SEIZIÈME VOLUME
Après que les moyens matériels pour faire la guerre eurent été complétés ainsi, — opération qui ne peut guère avoir occupé moins de deux ou trois ans, — il restait à lever des hommes. Sur ce point, les idées de Denys ne furent pas moins ambitieuses. Outre sa nombreuse armée permanente, il enrôla tous les hommes les plus propres au service parmi les citoyens syracusains, aussi bien que ceux des cités dans sa dépendance. Il envoya des demandes amicales, et essaya d’acquérir de la popularité, dans le corps général des Grecs, d’une extrémité à l’autre de l’île. Une moitié de sa nombreuse flotte était armée de rameurs, de soldats de marine et d’officiers syracusains ; l’autre moitié de marins enrôlés à l’étranger. En outre, il expédia des envoyés tant en Italie que dans le Péloponnèse, pour se procurer des auxiliaires avec l’offre de la solde la plus libérale. Sparte, alors à l’apogée de sa puissance, et qui recherchait son alliance comme moyen de perpétuer son empire, lui donna un encouragement si chaleureux qu’il put enrôler un nombre assez considérable dans le Péloponnèse, tandis que beaucoup de soldats barbares ou non helléniques des régions occidentales près de la Méditerranée furent soudoyés également[1]. Il réussit enfin, à son gré, à réunir une armée collective, formidable non moins par son nombre et sa bravoure que par un équipement perfectionné et diversifié. Son arsenal immense et bien garni (dont nous avons déjà parlé) lui permit de fournir à chaque soldat nouvellement arrivé, de toutes les différentes nations, des armes de son pays et appropriées[2]. Quand tous ses préparatifs furent ainsi achevés, sa dernière mesure fut de célébrer ses notés, peu de jours avant le commencement actif de la guerre (397 av. J.-C.). Il prit, en même temps et à la fois, deux épouses, — la Lokrienne Doris (dont il a été déjà fait mention), et une femme syracusaine nommée Aristomachê, fille de son partisan Hipparinos (et sœur de Dion, dont il sera parlé longuement ci-après). Le premier usage qu’il fit d’un de ses vaisseaux à cinq rangs de rames nouvellement inventés fut de faire voile vers Lokri avec ce bâtiment revêtu des plus riches ornements d’or et d’argent, dans le dessein de ramener Doris en grande pompe à Ortygia. Aristomachê fut également amenée à sa maison dans un char magnifique attelé de quatre chevaux blancs[3]. Il célébra ses noces avec toutes deux dans sa maison le même jour ; personne ne sut quelle chambre à coucher il visita la première ; et toutes deux continuèrent à vivre constamment avec lui à la même table, avec une égale dignité, pendant bien des années. Il eut de Doris trois enfants, dont lainé fut Denys le Jeune, et quatre d’Aristomachê ; mais cette dernière fut sans enfants pendant un temps considérable, ce qui chagrina beaucoup Denys. Attribuant sa stérilité à des incantations magiques, il mit à mort la mère de son autre femme Doris, comme l’auteur prétendue de ces malignes influences[4]. Le bruit courait à Syracuse qu’Aristomachê était la plus aimée des deux. Mais Denys les traitait bien toutes deux, et toutes deux également ; de plus, le fils qu’il eut de Doris lui succéda, bien qu’il eût deux fils de l’autre. Ses noces furent célébrées avec des banquets et des réjouissances auxquels prirent part tous les citoyens syracusains aussi bien que les soldats. La scène fut probablement d’autant plus agréable à Denys, qu’il semble, à ce montent où l’esprit de tout le monde était entraîné par un mouvement de vengeance contre Carthage et plein de l’espérance de la victoire, avoir joui d’une popularité réelle, bien qu’éphémère, et avoir pu paraître librement au milieu du peuple, — sans cette crainte d’assassinat qui tourmentait habituellement sa vie, même dans son intérieur le plus retiré et jusque dans sa chambre à coucher, — et sans ces soupçons extrêmes qui n’exceptaient ni ses femmes ni ses filles[5]. Après quelques jours consacrés à ces réjouissances en commun, Denys convoqua une assemblée publique afin d’annoncer formellement la guerre projetée. Il rappela aux Syracusains que les Carthaginois étaient les ennemis communs des Grecs en général, mais surtout des Grecs siciliens, — comme les événements récents ne l’attestaient que trop clairement. Il fit appel à leurs sympathies généreuses en faveur des cinq cités helléniques, dans la partie méridionale de l’île, qui avaient eu dernièrement le malheur d’être prises par les généraux de Carthage, et gémissaient encore sous son joug. Rien n’empêchait Carthage (ajouta-t-il) d’étendre sa domination sur le reste de l’île, si ce n’est la peste dont elle avait souffert elle-même en Afrique. Quant aux Syracusains, ce devait être pour eux une raison impérieuse de l’attaquer immédiatement, et de délivrer leurs frères helléniques avant qu’elle eût le temps de se remettre[6]. Ces motifs étaient réellement populaires et capables de faire de l’impression. Il y avait encore une autre raison qui engageait Denys à hâter la guerre, bien que probablement il ne s’y arrêtât pas dans soli discours public aux Syracusains. Il s’aperçut que divers Grecs siciliens émigraient volontairement avec leurs biens dans le territoire de Carthage, dont la domination, bien qu’odieuse et oppressive, était, du moins tant qu’on ne l’avait pas essayée, regardée par la majorité des citoyens avec moins de terreur que la sienne quand on en souffrait réellement. En commençant les hostilités sur-le-champ, il espérait non seulement arrêter cette émigration, mais encore engager ceux des Grecs qui étaient actuellement sujets de Carthage à secouer son joug et à se joindre à lui[7]. L’assemblée syracusaine salua avec de bruyantes acclamations la proposition de guerre contre Carthage ; proposition qui ne faisait que transformer en réalité ce qui avait été longtemps l’espérance familière de tout le monde (397-396 av. J.-C.). Et ce qui rendit la guerre encore plus populaire, ce fut la permission que Denys accorda immédiatement de piller tous les habitants carthaginois et leurs marchandises, soit dans Syracuse, soit dans ses cités dépendantes. On nous dit qu’il y avait non seulement plusieurs Carthaginois domiciliés à Syracuse, mais encore dans le port beaucoup de navires chargés appartenant à Carthage ; de sorte que le pillage fut lucratif[8]. Mais bien qu’il ait pu en Vitre ainsi en temps ordinaires, il ne semble guère croyable que, dans les circonstances actuelles, quelque Carthaginois (personne ou bien) puisse s’être trouvé à Syracuse si ce n’est par hasard ; car une guerre avec Carthage avait été annoncée depuis longtemps, non seulement dans les conversations courantes, mais dans le langage moins équivoque d’écrasants préparatifs. Et il n’est pas facile de comprendre comment le prudent sénat carthaginois (qui probablement n’avait pas moins d’espions à Syracuse que Denys n’en avait à Carthage)[9] a pu être assez mal informé pour être pris à l’improviste au dernier moment, où Denys y envoya un héraut pour déclarer la guerre en forme, héraut qui ne fut envoyé que quand la permission du pillage privé avait été accordée préalablement. Il demandait péremptoirement aux Carthaginois de renoncer à leur domination sur les cités grecques de Sicile[10] comme seul moyen d’éviter la guerre. A une pareille proposition il ne fit pas fait de réponse ; et probablement l’on ne s’y attendait pas. Mais les Carthaginois étaient à ce moment tellement abattus — comme Athènes dans la seconde et dans la troisième année de la guerre du Péloponnèse — par la dépopulation, la souffrance, les terreurs et le découragement résultant de la peste qui les assiégeait en Afrique, qu’ils se sentirent incapables d’aucun effort sérieux et entendirent avec alarme la lecture de la lettre de Denys. Toutefois il n’y avait point d’alternative, de sorte qu’ils dépêchèrent sur-le-champ quelques-uns de leurs citoyens les plus capables chargés de lever des troupes pour la défense de leurs possessions siciliennes[11]. Ires premières nouvelles qui leur parvinrent étaient, en effet, effrayantes. Denys s’était avancé avec toutes ses forces, syracusaines aussi bien qu’étrangères, accumulées par de si longs préparatifs. C’était une armée dont on n’avait jamais vu la pareille en Grèce, plus grande même que celle qu’avait possédée son prédécesseur Gelôn quatre-vingts ans auparavant. Si la supériorité des forces de Gelôn[12] sur tout ce que la Hellas pouvait montrer ailleurs avait frappé de terreur ses contemporains, ceux qui entouraient Denys durent éprouver le même sentiment à un degré pareil ou même plus grand. Denys lui-même pouvait encore faire plus intimement une semblable comparaison avec le puissant vainqueur d’Himera. Il triomphait en partant avec une armée plus imposante contre le même ennemi, et pour le même dessein de délivrer les cités maritimes de Sicile soumises à Carthage[13], cités dont le nombre et l’importance avaient augmenté depuis d’une manière effrayante. Ces cités sujettes, depuis Kamarina, d’un côté de l’île, jusqu’à Sélinonte et à Himera, de l’autre, bien qu’il y eût un certain nombre d’habitants carthaginois qui p fussent établis, n’avaient pas, pour les occuper ou les défendre, d’armée permanente effective qu’y entretint Carthage, dont l’habitude était de lever d’immenses armées mercenaires pour l’occasion spéciale, puis de les licencier ensuite. En conséquence, dès que Denys, avec sa puissante armée, franchit la frontière syracusaine et commença sa marche vers l’ouest, le long de la côte méridionale de l’île, s’en proclamant le libérateur, les manifestations anti-carthaginoises les plus intenses éclatèrent aussitôt à Kamarina, à Gela, à Agrigente, à Sélinonte et à Himera. Non seulement ces Grecs imitèrent les Syracusains, en pillant les biens de tous les Carthaginois qui se trouvaient parmi eux, mais encore ils saisirent leurs personnes et les mirent à mort avec toute sortes d’outrages et de tortures. Il s’exerça alors d’effrayantes représailles pour les cruautés récemment commises par les armées carthaginoises, lors du sac de Sélinonte, d’Agrigente et des autres cités conquises[14]. La coutume hellénique de la guerre, suffisamment rigoureuse en elle-même, fut poussée jusqu’à une barbarie raffinée, et sans merci, analogue à celle qui avait défiguré les derniers actes de Carthage et de ses mercenaires occidentaux. Ces Vêpres siciliennes qui éclatèrent dans tout le sud de la Sicile contre les habitants carthaginois, surpassèrent même le mémorable massacre connu sous ce nom dans le treizième siècle, où les chevaliers et les soldats angevins furent, il est vrai, assassinés, mais non torturés. Diodore nous dit (lue ces représailles subies ainsi furent pour les Carthaginois une leçon de tolérance. Toutefois, il ne paraîtra pas, par leur conduite future, que la leçon leur ait beaucoup touché le cœur, tandis qu’il est malheureusement certain que cet échange de cruautés, avec des voisins moins civilisés, contribua a affaiblir dans les Grecs siciliens cette mesure de tolérance relative qui caractérisait la race hellénique dans ses propres foyers. Exaltés par cette fureur de vengeance, les citoyens de Kamarina, de Gela, d’Agrigente et de Sélinonte se joignirent à Denys dans sa marche le long de la côte (397-396 av. J.-C.). Il fut en état, grâce à son fonds abondant d’armes fabriquées, de les fournir de panoplies et d’armes, car il est probable que, comme sujets de Carthage, ils avaient été désarmés. Fortifié par tous ces renforts, il compta une armée de quatre-vingt mille hommes, outre plus de trois mille chevaux, tandis que les vaisseaux de guerre qui l’accompagnaient le long de la côte étaient au nombre d’environ deux cents, et que les transports, avec les provisions et les machines à battre en brèche n’étaient pas au-dessous de cinq cents. C’est arec cette prodigieuse armée, la plus puissante, rassemblée jusqu’alors, sous un commandement grec, qu’il parut devant l’établissement carthaginois de Motyê, port de mer fortifié dans une petite baie immédiatement au nord du cap Lilybæon[15]. Des trois principaux établissements de Carthage en Sicile — Motyê, Panormos (Palerme) et Soloeis, — Motyê était à la fois le plus rapproché de la métropole[16], le plus important et le plus dévoué. Il était situé (comme la Syracuse primitive dans Ortygia) sur un petit îlot, séparé de la Sicile par un détroit resserré d’environ cinq cent trente mètres de largeur, sur lequel les citoyens avaient jeté un môle en manière de pont, de façon à former un chemin régulier, bien qu’étroit. Il était populeux, riche, florissant et distingué par l’excellence tant de ses maisons particulières que de ses fortifications. Observant l’approche de Denys et n’étant nullement intimidés par la reddition de leurs voisins et alliés, les Elymi, à Erix, qui n’osèrent pas résister à des forces si puissantes — les habitants de. Motyê se mirent dans le meilleur état de défense. Ils démolirent leur môle et s’isolèrent de nouveau de la Sicile, dans l’espérance de tenir jusqu’à ce que des secours fussent arrivée de Carthage. Décidé à venger sur Motyê les souffrances d’Agrigente et de Sélinonte, Denys fit la reconnaissance de la place avec ses principaux ingénieurs. Il est à remarquer que c’est un des plus anciens sièges consignés dans l’histoire grecque, où nous entendions parler d’un ingénieur de profession comme étant appelé directement et de propos délibéré pour conseiller le meilleur mode de procéder[17]. Après avoir formé ses plans, il laissa son amiral Leptinês avec une portion de l’armée commencer les travaux nécessaires, tandis que lui-même, avec le reste, ravagea le territoire voisin dépendant de Carthage ou allié avec elle. Les Sikani et autres se soumirent à lui ; mais Ankyræ, Soloeis, Panormos, Egesta et Entella tinrent toutes bon, bien que les citoyens fussent confinés dans leurs, murailles et obligés de voir, sans pouvoir l’empêcher, le ravage de leurs terres[18]. A. son retour de cette marche, Denys pressa le siège de Motyê avec la plus grande ardeur et- avec tous les moyens que ses ingénieurs purent imaginer. Après avoir amarré ses transports le long de la côte, et tiré ses vaisseaux de guerre sur le rivage, dans le port, il entreprit la tâche laborieuse de combler le détroit (n’ayant probablement pas une grande profondeur) qui séparait Motyê de l’île principale[19], — ou du moins autant dans la longueur du détroit qu’il était nécessaire pour faire passer des soldats et des machines à battre en brèche et pour les amener tout contre les murs de la cité. Le grand nombre d’hommes qui il avait sous ses ordres lui permit d’achever cette entreprise, non toutefois sans une longue période d’efforts, pendant laquelle les Carthaginois essayèrent plus d’une fois d’interrompre ses opérations. N’ayant pas une flotte capable de combattre en bataille rangée contre les assiégeants, le général carthaginois Imilkôn tenta deux manœuvres successives. Il envoya d’abord une escadre de dix vaisseaux de guerre pour entrer soudainement dans le port de Syracuse, espérant que cette diversion opérée ainsi forcerait Denys à détacher de Motyê une portion de sa flotte. Toutefois, bien que l’attaque ait été assez heureuse pour détruire un grand nombre de bâtiments marchands dans le port, cependant les assaillants furent repoussés sans avoir rien fait de plus sérieux ni déterminé la diversion projetée[20]. Imilkôn fit ensuite une tentative pour surprendre les vaisseaux armés de Denys, qui étaient tirés sur le rivage, dans le port, près de Motyê. Se rendant de Carthage, pendant la nuit, arec cent vaisseaux de guerre, à la côte de Sélinonte, il doubla le cap Lilybæon, et apparut à Motyê à la pointe du jour. Son apparition prit tout le monde à l’improviste. Il détruisit ou mit en fuite les vaisseaux de garde, et entra dans le port prêt à attaquer, tandis qu’il n’y avait encore qu’un petit nombre de vaisseaux syracusains qui eussent été mis à flot. Comme le port était trop resserré pour permettre à Denys de tirer parti de sa grande supériorité, sous le rapport du nombre et de la dimension des vaisseaux, une grande partie de sa flotte aurait été détruite à ce moment, si elle n’eût été sauvée par ses nombreuses forces de terre et par son artillerie, placées sur le bord. Une grêle de traits, partant de cette multitude assemblée, aussi bien que des ponts des vaisseaux syracusains, empêchèrent Imilkôn d’avancer assez loin pour attaquer avec effet. L’engin nouvellement inventé, appelé catapulte, dont les Carthaginois n’avaient pas encore fait l’expérience, fut en particulier efficace ; en lançant des masses considérables à une grande distance, il les remplissait d’étonnement et de terreur. Tandis que leurs progrès étaient arrêtés ainsi, Denys employa un nouvel expédient pour tirer sa flotte du dilemme dans lequel elle avait été jetée. Ses nombreux soldats reçurent l’ordre de traîner les vaisseaux, non jusqu’au port, mais du côté de la terre, à travers une langue unie de terre, large de plus de deus milles (trois kilom. un quart), qui séparait le port de Motyê de la mer extérieure. On disposa des planches de bois de manière à former un chemin pour les vaisseaux et malgré la grande dimension des quadrirèmes et des quinquérèmes nouvellement construites, la force et l’ardeur des soldats suffirent à cet effort fatigant qui consistait à transporter quatre-vingts vaisseaux en un jour. La flotte entière, double en nombre de celle des Carthaginois, étant à la fin mise à flot, Imilkôn n’osa pas en venir à une bataillé rangée, mais il retourna immédiatement en Afrique[21]. Bien que les citoyens de Motyê vissent des murs le pénible spectacle de leurs amis qui se retiraient, leur courage n’en fut nullement abattu. Ils savaient bien qu’ils n’avaient pas de pitié à attendre ; que la férocité générale des Carthaginois, à l’heure de la victoire, et en particulier la cruel traitement infligé à des prisonniers grecs, même dans Motyê, amèneraient à ce moment des représailles et que leur seule chance consistait dans la bravoure du désespoir. La route à travers le détroit ayant été enfin achevée, Denys fit avancer ses engins et commença son attaque. Tandis que la catapulte, avec ses projectiles, empêchait les défenseurs de se montrer sur les créneaux, on mettait des béliers en mouvement pour ébranler ou renverser les murs. En même temps on faisait avancer sur des roues des tours immenses renfermant six étages différents, les uns au-dessus des autres, et égales aux maisons en hauteur. Pour résister à ces moyens d’attaque, les assiégés élevèrent de leur côté de hauts mâts au-dessus des murs, avec des vergues s’avançant en dehors. Sur ces vergues se tenaient des hommes protégés contre les traits par une sorte de parapet, et tenant des torches allumées, de la poix et d’autres combustibles qu’ils lançaient sur les machines des assaillants. Beaucoup de machines prirent l’eu dans le boisage, et ce ne fut pas saris peine qu’on éteignit l’incendie. Toutefois, après une résistance longue et opiniâtre, les murs finirent par être renversés ou emportés d’assaut, et les assiégeants s’y précipitèrent, s’imaginant que la ville était en leur pouvoir. Mais l’énergie infatigable des assiégés avait déjà mis les maisons derrière en état de défense et ils avaient barricadé les rues, de sorte qu’il restait à entreprendre un nouvel assaut plus difficile que le premier. On avança les tours montées sur des roues, mais on ne put pas probablement les mettre en contact immédiat avec les maisons, à cause des ruines du mur renversé qui les empêchaient d’approcher. Aussi les assiégeants furent-ils forcés de jeter en dehors des plates-formes ou ponts de bois allant des tours aux maisons et de les franchir pour attaquer. Mais là ils eurent un grand désavantage et firent des pertes sérieuses. Les habitants de Motyê, résistant en hommes désespérés, les empêchèrent de poser fermement le pied sur les maisons ; ils en tuèrent un grand nombre dans un combat corps à corps, et précipitèrent des compagnies entières en séparant ou en renversant les plates-formes. Ce combat désespéré se renouvela pendant plusieurs jours. Les assiégeants ne faisaient aucun progrès ; cependant les malheureux assiégés s’épuisaient chaque jour davantage, tandis que des parties des premières maisons étaient aussi détruites. Chaque soir, Denys rappelait ses troupes pour le repos de la nuit, et il renouvelait l’assaut le lendemain matin. Après avoir fait espérer à l’ennemi que la nuit ne serait pas troublée, pendant urne nuit fatale il les prit à l’improviste, en envoyant le Thurien Archylos avec une troupe d’élite attaquer les défenses les plus avancées. Ce détachement, plantant des échelles et grimpant au moyen des maisons à demi démolies, s’établit fortement dans une position à l’intérieur de la ville avant qu’une résistance pût être organisée. C’est en vain que les défenseurs, découvrant trop tard le stratagème, s’efforcèrent de le déloger. Le gros de l’armée de Denys fut promptement amené par le chemin de terre artificiel pour assurer le succès du détachement, et la ville fût emportée ainsi, malgré la plus vaillante résistance qui Continua même après qu’elle était devenue sans espoir[22]. L’armée victorieuse qui se précipita en ce moment dans Motyê, irritée non seulement par la longueur et l’opiniâtreté de la défense, mais encore parles atrocités que les Carthaginois avaient commises antérieurement à Agrigente et ailleurs, donna pleine carrière aux mouvements sanguinaires de la vengeance. Elle égorgea indistinctement hommes et femmes, vieillards et enfants, sans pitié pour personne. Les rues furent ainsi jonchées de morts, malgré tous les efforts de Denys, qui désirait sauver les captifs afin de pouvoir les vendre comme esclaves, et en tirer ainsi un parti profitable. Mais son ordre de s’abstenir du carnage ne fût pas observé, et il ne put faire rien de plus que d’inviter par une proclamation les victimes à chercher un refuge dans lés temples ; démarche a laquelle la plupart d’entre elles durent avoir recours sans y être invitées. Empêchés parle sanctuaire de temples de massacrer davantage, lés vainqueurs se mirent alors à piller. Une quantité d’or, d’argents de vêtements précieux et d’autres marques d’opulence, accumulés pondant une longue période de prospérité active, tomba entre leurs mains, et Denys leur accorda le pillage complet de la ville, comme récompense pour les fatigues du siège, il distribua en outre des rémunérations spéciales à ceux qui s’étaient distingués, cent mines étant données à Archylos, qui avait dirigé l’heureuse surprise de nuit. Il vendit comme esclaves tous les habitants survivants ; mais il réserva pour un sort plus cruel Daimenês et divers autres Grecs qui avaient été pris parmi eux. Ces Grecs, il les fit crucifier[23] ; spécimen des peines phéniciennes passant par l’exemple à leurs voisins et ennemis helléniques. Le siège de Motyê ayant occupé presque tout l’été, Denys reconduisit alors son armée dans ses foyers (396 av. J.-C.). Il laissa dans cette ville une garnison sikel sous le commandement du Syracusain Bitôn, ainsi qu’une partie considérable de sa flotte, cent vingt vaisseaux, sous les ordres de son frère Leptinês, qui reçut pour instructions de surveiller l’arrivée de forces quelconques de Carthage, et de s’occuper à assiéger-les villes voisines d’Egesta et d’Entella. Toutefois les opérations contre ces deux villes eurent peu de succès. Les habitants se défendirent bravement, et les Egestæens réussirent même, par une sortie de nuit bien combinée, à brûler le camp de l’ennemi, avec beaucoup de chevaux et de provisions de toute sorte dans les tentes. Ni l’une ni l’autre de ces villes n’était encore réduite, quand, le printemps suivant, Denys revint lui-même de Syracuse avec le gros de son armée. Il força les habitants d’Halikyæ à se soumettre, mais il ne fit pas d’autre conquête permanente, et rien de plus que de dévaster le territoire voisin dépendant de Carthage[24]. Bientôt l’arrivée d’Imilkôn de Carthage changea la face de la guerre (396 av. J.-C.). Après avoir été élevé à la première magistrature de la cité, il amenait avec lui des forces écrasantes, réunies aussi bien parmi les sujets d’Afrique qu’en Iberia et dans la Méditerranée occidentale. Elles montaient, même selon l’estimation peu élevée de Timée, à 100.000 hommes, renforcés plus tard en Sicile par 30.000 en plus, — et d’après les calculs plus larges d’Ephore, elles comptaient 300.000 fantassins, 4.000 cavaliers, 400 chars et 400 vaisseaux de guerre, et 600 transports chargés de provisions et d’engins. Denys avait ses espions à Carthage[25], même parmi les personnages d’un rang élevé et les hommes d’État, qui lui apprenaient tous les mouvements et les ordres publics. Mais Imilkôn, pour obvier à ce qu’on sût le point précis de la Sicile où il avait l’intention de débarquer, donna à ses pilotes des instructions cachetées, qui ne devaient être ouvertes que quand ils seraient en mer, et qui indiquaient Panormos (Palerme) comme lieu de rendez-vous[26]. Les transports allèrent directement à ce port, sans toucher terre ailleurs ; tandis qu’Imilkôn avec les vaisseaux de guerre s’approcha du port de Motyê et de là longea la côte jusqu’à Panormos. Il nourrissait probablement l’espoir d’intercepter quelque partie de la flotte syracusaine. Mais rien de la sorte ne se trouva praticable ; tandis que Leptinês, de son côté, fut même assez heureux pour pouvoir attaquer, avec trente trirèmes, les premiers navires de la vaste flotte de transport dans sa route pour Panormos. Il n’en détruisit pas moins de cinquante, avec cinq mille hommes et deux cents chars de guerre ; toutefois le reste de la flotte arriva au port en sûreté, où Imilkôn la rejoignit avec les vaisseaux de guerre. L’armée de terre étant débarquée, le général carthaginois la mena à Motyê, en ordonnant à ses vaisseaux de guerre de l’accompagner le long de la côte. En chemin il regagna Eryx, qui était carthaginoise de cour, et qui ne s’était soumise à Denys que par intimidation l’année précédente. Il attaqua ensuite Motyê, qu’il reprit, vraisemblablement après très peu de résistance. Elle savait tenu opiniâtrement contre les Syracusains peu de mois auparavant, pendant qu’elle était entre les mains de ses habitants carthaginois, avec leurs familles et leurs biens autour d’eux ; mais la garnison sikel avait beaucoup moins de motifs pour opposer une vigoureuse résistance[27]. C’est ainsi que Denys fut privé de la conquête qui lui avait coûté tant de sang et de fatigues l’été précédent (396-395 av. J.-C.). Nous sommes surpris d’apprendre qu’il ne fit aucun effort pour prévenir sa reprise, bien qu’il ne fût pas à une grande distance, puisqu’il assiégeait Egesta, — et que ses soldats, fiers des succès de l’année précédente, fussent pleins d’ardeur pour une bataille générale. Mais Denys, jugeant cette mesure trop aventureuse, résolut de se retirer à Syracuse. Il commençait à manquer de provisions, et il était à une grande distance d’alliés, de sorte qu’une défaite eût été ruineuse. Il retourna donc à Syracuse, emmenant avec lui quelques-uns des Sikaniens, qu’il persuada de quitter leur séjour dans le voisinage des Carthaginois, en promettant de les pourvoir ailleurs de demeures meilleures. Toutefois la plupart d’entre eux déclinèrent ses offres ; quelques-uns (entre autres les Halikyæens), préférant reprendre leur alliance avec Carthage. Des récentes acquisitions il ne resta rien alors à Denys au delà de la frontière de Sélinonte ; mais Gela, Kamarina, Agrigente et Sélinonte avaient été enlevées à Carthage, et étaient encore dans un état d’alliance dépendante avec lui ; résultat important, — bien que vraisemblablement il fût bien loin de répondre aux immenses préparatifs militaires qui avaient servi à l’obtenir. Fit-il preuve d’une sage discrétion en évitant de combattre les Carthaginois, c’est ce que nous ne sommes pas assez renseigné pour déterminer. Mais son armée parait en avoir été mécontente, et ce fut une des causes du soulèvement qui éclata contre lui peu de temps après à Syracuse[28]. Laissé ainsi maître du pays, Imilkôn, au lieu d’essayer de reconquérir Sélinonte et Himera, qui avaient probablement été appauvries par leurs malheurs récents, — résolut de tourner ses armes contre Messênê au nord-est de l’île ; ville qui avait encore toute sa force et qu’aucun ennemi n’avait attaquée, — si peu préparée à une agression que ses murs n’étaient pas en bon état, — et de plus affaiblie encore au moment actuel par l’absence de ses cavaliers qui figuraient dans l’armée de Denys[29]. En conséquence il marcha le long du rivage septentrional de la Sicile, avec sa flotte qui longeait la côte dans la même direction pour coopérer avec lui. Il entra en arrangements avec Kephalœdion et Therma, prit l’île de Lipara ; et arriva enfin au cap Pelôros, à quelques milles de Messênê. Sa marche rapide et son arrivée inattendue frappèrent les Messêniens de terreur. Beaucoup d’entre eux, croyant la défense impossible, contre une armée aussi nombreuse, envoyèrent à Rhegium ou ailleurs leurs familles et ce qu’ils avaient de précieux. Toutefois, en général, il régna un esprit de plus grande confiance, résultant en partie d’une ancienne prophétie conservée parmi les traditions de la ville, et qui annonçait que les Carthaginois ponteraient un jour de l’eau dans Messênê. Les interprètes affirmaient que porter de l’eau, voulait dire naturellement être esclave ; aussi les Messêniens, se persuadant que cette prophétie prédisait une défaite à Imilkôn, firent-ils sortir leurs troupes d’élite pour le rencontrer à Pelôros, et pour s’opposer à son débarquement. Le commandant carthaginois, voyant ces troupes en marche, ordonna à sa flotte de s’avancer dans le port de la cité, et de l’attaquer du côté de la mer pendant l’absence des défenseurs. Un vent du nord favorisa tellement la marche des vaisseaux, qu’ils entrèrent dans le port à pleines voiles, et trouvèrent la cité de ce côté presque point gardée. Les troupes qui étaient sorties pour se rendre à Pelôros se hâtèrent de revenir ; mais il était trop tard[30] ; tandis qu’Imilkôn lui-même, poussant en avant par terre, pénétra dans la ville en franchissant les parties négligées du mur. Messênê fut prise, et ses malheureux habitants s’enfuirent dans toutes les directions pour sauver leur vie. Quelques-uns trouvèrent un refuge dans les cités voisines ; d’autres coururent aux forts placés sur les collines dans le territoire messênien, comme protection contre les Sikels indigènes ; tandis qu’environ deux cents d’entre eux, près du port, se jetèrent dans la mer, et entreprirent la tâche difficile de gagner à la nage la côte italienne, tâche dans laquelle cinquante d’entre eux réussirent[31]. Bien qu’Imilkôn essayât en vain d’emporter d’assaut quelques-uns des forts messêniens des collines, qui étaient à la fois dans une forte position et vaillamment défendus, — cependant la prise de Messênê seule était un événement aussi imposant que profitable. Elle enlevait à Denys un allié important, et diminuait pour lui la facilité de se procurer du secours en Italie. Mais surtout, elle satisfaisait le sentiment anti-hellénique du général carthaginois et de son armée, en contrebalançant la prise de Motyê de l’année précédente. Ayant fait à peine de prisonniers, Imilkôn n’eut que des pierres et du bois insensibles contre lesquels il pût exhaler son antipathie. Il ordonna que la ville, les murs et tous les bâtiments fussent entièrement brûlés et démolis ; tâche que sa nombreuse armée exécuta, dit-on, tellement à la lettre qu’il ne resta guère que des ruines sans une trace de résidence humaine[32]. Il reçut l’adhésion et des renforts de la plupart des Sikels de l’intérieur[33], qui avaient été forcés de se soumettre à Denys une année ou deux auparavant, mais qui détestaient sa domination. Le despote syracusain avait assigné à quelques-uns de ces Sikels le territoire des Naxiens vaincus, avec leur cité probablement sans murailles. Mais, désireux comme ils l’étaient de lui échapper, beaucoup d’entre eux avaient émigré à un point un peu plus au nord de Naxos, — à la colline de Tauros, immédiatement sur la mer, défavorablement célèbre parmi la population sikel, comme étant le lieu où avaient touché les premiers colons grecs en arrivant dans l’île. Leur migration fut encouragée, multipliée et organisée, sous les auspices d’Imilkôn, qui les détermina à construire, sur la forte éminence de Tauros, un poste fortifié qui fut le commencement de la cité connue plus tard sous le nom de Tauromenium[34]. Magôn fit envoyé avec la flotte carthaginoise pour concourir à l’entreprise. Cependant Denys, fort inquiété par la prise de Messênê, s’appliqua à mettre Syracuse dans un bon état de défense sur sa frontière septentrionale. Naxos et Katane étant toutes deux sans fortifications, il fut forcé de les abandonner, et il engagea les Campaniens qu’il avait établis à Katane à transporter leurs quartiers dans la place forte appelée Ætna, au pied de la montagne ainsi nommée. Il fit de Leontini sa position principale, en renforçant autant que possible les fortifications de la cité aussi bien que celles des forts de la campagne voisine, où il accumula des provisions tirées des fertiles plaines d’alentour. Il avait encore une armée de 30.000 fantassins et de plus de 3.000 chevaux ; il avait aussi une flotte de 180 vaisseaux de guerre, trirèmes et autres. L’année précédente, il avait fait sortir une armée de terre et une armée navale bien supérieures à celle-ci, même dans des desseins d’agression ; comment se fit-il qu’il ne put en réunir davantage, même pour la défense et dans sa ville, — ou qu’était devenu le reste ; — c’est ce qu’on ne nous dit pas. Des 180 vaisseaux de guerre, soixante n’étaient garnis d’hommes que grâce au procédé extraordinaire, d’un affranchissement d’esclaves. Ces changements sérieux et soudains dans le montant des forces militaires d’année en année peuvent se remarquer chez les Carthaginois aussi bien que chez les Grecs, — et à vrai dire dans la plus grande partie de l’histoire grecque, — les armées étant réunies surtout pour des occasions spéciales et ensuite licenciées. Denys envoya en outre à Sparte des ambassadeurs solliciter un renfort de 1.000 auxiliaires mercenaires[35]. Après avoir pourvu à la meilleure défense qu’il put dans tout le territoire, il marcha en avant vers Katane avec ses principales forces de terre, ayant sa flotte aussi en mouvement pour coopérer avec lui, immédiatement à la hauteur du rivage. C’est vers ce même point de Katane que les Carthaginois se dirigeaient actuellement, dans leur marche contre Syracuse (396-395 av. J.-C.). Magôn avait l’ordre de suivre la côte avec sa flotte depuis Tauros (Tauromenium) jusqu’à la ville de Katane, tandis qu’Imilkôn projetait de marcher lui-même avec les forces de terre sur le rivage, en se tenant constamment près de sa flotte en vue d’un appui mutuel. Mais un hasard remarquable fit échouer son plan. Il y eut une soudaine éruption de l’Ætna ; de sorte que le courant de lave descendant de la montagne à la mer enleva toute possibilité de marcher le long du rivage jusqu’à la ville de Katane, et le força de faire un détour considérable avec son armée sur le côté de la montagne qui regarde la terre. Bien qu’il accélérât sa marche autant que possible, toutefois pendant deux jours ou plus il se vit inévitablement couper toute communication avec sa flotte, qui, sous le commandement de Magôn, faisait voile au sud vers Katane. Denys profita de cette circonstance pour avancer au delà de Katane le long du rivage s’étendant vers le nord, pour rencontrer Magôn dans sa marche et l’attaquer séparément. La flotte carthaginoise était très supérieure en, nombre, puisqu’elle se composait de cinq cents voiles en tout, dont une partie toutefois n’était pas, rigoureusement parlant, des vaisseaux de guerre, mais des bâtiments marchands armés, — c’est-à-dire garnis de proues d’airain destinées à donner contre un ennemi, et mis en mouvement par des rames. Mais d’autre part, Denys avait une armée de terre toute prête à coopérer avec sa flotte ; avantage qui, dans l’ancienne guerre navale, comptait pour beaucoup, en ce que, en cas de défaite, elle servait de refuge aux vaisseaux, et en ce que, en cas de victoire, elle interceptait ou diminuait les moyens qu’avait l’ennemi de s’échapper. Magôn, alarmé quand il aperçut l’armée grecque de terre rassemblée sur le rivage et la flotte grecque qui s’avançait à force de rames pour l’attaquer, — fut néanmoins obligé contre sa volonté d’accepter la bataille. Leptinês, l’amiral syracusain, — bien qu’il eût reçu de Denys l’ordre de concentrer ses vaisseaux autant que possible, à cause de son nombre inférieur — attaqua avec hardiesse et même avec :témérité, s’avançant avec trente vaisseaux beaucoup en avant des autres, et étant apparemment plus loin en mer que l’ennemi. Sa bravoure parut d’abord réussir ; il détruisit ou endommagea les premiers vaisseaux des Carthaginois ; mais leur nombre supérieur l’enveloppa bientôt, et après un combat désespéré, livré le plus prés possible, vaisseau contre vaisseau et corps — à corps, il fut obligé de prendre chasse et de s’échapper vers la haute mer. Legros de sa flotte, arrivant en désordre et voyant sa défaite, fut battu également, après une lutte énergiquement soutenue. Tous ses vaisseaux s’enfuirent, soit vers la terre, soit vers la mer, comme ils le purent, vigoureusement poursuivis par les vaisseaux carthaginois ; et à la fin, on ne compta pas moins de cent vaisseaux syracusains, avec vingt mille hommes, comme pris ou détruits. Un grand nombre d’hommes des équipages, nageant ou flottant dans l’eau sur des mâts, s’efforcèrent de gagner la terre pour se mettre sous la protection de leurs camarades, Mais les petites embarcations carthaginoises, voguant très près de la côte, tuèrent ou noyèrent ces malheureux, même sous les yeux de leurs amis, qui, du rivage où ils étaient, ne pouvaient leur prêter assistance. L’eau voisine devint parsemée tant de cadavres que des fragments dé vaisseaux brisés. Comme vainqueurs, les Carthaginois purent sauver beaucoup de leurs propres matelots, soit à bord des vaisseaux endommagés, soit nageant pour sauver leur vie Cependant leurs pertes furent sérieuses aussi ; et leur victoire, quelque complète qu’elle fût, ils l’achetèrent chèrement[36]. Bien que l’armée de terre de Denys n’eût pas été du tout engagée, cependant la terrible défaite de sa flotte l’amena à donner l’ordre immédiat de se retirer, d’abord à Katane et ensuite plus loin encore, à Syracuse (395-394 av. J.-C.). Aussitôt que l’armée syracusaine eut évacué le rivage adjacent, Magôn remorqua ses prises à terre, et là les tira sur le rivage ; en partie pour les réparer là où cela était praticable, — en partie comme preuves visibles de la grandeur du triomphe propres à encourager son armement. Un temps orageux étant précisément survenu alors, il fut forcé de tirer ses propres vaisseaux aussi sur le rivage pour les mettre en sûreté, et il y resta pendant quelques jours occupé à refaire les équipages. Tenir la mer dans un pareil temps aurait à peine été praticable ; de sorte que si Denys, au lieu de se retirer, avait continué è occuper le rivage avec son armée de terre encore intacte, il parait que les vaisseaux carthaginois auraient été dans le plus grand danger, contraints soit d’affronter la tempête, de remonter à une distance considérable vers le nord, soit d’opérer leur débarquement en face d’un ennemi formidable, sans pouvoir attendre l’arrivée d’Imilkôn[37]. Ce dernier, après un intervalle de temps peu considérable, arriva, de sorte que l’armée de terre et la flotte des Carthaginois coopérèrent alors de nouveau. Pendant qu’il accordait à ses troupes quelques jours pour se reposer et jouir de la victoire, il envoya à la ville d’Ætna des députés chargés d’inviter les soldats mercenaires campaniens à rompre avec Denys et à se joindre à lui-même. Leur rappelant que leurs compatriotes à Entella vivaient heureux comme dépendance de Carthage (ce qu’ils avaient prouvé récemment en résistant à l’invasion syracusaine), il leur promit une augmentation de territoire, et une part dans les dépouilles de la guerre, à enlever aux Grecs qui étaient ennemis des Campaniens non moins que des Carthaginois[38]. Les Campaniens d’Ætna auraient volontiers répondu à son invitation, et ils ne furent empêchés de se joindre à lui que parce qu’ils avaient donné des otages au despote de Syracuse, dans l’armée, duquel aussi leurs meilleurs soldats servaient à ce moment. Cependant Denys, en retournant à Syracuse, trouva son armée fortement mécontente (395-394 av. J.-C.). Les soldats, retirés du théâtre de l’action sans même avoir fait usage de leurs armes, ne s’attendaient à rien moins à Syracuse qu’à un blocus plein de misères et de privations. Conséquemment, beaucoup d’entre eux protestèrent contre la retraite, le conjurant de les conduire de nouveau sur le théâtre de l’action, afin qu’ils pussent ou attaquer la flotte carthaginoise dans la confusion d’un débarquement, ou engager une bataille avec l’armée de terre d’Imilkôn qui avançait. D’abord Denys consentit à ce changement de plan. liais on lui rappela bientôt que s’il lie se hâtait de retourner à Syracuse, Magôn pourrait s’y rendre avec sa flotte victorieuse, entrer dans le port et s’emparer de la cité, Comme Imilkôn avait récemment réussi à Messênê. Sous l’empire de ces craintes, il renouvela son ordre primitif de retraite, malgré les véhémentes protestations de ses alliés siciliens, qui, dans le fait, furent tellement irrités, que la plupart d’entre eux le quittèrent immédiatement[39]. Quel était de ces deux plans le plus sage, les moyens suffisants pour le décider nous manquent. Mais les circonstances semblent n’avoir pas été les mêmes que, celles qui précédèrent la prise de Messênê ; car Magôn n’était pas en état de se mettre aussitôt en mouvement avec la flotte, en partie à cause de ses pertes dans la récente action, en partie à cause du temps orageux ; et il aurait pu être surpris dans l’opération même du débarquement si Denys était rapidement revenu vers le rivage. Autant que nous en pouvons juger, il paraîtrait que les plaintes de l’armée contre la retraite précipitée de Denys reposaient sur des motifs extrêmement plausibles. Néanmoins il persista, et il arriva à Syracuse avec son armée non seulement fort découragée, mais très diminuée par la désertion d’une partie des alliés. Sans perdre de temps, il envoya des députés aux Grecs italiens et dans le Péloponnèse, avec des fonds considérables pour engager des soldats, et avec de pressantes prières à adresser à Sparte aussi bien qu’à Corinthe[40]. Polyxenos, son beau-frère, chargé de cette mission, s’acquitta de ce devoir avec tant de diligence, qu’il revint dans un espace de temps relativement court avec trente-deux vaisseaux de guerre sous le commandement du Lacédæmonien Pharakidas[41]. Cependant Imilkôn, après avoir suffisamment fait reposer ses troupes après la victoire navale à la hauteur de Katane, se mit en mouvement pour se rendre à Syracuse, tant avec la flotte qu’avec l’armée de terre (395-394 av. J.-C.). L’entrée de sa flotte dans le Grand Port fut fastueuse et imposante, bien au delà même de celle du second armement athénien, où Demosthenês étala pour la première fois sa force, brillante, mais éphémère[42]. 208 vaisseaux de guerre entrèrent d’abord mus par leurs rameurs, rangés dans le meilleur ordre et ornés des dépouilles des vaisseaux syracusains capturés. Ils étaient suivis par des transports, dont 500 portaient des soldats et 1.000 autres étaient vides ou chargés de provisions et de machines. Le nombre total des vaisseaux, nous dit-on, montait presque à 2.000, et couvrait une portion considérable du Grand Port[43]. La nombreuse armée de terre avança vers le même temps ; Imilkôn établit son quartier général dans le temple de Zeus Olympios, à environ un mille et demi (2 kilom. 1/2) de la cité. Il rangea bientôt ses forces en ordre de bataille ; et s’approcha tout près des murs de la ville, tandis que ses vaisseaux de guerre aussi, étant divisés en deux flottes de cent vaisseaux chacune, se montrèrent en face des deux ports intérieurs ou bassins (de chaque côté du détroit qui unissait Ortygia à la terre ferme), où les vaisseaux syracusains étaient logés en sûreté. Il défia ainsi les, Syracusains de combattre sur deux éléments ; mais ni l’un ni l’autre cartel ne fut accepté. Après avoir augmenté encore par ce défi la confiance de ses propres troupes, il les répandit d’abord sur le territoire syracusain, et leur accorda trente jours pour s’enrichir par un pillage illimité. Ensuite, il se mit en devoir d’établir des postes fortifiés, comme essentiels pour continuer un blocus qu’il prévoyait devoir être ennuyeux. Non seulement il fortifia le temple de Zeus Olympios, mais il construisit deux autres forts, l’un au cap Plemmyrion — à l’entrée méridionale du port, vis-à-vis immédiatement d’Ortygia, où Nikias avait élevé également un poste —, l’autre sur le Grand fort, à mi-chemin entre Plemmyrion et le temple de Zeus Olympios, à la petite baie appelée Daskôn. Il entoura en outre d’un mur tout son camp, près du temple mentionné en dernier lieu ; les matériaux de ce mur furent tirés en partie des démolitions pies nombreuses tombes alentour, en particulier d’un tombeau, spacieux et magnifique, qui rappelait Gelôn et son épouse Damaretê. Dans ces divers postes fortifiés, il put amasser le pain, le vin et les autres provisions que ses transports étaient occupés à se procurer en Afrique et en Sardaigne, pour nourrir continûment une armée aussi considérable[44]. Il paraîtrait qu’Imilkôn avait espéré d’abord prendre la cité d’assaut ; car il fit avancer son armée jusqu’aux murs même d’Achradina (la cité extérieure). Il occupa même le faubourg ouvert de cette cité, fortifié plus tard séparément sous le nom de Neapolis, où étaient situés les temples de Dêmêtêr et de Persephonê, qu’il dépouilla de leurs riches trésors[45]. Mais si tel fut son plan, il l’abandonna bientôt, et se borna au procédé plus lent de réduire la cité par la famine. Toutefois, ses progrès dans cette entreprise ne furent nullement encourageants. Nous devons nous rappeler qu’il n’était pas, comme Nikias, maître du centre d’Epipolæ ; en état par là d’étendre son bras droit au sud jusqu’au Grand Port, et son bras gauche au nord jusqu’à la mer à Trogilos. Autant que nous pouvons le reconnaître, il ne gravit jamais la falaise méridionale et ne monta pas sur la pente d’Epipolæ, bien qu’il semble qu’à cette époque il n’y avait pas de ligne de mur le long de la falaise méridionale, comme Denys en avait récemment construit une le long de la septentrionale. La position d’Imilkôn était bornée au Grand Port et aux terres basses adjacentes, au sud de la falaise d’Epipolæ ; de sorte que les communications de Syracuse avec le pays alentour restaient partiellement ouvertes de deux côtés ; — à l’ouest, par l’Euryalôs, à l’extrémité la plus haute d’Epipolæ, — et au nord, vers Thapsos et Megara, par l’Hexapylon ou principale porte dans la nouvelle fortification construite par Denys le long de la falaise septentrionale d’Epipolæ. C’est alors qu’on comprit toute l’importance de cette récente fortification ; qui, protégeant Syracuse tant au nord qu’à l’ouest, et défendant la précieuse position d’Euryalos, était un obstacle considérable pour les opérations d’Imilkôn. La cité était ainsi ouverte, partiellement du moins de deux côtés, pour recevoir des provisions par terre. Et même on trouvait moyen d’en introduire par mer. Bien qu’Imilkôn eût une flotte tellement supérieure en force que les Syracusains n’osaient pas en venir à une bataille rangée, cependant il éprouvait de la difficulté à veiller assez constamment pour exclure leurs navires de provisions et assurer l’arrivée des siens. Denys et Leptinês sortirent eux-mêmes du port avec des escadres armées pour accélérer et protéger l’approche de leurs provisions ; tandis qu’il y eut plusieurs rencontres irrégulières, et entre les troupes de terre et entre les vaisseaux, qui furent avantageuses aux Syracusains, et relevèrent beaucoup leur courage. Un conflit naval en particulier, qui s’engagea, pendant que Denys était absent pour sa croisière, eut une sérieuse importance. A la vue d’un navire de blé appartenant à la flotte d’Imilkôn qui entrait dans le Grand Port, les Syracusains garnirent soudainement d’hommes cinq vaisseaux de guerre, s’en rendirent maîtres et le traînèrent dans leur bassin. Pour prévenir cette prise, les Carthaginois, de leur station, envoyèrent quarante vaisseaux de guerre ; alors les Syracusains équipèrent toutes leurs forces navales, coururent sur les quarante avec un nombre décidément supérieur et les défirent complètement. Ils capturèrent le vaisseau-amiral, en désemparèrent vingt-quatre autres, et poursuivirent le reste jusqu’à la station navale ; en face de laquelle ils paradèrent, en provoquant l’ennemi à une bataille[46]. Comme le défi ne fut pas accepté, ils retournèrent à leur bassin, remorquant leurs prises en triomphe. Cette victoire navale indiquait et contribua beaucoup à occasionner le changement dans la fortune du siége que chaque jour futur ne fit qu’accélérer davantage. Elle eut pour effet immédiat de remplir le public syracusain d’un orgueil illimité. Sans Denys, nous triomphons de nos ennemis ; sous son commandement, nous sommes battus ; pourquoi nous soumettre plus longtemps sous lui à l’esclavage ? Telle fut l’explosion de sentiment indigné qui régnait largement dans les groupes et dans les cercles de la cité ; sentiment fortifié par la conscience qu’ils étaient actuellement tous armés et capables d’arracher la liberté, — vu que Denys, quand l’ennemi assiégeant parut réellement devant la cité, avait été obligé, comme le moindre de deus dangers, de produire et de distribuer de nouveau les armes qu’il leur avait prises précédemment. C’est au milieu de ce mécontentement que Denys lui-même revint de sa croisière. Pour calmer la disposition dominante, il fut forcé de convoquer une assemblée publique, où il vanta avec chaleur le récent exploit des Syracusains, et les exhorta à une confiance énergique, promettant qu’il terminerait bientôt la guerre[47]. Il est possible que Denys, pendant son despotisme, ait permis à l’occasion ce qu’on appelait des assemblées publiques ; mais nous pouvons être sûrs que, s’il en convoqua jamais, elles n’étaient que de pure forme, et qu’une discussion libre ni une opposition à sa volonté n’y furent jamais tolérées. Dans l’occasion présente, il comptait sur le même acquiescement passif ; et après avoir prononcé un discours, fort applaudi sans doute par ses partisans, il était sur le point de congédier l’assemblée, quand un citoyen nommé Theodôros se leva à l’improviste. C’était un cavalier ou chevalier, — personnage riche et d’une haute position dans la cité, d’un caractère élevé et jouissant d’une réputation établie de courage. Le temps et les circonstances lui donnant de la hardiesse, il se mit alors en avant pour déclarer publiquement cette haine contre Denys et ce désir de liberté qu’il avait entendu exprimer en particulier autour de lui par tant de sec concitoyens dont les sentiments lui étaient bien connus[48]. Diodore, dans son histoire, nous donne une longue harangue — l’a-t-il composée lui-même ou copiée sur d’autres, c’est ce que nous ne pouvons dire — comme prononcés par Theodôros. Les principaux arguments en sont ceux auxquels nous devions naturellement nous attendre, et ce sont probablement les véritables en général. C’est une revue complète et une dénonciation énergique de la conduite passée de Denys, se terminant par un appel aux Syracusains pour les engager à s’affranchir de sa domination. Denys (soutient l’orateur en substance) est un ennemi pire que les Carthaginois, qui, s’ils étaient victorieux, se contenteraient d’un tribut régulier, en nous laissant jouir de nos biens et de notre gouvernement paternel. Denys nous a ravis l’un et les autres. Il a dépouillé nos temples de leurs dépôts sacrés. Il a tué ou banni nos citoyens opulents, il s’est emparé ensuite de leurs biens en masse pour les transférer à ses propres satellites. Il a donné en mariage a ses soldats barbares les épouses de ces exilés. Il a affranchi nos esclaves, et les a pris a. sa solde, afin de tenir leurs maîtres dans l’esclavage. Il a mis garnison dans notre citadelle contre nous ; au moyen de ces esclaves, ainsi que d’une armée d’autres mercenaires. Il a mis à mort tout citoyen qui osait élever la voix pour défendre les lois et la constitution. Il a abusé de notre confiance, — poussée jadis malheureusement si loin que nous l’avons nommé général, — en employant ses pouvoirs à renverser notre liberté et à nous gouverner suivant sa rapacité égoïste qui lui tient lieu de justice. En outre, il nous a enlevé nos armes ; une nécessité récente l’a forcé à nous les rendre, — et, si nous sommes des hommes, nous les emploierons aujourd’hui pour recouvrer notre liberté[49]. Si la conduite de Denys à l’égard de Syracuse a été infâme ainsi, elle n’a pas été meilleure envers les Grecs siciliens en général. Il a livré Gela et Kamarina aux Carthaginois pour ses propres desseins. Il a laissé Messênê tomber entre leurs mains sans lui prêter la moindre assistance. Il a réduit a être esclaves, par la dernière des perfidies, nos frères et voisins grecs de Naxos et de Katane ; en cédant la dernière aux Campaniens non helléniques, et en détruisant la première. Il aurait pu attaquer les Carthaginois immédiatement après leur arrivée d’Afrique et leur débarquement à Panormos, avant qu’ils se fussent remis de la fatigue du voyage. Il aurait pu livrer le récent combat naval prés du port de Katane, au lieu de le livrer prés du rivage au nord de cette ville, de manière à assurer une retraite facile et sûre à notre flotte, si elle était vaincue. S’il avait voulu tenir son armée de terre sur les lieux, il aurait pu empêcher la flotte carthaginoise victorieuse d’approcher de la terre, quand la tempête arriva peu après la bataille, ou l’attaquer avec le plus grand avantage, si elle avait essayé de débarquer. Il a entièrement dirigé la guerre avec une honteuse incapacité ; il ne désirait pas, il est vrai, se débarrasser des Carthaginois comme d’ennemis, mais conserver les terreurs causées par Carthage comme engin indirect pour maintenir Syracuse sous son joug. Tant que nous avons combattu avec lui, nous avons été constamment malheureux ; maintenant que nous en venons à combattre sans lui, une récente expérience nous apprend que nous pouvons battre les Carthaginois, même avec un nombre inférieur. Cherchons un autre chef (dit Theodôros en terminant) à la place de ce sacrilège pilleur de temples que les dieux ont maintenant abandonné. Si Denys veut consentir à renoncer à sa domination, qu’il se retire de la cité avec ce qu’il possède saris être inquiété ; s’il ne le veut pas, nous sommes tous rassemblés ici, nous avons nos armes, et à côté de nous des alliés italiens et péloponnésiens. L’assemblée décidera si elle choisira des chefs parmi nos propres citoyens, — ou dans Corinthe notre métropole, — ou chez les Spartiates, les présidents de toute la Grèce. Tels sont les principaux points de là longue harangue attribuée à Theodôros ; première occasion, depuis bien des années, dans laquelle l’expression d’un libre langage avait été publiquement entendue dans Syracuse. Au nombre des charges avancées contre Denys, qui tendaient à accuser sa manière de faire la guerre aux Carthaginois, il y en a plusieurs que nous ne pouvons ni admettre ni rejeter, à cause de la connaissance insuffisante que nous avons des faits. Mais les énormités qui lui sont attribuées dams sa manière d’agir à l’égard des Syracusains, — la fraude, la violence, la spoliation et l’effusion de sang, à l’aide desquelles il avait d’abord acquis, puis soutenu sa domination sur eux, — sont des assertions de faits réels, qui coïncident en général avec le récit antérieur de Diodore, et que nous n’avons pas de motif pour contester. Saluée par l’assemblée avec une grande sympathie et de vives acclamations, cette harangue alarma -sérieusement Denys. A la fin de son discours, Theodôros avait invoqué la protection de Corinthe aussi bien que de Sparte contre le despote qu’il avait osé attaquer en public avec tant de courage. Il y avait à ce moment des Corinthiens, ainsi que des Spartiates qui concouraient à la défense, sous le commandement de Pharakidas. Cet officier spartiate s’avança pour parler immédiatement après Theodôros. Entre autres sentiments divers de respect traditionnel à l’égard de Sparte, il régnait encore un reste de la croyance qu’elle était contraire aux despotes, comme elle l’avait été réellement jadis à une période reculée de son histoire[50]. Aussi les Syracusains espéraient-ils, et même s’attendaient-ils, que Pharakidas seconderait la protestation de Theodôros et se présenterait comme champion de la liberté en faveur de la première cité grecque de Sicile[51]. Dans le fait, ils furent amèrement désappointés. Denys avait établi avec Pharakidas des relations aussi amicales que celles des Trente tyrans d’Athènes avec Kallibios, l’harmoste lacédæmonien dans l’acropolis[52]. En conséquence, non seulement Pharakidas, dans soli discours, combattit la proposition qui venait d’être faite, mais il se déclara expressément en faveur du despote, donnant à entendre qu’il avait été envoyé pour aider les Syracusains et Denys contre les Carthaginois, — et non pour renverser la domination de Denys. Cette déclaration enleva toute espérance aux Syracusains. Ils virent clairement que dans toute tentative qu’ils feraient pour s’affranchir ils auraient contre eux non seulement les mercenaires de Denys, mais encore toutes les forces de Sparte, alors souveraine et toute-puissante, représentée dans l’occasion présente par Pharakidas, comme elle l’avait été dans une année précédente par Aristos. Ils furent condamnés à porter leurs chaînes en silence, non sans d’inutiles malédictions contre Sparte. Cependant Denys, soutenu puissamment ainsi, put se tirer de cette conjoncture périlleuse et critique. Ses mercenaires affluèrent en toute hâte autour de sa personne, — ayant probablement été mandés aussitôt que la voix d’un libre orateur s’était fait entendre[53]. Et il put ainsi congédier une assemblée, qui, pendant un seul et court instant, avait paru menacer la perpétuité de sa domination et promettre l’affranchissement à Syracuse. Pendant cette scène intéressante et importante, ale sort de Syracuse avait dépendu de la décision de Pharakidas : car Theodôros, sachant bien qu’avec une armée assiégeante devant les portes, la cité ne pouvait rester sans une autorité suprême, avait conjuré le commandant spartiate, avec ses alliés Lacédœmoniens et Corinthiens, de prendre entre ses mains le contrôle et l’organisation des forces populaires, Il n’y a guère lieu de douter que Pharakidas n’eût pu le faire, s’il y avait été disposé, de manière à tenir à la fois tête aux Carthaginois du dehors, et à restreindre, sinon à renverser, le despotisme à l’intérieur. Au lieu de se charger de l’intervention tutélaire sollicitée par le peuple, il se jeta dans le plateau opposé de la balance, et renforça Denys plus que jamais, au moment de son plus grand danger. La conduite de Pharakidas fut sans doute conforme aux instructions qu’il avait revues de son gouvernement, aussi bien qu’à la politique écrasante et oppressive dé Sparte, à l’époque où son empire ne trouvait pas de résistance (entre la victoire à Ægospotami et la défaite de Knidos), politique poursuivie dans tout le monde grec. Denys comprit entièrement le danger auquel cet appui lui avait permis d’échapper. Sous les premières impressions de 1a crainte, il s’efforça de gagner une sorte de popularité, par une conduite et un langage conciliants, par des présents adroitement distribués, et par dés invitations à sa table[54]. Quelque ait pu être le succès de ces artifices, la tournure favorable que le siège prenait à ce moment fut le plus puissant de tous les secours pour relever de nouveau son pouvoir absolu. Ce ne furent pas les armes des Syracusains qui ruinèrent l’armée assiégeante devant Syracuse, mais bien la colère de Dêmêtêr et de Persephonê, dont Imilkôn avait pillé le temple (dans le faubourg d’Achradina) (395-394 av. J.-C.). C’est ainsi que la piété des citoyens interpréta la terrible peste qui commença à sévir en ce moment parmi la multitude de leurs ennemis au dehors. La colère divine fut, à dire vrai, secondée par des causes physiques d’une rigueur peu ordinaire (comme nous l’apprend l’historien)[55]. Les hommes de cette immense armée étaient les uns sur les autres ; on était au commencement de l’automne, l’époque la plus malsaine de l’année ; clé plus cet été avait été extraordinairement chaud, et le terrain bas et marécageux auprès du Grand Port, avec le froid du matin opposé au soleil brûlant du midi, était une source constante de fièvre et de peste. Ces ennemis invisibles et dont l’attaque était irrésistible s’abattirent avec une force effrayante sur les troupes d’Imilkôn ; surtout sur les Libyens ou Africains indigènes, qui se trouvèrent les plus susceptibles. Les souffrances corporelles intenses et variées que causait cette maladie, -la rapidité avec laquelle elle gagnait de proche en proche, — et les innombrables victimes qu’elle ne tarda pas à accumuler, — paraissent avoir égalé, sinon surpassé, les plus mauvais jours de la peste d’Athènes en 429 avant J.-C. Il devint impossible de soigner et d’assister les malades ou même d’enterrer les morts ; de sorte que tout le camp présenta un théâtre de douleur déplorable, aggravée par l’horreur et l’odeur de 150.000 corps non ensevelis[56]. La force militaire des Carthaginois fut complètement abattue par cette épreuve. Loin de pouvoir faire des progrès dans le siège, ils ne furent pas même en état de se défendre contre une énergie modérée de la part des Syracusains, qui (de même que les Péloponnésiens pendant la grande peste d’Athènes) furent eux-mêmes épargnés par le fléau[57]. Tel était le lamentable spectacle que présentait l’armée carthaginoise, clairement visible des murs de Syracuse. La défaire par une attaque rigoureuse était une entreprise peu difficile, et dans le fait si certaine, aux yeux de Denys, qu’en organisant son plan d’opération, il en fit le moyen de se débarrasser avec intention de quelques troupes de la ville qui lui étaient devenues incommodes. Concertant des mesures pour — une attaque simultanée contre la station carthaginoise tant par terre que par mer, il confia quatre-vingts vaisseaux de guerre à Pharakidas et à Leptinês, avec l’ordre de se mettre en mouvement à l’aurore ; tandis que lui-même conduisit un corps de troupes hors de la cité, pendant les ténèbres de la nuit, sortant par Epipolæ et par Euryalos (comme Gylippos l’avait fait jadis quand il surprit Plemmyrion)[58], et faisant un circuit jusqu’à ce qu’il arrivât, de l’autre côté de l’Anapos, au temple de Kyanê ; il gagnait ainsi le côté de la position carthaginoise tourné vers la terre ou côté sud-ouest. Il envoya d’abord ses cavaliers, avec un régiment de mille fantassins mercenaires, pour commencer l’attaque. Ces dernières troupes lui étaient devenues particulièrement odieuses, pour avoir pris part plusieurs fois à dés révoltés et à des troubles. En conséquence, tandis qu’il leur ordonnait en ce moment d’attaquer conjointement avec les cavaliers, il donnait en même temps l’Ordre secret à ces derniers d’abandonner leurs camarades et de prendre la fuite. Les deux ordres furent exécutés. L’attaque ayant été faite conjointement, au plus fort du combat, les cavaliers s’enfuirent, laissant leurs camarades, qui furent tous taillés en pièces par les Carthaginois[59]. Nous n’avons jusqu’ici rien entendu dire des difficultés que causaient à Denys ses troupes mercenaires, sur les armes desquelles reposait sa domination ; et ce qu’on nous apprend ici ne peut qu’éveiller notre curiosité sans la satisfaire. Ces hommes étaient, dit-on, mutins et mal disposés ; fait qui explique, sans l’atténuer, l’affreuse perfidie par laquelle il les attira à leur perte de propos délibéré, tandis qu’il déclarait les retenir encore sous son commandement. Dans l’état actuel de l’armée carthaginoise, Denys pouvait se permettre de lui sacrifier cette division détestée. L’attaque, qu’il dirigea lui-même, d’abord sur le fort de Polichnê, ensuite sur celui qui était près de la station navale à Daskôn, fut conduite avec énergie et succès. Tandis que les défenseurs, éclaircis et affaiblis par la peste, s’efforçaient de le repousser du côté de la terre, la flotte syracusaine sortit de ses bassins en ordre excellent et pleine d’ardeur pour attaquer les vaisseaux à la station. Ces vaisseaux carthaginois, bien qu’ils fussent à flot et amarrés, étaient très imparfaitement garnis d’hommes. Avant que les équipages pussent venir à bord pour les mettre en état de défense, les trirèmes et les quinquérèmes syracusaines, mues habilement par leurs rameurs et avec leurs éperons d’airain bien dirigés, donnèrent contre eux au flanc ou par le travers, et percèrent la ligne de leurs couples. Le fracas de ce choc se fit entendre au loin, et les meilleurs vaisseaux furent ainsi promptement désemparés[60]. Poursuivant leur succès, les Syracusains s’élancèrent à bord, accablèrent les équipages, ou les forcèrent à chercher leur salut comme ils purent dans la fuite. Les Carthaginois éperdus étant pressés ainsi en même temps par mer et par terre, les soldats de Denys du côté de la terre pénétrèrent de vive force par le retranchement et arrivèrent jusqu’au rivage, sur lequel étaient tirés quarante pentekontêres, tandis qu’immédiatement auprès d’eux étaient amarrés des bâtiments marchands et des trirèmes. Les assaillants mirent le feu aux : pentekontêres ; alors les flammes, propagées rapidement par un vent violent, gagnèrent bientôt toutes les trirèmes et les bâtiments marchands voisins. Hors d’état d’arrêter ce terrible embrasement, les équipages furent obligés de sauter par-dessus le bord, tandis que les vaisseaux, séparés de leurs amarres par l’incendie des câbles, se heurtèrent les uns Ies autres sous l’action du vent, jusqu’à ce que la station navale à Daskôn ne fût plus qu’un théâtre de ruiné[61]. Une pareille masse de flammes, tout en détruisant les ressources navales des Carthaginois, doit en même temps avoir forcé à s’éloigner les vaisseaux de guerre syracusains assaillants, et probablement aussi les agresseurs du côté de la terre. Mais pour ceux qui la contemplaient de la cité de Syracuse, à travers la largeur du Grand Port, elle leur présenta un spectacle grandiose et stimulant au plus haut degré ; surtout quand on vit le feu s’élever en l’air au milieu des mâts, des vergues et des voiles des bâtiments marchands. Sur les murs de la cité affluèrent des spectateurs, femmes, enfants et vieillards, attestant leur extrême joie par de grands cris, et levant les mains au ciel, comme en ce jour mémorable, près de vingt années auparavant,- où ils remportèrent leur victoire définitive, dans le même port, sur la flotte athénienne. Beaucoup de jeunes garçons et d’hommes âgés, trop excités pour rester en place, se jetèrent dans toutes les petites embarcations qu’ils purent trouver et traversèrent le Grand Port à la rame jusqu’au théâtre de l’action, oui ils rendirent beaucoup de services en sauvant une partie des cargaisons, et en remorquant quelques-uns des navires de l’ennemi, abandonnés mais non encore en feu. Le soir de ce mémorable jour laissa Denys et les Syracusains victorieux sur terre aussi bien que sur mer ; campés près du temple de Zeus Olympios qui avait été si récemment occupé par Imilkôn[62]. Bien qu’ils eussent réussi à forcer les défenses de ce dernier tant à Polychnê qu’à Daskôn, et à lui infliger une défaite destructive, cependant ils ne songèrent pas à occuper son camp, dans l’état infecté et déplorable où il était. A deux reprises différentes pendant les quelques dernières années, nous avons vu les armées carthaginoises décimées par la peste, près d’Agrigente et près de Gela, antérieurement à cette dernière et plus terrible calamité. Imilkôn, imitant la faiblesse de Nikias plutôt que la prudence résolue de Demosthenês, s’était attaché à son camp insalubre auprès du Grand Port, longtemps après que toute espérance de réduire Syracuse avait disparu, et tandis que les souffrances et la mort dans la mesure la plus effrayante s’accumulaient chaque jour autour de lui. Mais sa récente défaite le convainquit que même sa position n’était plus tenable. Une retraite était devenue nécessaire ; et toutefois elle n’était nullement impraticable, — avec les hommes braves, Ibériens et autres, de son armée et avec les Sikels de l’intérieur sur son flanc, — s’il eût possédé les bonnes qualités aussi bien que les défauts de Nikias, ou bien s’il eût été capable de quelque chose qui ressemblât à cette invincible énergie qui ennoblit les derniers jours du général athénien. Au lieu de prendre les meilleures mesures propres à une marche de retraite, Imilkôn dépêcha à Denys un agent secret, à l’insu des Syracusains en général, en lui offrant la somme de trois cents talents qui restait encore dans le camp, à condition qu’il serait permis à la flotte et à l’armée de retourner-en Afrique sans être inquiétées. Denys ne voulut pas consentir à les laisser échapper tous, et les Syracusains n’auraient pas confirmé une pareille autorisation ; mais il s’engagea à permettre le départ d’Imilkôn en personne avec les Carthaginois indigènes. La somme de trois cents talents fut en conséquence envoyée de nuit à Ortygia, et la quatrième nuit suivante fut fixée pour le départ d’Imilkôn et de ses Carthaginois, sans opposition de la part de Denys. Pendant cette nuit, quarante de leurs vaisseaux, remplis de Carthaginois, prirent la mer et sortirent du port en silence. Toutefois, leur fuite furtive n’échappa pas complètement a l’attention des marins corinthiens dans Syracuse, qui non seulement en informèrent Denys, mais même montèrent quelques-uns de leurs vaisseaux et partirent pour les poursuivre. Ils surprirent et détruisirent un ou deux des voiliers les plus lents ; mais tous les autres, avec Imilkôn lui-même, accomplirent leur fuite jusqu’à Carthage[63]. Denys, — tout en affectant d’obéir aux avertissements des Corinthiens, avec des mouvements lents et inefficaces à dessein, — s’appliqua avec la plus grande activité à agir contre le reste abandonné de l’armée : Pendant la même nuit, il fit sortir ses troupes de la cité et les conduisit dans le voisinage de leur camp. La fuite d’Imilkôn, bientôt publiée, avait rempli toute l’armée d’étonnement- et de consternation. Il ne restait plus ni commandement, — ni cause commune, — ni lien d’union dans cette multitude mélangée, déjà abattue par le malheur précédent. Les Sikels de l’armée, étant près de leur territoire et connaissant les routes, se retirèrent immédiatement, avant l’aurore, et regagnèrent leurs demeures. A peine avaient-ils passé que les soldats syracusains occupèrent les chemins et enlevèrent aux autres la même voie de salut. Au milieu de la dispersion générale des soldats abandonnés, quelques-uns périrent dans de vaines tentatives pour forcer les défilés, d’autres jetèrent leurs armes et demandèrent grâce. Les Ibériens seuls, conservant leurs armes et leurs rangs avec une résolution inébranlable, firent proposer à Denys de les prendre à son service, ce qu’il crut à propos d’accepter, en les enrôlant parmi ses mercenaires. Tous les autres soldats, principalement les Libyens, que les soldats syracusains dépouillèrent et pillèrent, devinrent ses prisonniers et furent probablement vendus comme esclaves[64]. Les efforts héroïques qu’avait faits Nikias pour ouvrir à son armée une retraite en face d’obstacles insurmontables avaient abouti à une prompte mort comme prisonnier à Syracuse, — toutefois sans rien de pire que le sort habituel des prisonniers de guerre. Mais pour Imilkôn, bien qu’il assurât une retraite sans danger en livrant la portion la plus considérable de son armée, sa basse trahison ne lui valut qu’une courte prolongation d’existence au milieu de la honte et des remords les plus grands. Quand il débarqua à Carthage avec la fraction de son armée qu’il avait sauvée, la ville était dans la plus profonde détresse. D’innombrables pertes de famille, causées par la peste, firent sentir plus vivement et l’humiliation et le désastre publics sans exemple que l’on vint à connaître complètement alors. Il régna une douleur universelle ; toutes les affaires publiques et privées furent suspendues, tous les temples furent fermés, tandis que les autorités et les citoyens se rendaient dans une triste procession au-devant d’Imilkôn sur le rivage. Le commandant vaincu s’efforça de désarmer leur colère par toutes les démonstrations possibles d’un esprit humble et abattu. Couvert d’un sale vêtement, comme un esclave, il s’avoua la cause de toute la ruine, par son impiété à l’égard des dieux ; car c’étaient eux, et non les Syracusains, qui avaient été ses ennemis et ses vainqueurs réels. Il visita tous les temples avec des paroles d’expiation et de supplication, — répondit à toutes les questions au sujet de parents qui avaient péri par la maladie ; — puis, se retirant, il mura les portes de sa maison, où il se laissa mourir de faim[65]. Toutefois sa mort ne fut pas le ternie des malheurs de Carthage. Sa domination sur ses sujets libyens était toujours dure et impopulaire, et les disposait à se soulever contre elle dans tous les moments de calamité. Son récent désastre en Sicile aurait peut-être seul été suffisant pour les pousser à une insurrection ; mais son effet fut aggravé par le ressentiment que leur causa l’abandon calculé de leurs troupes servant sous Imilkôn, dont pas un homme n’avait survécu pour revenir. Les diverses villes sujettes libyennes avaient sur ce point un seul sentiment commun d’indignation ; toutes, se rassemblèrent en congrès, convinrent de réunir leurs forces, et formèrent une armée qui s’éleva, dit-on, à cent vingt mille hommes. Cette armée établit son quartier général a Tunês (Tunis), ville a peu de distance de Carthage elle-même, et pendant un certain temps, elle eut tellement la supériorité en rase campagne que les Carthaginois furent obligés de rester dans leurs murs. Pour un montent, il sembla que l’étoile de cette grande cité commerciale allait disparaître pour toujours. Les Carthaginois eux-mêmes étaient réduits au plus profond désespoir, se croyant exposés à la colère des déesses Dêmêtêr et Persephonê, sa fille, qui, ne se contentant pas de la terrible vengeance qu’elles avaient tirée d’eux en Sicile, a cause du sacrilège commis par Imilkôn, les poursuivaient encore en Afrique. Dans l’extrême terreur religieuse à laquelle la cité était en proie, on essaya tous les moyens possibles pour apaiser les déesses offensées. Si l’on eût supposé que les dieux carthaginois eussent été offensés, on aurait offert une expiation en sacrifiant des victimes humaines, — et l’on eût choisi encore les plus précieuses victimes, telles que de beaux captifs ou des enfants de citoyens marquants. Rais en cette occasion l’insulte avait été faite à des dieux grecs, et l’expiation devait s’effectuer suivant Ies cérémonies plus cloutes de la Grèce. Les Carthaginois n’avait jamais encore institué dans leur cité de culte en l’honneur de Dêmêtêr ni de Persephonê : ils établirent alors des temples consacrés a ces déesses, nommèrent prêtres plusieurs de leurs citoyens les plus éminents et consultèrent les Grecs qui habitaient chez eux, quant à la forme de culte la plus convenable à offrir. Après avoir pris cette mesure et déchargé leur conscience, ils se mirent tout entiers à préparer des vaisseaux et des hommes dans le dessein de poursuivre la guerre. On trouva bientôt que Dêmêtêr et Persephonê n’étaient pas implacables et que la fortune de Carthage revenait. Les insurgés, bien que leur attaque eût été d’abord irrésistible, furent bientôt en désaccord entre eux au sujet du commandement. Comme ils n’avaient pas de flotte, ils finirent par être dans l’embarras faute de provisions, tandis que Carthage en recevait d’abondantes de Sardaigne par nier. Pour ces causes et d’autres semblables, leur nombreuse armée fondit insensiblement et délivra les Carthaginois de la crainte du côté où ils étaient toujours le plus faibles. Les relations de commandement et de soumission entre Carthage et ses sujets libyens furent établies comme elles avaient existé antérieurement, et lui permirent de se remettre lentement de ses désastreux revers[66]. Mais, bien que la puissance de Carthage fût ainsi relevée en Afrique, en Sicile elle était réduite au plus bas degré. Il se passa beaucoup de temps avant qu’elle pût de nouveau tenir tête avec effet à Denys, qui resta libre de pousser ses conquêtes dans une autre direction, contre les Grecs italiens. Les autres opérations de son règne, — heureuses contre les Italiens, malheureuses contre Carthage, — seront racontées dans le chapitre qui suit immédiatement. |
[1] Diodore, XIV, 43, 44, 45.
[2] Diodore, XIV, 41.
[3] Diodore, XIV, 44 ; XVI, 6.
[4] Plutarque, Dion, c. 3.
[5] Cicéron, Tusculanes, Disp. V, 20, 57-63 ; Valère Maxime, IX, 13 ; Diodore, XIV, 2.
[6] Diodore, XIV, 45.
[7] Diodore, XIV, 41.
[8] Diodore, XIV, 46.
Il y avait aussi des Grecs, et vraisemblablement des Grecs de quelque considération, qui résidaient à Carthage et qui vraisemblablement continuèrent à y résider pendant toute la guerre entre les Carthaginois et Denys (Diodore, XIV, 77). La continuité de leur séjour dans cette ville nous ferait conclure que les Carthaginois ne se vengèrent pas sur eue du pillage autorisé actuellement par Denys contre leurs compatriotes habitant Syracuse, et de plus elle fournit cette probabilité additionnelle que le nombre des Carthaginois pillés dors à Syracuse n’était pas considérable.
Pour des exemples de mariages et de résidences réciproques entre Carthage et Syracuse, V. Hérodote, VII, 166 ; Tite-Live, XXIV, 6.
On a trouvé dans Ortygia des monnaies phéniciennes, qui portaient une inscription phénicienne signifiant l’Ile, — ce qui était la dénomination habituelle d’Ortygia (Movers, Die Phoenizier, 11, 2, p. 327).
[9] Diodore, XIV, 55.
[10] Diodore, XIV, 46, 47.
[11] Diodore, XIV, 47.
[12] Hérodote, VII, 145. Cf. c. 160-162.
[13] Hérodote, VII, 158. Discours de Gelôn aux Lacédæmoniens qui viennent solliciter son aide contre Xerxês.
[14] Diodore, XIV, 46.
[15] Diodore, XIV, 47.
[16] Thucydide, VI, 2 ; Pausanias, V, 25, 3.
[17] Diodore, XIV, 48.
Artemôn l’ingénieur fut consulté par Periklês au siège de Samos (Plutarque, Periklês, c. 27).
[18] Diodore, XIV, 48, 49.
[19] Diodore, XIV, 49.
[20] Diodore, XIV, 50.
[21] Diodore, XIV, 50 ; Polyen, V, 2, 6.
[22] Diodore, XIV, 51, 52, 53.
[23] Diodore, XIV, 53.
[24] Diodore, XIV, 54.
Leptinês était frère de Denys (XIV, 102 ; XV, 7), bien qu’il épousât plus tard la fille de Denys, — mariage que ne condamnait pas le sentiment grec.
[25] Justin, XX, 5. Un de ces Carthaginois d’un rang élevé, qui, par inimitié politique pour Hannon, écrivait des lettres en grec à Denys pour lui communiquer des renseignements, fut découvert et puni comme traître. En cette occasion, le sénat carthaginois rendit, assure-t-on, une loi qui défendait u tout citoyen d’apprendre le grec, — soit pour le parler, soit pour l’écrire.
[26] Diodore, XIV, 51 ; Polyen, V, 10, 1.
[27] Diodore, XIV, 55.
[28] Diodore, XIV, 55.
[29] Diodore, XIV, 56, 57.
Cf. un autre exemple du peu d’attention donné à l’état de leurs murs par les Messêniens (XIX, 65).
[30] Kleôn et les Athéniens prirent Torônê, par une manœuvre semblable. Thucydide, V, 2.
[31] Diodore, XIV, 57.
[32] Diodore, XIV, 58.
Toutefois, il semblerait que la démolition de Messênê ne peut en fait avoir été poussée aussi loin que le voulait Imilkôn, puisque la cité reparaît peu après entière.
[33] Diodore, XIV, 59-76.
[34] Diodore, XIV, 59.
[35] Diodore, XIV, 53.
[36] Diodore, XIV, 60.
[37] Diodore, XIV, 60, 61. Cf. le discours prononcé plus tard à Syracuse par Theodôros (c. 68), discours qui nous fournit une idée plus complète de ce qui se passa après la bataille.
[38] Diodore, XIV, 61.
Ces manifestations de sentiment anti-hellénique parmi les divers voisins des Grecs siciliens sont importantes à signaler, bien qu’on ne nous les présente pas souvent.
[39] Diodore, XIV, 61.
[40] Diodore, XIV, 61.
[41] Diodore, XIV, 63.
Polyen (V, 8, 2) raconte une manœuvre de Leptinês, pratiquée en ramenant un renfort lacédæmonien de Sparte en Sicile, dans son voyage le long de la côte de Tarente. Il se peut que ce soit la division lacédæmonienne en question.
[42] Thucydide, VII, 42 ; Plutarque, Nikias, c. 21 ; Diodore, VIII, 11.
[43] Diodore, YIV, 62. Le texte de Diodore est ici tellement confus qu’il exige un changement conjectural qu’a fait Rhodomannus, sans toutefois écarter toute obscurité. Le mot εϊσθεόμεναι reste encore à expliquer ou à corriger.
[44] Diodore, XIV, 63.
[45] Diodore, XIV, 63.
Cicéron (in Verrem, IV, 52, 53) mentionne distinctement les temples de Dêmêtêr et de Persephonê, et la statue d’Apollon Temenitês, comme étant au nombre des traits caractéristiques de Neapolis ; ce qui prouve l’identité de Neapolis arec ce que Diodore appelle le faubourg d’Achradina. Cette identité, reconnue par Serra di Falco, par le colonel Leake et par d’autres auteurs, est contestée par Saverio Cavallari sur des motifs qui ne, me paraissent pas suffisants.
V. le colonel Leake, Notes on Syracuse, p. 7-10 ; Cavallari, Zur Topographie von Syrakus, p. 20.
[46] Diodore, XIV, 63, 64.
[47] Diodore, XIV, 64.
[48] Diodore, XIV, 64.
[49] Diodore, XIV, 65, 66, 67, 69.
[50] Thucydide, I, 18 ; Hérodote, V, 92.
[51] Diodore, XIV, 70.
[52] Diodore, XIV, 70. Cf. Xénophon, Helléniques, II, 3, 14.
[53] Diodore, XIV, 70.
[54] Diodore, XIV, 70.
[55] Diodore, XIV, 70.
[56] Diodore, XIV, 71-76.
Je donne ce chiffre tel que je le trouve, sans prétendre y voir plus que l’indication d’un grand nombre.
[57] Thucydide, II, 54.
Quand le général romain Marcellus assiégeait Syracuse en 212 av. J.-C., il éclata une peste terrible, engendrée par des causes semblables à celles de cette année-la. Tout le monde, Romains, Syracusains et Carthaginois, en souffrit considérablement, mais les Carthaginois plus que tous les autres. On dit qu’ils périrent tous (Tite-Live, XXV, 26).
[58] Thucydide, VII, 22, 23.
[59] Diodore, XIV, 72.
[60] Diodore, XIV, 72.
[61] Diodore, XIV, 73.
[62] Diodore, XIV, 74.
[63] Diodore, XIV, 75.
[64] Diodore, XIV, 75.
[65] Diodore, XIV, 76 ; Justin, XIX, 2.
[66] Diodore, XIV, 77.