QUINZIÈME VOLUME
Personne aujourd’hui ne peut lire sans horreur et répugnance le récit de ce massacre en masse. Cependant nous, pouvons être sûrs que, de tous les actes de la vie d’Hannibal, ce fut l’un dont il se glorifia le plus ; qu’il réalisa, de la manière la plus complète et la plus frappante, ses inspirations réunies de sentiment filial, d’obligation religieuse et d’honneur comme patriote ; que montrer de la pitié aurait été regardé comme un grave abandon de ces mouvements estimés ; et que, si les prisonniers avaient été encore plus nombreux, ils auraient tous été également tués, rendant seulement par leur mort l’accomplissement expiatoire d’autant plus honorable et plus efficace. Dans la religion carthaginoise, non seulement les sacrifices humains étaient admis, mais ils passaient pour la manifestation la plus forte d’une ferveur dévote, et on y avait surtout recours dans des moments de détresse, quand la nécessité de se concilier la faveur des dieux était regardée comme très pressante. Sans doute l’armée qui entourait Hannibal partageait sincèrement ses sentiments, et aspirait à le voir pleinement vengé. Tant le ton et la direction des sentiments moraux diffèrent à différentes époques et chez des nations différentes, tant quelquefois ils sont totalement contraires. Dans les nombreuses guerres de Grecs contre Grecs, que nous avons malheureusement été appelé à étudier, nous n’avons trouvé que peu ou point d’exemples de quelque ville considérable prise d’assaut. Aussi le contrecoup des événements que nous venons de raconter n’en fut-il que plus terrible d’une extrémité à l’autre du monde grec ; Sélinonte et Himera, deux cités grecques qui jouissaient depuis longtemps d’une prospérité constante et non interrompue, avaient été toutes deux emportées d’assaut ; ruinées et dépeuplées par une armée de barbares, dans l’espace de trois mois[1]. Aucun événement semblable ne s’était présenté depuis le sac de Milêtos par les Perses après la révolte ionienne (495 av. J.-C.)[2], qui fit naître dans Athènes une sympathie et une douleur si puissantes. La guerre qui sévissait en ce moment dans la mer Ægée, entre Athènes et Sparte avec leurs alliés respectifs, contribua sans doute à amortir, dans la Grèce centrale, l’impression des malheurs éprouvés par des Grecs à l’extrémité occidentale de la Sicile. Mais, dans l’intérieur de cette île, la sympathie pour les victimes fut très vive et aggravée par la terreur conçue pour l’avenir. Le général carthaginois avait montré un degré d’énergie égal à un officier grec quelconque pendant toute la guerre, avec une puissance de machines d’attaque et de siège qui surpassait même les cités grecques les mieux équipées. Les mercenaires qu’il avait réunis étaient également terribles à cause de leur bravoure et de leur férocité : ce qui encourageait l’ambition carthaginoise à poursuivre ses récents et rapides succès par des attaques contrôles autres cités de l’île. Dans le fait, ces perspectives ne furent pas immédiatement réalisées. Hannibal, après avoir complété sa vengeance à Himera et étendu la domination carthaginoise sur toute l’extrémité nord-ouest de la Sicile depuis Sélinonte sur la mer méridionale jusqu’à l’emplacement de Himera, ou Therma sur la mer septentrionale), licencia ses troupes mercenaires et retourna dans ses foyers, (409 av. J.-C.). La plupart de ses soldats étaient gorgés de butin aussi bien que d’argent, bien que les Campaniens, qui avaient été les premiers à la prise de Sélinonte, crussent avoir été injustement frustrés de la part qui leur revenait et se retirassent dégoûtés[3]. Hannibal rapporta de riches dépouilles avec de glorieux trophées à Carthage, où il fut accueilli avec une joie et une admiration pleines d’enthousiasme[4]. Jamais il n’y eut un temps où les cités grecques de Sicile, — et Syracuse en particulier, sur laquelle les autres s’appuyèrent beaucoup lors de la seconde invasion carthaginoise, — eurent de plus forts motifs pour se maintenir dans un état de défense efficace (409-408 av. J.-C.). Par malheur, ce fut précisément à ce moment qu’éclata clans Syracuse une nouvelle cause de discordes intestines, qui diminua fatalement sa force et amena par ses conséquences l’anéantissement de sa liberté. Le général syracusain banni, Hermokratês, était récemment arrivé à Messênê en Sicile, où il paraît s’être trouvé au moment où les fugitifs vinrent d’Himera. Nous avons déjà dit que lui, avec deux collègues, avait commandé le contingent syracusain qui servit avec les Péloponnésiens sous les ordres de Mindaros en Asie. Après la désastreuse défaite de Kyzikos, dans laquelle Mindaros fut tué et tous les vaisseaux de la flotte pris ou détruits, une sentence de bannissement fut rendue à Syracuse contre les trois amiraux. Hermokratês était excessivement populaire parmi les triérarques et les officiers ; il s’était fait remarquer par son incorruptibilité et s’était conduit (autant que nous avons le moyen d’en juger) avec énergie et habileté dans son commandement. La sentence, que sa conduite n’avait pas méritée, fut dictée par la vive vexation que causa la perte de la flotte et par le désappointement des espérances qu’Hermokratês avait fait naître, combinés avec le fait que Dioklês et le parti opposé étaient en ce moment en grande faveur à Syracuse. Quand le général banni, en la communiquant à l’armement, se plaignit de son injustice et de son illégalité, il obtint de chaudes sympathies ; on l’exhorta même à garder encore le commandement, malgré les ordres venus de la cité. Il interdit énergiquement à ses marins de songer à se soulever contre leur ville et leur patrie communes[5] ; alors les triérarques, en lui faisant un dernier et affectueux adieu, s’engagèrent avec serment, aussitôt qu’ils seraient de retour à Syracuse, à user de tous les moyens pour obtenir son rétablissement. Les sages conseils qu’Hermokratês donna à ses triérarques pour modérer leur ardeur auraient fait honneur à son patriotisme, si sa conduite n’eût été en même temps digne des pires ennemis de son pays. Car à peine eut-il été remplacé par les nouveaux amiraux, qu’il alla trouver le satrape Pharnabazos, dans la faveur duquel il avait une place élevée, et il obtint de lui un présent considérable d’argent, qu’il employa à réunir des troupes mercenaires et à construire des vaisseaux pour faire la guerre à ses adversaires dans Syracuse et obtenir son rétablissement[6]. Ainsi renforcé, il revint d’Asie en Sicile et parvint à la Sicilienne Messênê un peu avant la prise d’Himera par les Carthaginois. A Messênê, il fit construire cinq nouvelles trirèmes et en outre il prit à sa solde 1.000 des Himéræens expulsés de leur ville. A la tête de ces troupes ; il tenta d’entrer de vive force dans Syracuse, de concert avec ses amis de la cité, qui s’engagèrent à aider à le faire admettre par les .armes. II est possible que quelques-uns des triérarques de son armement, qui avaient juré auparavant de lui prêter leur aide, fussent alors de retour et du nombre de ces partisans à l’intérieur. Le moment était bien choisi pour une entreprise pareille (409-408 av. J.-C.). De même que le désastre éprouvé à Kyzikos avait exaspéré les Syracusains contre Hermokratês, de même nous ne pouvons douter qu’il n’ait dû y avoir une forte réaction contre Dioklês et ses partisans, par suite de la chute de Sélinonte, que l’on n’avait pas secourue, et de l’abandon subséquent d’Himera. Cruel degré de blâme peut à bon droit s’attacher à Dioklês pour ces malheurs, c’est ce que nous ne sommes pas en état de juger. Mais ces revers seuls devaient le décréditer plus ou moins et donner une nouvelle force et un nouveau stimulant aux partisans d’Hermokratês banni. Néanmoins ce : chef, bien qu’il vînt jusqu’aux portes de Syracuse, échoua, dans la tentative qu’il fit pour obtenir d’être admis et fut forcé de se retirer ; alors, avec sa petite armée, il s’avança par l’intérieur de l’île jusqu’à Sélinonte démantelée, dont il prit possession. Il s’y établit comme chef d’une nouvelle colonie, réunit autant qu’il put des habitants chassés (dont quelques-uns étaient probablement revenus déjà avec Empediôn) et appela beaucoup de nouveaux colons d’autres endroits. Relevant une portion des fortifications démolies, il se trouva graduellement renforcé par un si grand nombre de nouveaux venus, qu’il eut sous ses ordres un corps de six mille hoplites d’élite, — indépendamment sans doute d’autres soldats de mérite inférieur. Avec ces troupes, il commença à envahir les établissements carthaginois dans le voisinage, Motyê et Panormos[7]. Après avoir défait les forces de l’une et de l’autre en rase campagne, il porta ses ravages avec succès sur leurs territoires et acquit un butin considérable. Les Carthaginois n’avalent pas en ce moment de troupes en Sicile ; car leur immense armée de l’année précédente n’avait consisté qu’en mercenaires levés poux l’occasion et licenciés ensuite. Ces événements excitèrent une vive sensation dans toute la Sicile (408-407 av. J.-C.). La valeur d’Hermokratês, qui avait rétabli Sélinonte et vaincu les Carthaginois à l’endroit même où ils s’étaient trouvés récemment avec des forces effrayantes, était mise en contraste avec les actes honteux de Dioklês à Himera. Dans les assemblées publiques à Syracuse, cet argument, combiné avec l’injuste sentence par laquelle Hermokratês avait été banni, était énergiquement présenté par ses partisans ; il produisit une sorte de réaction en sa faveur, et un effet plus grand encore en déshonorant son rival Dioklês. Apprenant que le courant de l’opinion syracusaine tournait de son côté, Hermokratês fit de nouveaux préparatifs pour son retour, et il eut recours à un nouveau stratagème dans le dessein d’aplanir la difficulté. Il se rendit de Sélinonte à l’emplacement ruiné d’Himera, se fit indiquer l’endroit où les troupes syracusaines avaient essuyé leur défaite meurtrière, et réunit les ossements de ses concitoyens qui avaient été tués et qui (ou plutôt les corps non ensevelis) doivent être restés sur le sol pendant près de deux ans sans être l’objet d’aucune attention. Après avoir placé ces ossements sur des chariots richement décorés, il se mit en marche avec ses forces et les transporta à travers l’île depuis Himera jusqu’à la frontière syracusaine. Là, il s’arrêta comme exilé, jugeant convenable de montrer à ce moment du respect pour la loi, — bien que dans sa tentative précédente il frît arrivé jusqu’aux portes mêmes de la cité, sans aucun scrupule de ce genre. Mais il envoya en avant quelques amis avec les chariots et les ossements, en les offrant aux citoyens pour qu’ils fussent honorés des cérémonies funèbres convenables. Leur arrivée fut le signal d’une violente discussion de parti et d’une explosion de mécontentement aggravé contre Dioklês ; qui avait laissé les corps sans sépulture sur le champ de bataille. C’était à Hermokratês (disaient ses partisans) et à ses vaillants efforts contre les Carthaginois qu’on devait de recouvrer ces restes des guerriers tués et l’occasion de leur rendre les derniers devoirs. Que les Syracusains, après avoir régulièrement accompli ces obsèques, témoignent leur reconnaissance à Hermokratês par un vote de rétablissement, et leur mécontentement contre Dioklês par une sentence de bannissement[8]. Dioklês, avec ses partisans, se trouva ainsi placé clans une situation très désavantageuse. En s’opposant au rétablissement d’Hermokratês, il jugea nécessaire de s’opposer aussi à la proposition d’accueillir et d’enterrer les ossements des guerriers tués. Alors les sentiments du peuple se tournèrent violemment contre lui ; les ossements furent reçus et enterrés en présence de tous les citoyens remplis de respect ; et le sentiment réactionnaire fut si fort en général, que les partisans d’Hermokratês firent triompher leur proposition de bannissement contre Dioklês. Mais, d’autre part, ils ne purent réussir à obtenir le rétablissement d’Hermokratês lui-même. Ce dernier avait manifesté ses desseins d’une manière si palpable, en essayant, peu de mois auparavant, de pénétrer de force dans la cité par surprise et en se présentant actuellement à la frontière avec des forces armées sous son commandement, — que l’admettre de nouveau n’eût été rien moins que livrer de propos délibéré la liberté de la cité à un despote[9]. Ayant échoué dans ce stratagème bien combiné pour obtenir un vote d’acquiescement, Hermokratês vit que son retour ne pourrait être effectué à ce moment que par la force ouverte (408-407 av. J.-C.). Il se retira donc de la frontière syracusaine, n’ajournant toutefois ses projets d’attaque armée que jusqu’à l’instant où ses amis clans la cité pourraient lui fournir une occasion convenable. Nous voyons clairement que la récente manœuvre avait beaucoup fortifié son propre parti à l’intérieur et affaibli ses adversaires. Ce qui le prouvera, c’est le bannissement de Dioklês, auquel ne succéda probablement aucun autre chef d’influence égale. Après un certain intervalle, les partisans d’Hermokratês combinèrent un plan qu’ils crurent praticable, pour l’admettre de nuit dans la cité. Prévenu par eux, il partit de Sélinonte à la tête de trois mille soldats, traversa le territoire de Gela[10] et arriva pendant la nuit à l’endroit convenu, près de la porte d’Achradina. Vu la rapidité de sa marche, il n’avait que peu de troupes avec lui, le corps principal n’ayant pas pu suivre. Toutefois, avec ce petit nombre d’hommes, il s’approcha sans retard de la porte, qu’il trouva déjà en possession de ses amis, qui probablement ; (comme Pasimêlos à Corinthe)[11] avaient attendu une nuit dans laquelle ils devaient être postés comme sentinelles. Maître de la porte, Hermokratês, bien que ses partisans de l’intérieur l’eussent rejoint en armes, jugea prudent d’ajourner une attaque décisive jusqu’à l’arrivée de ses forces principales. Mais, pendant cet intervalle, les autorités syracusaines de la cité, informées de ce qui s’était passé, réunirent, toute leur force militaire dans l’Agora et ne perdirent pas de temps pour tomber, sur la troupe des agresseurs. Après un combat acharné des deux côtés, ces derniers furent complètement vaincus et Hermokratês lui-même fut tué avec une portion considérable de ses partisans. Les autres ayant pris la fuite, on rendit contre eux une sentence de bannissement. Toutefois, plusieurs des blessés firent déclarés comme morts par leurs parents, afin qu’ils pussent éviter d’être compris dans cette condamnation[12]. C’est ainsi que périt un des plus énergiques d’entre les citoyens syracusains, homme qui n’accomplit pas moins de choses comme défenseur de son pays contre des ennemis étrangers, qu’il ne se montra lui-même dangereux comme formidable ennemi de ses libertés intérieures. Il semblerait, autant que, nous pouvons le reconnaître, que la, tentative qu’il fit polir se faire maître de son pays fut puissamment secondée et qu’elle aurait bien pu réussir. Mais il lui manqua cet appui accidentel provenant d’embarras et de dangers actuels dans les relations étrangères de la cité, circonstances qui, comme nous le verrons, favorisèrent, deux ans plus tard, d’une manière si efficace, les projets ambitieux de Denys. Denys, — pour la génération qui tint ensuite, le nom le plus formidable du monde grec, — apparaît en ce moment pour la première fois dans l’histoire. C’était un jeune Syracusain sans considération du côté de la famille ou de la position, et qu’on représente même comme étant de basse naissance et adonné à d’humbles occupations, en qualité de scribe ou secrétaire, ce qui était considéré comme une fonction subordonnée, bien qu’essentielle[13]. Il était fils d’Hermokratês, — qui n’était pas cet éminent personnage dont nous venons de raconter la mort, mais une autre personne du même nom ; et nous lie savons pas s’il existait une parenté entre les deux[14]. Il est extrêmement probable qu’il possédait des capacités et une instruction littéraires, puisqu’on nous parle de lui dans la suite comme d’un compositeur d’odes et de tragédies ; et il est certain qu’il se distingua dans tous les talents propres à l’action militaire, — la bravoure, la force, la rapidité du discernement. Dans la présente occasion, il épousa avec zèle le parti d’Hermokratês et fut un de ceux qui prirent les armes dans la cité en sa faveur. Après s’être distingué dans la bataille et avoir reçu plusieurs blessures, il fut du nombre d- ceux que leurs parents firent passer pour morts[15]. De cette manière, il échappa à la sentence de bannissement rendue contre les survivants. Et lorsque, après un certain temps, quand il fut guéri de ses blessures, on le produisit comme vivant d’une manière inattendue, — nous pouvons présumer que ses adversaires et les principaux personnages de la cité le laissèrent tranquille, ne jugeant pas qu’il fût nécessaire de rouvrir une enquête politique au sujet de faits déjà passés et accomplis. Il resta ainsi dans là cité, signalé par son audace et son adresse au parti d’Hermokratês ; comme la personne la plus capable de relever le manteau et de reprendre les desseins antipopulaires de leur dernier chef. On verra bientôt comment les chefs de ce parti concoururent à l’élever. Cependant la condition intérieure de Syracuse fut fort affaiblie par cette division (407 av. J.-C.). Bien que les trois tentatives particulières faites par Hermokratês pour pénétrer dans la cité de force ou par fraude eussent toutes échoué, elles avaient laissé toutefois derrière un corps formidable de mécontents, tandis que les adversaires aussi le gouvernement populaire et ses chefs, avaient essentiellement perdu en puissance et en considération par le bannissement de Dioklês. Ce magistrat fut remplacé par Daphnæos et autres, dont nous ne savons rien, si ce n’est qu’on en parle comme d’hommes riches et représentant les sentiments des riches, — et qu’ils semblent n’avoir montré que peu de talent. Rien ne pouvait être plus malheureux que la faiblesse de Syracuse dans cette conjoncture particulière ; car les Carthaginois, fiers de leurs récents succès à Sélinonte et à Himera, et piqués sans doute aussi de la représaille exercée subséquemment par Hermokratês sur leurs dépendances à Motyê et à Panormos, méditaient précisément alors une autre invasion en Sicile sur une échelle plus grande encore. Informés de leurs projets, les chefs syracusains envoyèrent à Carthage des députés faire des remontrances contre ces desseins et proposer la paix. Mais on ne put obtenir de réponse satisfaisante, et les préparatifs ne furent pas discontinués[16]. Le printemps suivant, l’orage qui se formait du côté de l’Afrique éclata avec une violence destructive sur cette île infortunée (406 av. J.-C.). Une armée mercenaire avait été réunie pendant l’hiver, plus grande que celle qui avait saccagé Sélinonte et Himera : trois cent mille hommes, selon Éphore ; — cent vingt mille, suivant Xénophon et Timée. Hannibal fut encore chargé du commandement ; mais ses raisons prédominantes de famille et de religion ayant été satisfaites par le grand sacrifice d’Himera, il s’excusa en alléguant son grand âge et ne fut déterminé à accepter ce devoir que quand son parent Imilkôn lui eut été adjoint comme collègue. Par leurs efforts combinés, l’immense armée d’Ibériens, d’insulaires de la Méditerranée, de Campaniens, de Libyens et de Numides fut réunie à Carthage, et tenue prête à :être transportée par mer, dans une flotte de cent vingt trirèmes, avec pas moins de quinze cents transports[17]. Pour protéger le débarquement, quarante trirèmes carthaginoises furent envoyées préalablement à la baie de Motyê. Les chefs syracusains, avec une énergie et une vigilance dignes d’éloges, dépêchèrent immédiatement le même nombre de trirèmes pour les attaquer, dans l’espérance d’arrêter par là l’arrivée ultérieure du grand armement. Elles furent victorieuses, détruisirent quinze des trirèmes carthaginoises et forcèrent les autres à retourner en Afrique : cependant leur but ne fut pas atteint, car Hannibal lui-même, s’avançant immédiatement avec cinquante autres trirèmes, obligea les Syracusains A se retirer. Bientôt après, le grand armement parut et débarqua sa multitude mélangée de guerriers barbares près du cap occidental de Sicile. Grande fut l’alarme causée dans toute la Sicile par leur arrivée (406 av. J.-C.). Toutes les cités grecques ou se mirent alors à se préparer pour la guerre, ou poussèrent avec plus de vigueur des équipements commencés antérieurement, vu qu’elles semblent avoir eu quelque connaissance préalable du dessein de l’ennemi. Les Syracusains envoyèrent demander de l’aide tant aux Grecs siciliens qu’à Sparte. Toutefois on ne devait guère en attendre de cette dernière cité, car elle consacrait à ce moment Mous ses efforts à poursuivre la guerre contre Athènes ; on était en effet dans l’année où commandait Kallikratidas et où se livra la bataille des Arginusæ. De tous les Grecs siciliens, les Agrigentins étaient à la fois les plus effrayés et les plus activement occupés. Ayant les même limites que Sélinonte sur leur frontière occidentale et prévoyant que le premier choc de l’invasion tomberait sur eux, ils se mirent immédiatement a rentrer dans leurs murs ce qu’ils possédaient au dehors, aussi bien qu’à accumuler un fonds de provisions pour endurer un blocus. Ils firent venir Dexippos, Lacédæmonien, alors à Gela, en qualité de commandant d’un corps de mercenaires pour la défense de cette ville, et ils l’engagèrent à leur service, avec quinze cents hoplites, renforcés par huit cents de ces Campaniens qui avaient servi avec Hannibal à Rimera, mais qui l’avaient quitté mécontents[18]. Agrigente était à cette époque au plus haut point de prospérité et de magnificence, prise séduisante pour tout envahisseur. Sa population était très considérable ; elle comprenait, suivant un rapport, vingt mille citoyens dans un total collectif de deux cent mille habitants mâles, — citoyens, metœki et esclaves ; suivant un autre rapport, un total collectif non inférieur à huit cent mille personnes[19], chiffres non prouvés et auxquels on ne doit se fier qu’en ce sens qu’ils indiquent une cité très populeuse. Située à un peu plus de deux mille (2 kilom. 1/4) de la mer et possédant un territoire spacieux parfaitement cultivé, surtout en vignes et en oliviers, Agrigente faisait un commerce lucratif avec la côte opposée d’Afrique, où à cette époque ne fleurissaient pas de pareilles plantations. Ses temples et ses portiques, — en particulier le vaste temple de Zeus Olympios, — ses statues et ses tableaux, — son abondance de chars et de chevaux, -ses fortifications, — ses égouts, — son lac artificiel de près d’un mille de circonférence, abondamment pourvu de poissons, — toutes ces richesses la mettaient de pair avec les plus magnifiques cités du monde hellénique[20]. Des nombreux prisonniers faits lors de la défaite des Carthaginois près d’Himera, soixante-dix années auparavant, une proportion très considérable était échue par le sort aux Agrigentins et avait,été employée par eux à des travaux publics contribuant à l’avantage ou à l’embellissement de la cité[21]. L’hospitalité des citoyens opulents, — Gellias, Antisthenês et autres, — allait même jusqu’à la profusion. Le territoire environnant était célèbre par sa race de chevaux[22], que les riches Agrigentins dressaient et équipaient à l’envi les uns des antres en vue des courses des chars. Aux derniers jeux Olympiques qui précédèrent immédiatement cette fatale invasion carthaginoise (c’est-à-dire dans la quatre-vingt-treizième Olympiade, — 408 av. J.-C.), l’Agrigentin Exænetos remporta le prix à une course de chars. A son retour en Sicile après sa victoire, il fut reçu par un grand nombre de ses amis, qui l’escortèrent jusque chez lui en procession avec trois cents chars, traînés chacun par une paire de chevaux blancs et appartenant tous à des Agrigentins indigènes. Quant à la fête par laquelle l’opulent Antisthenês célébra les noces de sa fille, on nous en fait un récit presque fabuleux. Au milieu de ces richesses et de ce luxe, il n’est pas surprenant d’apprendre que les durs devoirs des exercices du soldat étaient imparfaitement observés et qu’on permettait aux citoyens de garde des licences très peu compatibles avec un service militaire efficace. Telle était Agrigente en mai 406 avant J.-C. quand Hannibal et Imilkôn approchaient avec leur puissante armée. Toutefois, leurs premières propositions n’eurent pas un caractère hostile. Ils invitèrent les Agrigentins à entrer dans une alliance avec Carthage, ou, si cette idée ne leur agréait pas, en tout cas de rester neutres et en paix. Les deux propositions furent rejetées[23]. Outre qu’ils avaient pris des engagements avec Gela et Syracuse, les Agrigentins avaient encore une confiance, non déraisonnable, dans la force de leurs murs et de leur situation. Agrigente avec sa citadelle était placée sur un agrégat de collines calcaires, immédiatement au-dessus du confluent de deux fleuves, venant tous deux du nord, le fleuve Akragas à l’est et au sud de la cité, et l’Hypsas à l’ouest. De cet agrégat de collines, séparées les unes des autres par des ouvertures et des vallées, la moitié septentrionale est la plus élevée, étant a environ 330 mètres au-dessus du, niveau de la mer ; — la moitié méridionale est moins haute. Mais de tous les côtés, excepté au sud-ouest, ces collines s’élèvent par une pente escarpée ; du côté de la mer, elles surgissent immédiatement de la plaine, présentant ainsi une belle vue aux vaisseaux qui longent la côte. Tout l’ensemble de l’agrégat de hauteurs était entouré d’un mur continu, construit autour de la pente, et dans quelques parties taillées dans le roc massif. La ville d’Agrigente était située dans la moitié méridionale de l’enceinte de murs. La citadelle, qui en était séparée par un ravin, et accessible seulement par une seule montée étroite, était sur la colline nord-est : c’était le trait le plus remarquable de la place ; on l’appelait l’Athenæon, et elle était ornée par les temples d’Athênê et de Zeus Atabyrios. Dans la plaine, au pied du mur méridional de la cité, se trouvaient les tombeaux agrigentins[24]. Renforcés par huit cents mercenaires campaniens, outre les quinze cents autres auxiliaires amenés de Gela par Dexippos, les Agrigentins attendirent avec confiance l’attaque contre leurs murs, qui étaient non seulement dans un état beaucoup meilleur que ceux de Sélinonte, mais encore inaccessibles à des machines de siége ou à des tours mobiles, excepté dans une seule partie du côté sud-ouest. Ce fut là qu’Hannibal, après avoir reconnu tout le tour de la ville, commença, son attaque. Mais après s’être battu ferme sans succès pendant un jour, il fut forcé de se retirer à la nuit tombante ; et même il perdit son train de siège, qui fut ballé pendant la nuit par les assiégés, qui firent une sortie[25]. Renonçant à de nouvelles tentatives sur ce point, Hannibal ordonna alors à ses troupes de démolir les tombeaux qui se trouvaient en grande quantité sur le côté bas ou méridional de la cité, et dont beaucoup, en particulier celui du despote Therôn, étaient d’une grandeur remarquable. Par cette mesure il comptait se procurer des matériaux suffisants pour ériger d’immenses levées, égales en hauteur au mur méridional, et suffisamment rapprochées de ce mur pour servir à un assaut. Sa nombreuse armée avait déjà fait un progrès considérable dans la démolition de ces tombes, et était occupée à abattre le monument de Therôn, quand elle fut arrêtée dans son travail par la foudre qui tomba sur elle. Cet événement fut suivi de terreurs religieuses qui se répandirent soudainement dans le camp. Les prophètes déclarèrent que la violation des tombes étant un acte criminel et sacrilège. Toutes les nuits les spectres de ceux dont on avait profané les tombes apparaissaient, à la grande terreur des soldats de garde, tandis que la colère des dieux se manifesta par une violente maladie pestilentielle. Un grand nombre de soldats périrent ; Hannibal lui-même fut une des victimes, et même, parmi ceux qui échappèrent à la mort, beaucoup furent mis hors d’état de servir activement par la détresse et la souffrance. Imilkôn fut forcé d’apaiser les dieux et de calmer les angoisses des troupes par une supplication solennelle suivant les rites carthaginois. Il sacrifia à Kronos un enfant, ce que l’on considérait comme la plus propitiatoire de toutes les offrandes, et il jeta dans la mer une quantité d’animaux comme victimes offertes à Poseidôn[26]. Ces cérémonies religieuses calmèrent les terreurs de l’armée et modérèrent ou furent supposées avoir modéré la maladie ; de sorte qu’Imilkôn, tout en renonçant à s’occuper davantage des tombes, put reprendre ses attaques et ses assauts contre les murs, bien que sans aucun succès considérable. Il endigua aussi le fleuve occidental de l’Hypsas, de manière à tourner son cours contre le mur ; mais cette manœuvre ne produisit aucun effet. Ses opérations furent bientôt interrompues par l’arrivée d’une armée puissante qui alla de Syracuse, sous Daphnæos, au secours d’Agrigente. Renforcée en route par les forces militaires de Kamarina et de Gela, elle montait à trente- mille fantassins et à cinq mille chevaux en arrivant au fleuve Himera ; frontière orientale du territoire agrigentin ; tandis qu’une flotte de trente trirèmes syracusaines longeait la côte pour seconder ses efforts. Comme ces troupes approchaient de la ville, Imilkôn expédia contre elles un corps d’Ibériens et de Campaniens[27], qui cependant, après un combat acharné, furent complètement défaits et refoulés sur le camp carthaginois, près de la cité, où ils se trouvèrent sous la protection du gros de l’armée. Daphnæos, après s’être assuré la victoire et avoir fait essuyer à l’ennemi des pertes sérieuses, s’appliqua à empêcher ses troupes d’abandonner leurs rangs dans l’ardeur de la poursuite, craignant qu’Imilkôn avec le corps principal ne profitât de ce désordre pour changer la fortune de la journée, — comme cela était arrivé dans la terrible défaite subie devant Himera trois années auparavant. On laissa ainsi les Ibériens en déroute regagner le camp. En même temps les Agrigentins, observant des murailles, avec de joyeux transports, la fuite de leurs ennemi, pressèrent vivement leurs généraux de les conduire et d’exécuter une sortie immédiate, afin d’achever ainsi la destruction des fugitifs. Mais les généraux furent inflexibles en résistant à cette demande ; ils pensaient que la ville elle-même serait ainsi privée de ses défenseurs, et qu’Imilkôn pourrait saisir l’occasion de l’attaquer avec le gros de son armée, alors qu’il n’y aurait pars de forces suffisantes pour le repousser. Les Ibériens défaits parvinrent ainsi à rentrer dans le camp principal, sans être poursuivis par les Syracusains, ni empêchés, quand ils passaient près des murs d’Agrigente, par la population de l’intérieur. Bientôt Daphnæos avec son armée victorieuse atteignit Agrigente et rejoignit les citoyens qui accouraient en foule, avec le Lacédæmonien Dexippos, au-devant de lui pour le recevoir. Mais la joie de la réunion et les félicitations réciproques à l’occasion de la récente victoire furent fatalement empoisonnées par l’indignation générale que causa la retraite des Ibériens défaits qu’on avait laissé échapper sans les inquiéter : on accusait la négligence, la lâcheté ; la corruption (allait-on jusqu’à dire) des généraux, — d’abord des généraux syracusains, ensuite des Agrigentins. On dit à ce montent peu de chose contre les premiers, bien qu’on tînt beaucoup de choses en réserve, comme nous l’apprendrons bientôt. Mais quant aux seconds, le mécontentement de la population agrigentine éclata d’une manière instantanée et impétueuse. Une assemblée publique étant ténue sur-le-champ, les généraux agrigentins, au nombre de cinq, furent mis en accusation. Parmi de nombreux orateurs qui les dénoncèrent comme coupables de trahison, le plus violent de tous fut le Kamarinæen Menês, — lui-même l’un des chefs, vraisemblablement, du contingent kamarinæen de l’armée de Daphnæos. Le concours de Menês, qui apportait aux Agrigentins une pleine sanction de leurs sentiments, les porta à un tel point de fureur, que les généraux, quand ils en vinrent à se défendre, ne trouvèrent aucune sympathie dans l’auditoire, quine se montra pas disposé à les écouter. Quatre d’entre eux furent lapidés et mis à mort sur-le-champ ; le cinquième, Argeios, fut épargné seulement à cause de sa jeunesse ; et même le Lacédæmonien Dexippos fut sévèrement blâmé[28]. Jusqu’à quel point, eu égard à ces actes, les généraux étaient-ils réellement coupables, ou dans quelle mesure leur .défense eût-elle été valable, si on l’eût écoutée équitablement, — c’est ce que nos maigres informations ne nous permettent pas de déterminer. Mais il est certain que l’arrivée des Syracusains victorieux à Agrigente changea complètement la position relative des affaires. Au lieu de donner de nouveaux assauts aux murailles, Imilkôn fût attaqué dans son camp par Daphnæos. Toutefois le camp était assez fortifié pour repousser toute tentative, et le siège, à partir de ce moment, ne devint qu’un blocus ; lutte de patience et de privations entre la cité et les assiégeants, qui dura sept ou huit mois à partir du commencement du siège. D’abord Daphnæos, avec ses propres forces réunies à celles des Agrigentins, fut assez fort pour harceler les Carthaginois et intercepter leurs provisions, de sorte que la plus grande détresse commença à régner clans leur armée. Les mercenaires campaniens allèrent jusqu’à se soulever ; ils affluèrent autour de la tente d’Imilkôn, en demandant des provisions à grands cris et en menaçant de déserter ; le général ne put les apaiser qu’en leur promettant les coupes à boire d’or et d’argent des principaux Carthaginois qui l’entouraient[29] ; outre ces promesses, il les pria de vouloir attendre encore quelques jours. Pendant ce court intervalle, il médita et exécuta un coup hardi pour obtenir du soulagement. C’était surtout de Syracuse que les provisions venaient par mer aux Syracusains et aux Agrigentins ; on attendait à ce moment de cette ville un convoi considérable de navires de provisions, sous l’escorte de quelques trirèmes syracusaines. Informé de leur approche, Imilkôn fit sortir silencieusement de Motyê et de Panormos quarante trirèmes carthaginoises, avec lesquelles il attaqua soudainement le convoi syracusain, qui ne s’attendait nullement à une pareille surprise. Huit trirèmes syracusaines furent détruites, les autres furent jetées à la côte, et toute la flotte de transports tomba entre les mains d’Imilkôn. L’abondance et la satisfaction régnèrent alors dans le camp des Carthaginois, tandis que la détresse et avec elle le mécontentement passèrent à Agrigente. Les mercenaires campaniens au service de Dexippos commencèrent à se révolter, se plaignant à lui de leur condition. Peut-être avait-il été alarmé et dégoûté de la violente manifestation des Agrigentins contre leurs généraux, s’étendant en partie à lui-même aussi. En tout cas, il ne montrait pas de zèle pour la défense, et on le soupçonna même d’avoir reçu des Carthaginois un présent de quinze talents. Il dit aux Campaniens qu’Agrigente n’était plus tenable faute de provisions ; alors ils se retirèrent immédiatement et se mirant en marche pour Messênê, affirmant que le temps stipulé pour leur séjour était expiré. Ce départ frappa tout le monde de découragement. Les généraux agrigentins ordonnèrent immédiatement une enquête, afin de s’assurer de la quantité de provisions- qui restaient encore dans la cité. Après avoir fait la pénible découverte qu’il n’en restait que très peu, ils prirent la résolution de faire évacuer la cité par sa population la prochaine nuit[30]. Une nuit suivit, même plus remplie de misère et de désolation que celle qui avait vu la fuite de Dioklês et des habitants d’Himera de leur cité natale. On peut s’imaginer peu de scènes plus déplorables que celle de la, vaste population d’Agrigente, obligée de sortir à la hâte de ses portes pendant une nuit de décembre, comme seule chance qui lui restât d’échapper à la famine ou à l’épée d’un ennemi sans pitié. La route de Gela fut couverte par une foule, éperdue, des deux sexes et de tout âge et de toute condition, confondue dans un sort indistinct de souffrance. On ne pouvait songer à conserver ni biens ni possessions, auxquels on attachait du prix. Heureux étaient ceux qui pouvaient sauver leur vie ; car il y en eut beaucoup qui furent laissés derrière, parce qu’ils étaient affaiblis ou réduits à l’immobilité par le désespoir. Peut-être çà et là un citoyen, combinant la force personnelle, d’Æneas avec sa piété filiale, a-t-il pu emporter sur ses épaules son père âgé avec ses dieux domestiques ; mais, en général, les vieillards, les malades et les impotents, tous ceux qui étaient d’un âge trop tendre ou trop avancé pour suivre une fuite précipitée, furent nécessairement abandonnés. Quelques-uns restèrent et se tuèrent, refusant même de survivre à la perte de leurs foyers et à la destruction de leur cité ; d’autres, parmi eux l’opulent, Gellias, s’en remirent à la protection des temples, mais avec peu d’espoir d’y trouver leur salut. L’aube du matin montra à Imilkôn des murailles sans gardes, une cité abandonnée, et une misérable population d’exilés se pressant dans une fuite désordonnée sur la route de Gela. Toutefois ces fugitifs trouvèrent dans les soldats syracusains et agrigentins une arrière-garde suffisante pour éloigner la torture aggravée d’une poursuite. Mais l’armée carthaginoise eut assez à faire en s’emparant de la proie non défendue qui se présentait à ses yeux. Les soldats se précipitèrent sur la ville avec la fureur d’hommes qui avaient lutté et souffert devant ses murs pendant huit mois. Ils saccagèrent les maisons, tuèrent toutes les personnes vivantes qui y étaient restées, et trouvèrent assez, de butin pour rassasier même un appétit dévorant. Les temples aussi bien que les demeures privées furent également dépouillés, de sorte que ceux qui y avaient cherché un asile devinrent victimes comme les autres ; sort que Gellias évita seulement en mettant le feu au temple dans lequel il était et en périssant sous ses ruines. Les grands ornements et trophées publics de la cité, — le taureau de Phalaris avec les statues et les tableaux les plus précieux, furent préservés par Imilkôn et envoyés à Carthage pour décorer la ville[31]. Tout en livrant les maisons d’Agrigente à un sac complet, il les laissa encore debout, et les fit servir comme quartiers d’hiver pour reposer ses soldats, après les misères d’un siège de huit mois. Les malheureux fugitifs agrigentins trouvèrent d’abord à Gela un abri et une hospitalité bienveillante ; de là ils furent transférés plus tard à Leontini, avec la permission des Syracusains. J’ai décrit, autant que le récit de Diodore nous permet de la connaître, cette portion importante et tragique de l’histoire sicilienne ; préface appropriée au long despotisme de Denys. Il est évident que les sept ou huit mois (le premier de ces nombres est attesté par Xénophon, le second est donné par Diodore) du siège ou blocus ont du renfermer des choses de la plus grande importance quine saut pas mentionnées, et que même nous sommes très imparfaitement instruits des principales circonstances qui amenèrent la prise de la cité. Mais bien que nous ne puissions en comprendre complètement les causes, les effets en sont aisés à apprécier. Ils furent effrayants et déchirants à l’extrême (406 av. J.-C.). Quand on s’aperçut alors que l’orage qui avait renversé Sélinonte et Himera avait étendu sa désolation jusqu’à une cité bien plus remarquable, comptant parmi les plus opulentes et les plus populeuses du monde grec, — quand on vit la population agrigentine qui survivait, comprenant femmes et enfants, et les grands propriétaires de chars dont les noms étaient enregistrés comme vainqueurs à Olympia, confondus tous dans un sort commun sans demeures, en fuite et privés de tout, — quand l’armée victorieuse et ses commandants prirent leurs quartiers dans les maisons abandonnées, prêts à pousser plus loin leurs conquêtes après un hiver de repos, — il n’y eut guère de Grec en Sicile qui ne tremblât pour sa vie et pour ses biens[32]. Plusieurs d’entre eux cherchèrent un abri à Syracuse, tandis que d’autres quittèrent même l’île complètement et émigrèrent en Italie. Au milieu de tant d’angoisses, d’humiliation et de terreur, il s’éleva des plaintes bruyantes contre la conduite des généraux syracusains sous le commandement desquels le désastre était survenu. Le blâme qui avait été jeté sur eux auparavant, pour n’avoir pas poursuivi avec vigueur les Ibériens défaits, fut renouvelé alors, et dix fois aggravé par le malheur subséquent. On attribua à leur incapacité la prise d’Agrigente, et apparemment non sans cause réelle. Car la ville était assez fortement située pour défier un assaut, et ne pouvait être prise que par blocus ; or nous ne discernons pas d’obstacles suffisants pour empêcher les généraux syracusains de se procurer de nouveaux vivres ; et il semble clair que la surprise des navires de provisions syracusains aurait pu être prévenue par des précautions convenables ; et c’est sur cette surprise que roulait toute la question, entre la famine dans le camp carthaginois et la famine dans Agrigente[33]. La capacité de Dexippos et des autres généraux en défendant Agrigente (suivant la description de Diodore) est tristement inférieure à la vigueur et à l’habileté déployées par Gylippos devant Syracuse, comme le raconte Thucydide. Et nous ne pouvons guère nous étonner que des hommes plongés dans la plus profonde misère, comme les Agrigentins, — ou dans une alarme extrême, comme les autres Grecs siciliens, — aient regardé ces généraux, incapables ou traîtres, comme la cause de la ruine. Un pareil état de sentiment, dans des circonstances ordinaires, aurait conduit à la condamnation des généraux et à la nomination d’autres, sans amener guère d’autre résultat. Mais il eut une portée beaucoup plus grave, quand il se combina avec la situation actuelle des partis à Syracuse. Le parti d’Hermokratês, celui de l’opposition, repoussé l’année précédente avec la perte de son chef, sans toutefois être écrasé, reparut à ce moment plus formidable que jamais, sous un nouveau chef plus agressif même qu’Hermokratês. Dans toute l’histoire, l’ancienne aussi bien que la moderne, une défaite et des embarras dans les relations étrangères ont été des causes fécondes de changement dans le gouvernement intérieur. Ces auxiliaires avaient manqué au succès d’Hermokratês l’année précédente ; mais des alarmes de toute sorte menaçaient actuellement la cité à un degré terrible, et quand la première assemblée syracusaine fut convoquée au retour d’Agrigente, il régna un morne silence[34], comme dans la mémorable description faite par Démosthène de l’assemblée athénienne tenue immédiatement après la prise d’Elateia[35]. Les généraux avaient perdu la confiance de leurs concitoyens ; cependant personne ne se mettait en avant, dans une conjoncture pleine de dangers, et n’osait se charger de leur devoir, en donnant un bon conseil pour la conduite future de la guerre. Le moment était venu pour le parti d’Hermokratês de tendre ses piéges afin de renverser le gouvernement. Denys, bien que jeune et d’humble naissance, fut adopté comme chef par suite de cette audace et de cette bravoure qu’il avait même’ déjà montrées, tant dans le combat soutenu avec Hermokratês que dans les batailles contre les Carthaginois. Hipparinos, Syracusain d’une riche famille, qui s’était ruiné par de folles dépenses, était impatient de refaire sa fortune en secondant l’élévation de Denys au despotisme[36] ; Philistos (l’historien subséquent de Syracuse), riche, jeune et capable, épousa ardemment la même cause ; et sans doute d’autres personnes d’importance, anciens partisans d’Hermokratês et autres, se mirent en avant comme fauteurs de la conspiration. Niais elle fut dès le commencement, ou elle devint bientôt un mouvement organisé dans le dessein de mettre le sceptre entre les mains de Denys, auquel tous les autres, bien que plusieurs d’entre eux eussent beaucoup plus de fortune et d’importance, servirent seulement de gardes et d’auxiliaires. Au milieu du silence et de l’inquiétude qui régnaient dans l’assemblée syracusaine, Denys fut le premier qui se leva pour lui parler. Il s’étendit sur un sujet approprié tant aux dispositions de ses auditeurs qu’à ses propres vues. Il dénonça avec force les généraux comme ayant livré la sécurité de Syracuse aux Carthaginois, — et comme étant ceux auxquels était due la ruine d’Agrigente, ainsi que le danger qui menaçait tout le monde alentour. Il exposa leurs méfaits, réels ou prétendus, non seulement avec abondance et acrimonie, mais avec une violence féroce dépassant toutes les limites d’un débat admissible, et destinée à attirer sur eux un meurtre illégal, semblable à la mort des généraux tués récemment à Agrigente. Les voilà là, les traîtres ! N’attendez ni jugement ni verdict légal, mais frappez-les sur-le-champ, et infligez-leur une justice sommaire[37]. Cette exhortation brutale, assez semblable à celle de l’Athénien Kritias, quand il provoqua l’exécution de Theramenês, dans le sénat oligarchique, était une offense contre la loi aussi bien que contre l’ordre parlementaire. Les magistrats qui présidaient blâmèrent Denys comme perturbateur de l’ordre, et le condamnèrent à une amende, comme la loi leur en donnait le pouvoir[38]. Mais ses partisans l’appuyèrent hautement. Non seulement Philistos paya l’amende pour lui sur-le-champ, mais il déclara publiquement qu’il continuerait toute la journée à payer toutes les amendes semblables qui pourraient être imposées, — et il excita Denys à persister dans tel langage qu’il jugerait convenable. Ce qui avait commencé comme une illégalité devenait alors un défi porté ouvertement à la loi. Cependant l’autorité des magistrats était si affaiblie, et le cri contre eux si violent, dans la position actuelle de la cité, qu’ils furent hors d’état soit de punir soit de réprimer l’orateur. Denys poursuivit sa harangue d’un ton encore plus incendiaire ; non seulement il accusa les généraux d’avoir livré Agrigente en se laissant corrompre, mais encore il dénonça les citoyens de marque et de fortune en général, comme des oligarques qui exerçaient un empire tyrannique, — qui traitaient la multitude avec mépris, et profitaient des malheurs de la cité. Syracuse (prétendait-il) ne pourrait jamais être sauvée, à moins que des hommes d’un caractère tout à fait différent ne fussent revêtus de l’autorité ; des hommes non pas choisis à cause de leurs richesses et de leur rang, mais d’humble naissance, appartenant au peuple par position, et bons dans leur manière d’être par conscience de leur propre faiblesse[39]. Son amère invective contre des généraux déjà décrédités, et la chaleur impétueuse de son apparente sympathie pour le peuple contre les riches, furent accueillies toutes deux avec une égale faveur. Platon dit que l’assemblée devint si furieuse et si exaspérée, qu’elle suivit littéralement les inspirations illégales et sanguinaires de Denys, et qu’elle massacra sur-le-champ tous ces généraux, au nombre de dix, sans aucune forme de procès. Mais Diodore nous dit simplement qu’on rendit un vote à l’effet de casser les généraux, et de nommer à leur place Denys, Hipparinos et d’autres[40]. Cette dernière assertion est, à mon avis, la plus probable. Telle fut la première phase de ce que nous pouvons appeler la marche du despote, heureusement accomplie. Le pseudo-démagogue Denys dépasse, en féroces professions d’antipathie contre les riches, tout ce que nous lisons comme venant de démagogues réels, Athenagoras à Syracuse, au Kleôn à Athènes. Le voilà qui siège actuellement comme membre du nouveau conseil de généraux, à un moment où le soin et l’énergie les plus assidus, combinés avec la plus grande unanimité, étaient nécessaires pour mettre les forces militaires syracusaines dans un état suffisant de puissance. Il convenait à la politique de Denys non seulement de ne montrer lui-même aucun soin ni aucune énergie, mais de rendre nuls tous les efforts de ses collègues, et de faire échouer avec intention toute chance d’unanimité. Il se mit immédiatement à faire une opposition et une guerre systématiques à ses collègues. Il refusa d’assister à leur conseil, ou d’avoir aucune communication avec eux. Aux fréquentes assemblées tenues pendant cet état agité de l’esprit public, il les dénonça ouvertement comme engagés dans une correspondance perfide avec l’ennemi. Il est évident que ses collègues, hommes nouvellement choisis dans le même esprit que lui-même, n’avaient pu encore commettre de trahison pareille en faveur des Carthaginois. Mais parmi eux se trouvait son complice Hipparinos[41] ; tandis que les autres aussi probablement, nommés par un parti à sa dévotion, furent choisis dans un esprit de collusion, soit comme partisans aveugles, soit comme des hommes indignes et incapables, qu’il mettrait facilement de côté. En tout cas, ses calomnies, bien que reçues avec une grande répugnance par les citoyens principaux et plus intelligents, trouvèrent faveur auprès de lamasse de l’assemblée, prédisposée à ce moment par les terreurs de la situation à suspecter tout le monde. Le nouveau conseil des généraux étant ainsi discrédité, Denys fut le seul qu’on écouta comme conseiller. Sa première recommandation et la plus instante fut qu’on rendit un vote à l’effet de rétablir les exilés ; hommes (affirmait-il) attachés à leur pays, brillant du désir de le sauver, et qui avaient déjà refusé les offres de ses ennemis ; hommes qui avaient été jetés en exil par les disputes politiques antérieures, mais qui, s’ils étaient généreusement rappelés, témoigneraient leur reconnaissance par un patriotisme dévoué, et serviraient Syracuse beaucoup plus chaudement que les alliés appelés de l’Italie et du Péloponnèse. Ses collègues décrédités ou ne purent pas ou lie voulurent pas s’opposer à la proposition qui, appuyée avec chaleur par Denys et par tout son parti, fut enfin adoptée par l’assemblée. En conséquence les exilés revinrent, comprenant les hommes les plus violents qui avaient pris les armes quand Hermokratês fut tué. Ils revinrent brûlants de haine de parti et de désir de vengeance, prêts à exercer sur les autres la confiscation dont ils avaient souffert eux-mêmes, et considérant le despotisme de Denys comme leur seul moyen de succès[42]. Le second pas de la marche du despote était alors accompli. Denys avait rempli les rangs du parti d’Hermokratês et obtenu une troupe énergique de satellites, dont les espérances et les intérêts étaient complètement identifiés avec les siens. Dans l’intervalle arrivèrent de Gela des lettres, demandant des renforts, vu qu’on savait qu’Imilkôn était sui, le point de s’y rendre. Denys, étant autorisé à y conduire un corps de deux mille hoplites avec quatre cents cavaliers, tira un bon parti de l’occasion. Un régiment de mercenaires, sous le Lacédæmonien Dexippos, était en garnison à Gela ; tandis que le gouvernement de la ville était, dit-on, oligarchique, entre les mains des riches, bien qu’avec une opposition populaire forte et mécontente. Arrivé à Gela, Denys prit immédiatement parti pour cette dernière, en produisant les propositions les plus violentes contre les riches qui gouvernaient, comme il l’avait fait à Syracuse. Les accusant de trahison dans l’assemblée publique, il obtint un vote condamnatoire en vertu duquel ils furent mis à mort et leurs biens confisqués. Avec les fonds acquis de cette manière, il paya l’arriéré dû aux soldats de Dexippos, et doubla la solde de sa division syracusaine. Ces mesures lui procurèrent une immense popularité, non seulement auprès de tous les soldats, mais encore auprès du Dêmos de Gela, qu’il avait délivré de la domination de son opulente oligarchie. En conséquence, après avoir rendu un vote public, où il témoignait sa reconnaissance et lui accordait des récompenses considérables, le peuple expédia des ambassadeurs à Syracuse pour y porter l’expression formelle de ses sentiments. Denys résolut d’y retourner en même temps avec ses soldats syracusains, et il tenta de déterminer Dexippos à l’accompagner avec sa division. Ayant essuyé un refus, il s’y rendit avec ses Syracusains seuls. Quant aux habitants de Gela, qui le suppliaient instamment de ne pas les abandonner, vu que l’ennemi était attendu de jour en jour, il se contenta de leur répondre qu’il reviendrait bientôt avec des forces plus considérables[43]. Denys avait fait ainsi un troisième pas. Il revenait à Syracuse avec un témoignage d’admiration et de gratitude donné par Gela, — avec un redoublement d’attachement de la part de ses soldats à cause de la double solde, — et avec les moyens de fabriquer une nouvelle tromperie et de la mettre en circulation. C’était le jour d’une fête solennelle qu’il arriva à la ville, précisément à l’instant où les citoyens sortaient en foule du théâtre. Au milieu du tumulte d’une pareille scène aussi bien que du retour des soldats, un grand nombre de citoyens affluèrent autour de lui pour lui demander : Quelles nouvelles des Carthaginois ? — Ne demandez rien au sujet de vos ennemis du dehors (répondit Denys) ; vous avez parmi vous des ennemis bien pires. Vos magistrats, — ces mêmes hommes sur la vigilance desquels vous comptez pendant que vous jouissez de la fête, — ce sont des traîtres qui pillent l’argent public, laissent les soldats sans paye, et négligent tous les préparatifs nécessaires à un moment où l’ennemi, avec une armée immense, est sur le point de vous attaquer. Je connais leur trahison depuis longtemps, mais j’en ai aujourd’hui une preuve positive. Car Imilkôn m’a envoyé un ambassadeur, sous prétexte de traiter au sujet des prisonniers, mais en réalité pour acheter mon silence et ma connivence ; il m’offrait un présent plus considérable que ceux qu’il leur a faits, si je voulais consentir à m’abstenir de leur faire obstacle, puisqu’un ne pouvait m’amener à prendre part à leurs intrigues. C’en est trop. Je suis revenu pour me démettre aujourd’hui de mon commandement. Si mes collègues se laissent corrompre pour trafiquer de leur pays, moi, je veux prendre ma part du danger commun en qualité de citoyen, mais je ne puis souffrir l’idée d’encourir la honte comme complice de leur trahison. Ces hardies allégations, répandues par Denys parmi la foule qui se pressait autour de lui, — renouvelées longuement sous une forme frappante, dans l’assemblée régulière tenue le lendemain, — et se terminant par une démission réelle, frappèrent l’esprit syracusain d’une profonde terreur. Il parlait avec autorité, non seulement comme un homme qui revenait à l’instant de la frontière exposée, mais aussi comme apportant le témoignage de reconnaissance des habitants de Gela répété avec enthousiasme par les soldats dont il avait récemment doublé la paye. Son assertion quant au message spécial d’Imilkôn, sans doute impudent mensonge, fut acceptée avec confiance et appuyée par tous ces hommes, aussi bien que par ses autres partisans, le parti d’Hermokratês, et surtout par les exilés rappelés. Quelle défense les généraux accusés firent-ils, ou essayèrent-ils de faire, c’est ce qu’on ne nous dit pas. Il n’était pas probable qu’elle prévalût, et elle ne prévalut pas contre la déposition positive d’un témoin si puissamment secondé. Le peuple, convaincu de leur trahison, était irrité contre lui et tremblait à la pensée d’être abandonné, par la démission de Denys, à la protection de ces gardiens perfides contre l’invasion imminente. Le moment était venu pour ses partisans de s’avancer avec leur proposition capitale : Pourquoi ne pas vous débarrasser de ces traîtres, et garder Denys seul ? Souffrez qu’ils soient jugés et punis à un moment plus convenable ; mais choisissez-le immédiatement comme général, avec de pleins pouvoirs pour faire face à l’éventualité pressante qui nous menace du dehors. N’attendez pas que l’ennemi attaque réellement nos murailles. Denys est l’homme qu’il nous faut, le seul avec lequel nous ayons une chance de salut. Rappelez-vous que notre glorieuse victoire sur les trois cent mille Carthaginois à Himera fut remportée par Gelôn agissant comme général avec de pleins pouvoirs. Cette rhétorique était irrésistible dans la présente disposition d’esprit de l’assemblée, — à un moment où les partisans de Denys étaient remplis d’audace et d’unanimité, — où ses adversaires étaient en déroute, suspects les uns aux autres, et sans plan positif à proposer, — et où l’orage qui avait déjà accablé Sélinonte, Himera et Agrigente était près d’éclater sur Gela et sur Syracuse. L’assemblée rendit un vote, par lequel Denys était nommé général de la cité, seul, et avec de pleins pouvoirs[44] : à quelle majorité fut-il nommé, nous l’ignorons. Le premier usage que le nouveau et tout-puissant général fit de sa dignité fut de proposer, dans la même assemblée, que la paye des soldats fût doublée. Cette libéralité (dit-il) serait le plus sûr moyen de stimuler leur zèle ; quant à la dépense, il n’y avait pas lieu d’hésiter ; on pourrait aisément se procurer de l’argent. Ainsi fut accompli le quatrième pas, et le plus important de la marche du despote. On avait obtenu de l’assemblée un vote, rendu dans les formes constitutionnelles, revêtant Denys d’un pouvoir unique inconnu aux lois et au-dessus d’elles, — illimité et irresponsable. Mais il savait bien que la majorité de ceux qui votaient ainsi n’avaient pas l’intention de renoncer à leur liberté d’une manière permanente, — qu’ils n’entendaient créer qu’une dictature temporaire, sous la pression du danger actuel, dans le dessein exprès de conserver cette liberté contre un ennemi étranger, — et que même ce qu’on avait obtenu ne l’avait été que par une déception et une calomnie impudentes, qu’une réflexion subséquente ne tarderait pas à dissiper. Le vote n’eut pas plus tôt été rendu que des symptômes de regret et d’alarme se manifestèrent parmi le peuple. Ce qu’une assemblée avait conféré pouvait être révoqué par une seconde assemblée repentante[45]. Il restait donc actuellement à Denys à assurer la perpétuité de son pouvoir par quelques moyens organisés, de manière à empêcher que le repentir, dont il avait déjà discerné le commencement, ne se traduisit en une révocation réelle. Dans ce dessein, il avait besoin d’une force militaire prise en dehors du peuple et antipopulaire, attachée à sa personne et non à la cité. Il avait, en effet, acquis de la popularité auprès des soldats syracusains aussi bien qu’auprès des mercenaires, en doublant et en assurant leur solde. Il avait des adhérents énergiques, prêts à tout faire en sa faveur, surtout parmi les exilés rappelés. C’était une base importante, mais noie suffisante pour ses fins sans la présente d’un corps spécial de gardes, dont il pût se servir constamment et immédiatement, choisis par lui et sous son contrôle, agissant toutefois en cet emploi en vertu de la volonté et de la sanction expresses du peuple. Il fallait que ce dernier rendît un nouveau vote qui légalisât pour son usage cette troupe de gardes. Mais avec tous ses moyens de tromperie et tout le zèle de ses partisans, il désespéra d’obtenir un pareil vote d’une assemblée tenue à Syracuse. En conséquence, il eut recours à une manœuvre, déclarant qu’il avait résolu de se rendre à Leontini, et convoquant toutes les forces militaires de Syracuse (jusqu’à l’âge de quarante ans) pour l’accompagner, avec ordre à chaque homme de prendre avec lui des provisions pour’ trente jours. Leontini avait été, peu d’années auparavant, une cité indépendante ; mais actuellement c’était un poste fortifié avancé, appartenant aux Syracusains, où divers colons étrangers, et des exilés des villes siciliennes prises, avaient obtenu la permission de résider. Il était vraisemblable que ces hommes, qui avaient perdu leur position et leurs espérances comme citoyens, seconderaient volontiers soit de leurs votes soit de leurs épées les projets de Denys. Tout en y trouvant ainsi beaucoup d’adhérents nouveaux, outre ceux qu’il emmenait avec lui, il prévoyait que le corps général des Syracusains, et surtout ceux qui avaient le plus d’éloignement pour lui, ne seraient pas disposés à se rendre à son appel ni à l’accompagner[46]. Car il ne pouvait y avoir rien de plus déraisonnable, au point de vue public, qu’un départ de toutes les forces syracusaines se rendant pour trente jours à Leontini, où il n’y avait ni péril à détourner ni profit à faire, à un moment où le danger du côté de Gela était le plus sérieux, à cause de sa formidable armée carthaginoise qui se trouvait à Agrigente. Denys partit donc avec une armée qui prétendait, ostensiblement et suivant les ordres donnés, être la complète manifestation militaire de Syracuse ; mais qui, en réalité, comprenait principalement ses propres adhérents. Étant campé pendant la nuit près de Leontini, il s’y prit de telle sorte qu’un cri et un tumulte factice éclatèrent au milieu des ténèbres autour de sa tente ; — il ordonna que des feux fussent allumés, — convoqua soudainement ses amis les plus intimes, — et affecta de se retirer dans la citadelle sous leur escorte. Le lendemain on convoqua une assemblée, des Syracusains et des habitants présents, prétendue assemblée syracusaine ; Syracuse, en costume militaire, ou pour ainsi dire en Comitia Centuriata, — pour employer une ancienne phrase appartenant à la république romaine. Denys parut devant cette assemblée et se mite sous sa protection, affirmant que la nuit précédente un attentat avait été commis contre sa personne, — la priant avec instance de le défendre contre, les piéges incessants de ses ennemis. — et réclamant dans cette vue mi corps, permanent de gardes. Cette demande, tournée d’une manière plausible et pathétique, et, sans doute secondée avec chaleur par de zélés partisans, obtint un succès complet. L’assemblée syracusaine ou quasi-syracusaine, bien que tenue à Leontini, — rendit un décret en forme, accordant à Denys une garde du corps de six cents : hommes, choisie par lui-même et responsable à lui seul[47]. Un orateur, il est vrai, proposa, de limiter les gardes à un chiffre suffisant pour le protéger contre un petit nombre d’ennemis personnels, mais non pour le rendre indépendant du peuple ou formidable à sa sécurité[48]. Mais il n’était pas vraisemblable que ce raffinement de précaution dût être pris sérieusement en considération, quand l’assemblée était assez malhonnête ou assez égarée pour rendre le vote destructif sollicité à ce moment, et eût-il été compris dans les termes de la résolution, il n’y avait aucun moyen d’en assurer l’observation en pratique. Une fois le régiment des gardes sanctionné dans les formes, Denys ne s’inquiéta guère de la limite de nombre qui lui, était prescrite. Il enrôla immédiatement plus de mille, hommes, choisis aussi bien à cause de leur bravoure qua de leur pauvreté et de leur position désespérée. Il leur fournit des armes du meilleur choix, et leur promit la solde la plus libérale. A cette base d’un régiment de troupes domestiques, certain, permanent, et légalisé, il ajouta encore mie sorte d’armée régulière, composée de mercenaires qui n’étaient guère moins à sa dévotion que les gardes proprement ainsi appelés. Outre les mercenaires, qu’il avait déjà autour de lui, il en appela d’autres de tous les côtés par des offres séduisantes, choisissant de préférence des proscrits et des scélérats, et donnant la liberté à des esclaves dans ce dessein[49]. Ensuite, faisant venir de Gela Dexippos le Lacédæmonien avec les troupes qu’il commandait, il renvoya cet officier dans le Péloponnèse, — comme un homme auquel il ne pouvait se fier pour son projet, et qui vraisemblablement se mettrait en avant pour défendre la liberté de Syracuse. Il réunit alors tous les mercenaires sous une seule organisation, et leur donna pour nouveaux officiers des hommes dévoués à sa personne. Cette levée et cette organisation militaires nouvelles furent accomplies surtout pendant son séjour à Leontini, sans l’opposition qu’elles auraient probablement rencontrée si les choses s’étaient passées à Syracuse, ville où Denys revint, dans une attitude bien plus imposante que quand il l’avait quittée. A ce moment il franchit les portes à la tête non seulement de sa propre garde du corps d’élite, mais encore d’une armée régulière de mercenaires, soudoyée par lui et dépendante de lui seul. Il les dirigea immédiatement vers l’îlot d’Ortygia (la partie intérieure et la partie la plus forte de la cité, commandant le port), établit son camp dans cette acropolis de Syracuse, et se présenta comme despote aux yeux de tous d’une manière manifeste. Bien que lé sentiment général parmi le peuple flet celui d’une vive répugnance, cependant ses puissantes forces militaires et sa forte position enlevaient toute espérance d’une résistance ouverte. Et l’assemblée populaire, — convoquée sous la pression de cette force et probablement composée uniquement de ses partisans, — se trouva assez soumise pour condamner et exécuter, sur sa requête, Daphnæos et Demarchos. Ces deux hommes à la fois riches et puissants dans Syracuse, avaient été ses principaux adversaires, et étaient vraisemblablement du nombre des généraux mêmes qu’à son instigation le peuple avait été sur le point de massacrer sur place sans forme de procès, dans une des assemblées publiques antérieures[50]. Il ne restait plus qu’un pas à faire pour donner du lustre à la basse extraction de Denys, et pour marquer le triomphe du parti d’Hermokratês auquel il devait surtout son élévation. Il épousa immédiatement la fille d’Hermokratês ; et donna sa propre sœur en mariage à Polyxenos, frère de ce chef décédé[51]. Ainsi fut consommé le cinquième ou dernier acte de la marche du despote, qui rendit Denys maître de la vie et de la fortune de ses compatriotes. J’ai détaillé les phases successives de son élévation d’après Diodore, qui (à l’exception d’une allusion ou deux d’Aristote) est le seul de qui nous recevions des renseignements. En cette occasion son autorité est meilleure que d’ordinaire, vu qu’il avait sous les yeux, non seulement Ephore et Timée, mais encore Philiste. De plus, il est dans tout le cours de ce récit du moins clair et conséquent avec lui-même. Nous comprenons suffisamment la stratégie politique poursuivie par Denys, pour prononcer qu’elle fut appropriée à sa fin avec un degré d’habileté qui aurait beaucoup frappé un œil critique tel que celui de Machiavel, dont on a expliqué à tort l’appréciation analytique des moyens, quand il étudie des hommes tels chie Denys, comme si elle impliquait de la sympathie pour leur but et une approbation de leurs desseins. Nous voyons que Denys, en se mettant en avant comme chef et représentant du parti d’Hermokratês, acquit les moyens de faire usage de la fraude et de la tromperie dans une plus grande mesure qu’un exilé tel qu’Hermokratês, dans la poursuite des mêmes projets ambitieux. Favorisé parles dangers de l’Etat et par les angoisses de l’esprit public, il put simuler une ardeur ultra-démocratique en défendant le peuple contre les riches, et en dénonçant les généraux malheureux ou incapables, comme s’ils étaient des traîtres corrompus. Bien qu’il semble que le gouvernement de Syracuse, en 406 avant J.-C. a dû être fortement démocratique, cependant Denys, dans son ardeur pour les droits populaires, le regarde comme une oligarchie antipopulaire, et il essaye d’acquérir la faveur du peuple en se posant ouvertement comme l’adversaire et l’ennemi acharné des riches. Neuf années auparavant, lors du débat entre Hermokratês et Athenagoras dans l’assemblée syracusaine, le premier se présentait comme le champion des riches, ou du moins était considéré comme tel ; tandis que le second tenait le langage d’un démocrate conservateur, se plaignant de conspirations organisées par eux. En 406 avant J.-C., le chef du parti d’Hermokratês a renversé cette politique, il adopte une prétendue ferveur démocratique beaucoup plus violente que celle d’Athenagoras. Denys, — qui en cette occasion fit le métier de ce qu’on appelle un démagogue, simplement dans le dessein d’obtenir un seul vote en sa faveur et de fermer ensuite la porte de force à tout vote futur et à tout amendement, pouvait avoir recours à un mensonge plus grossier qu’Athenagoras, qui, en qualité d’orateur habituel, était toujours devant le peuple, et qui, même s’il réussissait par fraude à une assemblée, était exposé à être dévoilé dans une seconde. Pour que les votes d’une assemblée publique quelconque servent réellement à protéger le peuple, ils doivent non seulement être précédés d’une discussion complète et libre, mais encore être soumis de temps en temps à une nouvelle discussion et à une correction. Qu’une erreur soit commise de temps à un autre, aussi bien par le peuple collectif que par des fractions particulières du peuple, cela est certain ; la possibilité d’un amendement est essentielle. Un vote que l’on sait être définitif et ne devoir jamais être amendé dans la suite est un vote qui ne peut guère tourner à l’avantage du peuple lui-même, bien qu’il puisse souvent, comme dans le cas de Denys, favoriser les sinistres desseins d’un protecteur artificieux. |
[1] Xénophon, Helléniques, I, 1, 37.
[2] Hérodote, VI, 28.
[3] Diodore, XIII, 62-80.
[4] Diodore, VIII, 62.
[5] Xénophon, Helléniques, I, 1, 28.
[6] Xénophon, Helléniques, I, 1, 31 ; Diodore, XIII, 63.
[7] Diodore, XIII, 63.
[8] Diodore, XIII, 63, 75.
[9] Diodore, XIII, 75.
[10] Diodore, XIII, 75.
[11] Xénophon, Helléniques, IV, 4, 8.
[12] Diodore, XIII, 75 : Xénophon (Helléniques, I, 3, 13) dit qu’Hermokratês était du nombre de ceux qui accompagnèrent Pharnabazos avec les députés destinés à aller à Suse, mais qui n’allèrent que jusqu’à Gordion en Phrygia, et furent détenus par Pharnabazos (à la requête de Cyrus), pendant trois ans. Cela doit avoir été dans l’année 407 avant J. C. Or je ne puis concilier ce fait avec les actes d’Hermokratês tels que les décrit Diodore à son arrivée à la Sicilienne Messênê ; — ses exploits près de Sélinonte ; — ses diverses tentatives pour obtenir son rétablissement dans Syracuse, — événements qui ont dû se passer en 408-407 avant J.-C., et qui aboutirent à la mort d’Hermokratês.
Il me semble impossible que la personne mentionnée par Xénophon comme accompagnant Pharnabazos dans l’intérieur puisse avoir été l’éminent Hermokratês. Était-ce un autre personnage du même nom, — ou Xénophon a-t-il été mal informé ; c’est ce que je ne prendrai pas sur moi de décider. Il y eut réellement deux Syracusains contemporains portant le même nom ; car le père de Denys le despote se nommait Hermokratês.
Polybe (XII, 25) dit qu’Hermokratês combattit avec les Lacédœmoniens à Ægospotami. Il désigne l’éminent général de ce nom, qui toutefois ne peut avoir été à Ægospotami dans l’été on l’automne de 405 avant J.-C. Il y a quelque erreur dans l’assertion de Polybe ; mais je ne sais comment l’expliquer.
[13] Diodore, XIII, 96 ; XIV, 66. Isocrate, Or. V, Philipp., s. 73. Démosthène, adv. Leptin., p. 506, s. 178. Polybe, XV, 35. Cf. Polyen, V, 2, 2.
[14] Xénophon, Helléniques, II, 2, 24. Diodore, XIII, 91.
[15] Diodore, VIII, 75.
[16] Diodore, XIII, 79.
[17] Diodore, XIII, 80 ; Xénophon, Helléniques, I, 5, 21.
[18] Diodore, XIII, 81-84.
[19] Diogène Laërce, VIII, 63.
[20] Diodore, XIII, 81-84 ; Polybe, IX, 7.
[21] Diodore, XI, 25.
[22] Virgile, Énéide, III, 704.
[23] Diodore, XIII, 85.
[24] Voir au sujet de la Topographie d’Agrigente, Seyfert, Akragas, p. 21, 23, 40 (Hamburg, 1845).
La ville moderne de Girgenti est sur une des collines de ce vaste agrégat qui est couvert de masses de ruines et autour duquel on peut reconnaître distinctement les traces des anciens murs avec des restes considérables de ces mêmes murs dans quelques endroits particuliers.
Cf. Polybe, I, 17 ; IX, 27.
Pindare appelle la ville ποταμία τ̕ Άκράγαντι, — Pythiques, VI, 6 ; ίερόν οϊκημα ποταμοΰ, — Olympiques, II, 10.
[25] Diodore, VIII, 85.
Nous lisons dans Polyen (V, 10, 4) un stratagème par lequel Imilkôn entraîna, dit-on, les Agrigentins, au moment d’une de leurs sorties, dans une poursuite imprudente par une fuite simulée, et leur fit essuyer ainsi ure sérieuse défaite.
[26] Diodore, XIII, 86.
[27] Diodore, XIII, 87.
Il parait qu’une éminence à quelque distance d’Agrigente porte encore le nom de Il Campo Cartaginese, ce qui pourrait faire présumer qu’elle fut jadis occupée par les Carthaginois. Évidemment, les troupes envoyées par Imilkôn pour aller à la rencontre de Daphnæos et le repousser ont dû se poster à l’est d’Agrigente, côté par lequel approchait l’armée syracusaine de secours. Seyfert (Akragas, p. 41) conteste ce point et suppose qu’ils ont dû être sur le côté occidental ; il est trompé par l’analogie du siège romain en 262 avant J.-C., quand l’armée carthaginoise de secours sous Hannon venait par l’ouest d’Hêrakleia (Polybe, I, 18).
[28] Diodore, XIII, 87.
La jeunesse d’Argeios, combinée avec le fait qu’il avait un commandement élevé, nous fait plutôt croire qu’il était de naissance noble ; cf. Thucydide, VI, 38, le discours d’Athenagoras.
[29] Il est encore fait mention, soixante-cinq ans plus tard, dans la description de la guerre de Timoleôn contre les Carthaginois, — de l’abondance de coupes à boire d’or et d’argent, et de riches ornements personnels qu’emportaient les Carthaginois indigènes quand ils servaient en guerre (Diodore, XVI, 81 ; Plutarque, Timoleôn, c. 28-29). Il y avait un corps choisi de Carthaginois, — un bataillon sacré, — mentionné dans ces temps plus récents, composé de 2.500 hommes de bravoure distinguée aussi bien que de position éminente dans la cité (Diodore, XVI, 80 ; XX, 10).
[30] Diodore, XIII, 98.
[31] Diodore, XIII, 89, 90.
[32] Diodore, XIII, 91.
[33] Diodore, XIII, 88.
Xénophon confirme l’assertion de Diodore, qui dit qu’ Agrigente fut prise par famine (Hellenica, I, 5, 21 ; II, 2, 24).
[34] Diodore, XIII, 91.
[35] Démosthène, de Coronâ, p. 286, s. 220.
Cette comparaison est faite par M. Brunet de Presle, dans son excellent ouvrage historique (Recherches sur les établissements des Grecs en Sicile, part. II, s. 39, p. 219).
[36] Aristote, Politique, V, 5, 6.
Hipparinos était père de Dion, dont il sera question plus longuement ci-après.
Dans sa vive sympathie pour Dion, Platon attribue à Hipparinos une égalité de rang et d’importance avec Denys l’Ancien plus grande igue, ne In justifient les faits subséquents (Platon, Epistol. VIII, P. 353 A ; p. 355 F).
[37] Diodore, XIII, 91.
[38] Diodore, XIII, 91.
Dans la description que fait Thucydide (VI, 32-39) du débat au sein de l’assemblée syracusaine (avant l’arrivée de l’expédition athénienne) où parlent Hermokratês et Athenagoras, noirs voyons les magistrats intervenir pour s’opposer a la continuation d’un débat qui était devenu très personnel et très acrimonieux, bien qu’il n’y eût rien de brutal, ni aucune exhortation à une violence personnelle ou à une infraction de la loi.
[39] Diodore, XIII, 91.
[40] Platon, Epistol. VIII, p. 354.
Diodore, XIII, 92. Quelque temps après, Diodore mentionne en outre que Denys accusa dans l’assemblée publique, et fit mettre à mort Daphnæos et Demarchos (XIII, 96) : or Daphnæos était l’un des généraux (VIII, 86-88).
Si nous admettons que le fait s’est passé comme Platon l’affirmes nous ne pouvons facilement expliquer comment quelque chose d’aussi frappant et d’aussi effrayant est devenu dans Ephore, dans Théopompe, dans Hemieias, dans Timée ou dans Philiste, cette assertion plus banale que présente Diodore, qui probablement a emprunté son récit à l’un de ces écrivains.
Mais si nous admettons que Diodore soit exact, nous pouvons aisément rendre compte de l’opinion erronée dans l’esprit de Platon. Très peu de temps avant cette scène à Syracuse, une circonstance analogue s’était réellement présentée à Agrigente. Les Agrigentins assemblés, irrités contre leurs généraux pour ce qu’ils croyaient être de la mollesse ou de la perfidie, dans le récent combat avec les Carthaginois, avaient lapidé quatre d’entre eux sur-le-champ, et n’avaient épargné le cinquième qu’à cause de sa jeunesse (Diodore, XIII, 87).
Je ne puis m’empêcher de croire que Platon confondait dans sa mémoire la scène et les actes dont Syracuse fut témoin avec les autres événements qui étaient arrivés à Agrigente. Cette lettre (d’où est extraite la citation précédente) fut écrite dans sa vieillesse, — cinquante ans après l’événement.
C’est une inexactitude quant à un fait réel, qui pourrait être produite à l’appui des idées de ceux qui rejettent les lettres de Platon comme apocryphes, bien qu’Ast ne la mentionne pas, tout en parcourant les lettres seviatim, et en les condamnant comme des compositions qui non seulement n’appartiennent pas à Platon, mais qui sont méprisables. Après avoir étudié attentivement et les lettres elles-mêmes et son raisonnement, je diffère entièrement de ha conclusion d’Ast. La première lettre, qui prétend venir, non de Platon, mais de Dion, est la seule contre laquelle il me semble avoir établi de bonnes objections (V. Ast, Ueber Platon’s Leben und Schriften, p. 500-530). Contre les autres, je ne puis croire qu’il ait donné de raison suffisante pour les déclarer apocryphes, et par conséquent je continue à les considérer comme authentiques, suivant l’opinion de Cicéron et de Plutarque. Il est admis par Ast que leur authenticité n’était pas suspectée dans l’antiquité, autant que s’étendent nos connaissances. Sans regarder comme concluante la présomption qui résulte de ce fait, je crois qu’elle a besoin d’être contrebalancée par des raisons réelles plus fortes que celles qu’Ast a présentées.
Dans le nombre total de treize lettres, celles qui se rapportent à Dion et à Denys (toujours en mettant de côté la première lettre), — c’est-à-dire la seconde, la troisième, la quatrième, la septième, la huitième et la treizième, — sont les plus remplies d’allusions au fait et aux détails. Quelques-unes entrent très avant dans le détail. Or, si elles avaient été l’œuvre d’un forgeur, il est juste de dire qu’il n’aurait pu guère éviter de s’exposer davantage à la contradiction qu’il ne l’a fait, ait point de vue de l’inexactitude et de l’inconséquence par rapport à la situation supposée. J’ai déjà mentionné une inexactitude que je prends pour une faute de mémoire, à la fois concevable et pardonnable. Ast en mentionne une autre, pour réfuter l’authenticité de la huitième lettre, relativement au fils de Dion. Platon, dans sa huitième lettre, parlant au nom de Dion décédé, recommande aux Syracusains de nommer un fils de Dion comme l’un des membres d’une royauté tripartite, avec Hipparinos (fils de Denys l’Ancien) et Denys le Jeune. Cela (soutient Ast, p. 523) ne peut être exact, parce que le fils de Dion mourut avant son père. Pour faire que l’argument d’Ast fût complet, il nous faudrait être sûr que Dion n’avait qu’un seul fils ; supposition qui, sans doute, est appuyée par la preuve de Plutarque, qui, après avoir dit que le fils de Dion, déjà presque adulte, se jeta du toit de la maison et fût tué, continue en disant que Kallippos, l’ennemi politique de Dion, fonda sur ce malheur une fausse rumeur qu’il mit en circulation (Plutarque, Dion, c. 5. 5, 56 : Cf. aussi c. 21). Mais puisque la rumeur était complètement fausse, nous pouvons sûrement croire que Kallippos, profitant d’un accident notoire qui venait d’être fatal au fils aîné de Dion, a pu fabriquer une fausse assertion au sujet de la famille de Dion, bien qu’il pût y avoir un fils plus jeune à la maison. II n’est pas certain que le nombre des enfants de Dion fût familièrement connu dans la population de Syracuse ; et Dion lui-même n’était pas dans la situation d’un roi établi, capable de transmettre sa succession immédiatement a un fils non encore adulte. Et quand nous trouvons dans un autre chapitre de la Vie de Dion de Plutarque (c. 31), que le fils de Dion était appelé par Timée, Aretæos, — et par Timonidês, Hipparinos, — cette circonstance peut assurément faire présumer jusqu’à un certain point qu’il y eut deux fils, et non un seul appelé de deux noms différents.
Je ne puis donc admettre qu’Ast ait prouvé que la huitième lettre de Platon est inexacte sous le rapport d’un fait réel. J’ajouterai que la lettre ne mentionne pas le nom du fils de Dion (bien qu’Ast dise qu’elle l’appelle Hipparinos), et qu’elle spécifie les trois associés de la royauté tripartite suggérée (bien qu’Ast dise qu’elle n’en mentionne que deux).
Toutefois, la plupart des arguments d’Ast contre l’authenticité des lettres sont fondés, non sur de prétendues inexactitudes de fait mais, sur ce qu’il prétend être une impropriété et une bassesse de pensée, une intrusion puérile de philosophie, un mysticisme et une pédanterie hors de propos, etc. Je coïncide dans quelques-unes de ses critiques, bien que je n’acquiesce pas à toutes. ? Mais je ne puis les accepter comme preuve à l’appui de sa thèse, — à savoir le caractère apocryphe des lettres. La conclusion propre de ses prémisses me paraît être que Platon écrivit des lettres qui, jugées d’après nos règles au sujet de l’art épistolaire, sont gauches, pédantesques et de mauvais goût. Denys d’Halicarnasse (De adm. vi dicend. in Demosth, p. 1025, 1021), tout en vantant expressément l’admirable composition des dialogues de Platon, n’hésite pas à porter sur lui un jugement défavorable comme auteur de discours, en s’en référant aux discours du Symposion aussi bien qu’à la harangue funèbre du Ménéxène. Mous devons encore moins craindre d’admettre que Platon ne savait pas composer une lettre avec grâce.
Que Platon se sentit fortement intéressé, et même personnellement compris, dans la querelle entre Denys II et Dion, c’est ce dont on ne peut douter. Qu’il écrivit de lettres à Denys sur ce sujet, — qu’il cherchât soigneusement à conserver son influence sur lui, par tous les moyens, — qu’il manifestât une haute opinion de lui-même et de sa philosophie, — cela est parfaitement naturel et croyable. Et en considérant le caractère et le rang de Denys, il est difficile de poser à l’avance une règle assurée quant au ton épistolaire que Platon dut regarder comme le plus propre à prendre avec lui.
[41] Plutarque, Dion, c. 3.
[42] Diodore, XIII, 93.
[43] Diodore, VIII, 93.
[44] Diodore, VIII, 94.
[45] Diodore, VIII, 95.
[46] Diodore, XIII, 95. Beaucoup des Agrigentins chassés s’établirent à Leontini, avec la permission des Syracusains (Diodore, XIII, 89).
[47] Diodore, XIII, 95.
[48] Aristote, Politique, III, 10, 10.
[49] Diodore, XIV, 7.
[50] Diodore, XIII, 96.
[51] Diodore, XIII, 96 ; Plutarque, Dion, c. 3.