HISTOIRE DE LA GRÈCE

TREIZIÈME VOLUME

CHAPITRE I — CYRUS LE JEUNE ET LES DIX MILLE GRECS.

 

 

Dans le second chapitre du volume précédent, j’amenais l’histoire des affaires grecques jusqu’à la fin de la guerre du Péloponnèse, comprenant une description de la perte permanente du pouvoir souverain ; la cruelle oppression temporaire, l’affranchissement et la démocratie renouvelée, qui marquèrent le sort d’Athènes vaincue. La défaite de cette cité jadis puissante, accomplie par la confédération spartiate, — avec l’aide pécuniaire considérable du jeune prince persan Cyrus, satrape de la plus grande partie des côtes ioniennes, — laissa Sparte maîtresse du inondé grec pour le moment. Lysandros, son amiral victorieux, employa sa vaste puissance temporaire à établir, dans la plupart des villes, des dékarchies, ou conseils souverains de Dix, composées de ses propres partisans, avec un harmoste lacédæmonien et une garnison lacédæmonienne destinés à imposer leur gouvernement oligarchique Toutefois, avait de commencer l’exposé, ainsi bien qu’il est possible de l’établir, des malheurs, inattendus attirés ainsi sur le monde grec, avec leurs conséquences éventuelles, — il sera à-propos d’introduire ici le récit des Dix Mille Grecs, avec leur marche dans le cœur de l’Empire des Perses et leur Retraite plus célèbre encore. Cet incident, qui est à part du courant principal dés affaires grecques, ferait, rigoureusement parlant, plutôt partie d’une histoire de la Perse que d’une histoire de la Grèce. Mais ses effets sur l’esprit grec et sur le cours futur des affaires grecques furent nombreux et importants, tandis que, comme explication du caractère et de la capacité helléniques, comparés à ceux des Asiatiques contemporains, il est très remarquable et plein d"instruction.

Cette marche, à partir de Sardes jusqu’au voisinage de Babylone, conduite par Cyrus le Jeune et entreprise dans le dessein de le mettre sur le trône de Perse, à la place de son frère aîné Artaxerxés Mnemôn, — fut commencée vers mars ou avril de l’année 401 avant J. — C. Ce fut environ six, mois après, dans le mois de septembre ou d’octobre de la même année, que fut livrée la bataille de Kunaxa, dans laquelle, bien que les Grecs fussent victorieux, Cyrus lui-même perdit la vie. Ils furent alors obligés de commencer leur retraite, qui occupa environ une année et finalement les amena jusqu’à Byzantion, après qu’ils eurent franchi le Bosphore de Thrace, en octobre ou en novembre, M, avant J.-C.

La mort du roi Darius Nothus, père et d’Artaxerxés et de Cyrus, arriva vers le commencement de 404 avant J.-C., peu de temps après la ruine entière de l’armée d’Athènes à Ægospotami. Son règne de dix-neuf ans, avec celui de son père Artaxerxés Longue-Main, qui dura près de quarante années, remplit presque tout l’intervalle depuis la mort de Xerxès, en 465 avant J.-C. La fin des règnes, tant de Xerxès que de son fils Artaxerxés, avait en effet été marquée par ces phénomènes de conspiration, d’assassinat, de fratricide et de tragédies de famille, si communs dans la transmission d’un sceptre oriental. Xerxès fut assassiné par le principal officier du palais nommé Artabanos, — qui avait reçu de lui à un banquet l’ordre d’exécuter son fils aîné Darius, mais ne l’avait pas accompli. Artabanos, faisant retomber le blâme de l’assassinat sur Darius, détermina Artaxerxés à le venger en tuant ce dernier ; il attenta ensuite à la vie d’Artaxerxés lui-même ; mais il échoua et fut tué également, après avoir dirigé le gouvernement pendant quelques mois. Artaxerxés Longue-Main, après avoir régné environ quarante ans, laissa le sceptre à son fils Xerxès II, qui fut tué peu de mois après par son frère Sogdien, et celui-ci à son tour fut mis à mort, sept mois après, par un troisième frère, Darius Nothus, mentionné plus haut[1].

Les guerres entre l’empire persan et Athènes, à la tète de la confédération de Dêlos (477-449 av. J.-C.), ont été déjà racontées dans un des volumes -précédents. Mais l’histoire intérieure de l’empire persan -pendant ces règnes nous est à peine connue, à l’exception d’une formidable révolte du satrape Megabyzos, mentionnée d’une manière obscure dans les Fragments de Ktêsias[2]. Vers 414 avant J.-C., les Égyptiens se révoltèrent. Leur prince indigène Amyrtæos conserva son indépendance, — bien que probablement dans une partie seulement de ce pays et non dans toute son étendue[3]. Une dynastie égyptienne indigène lui succéda pendant l’espace de soixante ans. Darius comprima une révolte des Mèdes, qui éclata en 408 avant J.-C., et subséquemment une révolte semblable des Kadusiens[4].

La paix conclue en 449 avant J.-C., entre Athènes et l’empire des Perses, continua, sans violation ouverte, jusqu’à la catastrophe ruineuse qu’éprouva la première près de Syracuse, en 413 avant J.-C. Cependant il y avait eu diverses communications et diverses ambassades de Sparte à, la cour persane, par lesquelles elle s’efforçait d’obtenir l’aide du Grand Roi pendant les premières années de la guerre, communications si confuses et si contradictoires qu’Artaxerxés — dans une lettre adressée aux Spartiates, en 425 av. J.-C., et portée par son envoyé Artaphernês, qui fut pris par les Athéniens — se plaignait de ne pouvoir comprendre ce qu’elles signifiaient, — puisque deux Spartiates ne disaient jamais la même chose[5]. Il parait que Pissuthnês, satrape de Sardes, se révolta contre le roi de Perse, peu après cette époque, et que Tissaphernês fut envoyé parle Grand Roi pour étouffer cette révolte ; et comme il réussit, en gagnant le commandant grec des troupes mercenaires du satrape, il fut récompensé par la possession de la satrapie[6]. Nous trouvons Tissaphernês satrape dans l’année 413 avant J.-C., commençant des opérations, conjointement avec les Spartiates, pour détacher les alliés asiatiques d’Athènes, après ses revers en Sicile, et employant les Spartiates avec succès contre Amorgês, le fils révolté de Pissuthnês, qui occupait la forte ville maritime d’Iasos[7].

Le redoublement de vigueur dans les opérations persanes contre Athènes, après que Cyrus le Jeune, fils de Darius Nothus, fut descendu à la côte ionienne en 407 avant J.-C., a été raconté dans le quatrième chapitre du onzième volume, en même temps que le renversement complet de la puissance athénienne, accompli pendant les trois années suivantes. Résidant à Sardes et entrant en coopération active avec les Grecs, cet ambitieux et énergique jeune prince se pénétra bientôt de leur supériorité militaire et de leur efficacité politique, en tant que comparés avec les Asiatiques indigènes. Les talents et le caractère de Lysandros, l’amiral péloponnésien, lui inspirèrent une si grande admiration que, quand il fut appelé à la cour pendant la dernière maladie de son père Darius, en 405 avant J.-C., il confia même à cet officier tout son tribut et tous ses trésors, afin qu’il s’en servit pour avancer la guerre[8], qui fut terminée victorieusement pendant son absence.

Cyrus, né après l’avènement de son père au trône, n’avait pas plus de dix-huit ans quand il fut envoyé pour la première fois à Sardes (en 407 av. J.-C.) comme satrape de Lydia, de Phrygia et de Kappadokia, et en qualité de commandant de cette division utilitaire persane qui était rassemblée à la plaine de Kastôlos, commandement ne comprenant pas les Grecs ioniens de la côte, qui dépendaient de la satrapie de Tissaphernês[9]. Nous ne pouvons avoir grande confiance dans le récit que Xénophon fait de son éducation, à savoir qu’il avait été élevé avec son frère et, beaucoup de jeunes Persans nobles dans le palais royal ; — sous la discipline et la contrainte les plus rigoureuses, imposant à tous et à lui avec un succès particulier des habitudes modestes, avec les devoirs réciproques de l’obéissance et du commandement[10]. Il est contredit par tous les faits réels que nous lisons touchant la cour persane, et c’est plutôt un échantillon de sentiment grec que de sentiment oriental, plais convenable pour le roman de la Cyropædie que pour l’histoire de l’Anabasis. Mais dans les qualités persanes, à savoir le talent à monter à cheval, l’habileté à manier l’arc et la : javeline, la bravoure en campagne, l’audace aussi bien que : la patience à la chassé des bêtes sauvages, et la faculté de boire beaucoup de vin sans s’enivrer, — Cyrus était sapé rieur ; et surtout si on le comparant avec son, frère alité .Artaxerxés, qui était au moins peu belliqueux, sinon indolent et timide[11], Et bien que fia vertu particulière du citoyen hellénique,— sa capacité de commander et d’obéir alternativement, — ne fit pas partie du caractère de Cyrus, cependant il parait que les affaires et les idées helléniques ne tardèrent pas à faire impression sur son esprit, au point que, quand il arriva pour la première fois à Sardes comme satrape, il apporta avec lui un vif intérêt pour la cause péloponnésienne et une vigoureuse antipathie pour cet ancien ennemi qui avait humilié et vaincu les armes persanes d’une manière si éclatante. J’ai montré dans des chapitres précédents quel zèle il mit à concourir avec Lysandros et les Lacédæmoniens à abattre Athènes[12].

Un jeune homme énergique et ambitieux tel que Cyrus ; dès qu’il eut appris par son expérience personnelle à apprécier les Grecs, ne tarda pas à deviner la valeur de tels auxiliaires comme instruments de pouvoir pour lui-même. Afin de coopérer dans la guerre d’une manière efficace, il était nécessaire qu’il agit dans une certaine mesure d’après les idées grecques, et qu’il se conciliât le bon vouloir des Grecs ioniens, de sorte qu’il en vint à combiner le despotisme impérieux et impitoyable d’un prince persan avec quelque chose de la régularité et de l’esprit dei système appartenant à un administrateur grec. Quoique plus jeune qu’Artaxerxés, il semble avoir compté dès le début succéder à la couronne de Perse à la mort de son père. La loi de succession dans la famille royale, en Perse était si peu déterminée, et les disputes et les fratricides à chaque vacance du trône si constants, que ces plans ambitieux devaient paraître praticables à un jeune homme beaucoup moins ardent que Cyrus. De plus, il était le fils favori de la reine Parysatis[13] ; qui le préférait de beaucoup à son frère aîné Artaxerxés. Il était né après l’avènement de Darius au trône, tandis qu’Artaxerxés était né avant cet avènement. Et de même que cette dernière considération avait été employée soixante dix ans auparavant par la reine Atossa[14] pour déterminer son époux Darius, fils d’Hystaspês, à déclarer (même de son vivant) son fils Xerxès comme celui auquel il destinait sa succession, à l’exclusion, d’un fils plus âgé, qu’il avait eu d’une autre femme et qui étain né avant l’avènement de Darius, — de même il se peut que Cyrus ait songé à la même préférence effective pour lui-même, d’après les sollicitations de Parysatis. Probablement ses espérances furent encore enflammées par ce fait qu’il portait le nom du grand fondateur de la monarchie, dont la mémoire était- un objet de respect pour tous les Perses. Ce qui prouve combien il comptait complètement devenir roi, c’est un acte cruel accompli vers la première partie de l’année 445 avant J.-C. Il était exigé, comme partie de l’étiquette persane, que tout homme qui venait en présence du roi plongeât ses mains dans de certaines poches ou larges manches, qui  les rendaient pour le moment inapplicables a un usage actif ; mais cette déférence n’était témoignée à personne si ce n’est au roi. Deux cousins germains de Cyrus, fils de Hieramenês (vraisemblablement l’un des satrapes ou hauts dignitaires persans en Asie Mineure) et d’une sœur de Darius, — parurent en sa présence sans se cacher ainsi les mains[15] sur quoi Cyrus ordonna de les mettre à mort. Le père et la mère se plaignirent amèrement de cette atrocité a Darius, qui fut amené à faire venir Cyrus le visiter en Médie, sur le motif réel que sa propre santé déclinait rapidement.

Si ce jeune prince s’attendait a succéder à la couronne, il était important qu’il fût présent au moment où son père mourrait. En conséquence, il se rendit de Sardes en Médie, avec sa garde du corps de trois cents Grecs, sous l’Arkadien Xenias, qui furent si richement récompensés pour cette marche lointaine que le taux de la paye fut longtemps célèbre[16]. Il prit aussi avec lui Tissaphernês comme ami ostensible, bien qu’il semble qu’il y ait eu entre eux une inimitié réelle. Peu après son arrivée, Darius mourut, mais sans se rendre a la requête de Parysatis, qui lui demandait de se déclarer en faveur de Cyrus comme son successeur. Conséquemment Artaxerxés, étant proclamé roi, alla à Pasargadæ, capitale religieuse des Perses, pour accomplir les solennités accoutumées. Ainsi désappointé, Cyrus fut en outre accusé par Tissaphernês de conspirer contre les jours de son frère, qui le fit saisir et fut même sur le point de le mettre à mort, quand l’intercession toute-puissante de Parysatis lui sauva la vie[17]. Il fut envoyé à son ancienne satrapie è, Sardes, où il retourna avec des sentiments intolérables de colère et d’orgueil blessé, et avec la résolution bien arrêtée de tout tenter pour détrôner son frère. Ce renseignement, qui nous est donné par Xénophon, représente sans doute le récit de Cyrus et de ses amis en circulation dans l’armée de ce prince. Mais si nous considérons les probabilités du cas, nous serons amené à soupçonner que l’accusation de Tissaphernês peut bien avoir été vraie, et que la conspiration de Cyrus désappointé contre son frère a pu être une réalité au lieu d’une fiction[18].

Le moment où Cyrus retourna à Sardes était extrêmement favorable à ses plans et à ses préparatifs. La longue guerre venait d’être terminée par la prise d’Athènes et l’anéantissement de sa puissance. Bon nombre de Grecs, après avoir acquis des goûts et des habitudes militaires, étaient actuellement privés d’emploi ; beaucoup d’autres étaient jetés en exil par l’établissement des dékarchies de Lysandros dans toutes les villes à la fois. Ces circonstances fournissaient alors en grande quantité et d’une manière inusitée des recrues capables pour un service bien payé, tel que celui de Cyrus. Ayant déjà un certain nombre de Grecs mercenaires, répartis dans les diverses garnisons de la satrapie, il ordonna aux officiers qui commandaient de fortifier leurs garnisons par autant de soldats péloponnésiens additionnels qu’ils pourraient en obtenir. Son prétexte était, — d’abord de se défendre contre Tissaphernês, avec lequel, depuis qu’il avait été dénoncé par lui, il était en guerre ouverte, — ensuite de protéger les cités ioniennes de la côte, qui avaient été jusqu’alors comprises dans le gouvernement de Tissaphernês, mais qui à ce moment s’étaient révoltées spontanément, depuis que l’inimitié de Cyrus contre lui avait été déclarée. Milêtos seule avait été empêchée d’exécuter cette résolution ; car Tissaphernês, renforçant sa garnison dans cette ville, avait adopté de violentes mesures de répression ; tuant ou bannissant plusieurs des principaux personnages. Cyrus reçut ces exilés milésiens avec toute démonstration de sympathie, réunit immédiatement et une armée et une flotte, sous l’Égyptien Tamos[19], pour assiégea Milêtos par terre et par mer. En même temps, il transmit à la cour le tribut régulier dû par ces villes maritimes, et il essaya, par le crédit de sa mère Parysatis, d’obtenir qu’elles fussent enlevées à Tissaphernês pour lui être transmises. Par là le Grand Roi fut trompé et amené à croire que les nouvelles levées de Cyrus étaient destinées seulement ; une guerre particulière entre lui et Tissaphernês, événement qui n’était pas rare entre deux satrapes voisins. Il ne déplaisait pas non plus à la cour qu’un prince suspect fût aussi occupé à distance[20].

Outre l’armée rassemblée ainsi autour de Milêtos, Cyrus trouva moyen de tenir d’autres troupes à sa portée, quoiqu’à distance et non suspectes. Un officier lacédæmonien, nommé Klearchos, d’un talent et d’une expérience militaires considérables, se présenta comme exilé à Sardes. Il parait qu’il avait été banni (autant que nous en pouvons juger au milieu de renseignements contradictoires) pour un grave abus d’autorité et une extrême tyrannie, en qualité d’harmoste lacédæmonien à Byzantion, et même pour avoir essayé de se maintenir dans cette ville après quelles éphores l’avaient formellement destitué. L’habileté connue et les goûts belliqueux et remuants de Klearchos[21] lui procurèrent la confiance de Cyrus. Ce prince lui donna la somme considérable de dix mille dariques (environ 190,000 fr.), qu’il employa à lever une armée de Grecs mercenaires, pour la défense des villes grecques de la Chersonèse contre les tribus thraces de leur voisinage, maintenant ainsi les troupes réunies jusqu’à ce qu’elles fussent demandées par Cyrus. De plus, Aristippos et Menon, — Thessaliens de la grande’ famille des Aleuadæ à Larissa, qui avait toujours conservé son lien d’hospitalité personnelle avec la famille royale de Perse depuis le temps de Xerxès, et qui était alors en relation avec Cyrus[22], — reçurent de lui des fonds destinés à entretenir une armée de deux mille mercenaires pour leurs projets politiques en Thessalia, armée sujette à être rappelée par lui toutes les fois qu’il en aurait besoin. D’autres Grecs aussi, qui avaient probablement contracté des liens semblables d’hospitalité avec Cyrus au service dans la dernière guerre, — Proxenos, Bœôtien ; Agias et Sophænetos, Arkadiens ; Sokratês, Achæen, etc., — furent autorisés par lui à réunir des soldats mercenaires. Ses desseins prétendus étaient en partie le siège de Milêtos, en partie une expédition ostensible contre les Pisidiens, — montagnards belliqueux et pillards qui causaient beaucoup de mal, grâce à leurs places fortes au sud-est de l’Asie Mineure.

Outre ces levées grecques non avouées, Cyrus envoya des députés aux Lacédæmoniens pour invoquer leur aide, en récompense de la manière énergique dont il avait secondé leurs opérations contre Athènes, — et il reçut une réponse favorable. En outre, il rassembla une armée indigène considérable, en faisant tous ses efforts pour se concilier des amis aussi bien que pour inspirer la confiance. Il était droit et juste, comme un candidat au commandement, — pour employer une expression d’Hérodote relative au Mède Deiokês[23] ; maintenant l’ordre et la sécurité dans toute sa satrapie, et punissant les nombreux malfaiteurs avec la dernière rigueur, au point que les grandes routes en montraient d’abondants témoignages vivants dans les personnes d’hommes mutilés, privés de leurs mains, de leurs pieds, ou de la vue[24]. Mais il était également exact à reconnaître un service fidèle, tant civil que militaire. Non seulement il fit diverses expéditions contre les Mysiens et les Pisidiens hostiles, mais il n’hésita pas à s’exposer lui-même, et se montra plein de munificence, en récompensant le zèle de tous les soldats qui se distinguaient. Il s’attachait les gens tant par une manière d’être séduisante que par des dons faits à propos. Comme c’était l’usage uniforme (et c’est encore la coutume en Orient) de n’approcher Cyrus qu’avec un présent à la main[25] ; de même il donnait habituellement ces présents à d’autres comme marques de distinction. Par là il acquit l’attachement, non seulement de tous ceux qui étaient à son service, mais encore des Perses qu’Artaxerxés envoyait sous divers prétextes dans le dessein d’observer ses mouvements. De ces émissaires venus de Suse, quelques-uns étaient même envoyés pour le gêner et l’affaiblir. Ce fut en vertu d’ordres semblables qu’un Perse, nommé Orontês, gouverneur de Sardes, agit, en faisant une guerre ouverte à Cyrus ; ce prince le vainquit deux fois, et lui pardonna deux fois, sur une assurance solennelle de fidélité pour l’avenir[26]. Dans toutes les conventions, même avec des ennemis avoués, Cyrus tenait exactement ses engagements ; de sorte que tout le monde se fiait à sa parole.

Ces vertus (rares dans un chef oriental, soit ancien, soit moderne), — et ces préparatifs secrets, — Cyrus chercha à en recueillir les fruits au commencement de 401 avant J.-C. Xenias, son général à Sardes, réunit toutes les garnisons, laissant juste ce qui suffisait pour la défense des villes. Klearchos, Menon et les autres généraux grecs furent rappelés, et le siège de Milêtos abandonné ; de aorte qu’il se trouva concentré à Sardes un corps de sept mille sept cents hoplites grecs, avec cinq cents hommes armés à la légère[27]. D’autres rejoignirent plus tard dans la marche, et il y avait en outre une armée indigène de cent mille hommes environ. C’est avec de tels moyens que Cyrus partit de Sardes (mars ou avril, 401 av. J.-C.). Son dessein réel était tenu secret : son but ostensible, tel qu’il était déclaré et compris par tout le monde, à l’exception de lui-même et de Klearchos, était de vaincre et d’extirper les montagnards pisidiens. Une flotte lacédæmonienne et une flotte persane combinées, sous l’amiral lacédæmonien Samios, côtoyaient en même temps le sud de l’Asie Mineure pour prêter leur concours du côté de la mer[28]. Cette coopération lacédémonienne passait pour une levée privée effectuée par Cyrus lui-même ; car les éphores ne voulaient pas se déclarer formellement en hostilité avec le Grand Roi[29].

Le corps de Grecs, immortalisé sous le nom des Dix Mille, qui se disposaient ainsi à se plonger dans tant de périls inattendus, — bien qu’ils s’embarquassent dans un service mercenaire étranger, n’étaient nullement le rebut de la société, ni même des hommes d’une extrême pauvreté. C’étaient pour la plupart des personnes d’une position bien assise, dont plus d’un était même riche. La moitié était des Arkadiens ou des Achæens.

La réputation de Cyrus, sous le rapport d’une conduite honorable et généreuse, était telle que, beaucoup de jeunes gens de bonne famille avaient abandonné pères et mères ; d’autres, d’un âge mûr, avaient été tentés de quitter leurs épouses et leurs enfants, et il y en eut même : quelques-uns qui avaient engagé leur argent pour un équipement avancé à d’autres gens plus pauvres, aussi bien qu’à eux-mêmes[30]. Tous comptaient sur une campagne d’une année en Pisidia, qui pourrait bien être pénible, mais qui serait à coup sûr lucrative, et leur permettrait de revenir avec une bourse, bien garnie. C’est ce dont les commandants grecs à Sardes les assuraient tous avec confiance, vantant avec l’emphase et l’éloquence propres à des officiers de recrutement, et la libéralité de Cyrus[31] et les abondantes promesses pour toms les hommes entreprenants.

Entre autres, le Bœôtien Proxenos écrivit à son ami Xénophon, à Athènes, le pressant vivement de venir à Sardes, et offrant de le présenter à Cyrus, qu’il (Proxenos) considérait comme un meilleur ami pour lui que son propre pays[32] : témoignage frappant de la manière dont ce service mercenaire étranger étouffait le patriotisme grec, ce que nous reconnaîtrons de plus en plus, à mesure que nous avancerons. Cet Athénien capable et accompli, — qui a droit à une gratitude respectueuse, non pas à la vérité de la part d’Athènes sa patrie, mais de l’armée de Cyrus et du monde intellectuel en général, — appartenait à la classe des chevaliers, ou cavaliers, et il servit, dit-on, en cette qualité à la bataille de Dêlion[33]. De sa vie antérieure, nous ne savons que peu ou rien, si ce n’est que c’était un ami dévoué et un auditeur assidu de Sokratês, et c’est de sa plume que nous tirons surtout les souvenirs de la conversation de ce philosophe, comme nous en tirons également le récit de la marche de Cyrus. Dans mon précédent chapitre sur Sokratês, j’ai fait un abondant usage des Memorabilia de Xénophon, et je suis maintenant sur le point d’emprunter à son Anabasis (modèle de narration claire et intéressante) le récit des aventures de l’armée de Cyrus ; que nous sommes heureux de connaître par une autorité aussi authentique.

En recevant l’invitation de Proxenos, Xénophon se sentit très disposé à s’y rendre. Comme membre de cette classe de chevaliers, qui trois ans auparavant avait été le principal appui des atrocités des Trente (jusqu’à quel point y fut-il mêlé personnellement ? c’est ce que nous ne saurions dire), il est probable que la résidence à Athènes ne lui était pas particulièrement agréable à cette époque. Il demanda l’opinion de Sokratês, qui, craignant que le service sous Cyrus, l’ennemi mortel d’Athènes, ne l’exposât à l’impopularité auprès de ses concitoyens, lui recommanda de s’adresser à l’oracle de Delphes. Xénophon y alla ; mais, pour dire vrai, il avait déjà arrêté sa pensée à l’avance. Ainsi, au lieu de demander s’il devait aller ou refuser, — posa-t-il simplement cette question : Auquel des dieux dois-je sacrifier, afin d’obtenir sûreté et succès dans un voyage auquel je songe actuellement ? — La réponse de l’oracle indiquant Zeus Basileus comme le dieu auquel il convenait de sacrifier, — fut rapportée par Xénophon ; alors Sokratês, bien que mécontent que la question n’eût pas été bien posée quant à l’ensemble du projet, conseilla néanmoins, puisqu’un réponse avait été donnée à ce moment, d’y obéir littéralement. En conséquence, Xénophon, après avoir offert les sacrifices prescrits, partit d’abord pour Ephesos, et de là pour Sardes, où il trouva l’armée prête à se mettre en marche. Proxenos le présenta à Cyrus, qui le pria instamment de prendre du service, promettant de le congédier aussitôt que la campagne contre les Pisidiens serait finie[34]. Il fut ainsi amené à rester, toutefois seulement comme volontaire ou ami de Proxenos, sans accepter aucun poste spécial dans l’armée, soit comme officier, soit comme soldat. Il n’y a pas lieu de croire que son service sous Cyrus ait eu réellement l’effet redouté par Sokratês, de le rendre impopulaire à Athènes. Car, bien qu’il fût banni plus tard, cette sentence ne fut rendue contre lui qu’après la bataille de Korôneia en 394 avant J.-C., où il combattait comme officier remarquable sous Agésilas, contre ses propres compatriotes et leurs alliés thêbains, — et nous n’avons pas besoin de chercher plus loin les motifs de la sentence.

Quoique Artaxerxés, soupçonnant en général les vues ambitieuses de son frère, eût envoyé diverses personnes pour le surveiller, cependant Cyrus s’était arrangé pour gagner ou neutraliser ses espions, et avait masqué ses préparatifs si habilement qu’aucun avis ne fut porté à Suse avant que la marche frit sur le point de commencer (mars ou avril, 401 av. J.-C.). Ce fut alors seulement que Tissaphernês, voyant le siège de Milêtos abandonné, et la vaste armée rassemblée à Sardes, devina qu’on songeait à quelque chose de plus qu’à combattre simplement des maraudeurs pisidiens, et il alla en personne avertir le roi ; celui-ci commenta ses préparatifs immédiatement[35]. Ce que Tissaphernês avait deviné était un secret pour tous les hommes de l’armée, pour Proxenos aussi bien que pour le reste, quand Cyrus, après avoir confié l’administration provisoire de sa satrapie à quelques parents persans, et à son amiral, l’Égyptien Tamos, commença sa marche dans une direction sud-est en partant de Sardes, et en passant par la Lydia et la Phrygia[36]. Une marche de trois journées, distance fixée à vingt-deux parasanges[37], l’amena au Mæandros : une marche additionnelle de huit parasanges, après qu’il eut traversé ce fleuve, le conduisit à Kolossæ, ville florissante de Phrygia, où Menon le rejoignit avec un renfort de mille hoplites et de cinq cents peltastes, — Dolopes, Ænianes et Olynthiens. Il marcha ensuite trois jours dans la direction de Kelænæ, autre ville phrygienne grande et florissante avec une citadelle très forte tant par la nature que par l’art. Là il s’arrêta non moins de trente jours, afin d’attendre l’arrivée de Klearchos, avec sa division de 1.000 hoplites, de 800 peltastes thraces, et de 200 archers krêtois : en même temps Sophænetos arriva avec 1.000 nouveaux hoplites, et Sosias avec 300. Ce total de Grecs fut passé en revue par Cyrus en un seul corps à Kelænæ ; 11.000 hoplites et 2.000 peltastes[38].

Jusqu’à Kelænæ, sa marche avait été dirigée droit vers la Pisidia, territoire prés des frontières duquel cette ville est située. Jusque-là donc on entretint l’illusion que Cyrus avait fait naître lors du départ. Mais, en quittant Kelænæ, il s’écarta dans sa marche de la Pisidia, dans une direction presque septentrionale ; d’abord en deux jours il fit dix parasanges jusqu’à la ville de Peltæ ; ensuite, en deux jours encore, douze parasanges, jusqu’à Keramôn — Agora, la dernière ville dans le district adjacent à la Mysia. A Peltæ, dans une halte de trois jours, le général arkadien Xenias célébra la grande fête de son pays, les Lykæa, avec ses jeux et ses combats habituels, en présence de Cyrus. De Keramôn — Agora, Cyrus parcourut en trois jours la distance inaccoutumée de trente parasanges[39], jusqu’à une ville appelée Kaystru-Pedion (la plaine du Kaystros), où il s’arrêta pendant cinq jours. Là son repos fut troublé par les murmures des soldats grecs, qui n’avaient pas reçu de paye pendant trois mois — Xénophon nous avait dit auparavant que c’étaient pour la plupart des hommes qui avaient quelques moyens personnels —, et qui maintenant se pressaient en foule autour de sa tente pour réclamer leur arriéré. Cyrus était si appauvri par des déboursés antérieurs, — peut-être aussi par des remises de tribut faites dans le dessein de se populariser, — qu’il était absolument sans argent, et qu’il fut obligé de les renvoyer encore avec des promesses. Et sa marche aurait bien pu finir là, s’il n’eût été tiré d’embarras par l’arrivée d’Epyaxa, épouse du prince Kilikien Syennesis, qui lui apporta une somme d’argent considérable, et le mit à même de donner aux soldats grecs quatre mois de paye à la fois. Quant aux soldats asiatiques, il est probable qu’ils reçurent peu de chose au delà de leur nourriture.

Deux jours suivants de marche, encore à travers la Phrygia, amenèrent l’armée à Thymbrion ; deux de plus à Tyriæon. Chaque journée de marche est appelée cinq parasanges[40]. Ce fut là que Cyrus, s’arrêtant trois jours, passa son armée en revue  pour faire plaisir à la princesse kilikienne Epyaxa, qui accompagnait encore la marche. Il fit d’abord défiler ses troupes asiatiques en ordre devant lui, cavalerie et infanterie dans leurs divisions séparées ; ensuite lui-même dans un char, et Epyaxa dans une harmamaxa — sorte de voiture ou litière couverte avec un pavillon qui s’ouvrait ou se fermait à volonté —, passèrent tout le long du front de la ligne grecque, rangée séparément. Les hoplites étaient placés sur quatre de profondeur, tous en grande tenue, casques d’airain, tuniques de pourpre, jambières ou grandes guêtres, et les boucliers frottés, brillants, tirés récemment des enveloppes dans lesquelles on les portait pendant une simple marche[41]. Klearchos commandait la gauche et Menon la droite, les autres généraux étant distribués dans le centre. Après avoir terminé sa revue le long de toute la ligne et pris place avec la princesse kilikienne à une certaine distance en face d’elle, Cyrus envoya son interprète aux généraux, et exprima le désir de les voir charger. En conséquence, les ordres furent donnés, les lances tendues, les trompettes sonnèrent, et toute l’armée grecque s’avança en ordre de bataille avec les cris de guerre accoutumés. A mesure qu’elle avançait, le pas devenait accéléré, et elle alla droit contre la portion du campement asiatique où se trouvaient les vivres. La terreur causée par cette vue fut telle que tous les Asiatiques s’enfuirent sur-le, champ, et abandonnèrent ce qu’ils avaient, — Epyaxa elle-même parmi les premiers, quittant son palanquin. Quoiqu’elle eût au nombre de ses gardes personnels quelques Grecs d’Aspendos, elle n’avait jamais vu auparavant une armée grecque, et elle fut frappée d’admiration aussi bien que de terreur, à la grande satisfaction de Cyrus qui vit dans cette scène un augure de son prochain succès[42].

Trois jours d’une nouvelle marche (appelés vingt parasanges en tout) amenèrent l’armée à Ikonion (aujourd’hui Konieh), la dernière ville de Phrygia, où Cyrus fit une halte de trois jours. Il marcha ensuite pendant cinq jours (trente parasanges) à travers la Lykaonia, contrée qu’il permit aux Grecs de ravager, vu qu’elle était en dehors de sa satrapie, et même hostile. La Lykaonia étant immédiatement sur les frontières de la Pisidia, les habitants en étaient probablement regardés comme Pisidiens, puisqu’ils avaient le même caractère de pillards[43] ; de sorte que Cyrus réalisait en partie le prétendu dessein de son expédition. Il approchait aussi par là du mont Taurus, qui le séparait de la Kilikia, et là il envoya la princesse kilikienne, avec Menon et sa division, franchir la montagne par un défilé plus court et plus direct, mais vraisemblablement peu fréquenté et trop difficile pour toute l’armée, afin qu’ils pussent aller droit en Kilikia[44], à l’arrière de Syennesis, qui occupait le défilé régulier plus vers le nord. Ayant l’intention d’entrer avec le gros de son armée parce dernier défilé, Cyrus s’avança d’abord par la Kappadokia (marche de quatre journées, vingt-cinq parasanges) jusqu’à Dana, ou Tyana, ville florissante de Kappadokia, où il s’arrêta trois jours, et où il mit à mort deux officiers perses ; accusés de conspirer contre lui[45].

Ce défilé régulier dans le Taurus, les célèbres Tauri-Pylæ ou Portes kilikiennes, était occupé par Syennesis. Bien que route carrossable, il était cependant à mille mètres au-dessus du niveau de la mer, étroit, escarpé, bordé de hautes terres de chaque côté, et traversé par un mur avec des portes, de sorte qu’il ne pouvait être forcé, quelque faiblement qu’on Petit défendu[46]. Mais le prince kilikien, alarmé à la nouvelle que Menon avait déjà franchi les montagnes par le défilé moins fréquenté sur ses derrières, et que la flotte de Cyrus longeait la côte, évacua sa position imprenable et recula jusqu’à Tarsos, d’où il se retira encore, accompagné de la plupart des habitants, et se rendit à une place forte et inaccessible sur les montagnes. En conséquence, Cyrus, montant sans opposition le grand défilé ainsi abandonné, parvint à Tarsos après une marche de quatre jours, et il y rejoignit Menon et Epyaxa. Deux lochi, ou compagnies de la division de Menon, s’étant dispersés pendant leur marche pour piller, avaient été taillés en pièces par les indigènes aussi le gros de l’armée grec prit-il alors sa revanche en pillant et la ville et le palais de Syennesis. Ce prince, bien qu’invité avec Cyrus à revenir à Tarsos, refusa d’abord ; mais il fut enfin décidé par les conseils persuasifs de son épouse à retourner avec un sauf-conduit. Il fut amené à contracter une alliance, à échanger des présents avec Cyrus, et à lui donner une somme d’argent considérable pour son expédition, plus un contingent de troupes : il fut stipulé en retour que la Kilikia ne serait plus ravagée, et que les esclaves enlevés pourraient être repris partout où on les trouverait[47].

Il semble évident, bien que Xénophon ne nous le dise pas directement, que la résistance de Syennesis — ce fut le nom ou titre constant des princes héréditaires de Kilikia sous la couronne de Perse — était une pure feinte ; que la visite d’Epyaxa avec un secours d’argent pour Cyrus, et l’admission de Menon et de sa division dans le Taurus, étaient des manœuvres faites en collusion avec lui, et que, pensant que Cyrus réussirait, il était disposé à appuyer sa cause, s’appliquant toutefois à se donner l’air d’avoir été accablé, dans le cas où Artaxerxés serait victorieux[48].

Toutefois, on put croire d’abord que la marche de Cyrus était destinée à finir à Tarsos, où il fut obligé de rester vingt jours. L’armée avait déjà dépassé la Pisidia, but ostensible de l’expédition pour laquelle les troupes grecques avaient été engagées ; aucun d’eux, ni officier, ni soldat, n’ayant aucun soupçon du contraire, à l’exception de Klearchos, qui était dans le secret. Mais tous virent alors qu’on leur en avait imposé, et reconnurent qu’on les conduisait contre le roi de Perse. Outre le ressentiment que leur causait cette tromperie, ils reculaient complètement devant le danger, non par crainte des armes persanes, mais à cause des terreurs que leur inspiraient une marche de trois mois, à partir de la côte, pour s’avancer dans l’intérieur, et l’impossibilité du retour, ce qui avait si fortement affecté le roi spartiate Kleomenês[49] un siècle auparavant ; la plupart d’entre eux (comme je l’ai fait remarquer plus haut) étant des hommes de position et de familles honnêtes dans leurs villes respectives. En conséquence, ils déclarèrent leur détermination de ne pas avancer plus loin, vu qu’ils n’avaient pas été engagés pour combattre contre le Grand Roi[50].

Des officiers grecs, chacun (Klearchos, Proxenos, Menon, Xenias, etc.) commandait sa division séparée sans généralissime, si ce n’est Cyrus lui-même. Chacun d’eux partageait plus ou moins le ressentiment aussi bien que la répugnance des soldats. Mais Klearchos, exilé et mercenaire de profession, était sans doute préparé à cette mutinerie, et avait assuré Cyrus qu’on en pourrait triompher. Qu’un homme tel que Klearchos pût être toléré comme soldat volontaire et non de profession, cela prouve combien les hoplites grecs étaient susceptibles d’accepter la discipline militaire. Car bien qu’if eût de grandes qualités militaires, étant brave, résolu, plein de ressources à l’heure du danger, prévoyant pour la subsistance des soldats, et ne reculant ni devant la fatigue ni devant la peine, — cependant ses manières étaient dures, ses punitions perpétuelles aussi bien que cruelles, et il n’essayait ni ne se souciait de se concilier ses soldats, qui en conséquence restaient avec. lui, et étaient remarquables par leur exactitude n obéir à la discipline, tant que des ordres politiques l’exigeaient d’eux, — mais qui préféraient servir sous d’autres commandants quand ils pouvaient l’obtenir[51]. Voyant qu’on désobéissait à ses ordres de marcher en avant, Klearchos se mit aussitôt en devoir, selon son habitude, d’employer la rigueur et les punitions. Mais il rencontra une résistance universelle ; lui-même, avec les bêtes de somme qui portaient son bagage, fut assailli à coups de pierres quand il commença à avancer, et peu s’en fallut qu’il ne perdit la vie. Ainsi désappointé dans sa tentative de coercition, il fut obligé de réunir les soldats en assemblée régulière et d’essayer la persuasion.

En paraissant pour la première fois devant les soldats assemblés, cet officier dur et impérieux resta longtemps silencieux, et même il versa des larmes, point remarquable dans les coutumes grecques, — et propre à faire une extrême impression sur les soldats, qui le regardaient avec surprise et en silence. Enfin il leur dit : Ne soyez pas étonnés, soldats, de me voir profondément mortifié. Cyrus a été pour moi un ami et un bienfaiteur. C’est lui qui m’a accueilli comme exilé, et qui m’a donné dix mille dariques, que j’ai dépensées non à mon profit ni pour mon plaisir, mais pour vous, et pour défendre les intérêts grecs dans la Chersonèse contre des déprédateurs thraces. Quand Cyrus m’a appelé, je suis venu à lui avec vous, afin de reconnaître de mon mieux son ancienne bonté. Mais aujourd’hui, puisque vous ne voulez plus marcher avec moi, je suis dans la nécessité ou de renoncer à vous ou de lui manquer de parole. Fais-je bien ou non ? c’est ce que je ne puis dire ; mais je resterai avec vous, et je partagerai votre sort. Personne ne dira de moi qu’après avoir conduit des troupes grecques dans une terre étrangère, j’ai trahi les Grecs et préféré l’étranger. Vous êtes pour moi une patrie, des amis, des alliés : tant que vous êtes avec moi, je puis aider un ami et repousser un ennemi. Comprenez-moi bien : j’irai partout où vous irez, et je partagerai votre fortune[52].

Ce discours et la déclaration distincte de Klearchos qu’il ne voulait pas marcher en avant contre le roi furent entendus par les soldats avec un grand plaisir, que partagèrent ceux des autres divisions grecques, d’autant plus qu’aucun des autres commandants grecs n’avait encore annoncé une semblable résolution. Ce sentiment fut si fort parmi les soldats de Xenias et de Pasiôn, que deux mille d’entre eux quittèrent leurs commandants et passèrent sur-le-champ, avec armes et bagages, dans le campement de Klearchos.

Cependant Cyrus lui-même, effrayé de la résistance qu’on avait rencontrée, envoya demander une entrevue avec Klearchos. Mais ce dernier, sachant bien le jeu qu’iI jouait, refusa de se rendre à son appel. Toutefois il dépêcha en même temps un message secret pour encourager Cyrus en l’assurant que tout finirait par aller bien, — et par le prier en outre de lui adresser de nouvelles invitations ; afin que lui (Klearchos) pût répondre par de nouveaux refus. Il réunit ensuite de nouveau en assemblée et ses propres soldats et ceux qui avaient récemment abandonné Xenias pour se joindre à lui. Soldats (dit-il), nous devons nous rappeler que nous avons maintenant rompu avec Cyrus. Nous ne sommes plus ses soldats, ni lui notre trésorier ; en outre, je sais qu’il croit que nous l’avons offensé :aussi éprouvé je de la crainte et de la honte d’aller auprès de lui. C’est un bon ami,mais un formidable ennemi, et il a une puissante armée à lui, que vous voyez tout près d’ici. Ce n’est pas pour nous le moment de nous endormir. Il nous faut délibérer avec soin si nous devons rester ou partir ; et si nous partons, comment nous nous en irons en sûreté, et comment nous nous procurerons des provisions. Je serai charmé d’apprendre ce que chacun a à suggérer.

Au lieu du ton péremptoire habituel à Klearchos, les soldats se trouvaient alors pour la première fois, non seulement délivrés de son commandement, mais privés de ses avis. Quelques soldats parlèrent à l’assemblée, proposant diverses mesures appropriées à la circonstance ; mais leurs propositions furent combattues par d’autres orateurs, qui, à l’instigation secrète de Klearchos lui-même, exposèrent les difficultés qu’il y avait soit à rester, soit à partir. L’un de ces partisans secrets du commandant affecta même de prendre le parti opposé et de désirer impatiemment un départ immédiat. Si Klearchos ne veut pas nous ramener (dit l’orateur), choisissons immédiatement d’autres généraux, achetons des provisions, tenons-nous prêts à partir et envoyons ensuite demander à Cyrus des bâtiments marchands, — ou en tout cas des guides dans notre marche de retour par terre. S’il refuse d’accéder à ces deux requêtes, nous devons nous mettre en ordre de marche pour nous frayer un chemin en combattant et envoyer sans retard un détachement en avant pour occuper les défilés. A ce moment, Klearchos intervint pour dire que, quant à lui, il lui était impossible de continuer à commander ; mais qu’il obéirait fidèlement à tout autre commandant qui pourrait être choisi. Il fut suivi par un autre orateur, qui démontra l’absurdité d’aller demander à Cyrus soit un guide, soit des vaisseaux, au moment même où ils faisaient échouer ses projets. Comment pouvait-on espérer qu’il les aiderait à partir ? Qui pourrait se fier soit à ses vaisseaux, soit à ses guides ? D’un autre côté, partir à son insu ou sans son concours était chose impossible. Ce qu’il y avait de mieux à faire, c’était de lui envoyer une députation, composée d’autres Grecs avec Klearchos, pour lui demander ce qu’il voulait réellement, ce que personne ne savait. Sa réponse à cette question serait rapportée à l’assemblée, afin qu’elle pût prendre une résolution en conséquence.

Les soldats accédèrent à cette proposition ; car il n’était que trop évident que la retraite n’était pas chose facile. La députation alla poser la question à Cyrus, qui répondit que son but réel était d’attaquer son ennemi Abrokomas, qui était sur le fleuve de l’Euphrate, à douze jours de marche en avant. S’il y trouvait Abrokomas, il le punirait comme il le méritait. Si, d’autre part, Abrokomas avait fui, ils pourraient délibérer de nouveau sur ce qu’il serait convenable de faire.

Les soldats, en apprenant cette réponse, la soupçonnèrent d’être une déception, mais y acquiescèrent néanmoins, ne sachant quelle autre chose faire. Ils demandèrent seulement une augmentation de paye. Pas un mot ne fut dit au sujet du Grand Roi, ni de l’expédition contre lui. Cyrus accorda une augmentation de paye de cinquante pour cent sur le taux antérieur. Au lieu d’un darique pur mors pour chaque soldat, il consentit a donner un darique et demi[53].

Cette remarquable scène à Tarsos jette du jour sur le caractère du soldat citoyen grec. Ce qu’il faut surtout signaler, c’est l’appel fait a leur raison et à leur jugement, — l’habitude, établie plus ou moins dans une portion- si considérable du monde grec et atteignant son maximum à Athènes, d’entendre les deux côtés et de décider ensuite. Les soldats sont indignés, justement et naturellement, de la fraude pratiquée à leur égard. Mais, au’ lieu de s’abandonner a ce mouvement que fait naître le passé, ils sont amenés è, considérer les actualités du présent et à mesurer ce qu il y- a de mieux à faire pour l’avenir. Rebrousser chemisa du lieu où ils se trouvaient, contre la volonté de Cyrus, était une entré prise tellement pleine de difficultés et de dangers igue la décision qu’ils finirent par prendre était commandée par les meilleures considérations de la raison. Continuer était la chose la moins dangereuse des deux, outre les chances qu’elle présentait d’une récompense illimitée.

Comme les autres officiers et soldats grecs suivirent l’exemple de Klearchos et de sa division, toute l’armée partit de Tarsos et atteignit Issos, la dernière ville de Kilikia,  en cinq jours de marche, — et en franchissant les fleuves Saros[54] et Pyramos. A Ipsos, port de commerce florissant à l’angle du golfe de ce nom, Cyrus fut rejoint par sa flotte de 60 trirèmes, — 35 lacédæmoniennes et 25 persanes, amenant un renfort de 700 hoplites sous le commandement du Lacédæmonien Cheirisophos, que l’on disait avoir été envoyé par les éphores spartiates[55]. Il reçut aussi un nouveau renfort de 400 soldats grecs, qui portait le total de son armée à 14.000, dont il faut déduire les 100 soldats de la division de Menon tués en Kilikia.

L’arrivée de ce dernier corps de 400 hommes était un fait de quelque importance. Ils avaient été jusque-là au service d’Abrokomas — le général persan, qui commandait une vaste armée que l’on disait être de 300.000 hommes, pour le roi, en Phénicie et en Syrie —, service qu’ils abandonnaient à ce moment pour passer à Cyrus. Cette désertion était à la fois la preuve de leur répugnance à combattre contre le grand corps de leurs compatriotes qui s’avançait dans le pays et du découragement général qui régnait dans l’armée du roi. En effet, ce découragement était si grand qu’Abrokomas s’enfuit alors de la côte syrienne dans l’intérieur, abandonnant trois positions défendables successivement : 1° les portes de Kilikia et de Syria ; 2° le défilé de Beilan, sur le mont Amanos ; 3° le passage de l’Euphrate. Il paraît avoir été alarmé par le passage facile de Cyrus de Kappadokia en Kilikia, et plus encore, probablement, par la collusion évidente de Syennesis avec l’envahisseur[56].

Cyrus s’était attendu à trouver les portes de Kilikia et de Syria vigoureusement défendues, et il avait pourvu à cette éventualité en amenant sa flotte à Issos, afin qu’il pût être en état de transporter une division par mer sur les derrières des défenseurs. Le défilé n’était qu’à une journée de marche d’Issos. C’était une route étroite pendant la longueur d’un demi-mille, entre la mer d’un côté et les falaises escarpées terminant le mont Amanos de l’autre. Les deux entrées du côté de la Kilikia aussi bien que de celui de la Syria étaient toutes deux fermées par des murs et des portes : à mi-chemin entre les deux, le fleuve Kersos s’élançait des montagnes et se jetait dans la mer. Aucune armée ne pouvait forcer ce défilé contre des défenseurs ; mais la possession de la flotte permettait sans doute à un assaillant de le tourner. Cyrus éprouva une extrême joie de le trouver non défendu[57]. Et ici nous ne pouvons nous empêcher de signaler l’habileté et la prévoyance supérieures de Cyrus, en tant que comparé aux autres Perses opposés à lui. II avait songé à l’avance à cette difficulté de sa marche, aussi bien qu’aux autres, et il avait pourvu aux moyens de les surmonter, tandis que, du côté du roi, tous les nombreux moyens et les occasions de défense sont successivement abandonnés. Les Perses n’ont confiance que dans de vastes nombres, — ou, quand les nombres font défaut, dans la perfidie.

A cinq parasanges, c’est-à-dire à une journée de marche, de ce défilé, Cyrus atteignit la ville maritime phénicienne de Myriandros, place très commerçante, avec son port rempli de bâtiments marchands. Pendant une halte de sept jours qu’il y fit, ses deux généraux Xenias et Pasiôn le quittèrent ; ils engagèrent secrètement un navire de commerce à les emporter avec ce qu’ils possédaient, lis ne pouvaient oublier le tort que leur avait fait Cyrus en permettant  à Klearchos de conserver sous son commandement ces soldats qui les avaient abandonnés à Tarsos, à l’époque où ce dernier exécutait sa trompeuse manœuvre. Il se peut que les hommes qui avaient déserté ainsi aient été peu disposés à retourner à leurs premiers commandants, après avoir fait une démarche aussi blessante. Et cela peut expliquer en partie la politique que suivit Cyrus en sanctionnant ce que Xenias et Pasiôn ne pouvaient s’empêcher de ressentir comme un tort grave, sentiment que partageait une partie considérable de l’armée. La croyance générale parmi les soldats était que Cyrus dépêcherait immédiatement quelques trirèmes pour atteindre et ramener les fugitifs. Mais, au lieu de cela, il convoqua les autres généraux, et après leur avoir communiqué le départ de Xenias et de Pasiôn, il ajouta : — J’ai une quantité de trirèmes pour atteindre leur bâtiment marchand, si je le voulais, et pour les ramener. Mais je ne veux faire rien de pareil. Personne ne dira que je me sers d’un homme pendant qu’il est avec moi,et qu’ensuite je le saisis, le dépouille ou le maltraite, quand il désire partir. Bien plus, j’ai leurs épouses et leurs enfants gardés comme otages à Trallês[58] ; mais ils leur seront même rendus, en considération de leur bonne conduite jusqu’au jour actuel. Qu’ils partent, s’ils le veulent, sachant bien que leur conduite envers moi est pire que la mienne à leur égard. Cette manière d’agir, à la fois judicieuse et conciliante, fut universellement admirée et produisit sur l’armée le meilleur effet : elle donna une confiance en Cyrus qui contribua beaucoup à triompher du découragement dominant dans la marche inconnue qu’ils étaient en train d’exécuter[59].

A Maryandros, Cyrus quitta définitivement la mer, renvoya sa flotte[60] et s’avança avec son armée de terre à l’est, pour entrer dans l’intérieur. Dans ce dessein, il fut nécessaire d’abord de franchir le mont Amanos, par le défilé de Beilan, route éminemment difficile, qu’il fut assez heureux pour trouver ouverte, bien qu’Abrokomas eût pu facilement la défendre, s’il l’eut voulu[61]. Une marche de quatre journées amena l’armée au Chalos (peut-être le fleuve d’Aleppo), plein de poissons réputés sacrés par les habitants du voisinage ; cinq autres journées, aux sources du fleuve Daradax, ainsi qu’au palais et au parc du satrape syrien Delesys ; trois journées encore, à Thapsakos, sur l’Euphrate. C’était une ville grande et florissante, centre de commerce enrichi par le gué ou passage important du fleuve de l’Euphrate tout près à d’elle, à environ 35° 40’ de latitude nord[62]. Quand les soldats de Cyrus arrivèrent, le fleuve avait quatre stades de largeur ou un peu moins d’un demi-mille anglais (= 800 mètres).

Cyrus resta à Thapsakos cinq jours. Il fut alors obligé de faire connaître formellement à ses soldats l’objet réel de la marche, déguisé jusque-là, du moins quant au nom. En conséquence, il fit venir les généraux grecs et il les pria de communiquer publiquement le fait qu’il s’avançait vers Babylone contre son frère, — ce dont eux-mêmes probablement avaient eu connaissance depuis quelque temps. Toutefois, parmi les soldats, la première annonce excita de bruyants murmures, accompagnés d’une accusation contre les généraux de les avoir trahis, avec la participation de Cyrus. Mais cette explosion fut très différente de l’énergique répugnance qu’ils avaient manifestée auparavant à Tarsos. Evidemment ils soupçonnaient la vérité réelle et s’étaient presque résignés, de sorte que leurs plaintes ne tardèrent pas A se changer en une demande de gratification pour chaque homme, aussitôt qu’ils seraient arrivés à Babylone, autant que ce que Cyrus avait donné auparavant à son détachement grec pour parvenir où ils étaient. Cyrus s’empressa de leur promettre environ cinq mines par tête (environ 481 fr. 25), égales à plus d’une année de paye, taux récemment stipulé d’un darique et demi par mois. En outre, il s’engagea à leur donner le taux complet de paye jusqu’à ce qu’ils eussent été ramenés à la côte ionienne. Des offres si libérales satisfirent les Grecs et servirent à contrebalancer au moins, sinon à effacer, les terreurs causées par cette région inconnue dans laquelle ils étaient sur le point de s’engager.

Mais, avant que le corps général des soldats grecs eût déclaré son acquiescement formel, Menon, avec sa division séparée, était déjà dans l’eau, en train de traverser le fleuve. Car Menon avait poussé ses soldats à prendre une décision séparée et à l’exécuter avant que les autres eussent donné une réponse quelconque. En agissant ainsi (dit-il), vous rendrez un service spécial à Cyrus, et vous gagnerez lune récompense correspondante. Si les autres vous suivent et passent l’eau, il supposera qu’ils le font parce que vous avez donné l’exemple. Si, au contraire, les autres refusent, vous serez tous obligés de faire retraite ; mais il n’oubliera jamais que, pris séparément, vous avez fait tout ce que vous pouviez pour lui. Cette atteinte à l’action commune et cette avidité pour un gain séparé, à un moment où c’était une question vitale pour tous les soldats grecs d’agir tous de concert, étaient une démarche conforme au caractère égoïste et perfide de Menon. Toutefois, il en arriva complètement à ses fins ; car Cyrus, en apprenant que les troupes grecques avaient réellement traversé le fleuve, dépêcha Glus, l’interprète, pour leur exprimer ses remerciements les plus chaleureux et pour leur assurer qu’il n’oublierait jamais cette obligation ; et en même temps il envoya sous main des présents considérables à Menon séparément[63]. Il passa arec toute son armée immédiatement après, personne n’ayant de l’eau au-dessus de la poitrine.

Qu’étaient devenus Abrokomas et son armée, et pourquoi ne défendit-il pas ce passage où Cyrus aurait pu si facilement être arrêté ? On nous dit qu’il y avait été peu auparavant et qu’il avait jugé suffisant de brûler toutes les embarcations à Thapsakos, dans la pensée que les envahisseurs ne passeraient pas le fleuve à gué. Et Xénophon nous apprend que les Thapsakéniens affirmaient que l’Euphrate n’avait jamais été guéable auparavant, — qu’on le traversait toujours au moyen de bateaux ; au point qu’ils considéraient l’abaissement actuel des eaux du fleuve comme une intervention providentielle des dieux en faveur de Cyrus : Le fleuve lui fit un chemin pour venir prendre le sceptre. En voyant Abrokomas arriver ensuite trop tard pour la bataille de Kunaxa, nous serons amené a soupçonner que lui aussi, comme Syennesis en Kilikia, jouait un double jeu entre les deux frères royaux, et qu’il se contenta de, détruire ses embarcations, qui formaient le moyen ordinaire de communication entre les deux rives, sans s’occuper de s’assurer si le passage était praticable sans elles. L’assertion des Thapsakéniens, en tant qu’elle n’était pas un simple trait de flatterie à l’adresse de Cyrus, n’avait pu guère avoir d’autre fondement que le fait qu’ils n’avaient jamais vu traverser à gué le fleuve (qu’il fût praticable ou non), tant qu’il y avait des bacs réguliers[64].

Après avoir franchi l’Euphrate, Cyrus s’avança, par une marche de neuf journées[65], au sud le long de la rive gauche, jusqu’à ce qu’il arrivât à son affluent, la rivière Araxês ou Chaboras, qui séparait la Syrie de l’Arabie. Dans les villages nombreux et bien garnis qui étaient situés là, il se fit un fonds considérable de provisions, pour affronter la marche pénible à travers l’Arabie, qu’ils étaient sur le point de commencer, en suivant les rives de l’Euphrate encore plus loin dans le sud. Ce fut alors qu’il entra dans ce qu’on peut appeler le désert, — étendue ou succession sans fin d’ondulations, comme la mer, sans aucune culture ou même sans aucun arbre ; rien que de l’armoise et divers arbustes aromatiques[66]. Là, les Grecs étonnés virent aussi, pour la première fois, des ânes sauvages, des antilopes, des autruches, des outardes, dont quelques-uns procurèrent un divertissement, et, à l’occasion, de la nourriture aux cavaliers, qui s’amusaient à les chasser, bien que l’âne sauvage fût plus vite qu’aucun cheval et l’autruche complètement inabordable. Une marche de cinq jours les amena à Korsôtê, ville qu’avaient abandonnée ses habitants, — en laissant toutefois probablement derrière eux les marchands de comestibles, comme cela était arrivé auparavant à Tarsos en Kilikia[67], puisque l’armée y augmenta ses provisions pour la marche en avant. Elle mit en réquisition tout œ qu’elle put obtenir ; mais ce fut dans le fait insuffisant pour le pénible voyage qui l’attendait. Pendant treize jours successifs, évalués à quatre-vingt-dix parasanges, les soldats marchèrent le long de la rive gauche de l’Euphrate, sans provisions et même sans herbages, excepté dans quelques rares endroits. Leur farine était épuisée, de sorte qu’ils vécurent pendant quelques jours uniquement de viande, tandis que beaucoup des bêtes de somme mouraient de faim. De plus, le terrain était souvent gras et difficile, plein de collines et de vallées étroites, exigeant les efforts personnels de tout le monde pour pousser les chariots et les fourgons dans des cas particuliers, efforts auxquels les courtisans persans de Cyrus, sur ses ordres exprès, prirent une part empressée, travaillant dans la boue avec leurs riches costume[68]. Après ces treize jours de peine, ils arrivèrent à Pylæ, près de l’entrée du territoire cultivé de la Babylonia, où il semble qu’ils s’arrêtèrent cinq ou six jours pour se reposer et se refaire[69]. Il y avait sur le côté opposé du fleuve, à ce point ou auprès, une ville florissante nommée Charmandê ; les soldats s’y rendirent en passant l’eau (au moyen de peaux bourrées de foin), et s’y procurèrent d’abondantes provisions, surtout du vin de dattes et du millet[70].

Ce fut pendant cette halte en face de Charmandê qu’éclata une dispute entre les Grecs eux-mêmes, menaçante pour la sûreté de tous. J’ai déjà mentionné que Klearchos, Menon, Proxenos et, chacun des chefs grecs, jouissaient d’un commandement séparé sur leurs propres divisions, sujet seulement au contrôle supérieur de Cyrus lui-même. Quelques-uns des soldats de Menon en étant venus à une querelle avec ceux de Klearchos, ce dernier examina le cas, prononça qu’un des soldats de Menon s’était mai- conduit, et le fit fouetter. Les camarades de l’homme puni ainsi ressentirent si vivement ce procédé que, quand Klearchos, retournait à cheval des rives du fleuve à sa tente, accompagné seulement de quelques gens, en traversant le camp de Menon, l’un des soldats qui par hasard fendait du bois, lui lança sa hache, tandis que les autres le huèrent et se mirent à l’assaillir de pierres. Klearchos, après avoir échappé à ce danger sans avoir reçu de blessure et être revenu à sa division, ordonna immédiatement à ses soldats de prendre les armes et de se mettre en ordre de bataille. Il s’avança lui-même à la tête de ses peltastes thraces et de ses quarante cavaliers, dans une attitude hostile, contre la division de Menon, qui de son côté courut aux armes, avec Menon lui-même en tête, et se rangea en ordre de défense. Le moindre accident aurait causé alors un désordre et une effusion de sang irréparables, si Proxenos, arrivant en ce moment avec une compagnie de ses hoplites, ne se fût placé en ordre de bataille entre les deux parties en dispute, et n’est supplié Klearchos de renoncer à une nouvelle attaque. Ce dernier refusa d’abord. Indigné de voir traiter si légèrement son insulte récente et l’extrême danger de mort qu’il avait couru, il pria Proxenos de se retirer. Sa colère n’était pas apaisée quand Cyrus en personne, informé de la gravité du danger, arriva au galop avec son escorte personnelle et ses deux javelines à la main : Klearchos, Proxenos, et vous tous Grecs, dit-il, vous ne savez pas ce que vous faites. Soyez assurés que si vous en venez maintenant aux coups, ce sera l’heure de ma perte,et de la vôtre également, peu de temps après moi. Car si votre armée est détruite, tous ces indigènes que vous voyez autour de vous deviendront plus hostiles à votre égard même que les hommes qui servent actuellement avec le roi. En entendant ces mots (dit Xénophon), Klearchos revint à la raison, et les troupes se dispersèrent sans en être venues à une lutte[71].

Après qu’on eut passé Pylæ, on entra dans le territoire appelé Babylonia. Les collines qui bordaient l’Euphrate, et que l’armée avait franchies jusque-là, cessèrent bientôt, et de basses plaines d’alluvion commencèrent[72]. On découvrit alors les traces, les premières, pendent leur longue marche, d’une armée ennemie qui était en mouvement par devant les Grecs, ravageait le pays et brûlait les herbages. Ce fût là que Cyrus découvrit la trahison d’un noble Perse nommé Orontês, qu’il interrogea dans sa tente, en présence de divers Persans possesseurs de sa confiance intime, aussi bien que de Klearchos avec une garde de trois mille hoplites. Orontês fut interrogé, reconnu coupable, et secrètement mis à mort[73].

Après trois journées de marche, estimées par Xénophon à douze parasanges, Cyrus fut amené par les preuves qu’il avait devant lui, ou par les rapports des déserteurs, à croire que l’armée ennemie était à une très faible distance, et qu’une bataille était imminente. En conséquence, au milieu de la nuit, il passa en revue toute son armée, les Grecs aussi bien que les barbares ; mais l’ennemi, ne partit pas comme on s’y était attendu. On compta à cet endroit le nombre de ses troupes, et, on trouva qu’il y avait 10.400 hoplites et 2.500 peltastes grecs ; 100.000 barbares ou soldats asiatiques de Cyrus, avec 20 chars armés de faux. Le nombre des Grecs avait été un peu diminué pendant la marche par maladie, désertion ou autres causes. Suivant les rapports des déserteurs, l’armée d’Artaxerxés montait à 1.200.000 hommes, outre les 6.000 gardes à cheval commandés par Artagersês, et 200 chars armés de faux, sous le commandement d’Abrokomas, de Tissaphernês et de deux autres. Toutefois, il fut prouvé plus tard que l’armée d’Abrokomas n’avait pas encore rejoint, et des rapports postérieurs représentèrent l’estimation numérique comme trop grande d’un quart.

Dans l’attente d’une action, Cyrus réunit ici les, généraux avec les lochagi (ou capitaines) des Grecs, afin de délibérer sur les arrangements convenables, et de stimuler leur zèle pour sa cause. Peu de points dans ce récit sont plus frappants que le langage tenu aux Grecs par le prince persan, dans cette occasion aussi bien que dans d’autres.

Ce n’est pas par manque de forces indigènes, hommes de la Hellas, que je vous ai amenés ici ; mais parce que je vous regarde comme plus braves et meilleurs, que quelque troupe indigène que ce soit. Montrez-vous aujourd’hui dignes de la liberté, dont vous jouissez ; cette liberté que je vous envie ; et que je voudrais avoir, soyez-en sûrs, de préférence à toutes mes possessions mille fois multipliées. Apprenez maintenant de moi, vous qui le savez bien, tout ce que vous aurez à affronter,des quantités d’hommes immenses et beaucoup de bruit, mais si vous les méprisez, je rougis de vous dire de quelle misérable matière vous trouverez que sont faits les gens de notre pays. Conduisez-vous bien,comme des hommes braves, et fiez-vous à moi pour vous renvoyer dans un état tel que vous ferez envie à vos amis dans votre patrie, bien que j’espère décider beaucoup d’entre vous à préférer mon service à leurs propres foyers.

Quelques-uns de nous font cette remarque, Cyrus (dit un exilé samien, nommé Gaulitês), que tu es prodigue de promesses à cette heure de danger, mais que tu les oublieras, ou peut-être que tu seras hors d’état de les remplir, quand le danger sera passé. Quant à la possibilité, (répondit Cyrus), l’empire de mon père atteint au nord la région du froid intolérable, agi sud celle de la chaleur intolérable. Tout ce qui se trouve au milieu est actuellement partagé, en satrapies réparties entre les amis de mon frère ; si nous sommes victorieux, elles seront toutes à distribuer entre les miens. Je ne crains point de n’avoir pas assez à donner, mais plutôt de n’avoir pas assez d’amis pour recevoir de moi. De plus, à chacun de vous autres, Grecs, je ferai présent d’une couronne d’or.

Des déclarations de ce genre ; répétées par Cyrus à beaucoup de soldats grecs, et circulant parmi les autres, les remplirent tous de confiance, et d’enthousiasmé pour sa cause. Le sentiment de force et de supériorité qu’elles inspirèrent fut tel, flue Klearchos lui demanda : — Penses-tu réellement, Cyrus, que ton frère combattra avec toi ? Oui, par Zeus (fut la réponse) ; assurément, s’il est le fils de Darius et de Parysatis, et mon frère, je ne gagnerai pas ce prix sans une bataille. Tous les Grecs le prièrent instamment en même temps de ne pas exposer sa personne ; mais de se placer à l’arrière de leur corps[74]. Nous verrons bientôt comment ce conseil fut suivi.

Les déclarations rapportées ici ; aussi bien que les expressions employées auparavant pendant la dispute entre Klearchos et les soldats de Menon près de Charmandê, étant en réalité véritables et authentiques, et non  une composition dramatique comme celle d’Æschyle dans les Persæ, ni une amplification historique comme les discours attribués à Xerxès dans Hérodote, — sont au nombre des témoignages les plus précieux relativement au caractère hellénique eu général. C’est non : seulement le courage supérieur et la discipline militaire des Grecs que Cyrus atteste, comparés avec la lâcheté des Asiatiques, — mais encore leur fidélité et leur — sentiment du devoir qu’il oppose a la perfidie servile des derniers[75], rattachant ces qualités supérieures : à la liberté politique dont ils jouissent. Entendre ce jeune prince exprimer une admiration et une envie si fortes pour la liberté grecque, et une préférence personnelle pour elle si ardente qu’elle l’emporte sur toute la splendeur de sa position, — c’était sans doute le plus flatteur de tous les compliments qu’il pouvait faire aux soldats citoyens qui l’écoutaient. Qu’un jeune prince persan fût capable de concevoir un tel sentiment, ce n’est pas une faible preuve de son élévation intellectuelle au-dessus du niveau tant de sa famille que de sa nation. L’opinion naturelle des Perses est exprimée par la conversation entre Xerxès et Demaratos dans Hérodote[76]. Pour Xerxès, la conception du droit de citoyen libre et d’un courage régulier qui se suffit à lui-même, établis par une discipline publique créant le patriotisme aussi bien que l’égalité, — était non seulement répugnante, mais incompréhensible. Il ne comprenait qu’un maître donnant des ordres à des sujets soumis, et stimulant les soldats à la bravoure au moyen du fouet. Son descendant Cyrus, au contraire, avait appris au moyen d’observations faites par lui-même à entrer dans le sentiment de dignité personnelle qui dominait parmi les Grecs autour de lui, et qui reposait sur la conviction qu’ils se gouvernaient eux-mêmes, et qu’il n’y avait pas un homme qui eût de droit sur eux, — que leur seul maître c’était la loi, et qu’en lui obéissant ils ne travaillaient pour personne si ce n’est pour eux[77]. Cyrus savait quelle corde il devait toucher pour exciter le sentiment d’honneur hellénique, si fatalement éteint après que les Grecs se virent enlever leur liberté politique par les Macédoniens, et qu’ils l’échangèrent contre cette activité intellectuelle, combinée avec une dégénération morale, que Cicéron et ses contemporains signalent comme le trait caractéristique de ces communautés, qui jadis avaient parlé avec tant d’autorité.

Après avoir concerté le plan du combat avec les généraux, Cyrus s’avança en ordre de bataille avec circonspection pendant le jour suivant, s’attendant à voir paraître les forces du roi. Cependant on ne vit rien rie pareil, bien que de nombreuses marques de leur marche de retraite fussent évidentes. La journée de marche (appelée trois parasanges) s’étant terminée sans bataille, Cyrus appela à lui le prophète Ambrakiote Silanos, et lui fit présent de trois mille dariques, soit dix talents attiques (= 55.609 fr.). Silanos l’avait assuré, onze jours avant, qu’il n’y aurait pas d’engagement dans les dix jours qui suivraient : sur ce, Cyrus lui avait dit : — Si ta prophétie se trouve vraie, je te donnerai trois mille dariques. Mon frère ne combattra pas du tout, s’il ne combat pas dans les dix jours[78].

Malgré l’opinion énergique qu’il avait exprimée en réponse à Klearchos, Cyrus commença alors à croire réellement que ses ennemis ne hasarderaient pas de bataille, d’autant plus que dans le cours de la marche de cette dernière journée, il arriva à un fossé large et profond (large de 9 mètres et profond de 5), s’approchant si près de l’Euphrate qu’il ne restait qu’un intervalle de six mètres pour le passage. Ce fossé avait été creusé par ordre d’Artaxerxés en travers de la plaine, dans une longueur de douze parasanges — environ 42 milles anglais (= 67 kilom. 500 mét.), si l’on compte la parasange à trente stades —, de manière à ce qu’il touchât à son autre extrémité ce qu’on appelait le Mur de Médie[79]. Il avait été creusé comme mesure spéciale de défense contre les envahisseurs qui approchaient. Cependant nous apprenons avec surprise, et les envahisseurs eux-mêmes trouvèrent avec une surprise égale que pas un homme n’était à l’endroit pour le défendre ; de sorte que toute l’armée de Cyrus et les bagages passèrent sans résistance par l’étroit intervalle de six mètres. C’est la première mention d’une mesure défensive quelconque adoptée pour repousser l’invasion, — à l’exception de la précaution prise par Abrokomas quand il brûla les bateaux à Thapsakos. Cyrus avait pu traverser tout cet espace immense, et passer par tant de positions défendables, sans avoir encore frappé un coup. Et à ce moment Artaxerxés, après avoir ouvert une tranchée d’une étendue si prodigieuse au prix de tant de travail, — pourvu à un excellent moyen de résistance, surtout contre des soldats grecs pesamment armés, — et avoir occupé cette tranchée vraisemblablement jusqu’au dernier moment même, l’abandonne maintenant par une panique inexplicable et laisse toute une armée passer sans obstacle par ce boyau très étroit. Après avoir surmonté d’une manière inespérée, un obstacle aussi formidable, Cyrus aussi bien que les Grecs — s’imagina qu’Artaxerxés ne songeait plus  a combattre en rase campagne. Tous commencèrent à se relâcher de cet ordre qui avait été scrupuleusement observé depuis la revue faite au milieu de la nuit, au point que Cyrus lui-même s’avança dans son char au lieu d’être à cheval, tandis que beaucoup des soldats grecs posèrent leurs armes dans les fourgons ou sur les bêtes de somme[80].

Le surlendemain, après avoir passé le fossé sans défense, ils furent surpris, à un endroit appelé Kunaxa[81], justement quand ils étaient sur le point de s’arrêter pour prendre le repas du midi et se reposer, par l’avis soudain que l’armée du roi approchait en ordre de bataille en rase campagne. Immédiatement Cyrus se hâta de monter à cheval, de s’armer et de mettre ses forces en ordre, tandis que les Grecs, de leur côté, s’arrêtaient et formaient leur ligne le plus rapidement possible[82]. Ils étaient a l’aile droite de l’armée, adjacente au fleuve de l’Euphrate ; Ariæos avec les forces asiatiques étant à la gauche, et Cyrus lui-même, entouré d’une garde du corps de six cents cavaliers persans bien armés, au centre. Parmi les Grecs, Klearchos commandait la division des hoplites avec des cavaliers paphlagoniens et les peltastes grecs à l’extrême droite, tout près du fleuve ; Proxenos avec sa division venait ensuite ; Menon commandait à la gauche. Tous les cavaliers persans qui entouraient Cyrus avaient des cuirasses, de courtes épées grecques, et deux javelines dans leur main droite ; les chevaux aussi étaient défendus par des plaques qui couvraient la poitrine aussi bien que la tête. Cyrus lui-même, armé pour le reste comme les autres, se distinguait en portant une tiare droite au lieu du casque. Bien que la première nouvelle leur fût arrivée par surprise, les soldats de Cyrus durent tout le temps de se mettre en ordre complet ; car l’ennemi ne parut que quand l’après midi était avancé. D’abord on vit de la poussière comme un nuage blanc ; — ensuite un point sombre indéfini qui avançait graduellement, jusqu’à ce que l’armure commençât à briller, et que les divisions de troupes composant l’armée, arrangées en masses épaisses, devinssent visibles. Tissaphernês était à la gauche, vis-à-vis des Grecs, à la tête des cavaliers persans, ayant des cuirasses blanches ; sa droite étaient les archers persans, avec leurs gherras ou boucliers d’osier, garnis d’une pointe, de manière à être fichés en terre, tandis que de derrière on lançait des flèches ; ensuite l’infanterie égyptienne avec de longs boucliers de bois couvrant tout le corps et les jambes. Devant toutes les troupes était une rangée de chars avec des faux attachées aux roues, destinés à commencer la charge contre la phalange grecque[83].

Comme les Grecs étaient en train d’achever leur ordre de bataille, Cyrus se rendit à cheval sur leur flanc,  pria Klearchos d’attaquer avec les Grecs le centre de l’ennemi, vu que c’était là qu’était posté le roi en personne, et que si ce centre était une fois battu, la victoire était gagnée. Mais la supériorité en nombre était telle que son centre s’étendait au delà de la gauche de Cyrus. En conséquence, Klearchos, craignant de retirer sa droite du fleuve, de peur d’être pris à la fois en flanc et par derrière, préféra garder sa position à la droite, et il se contenta de répondre à Cyrus qu’il disposerait tout pour le mieux. J’ai fait remarquer auparavant[84] combien il arrivait souvent que la crainte d’être attaqué du côté sans bouclier et par derrière, amenait le soldat grec à faire des mouvements incompatibles avec l’à-propos militaire ; et on verra bientôt que Klearchos, en obéissant aveuglément à cette règle habituelle de précaution, fut conduit ici à commettre la faute capitale de rester sur le flanc droit, contrairement à l’avis plus judicieux de Cyrus[85]. Ce dernier continuait pendant quelques instants à aller lentement à cheval devant les lignes, considérant alternativement les deux armées, quand Xénophon, — qui faisait partie de la petite troupe des cavaliers grecs, et était attaché à la division de Proxenos, — s’avança à cheval hors de la ligne pour l’accoster, liai demandant s’il n’avait pas d’ordres à. donner. Cyrus le pria d’annoncer à tout le inonde que les sacrifices étaient favorables. Entendant un murmure circuler dans les rangs grecs, il s’informa auprès de Xénophon de ce que c’était, et il reçut pour réponse que le mot d’ordre était alors en train de passer pour la seconde fois. Il demanda, avec quelque surprise, qui donnait le mot d’ordre ? Et quel il était ? Xénophon répondit que c’était Zeus le Sauveur, et Victoire. — Je l’accepte, répliqua Cyrus ; que ce soit le mot, et immédiatement il se rendit à son poste, au centre, parmi les Asiatiques.

L’immense armée d’Artaxerxés, s’avançant d’un pas ferme et sans bruit, était à ce moment à moins d’un demi-mille de celle de Cyrus, quand les troupes grecques entonnèrent le pæan, ou cri de guerre habituel, et commencèrent à marcher en avant. A mesure qu’elles avançaient, les cris se firent entendre avec plus de violence, le pas devint accéléré, et à la fin tout le corps se mit à courir[86]. Ce mouvement aurait pu être malheureux si les adversaires eussent été d’autres hoplites grecs ; mais les Perses ne restèrent pas pour attendre la charge. Ils tournèrent dos et s’enfuirent quand les assaillants étaient encore à peine à la portée de trait. Leur panique fut telle, que même les conducteurs des chars armés de faux en avant de la ligne, laissant leurs attelages, se sauvèrent avec les autres ; tandis que les chevaux, abandonnés à eux-mêmes, se précipitèrent séparément dans toutes les directions, quelques-uns se retournant pour suivre les fuyards, d’autres venant dans la direction des Grecs qui avançaient, et qui ouvrirent leurs rangs pour les laisser passer. La division- de gauche de l’armée du roi fut ainsi mise en déroute sans coup férir, et vraisemblablement sans un homme tué d’un côté ni de l’autre : un Grec seulement étant blessé par une flèche, et un autre pour ne pas s’être écarté de la route de l’un des chars[87]. Tissaphernês seul, — qui, avec le corps de cavalerie immédiatement autour de lui, était à l’extrême gauche des Perses, tout près du fleuve, — fit exception à cette fuite universelle. Il chargea et pénétra dans la ligne des peltastes grecs qui étaient en face de lui entre les hoplites et le fleuve. Ces peltastes, commandés par Episthenês d’Amphipolis, ouvrirent leurs rangs pour le laisser passer, lançant leurs traits sur les hommes à mesure qu’ils passaient, sans perdre cependant un des leurs. Tissaphernês arriva ainsi jusques sur les derrières des Grecs, qui continuèrent de leur côté à poursuivre les Perses fuyant devant eux[88].

Les choses se passaient différemment dams les autres parties du champ de bataille, Bien qu’Artaxerxés fût au centre de son armée, cependant, grâce à la supériorité du nombre, il déborda Ariæos — qui commandait l’extrême gauche de Cyrus[89]. Ne trouvant personne directement opposé à lui, il commença à faire faire une conversion à son : aile droite, afin d’entourer ses ennemis, sans remarquer la fuite (le sa division de gauche. -D’autre part, quand Cyrus vit la victoire facile des Grecs de leur côté, il fut transporté de joie, et il reçut de tous ceux qui l’entouraient des salutations comme s’il était déjà roi. Néanmoins il eut assez d’empire sur lui-même pour ne pas se jeter en avant, comme si la victoire était déjà gagnée[90] ; mais il resta immobile avec son régiment de six cents chevaux autour de lui, surveillant les mouvements d’Artaxerxés. Aussitôt qu’il vit ce dernier faire mouvoir sa division de droite pour prendre ses soldats par derrière, il se hâta d’arrêter ce mouvement par une charge impétueuse sur le centre, où Artaxerxés était en personne, entouré de la garde du corps de sis mille chevaux sous Artagersês. L’attaque de Cyrus fut si vigoureuse qu’avec ses six cents chevaux il rompit et dispersa cette garde du corps, tuant Artagersês de sa propre main. Ses six cents cavaliers se précipitèrent à la poursuite des fugitifs, laissant Cyrus lui-même presque seul, entouré seulement du petit nombre d’hommes d’élite appelés ses compagnons de table. Ce fut dans ces circonstances qu’il vit pour la première fois son frère Artaxerxés, dont la personne avait été exposée aux regards par la fuite des gardes du corps. Cette vue le remplit d’un tel paroxysme de rage et d’ambition jalouse[91], qu’il perdit toute pensée de sûreté où de prudence, — s’écria : Je vois l’homme, — et s’élança en avant avec sa seule poignée de compagnons pour attaquer Artaxerxés, malgré la nombreuse armée qui était derrière lui. Cyrus poussa droit à son frère en lançant sa javeline, et i1 visa si juste qu’il le frappa à la poitrine et le blessa à travers la cuirasse, bien que sa blessure (guérie plus tard par le chirurgien grec Ktêsias) n’ait pu être très grave, puisque Artaxerxés ne quitta pas le champ de bataille, mais, au contraire, engagea un combat personnel, lui et ceux qui l’entouraient, contre cette poignée d’assaillants. Une lutte aussi inégale ne dura pas longtemps. Cyrus, blessé grièvement sous l’œil par la javeline d’un soldat karien, fut renversé de son cheval et tué. Le petit nombre de compagnons fidèles qui l’entouraient périrent en le défendant : Artasyras, qui était le premier d’entre eux dans sa confiance et son affection, le voyant mortellement blessé et à terre, se jeta sur lui, le serra dans ses bras, et, dans cette position, ou se tua lui-même, ou fut tué par ordre du roi[92].

La tête et la main droite du prince mort furent immédiatement coupées par ordre d’Artaxerxés, et sans doute exposées aux regards d’une manière apparente. C’était pour tout le monde l’annonce que toute la lutte était terminée, et c’est ainsi que le comprit Ariæos qui, avec toutes les troupes asiatiques de Cyrus, abandonna le champ de bataille et s’enfuit vers le camp. Ils ne s’y défendirent male pas quand le roi et ses forces les poursuivirent ; mais ils fuirent encore plus loin jusqu’au lieu de repos de la nuit précédente. Les troupes d’Artaxerxés entrèrent dans le camp et se mirent à le piller sans rencontrer de résistance. Le harem même de Cyrus tomba en leur pouvoir. Il renfermait deus femmes grecques, — de condition libre, de bonne famille et bien élevées, — l’une de Phokæa, l’autre de Milêtos, qu’on lui avait amenées à Sardes après les avoir enlevées de force à leurs parents. La plus âgée de ces deux femmes, la Phokæénne, nommée Milto, distinguée à la fois par sa beauté et son intelligence accomplie, fut faite prisonnière et transférée dans le harem d’Artaxerxés ; l’autre, personne plus jeune, trouva moyen de se sauver, bien que sans ses vêtements de dessus[93], et chercha abri parmi quelques Grecs laissés dans le camp à la garde des bagages des Grecs. Ces hommes repoussèrent les assaillants perses en en faisant un massacre considérable ; ils sauvèrent leurs bagages, aussi bien que les personnes de tous ceux qui étaient venus chercher un asile auprès d’eux. Rais le camp des troupes asiatiques de Cyrus fut complètement pillé, sans en excepter ces fourgons réservés de provisions dont Cyrus s’était pourvu afin que ses auxiliaires grecs fussent certains d’avoir modes vivres dans toute circonstance[94].

Pendant qu’Artaxerxés pillait ainsi le camp de Cyrus, il fut rejoint par Tissaphernês et sa division de cavalerie, qui avaient chargé entre la division grecque et le fleuve. A ce moment il y avait une distance de pas moins de trente stades, ou 5 kilomètres environ entre lui et Klearchos avec la division grecque, tant ce dernier :s’était avancé loin à la poursuite des fuyards persans. Informé, après quelque temps, que les troupes du roi avaient été victorieuses à la gauche et au centre et qu’elles étaient maîtresses du camp, — mais ne connaissant pas la mort de Cyrus, — Klearchos ramena ses troupes en arrière, et il rencontra les forcés de l’ennemi qui revenaient également. Il craignit d’être entouré par des troupes supérieures en nombre, et en conséquence il prit position en s’appuyant sur, le fleuve. Dans cette situation, Artaxerxés rangea de nouveau ses troupes en face de lui, comme s’il se disposait à le combattre ; mais les Grecs, prévoyant son mouvement, furent les premiers à attaquer, et ils forcèrent les Perses à prendre la fuiter frappés d’une terreur plus grande qu’auparavant. Klearchos, débarrassé ainsi de tout ennemi, attendit quelque temps dams l’espoir d’avoir des nouvelles de Cyrus. Il retourna ensuite au camp, qu’il trouva dépouillé de toutes. ses provisions ; de sorte que les Grecs furent forcés de passer la nuit sans souper, tandis que la plupart d’entre eux aussi n’avaient pas eu a dîner, a cause de l’heure matinale à. laquelle la bataille avait commencé[95]. Ce ne fut que le lendemain matin qu’ils apprirent, par Proklês — descendant du roi spartiate Demaratos, jadis compagnon de Xerxès dans l’invasion de la Grèce —, que Cyrus avait été tué, nouvelle qui changea la satisfaction que leur avait causée leur propre triomphe en douleur et en effroi[96].

Ainsi se termina la bataille de Kunaxa, et en même temps les espérances ambitieuses aussi bien que la vie : de ce jeune prince. Son caractère pet sa conduite suggèrent d’instructives remarques. Tante dans la conduite dé cette expédition que dans les deux ou trois années d’administration en Asie Mineure qui la précédèrent, il déploya des qualités telles qu’on n’en voit pas dans Cyrus appelé le Grand, ni dans aucun autre membre de la famille royale de Perse, ni à vrai  dire dans aucun autre général persan d’un bout à l’autre de l’histoire de la monarchie. Nous remarquons en lui un esprit de combinaison large et à longue portée, — la faculté de prévoir les difficultés et de pourvoir à l’avance au moyen de les surmonter, — une adresse à répondre aux exigences variées, et à se conduire avec des personnes différentes, Grecs ou Asiatiques, officiers ou soldats, — la conviction de la nécessité, non seulement d’acheter le service des hommes en prodiguant les présents, mais d’acquérir leur confiance par une conduite droite et franche et par une bonne foi systématique, — le pouvoir de réprimer son mécontentement quand la politique le commandait, par exemple lors de la désertion de Xenias et de Pasiôn, et des premiers complots d’Orontês, bien que habituellement les châtiments qu’il infligeait fussent pleins d’une barbarie tout orientale. Nous sentirons mieux combien rares étaient les mérites et les qualités de Cyrus, en tant que Perse, si nous comparons ce portrait fait par Xénophon, avec la description des satrapes persans par Isocrate[97]. Xénophon a fait remarquer que bien des personnes passèrent d’Artaxerxés à Cyrus, — mais qu’aucune, excepté Orontês, ne passa de Cyrus à Artaxerxés. Non seulement pendant la marche, mais même quant à la manière de combattre à Kunaxa, le jugement de Cyrus fut plus sain que celui de Klearchos. Les deux choses d’importance suprême pour les Grecs étaient de veiller sur la personne de Cyrus, et de frapper droit sur celle d’Artaxerxés et sur la division centrale qui l’entourait. Or ce fut la faute de Klearchos, et non celle de Cyrus, si ces deux choses furent négligées, et si l’es Grecs ne gagnèrent qu’une victoire relativement insignifiante à la droite. Cependant malgré cette faute, qui n’était pas la sienne, il paraît que Cyrus aurait été victorieux s’il avait été capable de réprimer cette explosion passionnée d’antipathie qui le poussa comme un insensé contre sols frère. La même ambition insatiable, et la même férocité jalouse, quand il s’agissait du pouvoir, qui l’avaient auparavant conduit mettre à mort deux cousins germains, parce qu’ils négligeaient d’accomplir en sa présence un acte de déférence qui n’était rendu qu’au roi en personne, — ce même mouvement, exaspéré par la vue actuelle d’un frère son rival, et par cette force constante d’antipathie fraternelle si fréquente dans les familles royales[98], lui firent fermer les yeux peur le moment à tout calcul rationnel.

Nous pouvons toutefois faire remarquer que la Hellas en général n’eut pas de motif pour regretter la chute de Cyrus à Kunaxa. S’il avait détrôné son frère et qu’il fût devenu roi, l’empire persan aurait acquis sous sa main un degré de force qui lui aurait probablement permis de prévenir l’œuvre accomplie plus tard par les rois lei édoniens, et n’asservir les Grecs d’Europe aussi bien que ceux d’Asie. Il aurait employé l’organisation militaire grecque contre l’indépendance grecque, comme le firent après lui Philippe et Alexandre. Son argent l’aurait mis à même de soudoyer une armée écrasante d’officiers et de soldats grecs, qui (pour employer l’expression de Proxenos rapportée par Xénophon)[99] l’auraient jugé un ami meilleur pour eux que pour leur propre pays. Il lui aurait également permis de profiter des dissensions et de la vénalité dans l’intérieur de chaque cité grecque, et ainsi d’affaiblir leurs moyens de défense, tandis qu’il fortifiait ses propres moyens d’attaque. C’était une politique qu’aucun des rois perses, depuis Darius, fils d’Hystaspês, jusqu’à Darius Codoman, n’eut assez de talent ou de persévérance pour poursuivre : aucun d’eux ne connut ni la véritable valeur d’instruments grecs, ni la manière de les employer avec effet. Toute la conduite de Cyrus, par rapport à cette mémorable expédition, manifeste une intelligence supérieure, capable de se servir des ressources que la victoire aurait mises entre ses mains, — et une ambition qui probablement lui aurait servi contre les Grecs pour venger les humiliations de Marathôn, de Salamis et de la paix de pallias.

 

 

 



[1] V. Diodore, XI, 69 ; XII, 64-71 ; Ktêsias, Persica, c. 29-45 ; Aristote, Politique, V, 14, 8. Ce dernier passage d’Aristote n’est pas très clair. Cf. Justin, X, 1.

Pour la chronologie de ces rois perses. V. un bon Appendice dans les Fasti Hellenici, de M. Fynes Clinton, App. 18, vol. II, p. 313-316.

[2] Ktêsias, Persica, c. 38-40.

[3] V. l’Appendice de M. F. Clinton mentionné dans la note précédente), p. 317.

Il y avait quelques troupes égyptiennes dans l’armée d’Artaxerxés à la bataille de Kunaxa : d’autre part, il y avait d’autres Égyptiens en état de révolte prononcée. Cf. deux passages de l’Anabase de Xénophon, I, 8, 9 ; II, 5, 13 ; Diodore, XIII, 46 a et la Dissertation de F. Ley, Fata et Conditio Ægypti sub imperio Persarum, p. 20-56 (Cologne, 1830).

[4] Xénophon, Helléniques, I, 2, 19 ; II, 1, 23.

[5] Thucydide, IV, 50.

Cette inhabileté, ou cette duplicité de la part des envoyés spartiates, sert à expliquer la facilité avec laquelle Alkibiadês les dupa à Athènes (Thucydide, V, 45). V. t. IX, ch. 5 de cette Histoire.

[6] Ktêsias, Persica, c. 52.

[7] Thucydide, VIII, 28. V. t. XI, ch. 1 de cette Histoire.

[8] Xénophon, Helléniques, II, 1, 14. Cf. Xénophon, Œconom., IV, 20.

[9] Xénophon, Anabase, I, 1, 2 ; I, 9, 7 ; Xénophon, Helléniques, 1, 4, 3.

[10] Xénophon, Anabase, I, 9, 3-5 ; cf. Cyropédie, I, 2, 4-6 ; VIII, 1, 16, etc.

[11] Plutarque, Artaxerxés, ch. 2-6 ; Xénophon, Anabase, ut sup.

[12] V. t. XI, ch. 4, p. 219.

[13] Darius avait eu treize enfants de Parysatis ; mais tous, à l’exception d’Artaxerxés et de Cyrus, moururent jeunes. Ktêsias affirme qu’il devait ce renseignement à Parysatis elle-même (Ktêsias, Persica, c. 49).

[14] Hérodote, VII, 4.

[15] Xénophon, Helléniques, II, 1, 8, 9 ; Thucydide, VIII, 58.

Cf. Xénophon, Cyropédie, VIII, 8, 10 ; et Lucien, Navigum seu Vota, ch. 30, vol. III, p. 267, éd. Hemsterhuys avec une note de Du Soul.

Il est remarquable que, dans ce rasage des Hellenica, ou Xénophon, ou le copiste, commet l’erreur d’appeler Xerxès (au lieu d’Artaxerxés) père de Darius. Quelques-uns des éditeurs, sans avoir l’autorité de Mss., veulent changer le texte Ξέρξου en Άρταξέρξου.

[16] Xénophon, Anabase, I, 4, 12.

[17] Xénophon, Anabase, I, 1, 4.

[18] La chose est présentée ainsi par Justin, V, 11.

[19] Xénophon, Anabase, I, 1, 6 ; I, 4, 2.

[20] Xénophon, Anabase, I, 1, 7, 8.

[21] Xénophon, Anabase, I, 1, 9 ; II, 6, 3. Les renseignements contenus ici ne s’accordent pas avec Diodore, XIV, 12 ; tandis que tous les deux différent d’Isocrate (Orat. VIII, De Pace, s. 121 ; Orat. XII, Panath., s. 111) et de Plutarque, Artaxerxés, c. 6.

Je suis en partie le récit de Diodore, en ce que je suppose que les actes de tyrannie qu’il mentionne furent commis par Klearchos comme harmoste de By-7antion. Nous savons qu’il y avait dans cette ville un harmoste lacédæmonien, nommé aussitôt que la ville fut prise, par Lysandros, après la bataille d’Ægospotami (Xénophon, Helléniques, II, 21 2. Ce fut vers la fin de 405 avant J.C. Nous savons de plus par l’Anabasis que Kleandros y fut harmoste en 400 avant J.-C. Klearchos peut l’avoir été en 404 avant J.-C.

[22] Xénophon, Anabase, I, 17 10 ; Hérodote, VII, 6 ; IX, 1 ; Platon, Menon, c. I, p. 70 ; c. II, p. 78 C.

[23] Hérodote, I, 96. Xénophon, Helléniques, III, 1, 1 ; Diodore, XIV, 19.

[24] Xénophon, Anabase, I, 9. 8.

Pour d’autres exemples de mutilation infligée parles Perses, non seulement à des malfaiteurs, mais à des prisonniers en masse,V. Quinte-Curce, V, 5, 6. Alexandre le Grand approchait de Persépolis, quum miserabile agmen, inter pauca fortunæ exempla mémorandum, regi occurrit. Captivi orant Græci ad quatuor millia fore, quos Persæ vario suppliciorum modo affecerunt. Alios pedibus, quosdam manibus auribusque, amputatis, inustisque barbararum litterarum notis, in longum sui ludibrium reservaverant, etc. Cf. Diodore, XVII, 69, et les contes prodigieux de cruauté racontés dans Hérodote, IX, 112 ; Ktêsias, Persica, c. 54-59 ; Plutarque, Artaxerxés, c. 14, 16, 17.

Il n’est pas inutile de faire remarquer que s’il n’y avait rien où les maîtres persans déployassent une plus grande invention qu’en exagérant les souffrances corporelles infligées à un malfaiteur ou à un ennemi, à Athènes, toutes les fois qu’un homme était mis à mort en vertu d’une sentence publique, l’exécution se faisait dans l’intérieur de la prison, où l’on administrait au condamné une coupe de ciguë, sans même une exposition publique. C’était le minimum de peine, aussi bien que d’indignité, comme on peut le voir en lisant le récit de la mort de Sokratês, donné par Platon à la fin du Phædôn.

Il est certain qu’en général le sentiment publié en Angleterre est plus humain aujourd’hui qu’il ne l’était dans ce temps à Athènes. Cependant un public athénien n’aurait pu supporter la vue d’un citoyen pendu publiquement ou décapité dans la place du marché. Encore bien mains aurait-il pu soutenir la vue des tortures prolongées infligées à Damiens à Paris en 1757 (pendant assez exact de la σκάφευσις persane décrite dans Plutarque, Artaxerxés, c.16), en présence d’une multitude immense de spectateurs, alors que toutes les fenêtres ayant vue sur la place de Grève étaient louées à un prix élevé et remplies par la meilleure compagnie de Paris.

[25] Xénophon, Anabase, I, 9, 13.

[26] Xénophon, Anabase, I, 6, 6.

[27] Xénophon, Anabase, I, 2, 2-3.

[28] Xénophon, Helléniques, III, 1, 1.

[29] Diodore, XIV, 21.

[30] Xénophon, Anabase, VI, 4, 8. Cf. V, 10, 10.

[31] Cf. des éloges semblables de Ptolémée Philadelphe, afin d’attirer des mercenaires grecs de Sicile en Égypte (Théocrite, XIV, 50-59).

[32] Xénophon, Anabase, III, 1, 4.

[33] Strabon, IX, p. 403. Le récit qui rapporte que 5okratês emporta sur ses épaules Xénophon blessé et renversé de cheval, et lui sauva la vie, — semble trop douteux pour entrer dans la narration.

Parmi les preuves attestant que Xénophon était au nombre des cavaliers ou ίππείς d’Athènes, nous pouvons faire remarquer, non seulement sa grande habileté comme cavalier, le grand intérêt personnel qu’il prit à l’équitation, au service de la cavalerie et à ses devoirs comme commandant de cette arme, et à tout ce qui a rapport aux chevaux, comme on le voit dans ses ouvrages publiés, — mais encore le fait que son fils Gryllos servit plus tard parmi les cavaliers athéniens dans le combat de cavalerie qui précéda la grande bataille de Mantineia (Diogène Laërte, II, 54).

[34] Xénophon, Anabase, III, 1, 4-9 ; V, 9, 22-24.

[35] Xénophon, Anabase, I, 2, 4 ; II, 3, 19.

Diodore (XIV, 11), citant d’après Éphore, affirme que la révélation à Artaxerxés fut faite par Pharnabazos, lui l’avait apprise grâce à la finesse de l’exilé athénien Alkibiadês. Que ce dernier y ait été mêlé en quelque chose, cela semble improbable. Mais Diodore, dans plus d’une occasion, confond Pharnabaros et Tissaphernês.

[36] Diodore, XIV, 19.

[37] La parasange était une mesure de longueur chez les Perses, mais, selon Strabon, n’ayant pas une valeur uniforme dans toutes les parties de l’Asie ; dans quelques parties, on la regardait comme équivalant à 30 stades, dans d’autres à 40, dans d’autres à 60 (Strabon, XI, p. 518 ; Forbiger, Handbuch der Alten Geograph., vol. I, p. 555). Cette variabilité de sens n’est nullement extraordinaire, quand nous nous rappelons les différences entre les milles anglais, irlandais et allemands, etc.

Hérodote nous dit d’une manière distincte ce qu’il entendait par une parasange, et ce que le gouvernement persan de son temps reconnaissait comme tel dans son mesurage de la grande route de Sardes à Suse, aussi bien que dans son mesurage de territoire dans des vues de tribut (Hérodote, V, 53 ; VI, 43). C’était 30 stades grecs = près de 3 1/2 milles anglais ou prés de 3 milles géographiques (=5 kilom. 630 mèt.). La distance de deux en deux stations successivement, sur la route de Sardes à Suse (qui était toute habitée et toute sûre), semblerait avoir été mesurée et marquée en para anges et fractions de parasange. Il paraît probable, d’après le récit que fait Hérodote de la marche de Xerxès (VII, 261, que cette route, partant de Kappadokia et franchissant le fleuve Halys, passait par Kelænæ et Kolossæ jusqu’à Sardes, et par conséquent que la route que Cyrus prit pour sa marche, depuis Gardes jusqu’à Kelænæ au moins, a dû être mesurée et marquée ainsi.

Xénophon aussi, dans son calcul des étapes de la route (II, 2, 6 ; VII, 8, 261, suppose que la parasange équivaut à 30 stades, tandis qu’il donne, pour la plupart, chaque journée de marche calculée en parasanges. Or, même au début de la marche, nous n’avons aucune raison pour croire qu’il y eût un mesureur officiel des routes accompagnant l’armée en marche, comme Bœtôn, dans l’invasion d’Alexandre : V. Athénée, X, p. 442, et Geier, Alexandri Magni Histor. Scriptt., p. 3, 7. Cependant Xénophon, dans toute la marche, même jusqu’à Trapézonte, compte par parasanges les journées de marche de l’armée, non seulement en Asie Mineure, où il y avait des routes, mais dans le désert de l’Arable entre Thapsakos et Pylæ, — par les neiges de l’Arménie, — et par le territoire des barbares Chalybes. Il tous dit que dans le désert de l’Arabie elle fit 90 parasanges en treize jours, ou tout près de 7 parasanges par jour, — et cela aussi dans l’extrême chaleur de l’été. Il nous dit de pins que dans les neiges profondes de l’Arménie, et au cœur de l’hiver, elle fit là parasanges en trois jours’, et à travers le territoire (également couvert de neige) des belliqueux Chalybes, 50 parasanges en sept jours, ou plus de 7 parasanges par jour. De telles marches, à trente stades par parasange, sont impossibles. Et comment Xénophon mesura-t-il la distance parcourue ?

Les plus intelligents investigateurs et voyageurs modernes, — le major Rennell, M. Ainsworth, M. Hamilton, le colonel Chesney, le professeur Koch, etc., n’offrent aucuns solution satisfaisante de la difficulté. Le major Rennell compte les parasanges comme égales à 2,25 milles géographiques ; M. Ainsworth à 3 milles géographiques ; M. Hamilton (Travels in Asia Minor, c. 42, p. 200) à un peu moins de 2 1/2 milles géographiques. Le colonel Chesney (Euphrat. and Tigris, ch. 8, p 207) à 2,601 milles géographiques entre Gardes et Thapsakos, — à 1,98 milles géographiques entre Thapsakos et Kunaxa, — à un peu moins, sans spécifier la quantité pendant la retraite. Il est évident qu’il n’y a pas de base certains sur laquelle on puisse s’appuyer, même pour la première partie de la route, encore bien moins pour la retraite. La distance entre Ikonion et Dana (ou Tyana) est une des quantités sur lesquelles M. Hamilton fonde son calcul ; mais nous ne sommes nullement certain que Cyrus ait pris la route directe de marche ; il semble plutôt s’être détourné de son chemin, en partie pour piller la Lykaonia, en partie pour conduire 19, princesse kilikienne chez elle. L’autre point, sur lequel insiste M. Hamilton, est la distance entre Kelænæ et Kolossæ, deux villes dont la position semble bien prouvée, et qui sont sur les meilleures cartes modernes séparées par 52 milles géographiques. Xénophon appelle la distance 20 parasanges. En admettant que la route par laquelle il marchait ait été la même que celle que l’on suit aujourd’hui, cela mettrait la parasange de Xénophon à 2.6 milles géographiques. J’ai fait remarquer auparavant que la route entre Kolossæ et Kelænæ était probablement mesurée et comptée en parasanges ; de sorte que Xénophon, en donnant le nombre de parasanges entre ces deux villes, parlerait d’après une autorité officielle.

Même un siècle et demi plus tard, le géographe Eratosthène ne trouvait pas possible d’obtenir des mesurages exacts dans une grande partie du pays traversé par Cyrus (Strabon, II, p. 73).

Le colonel Chesney fait remarquer : — De Sardes à Kunaxa, ou aux montagnes de Mohammed, il ne peut y avoir beaucoup au-dessus ou au-dessous de 1265 milles géographiques, faisant 2.364 milles géographiques pour chacune des 535 parasanges données par Xénophon entre ces deux endroits.

Comme mesure de distance, la parasange de Xénophon ne mérite évidemment aucune confiance. Est-il admissible de croire, dans la description de cette marche, que les parasanges et les stades de Xénophon soient des mesurages plutôt de temps que d’espace ? De Sardes à Kelænæ, il avait une route mesurée dont les distances étaient comptées en parasanges ; il est probable que la même manière de mesurer et de compter se continuait plus loin, jusqu’à Keramôn — Agora et à Kaystru-Pedion (vu que j’imagine que la route de Kelænæ vers l’Halys et la Kappadokia doivent avoir passé par ces deux endroits), — et il se peut qu’elle se soit continuée même jusqu’à Ikonion ou à Dana. Par là, au moyen de ces premières marches, Xénophon eut l’occasion de se former en gros une id4e du temps (mesuré par le cours du soleil) qu’il fallut à l’armée pour faire une, deux ou trois parasanges ; et quand il arriva aux portions ultérieures de la route, il appela cette longueur de temps du nom d’une, de, deus ou de trois parasanges. Cinq parasanges semblent avoir signifié pour lui une pleine journée de marche ; trois on quatre, une faible journée ; six, sept ou huit, une longue ou très longue journée.

Tous devons nous rappeler que les Grecs du temps de Xénophon n’avaient pas de moyens portatifs pour mesurer les heures, et ne divisaient pas habituellement le jour en heures, ni en aucune autre fraction reconnue. Les astronomes alexandrins, près de deux siècles plus tard, furent les premiers à employer ώρη, dans le sens d’heure (Ideler, Handbuch der Chronologie, vol. 1, p. 239).

Ceci peut servir à expliquer le sens de Xénophon, quand il parle de marches de cinq ou de sept parasanges dans les neiges profondes de l’Arménie ; toutefois, je ne suppose pas qu’il eût ce moyen à l’esprit d’une manière uniforme et constante. Parfois, à ce qu’il semblerait, il a du se servir du mot dans son sens habituel de distance.

[38] Xénophon, Anabase, I, 2, 8, 9. Sur Kelænæ, Arrien, Exp. Al., I, 29, 2 ; Quinte-Curce, III, 1, 6.

[39] Ces trois marches, chacune de dix parasanges, de Keramôn-Agora à Kaystru-Pedion, — sont les plus longues consignées dans l’Anabasis. Il est assez surprenant de les trouver telles, car il ne semble pas que Cyrus ait eu des motifs pour accélérer la marche en avant. Quand il tut arrivé à Kaystru-Pedion, il s’arrêta cinq jours. Koch (Zug der Zehn Tousend, Leipzig, 1850, p. 19) fait remarquer que les trois journées de marche qui, semblent avoir disparu du calcul de Xénophon, en comparant les articles avec le total, pourraient convenablement être placées ici ; de sorte que ces trente parasanges auraient occupé une marche de six jours au lieu de trois : cinq parasanges par jour. Toute la marche que Cyrus avait faite jusqu’ici en partant de Sardes, comprenant la route de Keramôn-Agora à Kaystru-Pedion, suivait la grande route de Sardes vers le fleuve Halys, la Kappadokia et Suse. Cette route (comme nous pouvons le voir par la marche de Xerxês, Hérodote, VII, 26 ; V, 52) passait par Xelæna ; et par Kolossæ, bien que ce soit un prodigieux écart de la ligne droite. A Kaystru-Pedion, Cyrus semble avoir quitté cette grande route, prenant un chemin différent dans une direction presque sud-est vers Ikonion. Au sujet du point, à peu prés vers Synnada, où ces diverses routes se croisaient, V. M. Ainsworth, Trav. in the Track, p. 28.

Je ne partage pas les doutes qui ont été élevés au sujet de l’exactitude de Xénophon, dans sa description de la route de Sardes à Ikonion, bien que plusieurs des endroits qu’il mentionne ne nous soient pas connus autrement, et que leurs positions ne puissent pas être exactement identifiées. C’est un grand écart de la ligne droite. Mais nous attachons plus d’importance aujourd’hui à cette circonstance qu’on ne l’aurait fait du temps de Xénophon. Des routes droites, s’étendant systématiquement sur une région considérable, ne sont pas de cette époque ; les communications étaient probablement toutes faites dans l’origine, entre une ville voisine et une autre ville, sans qu’on songeât beaucoup à ménager la distance, et sans qu’on songeât du tout à favoriser le commerce entre des endroits éloignés.

C’était précisément vers ce temps que le roi Archelaos commençait à ouvrir des routes droites en Macedonia, — ce que Thucydide semble signaler comme une chose remarquable (II, 100).

[40] Ni Thymbrion, ni Tyriæon ne peuvent être identifiés. Mais il semble que ces deux villes ont dû être situées sur la ligne de route parcourue actuellement par les caravanes de Smyrne à Konieh (Ikonium), ligne de route qui suit une direction entre les montagnes appelées Emir Dagh, au nord-est, et celles appelées Sultan Dagh, au sud-ouest (Koch, Der Zug der Zehn Tousend, p. 21, 22).

[41] Quand l’hoplite était en marche, sans qu’on attendît un ennemi, le bouclier semble avoir été porté derrière lui, avec l’enveloppe qui y était attachée (V. Aristophane, Acharn., 1085, 1089-1119) ; il était retenu par la courroie autour de son cou et de son épaule. Parfois, il est vrai, il avait l’occasion de se soulager du fardeau, en mettant le bouclier dans un chariot de bagages (Xénophon, Anabase, I, 7, 20). Les officiers en général, et sans doute quelques soldats, pouvaient ordonner à des serviteurs de porter leurs boucliers (IV, 2, 20 ; Aristophane, l. c.).

A l’occasion de cette revue, les bouchers furent tirés de leurs enveloppes, frottés et rendus brillants comme avant une bataille (Xénophon, Helléniques, VII, 5, 20), ensuite suspendus autour du cou on des épaules, et soutenus par le bras gauche, qui était passé par les anneaux ou courroies attachée à son côté concave ou intérieur.

Relativement aux étuis ou enveloppes du bouclier, voir un curieux stratagème du Syracusain, Agathoklês (Diodore, X, 11). Les soldats romains portaient aussi leurs boucliers dans des enveloppes de cuir, quand ils étaient en marche (Plutarque, Lucullus, c. 27).

Il est à remarquer que Xénophon, en énumérant les armes- des soldats de Cyrus, ne mentionne pas de cuirasses qui (bien que portées quelquefois, V. Plutarque, Dion, c. 30) ne l’étaient pas habituellement par les hoplites, qui avaient de lourds boucliers, Il est tout à fait possible que quelques hommes de l’infanterie de Cyrus aient eu des cuirasses aussi bien que des boucliers, puisque chaque soldat se fournissait ses propres armes ; mais Xénophon ne dit que ce qui était commun à tous.

Les cavaliers grecs portaient communément une lourde cuirasse, mais n’avaient pas de bouclier.

[42] Xénophon, Anabase, I, 2,16-19.

[43] Xénophon, Anabase, III, 2, 25.

[44] Ce défilé plus court et plus direct traverse le Taurus par Kizil — Chesmeh, Alan Buzuk et Mizetli : il conduisait directement à la ville kilikienne de Soli, qui était un port de mer, et fut plus tard appelée Pompeiopolis. Il est donné dans les Tables de Peutinger comme la route d’Iconium à Pompeiopolis (Ainsworth, p. 40 sqq. ; Chesney, Euph. and Tigr., II, p. 209).

[45] Xénophon, Anabase, I, 2, 20.

[46] Xénophon, Anabase, I, 2, 21 ; Diodore, XIV, 20. V. M. Kinneir, Travels in Asia Minor, p. 116 ; le colonel Chesney, Euph. and Tigr., vol. I, p. 293-354 ; et M Ainsworth, Travels in the Track of the Ten Thousand, p. 40 sqq. ; et son autre ouvrage, Travels in Asia Minor, vol. II, eh. 30, p. 70-77 ; et Koch, Der Zug der Zehn Tausend, p. 26-172, pour une description de ce mémorable défilé.

Alexandre le Grand, aussi bien que Cyrus, fut assez heureux pour trouver ce passage imprenable abandonné, à ce qu’il semble, par la pure stupidité ou la pure insouciance du satrape qui aurait dû le défendre, et qui n’avait pas pour l’abandonner la m6me excuse qu’avait eue Syennesis à l’approche de Cyrus (Arrien, Exp. Alex., II, 4 ; Quinte-Curce, III, 9, 10, 11).

[47] Xénophon, Anabase, I, 2, 23-27.

[48] Diodore (XIV, 20) représente Syennesis comme jouant un double jeu, bien que contre son gré II ne fait pas mention de la conduite d’Epyaxa.

C’est ainsi que Tite-Live dit, au sujet de la conduite des courtisans macédoniens, par rapport à l’inimitié entre Perseus et Demetrios, les deux fils de Philippe II de Macédoine : Crescente in dies Philippi odio in Romanos, oui Perseus indulgeret, Demetrius summâ ope adversaretur, prospicientes animo exitum incauti a fraude fraternâ juvenis — adjuvandum, quod futurum erat, rati, fovendamque spem potentioris, Perseo se adjungunt, etc. (Tite-Live, XL, 5).

[49] V. Hérodote, V, 49.

[50] Xénophon, Anabase, I, 3, 1.

[51] Xénophon, Anabase, II, 6, 5-15.

[52] Xénophon, Anabase, I, 3, 2-7. Ici, comme dans d’autres occasions, je traduis le sens plutôt que les mots.

[53] Xénophon, Anabase, I, 3, 16-21.

[54] La largeur du fleuve Saros (Seihun) est portée par Xénophon à 91 mètres, ce qui s’accorde presque avec les rapports des voyageurs modernes (Koch, Der Zug der Zehn Tousend, p. 34).

Cf. pour la description de ce pays, le Journey through Asia Minor, p. 135, de Kinneir : le colonel Chesnay, Euph. and Tigr., II, p. 211 ; M. Ainsworth, Travels in the Track of the Ten Thousand, p. 54.

Le colonel Chesney affirme que ni le Saros, ni le Pyramos, ne sont guéables. Il y a dû y avoir des ponts, ce qui, dans l’état florissant alors de la Kilikia, n’est nullement improbable. Toutefois, lui et M. Ainsworth différent quant à la route qu’ils supposent que Cyrus a prise entre Tarsos et Issos.

[55] Diodore, XIV, 21.

[56] Xénophon, Anabase, I, 4, 3-5.

[57] Diodore, XIV, 21.

[58] Xénophon, Anabase, I, 4, 6.

Demander les épouses ou les enfants des généraux en service, comme otages répondant de leur fidélité, parait n’avoir pas été rare chez les rois Perses. D’autre part, on regarda comme un trait d’une soumission extrêmement obséquieuse dans l’Argien Nikostratos, qui commandait le contingent de ses compatriotes, servant sous Artaxerxés Ochus en Égypte, qu’il offrît d’amener son fils au roi, comme otage, sans qu’il fût demandé (Théopompe, Fragm. 135 (éd. Wichers) ap. Athenæ. VI, p. 252).

[59] Xénophon, Anabase, I, 4, 7-9.

[60] Diodore, XIV, 21.

[61] V. les remarques de M. Ainsworth, Travels in the Track of the Ten Thousand, p. 58-61 ; et d’autres citations relatives à la route difficile par le défilé de Beilan, dans les bonnes notes de Mutzel sur Quinte-Curce, III, 20, 13, p. 101.

[62] Ni le Chalos, ni le Daradax, ni dans le fait la route suivie par Cyrus quand il traversa la Syrie de la mer à l’Euphrate, ne peuvent être reconnus d’une manière satisfaisante (Koch, Zug der Zehn Tausend, p. 36, 37).

Relativement à la situation de Thapsakos — placée d’une manière erronée par Rennell plus en aval du fleuve, à Deir, où elle est marquée même dans la carte annexée au Rapport du colonel Chesney, sur l’Euphrate, et par Reichard plus en amont du fleuve, près de Bir. V. Ritter, Erdkunde, part. X, l. III ; West-Asien, p. 14-17, avec la discussion élaborée, p. 972-978, dans le même volume ; ainsi que l’ouvrage de M. Ainsworth, cité plus haut, p. 70. La situation de Thapsakos est placée exactement dans le dernier ouvrage du colonel Chesney (Euphr. and Tigr., p. 313), et dans l’excellente carte qui accompagne cet ouvrage, bien que je n’adopte pas son idée de la marche de Cyrus entre le défilé Beilan et Thapsakos.

Thapsakos paraît avoir été le passage, le plus fréquenté et le mieux connu sur l’Euphrate, pendant toute la durée des rois Séleukides, jusqu’à 100 avant J.-C. Il fut choisi comme un point fameux, auquel on pouvait convenablement rapporter des observations et des calculs par Eratosthène et autres géographes (V. Strabon, II, p. 79-87). Après le temps où l’empire romain se fut étendu jusqu’à l’Euphrate, le nouveau Zeugma, plus en amont du fleuve, près le Bir ou Bihrejak, (vers le 37e parallèle de latitude), devint plus employé et mieux connu, du moins pour les écrivains romains.

Le passage Thapsakos dans la ligne de route de Palmyre à Karrhæ, dans la Mésopotamie septentrionale ; également de Seleukeia (sur le Tigre, au-dessous de Bagdad) aux autres villes fondées dans la Syrie septentrionale par Seleukos Nikator et ses successeurs, Antioche sur l’Orontês, Seleukeia en Pieria, Laodikeia, Antioche ad Taurum, etc.

Le gué à Thapsakos (V. M. Ainsworth, p. 69, 40) est célèbre jusqu’à ce jour comme le gué des Amzeh ou Bédouins. Sur la rive droite de l’Euphrate, il y a les restes d’une chaussée pavée conduisant aux rives mêmes du fleuve, et continue sur le côté opposé.

[63] Xénophon, Anabase, I, 4, 12-18.

[64] Xénophon, Anabase, I, 4, 18. Cf. (Plutarque, Alexandre, 17) des expressions analogues de flatterie — des historiens d’Alexandre,  affirmant que la mer près de la Pamphilia lui avait fait une route providentiellement — des habitants des rives de l’Euphrate, quand le fleuve fut traversé par les légions romaines et le prince Parthe Tiridatês, sous le règne de l’empereur Tibère (Tacite, Annales, VI, 37), et par Lucullus encore plus tôt (Plutarque, Lucullus, c. 24).

Le moment où Cyrus passa l’Euphrate a dû être probablement vers la fin de juillet ou le commencement d’août. Or l’époque de la hauteur la plus grande des eaux de ce fleuve, près de cette partie de son cours, est du 21 au 28 mai. L’époque où elles sont les plus basses est vers le milieu de novembre (V. Report on the Euphratês, p. 3, du colonel Chesney). Rennell par erreur avance qu’elles sont les plus basses en août et en septembre (Expedit. of Xenophon, p. 277). Les eaux étaient ainsi à une sorte de hauteur moyenne quand Cyrus passa.

M. Ainsworth dit qu’il n’y eut que vingt pouces (50 centim.) d’eau dans le gué de Thapsakos, d’octobre 1841 à février 1842 : les vapeurs Nimrod et Nitocris touchaient alors (p. 72), bien que les vapeurs l’Euphrate et le Tigre l’eussent franchi sans difficulté, en mai.

[65] Xénophon donné ces neuf jours de marche comme équivalant à cinquante parasanges (Anabase, I, 4, 19). Mais Koch fait remarquer que la distance n’est pas de moitié aussi grande que celle de la mer à Thapsakos, que Xénophon évalue à soixante-cinq parasanges. Il y a ici quelque confusion ; avec la difficulté ordinaire d’assigner une distance donnée quelconque comme l’équivalent de la parasange (Koch, Zug der Ten Tausend, p. 38).

[66] V. le témoignage remarquable rendu par M. Ainsworth, après une observation personnelle, à l’exactitude de la description que Xénophon fait du pays, même au temps actuel.

[67] Xénophon, Anabase, I, 2, 24.

[68] Xénophon, Anabase, I, 5, 4-8.

[69] Je conclus que l’armée s’arrêta là cinq ou six jours, de l’histoire racontée plus tard relativement à l’ambrakiote Silanos, le prophète de l’armée, qui, en sacrifiant, avait dit à Cyrus que son frère ne combattrait pas pendant dix jours (I, 7, 16). Ce sacrifice a dû être offert, j’imagine, pendent la halte — non pendant la marche désolante qui précéda. Les dix jours indiqués, par Silanos expirèrent le quatrième jour après qu’ils quittèrent Pylæ.

C’est au sujet de cette partie du cours de l’Euphrate, depuis le Chaboras au sud jusque auprès d’Anah et de Hit (l’ancienne Is mentionnée par Hérodote et célèbre encore à cause de sa quantité inépuisable de bitume), entre le 35 1/2e et le 34° de latitude, — que le, colonel Chesney, dans son Report on the Navigation of Euphratés (p. 2), fait les remarques suivantes :

Le paysage au-dessus de Hit, en lui-même très pittoresque, est fort embelli à mesure qu’on est porté le long du courant, par le retour fréquent à de très courts intervalles, d’anciens aqueducs d’irrigation : ces beaux spécimens d’art et de durée sont attribués par les Arabes au temps des ignorants, c’est-à-dire (comme on l’entend expressément) les Perses, quand ils adoraient le feu et possédaient le monde. Ils couvrent littéralement les deux rives ; et prouvent que les bords du fleuve étaient jadis habités par une population dense très avancée en effet dans l’application de l’hydraulique à des buts domestiques de la première et de la plus grande utilité — le transport de l’eau. La plus grande partie est aujourd’hui plus ou moins en ruines ; mais, quelques-uns ont et réparés et entretenus pour servir soit à moudre le blé, soit à arroser. Les aqueducs sont de pierre, fortement cimentés, se rétrécissant au sommet à environ soixante ou cinquante centimètres ; ils sont placés à angles droits par rapport au courant, et dirigés à diverses distances vers l’intérieur, de cent quatre-vingt-deux mètres à un kilomètre, quatre-vingt-dix-sept mètres.

Mais ce qui concerne surtout le sujet de ce mémoire, c’est l’existence d’un parapet ou rempart de pierre dans le fleuve, précisément au-dessus des divers aqueducs. En général, il y a un parapet attaché à chacun des aqueducs. Et presque invariablement, entre deux moulins sur les rives opposées, l’un d’eux traverse le courant d’un côté à l’autre, à l’exception d’un passage laissé au centre pour le passage des bateaux qui remontent et descendent. L’objet de ces murs sous l’eau semblerait être exclusivement d’élever l’eau suffisamment aux saisons basses, de lui donner une impulsion, aussi bien que de fournir aux roues une quantité plus abondante. Et leur effet à ces époques est de créer une chute dans toutes les parties de la largeur, à l’exception de l’ouverture laissée pour le commerce, par laquelle l’eau se précipite avec une surface assez irrégulière. Ces barrages avaient probablement dans l’origine de quatre à huit pieds de haut, mais ils sont aujourd’hui souvent une digne de pierres qui trouble l’égalité du courant, mais qui fournit toujours un passage suffisant pour les grands bateaux aux saisons basses.

Les marques que signale le colonel, Chesney d’une population et d’une industrie antérieures sur les rives der l’Euphrate à cette partie de son cours, sont extrêmement intéressantes et curieuses, quand on les compare avec la désolation décrite par Xénophon, que mentionne qu’il n’y avait pas d’autres, habitants que quelques gens qui vivaient en taillant des meules extraites, des carrières voisines, et les envoyaient, à Babylone en échange de grain. Il est évident que la population, dont le colonel Chesney vit les signes qui restaient, ou avait déjà cessé d’être depuis longtemps, ou qu’elle ne commença d’exister, ou de construire ses barrages et des aqueducs, qu’à une époque postérieure à Xénophon. Elle se forma probablement pendant la période clés rois Séleukides, après l’année 300 avant J.-C. Car cette ligne de route le long de l’Euphrate commença alors à acquérir une grande importance comme moyen de communication entre la grande cité de Seleukeia (sur le Tigre, au-dessous de Bagdad) et les autres villes fondées par Seleukos Nikator et ses successeurs, dans le nord de la Syrie et de l’Asie Mineure — Seleukeia en Pieria, Antiochei Laodikeia, Apameia, etc. Cette route coïncide principalement avec la route actuelle de Bagdad à Alep, traversant l’Euphrate à Thapsakos. On ne peut guère douter que le cours de l’Euphrate ne fut mieux protégé pendant les deux siècles des rois Séleucides (300-100 avant J.-C. pour parler en nombres ronds), qu’il ne vint à l’être plus tard, quand ce fleuve devint la ligne frontière entre les Romains et les Parthes. Toutefois, même à l’époque de l’invasion de l’empereur Julien, Ammien Marcellin décrit la rive gauche de l’Euphrate, au bord de la Babylonia, comme étant bien cultivée dans plusieurs parties, et fournissant une ample subsistance (Ammien Marcellin, XXIV, 1). A l’époque de l’Anabasis de Xénophon, il n’y avait rien pour donner beaucoup d’importance aux rives de l’Euphrate, au nord de la Babylonie.

M. Ainsworth représente le pays sur la rive gauche de l’Euphrate, avant d’arriver à Pylæ, comme étant aujourd’hui dans le même état qu’il était quand Xénophon et ses camarades le traversèrent — rempli de collines et de vallées étroites et offrant de nombreuses difficultés aux mouvements d’une armée. Le narrateur fut, par un accident curieux, laissé par le vapeur l’Euphrate sur cette partie même du fleuve, et sûr le même côté que l’armée perso-grecque, et il eut à marcher un jour et une nuit à travers ces contrées inhospitalières : de sorte qu’il peut parler, pour les avoir éprouvées, des difficultés que les Grecs eurent à surmonter. (Travels in the Track, etc., p. 81).

[70] J’incline à croire que Charmandê a dû être presque en face de Pylæ, plus bas en descendant que Hit. Mais le major Rennell (p. 107) et M. Ainsworth (p. 84) supposent que Charmandê est la même ville que la moderne Hit (l’Is d’Hérodote). Il n’y a pas d’autre ville connue avec laquelle nous puissions l’identifier.

[71] Xénophon, Anabase, I, 5, 11-17.

[72] Les commentateurs s’accordent à croire que nous devons comprendre par Pylæ nue sorte de porte ou de défilé marquant l’endroit où la contrée déserte au nord de la Babylonia, — avec ses ondulations de terre et ses rives escarpées le long du fleuve, — se changeait pour devenir le terrain d’alluvion plat et fertile qui constituait la Babylonia propre. Peut-être y avait-il une ville près du défilé dont elle prenait le nom.

Or il paraît, d’après l’examen du colonel Chesney, que ce changement dans la nature du pays s’opère quelques milles au-dessous de Hit. Il fait observer (Euphratés and Tigris, vol. I, p. 54) : Trois milles au-dessous de Hit, les restes d’aqueducs disparaissent, et les sinuosités deviennent plus courtes et plus fréquentes, à mesure que le fleuve coule à travers une étendue de pays presque plat. C’est à peu près là que j’incline à placer Pylæ.

Le colonel Chesney la place plus bas, à vingt-cinq milles (= 40 kilom.) de Hit ; le professeur Koch (Ziug der Zehn Tausend, p. 44) encore plus bas en descendant. Suivant M. Ainsworth, elle est de soixante-dix milles géographiques plus bas que Hit (Travels in the Track of the Ten Thousand, p. 81). Cf. Ritter, Erdkunde Westasien, X, p. 16 ; XI, p. 755-763.

[73] La description que Xénophon fait de cette scène (connue des Grecs, par les communications, de Klearchos) est extrêmement intéressante (Anabase, I, 6). Je l’omets à cause de l’espace.

[74] Xénophon, Anabase, I, 7, 2-9.

[75] Xénophon, Anabase, I, 5, 16.

[76] V. Hérodote, VII, 102, 103, 209. Cf. les observations du Persan Achæmenês, c. 236.

[77] Hérodote, VII, 104. Demaratos dit à Xerxès, relativement aux Lacédæmoniens : Dans un combat d'homme à homme, ils ne sont inférieurs à personne; mais, réunis en corps, ils sont les plus braves de tous les hommes.

Et encore l’historien fait observer au sujet des Athéniens et du développement extraordinaire de leur bravoure après qu’ils eurent secoué le despotisme d’Hippias (V, 78) : Tant que les Athéniens restèrent sous la puissance de leurs tyrans, ils ne se distinguèrent pas plus à la guerre que leurs voisins ; mais, ayant une fois secoué le joug, ils acquirent sur eux une très grande supériorité. Cela prouve que, dans le temps qu'ils étaient détenus dans l'esclavage, ils se comportaient lâchement de propos délibéré, parce qu'ils travaillaient pour un maître ; au lieu qu'ayant recouvré la liberté, chacun s'empressa avec ardeur à travailler pour soi.

Cf. Ménandre, Fragm. Incert. CL, ap. Meineke, Fragm. Com. Græc., vol. IV, p. 268.

[78] Xénophon, Anabase, I, 7, 14-17.

[79] De Pylæ jusqu’au fossé non défendu, il y eut trois journées entières de marche et une partie de journée, car il se présenta dans le quatrième jour.

Xénophon appelle les trois journées entières douze parasanges en tout. Ceci indique des marches courtes et non complètes. Et il ne semble pas que l’espace de terrain traversé pendant l’une d’elles puisse avoir été considérable. Car elles furent toutes entreprises avec des preuves visibles d’un ennemi immédiatement en face, circonstance qui fut l’occasion de la trahison d’Orontês, qui demanda à Cyrus un corps de cavalerie, sous prétexte d’attaquer l’ennemi devant l’armée, et qui écrivit ensuite une lettre pour informer Artaxerxés qu’il était sur le point de déserter avec cette division. La lettre fut remise à Cyrus, qui découvrit ainsi la trahison.

Marchant avec un ennemi connu à peu de distance devant lui, Cyrus a dû maintenir son armée dans un état qui ressemblait à un ordre de bataille, et conséquemment ses mouvements ont dû être lents. De plus, la découverte de la trahison d’Orontês doit elle-même avoir été un incident alarmant bien fait pour rendre et Cyrus et Klearchos doublement circonspects pour le moment. Et le procès même d’Orontês paraît avoir été dirigé avec des formes qui ont dû nécessiter une halte de l’armée.

En réunissant ces circonstances, nous ne pouvons guère supposer que les Grecs aient fait autant que 48 kilom. dans les trois jours entiers de marche. Le quatrième jour, ils ont dû faire très peu de chemin, non seulement parce que Cyrus s’attendait à tout moment à voir paraître le gros de l’armée du roi et comptait sur une bataille générale (I, 7, 14), mais à cause du grand délai nécessaire pour passer le fossé. Toute son armée (plus de 100.000 hommes), avec bagage, chariots, etc., avait à passer par le boyau étroit de six mètres de largeur entre le fossé et l’Euphrate. Il n’a guère pu faire plus de 8 kilomètres dans cette marche de toute une journée, s’avançant de nuit assez loin pour camper à 3 kil. 200 m. ou à 4 kil. 800 m. au delà du fossé. Nous pouvons calculer la distance parcourue entre Pylæ et le fossé à environ 57 kilom. et demi en tout, pet trois au quatre kilomètres de plus pour le campement de la nuit suivante. Probablement Cyrus voulait rester près du fleuve sans cependant en suivre les détours avec une précision absolue ; de sorte qu’en estimant la distance, nous devons prendre une moyenne entre la droite ligne et les nombreuses sinuosités du fleuve.

J’imagine que le fossé coupait le mur de Médie à un angle beaucoup plus large qu’on ne le voit dans la carte du colonel Chesney ; de sorte que d’espace triangulaire compris entre le fossé, le mur et le fleuve, était beaucoup plus étendu. La raison, pouvons-nous présumer, pour laquelle le fossé fut creusé, était de défendre cette portion du pays de la Babylonia bien cultivée et arrosée, qui se trouvait en dehors du mur de Médie, — portion qui (comme nous le verrons ci-après dans les marches des Grecs après la bataille) était très considérable.

[80] Xénophon, Anabase, I, 7,20.

Le récit fait par Xénophon de cette longue ligne de tranchée, creusée d’abord par ordre d’Artaxerxés et ensuite laissée sans qu’elle servît et sans qu’on la défendit, diffère de la narration de Diodore (XIV, 22), qui semble être emprunté d’Éphore. Diodore dit que le  roi fit creuser une longue tranchée ; qu’on borda de chariots et de fourgons comme défense pour son bagage, et qu’ensuite il sortit de ce retranchement, avec ses soldats libres et sans encombre, pour livrer bataille à Cyrus. C’est ici une assertion plus plausible que celle de Xénophon, en ce qu’elle représente le roi comme ayant agi d’après un plan rationnel, tandis, que dans Xénophon, il parait, d’abord avoir  adopté un plan de défense, et ensuite y avoir renoncé, après des peines et des frais immenses, sans aucune raison, autant que nous pouvons le voir. Cependant je ne doute pas que le récit de Xénophon ne soit le seul vrai. Le passage étroit et la tranchée lion défendue étaient tous deux des faits du caractère le plus manifeste et le plus frappant pour un soldat observateur.

[81] Xénophon ne mentionne pas le nom de Kunaxa, qui nous vient de Plutarque (Artaxerxés, c. 8), qui dit qu’elle était à 500 stades (environ 93 kilom.) de Babylone, tandis qu’on apprit à Xénophon que le champ de bataille n’était éloigné de Babylone que de 360 stades. Or, selon le colonel Chesney (Euphr and Tigr, vol. I, p. 57), Hillah (Babylone) est éloignée de Felujah de 146 kilom. 400 mèt. par le fleuve, où de 98 kilom. 950 mèt. directement. Conséquemment, en suivant la distance donnée par Plutarque (probablement, copiée sur Ktêsias), nous placerions Kunaxa un peu plus bas en descendant le fleuve que Felujah. Cela semble la supposition la plus probable.

Rennell et M. Baillie Fraser la placent ainsi (Mésopotamia and Assyria, p. 186, Edin 1842), je pense avec raison ; de plus, ce dernier fait remarquer, ce que la plupart des commentateurs omettent, que les Grecs ne passèrent, le mur de Médie que longtemps après la bataille. Voir une note un  peu plus bas, à peu près au commencement de mon prochain chapitre, par rapport à ce mur.

[82] La distance entre le fossé non défendu et le champ de bataille de Kunaxa était d’environ 35 kilomètres 398 mètres. D’abord, 4 kilom. 327 mèt. au delà de la tranchée, jusqu’à la première station de nuit, ensuite une pleine journée de marche, environ 19 kilom. 308 m. ; en troisième lieu, une demi-journée le marche, jusqu’au moment de la halte de midi, environ 11 kilom. 263 mèt.

La distance de Pylæ au fossé ayant auparavant été donnée à 51 kilom. 588 mèt., toute la distance de Pylæ à Kunaxa sera environ de 86 kilom. 986 mèt.

Or, le colonel Chesney a établi la distance de Hit au château de Felujah (deux points connus) à 77 kilom. 252 mèt en ligne droite, et à 123 kil. 893 m. en suivant la ligne du fleuve. Déduisez 6 kilom. 436 mèt. pour la distance de Hit à Pylæ, et nous aurons alors entre Pylie et Felujah une distance rectiligne de 70 kil. 796 m. La route de marche des Grecs (telle qu’elle est expliquée dans une note précédente, les Grecs suivant en général, mais non exactement, les sinuosités du fleuve) donnera 80 kilom. 450 mèt. de Pylæ à Felujah, et 85 kil. 277 mèt., ou 86 kilom. 986 mèt. de Pylæ à Kunaxa.

Dans le plan annexé à ce volume, on trouvera une explication des marches de l’armée de Cyrus, telles qu’elles sont décrites par Xénophon, tant immédiatement avant qu’immédiatement après la bataillé de Kunaxa, à partir de Pylæ jusqu’au passage du Tigre.

[83] Xénophon, Anabase I, 8, 8-11.

[84] Thucydide, V, 70. V. tome X, chapitre I, de cette Histoire.

[85] Plutarque (Artaxerxés, c. 8) fait cette critique au sujet de Klearchos, et elle semble tout à fait juste.

[86] Xénophon, Anabase, I, 8, 17 ; Diodore, XIV, 23.

[87] Xénophon, Anabase, I, 8,17-20.

[88] Xénophon, Anabase, I, 8, 23 ; I, 9, 31

[89] Xénophon, Anabase, I, 10, 4-8.

[90] Xénophon, Anabase, I, 81 21.

Les derniers mots sont remarquables, en ce qu’ils indiquent qu’aucun autre stimulant que celui d’une rivalité ambitieuse et de l’antipathie fraternelle n’eut assez de force pour faire perdre à Cyrus l’empire qu’il avait sur lui-même.

[91] Cf. le récit du transport de rage qui saisit le Thêbain Pelopidas, quand il vit Alexandre, le despote de Pheræ, dans l’armée opposée ; ce qui amena les mêmes conséquences fatales (Plutarque, Pelopidas, c. 32 ; Cornélius Nepos, Pelopidas, c. 5). V. aussi les réflexions de Xénophon sur la conduite de Teleutias devant Olynthos, — Helléniques, V. 3, 7.

[92] Xénophon, Anabase, I, 8, 22-29.

Le récit de cette bataille et de la mort de Cyrus par Ktêsias (autant que nous pouvons le reconnaître par le bref résumé de Photius — Ktêsias, Fragm., c. 58, 59, éd. Baehr) ne diffère pas essentiellement de Xénophon. Ktêsias mentionne le soldat karien (dont ne parle pas Xénophon) qui lança la javeline, et il ajoute que ce soldat fut plus tard torturé et mis à mort par la reine Parysatis, revanche sauva e de la mort de Cyrus. Il nous apprend aussi que Bagapatês, la personne qui, par ordre d’Artaxerxés, coupa la tête et la main de Darius, périt de la même manière, victime de Parysatis.

Diodore (XIV, 33) trace du conflit entre Cyrus et son frère tua tableau bien plus complet, qui diffère de Xénophon sur bien des points, en partie directement, en partie d’une manière implicite.

Plutarque (Artaxerxés, c. 2, 12, 13) fait un récit de la bataille et de la mort de Cyrus, qu’il déclare avoir tiré de Ktêsias, mais qui diffère encore plus essentiellement de la narration de Xénophon — Cf. aussi le peu de mots de Justin, V, 1.

Diodore (XIV, 24) dit que douze mille hommes de l’armée du roi furent tués à Kunaxa ; la plus grande partie le fût par les Grecs sous Klearchos, qui ne perdit pas un seul homme. Il estime à trois mille hommes les pertes de l’armée asiatique de Cyrus. Mais si les Grecs ne perdirent pas un homme, ils ne peuvent guère en avoir tué beaucoup dans la poursuite car ils avaient à peine de cavalerie et un nombre peu considérable de peltastes, — tandis que les hoplites n’auraient pu atteindre les Perses dans leur fuite.

[93] Xénophon, Anabase, I, 10, 3. Les qualités et les séductions de cette Phokæénne, et la grande estime que lui témoignèrent d’abord Cyrus et ensuite Artaxerxés, ont été exagérées et ont donné lieu à une histoire romanesque dans laquelle nous ne pouvons dire quelle peut être la proportion de vérité (V. Ælien, V. H., XII, 1 ; Plutarque, Artaxerxés, c. 26, 27 ; Justin,  X, 2). Plutarque et Justin avancent tous les deux que l’inimitié subséquente entre Artaxerxés et son fils Darius, qui amena la conspiration de ce dernier contre son père, et sa perte, quand la conspiration fut découverte, eut pour source la passion de Darius pour elle. Mais comme cet événement arriva certainement à la fin de la longue vie et du long règne d’Artaxerxés, qui régna quarante-six ans, — et qu’elle a dit avoir à cette époque soixante ans, sinon plus, — nous pouvons à bon droit présumer que la cause de cette tragédie de famille a dû être quelque chose de différent.

Cf. la description du sort de I3erenikê de Chios et de Monime de Milêtos, femmes de Mithridatês, roi de Pont, pendant les derniers malheurs de ce prince (Plutarque, Lucullus, c. 18).

[94] Xénophon, Anabase, I, 10, 17.

Ces provisions ont dû probablement être faites pendant la récente halte à Pylæ.

[95] Xénophon, Anabase, I, 10, 18, 19.

[96] Xénophon, Anabase, II, 1, 3, 4.

[97] Isocrate, Orat. IV (Panégyrique), s. 175-182, passage frappant, en ce qu’il décrit la manière dont des institutions politiques pénètrent dans le caractère et les habitudes individuels.

[98] Diodore (XIV, 23) mentionne les deux frères ennemis de la légende, Eteoklês et Polyneikês, comme pendant. Cf. Tacite, Annales, 4, 60 et Justin, XLII, 4.

Cf. aussi l’intéressant récit de M. Prosper Mérimée, dans sa vie de Don Pèdre de Castille, — prince communément connu sous le nom de Pierre le Cruel. Don Pèdre fut détrôné et tué dans un conflit personnel par la main de son frère bâtard Henri, de Transtamare.

A la bataille de Navarette, en 1367, dit M. Mérimée, Don Pèdre, qui, pendant le combat, s’était jeté au plus fort de la mêlée, s’acharna longtemps à la poursuite des fuyards. On le voyait galoper dans la plaine, monté sur un cheval noir, sa bannière armoriée de Castille devant lui, cherchant son frère partout où l’on combattait encore, et criant, échauffé par ce carnage : Où est ce bâtard qui se nomme roi de Castille ? (Histoire de Don Pèdre, p. 504).

Finalement don Pèdre, bloqué et mourant presque de faim dans le château de Montiel, fut trompé par de feintes négociations et tomba au pouvoir de ses ennemis, il fut tué dans un conflit personnel par le poignard de son frère Henri, après une lutte désespérée dans laquelle il semblait près de l’emporter, si Henri n’avait pas été aidé en partie par une personne présente.

Cette scène tragique (dans la nuit du 23 mars 1369) est décrite par M. Mérimée d’une manière dramatique (p. 564-566).

[99] Xénophon, Anabase, III, 1, 5.