ONZIÈME VOLUME
Une année environ s’était écoulée entre la catastrophe des Athéniens près de Syracuse et la victoire qu’ils remportèrent sur les Milésiens, en débarquant près de Milêtos (de septembre 413 à septembre 412 av. J.-C.). Après le premier de ces deux événements, la ruine complète d’Athènes avait paru, tant à ses ennemis qu’à elle-même, imminente et irréparable. Mais son relèvement avait été si étonnant, si rapide et si énergique, qu’à l’époque du second, on la vit soutenir de nouveau une lutte passable, bien qu’avec des ressources affaiblies et d’après un système purement défensif, contre des ennemis à la fois plus hardis et plus nombreux que jamais. Il n’y a pas lieu de douter que les affaires étrangères n’eussent continué ainsi à s’améliorer, si elles n’avaient été compromises à ce moment critique par la trahison d’une fraction de ses propres citoyens, — qui la mit de nouveau à deux doigts de sa perte, à laquelle elle n’échappa que grâce à l’incapacité de ses ennemis. Le premier auteur de cette trahison fut l’exilé Alkibiadês. J’ai déjà raconté comment cet homme, à la fois immoral et énergique, s’était jeté avec l’ardeur qui le caractérisait dans le service de Sparte, et lui avait indiqué le meilleur moyen d’aider Syracuse, de faire à Athènes un dommage positif, et enfin de provoquer une révolte parmi les alliés ioniens de cette dernière. C’étaient sa hardiesse et ses relations personnelles en Iônia qui avaient déterminé la révolte de Chios et de Milêtos. Toutefois, dans le courant de quelques mois, il avait beaucoup perdu la confiance des Spartiates. La révolte des dépendances asiatiques d’Athènes ne s’était pas accomplie aussi aisément et aussi rapidement qu’il l’avait prédit. Chalkideus, le commandant spartiate avec lequel il avait agi, était défait et tué près de Milêtos ; l’éphore Endios, son principal protecteur, ne conservait sa charge que pendant un an, et était remplacé par d’autres éphores[1] précisément vers la fin de septembre ou au commencement d’octobre, quand les Athéniens remportaient leur seconde victoire près de Milêtos, et étaient sur le point de bloquer la ville ; enfin le roi Agis, l’ennemi personnel d’Alkibiadês, restait encore pour le persécuter. De plus ; il’ y avait dans le caractère de cet homme remarquable quelque chose de si essentiellement égoïste, de si vain et de si déloyal, qu’on ne pouvait jamais compter sur sa coopération sincère. Conséquemment, aussitôt qu’il survenait un revers, cette énergie et cette habileté mêmes, qui rarement lui faisaient défaut, disposaient d’autant plus ceux avec lesquels il agissait à expliquer l’insuccès en supposant qu’il les avait trahis. Ce fut ainsi que, après la défaite de Milêtos, le roi Agis put décréditer Alkibiadês comme traître envers Sparte ; d’après cela, les’ nouveaux éphores envoyèrent immédiatement au général Astyochos l’ordre de le mettre à mort[2]. Alkibiadês eut alors l’occasion de sentir la différence entre la manière de procéder des Spartiates et celle des Athéniens. Bien que ses ennemis à Athènes fussent nombreux et violents, — avec tout l’avantage, si inexprimable clans la guerre politique, de pouvoir porter contre lui l’accusation d’irréligion, — cependant le plus qu’ils purent obtenir fut qu’il serait sommé de revenir à Athènes pour être jugé par le Dikasterion. A Sparte, sans sujet positif d’accusation et sans l’idée d’un procès judiciaire, ses ennemis obtinrent l’ordre de le mettre à mort. Toutefois Alkibiadês reçut avis de cet ordre assez, temps pour se retirer auprès de Tissaphernês. Probablement il fut averti par Astyochos lui-même, qui n’ignorait pas qu’un acte si monstrueux aliénerait considérablement les gens de Chios et de Milêtos, et qui ne prévoyait pas non plus tout le mal que sa désertion causerait à Sparte. Avec cette flexibilité de caractère qui lui permettait aussitôt de maîtriser et de prendre une nouvelle position, Alkibiadês trouva bientôt moyen de s’insinuer dans la confiance du satrape. Il se mit alors à jouer un jeu qui n’était ni spartiate ni athénien, mais persan et anti-hellénique ; jeu de duplicité auquel Tissaphernês lui-même était spontanément disposé, mais auquel l’intervention d"un négociateur grec adroit était indispensable. Ce n’était nullement l’intérêt du Grand Roi (disait Alkibiadês) de prêter à l’une des deux parties belligérantes une aide efficace qui la mettrait en état d’écraser l’autre ; il ne devait ni faire venir la flotte phénicienne au secours des Lacédæmoniens, ni fournir cette abondante paye qui leur procurerait des levées indéfinies de nouvelles forces grecques. Il devait entretenir et prolonger la guerre, de manière à faire de chaque partie un instrument d’épuisement et d’appauvrissement contre l’autre, et à, s’élever ainsi sur les ruines des deux ; il devait d’abord détruire l’empire athénien au moyen des Péloponnésiens, et ensuite chasser les Péloponnésiens eux-mêmes, — ce qui se ferait sans beaucoup de peine s’ils étaient affaiblis par une lutte antérieure prolongée[3]. Tel fut l’avis que donna Alkibiadês, comme conseiller persan, avis bien conforme à la politique de la cour de Suse. Mais il donnait rarement de conseil sans songer à son profit, à son ambition ou à ses antipathies. Rejeté sans façon par les Lacédæmoniens, il fut alors conduit à chercher à rentrer dans son propre pays. Pour accomplir ce projet, il était nécessaire non seulement qu’il empêchât qu’il ne fût complètement ruiné, mais encore qu’il se présentât aux Athéniens comme un homme qui, s’il était rappelé, ferait passer l’aide de Tissaphernês de Lacédæmone à Athènes. Conséquemment, il suggéra, en outre au satrape que, s’il était essentiel à son intérêt de ne pas permettre que la puissance sur terre et sur mer fût réunie dans les mêmes mains, soit lacédæmoniennes, soit athéniennes, — il serait néanmoins plus facile d’arranger les choses avec l’empire et les prétentions d’Athènes qu’avec ceux de Lacédæmone. Athènes (disait-il) ne cherchait ni n’avouait d’autre objet que la réduction de ses propres dépendances maritimes, et en retour elle laisserait volontiers tous les Grecs asiatiques entre les mains du Grand Roi ; tandis que Sparte, qui abjurait toute idée d’empire, et déclarait avec ostentation qu’elle visait à l’affranchissement universel de toutes les cités grecques, ne pourrait pas, pour être le moins du monde conséquente avec elle-même, conspirer à priver les Grecs asiatiques du même privilège. Cette idée paraissait appuyée par l’objection que Theramenês et un grand nombre des officiers péloponnésiens avaient faite à la première convention conclue par Chalkideus et par Alkibiadês avec Tissaphernês ; objection renouvelée plus tard par Lichas même contre la seconde convention modifiée de Theramenês, et accompagnée d’une protestation pleine d’indignation contre l’idée de rendre au Grand Roi tout le territoire que ses prédécesseurs avaient jadis possédé[4]. Ces derniers arguments, à l’aide desquels Alkibiadês prétendait faire naître dans l’esprit du satrape une préférence pour Athènes, étaient tous futiles ou fondés sur de fausses suppositions. En effet, d’un côté, Lichas même ne refusa jamais de concourir à livrer les Grecs asiatiques à la Perse ; — tandis que d’un autre côté il était assez certain que l’empire d’Athènes, tant qu’elle conservait un empire, était plus formidable a la Perse que tous les efforts faits par Sparte sous le prétexte désintéressé de délivrer les cités grecques en général. Tissaphernês ne se prêta pas noir plus a cette impression positive, bien qu’il sentit vivement la force des recommandations négatives d’Alkibiadês, — à savoir qu’il ne devait pas faire pour les Péloponnésiens plus que ce qui suffirait pour entretenir la guerre, sans leur assurer un succès prompt ni décisif ; ou plutôt cette duplicité était si conforme à son esprit oriental, qu’il n’était pas besoin d’Alkibiadês pour la recommander. Voici en quoi l’exilé athénien servit réellement : il aida le satrape à mettre en œuvre cette duplicité, et il lui fournit les prétextes et les justifications plausibles qu’il devait avancer à la place de renforts effectifs d’hommes et d’argent. Établi avec Tissaphernês à Magnêsia, — cette même ville qui avait été occupée environ cinquante ans auparavant par un autre exilé athénien, également immoral et cependant plus capable, Themistoklês, — Alkibiadês servit d’interprète à ses vues dans toutes ses conversations avec des Grecs, et parut avoir toute sa confiance : ce dont il profita pour faire croire faussement aux Athéniens à Samos qu’il avait le pouvoir d’amener la puissance persane à secourir Athènes. Le premier payement que fit Tissaphernês aux Péloponnésiens à Milêtos, immédiatement après la prise d’Iasos et du rebelle Amorgês, était au taux d’une drachme par tête. Mais on donna avis qu’à l’avenir il serait réduit à une demi-drachme, réduction pour laquelle Alkibiadês entreprit de fournir une raison. Les Athéniens (disait-il) ne donnaient pas plus d’une demi-drachme, non pas qu’ils ne pussent donner davantage, mais parce que, vu leur longue expérience des affaires nautiques, ils avaient trouvé qu’une paye plus élevée détruisait la discipline des marins en les jetant dans des excès et dans de trop grands plaisirs, aussi bien qu’en engageant à leur accorder trop facilement des congés, clans la pensée que la haute paye ramènerait les hommes quand on les rappellerait[5]. Comme il ne s’attendit probablement jamais à ce que ces subterfuges (employés à un moment où Athènes était si pauvre qu’elle ne pouvait pas même payer la demi-drachme par tête) convainquissent personne, — il engagea Tissaphernês à en fortifier l’effet par des présents faits individuellement aux généraux et aux triérarques, sorte d’argument qui se trouva efficace en faisant taire les plaintes de tous, à l’exception seulement du syracusain Hermokratês. Quant à d’autres villes grecques qui envoyèrent demander un secours pécuniaire, et à Chios en particulier, Alkibiadês parla avec moins de réserve. Elles avaient été forcées jusque-là de contribuer pour Athènes (disait-il), et maintenant qu’elles s’étaient délivrées de ce payement, elles ne devaient pas hésiter à s’imposer des charges égales ou même plus grandes pour leur propre défense. Et ce n’était rien moins (ajoutait-il) qu’une pure impudence chez les gens de Chios, le peuple le plus riche de la Grèce, — si, en demandant des forces militaires étrangères pour les protéger, ils demandaient en même temps que d’autres fournissent les moyens de les payer[6]. Toutefois, dans le même moment, il donna à entendre, — afin d’entretenir des espérances pour l’avenir, — que Tissaphernês faisait à présent la guerre à ses frais ; mais que s’il arrivait bientôt des remises de Suse, on en reviendrait au taux complet de la paye, et en outre on donnerait du secours aux villes grecques par tous les autres moyens qui pourraient être raisonnablement demandés. A cette promesse fut ajoutée l’assurance que la flotte phénicienne était actuellement équipée, et serait bientôt amenée à leur aide, de manière à leur donner une supériorité qui enlèverait tout espoir à la résistance ; assurance non seulement trompeuse, mais funeste, puisqu’elle servait à les dissuader de toute action immédiate, et à paralyser leur marine pendant qu’elle était dans toute sa vigueur et toute sa puissance. La paye à taux réduit fut même si irrégulièrement fournie, et l’armée péloponnésienne laissée tellement dépourvue de vivres, que la duplicité du satrape devint évidente pour tout le monde, et ne fut soutenue que par les présents qu’il faisait aux officiers[7]. Tandis qu’Alkibiadês, en qualité d’agent confidentiel et d’interprète de Tissaphernês, poursuivait cette politique anti-péloponnésienne pendant l’automne et l’hiver de 412-411 avant J.-C., — en partie durant le séjour de la flotte péloponnésienne à Milêtos, en partie après qu’elle se fut rendue à Knidos et à Rhodes, il ouvrait en même temps une correspondance avec les officiers athéniens à Samos. Sa rupture avec les Péloponnésiens et sa position ostensible au service de Tissaphernês étaient des faits bien connus dans l’armement athénien, et son plan était d’obtenir à la fois son rétablissement et une nouvelle puissance dans sa ville natale, en, se représentant comme capable de lui procurer l’aide et l’alliance de la Perse, grâce à son ascendant sur l’esprit du satrape. Toutefois, ses sentiments hostiles à l’égard de la démocratie étaient si généralement connus, qu’il désespérait d’accomplir son retour s’il ne pouvait le rattacher à une révolution oligarchique ; ce qui en outre ne plaisait pas moins à son désir de vengeance pour le passé qu’à son ambition pour l’avenir. En conséquence, il envoya un message secret aux officiers et aux triérarques à Samos, dont plusieurs sans doute étaient ses amis personnels, message par lequel il demandait à être rappelé au souvenir des hommes les meilleurs de l’armement[8], — telle était l’une des phrases constantes par lesquelles les hommes oligarchiques se connaissaient et se signalaient les uns les autres, — et annonçait son ardent désir de revenir comme citoyen au milieu d’eux, en amenant avec lui Tissaphernês comme leur allié. Mais il ne voulait venir qu’à la condition de la formation d’un gouvernement oligarchique, et il ne consentirait jamais à remettre le pied au milieu de l’odieuse démocratie à laquelle il devait son bannissement[9]. Tel fut le premier germe créateur de cette calamité temporaire, qui amena Athènes si près d’une ruine complète, appelée l’Oligarchie des Quatre Cents : suggestion de ce même exilé, qui avait déjà fait une si profonde blessure à son pays en envoyant Gylippos à Syracuse et la garnison lacédæmonienne à Dekeleia. Jusqu’alors personne à Samos n’avait songé à une révolution ; mais dés que l’idée fut ainsi mise en avant, les triérarques et les hommes riches de l’armement s’en emparèrent avec avidité. Renverser la démocratie à leur profit, et être récompensés d’une telle conduite, par les trésors de la Perse comme moyen de continuer la guerre contre les Péloponnésiens, c’était une étendue de bonne fortune plus grande qu’il ne leur aurait. été possible de l’espérer. Dans l’épuisement du trésor public à Athènes, et après la perte du tribut de ses dépendances, c’était maintenant sur les propriétaires privés, et surtout, sur les propriétaires opulents, que retombaient les frais des opérations militaires ; charge dont ils voyaient ici la perspective d’être délivrés, jointe à une plus grande chance de victoire. Exaltés par une promesse aussi séduisante, ils envoyèrent une députation de Samos sur le continent pour conférer directement avec Alkibiadês, qui renouvela ses assurances personnellement en disant qu’il amènerait non seulement, Tissaphernês, mais le Grand Roi lui-même, à une alliance et à une coopération actives avec Athènes, pourvu qu’ils renversassent la démocratie athénienne, à laquelle, affirmait-il, le roi ne pouvait pas se fier[10]. Sans doute il n’oublia pas de présenter l’autre côté de l’alternative : à savoir que si la proposition était refusée, l’aide des Perses serait sincèrement assurée aux Péloponnésiens ; et dans ce cas, il n’y avait plus aucun espoir de sûreté pour Athènes. Au retour de la députation chargée de ces nouvelles assurances, les personnages oligarchiques à Samos se réunirent, à la fois en plus grand nombre, et avec un redoublement d’ardeur, pour prendre leurs mesures afin de renverser la démocratie. Ils se hasardèrent mêlée à parler ouvertement du projet dans la masse de l’armement, qui ne l’entendit qu’avec dégoût, mais qui fut du moins réduite au silence, sinon convaincue, quand on lui eut dit que le trésor persan lui serait ouvert à condition, mais seulement à cette condition, qu’elle renoncerait à sa démocratie. Tel était à cette époque le besoin indispensable d’argent étranger pour les desseins de la guerre, — telle la certitude de ruine, si les trésors des Perses allaient aider l’ennemi, — que l’Athénien le plus démocratique pouvait bien hésiter quand l’alternative lui était posée ainsi. Toutefois, les conspirateurs oligarchiques savaient bien que le sentiment de l’armement leur était tout à fait contraire, — que le plus qu’ils pouvaient espérer, c’était une adhésion mêlée de répugnance, — et qu’ils devaient accomplir la révolution eux-mêmes et par leurs propres intrigues. Ils se formèrent en une confédération politique (ou Hetæriæ) en vue de discuter les meilleures mesures à prendre pour arriver à leur but. On résolut d’envoyer une députation à Athènes, avec Peisandros[11] à la tète, pour faire connaître les nouvelles espérances et pour mettre les associations (Hetæriæ) oligarchiques permanentes en coopération active, dans le dessein de détruire violemment la démocratie ; il fut décidé ensuite qu’on établirait des gouvernements oligarchiques dans toutes les autres dépendances d’Athènes. Ils s’imaginaient que ces dépendances seraient ainsi amenées à lui rester fidèles, peut-être même que quelques-unes de celles qui s’étaient déjà révoltées reviendraient à leur obéissance, — quand une fois elle serait délivrée de la démocratie et placée sous le gouvernement de ses citoyens les meilleurs et les plus vertueux. Jusque-là, le marché présenté à l’acceptation avait été — le renversement de la démocratie et le rétablissement d’Alkibiadês, d’une part, — contre une coopération sincère de la Perse, et une libérale fourniture d’or faite par elle, de l’autre. Niais quelle garantie y avait-il que ce marché serait réalisé ? — ou que, quand la première partie mirait été exécutée, la seconde suivrait ? Il n’y avait absolument aucune garantie, si ce n’est la parole d’Alkibiadês, parole à laquelle on devait bien peu se fier, même quand il promettait ce qu’il était en son pouvoir d’accomplir, comme nous pouvons nous le rappeler par sa mémorable conduite à l’égard des députés lacédæmoniens a Athènes, — et dans l’occasion présente, qui répondait d’une chose extravagante et absurde en elle-même. En effet, quel motif raisonnable pouvait-on imaginer capable d’amener le Grand Roi à diriger sa politique étrangère suivant les intérêts d’Alkibiadês, — ou de lui inspirer un si vif intérêt pour la substitution de l’oligarchie à la place de la démocratie à Athènes ? C’était une question que les conspirateurs oligarchiques à Samos non seulement ne prirent jamais la peine de soulever, mais qu’ils avaient -tout motif pour supprimer. La suggestion d’Alkibiadês coïncidait pleinement avec leur intérêt et leur ambition politiques. Leur objet était de renverser la démocratie, et de s’emparer du gouvernement pour eux-mêmes, dessein, pour lequel la promesse de l’or persan, s’ils pouvaient lui donner crédit, était inestimable comme marchepied, dût-elle finir plus tard par être une déception ou non. La probabilité est que, ayant un grand intérêt à y croire eux-mêmes, et un intérêt plus grand encore à y faire croire les autres, ils se pénétraient mutuellement d’une conviction sincère. Si nous n’insistions pas sur ce fait, nous serions embarrassés pour comprendre comment la parole d’un homme tel qu’Alkibiadês, au sujet d’une telle question, put être acceptée assez aveuglément pour que toute une suite d’événements nouveaux et de la dernière importance fût mise en mouvement. Il y eut un homme, et un homme seul, autant que nous pouvons le savoir, qui osa la révoquer en doute ouvertement. Ce fut Phrynichos, un des généraux de la flotte, qui avait récemment donné un conseil important après la victoire de Milêtos ; homme clairvoyant et sagace, mais personnellement hostile à Alkibiadês, et pénétrant parfaitement son caractère et ses projets. Bien que Phrynichos fût dans la suite un des principaux organisateurs du mouvement oligarchique, quand ce mouvement se détacha d’Alkibiadês et lui devint hostile, — toutefois, dans les circonstances actuelles, il le désapprouva complètement[12]. Alkibiadês (dit-il) n’avait pas plus d’attachement pour le gouvernement oligarchique que pour le démocratique ; et on ne pouvait pas compter qu’il lui serait fidèle une fois qu’il serait établi. Son seul dessein était de se servir de la conspiration oligarchique qui s’ourdissait actuellement, en vue de son propre rétablissement, qui, s’il s’accomplissait, ne manquerait pas d’introduire dans le camp la discorde politique, — le plus grand malheur qui pût arriver en ce moment. Quant au roi de Perse, il était déraisonnable d’espérer qu’il se dérangerait pour aider les Athéniens, ses anciens ennemis, qui ne lui inspiraient aucune confiance ; — tandis qu’il avait présentement les Péloponnésiens comme alliés, avec de bonnes forces navales et de puissantes villes dans son propre territoire, et qu’il n’avait jamais éprouvé de leur part ni outrage ni contrariété. De plus, les dépendances d’Athènes, -auxquelles on proposait maintenant d’accorder, en même temps qu’à Athènes elle-même, le bienfait d’un gouvernement oligarchique, — recevraient ce don avec indifférence. Celles qui s’étaient déjà révoltées ne reviendraient pas en arrière ; celles qui restaient encore fidèles n’en seraient que plus disposées à persévérer dans leur fidélité. Leur objet était d’obtenir l’autonomie, soit sous l’oligarchie, soit sous la démocratie, comme le cas se présenterait. Assurément, elles n’attendaient pas un traitement meilleur d’un gouverneraient oligarchique à Athènes que d’un gouvernement démocratique ; car elles savaient que ces hommes, se donnant le nom de bons et de vertueux, qui formaient l’oligarchie, étaient, comme ministres de la démocratie, les principaux conseillers et instigateurs du peuple pour des actes iniques ; le plus ordinairement en vue seulement de leur profit individuel. Les citoyens de ces États dépendants n’avaient rien à attendre d’une oligarchie athénienne, si ce n’est des exécutions violentes sans procès judiciaire ; mais sous la démocratie, ils pouvaient : obtenir du peuple et des Dikasteria populaires protection et les moyens d’appel, tandis que leurs persécuteurs y trouvaient un frein et des châtiments. Tel était (ainsi l’affirmait Phrynichos d’après sa connaissance personnelle) le sentiment véritable parmi les dépendances d’Athènes[13]. Après avoir montré ainsi que les calculs des conspirateurs, — quant à Alkibiadês, à la Perse et aux dépendances alliées, — étaient tous illusoires, Phrynichos conclut en protestant d’une manière décidée contre l’adoption des propositions d’Alkibiadês. Mais dans cette protestation (justifiée plus tard par le résultat) il se trouva à peu près seul. Le courant d’opinion, parmi les conspirateurs oligarchiques, prit si impétueusement la direction contraire, qu’on résolut de dépêcher immédiatement à Athènes Peisandros, pour consommer la révolution oligarchique aussi bien que le rappel d’Alkibiadês, et en même temps pour proposer au peuple leur nouvel allié prétendu, Tissaphernês. Phrynichos savait bien, si cette révolution s’accomplissait, comme il prévoyait qu’elle s’accomplirait probablement, ce qu’il avait à attendre de la vengeance d’Alkibiadês, son ennemi par suite de sa récente opposition. Convaincu que ce dernier le ferait périr, il prit des mesures pour se défaire de lui le premier, même par une perfide communication à l’amiral lacédæmonien Astyochos, à Milêtos, auquel il envoya un exposé secret des intrigues que l’exilé athénien poursuivait à Samos au préjudice des Péloponnésiens, précédé d’une apologie maladroite du sacrifice qu’il faisait des intérêts de son pays à la nécessité de se protéger contre un ennemi personnel. Mais Phrynichos connaissait imparfaitement le caractère réel du commandant spartiate, ou de ses relations avec Tissaphernês et Alkibiadês. Non seulement ce dernier était alors à Magnêsia, sous la protection du satrape, et hors du pouvoir des Lacédæmoniens, — mais Astyochos, que l’or de Tissaphernês avait fait trahir son devoir, y vint pour montrer la lettre de Phrynichos à la personne même qu’elle était destinée à faire connaître. Alkibiadês, sur-le-champ, envoya aux généraux et aux officiers, à Samos, avis de la démarche faite par Phrynichos, et les pressa de le mettre à mort. La vie de Phrynichos, à ce moment, tint à un fil, et ne fut probablement épargnée que grâce à ce respect pour les formalités judiciaires si profondément enraciné dans le caractère athénien. Dans ce danger extrême, il eut recours à un artifice plus subtil encore pour se sauver. Il dépêcha une seconde lettre à Astyochos, pour se plaindre qu’il eût violé sa confiance par rapport à la première, mais en même temps pour lui donner à entendre qu’il était maintenant disposé à livrer aux Lacédœmoniens le camp et l’armement établi à Samos. Il invitait Astyochos à venir attaquer la ville, qui était encore sans fortification ; lui expliquant minutieusement la manière dont l’attaque serait le mieux conduite ; et il concluait en disant que cette démarche, aussi bien que tout autre moyen de défense, devait être pardonnée a un homme dont la vie était en danger de la part d’un ennemi personnel. Prévoyant qu’Astyochos livrerait nette lettre comme il avait livré la première, Phrynichos attendit un temps convenable, et ensuite il révéla au camp l’intention qu’avait l’ennemi de faire une attaque, comme si la nouvelle lui en fût parvenue par une information particulière. Il insista sur la nécessité de précautions immédiates, et lui-même, comme général, surveilla le travail de la fortification, qui ne tarda pas à être achevé. Bientôt arriva une lettre d’Alkibiadês, communiquant à l’armée que Phrynichos l’avait trahie, et que les Péloponnésiens étaient sur le point d’attaquer. Mais cette lettre, qui arriva après que les précautions prises par ordre de Phrynichos lui-même avaient déjà été complétées, fut expliquée comme une simple supercherie de la part d’Alkibiadês lui-même, grâce à la connaissance qu’il avait des intentions des Péloponnésiens, afin de soulever une accusation de correspondance perfide contre son ennemi personnel. L’impression produite ainsi par la seconde lettre effaça la tache que la première avait laissée sur Phrynichos ; si bien que ce dernier se trouva déchargé des deux accusations[14]. Mais bien que Phrynichos réussit ainsi à se tirer d’embarras, il échoua complètement dans sa manœuvre contre J’influence et la vie d’Alkibiadês ; car non seulement le mouvement oligarchique continua en faveur de ce dernier, mais encore il fut transféré à Athènes. En arrivant dans cette dernière ville, Peisandros et ses compagnons exposèrent à l’assemblée publique les projets qui avaient été conçus par les oligarques à Samos. Le peuple fit invité à rappeler Alkibiadês et à renoncer à la constitution démocratique ; en retour, on l’assurait qu’il aurait le roi de Perse comme allié, et qu’il triompherait des Péloponnésiens[15]. Violent fut l’orage que ces propositions soulevèrent dans l’assemblée publique. Il se leva plus d’un orateur pour défendre vivement la démocratie ; peu, s’il y en eut, se prononcèrent distinctement contre elle. Les adversaires d’Alkibiadês dénoncèrent avec indignation le mal qu’il y aurait à le rappeler, en violant les lois et en annulant une sentence judiciaire ; tandis que les Eumolpidæ et les Kêrykes, les familles sacrées qui se rattachaient aux mystères éleusiniens, qu’Alkibiadês avait profanés, firent leur protestation solennelle d’après des motifs religieux, dans le même but. Contre tous ces adversaires véhéments, dont les invectives passionnées obtenaient la sympathie entière de l’assemblée, Peisandros n’avait qu’une simple réponse à faire. Il les appela successivement par leur nom, et posa à chacun d’eux cette question : Quelle espérance de salut avez-vous pour la ville, quand les Péloponnésiens nous opposent une armée navale entièrement égale à la nôtre, avec un plus grand nombre de villes alliées, — et quand le roi, aussi bien que Tissaphernês, leur fournit de l’argent, tandis qu’il ne nous en reste pas ? Quelle espérance de salut avez-vous, à moins que nous ne puissions amener le roi à passer de notre côté ? La réponse fut une triste négative, — ou peut-être un silence non moins triste. Eh bien ! (répliqua Peisandros), — il n’est possible d’atteindre ce but qu’en conduisant, dans l’avenir, nos affaires politiques d’une manière plus modérée, qu’en remettant les pouvoirs du gouvernement entre les mains d’un petit nombre, et qu’en rappelant Alkibiadês, le seul homme vivant aujourd’hui qui soit capable de faire l’affaire. Dans les circonstances actuelles, nous n’attacherons assurément pas plus de prix à notre constitution politique qu’au salut de la ville : d’autant plus que ce que nous décrétons aujourd’hui peut être modifié bientôt, si nous n’en sommes pas satisfaits. Contre le changement oligarchique proposé, la répugnance de l’assemblée était à la fois unanime et pleine de colère. Mais elle fut réduite au silence par l’impérieuse nécessité du cas, comme l’armement à Samos l’avait été auparavant ; et en admettant l’alternative posée par Peisandros (comme je l’ai déjà fait observer), le citoyen le plus démocratique pouvait être embarrassé quant à son vote. Un orateur, comme Phrynichos à Samos, fit-il ressortir ce que l’alternative avait de trompeur, et demanda-t-il à Peisandros quelque garantie, préférable à une simple affirmation, pour les avantages à venir ? c’est ce qu’on ne nous dit pas. Mais le vote général de l’assemblée, rendu avec répugnance et seulement dans l’espérance d’un changement futur, sanctionna sa recommandation[16]. On le dépêcha immédiatement en Iônia avec dix autres députés, investis des pleins pouvoirs de négocier avec Alkibiadês et Tissaphernês. Peisandros obtint en même temps de l’assemblée un vote qui enlevait à Phrynichos son commandement, sous l’accusation d’avoir causé perfidement la perte d’Iasos et la prise d’Amorgês, après la bataille de Milêtos, — mais réellement à cause de la certitude qu’il serait un obstacle insurmontable à toute négociation avec Alkibiadês. Phrynichos, avec son collègue Skirmidês, étant ainsi destitué, on envoya Leôn et Diomedôn en qualité de commandants à leur place ; nomination dont, comme on le verra bientôt, Peisandros était loin de prévoir les conséquences. Avant son départ pour l’Asie, il fit une démarche encore plus importante. Il savait bien que le vote récent, — résultat de la crainte inspirée par la guerre, représentant un sentiment absolument contraire à celui de l’assemblée, et obtenu seulement comme prix de l’aide des Perses contre un ennemi étranger — ne deviendrait jamais une réalité par l’acte spontané. du peuple lui-même. Cet acte, à la vérité, était indispensable comme première démarche ; en partie comme autorité pour lui-même, en partie aussi comme aveu de la faiblesse temporaire de la démocratie, et comme sanction et encouragement donnés aux forces oligarchiques et les engageant à se montrer. Mais la seconde démarche restait encore à faire ; celle d’appeler ces forces à une action énergique, — d’organiser une somme de violence suffisante pour arracher au peuple une soumission réelle outre son adhésion verbale, — et ainsi de lier pour ainsi dire le patient pendant qu’on était en train de l’émasculer. Peisandros visita toutes les diverses associations, sociétés ou Hetæriæ politiques, qui étaient habituelles et notoires à Athènes ; associations liées par serment, entre les citoyens riches, en partie pour des vues d’amusement, mais surtout obligeant les membres à se soutenir dans les questions d’ambition politiques, dans des procès judiciaires, dans l’accusation ou la défense de personnages publics après que le temps de leur charge était expiré, et à tout faire pour en venir à leurs fins dans l’assemblée publique, etc. Dans ces associations étaient répartis la plupart des citoyens les meilleurs, des hommes bons et honorables, élégants, marquants, posés, des hommes honnêtes et modérés, etc., pour employer cette phraséologie flatteuse par laquelle les politiques opulents et anti-populaires se sont plu à se désigner les uns les autres, dans l’antiquité aussi bien que dans les temps modernes. Et bien qu’il y eût sans doute parmi eux des individus qui méritaient ces dénominations prises dans leur meilleur sens, cependant le caractère général des associations n’en était pas moins exclusif et oligarchique. Dans les détails de la vie politique, ils avaient des prédilections aussi bien que des antipathies différentes, et ils étaient plus souvent en opposition les uns avec les autres qu’ils ne coopèrent mutuellement. Mais réunis, ils fournissaient une force anti-populaire formidable ; en général, ils étaient dans l’inaction, s’attendant à rentrer en charge, ou disséminés pour, accomplir des mesures politiques de moins d’importance et poursuivre des succès personnels séparés, — mais en tous cas ils étaient capables, au moment d’une crise spéciale, d’être rappelés, organisés et réunis en colonne d’attaque pour le renversement de la démocratie. Tel fut le mouvement important que commença alors Peisandros. Il visita. séparément chacune de ces sociétés, les mit en communication les unes avec les autres, et les exhorta toutes à une action agressive commune contre leur ennemi à toutes, la démocratie, à un moment où elle était intimidée et pouvait être renversée définitivement[17]. Après avoir pris d’autres mesures nécessaires dans le même but, Peisandros quitta Athènes avec ses collègues pour entamer ses négociations avec Tissaphernês. Mais la coopération et le mouvement agressif des sociétés qu’il avait créés furent poursuivis avec un redoublement d’ardeur pendant son absence, et tombèrent même dans des mains plus habiles à organiser et plus puissantes que les siennes. Le maître de rhétorique Antiphôn, du dême Rhamnus, s’en, chargea spécialement, acquit la confiance des associations, et traça le plan de campagne contre la démocratie. C’était un homme estimable dans la vie privée et inaccessible à la = corruption pécuniaire ; à d’autres égards, d’une habileté supérieure, sous le rapport des combinaisons ; du jugement, du discours et de l’action. La profession à laquelle il appartenait, impopulaire en général dans la démocratie, l’empêchait de prendre rang comme orateur soit dans l’assemblée publique, soit dans le dikasterion : car un maître de rhétorique qui luttait dans l’une ou dans l’autre contre un orateur, privé (pour répéter une remarque déjà faite une fois) était considéré comme ayant le même avantage déloyal que dans les temps modernes on reconnaîtrait à un maître d’armes qui se battrait en duel avec un homme du monde. Privé ainsi lui-même de l’éclatante célébrité de la vie politique athénienne, Antiphôn n’en devint que plus habile, comme maître d’avis, de calculs, de projets, et de compositions de rhétorique[18] à servir la célébrité d’autrui ; au point que son assistance silencieuse dans les débats politiques et judiciaires, comme espèce d’avocat consultant, était extrêmement appréciée et largement payée. Or, tels étaient précisément les talents que demandait l’occasion présente ; tandis qu’Antiphôn, -qui haïssait la démocratie parce qu’elle l’avait jusque-là tenu dans l’ombre, fut heureux d’employer tous ses talents à la renverser. Telle était l’influence de l’homme auquel Peisandros en partant confia particulièrement la tâche d’organiser les associations anti-populaires, pour l’achèvement de la révolution déjà en perspective immédiate. Son principal auxiliaire fut Theramenês, autre Athénien, nominé alors pour la première fois, remarquable par ses talents et sa finesse. Son père (soit naturel, soit par adoption), Agnôn, était un des Probouli, et avait naguère été fondateur d’Amphipolis. Phrynichos même, — dont nous avons déjà eu l’occasion d’apprécier la sagacité, et qui, par haine pour Alkibiadês, s’était prononcé décidément contre le mouvement oligarchique à Samos, — Phrynichos, dis je, devint plein d’ardeur pour hâter le mouvement à Athènes, après qu’il eut perdu son commandement. Il apportait au parti d’Antiphôn et de Theramenês une tête à combinaisons non inférieure à la leur, jointe à une hardiesse et à une audace même supérieures. C’est sous des chefs aussi habiles que les forces anti-populaires d’Athènes furent organisées avec un talent consommé, et dirigées avec une perversité pleine d’adresse qu’on n’avait jamais vue auparavant en Grèce. A l’époque où Peisandros et les autres ambassadeurs arrivèrent en Iônia (vraisemblablement vers la fin de janvier ou le commencement de février 411 av. J.-C.) la flotte péloponnésienne avait déjà quitté Milêtos, et s’était rendue à Knidos et à Rhodes, île dans laquelle Leôn et Diomedôn firent quelques descentes rapides, de l’île voisine de Chalkê. En même temps, l’armement athénien à Chios faisait des progrès dans le siège de cette ville et dans la construction du fort voisin à Delphinion. Pedaritos, le gouverneur lacédæmonien de l’île, avait envoyé de pressants messages pour demander du secours aux Péloponnésiens à Rhodes ; mais aucun secours n’était arrivé : et en conséquence, il résolut, de tenter une sortie et une attaque générales contre les Athéniens, avec toutes ses forces étrangères aussi bien qu’avec celles de Chios. Bien qu’il obtint d’abord quelques succès, la bataille se termina par sa défaite complète et par sa mort, avec ; un grand massacre des troupes de Chios, et la perte d’un grand nombre de leurs boucliers qui furent pris dans la poursuite[19]. Les habitants de Chios, réduits alors à de plus grands embarras qu’auparavant, et commençant à souffrir cruellement de la famine, ne furent en état de tenir que grâce à un renfort partiel obtenu bientôt,après des vaisseaux stationnaires péloponnésiens à Milêtos. Un Spartiate nommé Lean, qui était venu sur le vaisseau d’Antisthenês comme l’un des epibatæ ou soldats de marine, conduisait cette escadre de renfort composée de douze trirèmes (surtout thuriennes et syracusaines), en succédant à Pedaritos dans le commandement général de l’île[20]. Ce fut au moment où il semblait ainsi probable que Chios serait recouvrée par Athènes, — et où la flotte péloponnésienne supérieure était paralysée à Rhodes par les intrigues et les présents des Perses, — que Peisandros arriva en Iônia pour entamer des négociations avec Alkibiadês et Tissapherne. Il put annoncer que le renversement de la démocratie à Athènes était déjà commencé et serait bientôt achevé, et il demanda alors le prix qui avait été promis en échange, — l’alliance persane et du secours pour Athènes contre les Péloponnésiens. Mais Alkibiadês savait bien qu’il avait promis ce qu’il n’avait pas la moindre chance de pouvoir accomplir. Le satrape avait paru suivre son avis, — ou plutôt il avait suivi sa propre inclination, en employant Alkibiadês comme instrument et comme auxiliaire, — en essayant d’épuiser les deux parties, et de les maintenir presque égales jusqu’à ce que chacune d’elles ruinât l’autre. Mais il n’était nullement disposé à s’identifier avec la cause d’Athènes, ni à rompre décidément avec les Péloponnésiens, — surtout à un moment où leur flotte était à la fois la plus grande des deux, et occupait une île très voisine de sa satrapie. Aussi Alkibiadês, sommé par les députés athéniens de remplir son engagement, se trouva-t-il dans un dilemme dont il ne put se tirer que par une de ses manœuvres caractéristiques. Recevant les députés lui-même conjointement avec Tissaphernês, et parlant au nom de ce dernier, il poussa ses demandes à un point qu’il savait que les Athéniens n’accorderaient jamais, afin que la rupture parut être de leur côté et non du sien. D’abord il demanda que toute l’Iônia fut concédée au Grand Roi ; ensuite toutes les îles voisines, avec quelques autres articles en outre[21]. Quelque considérables que fussent ces demandes, qui comprenaient la cession de Lesbos et de Samos aussi bien que de Chios, et replaçaient 1à monarchie persane dans l’état où elle avait été en 496 avant J.-C., avant la révolte ionienne, Peisandros et ses collègues les accordèrent toutes : de sorte qu’Alkibiadês fut sur le point de voir sa fraude découverte et déjouée. Enfin, il, s’avisa d’une nouvelle demande qui touchait l’orgueil aussi bien que la sûreté des Athéniens, à l’endroit le plus sensible. Il demanda que le roi persan fût réputé libre de construire des vaisseaux de guerre en nombre illimité, et de les garder en croisière le long de la côte comme il le jugerait bon, dans toutes ces nouvelles portions de territoire. Après les immenses concessions déjà faites, les députés, non seulement rejetèrent cette nouvelle demande sur-le-champ, mais ils la ressentirent comme une insulte qui dévoilait le but et le dessein réels d’Alkibiadês. Non seulement elle annulait le traité vanté (appelé la paix de Kallias) conclu environ quarante ans auparavant entre Athènes et la Perse ; et limitant les vaisseaux de guerre persans à la mer à l’est de Phasêlis ; mais elle anéantissait l’empire maritime d’Athènes, et compromettait la sécurité de toutes les côtes et de toutes ; les îles de la mer Ægée. Voir Lesbos, Chios et Samos, etc., au pouvoir de la Perse, était assez pénible ; mais s’il arrivait qu’il y eût de puissantes flottes persanes dans ces îles, ce, fait de leur présence serait le signe précurseur et le moyen certain de conquêtes ultérieures à l’ouest, et ferait revivre, les dispositions agressives du Grand Roi telles qu’elles avaient été au commencement du règne de Xerxès. Peisandros et ses collègues, rompant brusquement le débat, retournèrent à Samos, — indignés de la découverte, qu’ils faisaient alors pour la première fois, qu’ Alkibiadês les avait joués dès le début, et imposait des conditions qu’il savait être inadmissibles[22]. Toutefois ils paraissent encore avoir pensé qu’Alkibiadês agissait ainsi, non parce qu’il ne pouvait pas, mais parce qu’il ne voulait pas soumettre l’alliance à une discussion[23]. Ils le soupçonnèrent de jouer faux avec le mouvement .oligarchique qu’il avait lui-même excité, et de projeter d’accomplir son propre rétablissement, conjointement avec l’alliance de Tissaphernês, dans le sein de la démocratie qu’il avait commencé par dénoncer. Tel fut le jour sous lequel ils présentèrent sa conduite, et ils exhalèrent leur désappointement en invectives contre sa duplicité, et en assurances que, après tout, il n’y avait pas de place pour lui dans une société oligarchique. Ces déclarations, qu’ils mirent en circulation à Samos, pour rendre compte de leur échec inattendu dans la réalisation des espérances qu’ils avaient fait naître, produisirent dans l’armement l’impression qu’Alkibiadês était réellement favorable à la démocratie ; en même temps, elles laissaient entier le prestige de son ascendant illimité sur Tissaphernês et sur le Grand Roi. Nous verrons bientôt les .effets qu’amena cette opinion. Toutefois, immédiatement après la rupture des négociations, le satrape fit une démarche bien propre à détruire entièrement les espérances des Athéniens, quant à ce qui concernait le secours des Perses. Bien qu’il persistât dans sa politique de ne prêter aucune aide décisive à aucune des deux parties, et de prolonger seulement la guerre de manière à les affaiblir l’une et l’autre, — cependant il commença à craindre qu’il ne poussât trop loin les choses contre les Péloponnésiens, qui à ce moment avaient été pendant deux mois inactifs à Rhodes, avec leur vaste flotte tirée sur le rivage. Il n’avait pas de traité avec eux actuellement en vigueur, puisque Lichas avait rejeté les deux conventions précédentes ; il ne leur avait pas non plus fourni de paye ni de nourriture. Ses présents faits aux officiers avaient jusque-là maintenu le, calme dans l’armement ; cependant nous ne voyons pas distinctement comment un corps si considérable d’hommes trouvait à se nourrir[24]. Toutefois on lui apprit alors qu’ils ne pouvaient plus trouver de subsistances ; et que probablement ils déserteraient, ou commettraient des déprédations sur la côte de son gouvernement, ou peut-être seraient poussés à précipiter une action générale avec les Athéniens, dans des, circonstances désespérées. Sous l’empire de ces craintes, il se vit obligé de se mettre de nouveau en communication avec eux, de leur fournir une paye, et de conclure une troisième convention, — dont il avait refusé d’accueillir la proposition à Knidos. Il alla donc à Kaunos, appela les chefs péloponnésiens à Milêtos, et conclut avec eux, près de cette ville, un traité à l’effet qui suit : La treizième année du règne de Darius, Alexippidas étant éphore à Lacédæmone, une convention est, par le présent acte, conclue par les Lacédæmoniens et leurs alliés avec Tissaphernês et Hieramonês et les fils de Pharnakês, relativement aux affaires du roi et à celles des Lacédæmoniens et de leurs alliés. Tout le territoire du roi qui est en Asie appartiendra au roi. Le roi décidera comme il le voudra quant à son propre territoire. Les Lacédæmoniens et leurs alliés n’approcheront pas du territoire du roi avec quelque dessein nuisible, — et le roi n’approchera pas non plus de celui des Lacédæmoniens et de leurs alliés avec un semblable dessein. Si quelqu’un parmi les Lacédæmoniens ou leurs alliés approche du territoire du roi avec un dessein nuisible, les Lacédæmoniens et leurs alliés l’en empêcheront ; si quelqu’un du territoire du roi approche des Lacédæmoniens ou de leurs alliés avec un dessein nuisible, le roi l’en empêchera. Tissaphernês fournira une paye et des vivres pour la flotte actuellement présente, au taux déjà stipulé, jusqu’à ce que la flotte du roi arrive ; après cela il sera laissé au choix des Lacédæmoniens de nourrir leur propre flotte s’ils le jugent convenable, — ou, s’ils le préfèrent, Tissaphernês fournira des vivres, et à la fin de la guerre les Lacédæmoniens lui rendront ce qu’ils auront reçu. Après que la flotte du roi sera arrivée, les deux flottes feront la guerre conjointement, suivant que le jugeront à propos Tissaphernês et les Lacédæmoniens et leurs alliés. S’ils veulent mettre fin à la guerre avec les Athéniens, ils ne le feront que d’un commun accord[25]. En comparant cette troisième convention avec les deux précédentes, nous voyons qu’il n’est rien stipulé maintenant quant à aucun territoire autre que le continent de l’Asie, qui est assuré sans réserve au roi, naturellement avec tous les habitants grecs qui y sont établis. Mais, par une finesse diplomatique, les termes du traité impliquent que ce n’est pas tout le territoire auquel le roi a droit de prétendre, — bien que rien ne soit stipulé quant à aucun autre territoire quelconque[26]. Ensuite ce troisième traité comprend Pharnabazos (fils de Pharnakês) avec sa satrapie de Daskylion, et Hieromenês, avec son district, dont nous ne connaissons ni l’étendue ni la position ; tandis que dans les premiers traités il n’est pas question d’autre satrape que de Tissaphernês. Nous devons nous rappeler que la flotte péloponnésienne comprenait ces vingt-sept trirèmes qui avaient été amenées par Kalligeitos exprès pour secourir Pharnabazos, et que par conséquent ce dernier devenait alors naturellement partie aux opérations générales. En troisième lieu, nous voyons ici, pour la première fois, l’annonce formelle d’une flotte persane sur le point d’être amenée comme auxiliaire aux Péloponnésiens. C’était une promesse que le satrape mettait alors en avant plus manifestement qu’à aucune époque antérieure pour les amuser et pour affaiblir la défiance qu’ils commençaient à concevoir de sa sincérité. Elle servait son dessein temporaire de les empêcher de faire un acte immédiat de désespoir nuisible à ses intérêts : ce qu’il recherchait avant tout. En conséquence, tandis qu’il recommençait ses payements pour le moment, il affectait de s’occuper d’ordres et de préparatifs pour la flotte de Phénicie[27]. La flotte péloponnésienne reçut à ce moment l’ordre de quitter Rhodes. Toutefois, avant qu’elle s’éloignât de cette île, il y vint des députés d’Eretria et d’Orôpos ; cette dernière ville (dépendance sur la frontière nord-est de l’Attique), quoique protégée par une garnison athénienne, avait été récemment surprise par les Bœôtiens et était tombée en leur pouvoir. La perte d’Orôpos augmentait beaucoup les facilités de la révolte pour l’Eubœa, et ces députés venaient demander de l’aide à la flotte péloponnésienne, afin de seconder l’île dans ce dessein. Toutefois, les commandants péloponnésiens se crurent obligés d’abord de secourir les malheureux habitants de Chios, île vers laquelle ils dirigèrent leur course en premier lieu. Mais à peine eurent-ils passé le cap Triopien, qu’ils aperçurent l’escadre athénienne de Chalkê qui suivait leurs mouvements. Bien qu’il n’y eût d’aucun côté le désir d’en venir à un engagement général, cependant ils virent évidemment que les Athéniens ne leur permettraient point de passer par Samos, et d’aller au secours de Chios, sans une bataille. Renonçant donc au projet de secourir Chios, ils concentrèrent de nouveau leurs forces à Milêtos, tandis que la flotte athénienne sa réunit aussi de nouveau à Samos[28]. Ce fut vers la fin de mars 411 avant J.-C. que Ies deux flottes furent ainsi replacées dans les stations qu’elles avaient occupées quatre mois auparavant. Après la rupture avec Alkibiadês, et plus encore après cette réconciliation manifeste de Tissaphernês avec les Péloponnésiens, Peisandros et les conspirateurs oligarchiques à Samos avaient à revenir sur leur plan d’action. Ils n’auraient pas commencé le mouvement d’abord s’ils n’avaient été incités par Alkibiadês, et s’ils n’avaient reçu de lui la perfide déception de l’alliance persane pour tromper et paralyser le peuple. Ils avaient à la vérité assez de motifs, vu leur ambition personnelle, pour la créer seuls, sans Alkibiadês ; mais s’ils n’avaient pas eu les espérances, — également utiles à leur dessein qu’elles fussent fausses ou vraies, — qui se rattachaient à son nom, ils n’auraient pas eu la chance d’achever la première démarche. Toutefois, maintenant, ce premier pas avait été fait, avant que l’attente trompeuse de l’or persan fût dissipée. Le peuple athénien avait été familiarisé avec l’idée d’un renversement de sa constitution, en considération d’un certain prix : il restait à lui arracher, à la pointe de l’épée, sans payer le prix, ce qu’il avait consenti à vendre[29]. En outre, les auteurs du projet se voyaient déjà compromis ; de sorte qu’ils ne pouvaient pas reculer sans danger. Ils avaient mis en mouvement leurs partisans à Athènes, où le système d’intimidation par le meurtre (bien que la nouvelle n’en fût pas encore parvenue à Samos) était en plein effet ; de sorte qu’ils se sentaient dans l’obligation de persévérer comme seule chance de salut pour eux-mêmes. En même temps, tout ce faible prétexte d’avantage public, soles la forme de l’alliance persane, qui avait été attaché au plan dans l’origine et qu’on avait pu imaginer pour y enrôler quelques patriotes timides, — était alors écarté entièrement. Il ne restait qu’un projet d’ambition, égoïste, sans voile et sans scrupule, qui non seulement ruinait la liberté d’Athènes à l’intérieur, mais encore la paralysait et la mettait en danger devant l’ennemi du dehors à un moment où sa force entière était à peine suffisante pour la lutte. Les conspirateurs résolurent de continuer, à tout hasard, tant d’abattre la constitution que de poursuivre la guerre : étrangère. La plupart d’entre eux étant riches, il leur plaisait (fait observer Thucydide) de payer la dépense de leur propre bourse, maintenant qu’ils luttaient, non pas pour leur pays, mais pour leur pouvoir et leur profit particuliers[30]. Ils ne perdirent pas un moment pour mettre leur projet à exécution, dès qu’ils furent revenus à Samos après la conférence avortée avec Alkibiadês. Tandis qu’ils renvoyaient Peisandros avec cinq des députés à Athènes, pour achever-ce qui déjà y était en marche, — et les cinq autres pour amener à l’oligarchie les alliés dépendants, — ils organisèrent tout ce qu’ils avaient de partisans dans l’armement, et commencèrent à prendre des mesures pour renverser la démocratie à Samos même. Cette démocratie avait été le produit d’une révolution violente, effectuée environ dix mois auparavant avec l’aide de trois trirèmes athéniennes. Elle avait depuis empêché Samos de se révolter, comme Chios ; c’était actuellement le moyen de sauver la démocratie à Athènes même. Les partisans de Peisandros, trouvant en elle un obstacle invincible à leurs vues, s’arrangèrent pour gagner une partie des principaux samiens revêtus alors de l’autorité sous ce gouvernement. Trois cents de ces derniers, portion de ceux qui, dix mois auparavant, s’étaient levés, en armes pour abattre l’oligarchie préexistante, s’enrôlèrent alors comme conspirateurs avec les oligarques athéniens, afin. de détruire la démocratie samienne et de s’emparer du pouvoir. La nouvelle alliance fut attestée et : cimentée, suivant la véritable pratique oligarchique, par un meurtre sans procès judiciaire, ou assassinat, — pour lequel on avait sous la main une victime convenable. L’Athénien Hyperbolos, qui avait été frappé d’ostracisme quelques années auparavant, par la coalition de Nikias et d’Alkibiadês, avec leurs partisans respectifs, — banni (comme nous le dit Thucydide) non par crainte de son pouvoir et de son influence excessive, mais à cause de son mauvais caractère et parce qu’il était une honte pour la ville, — et ainsi banni par un abus de l’institution, — Hyperbolos, dis je, résidait alors à Samos. Il représentait l’éloquence démagogique et accusatoire de la démocratie, frein aux fautes commises dans les fonctions publiques : aussi était-il un objet commun d’antipathie pour les oligarques athéniens et samiens. Quelques-uns des partisans athéniens, ayant à leur tête Charminos, un des généraux, de concert avec les conspirateurs samiens, s’emparèrent d’Hyperbolos et le mirent à mort, vraisemblablement avec quelques autres victimes en même temps[31]. Mais si ces assassinats combinés servaient de gage à chaque section des conspirateurs pour la fidélité des autres .par rapport à de nouvelles opérations, ils donnaient en même temps un avertissement aux adversaires. Les principaux personnages à Samos qui restaient attachés à la démocratie, cherchant au-dehors une défense contre la prochaine attaque, firent un ardent appel à Leôn et à Diomedôn, les deux généraux arrivés tout récemment d’Athènes pour remplacer Phrynichos et Skironidês, — hommes sincèrement dévoués à la démocratie, et contraires à tout changement oligarchique, — aussi bien qu’au triérarque Thrasyllos, à Thrasyboulos (fils de Lykos), servant alors comme hoplite, et a beaucoup d’autres des démocrates et des patriotes prononcés de l’armement athénien. Ils firent cet appel, non simplement au nom de leur sûreté personnelle et de leur démocratie, menacées .à ce moment par des conspirateurs dont une partie était des Athéniens, — mais aussi sur des motifs d’intérêt public pour Athènes ; puisque, si Samos était mise en oligarchie, sa sympathie pour la démocratie athénienne et sa fidélité a l’alliance seraient arrivées a leur fin. A ce moment on ne connaissait pas les événements très récents qui étaient survenus à Athènes (et que nous raconterons bientôt), et on croyait que la démocratie y existait encore[32]. Soutenir la démocratie attaquée à Samos, et conserver l’île elle-même, actuellement le principal appui de l’empire athénien mis en pièces, étaient des motifs plus que suffisants pour éveiller les chefs athéniens sollicités ainsi. Commençant des sollicitations personnelles parmi les soldats et les marins, et invoquant leur intervention pour détourner le renversement de la démocratie samienne, ils trouvèrent le sentiment général décidément en leur faveur, mais surtout parmi les Parali, ou équipage de la trirème publique sacrée, appelée la Paralos. Ces hommes étaient l’élite des marins de l’État : chacun deux ayant, non seulement certains privilèges, mais encore étant un citoyen athénien dans toute l’étendue du mot, recevant une paye plus élevée que les marins ordinaires, et connu comme dévoué a la constitution démocratique, avait une répugnance active pour l’oligarchie elle-même, aussi bien que pour tout ce qui la sentait[33]. La vigilance de Leôn et de Diomedôn, sur la défensive, neutralisa les machinations de leur collègue Charminos et des conspirateurs, et donna à la démocratie samienne de fidèles auxiliaires constamment prêts à agir. Bientôt les conspirateurs firent une attaque violente pour renverser le gouvernement ; mais bien qu’ils choisissent leur moment et l’occasion favorable, ils n’en furent pas moins complètement défaits dans la lutte, grâce surtout à l’aide énergique des Parali. Trente d’entre eux furent tués dans le conflit, et ensuite trois des plus coupables condamnés au bannissement. Le parti victorieux ne se vengea pas autrement, même sur le reste des trois cents conspirateurs, — il accorda une amnistie générale, et fit tout ce qu’il put pour rétablir le jeu constitutionnel et harmonieux de la démocratie[34]. Chæreas, triérarque athénien, qui s’était montré plein d’ardeur dans la lutte, fut envoyé à Athènes, dans la Paralos elle-même, pour donner communication de ce qui s’était passé. Mais cet équipage démocratique, en arrivant à sa ville natale, au lieu de rencontrer l’accueil bienveillant auquel il s’attendait sans doute, trouva un état de choses non moins odieux. que surprenant. La démocratie d’Athènes avait été renversée : au lieu du sénat des Cinq Cents et de l’assemblée du peuple, une oligarchie de quatre cents personnes, s’étant installées elles-mêmes, était établie avec une autorité souveraine dans le palais du Sénat. Le premier ordre des Quatre Cents, en apprenant que la Paralos était entrée dans le Peiræeus, fut d’emprisonner deux ou trois (les marins de l’équipage, et de faire passer tous les autres de leur trirème privilégiée à bord d’une trirème ordinaire, avec ordre de partir sur-le-champ et de croiser près de l’Eubœa. Le commandant Chæreas trouva le moyen de s’échapper, et il retourna à Samos raconter la fâcheuse nouvelle[35]. Nous devons reprendre les démarches à l’aide desquelles cette oligarchie des Quatre Cents s’était élevée graduellement à son nouveau pouvoir, à partir du moment où Peisandros quitta Athènes, — après avoir obtenu le vote de l’assemblée publique l’autorisant à traiter arec Alkibiadês et Tissaphernês, — et après avoir mis en train une organisation et une conspiration combinées de toutes les sociétés anti-populaires, remises à la direction surtout d’Antiphôn et de Theramenês, et plus tard aidées par Phrynichos. Tous les membres du conseil d’Anciens appelés Probouli, qui avaient été nommés après la défaite en Sicile, — avec Agnôn, père de Theramenês, à leur tête[36], — en même temps que beaucoup d’autres citoyens importants, dont quelques-uns avaient été comptés parmi les plus fermes amis de la démocratie, se joignirent à la conspiration ; tandis que les riches oligarchiques et les neutres y entrèrent avec ardeur ; de sorte qu’il se forma un corps de partisans à la fois nombreux et bien pourvu d’argent. Antiphôn n’essaya pas de les rassembler ni de faire de démonstration publique, armée ou sans armes, dans le dessein d’intimider les autorités actuelles. Il permit au sénat et à l’assemblée publique de se réunir et de discuter comme d’ordinaires mais ses partisans, dont on ne connaissait publiquement ni les noms ni le nombre, reçurent de lui des instructions qui leur apprirent quand ils devaient parler et le langage qu’ils devaient tenir. Le grand argument sur lequel ils s’étendaient était la dépense nécessitée par les institutions démocratiques dans l’état actuel de détresse ou se trouvaient les finances, alors qu’on ne pouvait plus compter sur le tribut des alliés ; — la lourde taxe imposée à l’État par le payement des sénateurs, les dikastes, des ecclésiastes ou citoyens qui assistaient à l’assemblée publique, etc. L’État n’avait actuellement le moyen de payer personne, si ce n’est les soldats qui combattaient pour sa défense, et personne, autre ne devait toucher l’argent public. Il était essentiel (disaient-ils en insistant) d’exclure tout le monde des droits politiques, excepté un corps choisi de Cinq Mille, composé de ceux qui étaient les plus capables de rendre service à la ville par leur personne et par leur bourse. La suppression étendue des privilèges compris dans cette dernière proposition était bien assez blessante pour les oreilles d’une assemblée athénienne. Mais, en réalité, la proposition elle-même était une fourberie, et elle n’était pas destinée à devenir une réalité ; elle représentait bien moins que ce que projetaient Antiphôn et ses partisans. Leur dessein était de s’approprier exclusivement les pouvoirs du gouvernement, sans contrôle ni partage, et de laisser ce corps de Cinq Mille, non seulement sans le réunir, mais même sans existence, comme un nom purement vain destiné â, imposer aux citoyens en général. Toutefois, pas un mot ne fut encore dit de cette intention réelle. Le corps projeté des Cinq Mille fut le sujet sur lequel parlèrent tous les orateurs de parti, sans toutefois proposer aucune motion réelle pour le changement, qui ne pouvait cependant pas se faire sans illégalité. Même défendu ainsi directement, le projet d’enlever les droits politiques des Cinq Mille, et de supprimer toutes les fonctions civiles payées, était un changement assez violent pour provoquer de nombreux adversaires. Antiphôn était tout prêt à leur répondre. Parmi les hommes qui se mettaient en avant comme opposants, tous ou du moins les plus marquants furent successivement enlevés par des assassinats particuliers. Le premier de tous ceux qui périrent ainsi fut Androklês, distingué comme démagogue ou orateur populaire, et signalé à la vengeance, non seulement par cette,circonstance, mais encore par ce fait qu’il avait été au nombre des accusateurs les plus véhéments d’Alkibiadês, avant son exil. Car à cette époque, la rupture de Peisandros avec, Tissaphernês et Alkibiadês n’était pas déjà connue à Athènes, de sorte qu’on supposait encore que ce dernier était sur le point d’y revenir comme membre du gouvernement oligarchique projeté. Après Androklês, plus d’un autre orateur de sentiments semblables périrent de la même manière, par des mains inconnues. Une bande de jeunes gens grecs, étrangers rassemblés de différentes villes[37], fut organisée pour l’affaire : on choisit toutes les victimes pour le même motif spécial, et l’on accomplit le meurtre, si habilement qu’on ne connut jamais ni la main qui le dirigea ni celles qui l’exécutèrent. Après que ces assassinats, — sûrs, spéciaux, secrets et systématiques, émanant d’un directoire inconnu comme d’un tribunal vehmique, — eurent continué pendant quelque temps, la terreur qu’ils inspirèrent devint intense et universelle. On ne, pouvait avoir justice, ni établir une enquête, même après la mort du parent le plus proche et le plus cher. Enfin, aucun homme n’osait demander d’enquête ni même en faire mention, se regardant comme heureux d’avoir échappé au même sort personnellement. Une organisation si parfaite et des coups si mien dirigés firent croire généralement que les conspirateurs étaient beaucoup plus nombreux qu’ils ne l’étaient en réalité. Et comme on vit qu’il y avait dans ce nombre des personnes qui avaient été auparavant comptées comme des démocrates sincères[38], l’effroi et la défiance finirent par devenir générales. Personne n’osait même exprimer de l’indignation au sujet de la continuation des meurtres, bien moins encore parler de réparation ou de vengeance, par crainte de communiquer avec l’un des conspirateurs inconnus. Au milieu de ce terrorisme, toute opposition cessa dans le sénat et dans l’assemblée publique, de sorte que les orateurs de la conspiration oligarchique parurent obtenir un assentiment unanime[39]. Tel était l’état auquel avaient été amenées les choses à Athènes, par Antiphôn et les conspirateurs oligarchiques agissant sous sa direction, à l’époque où Peisandros et les cinq députés y arrivèrent en revenant de Samos. Il est probable qu’ils y avaient transmis antérieurement de Samos la nouvelle de la rupture avec Alkibiadês, et de la nécessité de poursuivre la conspiration sans songer davantage soit à lui, soit à l’alliance persane. Cette nouvelle dut probablement être agréable et à Antiphôn et à Phrynichos, tous deux ennemis personnels d’Alkibiadês ; surtout à Phrynichos, qui l’avait déclaré incapable de fraterniser avec une révolution oligarchique[40]. Quoi qu’il en soit, les plans d’Antiphôn avaient été indépendants de toute espérance de l’aide des Perses, et ils avaient été menés de manière à opérer la révolution au moyen d’une crainte ouverte exorbitante, et bien dirigée, sans mélange de crainte ni perspective d’avantage public. Peisandros trouva le règne, de la terreur complètement mûr. Il n’était pas venu directement de Samos à Athènes ; mais il s’était arrêté dans son voyage liez diverses dépendances alliées, — tandis que les cinq autres députés, aussi bien qu’un partisan nommé Diotrephês, avaient été, envoyés à Thasos et ailleurs[41], tous dans le même dessein, à savoir de renverser les démocraties dans ces villes alliées où elles existaient, et d’établir des oligarchies leur place : Peisandros effectua ce changement à Tênos ; à Andros à Karystos, à Ægina et ailleurs ; il réunit dans ces divers endroits un régiment de trois cents hoplites, qu’il amena avec lui à Athènes comme sorte de gardes du corps pour sa nouvelle oligarchie[42]. Il ne pouvait pas savoir, avant -d’arriver au Peiræeus, le plein succès du terrorisme organisé par Antiphôn et les autres ; de sorte qu’il vint probablement préparé à surmonter une plus grande résistance que celle qu’il trouva réellement. Dans l’état actuel des choses, l’opinion et l’ardeur publiques avaient été si complètement réduites ; qu’il put donner le dernier coup sur-le-champ. Son arrivée fût le signal qui marqua l’accomplissement de la révolution, d’abord par une suspension arrachée de la sanction constitutionnelle tutélaire, — ensuite par l’emploi plus direct de la force armée. D’abord il convoqua une assemblée publique, dans laquelle il proposa un décret nommant dix commissaires munis de pleins pouvoirs, afin de préparer des propositions pour telles réformes politiques qu’ils jugeraient utiles ; et d’être prêts à un jour donné[43]. Suivant la pratique habituelle, ce décret devait d’abord avoir été approuvé dans le sénat des Cinq Cents avant d’être soumis au peuple. Tel fut sans doute le cas dans le présent exemple ; de sorte que le décret passa sans opposition. Au jour figé, une nouvelle assemblée se réunit, qui se tint, par suite des manœuvres de Peisandros et de ses partisans, non au lieu ordinaire (appelé la Pnyx), dans l’intérieur des murs de la ville, mais dans un endroit appelé Kolônos, à dix stades (un peu plus d’un kilomètre et demi) en dehors des murs[44], au nord de la ville. Kolônos était un temple de Poseidôn, dans l’enceinte duquel l’assemblée fut enfermée pour l’occasion. Il n’était pas vraisemblable qu’une telle assemblée fût nombreuse dans quelque lieu qu’elle se tînt[45], puisqu’il ne pouvait y avoir que peu de raison pour y assister quand la liberté du débat n’existait plus ; mais les conspirateurs oligarchiques la transférèrent alors en dehors des murs, choisissant un espace étroit pour la réunion, — afin de diminuer encore plus la chance d’une assistance nombreuse dans une assemblée qu’ils désignaient absolument comme devant être la dernière clans l’histoire d’Athènes. Ils étaient également ainsi plus en dehors de la portée d’un mouvement armé de la ville, aussi bien que plus en état de poster leurs partisans armés à. l’entour, sous prétexte de protéger la réunion contre une attaque des Lacédæmoniens de Dekeleia. La proposition des Décemvirs nouvellement nommés (probablement Peisandros, Antiphôn et d’autres partisans eux-mêmes) fut excessivement courte et simple. La seule motion qu’ils firent fut l’abolition de la célèbre Graphê Paronomôn ; c’est-à-dire ils proposèrent que chaque citoyen athénien eût — pleine liberté de faire toute proposition anti-constitutionnelle qu’il voudrait, — et qu’il fût interdit à tout autre citoyen, sous des peines sévères, de le poursuivre en vertu de la Graphê Paranomôn (accusation en raison de manque de forme ; d’illégalité ou d’inconstitutionnalité), ou de lui faire quelque autre mal. Cette proposition fut adoptée sans qu’il s’élevât une seule opinion contraire. Les chefs du mouvement jugèrent plus rationnel de séparer cette proposition formellement du reste, et de la mettre, seule et séparée, dans la bouche des commissaires spéciaux, puisque c’était la condition destinée à légaliser tout autre changement positif qu’ils étaient sur le point de proposer ensuite. Pleine liberté étant ainsi accordée de faire toute motion, quelque anti-constitutionnelle qu’elle fût ; et de se dispenser de faire usage de toutes les formalités établies, telles que l’autorisation préliminaire par le sénat. — Peisandros s’avança avec ses propositions essentielles à l’effet suivant : 1° Toutes les magistratures démocratiques existantes furent supprimées sur-le-champ, et déclarées supprimées à l’avenir. 2° Aucune fonction civile quelconque ne dut être salariée désormais. 3° Afin de constituer un nouveau gouvernement, on nomma sur-le-champ un comité de cinq personnes, qui dut choisir un corps plus considérable de cent citoyens (c’est-à-dire le cent comprenant les cinq personnes elles-mêmes qui l’avaient choisi). Chaque individu, de ce corps de cent membres, dut choisir trois personnes. 4° Ainsi fut constitué un corps de Quatre Cents, qui devait siéger dans la chambre du sénat, et exercer le gouvernement avec des pouvoirs illimités, selon son bon plaisir. 5° Ces Quatre Cents devaient convoquer les Cinq Mille toutes les fois qu’ails le jugeraient convenable[46]. Tout passa sans une voix contre. L’invention et l’emploi de cet agrégat imaginaire des Cinq Mille ne fut pas la moins adroite des combinaisons d’Antiphôn. Personne ne savait quels étaient ces Cinq Mille ; toutefois la résolution qu’on venait d’adopter signifiait, — non pas que ce nombre de citoyens serait désigné et constitué, soit par choix, soit par la voie du sort, ou de quelque manière déterminée qui les ferait voir et connaître des autres ; mais que les Quatre Cents convoqueraient les Cinq Mille toutes les fois qu’ils le jugeraient convenable, supposant ainsi que ces derniers étaient une liste déjà faite et connue au moins des Quatre Cents eux-mêmes. Le fait réel -fut que les Cinq Mille n’existèrent nulle part, si ce n’est dans le langage et les proclamations des conspirateurs, comme supplément d’auxiliaires fictifs. Ils n’existèrent même pas comme noms individuels sur le papier, mais simplement comme agrégat nominal, fruit d’une imposture. Les Quatre Cents installés alors furent les maîtres absolus et exclusifs de l’État[47]. Mais le seul nom des Cinq Mille, bien qu’il ne fût qu’un nom, servit deux desseins importants polir Antiphôn et sa conspiration. D’abord il pouvait être produit faussement (en particulier à l’armement de Samos) comme preuve d’un corps assez nombreux et populaire de citoyens égaux, ayant les qualités voulues, concourant au même but ; — tous destinés à exercer tour à tour les pouvoirs du gouvernement, diminuant ainsi l’odieux de l’excessive usurpation des Quatre Cents, et les faisant passer seulement pour la première section des Cinq Mille, qui entrait en chargé pour quelques mois, et devait à la fin de cette période faire place à une autre section égalé[48]. Ensuite, il augmentait immensément les moyens d’intimidation que possédaient les Quatre Cents à l’intérieur, en exagérant l’impression de leur force supposée. Car on faisait croire aux citoyens en général qu’il y avait cinq mille personnes réelles et vivantes faisant partie de la conspiration ; tandis que le fait que tes personnes n’étaient pas connues et ne pouvaient être identifiées individuellement, aggravait plutôt le sentiment dominant de terreur et de méfiance, — puisque chaque homme, soupçonnant : que son voisin pouvait être du nombre, craignait de communiquer son mécontentement ou de proposer les moyens d’une résistance commune[49]. De ces deux manières, le nom et l’existence supposée des Cinq Mille prêtaient de la force aux. Quatre Cents conspirateurs réels. Ils masquaient leur usurpation, tout en augmentant leur empire sur le respect et sur les craintes des citoyens. Aussitôt que l’assemblée publique à Kolonôs eut, avec cette unanimité apparente, accepté toutes les propositions, de Peisandros, elle fut congédiée, et l’on choisit et l’on constitua dans la forme prescrite le nouveau régiment des Quatre Cents. Il ne restait plus dès lors qu’à les installer dans le palais du sénat. Mais cela ne pouvait se faire sans l’emploi. de la force, puisque les sénateurs y étaient déjà ; ils s’y étaient sans doute rendus immédiatement après l’assemblée, où leur présence (au moins celle des prytanes, ou sénateurs de la tribu qui présidait) était essentielle comme présidents légaux. Ils avaient à délibérer sur ce qu’ils devaient faire après le décret qui venait d’être rendu et qui leur enlevait toute autorité. Il était même possible qu’ils organisassent une résistance armée : ce qui semblait être plus facile qu’à l’ordinaire, puisque l’occupation de Dekeleia par les Lacédœmoniens maintenait Athènes dans un état semblable à celui d’un camp permanent, avec une partie considérable des citoyens jour et nuit sous les armes[50]. Les Quatre Cents se précautionnèrent contre cette chance. Ils choisirent ; l’heure du jour où le plus grand nombre des citoyens se rendaient habituellement au logis (probablement pour leur repas du matin), laissant le poste militaire, avec les armes mises, en faisceaux et prêtes, et avec une garde relativement faible. Pendant le temps où le corps général des hoplites avait quitté le poste à cette heure suivant l’usage habituel, les hoplites (Andriens, Têniens et autres), étant directement d’intelligence avec les Quatre Cents, reçurent l’ordre particulier de se tenir prêts et en armes à une petite distance de là ; de sorte que, s’il se manifestait quelques symptômes de résistance méditée, ils pourraient sans retard intervenir et la prévenir. Après avoir pris cette précaution, les Quatre Cents marchèrent en corps vers la salle des séances. du sénat, chaque homme ayant un poignard caché sons son vêtement, et suivis de leur garde du corps spéciale de cent vingt Jeunes, gens de diverses villes grecques, — instruments des assassinats ordonnés par Antiphôn et ses collègues. C’est avec cet appareil qu’ils entrèrent dans la salle ales séances, où les sénateurs étaient réunis, — et qu’ils leur commandèrent de partir ; en même temps ils leur offriront leur paye pour tout le reste de l’année (vraisemblablement trois mois ou plus, jusqu’au commencement d’Hekatombæon, mois de nouvelles nominations), pendant lequel leurs fonctions auraient dû continuer. Les sénateurs n’étaient nullement prêts à résister au décret récemment rendu sous les formes de la légalité, avec un corps armé arrivé alors pour en imposer l’exécution. Ils obéirent et partirent, chaque homme, à mesure qu’il passait par la porte, recevant le salaire qui lui était offert. Qu’ils cédassent à des forces supérieures dans les circonstances, cela ne peut exciter ni critique ni surprise ; mais qu’ils reçussent des mains des conspirateurs cette anticipation d’un salaire non gagné, c’était une bassesse qui les flétrissait presque comme complices, et déshonorait l’heure expirante de la dernière autorité démocratique. Les Quatre Cents se trouvèrent alors triomphalement installés dans le palais du sénat. Il n’y eut pas la moindre résistance ; soit dans ses murs, soit même au dehors, de la part d’aucune partie des citoyens[51]. C’est ainsi que périt, ou sembla périr, la démocratie d’Athènes, après une existence non interrompue de près d’un siècle depuis la révolution de Kleisthenês. Il paraissait tellement incroyable que les citoyens nombreux, intelligents et constitutionnels d’Athènes laisseraient renverser leurs libertés par une bande de quatre cents conspirateurs, tandis que le grand nombre d’entre eux non seulement aimaient leur démocratie, mais avaient des armes en main pour la défendre, — que leur ennemi et voisin Agis, à Dekeleia, put difficilement s’imaginer la révolution comme un fait accompli. Nous verrons bientôt qu’elle ne dura pas, — et elle m’aurait probablement pas duré, si les circonstances avaient été même plus favorables ; — mais son accomplissement est un incident trop remarquable pour que l’on passe par-dessus sans quelques mots d’explication. Nous devons faire remarquer que la terrible catastrophé et l’effrayante perte de sang en Sicile avaient abattu l’énergie du caractère des Athéniens en général, — mais en particulier, les avaient fait désespérer de leurs relations étrangères, de la possibilité de tenir tête à des ennemis, augmentés en nombre par des révoltes parmi leurs propres alliés, et de plus, soutenus par l’or persan. C’est sur ce sentiment de désespoir qu’est destinée à agir la fraude perfide d’Alkibiadês, qui leur offre l’aide persane, c’est-à-dire, un moyen de défense et de succès contre des ennemis étrangers, au prix de leur démocratie. Le peuple est amené contre son gré, mais il est amené à accueillir cette proposition : et c’est ainsi que les conspirateurs obtiennent leur premier point capital, — celui de familiariser le peuple avec l’idée d’un semblable changement de constitution. Le succès ultérieur de la conspiration, — quand toute perspective d’or persan ou d’amélioration dans la position à l’étranger avait disparu, — est dû aux combinaisons, à la fois criminelles et habiles, d’Antiphôn, maniant et organisant la force unie des classes aristocratiques à Athènes ; force toujours extrêmement grande, mais qui, dans les circonstances ordinaires, opérait en fractions désunies et même réciproquement hostiles les unes aux autres, — restreinte par l’ascendant des institutions démocratiques, — et réduite à corrompre ce qu’elle ne pouvait renverser. Antiphôn, sur le point d’employer cette force anti-populaire en un seul plan systématique et pour l’accomplissement d’un projet déterminé à. l’avance, reste encore dans les mêmes limites constitutionnelles ostensibles. Il ne soulève pas de mutinerie ouverte ; il maintient intact le point cardinal de la moralité politique athénienne, — le respect à la décision du sénat et de l’assemblée politique, aussi, bien qu’aux maximes constitutionnelles. Mais il sait bien que l’importance de ces réunions, comme garanties politiques, dépend de l’entière liberté de la parole ; et que, si cette liberté est supprimée, l’assemblée elle-même devient une nullité, — ou plutôt un instrument d’imposture et de dommage positifs. En conséquence, il fait assassiner successivement tous les orateurs populaires : de sorte que personne n’ose ouvrir la bouche de ce côté ; tandis que d’autre part, les orateurs anti-populaires sont tous bruyants et pleins de confiance, ils s’applaudissent les uns les autres, et semblent exprimer tout le sentiment des personnes présentes. En réduisant ainsi au silence chaque chef individuellement, et en intimidant tout adversaire et l’empêchant de se mettre en avant comme organe, il arrache la sanction formelle de l’assemblée et du sénat à des mesures que déteste la grande majorité des citoyens. Toutefois cette majorité est liée par ses propres formes constitutionnelles ; et quand la décision de ces dernières, obtenue par n’importe quel moyen, lui était contraire, elle n’avait ni de penchant à y résister, ni de courage pour le faire. Dans aucune partie du monde le sentiment du devoir constitutionnel ; et cette soumission au vote — d’une majorité légale, n’ont été plus vivement et plus universellement éprouvés qu’ils ne l’étaient parmi les citoyens de la démocratique Athènes[52]. Antiphôn est ainsi assez habile pour employer le sentiment constitutionnel d’Athènes comme moyen de tuer la constitution ; la forme purement vaine, après que son efficacité vitale et protectrice a été enlevée, reste simplement comme un simulacre trompeur destiné à paralyser le patriotisme individuel. Ce fut ce simulacre qui rendit les Athéniens peu disposés à s’avancer en armes à la défense de cette démocratie à laquelle ils étaient attachés. Accoutumés qu’ils étaient à une lutte pacifique sans limites dans les bornes de leur constitution, ils étaient au plus haut degré contraires à tout ce qui ressemblait à une lutte intestine armée. C’est l’effet naturel d’une constitution libre et égale établie, — de substituer les débats de la parole à ceux de l’épée, et quelquefois de créer même un éloignement si prononcé pour ces derniers que, si la liberté est énergiquement attaquée, il se peut probablement que la contre énergie nécessaire à sa défense fasse défaut. Tant il est difficile que le même peuple ait à la fois les qualités requises pour bien faire fonctionner une constitution libre dans des temps ordinaires, et ces qualités très différentes nécessaires pour la soutenir contre des dangers exceptionnels et dans des circonstances critiques. Personne, si ce n’est un Athénien d’une habileté extraordinaire comme Antiphôn, n’aurait compris l’art de faire servir ainsi au succès de sa conspiration le sentiment constitutionnel de ses compatriotes, — et de conserver les formes d’une conduite légale à l’égard de corps assemblés et constitutionnels, tandis qu’il les violait dans des coups secrets et successifs dirigée contre les individus. L’assassinat politique avait été inconnu à Athènes (aussi loin que vont nos informations), depuis le temps où il fut employé cinquante années auparavant environ par le parti oligarchique contre Ephialtês, le collègue de Periklês[53]. Mais ce meurtre avait été un cas individuel, et il était réservé à Antiphôn et à Phrynichos d’organiser une bande d’assassins opérant systématiquement ; et faisant disparaître une série d’importantes victimes l’une après l’autre. De même que les rois macédoniens demandèrent plus tard qu’on leur livrât les orateurs populaires en corps, de même les auteurs de cette conspiration trouvèrent devant eux les mêmes ennemis, et adoptèrent une autre manière de s’en débarrasser ; réduisant ainsi l’assemblée a être une masse docile et sans vie, susceptible d’être intimidée jusqu’à donner sa sanction collective à dés mesures .que sa grande majorité détestait. Comme l’histoire grecque a été habituellement écrite, on nous apprend à croire que les malheurs, la corruption et la dégradation des États démocratiques leur étaient attirés par la classe des démagogues, dont Kleôn, Hyperbolos, Androklês, etc., se présentent comme des spécimens. On nous les montre comme des brandons de discorde et des insulteurs, accusant sans juste cause, et transformant l’innocence en trahison. Or l’histoire de cette, conspiration des Quatre Cents nous offre l’autre côté du tableau. Elle prouve que les, ennemis politiques, — contre lesquels le peuple athénien était protégé par ses institutions démocratiques, et par les démagogues comme organes vivants de ces institutions, — n’étaient pas fictifs, mais dangereusement réels. Elle révèle l’existence continue de puissantes -combinaison anti-populaires, prêtes à se réunir dans des desseins, perfides quand le moment paraissait sûr et tentant. Elle manifeste le caractère et la moralité des chefs, auxquels revenait naturellement la direction des forces anti-populaires. Elle démontre que ces chefs, hommes d’une habileté peu commune ne demandaient que l’anéantissement ou le silence des démagogues, afin de pouvoir renverser les garanties populaires, et prendre possession du gouvernement Nous n’avons pas besoin de meilleure preuve pour nous apprendre quelle était la fonction réelle et la nécessité : intrinsèque de ces démagogues dans le système athénien ; en les prenant comme classe, et abstraction faite de la manière dont les individus parmi eus ont pu s’acquitter de leur devoir, ils formaient le mouvement vital de tout ce qui était’ tutélaire et animé de l’esprit public dans la démocratie. Agressifs à l’égard des délinquants publics, ils étaient prêts à défendre le peuple et la constitution. Si ces forces anti-populaires, qu’Antiphôn trouva toutes prêtes, n’étaient pas parvenues beaucoup plus tôt à étouffer la démocratie, — ce fut parce qu’il y avait des démagogues pour crier bien haut, aussi bien que des assemblées pour les écouter et les soutenir. Si la conspiration d’Antiphôn réussit, ce fut parce qu’il sut où diriger ses coups, de manière à abattre les ennemis réels de l’oligarchie et les réels défenseurs du peuple. J’emploie ici le terme de démagogues, parce que c’est celui dont se servent ordinairement ceux qui dénoncent la classe d’hommes dont nous nous occupons ici : le terme neutre convenable, en écartant d’odieuses associations d’idées, serait, orateurs populaires ou orateurs de l’opposition. Mais de quelque nom qu’on les appelle, il est impossible de comprendre exactement leur position à Athènes, sans les considérer en contrasté et en opposition avec ces forces anti-populaires contre lesquelles ils formaient l’indispensable barrière, et que nous voyons agir d’une manière si manifeste et si triste entre les mains d’Antiphôn et de Phrynichos, qui les avaient organisées. Aussitôt que les Quatre Cents se trouvèrent formellement installés dans le palais du sénat, ils se divisèrent par la voie du sort en prytanies séparées — probablement au nombre de dix, consistant en quarante membres chacune, comme l’ancien sénat des Cinq Cents, afin de ne pas troubler la distribution de l’année à laquelle le peuple était accoutumé —, et ensuite ils célébrèrent leur installation par des prières et des sacrifices. Ils mirent à mort quelques ennemis politiques, bien qu’en petit nombre ; de plus, ils en emprisonnèrent et en bannirent d’autres, et opérèrent des changements considérables dans l’administration des affaires ; exécutant tout avec une sévérité et une rigueur inconnues sous l’ancienne constitution[54]. Il semble qu’il fut proposé parmi eux de rendre un vote de rétablissement pour toutes les personnes qui se trouvaient sous le coup d’une sentence d’exil. Mais la majorité rejeta cette proposition, afin qu’Alkibiadês ne fût plus du nombre ; néanmoins, ils ne jugèrent pas non plus utile de faire passer la loi, réservant pour lui une exception spéciale. De plus, ils dépêchèrent un messager à Agis, à Dekeleia, pour lui faire connaître leur désir de traiter de la paix, que (selon eux) il devait être prêt à leur accorder, maintenant que le Dêmos sans foi était abattu. Toutefois Agis, ne croyant pas que le peuple athénien se soumettrait ainsi à la perte de sa liberté, crut qu’une dissension intestine éclata rait infailliblement, ou du moins que quelque partie des Longs Murs se trouverait mal gardée, si une armée étrangère paraissait. Tout en déclinant donc les ouvertures de paix, il envoya en même temps demander des renforts dans le Péloponnèse, et s’avança avec une armée considérable, outre sa propre garnison, jusqu’aux murs mimes d’Athènes. — Mais il trouva les remparts soigneusement garnis de monde ; aucun mouvement ne se fit à l’intérieur ; on effectua même une sortie, dans laquelle on remporta sur lui quelque avantage. En conséquence, il se hâta de se retirer, en renvoyant au Péloponnèse ses renforts arrivés nouvellement ; tandis que les Quatre Cents, en renouvelant auprès de lui leurs avances pour la paix, se virent alors beaucoup mieux reçus ; on alla jusqu’à les encourager à envoyer des députés à Sparte même[55]. Aussitôt qu’ils eurent ainsi triomphé des premières difficultés, et mis les choses sur un pied qui semblait promettre de la stabilité, ils expédièrent dix ambassadeurs à Samos. Connaissant à l’avance le danger qui les menaçait de ce côté à cause de l’aversion connue des soldats et dés marins pour tout ce qui tenait à l’oligarchie ; ils venaient en outre d’apprendre, à l’arrivée de Chæreas et de la Paralos, l’attaque combinée faite par les oligarques athéniens et samiens, et son insuccès complet. Si cet événement était arrivé un peu plus tôt, il est possible qu’il eût détourné même quelques-uns d’entre eux de poursuivre la révolution à Athènes, — dont l’insuccès était rendu par là presque sûr dès le principe. Leurs dix députés reçurent pour instructions de représenter à Samos que la récente oligarchie avait été établie sans vues injurieuses pour la république, mais au contraire dans l’intérêt général ; que, bien que le conseil installé à ce moment ne fût composé que de Quatre Cents membres, cependant le nombre total des partisans qui avaient fait la révolution, et qui, grâce à ce changement, avaient qualité de citoyens, était de Cinq Mille ; nombre de personnes plus grand (ajoutaient-ils) qu’il n’en avait jamais été rassemblé réellement dans la Pnyx, sous la démocratie, même pour les débats les plus importants[56], à cause des absences inévitables de nombreux individus au service, militaire et en voyage à l’étranger. |
[1] Thucydide, V, 36.
[2] Thucydide, VIII, 45.
[3] Thucydide, VIII, 45, 46.
[4] Thucydide, VIII, 46-52.
[5] Thucydide, VIII, 45.
Ce passage est à la fois d’un texte douteux et d’une traduction difficile. Parmi les nombreuses explications différentes données par les commentateurs, j’adopte celle du docteur Arnold comme étant la moins mauvaise, bien que je n’aie aucune confiance dans son exactitude.
[6] Thucydide, VIII, 45.
[7] Thucydide, VIII, 46.
[8] Thucydide, VIII, 47.
[9] Thucydide, VIII, 47.
[10] Thucydide, VIII, 48.
[11] Il est affirmé dans un discours de Lysias (Orat. XXV, Δήμου Καταλύσεως Άπολογία, c. 3, p. 766, Reisk.) que Phrynichos et Peisandros entrèrent dans cette conspiration oligarchique pour se tirer d’embarras à propos de crimes antérieurs commis sous la démocratie. Mais il n’y a rien à l’appui de cette assertion, et le récit de Thucydide donne une tout autre couleur à leur conduite.
Peisandros servait alors dans l’armement à Samos ; de plus, la hardiesse et l’énergie (qui seront racontées bientôt) dont il fit preuve en prenant la formidable initiative de renverser la démocratie athénienne, est pour moi une preuve tout à fait suffisante que les sarcasmes des écrivains comiques contre sa lâcheté sont sans fondement. Xénophon, dans le Symposion, répète ce sarcasme (II, 14), qui paraît également dans Aristophane, Eupolis, Platon le Comique, et autres. V. les passages réunis dans Meineke, Histor. Critic. Comicor. Græcor., vol. I, p. 178, etc.
Des écrivains modernes qui ont traité de l’histoire grecque répètent souvent ces amères plaisanteries, comme si elles étaient autant de preuves véritables et dignes de foi contre le personnage qui en est l’objet.
[12] Phrynichos, est-il affirmé dans un discours de Lysias, fut primitivement pauvre ; il gardait les moutons dans la campagne de l’Attique ; ensuite il demeura à la ville, et pratiqua ce qu’on appelait la sykophantia, ou accusation calomnieuse et vexatoire, devant le Dikasterion et l’assemblée publique (Lysias, Orat. XX, pro Polystrato, c. 3, p. 674, Reiske.).
[13] Thucydide, VIII, 48.
En faisant la comparaison entre l’oligarchie et la démocratie en Grèce, il n’y a guère de preuve plus important que ce passage : témoignage rendu au mérite comparatif de la démocratie par un conspirateur oligarchique, et sanctionné par un historien peu ami lui-même de la démocratie.
[14] Thucydide, VIII, 50, 51.
[15] Dans le discours fait par Theramenês (l’Athénien) pendant l’oligarchie des Trente, sept ans plus tard, il est affirmé que le peuple athénien vota adoption de l’oligarchie des Quatre Cents parce qu’on lui dit que les Lacédæmoniens ne se fieraient jamais à une démocratie (Xénophon, Helléniques, II, 3, 45).
Ceci est complètement inexact ; — c’est un spécimen du vague des assertions des orateurs par rapport à des faits qui ne se sont pas même passés depuis bien longtemps. Au moment où Theramenês parle ainsi, la question de savoir quelle constitution politique il conviendrait aux Lacédœmoniens de tolérer à Athènes, était de la dernière importance pour les Athéniens. Theramenês transporte les sentiments du présent aux incidents du passé.
[16] Thucydide, VIII, 54.
Justin (V, 3) est exact en ce qui concerne le vote ; mais il ne remarque pas le changement qui s’opéra ensuite dans les choses, quand l’établissement des Quatre Cents fut accompli sans l’avantage promis de l’alliance persane, et seulement parle terrorisme.
[17] Au sujet de ces ξυνωμόσιαι έπί δίκαις καί άρχαϊς, — associations politiques et judiciaires, voir tome VI, ch. 6, et tome IX, ch. I de cette Histoire. V. aussi Hermann Büttner, Geschichte der politischen Hetærieen zu Athen, p. 75, 79 ; Leipzig, 1840.
Il semble qu’il y a eu des réunions ou associations politiques semblables à Carthage, exerçant beaucoup d’influence, et entretenant des banquets perpétuels comme moyen de largesses faites aux pauvres. — Aristote, Politique, II, 8, 2 ; Tite-Live, XXXIII, 46 ; XXXIV, 61 : cf. Kluge, ad. Arist., de Polit. Carthag., p. 46-127 ; Wratisl., 1824.
Les mêmes associations politiques eurent à la fois une longue durée dans la noblesse de Rome, et une grande influence pour des objets politiques aussi bien que pour des succès judiciaires : — coitiones (Cf. Cicéron, pro Cluentio, c. 54, p. 148) : honorum adipiscendorum causâ factæ — factiones — sodalitates. L’incident décrit dans Tite-Live (IX, 26) est remarquable. Le sénat, soupçonnant le caractère et la conduite de ces réunions, nomme le dictateur Mænius (en 312 av. J.-C.) comme commissaire, avec plein pouvoir de les rechercher et de s’occuper d’elles. Mais leur puissance était telle, dans un cas où elles avaient un intérêt commun et agissaient de concert (comme ce fut également le fait sous Peisandros à Athènes), qu’elles firent échouer complètement l’enquête, et continuèrent comme auparavant. Nec diutius, ut fit, quam dum recens erat, quæstio per clara nomina reorume viguit : inde labi cœpit ad viliora capita, donec coitionibus factionibusque, adærsus quas comparata erat, oppressa est (Tite-Live, IX, 26). Cf. Dion Cassius, XXXVII, 57, au sujet des έταιρικά des triumvirs à Rome. Quintus Cicéron (de Petition. Consulat., c. 5) dit à son frère l’orateur : — Quod si satis grati homines essent, hac omnia (i. e. tous les subsidia nécessaires pour le succès de son élection prochaine) tibi parata esse debebant, sicut parata esse confido. Nam hoc biennio quatuor sodalitates civium ad ambitionem gratiosissimorum tibi obligasti…. Horum in causis ad te deferundis quidnam eorum sodales tibi receperint et confirmarint scio ; nam interfui.
V. Th. Mommsen, De Collegiis et Sodaliciis Romanorum, Kiel 1843, ch. 3, sect. 5, 6, 7 ; et la Dissertation de Wunder, insérée dans l’Onomasticon Tullianum d’Orelli et de Baiter, dans le dernier volume de leur édition de Cicéron, pages 200-210, ad Indicem Legum ; Lex Licinia de Sodalitiis.
Comme exemple de ces réunions ou associations faites en vue d’un soutien mutuel dans les ξυνωμόσιαι έπί δίκαις (ne comprenant pas άρχαϊς, autant que nous pouvons le reconnaître), nous pouvons citer l’association appelée οί Είκαδεϊς, que nous fait connaître une inscription récemment découverte eu Attique, et publiée d’abord dans Athens and Attica, du docteur Wordsworth, p. 223 ; ensuite dans Ross, Die Demen von Attica, Préface, p. 5. Ces Eixaôsiç sont une association dont les membres sont liés les uns aux autres par un serment commun, aussi bien que par une malédiction que le héros mythique de l’association, Eikadeus, est supposé avoir prononcée ; — ils possèdent des biens communs, et il était regardé comme contraire au serment pour l’un des membres d’entamer un procès pécuniaire contre le κοινόν. Cf. des obligations analogues entre les Sodales romains, Mommsen, p. 4. Quelques membres avaient violé leur obligation sur ce point ; Polyxenos les avait attaqués pour faux témoignage ; et le corps général des Eikadeis lui vote des remerciements pour sa conduite, choisit trois de ses membres pour l’assister dans la cause devant le Dikasterion : — cf. les έταιρίαι auxquelles il est fait allusion dans Démosthène (Cont. Theokrin., c. 11, p. 1335) comme soutenant Theokrinês devant le Dikasterion et intimidant les témoins.
Les corporations de commerçants dans les villes d’Europe au moyen âge, auxquelles habituellement chaque membre prêtait serment, et qui s’appelaient Conjurationes Amicitiæ, ont à bien des égards une ressemblance avec ces ξυνομόσιαις bien que les opérations judiciaires dans les villes du moyen âge, étant bien moins populaires qu’à Athènes, rendissent plus étroit en ce sens le cercle de leur intervention, cependant leur importance politique était tout à fait égale (V. Wilda, Das Gilden-Weser des Mittelalters, Absch. II, p. 167, etc.).
Omnes autem ad Amicitiam, pertinentes villæ per fidem et sacramentum firmaverant, quod unus subveniat atteri tanquam fratri suo in utili et honesto (ibid., p. 148).
[18] La personne décrite par Kritôn dans l’Euthydêmos de Platon (c. 31, p. 305 C.) comme ayant blâmé Sokratês pour converser avec Euthydêmos et Dionysodôros, est représentée exactement comme Antiphôn dans Thucydide.
Heindorf pense qu’il est question ici d’Isocrate. Groen van Prinsterer parle de Lysias ; Winckelmann, de Thrasymachos. La description conviendrait à Antiphôn aussi bien qu’à l’un ou à l’autre de ces trois : bien qu’il se puisse faire que Stallbaum ait raison en supposant que Platon n’avait dans l’esprit personne individuellement.
Οί συνδιεϊν έπίσταμένοι, que Xénophon spécifie comme étant si éminemment utiles à une personne engagée dans un procès, sont probablement ceux qui savaient comment parler au Dikasterion d’une manière efficace à l’appui de son affaire (Xénophon, Memor., I, 2, 51).
[19] Thucydide, VIII, 55, 56.
[20] Thucydide, VIII, 61.
Je ne vois pas pourquoi le mot έπιβάτης ne serait pas expliqué ici, comme ailleurs, dans son sens ordinaire de miles classiarius. Les commentateurs (V. les notes du docteur Arnold, de Poppo et de Goeller), soulèvent des difficultés qui me semblent de peu d’importance, et ils imaginent divers sens nouveaux, sans autorité produite à l’appui d’aucun. Nous ne devrions pas nous étonner qu’un simple miles classiarius ou soldat de marine (étant citoyen spartiate) fût nommé commandant à Chios, lorsque (quelques chapitres après) nous voyons Thrasyboulos à Samos élevé, du poste de simple hoplite dans les rangs, à la dignité de général athénien (VIII, 73).
On peut faire la même remarque sur le passage cité de Xénophon (Helléniques, I, 3, 17), un sujet d’Hegesandridas, où les commentateurs rejettent également le sens ordinaire (V. une note de Schneider dans les Addenda à son édition de 1791, p. 97). Le participe ών dans ce passage doit être regardé comme ayant été substitué d’une manière inexacte à γεγενημένος, puisque Mindaros était mort à cette époque. Hegesandridas avait été au nombre des epibatæ de Mindaros, et il commandait actuellement une escadre sur la côte de Thrace.
[21] Thucydide, VIII, 56.
Que comprenaient ces et cetera, c’est ce que nous ne pouvons deviner. La demande était certainement assez ample sans cela.
[22] Thucydide, VIII, 56.
A mon avis, έαυτοΰ est décidément la leçon convenable ici, et non έαυτών. Je suis d’accord à cet égard avec le docteur Arnold, Bekker et Goeller.
Dans un précédent volume de cette Histoire, j’ai montré des motifs pour croire (en opposition avec Mitford, Dahlmann et autres) que le traité appelé du nom de Rallias, et quelquefois appelé à tort du nom de Kimôn, — était un fait réel et nan une orgueilleuse fiction : voir tome VII, ch. 6.
La note du docteur Arnold, quoique juste en général, représente d’une manière inexacte les fortes raisons qu’avait Athènes pour rejeter et ressentir cette troisième demande.
[23] Thucydide, VIII. 63.
[24] Thucydide, VIII, 44-57. Dans deux cas semblables, l’un à Chios, l’autre à Korkyra, les marins d’un armement non payé trouvèrent à vivre en se louant pour le travail de l’agriculture. Mais ce fut seulement pendant l’été (V. Xénophon, Helléniques, II, 1, 1 ; VI, 2, 37), tandis que le séjour des Péloponnésiens à Modes fut de janvier à mars.
[25] Thucydide, VIII, 58.
[26] Thucydide, VIII, 58.
[27] Thucydide, VIII, 59.
[28] Thucydide, VIII, 60.
[29] V. Aristote, Politique, V, 3, 8. Il cite cette révolution comme un exemple d’un changement commencé par la fraude et consommé ensuite par la force.
[30] Thucydide, VIII, 63.
[31] Thucydide, VIII, 73.
Je présume que les mots άλλα τοιαΰτα ξυνέπραξαν doivent signifier que d’autres personnes furent assassinées avec Hyperbolos.
La manière inexacte dont M. Mitford raconte ces actes à. Samos a été convenablement commentée par le docteur Thirlwall (Hist. Gr., ch. 28, vol. IV, p. 30). C’est d’autant plus surprenant que la phrase μετά Χαρμίνου, que M. Mitford a mal comprise, est expliquée dans une note spéciale de Duker.
[32] Thucydide, VIII, 73, 74.
[33] Thucydide, VIII, 73.
Peitholaos appelait la Paralos, la massue, le bâton, ou la masse du peuple. (Aristote, Rhétorique, III, 3.)
[34] Thucydide, VIII, 73.
[35] Thucydide, VIII, 74.
[36] Thucydide, VIII, 1. Au sujet de l’appui que tous ces Probouli prêtèrent à la conspiration, V. Aristote, Rhétorique, III, 18, 2.
Relativement aux actes d’Agnôn, comme l’un des Probouli, dans la même cause, V. Lysias, Orat. XII, Cont. Eratosthen., c : 27 p. 426, Reisk., sect. 66.
[37] Thucydide, VIII, 69.
Selon le Dr Arnold, les mots Έλληνες νεανίσκοι signifient quelques-uns des membres des réunions ou associations aristocratiques dont il a été parlé précédemment. Mais je ne puis croire que Thucydide se servirait d’une telle ex-pression pour désigner des citoyens athéniens ; il n’est pas non plus probable que des citoyens athéniens fessent employés à des actes répétés d’un tel caractère.
[38] Peisandros lui-même avait professé le plus fort attachement pour la démocratie, joint à une violence exagérée contre les personnes soupçonnées de complots oligarchiques, quatre ans auparavant, dans les recherches qui suivirent la mutilation des Hermas à Athènes (Andocide, De Mysteriis, c. 9, 10, sect. 36-43).
C’est un fait que Peisandros fut un des moteurs marquants dans ces deux occasions, à quatre ans d’intervalle. Et si nous pouvions croire Isocrate (De Bigis, sect. 4-7, p. 347), la seconde des deus ne fût que la continuation et l’achèvement d’un complot, qui avait été projeté et commencé dans la première, et dans lequel les conspirateurs s’étaient efforcés d’enrôler Alkibiadês. Ce dernier refusa (ainsi le prétend son fils, l’orateur dans le discours mentionné ci-dessus), par suite de son attachement à la démocratie ; alors les conspirateurs oligarchiques, irrités de son refais, soulevèrent contre lui l’accusation d’irréligion, et obtinrent son bannissement. Bien que Droysen et Wattenbach (De Quadringentorum Athniis Fractione, p. 7, 8 ; Berlin, 1842) aient confiance dans une mesure considérable à cette manière de présenter les faits, — je ne la considère comme n’étant rien de plus qu’une altération complète, inconciliable avec Thucydide, confondant des faits qui n’ont aucun rapport entre eux, aussi bien que séparés par un long intervalle de temps, et introduisant des causes chimériques, — dans le dessein de prouver (ce qui certainement n’était pas vrai) qu’Alkibiadês était un ami fidèle de la démocratie, et qu’il avait même souffert pour elle.
[39] Thucydide, VIII, 66.
[40] Thucydide, VIII, 68.
[41] Thucydide, VIII, 64.
[42] Thucydide, VIII, 65.
Nous pouvons conclure du c. 69 que les villes que j’ai nommées dans le texte étaient au nombre de celles que visita Peisandros, toutes elles étaient précisément sur sa route de Samos à Athènes.
[43] Thucydide, VIII, 67.
Malgré certains passages trouvés dans Suidas et dans Harpocration (V. K. F. Hermann, Lerbuch der Griechischen Staatsalterthümer, section 167, note 12 : cf. aussi Wattenbach, De Quadringentor. Factione, p. 38), je ne puis croire qu’il y ait de rapport entre ces dix ξυγγραφεϊς, et le Conseil des πρόβουλοι mentionné comme ayant été nommé auparavant (Thucydide, VIII, 1). Le passage de Lysias, auquel Hermann fait allusion, n’a non plus rien à faire avec ces ξυγγραφεϊς. La mention de trente personnes, faites par Androtion et Philochore, semble impliquer que soit eux, soit Harpocration, confondaient les actes qui annonçaient cette oligarchie des Quatre Cents avec ceux qui précédèrent l’oligarchie subséquente des Trente. Les σύνεδροι ou συγγραφεϊς mentionnés par Isocrate (Areopagit., Or. VII, sect. 67) pouvaient se rapporter soit au cas des Quatre Cents, soit à celui des Trente.
[44] Thucydide, VIII, 67.
Le mot très remarquable employé ici relativement à l’assemblée, me paraît se rapporter (non, comme le suppose le docteur Arnold dans sa note, à une pratique existante observée même dans les assemblées ordinaires qui se réunissaient dans la Pnyx, mais plutôt) à un abandon de la pratique habituelle, et à. l’emploi d’un stratagème relatif à cette réunion particulière.
Kolônos était un des dèmes attiques : dans le fait il semble qu’il y ait lieu d’imaginer que deux dêmes distincts portaient ce même nom (V. Bœckh, dans le Commentaire ajouté à sa traduction de l’Antigonê de Sophokle, p. 190, 191 ; et Ross, Die Demen von Attica, p. 10, 11). C’est dans le bois sacré des Euménides, tout près du temple de Poseidôn, que Sophokle a placé la scène de son drame immortel, l’Œdipe à Colone.
[45] Cf. l’assertion de Lysias (Or. XII, cont. Eratosth, s. 76 ; p. 127) relativement au petit nombre qui assista et vota à l’assemblée par laquelle fut nommée l’oligarchie subséquente des Trente.
[46] Thucydide, VIII, 68.
[47] Thucydide, VIII, 66. Plutarque, Alkibiadês, c. 265.
[48] Thucydide, VIII, 72. VIII, 86 ; VIII, 89 ; VIII, 92 (après que les Quatre Cents avaient déjà rencontré beaucoup l’opposition et avaient été abaissés, et quand ils étaient sur le point d’être abattus) ; VIII, 93. Cf. aussi, c. 97.
[49] Cf. le passage frappant (Thucydide, VIII, 92) cité dans ma note précédente.
[50] V. les plaisanteries d’Aristophane sur les citoyens tous en armes achetant leurs provisions sur la place du marché et les portant à leur logis — dans Lysistrata 560, comédie représentée vers décembre 412 ou janvier 411 avant J.-C., trois mois avant les événements racontés ici.
[51] Thucydide, VIII, 69, 70.
[52] Ce respect frappant et profond des Athéniens pour toutes les formes d’une constitution établie, se fait sentir même à M. Mitford (Hist. Gr., c. 19, sect. V, vol. IV, 255).
[53] V. Plutarque, Periklês, c. 10 ; Diodore, XI, 77 ; et le tome VII, ch. 7 de cette Histoire.
[54] Thucydide, VIII, 70. J’imagine que ce doit être le sens des mots — τά δέ άλλα ένεμον κατά κράτος τήν πόλιν.
[55] Thucydide, VIII, 71.
[56] Thucydide, VIII, 72. Cette allégation, relativement au nombre de citoyens qui assistaient aux assemblées démocratiques athéniennes, a été quelquefois citée comme si elle avait pour elle l’autorité de Thucydide : ce qui est une grande erreur, que tous les meilleurs critiques modernes ont justement signalée. C’est simplement l’allégation des Quatre Cents, dont le témoignage, comme garantie de vérité, a bien peu de poids.
Qu’à aucune assemblée il n’ait jamais assisté un nombre de citoyens aussi considérable que cinq mille (ούδεπώποτε), c’est ce que je suis certainement loin de croire. Toutefois, il n’est pas improbable que cinq mille fût un nombre extraordinairement grand pour y assister. Le docteur Arnold, dans sa note, combat l’allégation, en partie, en faisant remarquer que la loi exigeait non seulement la présence, mais la sanction d’au moins six mille citoyens, pour quelques décrets particuliers de l’assemblée. Cependant il me semble tout à fait possible que dans des cas où ce nombre considérable de votes était nécessaire, comme dans l’ostracisme, et où il n’y avait pas de discussion continuée avant le vote ; — l’opération de voter a pu durer plusieurs heures, comme chez nous le scrutin restant ouvert. Ainsi, bien que le nombre total des votants ait dû être de sis mille citoyens, — il n’était pas nécessaire que tous eussent été présents à la même assemblée.