçait au moyen des abondantes explications pratiques, du dialogue socratique. Si, dans le cas actuel, le stimulant était donné par le maître avec une puissance consommée, la prédisposition, du disciple lui permit de produire tout bon effet. Dion devint un autre homme, tant au point de vue des sentiments publics que de la conduite individuelle. Il se rappela que, vingt années auparavant, Syracuse, sa patrie, avait été aussi libre qu’Athènes. Il apprit à abhorrer l’iniquité du despotisme qui avait renversé la liberté de sa ville natale, et avait aussi subséquemment foulé aux pieds lés libertés de tant d’autres Grecs en Italie et en Sicile : On lui fit remarquer que la Sicile avait été rendue à demi barbare par les mercenaires étrangers importés comme instruments du despote. Il eut l’idée ou le rêve sublime de redresser ces injustices et ces maux accumulés. Son désir fut d’abord de purifier Syracuse de la souillure de l’esclavage, et de la revêtir de nouveau de l’éclat et de la dignité de la liberté, non toutefois dans la pensée de rétablir le gouvernement populaire tel qu’il avait existé avant l’usurpation, mais d’établir un gouvernement constitutionnel amélioré, créé par lui-même, avec des lois qui non seulement assureraient les droits individuels, mais feraient l’éducation des citoyens en leur prêchant la morale[10]. La fonction qu’il rêvait pour lui-même, et que suggérait la conversation de Platon, n’était pas celle d’un despote comme Denys, mais celle d’un législateur despotique comme Lykurgue[11], profitant d’une toute-puissance momentanée que les citoyens reconnaissants lui auraient conférée dans un état de confusion publique, pour créer un bon système qui, une fois mis en mouvement, se maintiendrait en vigueur en façonnant les esprits des citoyens à son excellence intrinsèque. Quand il aurait ainsi délivré et réformé Syracuse, Dion se promettait d’employer les forces syracusaines, non pas à anéantir, mais à recréer d’autres communautés helléniques libres d’une extrémité à l’autre de l’île, en en chassant tous les barbares, — tant les mercenaires introduits que les Carthaginois. Tels étaient les espérances et les projets qui prenaient naissance dans l’esprit du jeune Dion, à mesure qu’il écoutait Platon, espérances grosses de résultats futurs auxquels ils ne songeaient ni l’un ni l’autre, — et non indignes d’être comparées à ces aspirations enthousiastes que les jeunes rois spartiates Agis et Kleomenês puisèrent, un siècle après, en partie dans le commerce du philosophe Sphæros[12]. Jamais auparavant Platon n’avait rencontré de disciple qui saisit ses leçons si vite, qui les méditât si profondément, ou qui les prît à cœur avec tant de passion[13]. Enflammé de cette ardeur nouvellement communiquée pour la philosophie, comme guide et directrice suprême d’une vertueuse conduite, Dion modifia ses habitudes de vie ; il changea la splendeur et le luxe d’un riche Sicilien pour l’existence simple et l’application régulière qui convenaient à un sectateur de l’Académie. Il persista dans cette voie sans hésiter, pendant tout le temps qu’il résida à la cour de Denys ; malgré l’impopularité qu’à s’attira parmi ses compagnons immédiats. Son enthousiasme le conduisit même à croire que le despote lui-même, incapable de résister à ce langage persuasif qui l’avait converti, pourrait être amené doucement à employer sa force et sa puissance à de salutaires idées de réforme. En conséquence, Dion appelant Platon à Syracuse, lui procura une entrevue avec Denys. L’issue malheureuse de cette démarche a été racontée dams le chapitre précédent. Au lieu d’acquérir un nouveau converti, lé philosophe fut assez heureux pour sauver sa personne et se retirer de l’antre de ce lion, où l’avait attiré l’imprudent enthousiasme de son jeune ami. La dureté avec laquelle Denys traita Platon fut pour Dion un avertissement pénible, bien que salutaire. Sans sacrifier ni ses propres convictions, ni la régularité philosophique de vie qu’il avait cru convenable d’adopter, — il vit que la patience était absolument nécessaire, et il se conduisit de manière à conserver entières la faveur et la confiance de Denys. Cette politique lui fut probablement recommandée par Platon lui-même, en vue d’un meilleur avenir. Mais elle dut être fortement conseillée par les pythagoriciens de l’Italie méridionale, parmi lesquels était Archytas, distingué non seulement comme mathématicien et ami de Platon, niais encore comme principal magistrat politique de Tarente. Pour ces hommes, qui habitaient à la portée[14], sinon sous la domination, de ce formidable despote syracusain, c’était un avantage inexprimable d’avoir un ami comme Dion auprès de lui, possédant sa confiance, et leur servant de bouclier contre son déplaisir ou son intervention. Dion surmonta sa nature inflexible, au point de se conduire envers Denys avec habileté et prudence. Il fut employé par le despote dans d’autres affaires importantes, aussi bien que dans des ambassades à Carthage, qu’il remplit bien, surtout en se faisant un grand honneur par son éloquence, et aussi dans l’exécution de divers ordres cruels, que son humanité mitigea secrètement[15]. Après la mort de Thearidês, Denys donna à Dion en mariage la veuve Arêtê (sa fille) et continua jusqu’à la fin à le traiter avec faveur, acceptant de lui une liberté de censure qu’il ne tolérait de la part d’aucun autre conseiller. Pendant les nombreuses années qui s’écoulèrent avant due le despote mourût, nous ne pouvons douter que Dion n’ait trouvé des occasions de visiter le Péloponnèse et Athènes pour les grandes fêtes ou autres buts. Il dut entretenir ainsi son amitié et ses relations philosophiques avec Platon. Étant ministre et parent, et peut-être successeur présomptif du .plus puissant prince de la Grèce, il dut jouir partout d’une grande importance, rehaussée par sa philosophie et son éloquence. Les Spartiates, à cette époque alliés de Denys, conférèrent à Dion le rare honneur d’un vote de droit de cité[16], et il reçut des témoignages de respect d’autres cités également. Ces honneurs contribuèrent à augmenter sa réputation à Syracuse, tandis que les visites à Athènes et aux cités de la Grèce centrale lui firent connaître à la fois un grand nombre d’hommes politiques et d& philosophes. Enfin, arriva la mort de Denys l’Ancien, occasionnée par une attaque inattendue de fièvre, après une maladie de quelques jours. Il n’avait pas fait de déclaration spécule au, sujet de sa succession (367 av. J.-C.). En conséquence, aussitôt que les médecins eurent prononcé qu’il était dans un danger imminent, une rivalité s’éleva entre ses deux familles : d’un côté, il y avait Denys le Jeune, fils de Denys l’Ancien et de l’épouse lokrienne Doris, et de l’autre côté, sa femme Aristomachê et son frère Dion, représentant ses enfants Hipparinos et Nysæos, alors fort jeunes. Dion, désirant obtenir pour ces deux jeunes gens soit une part dans le futur pouvoir, soit quelque autre disposition avantageuse, sollicita la permission de s’approcher du lit du malade. Mais les médecins refusèrent d’accéder à sa demande sans en instruire Denys le Jeune, qui, déterminé à s’y opposer, fit administrer à son père une potion soporifique, dont les effets furent tels que ce dernier ne se réveilla jamais de manière à être en état de voir qui que ce fût[17]. L’entrevue avec Dion ayant échoué ainsi, et le père mourant sans donner aucun ordre, Denys le Jeune succéda en qualité de fils aîné, sans opposition. Il fut présenté à ce qu’on appelait une assemblée du peuple syracusain[18], et il prononça quelques phrases conciliantes, priant les Syracusains de lui continuer cette bonne volonté qu’ils avaient pendant si longtemps témoignée à son père. Naturellement, l’acquiescement et les acclamations ne firent pas défaut au nouveau maître des troupes, des trésors, des magasins et des fortifications d’Ortygia, ces chaînes de fer qui, comme on le savait, dispensaient de la nécessité d’un bon vouloir populaire réel. Denys II (ou le Jeune), âgé alors d’environ vingt-cinq ans, était un jeune homme d’une capacité naturelle considérable et de mouvements vifs et animés[19], mais vain et faible de caractère, adonné à des caprices passagers, et plein d’un vif désir d’obtenir des louanges sans être capable d’efforts résolus ni persévérants pour en mériter (367 av. J.-C.). Jusqu’alors, il n’était nullement habitué à des affaires sérieuses d’aucune sorte. Il n’avait pas vu le service militaire, et n’avait pas été mêlé à la discussion de mesures politiques, ayant été soigneusement éloigné de l’un et de l’autre par l’extrême jalousie de son père. Sa vie s’était passée dans le palais ou acropolis d’Ortygia, au milieu de toutes les jouissances et de tout le luxe appartenant à une position princière, diversifiés au moyen du travail du charpentier et de l’art du tourneur auxquels il se livrait en amateur. Toutefois, les goûts du père introduisirent parmi les hôtes du palais un certain nombre de poètes, de déclamateurs, de musiciens, etc., de sorte que le jeune Denys avait contracté pour la littérature poétique une inclination qui ouvrit son esprit aux sentiments généreux et aux idées larges, de la perfection, plus que toute autre partie de son expérience très bornée. Quant à la philosophie, aux conversations instructives, à l’exercice de la raison, il y était étrange[20]. Mais la faiblesse et l’indécision mêmes de son caractère le rendaient susceptible d’être influencé, peut-être amélioré, par une volonté et une action fortes exercées sur lui de ce côté, au moins aussi bien que de tout autre. Tel était le novice qui monta soudainement à la place du despote le plus énergique et le plus puissant du monde grec. Dion, — qui était d’un âge mûr, dont les services et l’expérience étaient connus, et qui avait joui de toute la confiance de Denys l’Ancien, — aurait probablement pu susciter à Denys le Jeune des obstacles considérables. Mais il ne tenta rien de pareil. Il reconnut et appuya le jeune prince avec une sincérité cordiale, et renonça complètement à ses vues, quelles qu’elles fussent, en faveur des enfants d’Aristomachê, vues qui l’avaient engagé à solliciter la dernière entrevue avec le malade. Tout en s’appliquant à fortifier et à faciliter la marche du gouvernement, il essaya de gagner de l’influence et de l’ascendant sûr l’esprit du jeune Denys. A la première réunion du conseil qui fat tenue après l’événement, Dion se fit remarquer non moins par l’ardeur de son adhésion que par la dignité de son langage et par la sagesse de ses avis. Les autres conseillers, — accoutumés, sous le despote absolu qui venait de disparaître de la scène, à la simple fonction d’écouter ses ordres, d’y applaudir et d’y obéir, — s’épuisaient en phrases et en compliments, attentifs à saisir le ton du jeune prince avant d’oser exprimer une opinion décidée. Mais Dion, au langage libre duquel Denys l’Ancien lui-même s’était soumis en partie, dédaigna tous ces petits moyens, commença immédiatement une revue complète de la situation actuelle, et suggéra les mesures positives bonnes à adopter. Nous ne pouvons douter que, dans la transmission d’une autorité qui avait tant reposé sur l’esprit individuel du possesseur précédent, il n’y ait eu bien des précautions à prendre, surtout par rapport aux troupes mercenaires tant à Syracuse que dans les dépendances extérieures. Dion exposa toutes ces nécessités du moment, en ajoutant des avis convenables. Mais de tolites les difficultés la plus grande était la guerre avec Carthage qui durait encore ; et l’on prévoyait que vraisemblablement les Carthaginois la pousseraient avec plus de vigueur, en comptant sur le droit mal assuré et sur l’administration inexpérimentée du nouveau prince. Cette difficulté, Dion s’en chargea. Si le conseil jugeait sage de faire la paix, il s’engagea à aller à Carthage et à la négocier, tâche dont il avait été chargé plus d’une fois sous Denys l’Ancien. Si, d’autre part, on se décidait à poursuivre la guerre, il conseilla d’équiper sans retard des forces imposantes, promettant de fournir, de ses grands biens, une somme suffisante pour armer cinquante trirèmes[21]. Non seulement la sagesse supérieure et les vues inspiratrices de Dion firent une impression profonde sur Denys, mais encore son offre généreuse d’appui pécuniaire aussi bien que personnel le remplit de reconnaissance[22]. Selon toute probabilité, Dion fit réellement suivre son offre d’effet ; car, pour un homme de son caractère, l’argent avait peu de prix, si ce n’est comme moyen d’étendre son influence et d’acquérir de la réputation. La guerre avec Carthage semble avoir duré au moins toute l’année suivante[23] et s’être terminée peu de temps après. Mais elle ne prit jamais ces proportions dangereuses que le conseil avait considérées comme probables. Toutefois, comme simple éventualité, elle était suffisante pour inspirer de l’alarme à Denys, combinée avec les autres exigences de sa nouvelle situation. D’abord il avait la pénible conscience de son inexpérience ; inquiet au sujet de dangers qu’il voyait alors polis la première fois, non seulement il était ouvert aux avis, mais il demandait des inspirations dont il était reconnaissant à toute personne à laquelle il pouvait se fier. Dion, identifié avec la famille de Denys par d’anciennes relations aussi bien que par un mariage, — honoré, plus que personne autre, de la confiance du vieux despote, et entouré de cette dignité accessoire qu’une rigueur ascétique de vie donne ordinairement avec excès, — présentait tous les titres à la confiance du fils. Et quand Denys vit que de ses conseillers non seulement c’était lui qui la méritait le plus, mais encore que c’était le plus sincère et le plus hardi, il consentit volontiers aux mesures qu’il conseilla et céda aux mouvements qu’il inspira. Telle était l’atmosphère politique de Syracuse pendant la période qui suivit immédiatement le nouvel, avènement (367 av. J.-C.), tandis que l’on était en train de célébrer lés splendides obsèques en l’honneur de Denys décédé, jointes à une colonne funèbre, si élaborée qu’elle illustra son constructeur Timæos, — et rappelées par des monuments d’architecture, trop grandioses pour être durables[24], immédiatement en dehors d’Ortygia, près des Portes Royales qui conduisaient à cette citadelle. Parmi les mesures populaires, naturelles au commencement d’un nouveau règne, l’historien Philistos fut rappelé d’exil[25]. Il avait été l’un des premiers et des plus dévoués partisans de Denys l’Ancien, qui, cependant, avait fini par le bannir, et ne lui avait jamais pardonné ensuite. Son rappel semblait actuellement promettre un nouvel et important auxiliaire à Denys le Jeune, qu’il présentait aussi comme adoucissant les procédés rigoureux de son père. Sous ce rapport, cette mesure s’accordait avec les vues de Dion, bien que Philistos devînt plus tard son grand adversaire. Dion était alors à la fois le premier ministre et le conseiller de, confiance du jeune Denys. Il soutint la marche du gouvernement avec une énergie entière, et eut une importance politique plus considérable que Denys lui-même. Mais le succès, sous ce rapport, n’était pas le but auquel tendaient ses efforts. Il ne désirait ni servir un despote ni devenir despote lui-même. Le moment était favorable pour reprendre ce projet qu’il avait puisé jadis dans le commerce de Platon et qui, malgré le dénigrement méprisant de son premier maître, s’était toujours depuis attaché à lui comme le rêve de son cœur et de sa vie. Faire de Syracuse une cité libre, sous un gouvernement, non de bon plaisir, mais de bonnes lois, avec lui-même comme législateur en substance, sinon de nom, affranchir et rétablir les cités helléniques de Sicile devenues à demi barbares, — et chasser les Carthaginois, — tels furent les plans auxquels il se consacra alors de nouveau avec un enthousiasme infatigable. Mais il ne songea pas pour les accomplir à d’autres moyens qu’au consentement et à l’initiative de Denys lui-même. L’homme qui avait été assez confiant pour songer à agir sur l’âme de fer du père n’était pas de nature à désespérer de façonner de nouveau le métal plus malléable dont était imposé le fils. En conséquence, tout en rendant à Denys les meilleurs services comme ministre, il reprit également le rôle de Platon, et essaya de le persuader de réformer et lui-même et son gouvernement. Il s’efforça de réveiller en lui un goût pour une conduite privée meilleure et plus noble que celle qui régnait parmi les compagnons, de plaisir dont il était entouré. Il insista avec enthousiasme sur la conversation de Platon ; pleine de science et d’excitation pour les âmes ; et il en lisait tout haut ou en répétait des spécimens[26], élevant l’auditeur non seulement à une sphère intellectuelle plus haute, mais encore à la pleine majesté d’esprit nécessaire pour gouverner les autres avec honneur et avantage. Il signala la gloire sans pareille que Denys acquerrait aux yeux de la Grèce, s’il consentait à employer son immense puissance, non comme un despote agissant sur les craintes de sujets, mais comme un roi recommandant la tempérance et la justice, par son exemple paternel aussi bien que par de bonnes lois. Il essaya de démontrer que Denys, quand il aurait délivré Syracuse et se serait placé comme un roi au pouvoir limité et responsable au milieu de citoyens reconnaissants, aurait contre les barbares une forcé beaucoup plus réelle qu’à présent[27]. Telles furent les nouvelles convictions que Dion s’efforça de faire entrer dans l’esprit du jeune Denys, comme une foi et un sentiment vivants. Pénétré comme il l’était de l’idée platonique, — que rien ne pourrait être fait pour l’amélioration et le bonheur de l’humanité[28], tant que la philosophie et le pouvoir de gouverner ne seraient pas réunis dans les mêmes mains, mais que ce but serait atteint si cette condition était remplie, — il crut voir devant lui une chance de réaliser cette réunion, dans le cas du plus grand de tous les potentats helléniques. Il voyait déjà dans son imagination son pays natal et ses concitoyens rendus libres et vertueux, ennoblis et conduits au bonheur, sans meurtre ni persécution[29], simplement par l’emploi intelligent, et fait en vue du bien, d’un pouvoir déjà organisé. Si lui hasard avait jeté le despotisme entre les mains de Dion lui-même, à cette époque de sa vie, le monde grec aurait probablement vu l’essai d’une expérience aussi mémorable et aussi généreuse que tout événement consigné dans son histoire ; quel en eût été le résultat, c’est ce que nous ne saurions dire. Mais ce fut assez pour enflammer son âme dans sa partie la plus intime, de ne se voir séparé de l’expérience que par la nécessité de persuader un jeune homme susceptible d’impressions sur lequel il avait beaucoup d’influence ; et quant à lui, il se contenta entièrement, dans une si noble entreprise, de la position plus humble de ministre nominal, bien qu’il en fût le créateur et le chef[30]. Son talent de persuasion, fortifié comme il l’était par une grande véhémence aussi bien que par sa position imposante et par sa capacité pratique, produisit réellement un grand effet sur Denys. Ce jeune homme parut animé d’un vif désir de s’améliorer et d’acquérir les qualités nécessaires pour faire des pouvoirs du gouvernement un usage conforme à l’idéal que lui représentait Dion. Il donna une preuve de la sincérité de son sentiment en exprimant le vif désir de voir Platon et de converser avec lui, et il lui envoya plusieurs messages personnels pour le prier avec chaleur de venir à Syracuse[31]. C’était précisément la première démarche que Dion s’était appliqué à provoquer. Il connaissait bien, par son expérience personnelle, la magie merveilleuse de la conversation de Platon quand il parlait aux jeunes gens. En amenant Platon à Syracuse, et en faisant entendre son éloquent langage à Denys disposé à l’avance, il croyait réaliser en quelque sorte l’union de la philosophie et du pouvoir. Conséquemment, il envoya à Athènes, en même temps que l’invitation de Denys, les prières les plus pressantes et les plus expresses de sa part. Il représenta le prix immense à gagner, — c’est-à-dire rien moins que le moyen de diriger l’action d’un pouvoir organisé, s’étendant sur tous les Grecs d’Italie et de Sicile, — pourvu seulement que l’esprit de Denys pût être complètement gagné. C’était (disait-il) déjà à moitié fait ; non seulement Denys lui-même, mais encore ses jeunes demi-frères de l’autre ligne, avaient conçu les aspirations intellectuelles les plus vives, et il leur tardait de boire à la source pure de la vraie philosophie. Tout présageait un succès complet, tel qu’ils deviendraient des prosélytes sincères et actifs, si Platon voulait seulement venir sans tarder, — avant que des influences hostiles eussent eu le temps de les corrompre, — et consacrer à cette tâche son talent incomparable de pénétrer les jeunes esprits. Dans le fait, ces influences hostiles étaient à l’œuvre, et très activement ; si elles l’emportaient, non seulement elles ruineraient le projet de Dion, mais même elles pourraient provoquer son expulsion ou menacer sa vie. Platon, en déclinant l’invitation, pourrait-il laisser son champion et son apôtre dévoué livrer une si grande bataille, seul et sans secours ? Qu’est-ce que Platon pourrait plus tard se dire à lui-même, si en refaisant de venir, non seulement il laissait échapper la plus grande victoire en perspective qui se fût jamais présentée à la philosophie, mais encore s’il permettait la corruption de Denys et la ruine de Dion[32] ? Ces appels, expressifs et touchants en eux-mêmes, arrivèrent à Athènes, renforcés par des sollicitations, à peine moins pressantes, d’Archytas de Tarente et des autres philosophes pythagoriciens du Sud de l’Italie, pour le bien-être personnel desquels, sans parler des intérêts de la philosophie, le caractère du futur gouvernement syracusain était d’une importance capitale. Platon fut profondément agité et fort embarrassé. Il avait alors soixante et un ans. Il jouissait de la plus haute estime, dans le bosquet d’Akadêmos près d’Athènes, au milieu d’auditeurs venus de toutes les parties de la Grèce et remplis d’admiration pour lui. La démocratie athénienne, si elle ne lui accordait pas d’influence sur les affaires publiques, ne l’inquiétait pas ni n’amoindrissait sa gloire intellectuelle. Le voyage à Syracuse proposé l’enlevait à cette position enviable pour le jeter dans une nouvelle carrière de hasard et de spéculation, brillante, il est vrai, et flatteuse au delà de tout ce que la philosophie avait jamais abordé, si elle réussissait, mais pleine de honte et même de danger pour tous les intéressés, si elle échouait. Platon avait déjà vu Denys l’Ancien entouré de ses murs et de ses mercenaires dans Ortygia, et il avait appris par une expérience cruelle combien il était dangereux d’exposer la philosophie à un auditeur intraitable, dont le déplaisir se traduisait si promptement en acte. Le spectacle de despotes contemporains plus près d’Athènes, tels qu’Euphrôn de Sikyôn et Alexandre de Pheræ, n’était nullement rassurant ; et il ne pouvait raisonnablement jouer sa personne et sa réputation sur la chance que Denys le Jeune pourrait être une glorieuse exception à la règle générale. Pour vaincre ces scrupules, il avait à la vérité l’invitation positive et respectueuse de Denys lui-même, qui toutefois aurait été considérée comme un caprice passager, bien que vif, de la part du jeune prince, si elle n’avait été appuyée par les fortes assurances d’un homme mûr et d’un ami estimé tel que Dion. C’est à ces assurances, et à la honte qu’il encourrait en laissant Dion livrer la bataille et courir le danger seul, que Platon sacrifia ses motifs d’hésitation. Il alla à Syracuse, moins avec l’espoir de réussir dans la conversion projetée de Denys, que par la crainte de s’entendre lui et sa philosophie taxés d’impuissance avouée, — comme bonne seulement pour les discussions de l’école, recelant devant toute application pratique, trahissant les intérêts de ses amis pythagoriciens, et abandonnant honteusement Ce champion dévoué qui lui avait à moitié ouvert la porte pour qu’il fût admis d’une manière triomphale[33]. Tel est l’exposé que le philosophe fait de état de son esprit en allant à Syracuse. En même temps il donne à entendre que ses motifs furent très différemment interprétés par d’autres[34]. Et comme le récit que nous possédons fut écrit quinze ans après l’événement, alors que Dion avait péri, que l’entreprise syracusaine n’avait réalisé ries de ce qu’on avait espéré, et que Platon n’y songeait qu’avec la douleur et l’amertume les plus grandes[35], qui ont dû empoisonner les trois ou quatre dernières années de sa vie, — nous pouvons à bon droit soupçonner qu’il transporte à 367 avant J.-C. les sentiments de 352 avant et qu’à la première époque il vint à Syracuse, non seulement parce qu’il eut hante de refuser, mais encore parce qu’il fut réellement flatté de quelques espérances de succès. Quelque découragé qu’il puisse avoir été auparavant, il ne pouvait guère manquer de concevoir des espérances d’après la chaleur de sa première réception. Une des voitures royales le trouva à son débarquement et le transporta à sa demeure. Denys offrit un sacrifice d’actions de grâces aux dieux pour son heureuse arrivée. Les banquets à l’acropolis se distinguèrent par leur simplicité et leur sobriété. Jamais on n’avait vu Denys si doux en répondant aux solliciteurs ou en faisant les affaires publiques. Il commença immédiatement à prendre des leçons de géométrie de Platon. Naturellement tous ceux qui l’entouraient furent pris d’un goût soudain pour la géométrie[36] ; de sorte que les planchers furent tous couverts de sable, sur lequel on ne vit tracés que des triangles et d’autres figures, avec des démonstrateurs, et un cercle attentif à leur exposition. Ceux qui avaient habité l’acropolis sous le règne du dernier despote trouvèrent ce changement assez surprenant. Mais leur surprise se changea en alarme quand, à un sacrifice périodique qui fut précisément offert alors, Denys lui-même arrêta le héraut qui prononçait la prière adressée habituellement aux dieux. — Puisse le despotisme rester longtemps inébranlable ! — Arrête ! (dit Denys au héraut) n’attire pas sur nous une pareille malédiction ![37] Pour Philistos et pour les anciens hommes politiques, ces mots rie présageaient rien moins qu’une révolution funeste à la dynastie, et la ruine du pouvoir syracusain. Un seul sophiste athénien (s’écriaient-ils) sans autres forces que sa langue et sa réputation avait accompli la conquête de Syracuse ; tentative dans laquelle des milliers de ses compatriotes avaient péri misérablement un demi-siècle auparavant[38]. Ils éprouvèrent un dégoût inexprimable à voir Denys abdiquer en faveur de Platon, et négliger le soin de ses forces immenses et de sa vaste domination pour s’occuper de problèmes géométriques et de discussions sur le summum bonum. Pendant un moment, Platon sembla être despote de Syracuse ; de sorte que les nobles objets pour lesquels Dion avait fait tant d’efforts étaient en apparence à sa portée, totalement ou en partie. Et autant que nous en pouvons juger, ils auraient été à un haut degré à sa portée, si cette, situation, si intéressante et grosse de conséquences pour le peuple de Sicile, eût été convenablement mise à profit. Avec tout le respect dû au plus grand philosophe de l’antiquité, nous sommes force’ d’avouer que, d’après ce qu’il expose lui-même, non seulement il ne sut pas tirer parti de la situation, mais qu’il contribua même à la gâter par une rigueur hors de saison. Admirer la philosophie dans ses maîtres distingués est une chose ; l’apprendre et se l’approprier en est une autre, plus rare et plus difficile, qui demande un travail assidu et des qualités peu communes ; tandis que ce que Platon appelle la vie philosophique[39], ou prédominance pratique d’une intelligence bien exercée et de desseins moraux bien choisis, combinée avec le minimum -de désir personnel, — est un troisième degré, plus élevé et plus rare encore. Or Denys n’avait atteint que le premier degré. Il avait conçu pour Platon une admiration ardente et profonde. Il avait puisé ce sentiment dans les exhortations de Dion, et nous verrons par sa conduite subséquente que c’était réellement un sentiment à la fois sincère et durable : mais il admirait Platon sans avoir ni l’inclination ni le talent de s’élever plus haut et d’acquérir ce que Platon appelait philosophie. Or c’était une bonne fortune inattendue et extrêmement honorable pour l’enthousiasme persévérant de Dion, que Denys eût été amené au point d’admirer Platon, d’invoquer sa présence et de l’installer comme une sorte de pouvoir spirituel à côté du pouvoir temporel. C’était beaucoup plus qu’on n’aurait pu espérer ; mais demander davantage et insister pour que Denys allât à l’école et suivît un cours complet de régénération intellectuelle, — c’était un but qu’il n’était guère possible d’atteindre et qui devenait positivement dangereux en cas d’échec. Par malheur, c’est précisément cette erreur que Platon, et Dion par déférence pour Platon, semblent avoir commise. Au lieu de profiter de l’ardeur actuelle de Denys pour le pousser immédiatement à prendre des mesures politiques actives, avantageuses au peuple de Syracuse et de Sicile, avec toute la force d’une autorité qui à ce moment aurait été irrésistible, — au lieu de l’encourager contre les craintes ou les difficultés mal fondées de l’exécution, en lui montrant qu’on lui faisait entièrement honneur de tout le bien qu’il accomplissait, méditait ou adoptait réellement, — Platon ajourna tout cela comme choses pour lesquelles son royal élève n’était pas encore mûr. Lui et Dion commencèrent à agir avec Denys comme un confesseur traite son pénitent ; à sonder l’homme intérieur[40], — à lui exposer son indignité, — à lui montrer que sa vie, son éducation, ses compagnons avaient tous été vicieux, — à lui recommander le repentir et l’amendement sur ces points, avant qu’il pût recevoir l’absolution et l’autorisation d’entrer dans la vie politique active, — à lui dire qu’il devait se réformer, et devenir un homme raisonnable et tempérant, avant d’être propre à entreprendre sérieusement la tâche de gouverner les autres. Tel fait le langage que Platon et Dion tinrent à Denys. Ils savaient bien dans le fait qu’ils marchaient sur un terrain difficile, — que tout en irritant un cheval fougueux dans sa partie sensible, ils n’avaient rien qui lés garantit dé ses ruades[41]. En conséquence, ils eurent recours â, une foule de circonlocutions et d’expressions équivoques, de manière à adoucir l’offense faite. Mais l’effet n’en fût pas moins produit, et Denys se dégoûta de ses velléités de bien politique. Non seulement Platon refusa d’entamer des recommandations politiques qui lui étaient propres, mais il découragea, au lieu de les fortifier, les bonnes résolutions positives que Divin avait déjà réussi à inculquer. Denys annonça de son propre mouvement, en présence de Platon, son désir et son intention de transformer son despotisme à Syracuse en une royauté limitée, et de rétablir les cités de Sicile qui avaient perdu le caractère hellénique. C’étaient les deux grands points auxquels Dion s’était appliqué si généreusement à l’amener, et pour la réalisation desquels il avait expressément invoqué le concours de Platon. Cependant que dît ce dernier quand il entend cette importante déclaration ? Au lieu d’accorder des éloges et des encouragements, il fait à Denys cette sèche remarque : — Fais ton éducation, depuis le commencement jusqu’à la fin, et alors tu accompliras tout cela ; autrement ne songe pas à l’entreprendre[42]. Denys se plaignit plus tard, et avec toute apparence de raison — quand Dion était en exil, menaçant Syracuse d’une attaque, et accompagné des sympathies favorables de Platon —, que le grand philosophe l’eût réellement détourné (lui Denys) d’effectuer ces améliorations capitales qu’il encourageait maintenant Dion à accomplir au moyen d’une invasion armée. Platon fut plus tard très sensible à ce reproche, mais même sa justification prouve qu’il n’était pas en général immérité. Plutarque fait observer que Platon avait une noble conscience de la dignité philosophique en dédaignant de respecter les personnes, et en refusant aux, défauts de Denys une mesure plus grande d’indulgence que celle qu’il aurait accordée à un disciple ordinaire de l’Académie[43]. Si nous lui faisons honneur d’un sentiment honorable en lui-même, ce ne peut être qu’aux dépens de sa capacité pour traiter la vie pratique, en admettant (pour citer une phrase remarquable de l’un de ses dialogues) que, il essayait de traiter les hommes individuellement sans connaître ces règles de l’art ou de la pratique qui ont trait aux affaires humaines[44]. Denys n’était pas un élève ordinaire, et Platon ne pouvait pas raisonnablement espérer la même docilité absolue de la part d’un prince dont tant d’influences hostiles se disputaient l’oreille. Platon et Denys n’étaient pas non plus les seules personnes intéressées. Il y avait de plus, en premier lieu, Dion, dont toute la position était enjeu, — ensuite, et ce qui est plus important encore, la délivrance du peuple de Syracuse et de Sicile. C’était pour lui et en sa faveur que Dion avait travaillé avec tant de zèle, qu’il avait disposé Denys a exécuter promptement les deux meilleures résolutions que comportât la situation, résolutions non seulement grosses d’avantages pour le peuple, mais encore qui assuraient la position de Dion, — puisque, si Denys avait une fois adopté cette marche politique, Dion lui eût été essentiel comme auxiliaire et homme d’exécution. Dans le fait, il n’est nullement certain que de pareils plans auraient pu être réalisés heureusement, même avec toute sincérité de la part de Denys et l’énergie de Dion, en outre. Pour tous les gouvernements, faire le mal est facile, — opérer un changement salutaire est difficile, et cela était particulièrement vrai d’un despote grec, Ces grandes forces mercenaires et ces autres instruments qui avaient été de fer pour le gouvernement oppressif de Denys l’Ancien se seraient trouvés difficiles a manier, peut-être même auraient-ils fait obstacle, si son fils est essayé de les employer dans des vues plus libérales. Mais cependant l’expérience aurait été essayée avec une belle chance de succès, — si seulement Platon, pendant son autorité spirituelle éphémère a Syracuse, eût mesuré avec plus de soin l’influence pratique qu’un philosophe pouvait raisonnablement se flatter d’exercer sur Denys. C’est avec un regret sincère que je fais sur lui ces remarques, mais je me trompe beaucoup s’il ne les entendit pas plus tard dans un langage plus poignant de la bouche de Dion exilé, sur lequel principalement retombèrent les conséquences de son erreur. Bientôt l’atmosphère à Syracuse se chargea de nuages. Le parti conservateur, — à savoir les amis de l’ancien despotisme, avec le vieux Philistos à leur tête, — joua son jeu beaucoup mieux que celui des réformateurs ne fut joué par Platon, ou par Dion depuis l’arrivée du philosophe. Philistos vit que Dion, comme l’homme des mouvements patriotiques ardents et de l’exécution énergique, était l’ennemi réel qu’il fallait atteindre. Il ne négligea aucun effort pour calomnier Dion et pour indisposer Denys contre lui. Des murmures et de faux rapports venus de mille côtés différents assiégèrent l’oreille du prince et l’alarmèrent par l’idée que Dion usurpait pour lui-même l’autorité réelle dans Syracuse, en vue, de la transmettre définitivement aux enfants d’Aristomachê, et de régner en leur nom. Platon avait été amené (disait-on) comme agent de la conspiration, afin qu’il entraînât Denys dans d’oiseuses spéculations, énervât sa vigueur active et finît par le mettre de côté ; de cette façon, toute l’action politique sérieuse tomberait entre les mains de Dion[45]. Ces intrigues hostiles ne furent pas un secret pour Platon lui-même, qui, même peu de temps après son arrivée, commença à voir la preuve de leur activité funeste. Il essaya sérieusement de les combattre[46], mais, par malheur, le langage qu’il tint lui-même à Denys fut exactement celui qui pouvait leur assurer la meilleure chance de succès. Quand Denys raconta à Philistos ou à d’autres courtisans comment Platon et Dion l’avaient humilié à ses propres yeux, et lui avaient dit qu’il n’était pas digne de gouverner jusqu’à ce qu’il exit été complètement purifié, — on dut l’engager à regarder ce langage comme dicté par la présomption et à le ressentir comme une insulte et lui certifier qu’il rie pouvait résulter que d’un dessein de le déposséder de son autorité, en faveur de Dion, ou peut-être des enfants d’Aristomachê, avec Dion comme régent. On ne doit pas oublier qu’il existait un fondement réel à une jalousie de la part de Denys, à l’égard de Dion, qui non seulement lui était supérieur en âge, en dignité et en talent, mais encore était hautain dans ses rapports et rigide dans ses habitudes, tandis que Denys avait du goût pour les plaisirs de la table et autres jouissances. D’abord, ce qui empêcha cette jalousie d’éclater, — ce fut en partie la conscience qu’avait Denys qu’un appui lui était nécessaire, — en partie ce qui semble avoir été un grand empire sur lui-même, de la part de Dion, et un grand soin à s’assurer des dispositions et de la bonne volonté réelles de Denys. Même dès le commencement, les ennemis de Dion durent sans doute ne pas ménager les calomnies, afin de lui aliéner Denys ; et, ce qui surprend, c’est seulement comment, malgré de pareilles intrigues et des causes naturelles de jalousie, Dion ait pu pénétrer l’esprit de Denys de ses aspirations politiques, et conserver son influence amicale sur ce prince jusqu’à l’arrivée de Platon. Après cet événement, les causes naturelles d’antipathie tendirent à se manifester — de plus en plus fortement, tandis que les circonstances propres à les contrecarrer disparurent toutes. Il se passa ainsi trois mois importants pendant lesquels s’évanouirent, pour ne jamais reparaître, ces précieuses inclinations publiques, que Platon trouva inculquées par Dion dans le cœur de Denys, et qu’il aurait pu exciter en leur donnant la vie et l’action, — afin de rendre libéral le gouvernement de Syracuse et de rétablir les autres cités grecques libres. A la place de ces inclinations, Denys ressentit une antipathie de plus en plus vindicative contre ce parent et cet ami qui les avait fait naître. Les accusations portées contre Dion, de conspiration et de desseins dangereux, mises en circulation par Philistos et sa cabale, devinrent plus- audacieuses que jamais. Enfin, le quatrième mois, Denys résolut de se débarrasser de lui. La conduite de Dion étant surveillée, on découvrit une lettre qu’il avait écrite aux commandants carthaginois en Sicile (avec lesquels la guerre durait encore, bien que vraisemblablement assez peu activement), les invitant, s’ils envoyaient à Syracuse quelque proposition de paix, à l’envoyer par son intermédiaire, vu qu’il prendrait soin qu’elle fit convenablement discutée. J’ai déjà dit que, même sous le règne de Denys l’Ancien, Dion avait été la personne à laquelle les négociations avec Carthage étaient habituellement confiées. Une pareille lettre de lui, autant que nous pouvons le reconnaître, d’après ce qui est dit en général, n’impliquait rien qui ressemblât à un projet de trahison. Mais Denys, après avoir pris conseil de Philistos, résolut de s’en servir comme d’un prétexte définitif. Appelant Dion dans l’acropolis, sous prétexte de chercher à arranger leurs différends naissants, — et commençant par entamer une conversation amicale, — il le conduisit, sans éveiller ses soupçons, jusqu’au port adjacent où se trouvait amarré, tout près du rivage, un bateau avec les rameurs à bord, prêt à partir. Denys produisit alors la lettre interceptée qu’il passa à Dion, en l’accusant en face de trahison. Ce dernier protesta contre cette imputation, et chercha avec empressement à répondre. Mais Denys l’empêcha de continuer, insista pour qu’il montât sur le bateau, et ordonna aux rameurs de l’emmener immédiatement en Italie[47]. Cette brusque et ignominieuse expulsion d’un si grand personnage que Dion jeta autant de consternation parmi ses nombreux amis, qu’elle causa de joie à Philistos et aux partisans du despotisme (367-366 av. J.-C.). Tout achèvement des projets libéraux conçus par Dion était actuellement hors de question, non moins à cause de l’incapacité de Denys pour les exécuter seul, que de son peu de disposition à faire une pareille tentative. Aristomachê, la sœur de Dion, et Arêtê, son épouse (cette dernière demi-sœur de Denys lui-même), exhalèrent leur douleur et leur indignation, tandis que les associés politiques de Dion, et Platon plus que les autres, tremblèrent pour leur sûreté personnelle. Parmi les soldats mercenaires, le nom de Platon était particulièrement odieux, Bien des personnes poussaient Denys à le tuer ; et des rumeurs mêmes, annonçant qu’il avait été tué comme auteur de tout le désordre, prirent de la consistance[48]. Mais le despote, après avoir renvoyé la personne qu’il haïssait et craignait le plus, n’était pas disposé à faire de mal à personne autre. Tout en calmant les inquiétudes d’Arêtê, en lui affirmant que le départ de son mari ne devait pas être considéré comme un exil, mais seulement comme une séparation momentanée, qui devait donner du temps pour affaiblir l’animosité régnante, — il ordonnait en même temps d’équiper deux trirèmes, afin d’envoyer à Dion ses esclaves et ses objets précieux, ainsi que tout ce qui était nécessaire à sa dignité personnelle et à son bien-être. A l’égard de Platon, — qui naturellement était très agité et ne songeait qu’aux moyens les plus prompts d’échapper à trie situation aussi dangereuse, — ses manifestations furent encore plus remarquables. Il calma les appréhensions du philosophé, — le pria de rester, d’une manière douce à’ la vérité, mais qui n’admettait pas de refus, — et il l’emmena aussitôt dans sa propre résidence, l’Acropolis, sous prétexte, de lui faire honneur. Il n’y avait pas moyen de s’échapper de là, et Platon y resta pendant quelque temps. Denys le traita bien ; il communiqua avec lui librement et intimement ; et déclara partout qu’ils étaient dans les meilleurs termes d’amitié. Ce qui est encore plus curieux, — il montra le plus grand désir d’obtenir l’estime et l’approbation du sage, et d’occuper dans son esprit une place plus haute que celle qui était accordée à Dion, tout en reculant devant la philosophie, c’est-à-dire devant le traitement ou l’éducation platonique, dans la pensée que c’était un projet destiné à le tromper et à le paralyser, sous les auspices de Dion[49]. C’est un récit étrange, fait par Platon lui-même ; mais il ressemble au portrait réel d’un prince vain et faible, admirant le philosophe, — lui faisant pour ainsi dire des coquetteries — et désireux de captiver son approbation, jusqu’au point où il peut le faire sans se soumettre à la véritable discipline platonique. Pendant cette longue et ennuyeuse détention, qui probablement fit sentir à Platon les avantages comparatifs de la liberté athénienne, il obtint de Denys une faveur pratique. Il le détermina à établir des relations d’amitié et d’hospitalité avec Archytas et les Tarentins, ce qui fut pour ces derniers un accroissement réel de sécurité et de commodité[50]. Mais quant au point qu’il mit le plus d’ardeur à obtenir, il échoua. Denys résista à toutes ses instances pour le rappel de Dion. Se voyant enfin engagé dans une guerre (était-ce la guerre avec Carthage, mentionnée précédemment, ou quelque autre, c’est ce que nous ignorons), il consentit à laisser partir Platon, promettant de le faire revenir aussitôt qu’il aurait retrouvé la paix et du loisir, et s’engageant à rappeler Dion en même temps : promesse sur laquelle Platon, de son côté, consentit à revenir. Après un certain intervalle, la paix fut rétablie, et Denys invita Platon de nouveau, — sans toutefois rappeler Dion, — qu’il pria d’attendre encore une autre année. Mais Platon, invoquant les termes de la convention, refusa d’aller sans Dion. Pour lui personnellement, malgré la célébrité que son influence connue sur Denys contribuait à lui donner, le voyage n’était guère séduisant ; car il avait fait une expérience suffisante de Syracuse et de son despotisme. Et il ne voulut pas même écouter la prière de Dion, qui, en partie dans la pensée de favoriser son rétablissement futur, l’exhortait vivement à y aller. Denys assiégea Platon de sollicitations pour qu’il vint[51], lui promettant que tout ce qu’il pourrait demander en faveur de Dion serait accordé, et mettant une seconde fois en mouvement Archytas et les Tarentins pour le décider. Ceux-ci, par l’entremise de leur compagnon et ami Archedêmos, qui vint à. Athènes dans une trirème syracusaine, certifièrent a Platon que Denys était actuellement plein d’ardeur pour l’étude de la philosophie, et qu’il y avait fait même des progrès considérables. Leurs instantes prières, jointes à celles de Dion, finirent par déterminer Platon à se rendre à Syracuse. Il fut reçu, comme auparavant, avec, des marques signalées d’honneur. Il jouit du privilège, qui n’était accordé a personne autre, d’approcher le despote sans être fouillé, et il fut accueilli d’une manière affectueuse par les parentes de Dion. Toutefois, cette visiter prolongée beaucoup plus qu’il ne le désirait lui-même ne fut pour lui qu’une seconde et brillante captivité, comme compagnon de Denys dans l’Acropolis à Ortygia[52]. Denys le philosophe eut une foule de flatteurs, — comme en avait eu avant lui son père, Denys le poète, et il fut même enhardi à se proclamer fils d’Apollon[53]. Il est possible que l’effort impuissant que fit un si grand potentat pour embrasser la philosophie ait contribué à rehausser la réputation des philosophes dans le monde contemporain. Autrement, les prétentions philosophiques de Denys n’auraient mérité aucune attention, bien qu’il semblé qu’il ait été réellement un homme de quelque talent littéraire[54], qui conserva jusqu’à la fin une admiration sincère pour Platon, et qui dans sa jalousie conçut de l’humeur de ne pouvoir déterminer ce philosophe à l’admirer lui-même. Mais la seconde visite que ce dernier lui rendit, à Syracuse, — bien différente de la première, — ne présenta aucune chance d’avantage pour le peuple syracusain, et elle ne mérite d’être mentionnée que parce qu’elle influa sur la destinée de Dion. Ici, par malheur, Platon ne put rien faire, bien que son zèle en faveur de son ami fût infatigable. Denys viola toutes ses promesses de bon traitement, devint plus vindicatif dans sa haine ; il vit avec impatience le respect dont jouissait Dion, même comme exilé, et redouta la vengeance qu’il pourrait être un jour en état de tirer. Quand il avait été chassé de Syracuse, Dion était allé dans le Péloponnèse et à Athènes, où il avait continué pendant quelque temps à recevoir régulièrement les revenus de ses biens. Mais à la fin, même pendant que Platon résidait à Syracuse, Denys jugea bon de retenir une moitié des propriétés, sous prétexte de la réserver pour le fils de Dion. Bientôt il prit des mesures encore plus violentes, jeta complètement le masque, vendit, la totalité des biens du proscrit, et s’appropria ou distribua entre ses amis les revenus considérables, qui n’étaient pas au-dessous de cent talents[55]. Platon, qui eut la mortification d’apprendre cette nouvelle pendant qu’il était dans le palais de Denys, fut rempli de chagrin et de mécontentement. Il implora la permission de partir. Bien que l’esprit de Denys eût été entièrement indisposé contre lui par les insinuations multipliées des calomniateurs[56], ce ne fut pas sans difficulté et d’ennuyeuses sollicitations qu’il obtint cette permission, surtout grâce aux véhémentes remontrances d’Archytas et de ses compagnons, qui représentèrent au despote qu’ils l’avaient amené à Syracuse, et qu’ils étaient responsables de son heureux retour. Dans le fait, les mercenaires de Denys étaient si mal disposés pour Platon, qu’il fallut de très grandes précautions pour l’emmener en sûreté[57]. Ce fut dans le printemps de 360 avant J.-C. que le philosophe parait être revenu au Péloponnèse de ce voyage, qui était sa seconde visite à Denys le Jeune, et sa troisième à Syracuse. A la fête Olympique de cette année, il rencontra Dion, auquel il raconta les actes récents de Denys[58]. Irrité de savoir ses biens saisis et désespérant d’obtenir la permission de retourner à Syracuse, Dion songea alors à imposer son rétablissement à la pointé de l’épée (360-357 av. J.-C.). Mais Denys lui fit encore une autre insulte ; qui ajouta à la querelle une exaspération plus violente. Arêtê, épouse de Dion et demi-sœur de Denys, avait toujours continué d’habiter Syracuse depuis l’exil de son mari. Elle formait entre eux deux un lien dont Denys ne put plus supporter la durée, dans sa haine actuelle à l’égard de Dion. En conséquence, il prit sur lui de la déclarer divorcée et de- la remarier, malgré sa répugnance prononcée, avec un de ses amis, nommé Timokratês[59]. À cette injure il en ajouta une autre cruelle, en corrompant et en abrutissant avec intention le fils aîné de Dion, jeune homme qui venait d’atteindre la puberté. Blessé ainsi dans tous les points les plus sensibles, Dion conçut avec une résolution passionnée le dessein de se venger de Denys, et d’affranchir Syracuse du despotisme pour lui rendre la liberté (360 av. J.-C.). Pendant la plus grande partie de son exil, il avait résidé à Athènes, dans la maison de son ami Kallippos, jouissant de la société de Speusippos et des autres philosophes de l’Académie, et de l’enseignement de Platon lui-même, à son retour de Syracuse. Ayant de l’argent en abondance, et rigide quant à ses besoins personnels, il était en état de se livrer largement à son esprit libéral à l’égard de maintes personnes, et entre autres à l’égard de Platon, qu’il aida dans la dépense d’une représentation chorique à Athènes[60]. Dion visita aussi Sparte et diverses autres cités, jouissant d’une haute réputation et faisant lui-même honneur partout, fait que n’ignorait pas Denys et qui ne faisait qu’aggraver son mécontentement. Cependant Dion conserva longtemps l’espoir que ce mécontentement se calmerait, et qu’il lui serait permis de retourner à Syracuse dans des termes d’amitié. Et il ne nourrit aucun dessein hostile avant que les derniers actes relatifs à ses biens et à son épouse eussent à la fois enlevé tout espoir et éveillé le sentiment de la vengeance[61]. Il se mit donc à dresser un plan pour attaquer Denys et affranchir Syracuse par les armes, en invoquant l’appui de Platon, qui donna son approbation, non toutefois sans de tristes réserves. Il dit à son ami qu’il avait actuellement soixante-dix ans, — que, bien qu’il admît les justes griefs de Dion et la mauvaise conduite de Denys, un conflit armé répugnait néanmoins à ses sentiments et qu’il ne pouvait en rien augurer d’heureux, — qu’il avait travaillé longtemps en vain à réconcilier les deux parents’ exaspérés, et qu’il ne pouvait rien faire actuellement pour une fin opposée[62]. Mais bien que Platon se montrât tiède, ses amis et ses disciples de l’Académie sympathisèrent sincèrement avec Dion. Speusippos, en particulier, l’ami intime et le parent de Platon, qui l’avait accompagné à Syracuse, avait communiqué beaucoup avec la population de la cité, et fit des rapports encourageants de sa disposition à aider Dion, même s’il venait avec des forces peu considérables pour attaquer Denys. Kallippos, avec Eudêmos (l’ami d’Aristote), Timonidês et Miltas, — tous trois membres de la société de l’Académie, et le dernier prophète en outre, — lui prêta de l’aide et s’embarqua dans son entreprise. Il y avait un corps nombreux d’exilés de Syracuse qui n’étaient pas moins de mille en tout. Dion se mit en relation avec la plupart d’entre eux et leur demanda leur concours. En même temps, il soudoya des soldats mercenaires par petites troupes, en tenant ses mesures aussi secrètes qu’il put[63]. Alkimenês, l’un des principaux Achæens du Péloponnèse, embrassa la cause avec chaleur — probablement par sympathie pour la colonie achæenne de Krotôn, alors sous la dépendance de Denys —, et il y ajouta beaucoup de dignité par son nom et sa présence. On réunit une quantité considérable d’armes de réserve de tout genre, afin d’en fournir à de nouveaux partisans non armés en arrivant en Sicile. Dion se trouva avec tous ces secours dans l’île de Zakynthos ; un peu après le solstice d’été de 357 avant J.-C. ; il y comptait huit cents soldats d’expérience et de bravoure éprouvées, qui avaient reçu l’ordre de s’y rendre sans bruit et en petites troupes, sans savoir où ils allaient. On prépare, une petite escadre de cinq bâtiments marchands seulement, dont deux étaient des navires à trente rames, avec des vivres en quantité suffisante pour le passage direct par mer de Zakynthos à Syracuse, vu que le passage ordinaire, par Korkyra et le long du golfe de Tarente, était impraticable, en face de la puissance maritime de Denys[64]. Telles étaient les forcés méprisables avec lesquelles Dion osait attaquer le plus grand de tous les potentats grecs dans sa forteresse et dans son île (357 av. J.-C.). A ce moment, Denys avait régné en despote à Syracuse, entre dix et onze ans. Tout inférieur qu’il fût personnellement a son père, il ne semble pas que la puissance syracusaine eût encore considérablement décliné entre ses mains. Nous savons peu de chose quant aux faits politiques de son règne ; mais Philistos, plein d’expérience, son conseiller et son officier principal, paraît avoir maintenu la partie la plus considérable des grandes ressources léguées par Denys l’Ancien. Aussi la différence de force entre l’agresseur et la personne attaquée était-elle complètement excessive. Dans le fait, pour Dion personnellement, cette inégalité était une chose indifférente. Pour un homme d’un caractère aussi ardent, si grands étaient l’héroïsme et la sublimité de l’entreprise, — qui combinait la délivrance de son pays qu’il arracherait au joug d’un tyran avec la vengeance d’injures grossières faites à lui-même, — qu’il se contentait de pouvoir débarquer en Sicile avec n’importe quelles forces, considérant comme assez glorieux de périr pour une pareille cause[65]. Tel est le langage expressif de Dion, que nous transmet Aristote, qui (étant à ce moment au nombre des disciples de Platon) peut probablement l’avoir entendu de ses propres oreilles. Quant à des spectateurs impartiaux tels que Démosthène, ils considéraient la tentative comme désespérée[66]. Mais les hommes intelligents de l’Académie qui accompagnaient Dion n’auraient pas sacrifié leur vie en vue d’un glorieux martyre, et ni eux ni lui n’ignoraient qu’il existait des circonstances, non frappantes pour l’œil du spectateur ordinaire, qui diminuaient considérablement la grande sécurité apparente de Denys. D’abord, il y avait le mécontentement prononcé et presque unanime du peuple de Syracuse. Bien que toute manifestation publique lui fût interdite, il avait été fortement agité par le projet primitif que Dion avait formé, d’accorder la liberté — la cité, — par les inclinations de Denys lui-même vers la même fin, malheureusement si vite éteintes, — par le langage hypocrite de Denys, par la haute position de l’épouse et de la sœur de Dion, et par la seconde visite de Platon, circonstances qui toutes favorisaient l’espérance que Dion pourrait être amicalement rappelé. Enfin, cette chance disparut quand ses biens furent confisqués et que son épouse fut donnée à un autre mari. Mais comme son caractère énergique était très connu, les Syracusains espéraient actuellement avec confiance, et désiraient ardemment son retour par la force, afin qu’il les aidât a renverser un despote qui était a la fois son ennemi et le leur. Speusippos, qui avait accompagné Platon a Syracuse, et qui s’y était beaucoup mêlé au peuple, rapporta des témoignages décisifs de la désaffection de ce dernier à l’égard de Denys, et de son désir ardent d’être secouru par les mains de Dion. Il suffirait (disaient les Syracusains) que même il vînt seul ; ils afflueraient autour de lui et l’armeraient immédiatement d’une force assez grande[67]. Il y eut sans doute beaucoup d’autres messages de teneur semblable envoyés dans le Péloponnèse ; et un certain exilé syracusain, Herakleidês, fut par lui-même une forcé considérable. Bien qu’ami de Dion[68], il avait continué d’être, dans un poste élevé, au service de Denys jusqu’à la seconde visite de Platon. A cette époque, il fut disgracié et obligé de sauver ses jours par la fuite, à cause d’une mutinerie parmi les troupes mercenaires, ou plutôt des soldats vétérans parmi elles, dont Denys avait réduit la solde. Les hommes soumis à cette réduction se levèrent en armes et demandèrent la continuation de l’ancienne solde ; et quand Denys ferma les portes de l’acropolis, en refusant d’écouter leurs réclamations, ils entonnèrent le furieux pæan ou cri de guerre barbare, et se précipitèrent pour escalader les murs[69]. Terribles furent les voix de ces Gaulois, de ces Ibériens et de ces Campaniens pour les oreilles de Platon, qui se savait l’objet de leur haine et qui se trouvait alors dans le jardin de l’acropolis. Mais Denys, non moins terrifié que Platon, apaisa la mutinerie en accordant tout ce qui était demandé, et même plus. Le blâme de cette mésaventure fut jeté sur Herakleidês, à l’égard duquel Denys se conduisit avec un mélange d’injustice et de perfidie, — selon le jugement de Platon et de tous ceux qui l’entouraient[70]. Comme exilé, Herakleidês apporta alors à Dion la nouvelle que Denys ne pouvait pas même compter sur les troupes mercenaires qu’il traitait avec une parcimonie d’autant plus révoltante qu’elles la comparaient avec la munificence de son père[71]. L’officier banni était impatient de concourir à renverser le despotisme à Syracuse. Mais il attendit pour équiper une escadre de trirèmes, et ne fut pas prêt aussi vite que Dion, peut-être avec intention, via que la jalousie entre ces deux personnages ne tarda pas à éclater[72]. Le caractère et les habitudes de Denys étaient pour lui une seconde source de faiblesse. L’énergie supérieure du père, loin d’être utile au fils, avait été combinée avec une jalousie qui le tenait avec intention dans l’abaissement et entravait son développement. Il avait toujours été d’un esprit faible et mesquin, dépourvu de courage ou de prévoyance, et impropre à une position telle que celle que son père avait acquise et conservée. Son incapacité personnelle était reconnue par tous, et elle se serait probablement manifestée d’une manière plus visible, s’il n’eût trouvé un ministre aussi habile et aussi dévoué à la dynastie que Philistos. Mais, outre cette incapacité notoire, il avait récemment contracté des habitudes qui inspiraient du mépris à tout le monde autour de lui. Il était perpétuellement ivre et plongé dans la débauche. Renverser un pareil chef, bien qu’il fût entouré de soldats, de murailles et de vaisseaux armés, ne paraissait pas à Dion et à ses amis de confiance une entreprise impraticable[73]. Néanmoins ces causes de faiblesse n’étaient connues que des observateurs de son entourage, tandis que les grandes forces militaires de Syracuse frappaient les yeux de tout le monde. Quand on apprit pour la première fois aux soldats réunis par Dion à Zakynthos qu’ils étaient destinés à traverser la mer pour aller donner droit contre : Syracuse, ils reculèrent devant la proposition comme devant un acte de folie. Ils se plaignirent de leurs chefs pour ne pas leur avoir dit à l’avance ce qu’ils projetaient ; précisément comme les dix mille Grecs de l’armée de Cyrus, en arrivant à Tarsos, se plaignirent de Klearchos, qui ne leur avait pas fait connaître qu’ils marchaient contre le Grand Roi. Il fallut toute l’éloquence de Dion, avec son âge avancé[74], sa noble présence et la quantité de vaisselle d’or et d’argent qu’il avait en sa possession, pour éloigner leurs appréhensions de qui prouve combien ces appréhensions étaient répandues, c’est que, sur mille exilés syracusains, il n’y en eut que vingt-cinq ou trente qui osèrent se joindre à lui[75]. Après avoir offert un sacrifice magnifique à Apollon, et un ample banquet aux soldats dans le stade à Zakynthos, Dion donna l’ordre de l’embarquement pour le lendemain matin (357 av. J.-C.). Cette nuit même il-y eut une éclipse de lune. Nous avons déjà vu quelles désastreuses conséquences amena la venue de ce même phénomène cinquante-six années auparavant, quand Nikias était sur le point d’emmener la flotte athénienne défaite hors du port de Syracuse[76]. Au milieu des craintes actuelles de la troupe de Dion, l’éclipse aurait bien pu l’engager à renoncer à l’entreprise, et il en eût été probablement ainsi sons un général tel que Nikias. Mais Dion avait étudié l’astronomie, et ce qui n’avait pas moins d’importance, Miltas, le prophète de l’expédition, outre son don de prophétie, avait reçu des leçons dans l’Académie également. Quand les soldats effrayés demandèrent quelle résolution nouvelle devait être adoptée par suite d’un signe si grave envoyé par lès dieux, Miltas se leva et leur certifia qu’ils s’étaient trompés sur le sens de ce signe, qui leur promettait une heureuse fortune et la victoire. Par l’éclipse de lune, les dieux donnaient à entendre que quelque chose de très brillant était sur le point de s’obscurcir : or il n’y avait rien en Grèce d’aussi brillant que le despotisme de Denys à Syracuse ; c’était Denys qui était près de souffrir une éclipse qui serait amenée par la victoire de Dion[77]. Rassurés par ces paroles consolantes, les soldats s’embarquèrent. Ils eurent tout lieu d’abord de croire que la faveur des dieux veillait sur eux ; car une brise étésienne, douce et constante, les porta à travers la Méditerranée sans accident ni souffrance, en douze jours, de Zakynthos au cap Pachynos, l’extrémité sud-est de la Sicile et le point le plus rapproché de Syracuse. Le pilote Protos, qui avait dirigé la course assez exactement pour toucher le cap, recommanda avec instance un débarquement immédiat, sans qu’on allât plus loin le long de la côte sud-ouest de l’île ; vu que le temps orageux commençait, qui pourrait empêcher la flotte de rester près du rivage. Mais Dion eut peur de débarquer si près des forces principales de l’ennemi. Conséquemment l’escadre continua sa marche en avant ; mais elle fut rejetée par un vent violent de la Sicile vers la côte d’Afrique, en échappant de bien près à un naufrage. Ce ne fut pas sans beaucoup de peines et de dangers qu’elle revint en Sicile, après cinq jours ; et elle toucha file à Hêrakleia Minoa à l’ouest d’Agrigente, dans le pays soumis à Carthage. Le gouverneur carthaginois de Minoa, Synalos (peut-être un Grec au service de Carthage), connaissait personnellement Dion, qu’il reçut avec toute la bienveillance possible, bien qu’il ne sût pas à l’avance son arrivée et qu’il s’opposât d’abord à son débarquement par ignorance. Ce fut ainsi que Dion, après dix années d’exil, se trouva une fois de plus sur le sol sicilien (357 av. J.-C.). Les prédictions favorables de Miltas s’étaient complètement réalisées. Mais ce prophète lui-même aurait pu difficilement être préparé aux étonnantes nouvelles qu’on apprit alors, et qui assuraient le succès de l’expédition. Denys avait récemment fait voile de Syracuse pour l’Italie, avec une flotte de quatre-vingts trirèmes[78]. Nous ne pouvons reconnaître ce qui l’engagea à commettre une faute si capitale ; car Philistos était déjà avec une flotte dans le golfe de Tarente, à l’affût, pour intercepter Dion, supposant que la flotte d’invasion ferait naturellement voile le long de la côte d’Italie Jusqu’à Syracuse, suivant l’usage presque universel à cette époque[79], Philistos ne commit pas la même faute qu’avait faite Nikias par rapport à Gylippos[80], — celle de mépriser Dion à cause de l’exiguïté de ses forces. Il veilla dans les eaux ordinaires, et ne fut désappointé que parce que Dion, osant tenter une course hardie et directe contre l’usage, fut grandement favorisé par le vent et le temps. Mais tandis que Philistos surveillait, la côte d’Italie, il était naturel que Denys lui-même restât de garde à Syracuse avec le gros de ses forces. Le despote connaissait parfaitement le mécontentement qui régnait dans la ville, et les espérances que faisait naître le projet de Dion, qui en général était bien connu, bien que personne ne pût dire comment ni à quel moment on pouvait attendre le libérateur. Plus soupçonneux alors que jamais, il avait fait rechercher de nouveau les armes dans la cité et enlever toutes celles qu’il avait pu trouver[81]. Nous pouvons être sûrs aussi°que son régiment d’espions habituels était sur le qui-vive plus que jamais, et qu’une rigueur inaccoutumée était l’ordre du jour. Cependant, à ce moment critique, il jugea convenable de quitter Syracuse avec une portion très considérable de ses forces, en laissant le commandement à Timokratês, mari de la dernière femme de Dion ; et c’est dans-ce même moment critique que Dion arriva à Minoa. Rien ne put surpasser la joie des soldats de Dion quand ils apprirent le départ de Denys, qui laissait Syracuse ouverte et facile à aborder. Impatients de profiter de l’instant favorable, ils demandèrent à leur chef à y marcher sans délai, repoussant même cette mesure de repos qu’il recommandait après les fatigues du voyage. En conséquence, Dion, après un court rafraîchissement fourni par Synalos, chez qui il déposa ses armes de réserve, qui devaient lui être transmises quand il les demanderait, poussa sa marche vers Syracuse. En entrant dans le territoire agrigentin, il fut rejoint par deux cents cavaliers près d’Eknomon[82]. Un peu plus loin, quand il traversa Gela et Kamarina, un grand nombre d’habitants de ces villes, en même temps que quelques Sikanes et Sikels voisins, grossirent sa troupe. En dernier lieu, quand il approcha de la frontière syracusaine, la population rurale, dans une proportion considérable, vint également à lui, bien que sans armes, ce qui portait à environ cinq mille hommes les renforts qui le rejoignirent[83]. Après avoir armé ses volontaires du mieux qu’il put, Dion continua sa marche jusqu’à Akræ, où il fit une courte halte du soir. De là, recevant de bonnes nouvelles de Syracuse, il recommença sa marche pendant la seconde moitié de la nuit, la précipitant jusqu’au passage du fleuve Anapos, qu’il eut l’heureuse chance d’occuper sans opposition avant l’aurore. Dion n’était plus alors qu’à un mille et quart (= 2 kilom.) des murs de Syracuse. Le soleil levant découvrit son armée aux regards de la population syracusaine, qui sans doute le guettait avec impatience. On le vit offrir un sacrifice ait fleuve Anapos, et adresser une prière solennelle au dieu Hêlios, qui se montrait précisément alors au dessus de l’horizon. Il portait la couronne qu’avaient habituellement ceux qui faisaient un sacrifice ; tandis que ses soldats, animes par l’encouragement confiant des prophètes, avaient pris également des couronnes[84]. Fiers et remplis d’enthousiasme, ils passèrent l’Anapos (vraisemblablement au pont qui faisait partie de la voie Hélorine), s’avancèrent au pas de course à travers la plaine basse qui séparait la falaise méridionale d’Epipolæ du Grand Port, et approchèrent des partes du quartier de Syracuse appelé Neapolis, — les portes Téménitides, près de la chapelle d’Apollon Temenitês[85]. Dion était à leur tête, revêtu d’une armure resplendissante, ayant auprès- de lui une garde du corps composée de cent de ses. Péloponnésiens. Son frère Megaklês était d’un côté de lui, son ami l’Athénien Kallippos de l’autre ; tous trois, et une proportion considérable des soldats également, ayant la tête encore ornée de leurs couronnes du sacrifice, comme s’ils marchaient dans une Joyeuse procession de fête, avec la victoire déjà assurée[86]. |
[1] Diodore (XVI, 9) et Cornélius Nepos (Dion, c. 5) parlent tous les deux de 100.000 fantassins et de 10.000 chevaux. Le premier parle de 400 vaisseaux de guerre ; le second de 500.
Le chiffre de l’infanterie et celui de la cavalerie paraissent évidemment exagérés. Ces deux auteurs doivent avoir copié sur le même original ; peut-être sur Éphore.
[2] Plutarque, Dion, c. 6 ; Théopompe, fr. 201, éd. Didot ap. Athenæum, X, p. 415 ; Diodore, XVI, 6 ; Cornélius Nepos (Dion, c. 1).
Le scholiaste de la quatrième épître de Platon donne, relativement aux relations personnelles et aux mariages de Denys l’Ancien, des renseignements qui ne s’accordent pas complètement avec ce qui est dit dans le sixième chapitre de la Vie de Dion de Plutarque.
[3] Plutarque, Dion, c. 3. L’âge de Denys le Jeune n’est nulle part positivement spécifié Mais dans l’année 356 avant J.-C. au plus tard, — il avait un fils, Apollokratês, assez âgé pour qu’on lui confiât le commandement d’Ortygia, quand il évacua lui-même pour la première fois ; (Plutarque, Dion, c. 37). Nous ne pouvons pas supposer qu’Apollokratês eût moins de seize ans au moment où il fut revêtu de cette fonction, ayant sa mûre et ses sœurs à sa charge (c. 50). Apollokratês doit dent être né ait moins déjà en 372 avant J.-C., peut-être même plus tôt. Supposez que Denys le jeune eût vingt ans quand Apollokratês naquit ; il devait ainsi être dans sa vingt-cinquième année au commencement de 367 avant J.-C., quand Denys l’Ancien mourut. Les expressions de Platon, quant à la jeunesse de Denys le Jeune à ce moment, s accordé2it assez bien avec un pareil âge.
[4] Aristote, Politique, V, 5, 6.
[5] Platon, Epistol. VII, p. 347 A. Cf. l’offre de Dion d’entretenir cinquante trirèmes à ses frais (Plutarque, Dion, c. 6).
[6] Dion avait cinquante-cinq ans quand il mourut, la quatrième année après son départ du Péloponnèse (Cornélius Nepos, Dion, c. 10).
Sa mort arriva vraisemblablement vers 354 avant J.-C. Il devait ainsi être né vers 408 avant J. C.
[7] Platon, Epistol. VII, p. 326 D.
[8] Cicéron, De Finibus, V, 20 ; De Republ., I, 10. Jamblique (Vit. Pythagoræ, c. 199) appelle Dion membre de la confrérie pythagoricienne ce dont on peut douter ; mais son assertion que Dion obtint pour Platon, bien que seulement au moyen d’un prix considérable (100 mines), la possession d’un livre composé par le pythagoricien Philolaos, cette assertion, dis-je, ne semble pas improbable. Les anciens pythagoriciens n’écrivaient rien. Philalos (vraisemblablement contemporain de Sokratês ou à peu près) fut le premier pythagoricien qui ait laissé un mémoire écrit. Que ce livre ne put être obtenu que par l’intervention d’un Syracusain influent, — et même par lui seulement pour un prix considérable, — c’est ce qui est aisé à croire.
V. la Dissertation instructive de Grappe, Ueber die Fragmente der Archytas und der aelteren Pythagoreer, p. 24, 26, 48, etc.
[9] Voir un remarquable passage de Platon, Epist. VII, p. 328 F.
[10] Platon, Epistol. VII, p. 335 F. — Cf. le commencement de la même épître, p. 324 A.
[11] Platon, Epistol. IV, p. 320 F (adressée à Dion).
[12] Plutarque, Kleomenês, c. 2-11.
[13] Platon, Epistol. VII, p. 327 A. Plutarque, Dion, c. 4.
[14] Voir l’histoire dans Jamblique (Vit. Pythagoreæ, c. 189) d’une compagnie de troupes syracusaines sous Eurymenês, frère de Dion, envoyées pour dresser une embuscade à quelques pythagoriciens entre Tarente et Métaponte. L’histoire n’a pas l’air vrai, mais l’état de circonstances qu’elle suppose jette du jour sur les rapports qui existaient entre Denys et les cités dans le golfe de Tarente.
[15] Plutarque, Dion, c. 5, 6 ; Cornélius Nepos, Dion, c. 1, 2.
[16] Plutarque, Dion, c. 17, 49. Relativement à la rareté du vote du droit de cité spartiate, voir un remarquable passage d’Hérodote, IX, 33-35.
Plutarque dit que les Spartiates conférèrent par un vote lotir droit de cité à Dion pendant son exil, tandis qu’il était dans le Péloponnèse après l’année 367 avant J.-C., en inimitié avec Denys le Jeune, alors despote de Syracuse, que (selon Plutarque) les Spartiates s’exposèrent à offenser, afin de pouvoir témoigner leur extrême admiration pour Dion.
Je ne puis m’empêcher de croire que Plutarque est dans l’erreur quant à l’époque de ce don. Dans Pannée 367 avant J.-C. et après, les Spartiates étaient dans un grand accablement en jouant la partie perdue contre Thêbes. Il n’est guère concevable qu’ils fussent assez imprudents pour s’aliéner un allié important en vue d’honorer gratuitement un exilé qu’il haïssait et qu’il avait banni. Tandis que si nous supposons que le vote fut rendu pendant que Denys l’Ancien vivait, il dut passer pour un hommage adressé à lui aussi bien qu’à Dion, et dut être un acte de prudence politique ainsi que de sincère respect. Plutarque parle comme s’il supposait que Dion n’avait jamais été dans le Péloponnèse avant le temps de son exil, ce qui, à mon sens, est extrêmement improbable.
[17] Cornélius Nepos, Dion, c. 2 ; Plutarque, Dion, c. 6.
[18] Diodore, XV, 74.
[19] Platon, Epistol. VII, p. 338 E. Cf. p. 330 A, p. 328 B, et Epist. III, p. 316 C ; p. 317 E. — Plutarque, Dion, c. 7-9.
[20] Platon, Epistol. VII, p. 332 E.
[21] Plutarque, Dion, c. 6.
[22] Plutarque, Dion, c. 7.
[23] Denys II était engagé dans une guerre à l’époque où Platon le visita pour la première fois à Syracuse, dans l’année qui suivit immédiatement son avènement (Platon, Epistol. III, p. 317 A). Nous pouvons raisonnablement présumer que cette guerre était la guerre arec Carthage.
Cf. Diodore (XVI, 5), qui mentionne que Denys le Jeune fit également la guerre contre les Lucaniens pendant quelque temps, d’une manière languissante, et qu’il fonda deux cités sur la côte d’Apulia, dans l’Adriatique. Je regarde comme probable que ces deux fondations dont il vient d’être question furent des actes de Denys I, et non de Denys II. Il n’est pas vraisemblable qu’elles aient été entreprises par un jeune prince d’un caractère peu actif, dès son avènement même.
[24] Tacite, Histoire, II, 49. Othoni sepulerum instructum est, modicum et mansurum.
Un personnage nommé Timæos fut immortalisé comme constructeur de la colonne funèbre : V. Athénée, V, p. 206. Goeller (Timæi Fragm., 95) et M. Didot (Timæi Fr.) ont rapporté tous les deux ce passage à Timée l’historien, et ont supposé qu’il avait trait à la description donnée par Timée de la colonne funèbre. Mais le passage d’Athénée me semble indiquer Timée comme ayant construit, non comme ayant décrit cette fameuse πυρά.
C’est lui qui est désigné, probablement, dans le passage de Cicéron (De Naturâ Deor., III, c. 5), (Dionysius) in suo lectulo mortuus in Tympanidis rogum illatus est, eamque potestatem quam ipse per scelus erat nactus, quasi justam et legitimam hereditatis loto filio tradidit. Ce semble du moins la meilleure manière d’expliquer un passage qui embarrasse les éditeurs : V. la note de Davis.
[25] Plutarque (De Exilio, p. 637) et Cornélius Nepos (Dion, c. 3) disent que Philistos fut rappelé sur les conseils des ennemis de Dion, pour servir de contrepoids et de correctif à l’ascendant de ce dernier sur Denys le Jeune. Bien que Philistos ait réellement joué ce rôle plus tard, je doute que tel ait été le motif qui le fit rappeler. Il semble être revenu avant les obsèques de Denys l’Ancien, c’est-à-dire de très bonne heure après le commencement du nouveau règne. Philistos avait décrit, dans son histoire, ces obsèques d’une manière si élaborée et si abondante, que ce passage de son ouvrage excita l’attention spéciale des anciens critiques (V. Philisti Fragm., 42, éd. Didot ; Plutarque, Pélopidas, c. 34). J’ose croire que cela prouve qu’il fait présent aux obsèques, qui durent naturellement faire sur lui une très grande impression, puisqu’elles furent au nombre des premières choses qu’il vit après son long exil.
[26] Plutarque, Dion, c. 11.
[27] Plutarque, Dion, c. 10, 11 ; Platon, Epist. VII, p. 327 C.
[28] Platon, Epist. VII, p. 328 A ; p. 335 E. ; Platon, République, VI, p. 499, C, D.
[29] Platon, Epist. VII, p. 327 E.
[30] Platon, Epist. VII, p. 333 B.
[31] Platon, Epist. VII, p. 327 E ; Plutarque, Dion, c. 11.
[32] Platon, Epist. VII, p. 328.
[33] Platon, Epist. VII, p. 328.
[34] Cela est contenu dans les mots ούχ ή τινές έδόξαζον — cités plus haut.
[35] Platon, Epist. VII, p. 350 E.
Xenokratês semble avoir accompagné Platon en Sicile (Diogène Laërce, IV, 2, 1).
[36] Plutarque, De Adulator et Amici Discrimine, p. 52 C.
[37] Plutarque, Dion, c. 13.
[38] Plutarque, Dion, c. 14.
Platon est ici représenté comme sophiste, dans le langage de ceux qui ne l’aimaient pas. Platon, la grande autorité qui est toujours citée quand on dénigre les personnages appelés sophistes, a autant de titres qu’eux à ce nom, et il est appelé également ainsi par des commentateurs hostiles. J’ai attiré particulièrement l’attention sur ce fait dans le chapitre quatrième du douzième volume, où j’ai tâché de prouver qu’il n’y avait ni école, ni secte, ni corps de personnes distinguées par une uniformité de doctrine et de pratique, et portant le nom distinctif de sophistes, et que ce nom était commun à tous les hommes lettrés ou maîtres, quand on parlait d’eux dans un esprit malveillant.
[39] Platon, Epist. VII, p. 330 B.
[40] Platon, Epist. VII, p. 332 E. — Cf. aussi p. 331 F.
[41] Horace, Satires, II, 1, 17.
[42] Platon, Epist. III, 315 E. Ibid., p. 319 B.
Cornélius Nepos (Dion, c. 3) fait à Platon l’honneur, qui appartient entièrement à Dion, d’avoir inspiré ces idées à Denys.
[43] Plutarque, De Adulator et Amici Discrimine, p. 52 E. Nous pouvons toutefois opposer à cela son passage de l’un des autres traités de Plutarque (Philosophand. cum Principibus, p. 779, ad finem, dans lequel il fait observer que Platon, venant en Sicile avec l’espoir de convertir ses doctrines politiques en lois, grâce à l’action de Denys, trouva ce dernier déjà gâté par le pouvoir, hors d’état d’être guéri, et sourd aux conseils.
[44] Platon, Phædon, c. 88, p. 89 D.
Il explique les causes et le développement des dispositions misanthropiques, l’un des passages les plus frappants de ses dialogues.
[45] Plutarque, Dion, c. 14 ; Platon, Epist. VII, p. 333 C.
[46] Platon, Epist. VII, p. 329 C.
[47] L’histoire se trouve dans Plutarque (Dion, c. 14), qui s’en réfère à Timée comme à son autorité. Elle est confirmée en général par Platon, Epist. VII, p. 329 D.
Diodore (XVI, 6) dit que Denys chercha à mettre Dion à mort, et que celui-ci n’échappa que par la fuite. Mais la version de Platon et de Plutarque est préférable.
Justin (XXI, 1, 2) donne un récit, différent de tous, du règne et des actes de Denys le Jeune. Je ne puis m’imaginer quelle autorité il suivait. Il ne nomme même pas Dion.
[48] Platon, Epist. III, p. 315 F ; Epist. VII, p. 329 D ; p. 340 A. Plutarque, Dion, c. 15.
[49] Platon, Epist. VII, p. 329, 330.
[50] Platon, Epist. VII, p. 338 C.
[51] Platon, Epist. III, p. 317 B. C.
[52] Platon, Epist. VII, p. 338-346 ; Plutarque, Dion, c. 19. Æschinês, compagnon de Sokratês avec Platon, passa, dit-on, un longtemps à Syracuse auprès de Denys, jusqu’à l’expulsion de ce despote (Diogène Laërce, II, 63).
[53] Plutarque, De Fortunâ Alex. Magni, p. 338 B.
[54] Voir un passage de Platon, Epist. II, p. 314 E.
[55] Platon, Epist. III, p. 318 A ; VII, p. 346, 347. Plutarque, Dion, c. 15, 16.
[56] Plutarque, Timoleôn, c. 15, — sur l’autorité d’Aristoxêne.
[57] Platon, Epist. VII, p. 350 A. B.
[58] Platon, Epist. VII, p. 350 C. Le retour de Platon et sa première entrevue avec Dion excitèrent, dit-on, une sensation considérable parmi les spectateurs à la fête (Diogène Laërce, III, 25).
La fête Olympique à laquelle il est fait allusion ici doit être (j’imagine) celle de 360 avant J.-C., la même aussi dans Epist. II, p. 310 D.
[59] Plutarque, Dion, c. 21 ; Cornélius Nepos, Dion, c. 4.
[60] Plutarque, Dion, c. 17. Athénée, XI, p. 508. Platon paraît avoir reçu, quand il était à Athènes, un secours pécuniaire que Denys lui envoya de Syracuse, pour des dépenses du même genre, aussi bien que pour fournir une dot à certaines nièces pauvres. Dion et Denys l’avaient aidé tous deux (Platon, Epist. XIII, p. 361). — Un auteur, nommé Onétor, affirmait que Denys avait donné à Platon la somme prodigieuse de quatre-vingts talents, histoire évidemment exagérée (Diogène Laërce, III, 9).
[61] Platon, Epist. VII, p. 350 F.
[62] Platon, Epist. VII, p. 350. Tel est le récit que fait Platon après la mort de Dion, quand les affaires avaient pris une tournure désastreuse, au sujet de la mesure de son intervention dans l’entreprise. Mais Denys supposait qu’il avait été plus décidé dans l’appui qu’il prêtait à l’expédition, et une lettre de Platon adressée à Denys lui-même, après la victoire de ce dernier à Syracuse, semble appuyer cette supposition. — Cf. Epist. III, p. 315 E ; IV, p. 320 A.
[63] Plutarque, Dion, c. 22. Eudêmos fut tué plus tard dans un des combats à Syracuse (Aristote ap. Cicéron, Tusculanes, Disp. I, 25, 53).
[64] Plutarque, Dion, c. 23-25.
[65] Aristote, Politique, V, 81 17.
[66] Voir Oratio adversus Leptinem, s. 179, p. 506 ; discours prononcé environ deus années plus tard, peu de temps après la victoire de Dion. — Cf. Diodore, XVI, 9 ; Plutarque, Timoleôn, c. 2.
[67] Plutarque, Dion, c. 22. Speusippos, d’Athènes, correspondait et avec Dion et avec Denys à Syracuse ; du moins il y avait entre eux une correspondance, lue comme véritable par Diogène Laërce (IV, 1, 2, 5).
[68] Platon, Epist. III, p. 318 C.
[69] Platon, Epist. VIII p. 848 B.
[70] Platon, Epist. III, p. 318 ; VII, p. 348, 349.
[71] Platon, Epist. VII, p. 348 A.
[72] Plutarque, Dion, c. 32 ; Diodore, XVI, 6-16.
[73] Aristote, Politique, V, 8,14 ; Plutarque, Dion, c. 7. Il a dû probablement prendre ces habitudes depuis le second départ de Platon, qui ne les mentionne pas dans ses lettres.
[74] Plutarque, Dion, c. 23.
[75] Plutarque, Dion, c. 22 ; Diodore, XVI, 10.
[76] Thucydide, VII, 50. Voir tome X, ch. 5 de cette Histoire.
[77] Plutarque, Dion, c. 24.
[78] Plutarque, Dion, c. 26 ; Diodore, XVI, 10, 11.
[79] Plutarque, Dion, c. 25.
[80] Thucydide, VI, 104.
[81] Diodore, XVI, 10.
[82] Plutarque, Dion, c. 26, 27 ; Diodore, XVI, 9.
[83] Plutarque (Dion, c. 27) porte le nombre de ceux qui se joignirent à lui à environ cinq mille hommes, ce qui est très croyable. Diodore donne le chiffre exagéré de vingt mille hommes (XVI, 9).
[84] Plutarque, Dion, c. 27. Ces détails pittoresques au sujet de la marche de Divin sont d’autant plus dignes d’attention, que Plutarque avait sous les yeux la narration de Timonidês, compagnon de Dion et actuellement engagé dans l’expédition. Timonidês écrivit à Speusippos, à Athènes, un récit de ce qui s’était passé, sans doute pour en instruire Platon et leurs amis de l’Académie (Plutarque, Dion, c. 31-35).
Diogène Laërce mentionne aussi une personne nommée Simonidês, qui écrivit à Speusippos (IV, 1, 5). Il se peut que Simonidês soit une erreur de nom pour Timonidês.
Arrien, l’auteur de l’Anabasis d’Alexandre avait composé des récits des exploits et de Dion et de Timoleôn. Par malheur ils n’ont pas été conservés ; dans le fait, Photios lui-même semble ne les avoir jamais vus (Photius, Codes, 92).
[85] Plutarque, Dion, c. 29.
La plupart des meilleurs critiques s’accordent à croire que la leçon devrait être τάς Τεμενιτίδας πύλας. La statue et le terrain sacré d’Apollon Temenitês étaient le trait le plus remarquable dans cette portion dia Syracuse, et devaient naturellement être choisis pour donner un nom aux portes. On ne peut assigner de sens à la locution Μενιτίδας.
[86] Plutarque, Dion, c. 27, 28, 29. Diodore (XVI, 10) mentionne aussi le fait frappant des couronnés portées par cette armée qui approchait.