DIXIÈME VOLUME
Dans les chapitres précédents j’ai amené l’histoire générale de la guerre du Péloponnèse jusqu’au moment qui précède immédiatement la mémorable expédition athénienne contre Syracuse, expédition qui changea toute la face de la guerre. A cette époque et pendant quelque temps encore, l’histoire des Grecs péloponnésiens devient intimement liée à celle ries Grecs siciliens. Mais jusqu’ici les rapports, entre les uns et les autres n’ont été qu’accidentels, et de peu d’effet réciproque ; de sorte que j’ai jugé commode pour le lecteur de conserver les deux courants entièrement séparés, en ne parlant pas de ce que fit Athènes en Sicile pendant les dix premières années de la guerre. Je vais maintenant combler cette lacune, raconter tout ce que l’on peut établir d’événements siciliens dans l’intervalle entre 461 et 416 avant et indiquer les mesures successives qui amenèrent les Athéniens à se jeter dans des projets ambitieux contre Syracuse, jusqu’à ce qu’enfin ils en vinssent à jouer la plus grande partie de leurs forces sur cette chance fatale. L’extinction de la dynastie gélonienne à Syracuse[1], suivie de l’expulsion ou de la retraite de tous les autres despotes dans l’île entière, permit aux diverses cités grecques de se réorganiser en gouvernements libres et se constituant eux-mêmes. Par malheur nos documents relatifs à cette révolution sont misérablement chétifs ; mais ils suffisent pour indiquer qu’elle fut quelque chose de plus qu’un changement d’un gouvernement d’un seul en un gouvernement populaire. Elle comprit en outre des translations sur la plus vaste échelle tant d’habitants que de biens. Les despotes précédents avaient envoyé en exil une foule de vieux citoyens, ils en avaient transplanté d’autres d’une partie de la Sicile dans une autre, et procuré des établissements à une foule d’immigrants et de mercenaires dévoués à leurs intérêts. Il y eut beaucoup de ces actes qui furent annulés lors du renversement des dynasties, de sorte que la révolution des personnes et des propriétés fut plus compliquée et plus embarrassante que la révolution politique. Après une période de commotions sérieuses, un accommodement fui conclu, en vertu duquel les partisans de la dynastie .expulsée furent,établis en partie dans le territoire de Messênê, en partie dans la ville relevée de Kamarina, dans la portion orientale de la côte méridionale, confinant à Syracuse[2]. Mais bien que la paix fût rétablie ainsi, ces changements considérables d’habitants, commencés d’abord par les despotes, et par le mélange incohérent de races, d’institutions religieuses, de dialectes, etc., que ce procédé produisit inévitablement, — laissèrent dans toute la Sicile un sentiment d’instabilité locale, très différent de celui qu’inspirait la longue possession traditionnelle des terres dans le Péloponnèse et dans l’Attique, et compté par des ennemis du dehors parmi les éléments de sa faiblesse[3]. En effet, il faut plutôt s’étonner que les gouvernements populaires aient triomphé de ces causes réelles et puissantes de désordre, d’une manière si efficace, que le demi-siècle, qui approche maintenant, fut décidément la période la plus prospère et la moins troublée dans l’histoire de l’île. Sur la coite méridionale de la Sicile étaient situées (en commençant par l’ouest) Sélinonte, Agrigente,-Gela et Kamarina. Ensuite venait Syracuse, possédant le cap sud-est, et la portion méridionale de la côte orientale, puis sur la côte orientale, Leontini, Katane et Naxos : Messênê, sur le détroit attenant à l’Italie. Le centre de l’île, et même une grande partie de la côte septentrionale étaient occupés par les Sikels ou Sikanes non Helléniques : sur cette côte, Hiniera était la seule ville grecque. Entre Hiniera et le cap Lilybæon, l’extrémité occidentale de l’île était occupée par les cités non helléniques d’Egesta et d’Eryx, et par les ports de mer carthaginois, dont Panormos (Palerme) était le principal. De ces diverses villes grecques, toutes indépendantes, Syracuse était la première en puissance, Agrigente la seconde. Les causes mentionnées plus haut, qui troublèrent les premiers commencements des gouvernements populaires dans toutes, agirent plus puissamment à Syracuse. Nous ne connaissons pas dans ses détails la constitution démocratique qui y fut établie, mais sa stabilité fut menacée par plus d’un prétendant ambitieux, impatient de saisir le sceptre de Gelôn et d’Hierôn. Le plus remarquable de ces prétendants fut Tyndariôn, qui consacra une fortune considérable à distribuer des largesses et à se faire des partisans parmi les pauvres. Ses desseins politiques finirent par se manifester si ouvertement, qu’il fut cité en justice, condamné et mis à mort ; non toutefois sans une insurrection avortée de ses partisans pour le délivrer. Après que plusieurs d’entre les principaux citoyens eurent essayé et échoué de la même manière, le peuple jugea utile de rendre une loi semblable à l’ostracisme athénien, loi qui permettait d’infliger un bannissement préventif temporaire[4]. En vertu de cette loi, plusieurs citoyens puissants furent réellement et promptement bannis ; et l’abus que les partis politiques de la ville firent du nouvel instrument fut tel, que les hommes d’une position éminente craignirent, dit-on, de se mêler des affaires publiques. Mise ainsi en pratique, l’institution donna, dit-on, naissance à de nouvelles luttes politiques non moins violentes que celles qu’elle arrêtait, au point que les Syracusains se virent obligés de rappeler la loi peu de temps après sa promulgation. Nous aurions été content d’apprendre quelques particularités relativement à cette expérience politique, outre le maigre résumé donné par Diodore, et en particulier de connaître les garanties de précaution qui restreignirent à Syracuse l’application de la sentence d’ostracisme. Peut-être ne prit-on pas soin d’imiter les restrictions et les formalités qu’avait imaginées Kleisthenês à Athènes. Toutefois, en tout état de choses, l’institution, bien que tutélaire, si elle était réservée pour les éventualités qu’elle concernait, prêtait éminemment à l’abus ; aussi n’avons-nous pas lieu de nous étonner qu’un abus se présentât, surtout à une période de grandes violences et de grande discorde de qui est plus surprenant, c’est qu’an en ait si peu abusé à Athènes. Bien que l’ostracisme (ou pétalisme) à Syracuse ait promptement cessé, il peut probablement avoir laissé derrière lui une impression salutaire, autant que nous en pouvons juger par le fait que l’on ne mentionne plus désormais de nouveaux prétendants au despotisme. La république i candit en opulence et manifeste une action énergique dans des affaires étrangères. L’amiral syracusain Phayllos fut envoyé (453 avant J.-C.) avec une puissante flotte pour réprimer les pirateries des villes maritimes tyrrhéniennes, et après avoir ravagé l’île d’Elbe, il revint, dans sa patrie, soupçonné d’avoir été gagné par des présents de l’ennemi : accusation qui le fit juger et bannir, et une seconde flotte de soixante trirèmes sous Apellês fut envoyée vers les mêmes régions. Non seulement le nouvel amiral ravagea maintes parties de la côte tyrrhénienne, mais encore il porta ses dévastations dans l’île de Corse (possession tyrrhénienne à cette époque) et réduisit complètement l’île d’Elbe. Son retour fut signalé par un nombre considérable de captifs et par un riche butin[5]. Cependant les grandes révolutions précédentes, dans les cités grecques en Sicile, avaient fait naître une nouvelle ardeur parmi les Sikels de l’intérieur, et inspiré agi prince sikel Duketios, homme d’énergie et de talent, de vastes idées d’agrandissement (452 avant J.-C.). Un grand nombre de Grecs exilés ayant probablement cherché du service chez lui, ce fut soit par leur suggestion, soit pour avoir pris lui-même l’esprit de la civilisation hellénique, qu’il conçut le projet d’amener les petites communautés sikels à un état qui ressemblât à une existence municipale et à une coopération collective. Ayant acquis de la gloire par la prise de la ville grecque de Morgantinê ; il engagea toutes les communautés sikels (à l’exception d’Hybla) à entrer dans une sorte de pacte fédératif. Ensuite, afin d’obtenir un point central pour la nouvelle organisation, il transféra sa propre petite ville du sommet d’une colline, appelée Menæ, dans un endroit convenable de la plaine voisine, près de l’enceinte sacrée des dieux appelés Paliki[6]. Comme le respect rendu à ces dieux, déterminé en partie par les frappantes manifestations volcaniques dans le voisinage, faisait de cette plaine un point convenable d’attraction pour les Sikels en général, Duketios put établir une nouvelle ville considérable, celle de Palikê, avec des murs d’une large circonférence, et un ample cercle de territoire adjacent qu’il distribua parmi une nombreuse population sikel, à laquelle étaient mêlés probablement quelques Grecs. La position puissante que Duketios avait acquise ainsi (451 avant J.-C.) est attestée par le caractère agressif de ses mesures, destinées à recouvrer insensiblement une portion au moins de ce sol que les Grecs s’étaient approprié aux dépens de la population indigène. La ville sikel d’Ennesia avait été prise par les Grecs hiéroniens chassés d’Ætna, et avait reçu d’eux le nom d’Ætna[7]. Duketios trouva alors moyen de la reconquérir, après avoir surpris par un stratagème le premier magistrat. Il fut ensuite assez hardi pour envahir le territoire des Agrigentins, et pour assiéger une de leurs garnisons de la campagne appelée Motyon. Nous concevons une haute idée de son pouvoir en apprenant que les Agrigentins, tout en marchant au secours de la place, jugèrent nécessaire d’invoquer l’aide des Syracusains, qui leur envoyèrent une armée sous Bolkôn. Duketios remporta une victoire sur ces forces combinées, — par suite de la trahison ou de lâcheté de Bolkôn, comme le pensèrent les Syracusains, — si bien qu’ils le condamnèrent à mort. Toutefois, l’année suivante, la bonne fortune du prince sikel changea. L’armée combinée de ces deux villes puissantes fit lever le blocus de Motyon, défit complètement Duketios en rase campagne, et dispersa toutes ses forces. Se voyant abandonné de ses compagnons et même sur le point d’être trahi, il prit la résolution désespérée de se meure à la merci des Syracusains. Il partit à cheval de nuit, alla jusqu’aux portes de Syracuse, entra incognito dans la ville, et s’assit comme suppliant sur l’autel dans l’agora, se livrant avec tout son territoire. Un spectacle aussi inattendu attira une foule de citoyens syracusains, et excita en eux les émotions les plus fortes : et quand les magistrats réunirent l’assemblée dans le dessein de décider de son sort, la voix de la pitié se trouva prédominante, en dépit des recommandations contraires de quelques-uns des chefs politiques. Les plus respectés d’entre les citoyens âgés, — recommandant instamment un doux traitement envers un ennemi ainsi tombé et suppliant, en même temps qu’une attention scrupuleuse à ne pas attirer sur la ville le bras vengeur de Némésis, — virent leur appel aux sentiments généreux du peuple accueilli par un seul cri unanime de : Sauvez le suppliant[8]. Duketios, retiré de l’autel, fut envoyé à Corinthe, après qu’il se fut engagé à y vivre tranquille dans l’avenir, les Syracusains pourvoyant convenablement à son entretien. : Au milieu de la cruauté habituelle de la guerre ancienne, ce remarquable incident excite une surprise mêlée d’admiration. Sans doute ce qui détermina principalement ce mouvement de clémence dans le peuple, ce fut de voir Duketios réellement devant lui dans la posture de suppliant au pied de l’autel, au lieu d’être appelé à décider de son sort pendant son absence, — précisément comme le peuple athénien fut également touché par la vue réelle du captif Dorieus, et engagé à ménager sa vie, dans une occasion qui sera racontée ci-après[9]. Si dans quelques exemples, le peuple assemblé, obéissant à la véhémence habituelle du sentiment de la multitude, porta ses rigueurs à l’excès, — on verra dans d’autres cas, comme dans celui-ci, que l’appel à ses mouvements d’humanité triompha d’une considération de prudence en vue de sa sûreté future. Tel fut le fruit que les Syracusains recueillirent de leur clémence à l’égard de Duketios, qui, après un séjour d’une ou de deux années à Corinthe, viola sa parole. Prétendant avoir reçu un ordre de l’oracle, il réunit une troupe de colons, qu’il conduisit en Sicile fonder une ville à Kalê Aktê, sur la côte septentrionale appartenant aux Sikels. Nous ne pouvons douter que, quand les Syracusains virent la manière dont leur douceur était récompensée, les orateurs qui avaient recommandé un traitement sévère n’aient acquis beaucoup de crédit en raison de leur prévoyance supérieure[10]. Mais le retour de cet énergique ennemi ne fut pas le seul malheur qu’éprouvèrent les Syracusains. Leur résolution d’épargner Duketios avait été adoptée sans le concours des Agrigentins, qui l’avaient aidé à le vaincre ; et ceux-ci, quand ils le virent de nouveau dans l’île et de nouveau formidable, furent si indignés qu’ils déclarèrent la, guerre à Syracuse. Une jalousie constante régnait entre ces deux grandes villes, la première et la seconde puissance de la Sicile. Une guerre éclata réellement entre elles, et les autres villes grecques y prirent part. Après avoir duré quelque temps, avec divers actes d’hostilité, et en particulier avec une sérieuse défaite des Agrigentins sur le fleuve Limera, ces derniers sollicitèrent et obtinrent la paix[11]. Toutefois la discorde entre les deux villes avait permis à Duketios de fonder la cité de Kalê Aktê, et de faire quelque progrès en rétablissant son ascendant sur les Sikels, opération dans laquelle il fut surpris par la mort. Probablement il ne laissa pas de successeur pour continuer ses projets, de sorte que les Syracusains, poussant vigoureusement leurs attaques, réduisirent un grand nombre des municipes de l’île (440 av. J.-C.) regagnant Morgantinê, l’ancienne conquête de ce prince, et soumettant même la forte position et la ville appelée Trinakia[12] après une résistance vaillante et désespérée de la part des habitants. Par cette large addition, tant de sujets que de tribut, combinée avec sa récente victoire remportée sur Agrigente, Syracuse (439 av. J.-C.) fut élevée à l’apogée de la puissance, et commença à se livrer à des projets en vue d’étendre son ascendant sur toute l’île ; dans ce dessein le nombre de ses cavaliers fut doublé, et l’on construisit cent nouvelles trirèmes[13]. Fit-elle des démarches, ou quelles démarches fit-elle pour réaliser ses desseins ? c’est ce que ne nous dit pas notre historien. Mais la position de la Sicile reste la même au commencement de la guerre du Péloponnèse Syracuse est la première ville quant à la puissance, se laissant aller à des rêves ambitieux, sinon à d’ambitieuses agressions ; Agrigente est la seconde ville, jalouse et presque rivale ; et les autres États grecs conservent leur indépendance, non toutefois sans défiance et appréhension. Cependant, bien que les phénomènes particuliers de cette période ne soient pas venus à notre connaissance, nous en voyons assez pour reconnaître que ce fut une époque de grande prospérité pour la Sicile. Les richesses, le commerce et les monuments publics d’Agrigente, en particulier, paraissent avoir même surpassé ceux des Syracusains. Son négoce avec Carthage et avec la côte d’Afrique était à la fois étendu et avantageux ; car à cette époque, ni la vigne ni l’olivier n’étaient très cultivés en Libye, et les Carthaginois tiraient leur vin et leur huile du territoire méridional de la Sicile[14], en particulier de celui d’Agrigente. Les temples de la ville, parmi lesquels celui de Zeus Olympique tenait le premier rang, étaient au plus haut degré de magnificence, surpassant tout ce qu’il y avait en ce genre dans la Sicile. La population de la ville, libre aussi bien qu’esclave, était très grande : le nombre d’hommes riches, entretenant des chars, et luttant pour le prix aux jeux Olympiques, était renommé, — non moins que l’accumulation d’œuvres d’art, de statues et de tableaux[15], avec des marques variées d’ornement et de luxe. Tous ces détails nous sont particulièrement présentés, à cause de la terrible catastrophe qui désola Agrigente en 406 avant J.-C., et dont les Carthaginois furent les auteurs. Ce fut dans l’intervalle que nous sommes actuellement en train de décrire, que cette prospérité fut accumulée, non sans doute dans Agrigente seule, mais plus ou moins dans toutes les villes grecques de l’île. Et ce ne fut pas seulement`sous le rapport de la prospérité matérielle qu’elles se distinguèrent. A cette époque, le mouvement intellectuel dans quelques-unes des villes italiennes et siciliennes était très considérable. La ville peu importante d’Elea, dans le golfe de Poseidônia, comptait parmi ses habitants deux des plus grands philosophes spéculatifs de la Grèce, — Parmenidês et Zenôn. Empedoklês d’Agrigente n’était guère moins éminent dans le même genre, avec lequel il combinait cependant un talent politique et pratique. Le caractère populaire des gouvernements siciliens stimulait la culture des études de rhétorique, dans lesquelles non seulement Empedoklês et Pôlos à Agrigente, mais Tisias et Korax à Syracuse, et plus encore, Gorgias à Leontini, — acquirent une grande réputation[16]. La constitution établie à Agrigente après la dépossession de la dynastie théronienne ne fut pas d’abord complètement démocratique, l’autorité principale appartenant à un sénat considérable de Mille membres. On nous dit même qu’un club ambitieux de citoyens visait au rétablissement d’un. despotisme, quand Empedoklês, profitant de sa fortune et de sa haute position, prit la direction d’une opposition populaire, de manière, non seulement à déjouer cette intrigue, mais encore à abattre le sénat des Mille et à rendre le gouvernement complètement démocratique. Son influence sur le peuple fut accrue par la veine de mysticisme, et par une prétention à des dons miraculeux ou divins, qui accompagnaient ses spéculations philosophiques, dans le même genre que Pythagoras[17]. La même combinaison de rhétorique et de spéculation métaphysique parait également dans Gorgias de Leontini, dont la célébrité comme maître fut, d’un bout à l’autre de la Grèce, antérieure à celle de tout autre et la dépassa de beaucoup. Ce fut un besoin semblable d’éloquence populaire dans l’assemblée et les tribunaux qui encouragea les maîtres de rhétorique Tisias et Korax à Syracuse. C’est dans cet état de prospérité matérielle, de politique populaire et d’activité intellectuelle, que se trouvaient les villes siciliennes quand éclata la grande lutte entre Athènes et la confédération péloponnésienne en 431 avant J.-C. Les Grecs italiens et siciliens n’avaient dans cette lutte aucun intérêt direct, ni rien à craindre de l’ambition d’Athènes, qui, bien qu’elle eût fondé Thurii en 443 avant J.-C., paraît n’avoir jamais visé à aucun ascendant politique même sur cette ville, — et beaucoup moins partout ailleurs sur la côte. Mais les Grecs siciliens, quoique formant un système à part dans leur île, dont il convenait à la politique dominante de Syracuse d’exclure toute intervention étrangère[18], — étaient cependant rattachés par sympathie, et d’un côté même par des alliances, aux deux grands courants de la politique hellénique. Parmi les alliés de Sparte on comptait toutes les cités dôriennes de Sicile, ou la plupart d’entre elles, — Syracuse, Kamarina, Gela, Agrigente, Sélinonte, peut-être Himera et Messênê, — avec Lokri et Tarente en Italie ; parmi les alliés d’Athènes, peut-être la ville chalkidique ou ionienne de Rhegium en Italie[19]. Les cités ioniennes de Sicile, — Naxos, Katane et Leontini, — étaient-elles à cette époque liées à Athènes par un traité spécial ? cela est très douteux. Bais si nous examinons l’état dg la politique antérieur à l’explosion de la guerre, nous verrons que les relations des villes siciliennes des deux côtés avec la Grèce centrale étaient plutôt des rapports de sympathie et de tendance, que d’obligation et d’action prononcées. Les Siciliens dôriens, bien que sans doute ils partageassent l’antipathie des Dôriens du Péloponnèse pour Athènes, n’avaient jamais été appelés à coopérer avec Sparte ; et les Siciliens ioniens n’avaient pas encore appris à compter sur la protection d’Athènes contre leur puissante voisine, Syracuse, Ce furent la mémorable querelle entre Corinthe et Korkyra, et l’intervention d’Athènes dans cette querelle (433-422 av. J.-C.), qui firent faire aux partis siciliens un pas de plus dans la voie d’une coopération dans la querelle péloponnésienne, de deux manières différentes : d’abord, en excitant le plus dolent esprit de guerre anti-athénien, clans Corinthe, à laquelle les Dôriens siciliens étaient unis par le commerce le plus étroit et par la plus grande sympathie ; — ensuite, en fournissant une base à l’action des forces navales athéniennes en Italie et en Sicile, qui eût été impraticable sans un pied établi dans Korkyra. Mais Plutarque (que la plupart des historiens ont suivi) s’est trompé, et il est contredit par Thucydide, quand il attribue aux Athéniens, à cette époque, des projets ambitieux en Sicile, de la nature de ceux qu’ils en vinrent à concevoir sept ou huit ans plus tard. Au moment où la guerre éclata, et pendant quelques années auparavant, la politique d’Athènes fut purement conservatrice, et celle de ses ennemis agressive, comme je l’ai montré ailleurs. A ce moment, Sparte et Corinthe s’attendaient à une aide considérable de la part des Dôriens siciliens, en vaisseaux de guerre, en argent et en provisions ; tandis que l’importance de Korkyra comme alliée d’Athènes consistait à donner des facilités pour arrêter de tels renforts, bien plus que dans quelque conquête possible[20]. Dans le printemps de 431 avant J.-C., les Spartiates, organisant alors leur première invasion en Attique et pleins de l’espoir qu’Athènes serait écrasée en une ou deux campagnes, songeaient à faire construire une vaste flotte de cinq cents vaisseaux de guerre par la confédération. Une partie considérable de cette charge fut imposée aux Dôriens italiens et siciliens, et en outre une contribution en argent ; on leur enjoignit de s’abstenir de toute déclaration immédiate contre Athènes avant que leur flotte fût prête[21]. Dans le fait, il ne se réalisa jamais, d’une manière quelconque, que peu de secours attendus ; en vaisseaux, rien du tout. Mais les espérances et les ordres de Sparte montrent que, ici comme ailleurs, elle était alors sur l’offensive ; et Athènes seulement sur la défensive. Probablement les Corinthiens avaient encouragé l’espérance d’amples renforts venant de Syracuse et des villes voisines, — espérance qui doit avoir largement contribué à la confiance avec laquelle ils commencèrent la lutte. Quelles furent les causes qui empêchèrent qu’elle ne fût réalisée ? c’est ce qu’on ne nous dit pas distinctement ; et nous voyons Hermokratês le Syracusain reprocher à ses compatriotes, quinze ans plus tard (immédiatement avant la grande expédition athénienne contre Syracuse), leur apathie antérieure[22]. Mais il est facile -de voir que, comme les Grecs siciliens n’avaient pas d’intérêt direct dans la lutte, — ni torts reçus d’Athènes à venger, ni dangers à redouter de sa part, — ni l’habitude .d’obéir à des réquisitions de Sparte, de même ils pouvaient naturellement se contenter d’exprimer de la sympathie et de promettre leur aide en cas de besoin, sans se taxer jusqu’à la proportion énorme qu’il plaisait à Sparte de leur imposer, pour des desseins à la fois agressifs et purement péloponnésiens. Il se peut que les principaux personnages de Syracuse, par attachement pour Corinthe, aient cherché à agir en vertu de l’ordre donné. Mais on ne trouverait pas de motif semblable opérant, soit à Agrigente, soit à Gela, soit à Sélinonte. Cependant, bien que l’ordre n’ait pas été exécuté, on ne peut guère douter qu’il n’ait été publiquement annoncé et proclamé avec menace, parvenant ainsi à la connaissance dés ville ioniennes en Sicile, aussi bien que d’Athènes ; et qu’il contribua considérablement à déterminer plus tard cette dernière à secourir ces villes, quand elles envoyèrent demander son aide. Au lieu d’expédier leurs forces vers le Péloponnèse, où ils n’avaient rien à gagner, les Dôriens siciliens préférèrent attaquer les cités ioniennes dans leur île, dont ils pouvaient raisonnablement espérer conquérir et s’approprier le territoire, — Naxos, Katane et Leontini. Sans doute ces villes sympathisaient avec Athènes dans sa lutte contre Sparte ; toutefois, loin d’être assez fortes pour l’aider ou pour menacer leurs voisins dôriens, elles étaient hors d’état de se défendre sans le secours des Athéniens. Elles furent assistées par la ville dôrienne de Kamarina, qui redoutait sa puissante voisine, située sur sa frontière, Syracuse, et par Rhegium en Italie ; tandis que Lokri en Italie, l’ennemie acharnée de Rhegium, se rangeait du côté de Syracuse contre elles. Dans le cinquième été de la guerre, se voyant bloquées par mer et renfermées dans leurs murs, elles envoyèrent à Athènes pour demander du secours comme alliées[23] et ioniennes, — et pour représenter que si la ville de Syracuse parvenait à les écraser, elle et les autres Dôriens de Sicile enverraient sur-le-champ les secours réels que les Péloponnésiens avaient invoqués pendant si longtemps. L’éminent rhéteur Gorgias de Leontini, dont la manière particulière de parler fut, dit-on, nouvelle pour l’assemblée athénienne, et produisit un effet puissant, était à la tête de cette ambassade. Il est certain que ce rhéteur trouva pour lui-même de nombreux élèves et des gains considérables, non seulement à Athènes, mais ; dans beaucoup d’autres villes de la Grèce centrale[24], bien que ce soit une exagération d’attribuer à sa plaidoirie le succès de la présente demande. Or les Athéniens avaient un intérêt réel aussi bien à protéger ces Siciliens ioniens contre une conquête des Dôriens de l’île, qu’à empêcher le transport du blé sicilien dans le Péloponnèse ; et ils envoyèrent (427 av. J.-C.) vingt trirèmes sous Lachês et Charmadês, — chargés tout en accomplissant cette mission, de s’assurer de la possibilité d’aller au-delà de la défensive, et de faire des conquêtes, Prenant position à Rhegium, Lachês fit quelque chose pour délivrer les villes ioniennes en partie de leur blocus maritime, et même il entreprit une expédition, qui avorta, contre les îles Lipari, alliées alors avec Syracuse[25]. Pendant toute l’année suivante (426 av. J.-C.) il poussa la guerre dans le voisinage de Rhegium et de Messênê, son collègue Charæadès étant tué. Attaquant Mylæ dans le territoire messénien, il fut assez heureux pour remporter sur les troupes de Messênê un avantage si décisif, que cette ville elle-même capitula, lui donna des otages, et s’inscrivit comme alliée d’Athènes et des villes ioniennes[26]. Il contracta aussi une alliance avec la cité non hellénique d’Egesta, dans la partie nord-ouest de la Sicile, envahit le territoire de Lokri, et prit un des forts de la campagne sur le fleuve Halex[27] : ensuite, dans un second débarquement, il défit un détachement lokrien sous Proxenos. Mais il fut malheureux dans une expédition dirigée contre Inêssos, située à l’intérieur de la Sicile. C’était un municipe sikel indigène, tenu dans la contrainte par une garnison syracusaine qui occupait l’acropolis ; les Athéniens essayèrent en vain de la prendre d’assaut, mais ils furent repoussés avec perte[28]. Lachês termina ses opérations de l’automne par une incursion inefficace sur le territoire d’Himera et dans les îles Lipari. En retournant à Rhegium au commencement de l’année suivante (425 av. J.-C.), il trouva Pythodôros déjà arrivé d’Athènes pour le remplacer[29]. Cet officier était venu comme précurseur d’une expédition plus considérable, destinée à arriver pendant le printemps sous Eurymedôn et Sophoklês, qui devaient commander conjointement avec lui. Les villes ioniennes de Sicile, trouvant l’escadre sous les ordres de Lachês insuffisante pour leur permettre de lutter contre leurs ennemis sur mer, s’étaient enhardies à envoyer une seconde ambassade à Athènes demander de nouveaux renforts, — en même temps ils firent de plus grands efforts pour augmenter leurs propres forces navales. Il se trouva qu’à ce moment les Athéniens n’avaient pas d’emploi spécial ailleurs pour leur flotte, qu’ils désiraient maintenir dans une pratique constante. Conséquemment ils résolurent d’envoyer en Sicile quarante trirèmes de plus, pleins de l’espoir de mener la lutte à une prompte fin[30]. Au commencement du printemps suivant, Eurymedôn et Sophoklês partirent d’Athènes pour la Sicile, à la tête de cette escadre (425 av. J.-C.) : ils avaient pour instructions de donner du secours à Korkyra, et avaient à bord Demosthenês chargé d’agir sur la côte du Péloponnèse. Ce fut cette flotte qui, de concert avec les forces de terre sous le commandement de Kleôn, opérant une descente presque par accident sur la côte laconienne à Pylos, remporta pour Athènes le succès le plus signalé de toute la guerre, — la prise des hoplites lacédæmoniens dans Sphakteria[31]. Mais la flotte fut occupée si longtemps, d’abord au blocus de cette île, ensuite aux opérations à Korkyra, qu’elle n’arriva en Sicile que vers le mois de septembre[32]. Ce délai, éminemment avantageux pour Athènes en général, fut fatal à ses espérances de succès-en Sicile pendant tout l’été. Car Pythodôros, agissant seulement avec la flotte commandée antérieurement par Lachês à Rhegium, non seulement fut défait dans une descente tentée sur. Lokri, mais il éprouva une perte plus irréparable par la révolte de 1llessênê, qui s’était livrée à Lachês peu de mois auparavant, et qui, avec Rhegium, avait donné aux Athéniens l’empire du détroit. Instruits de l’approche de la flotte athénienne, les Syracusains désirèrent vivement lui enlever cette base importante d’opérations contre l’île, et une flotte de vingt voiles, — moitié syracusaines, moitié lokriennes, — put, grâce au concours d’un parti dans Messênê, s’emparer de la ville. Il paraîtrait que la flotte athénienne était alors à Rhegium, mais cette ville était en même temps menacée de l’entrée de toutes les forces de terre de Lokri, avec une troupe d’exilés rhégiens ; ces derniers n’étaient pas même sans quelque espoir d’obtenir d’être admis dans la ville au moyen d’un parti favorable. Bien que cet espoir fût désappointé, cependant la diversion empêcha Rhegium de fournir aucun secours à Messênê. Cette dernière ville servit alors de port à la flotte hostile à Athènes[33], qui, portée promptement à plus de trente voiles, commença sur-le-champ des opérations maritimes, dans l’espérance d’accabler les Athéniens et de prendre Rhegium, avant l’arrivée d’Eurymedôn. Mais les Athéniens, bien qu’ils n’eussent que seize trirèmes avec huit autres de Rhegium, remportèrent une victoire décisive, — dans une action engagée accidentellement pour la possession d’un bâtiment marchand qui faisait voile dans le détroit. Ils mirent en fuite les vaisseaux de l’ennemi et les forcèrent de chercher refuge, quelques-uns sous la protection des forces de terre syracusaines au cap Pelôros, près de Messênê, d’autres sous celles de l’armée lokrienne, près de Rhegium, — chacun d’eux comme il put, après avoir perdu une seule trirème[34]. Cette défaite détruisit tellement le plan des opérations des Lokriens contre cette dernière place, que leurs forces de terre se retirèrent du territoire rhégien, tandis que toute l’escadre vaincue se réunit sur la côte opposée au pied du cap Pelôros. Là les vaisseaux étaient amarrés tout prés du rivage sous la protection de l’armée de terre, quand les Athéniens et les Rhégiens vinrent pour les attaquer, mais sans succès, et même ils perdirent une, trirème que les hommes sur le rivage s’arrangèrent pour saisir et pour retenir au moyen d’un grappin de fer ; son équipage s’échappa et rejoignit à la nage les vaisseaux de ses camarades. Après avoir repoussé l’ennemi, les Syracusains s’embarquèrent, et ramèrent tout près du rivage en le suivant, aidés en partie par des cordes de halage, et en, se dirigeant vers le port de Messênê : dans le passage ils furent attaqués de nouveau ; mais les Athéniens furent battus une seconde fois et perdirent un autre vaisseau. Leur habileté navale supérieure ne leur servit pas dans ce combat livré le long du rivage[35]. On retira alors soudainement la flotte athénienne de prévenir un mouvement projeté dans Kamarina, où un parti favorable à Syracuse sous le commandement d’Archias menaçait de se révolter ; et les forces messéniennes, laissées libres ainsi, envahirent le territoire de la ville chalkidique de Naxos leur voisine, en envoyant leur flotte jusqu’à l’embouchure de l’Akesinês près de cette cité. Elles étaient en train de ravager les terres, et se disposaient à donner l’assaut à la ville, quand on vit un corps considérable de Sikels indigènes descendre des collines voisines au secours des Naxiens ; alors, ces derniers, transportés à cette vue, et prenant par erreur les nouveaux venus pour leurs frères Grecs de Leontini, se précipitèrent hors des portes et firent une vigoureuse sortie au moment où leurs ennemis ne s’y attendaient pas. Les Messêniens furent complètement défaits, et ne perdirent pas moins de mille hommes, et dans leur retraite, poursuivis par les Sikels, ils essuyèrent une perte encore plus grande. Leur flotte revint également à Messênê, doit les vaisseaux qui n’étaient pas messéniens retournèrent chez eux. La ville fut tellement affaiblie par la récente défaite, qu’une garnison lokrienne sous Demomelês fut envoyée pour la protéger, tandis que les Léontins et les Naxiens, en même temps que l’escadre athénienne à ion retour de Kamarina, l’attaquaient par terre et par mer dans ce moirent de détresse. Toutefois une sortie des Messéniens et des Lokriens faite à propos, dispersa l’armée de terre de Leontini ; mais les troupes athéniennes, descendant de leurs vaisseaux, attaquèrent les assaillants dans le désordre de la poursuite, et les refoulèrent dans les murs. Cependant le plan contre Messênê était alors devenu impraticable ; aussi les Athéniens franchirent-ils le détroit pour se rendre à Rhegium[36]. Ainsi le résultat des opérations en Sicile fut indécis pendant la première moitié de la septième année de la guerre du Péloponnèse (425 av. J.-C.) : et il ne paraît pas que les Athéniens aient entrepris rien de considérable pendant la moitié de l’automne, bien que la flotte entière sous Eurymêdon eût alors rejoint Pythodôros[37]. Cependant si la présence d’une flotte athénienne si considérable à Rhegium produisait un grand effet sur l’esprit syracusain, les perspectives triomphantes des affaires athéniennes, et l’humiliation étonnante de Sparte, pendant les mois qui suivirent immédiatement la prise de Sphakteria, firent probablement une impression plus profonde. Dans le printemps de la huitième année de la guerre, Athènes avait en sa possession ; non seulement les prisonniers spartiates, mais encore Pylos et Kythêra, de sorte qu’un soulèvement parmi les Ilotes ne paraissait nullement improbable. Elle était en plein essor d’espérance, tandis que ses ennemis découragés étaient tous rejetés sur la défensive. Aussi les Dôriens siciliens, intimidés par un état de choses si différent de celui dans lequel ils avaient commencé la guerre trois ans auparavant, furent-ils alors impatients d’accomplir une pacification dans leur île[38]. La cité dôrienne de Kamarina, qui jusque-là avait agi de concert avec les villes ioniennes ou chalkidiques, fut la première à faire un accommodement séparé avec la cité de Gela, sa voisine ; et c’est dans cette dernière ville qu’on invita des députés à venir de toutes les cités de l’île, en vue de la paix[39]. Ce congrès se réunit dans le printemps de 424 avant J.-C., époque à laquelle Syracuse, la ville la plus puissante de la Sicile, se mit en avant pour insister sur l’intérêt commun que tous avaient à la conclusion de la paix. Le Syracusain Hermokratês, principal avocat de cette politique dans sa ville natale, parut alors pour la défendre et l’imposer dans le congrès. C’était un homme bien né, brave et capable, au-dessus de toute corruption pécuniaire, et clairvoyant par rapport aux intérêts de son pays à l’étranger[40] ; mais en même temps, de sentiments oligarchiques prononcés, objet de défiance pour le peuple, vraisemblablement à bon droit, au sujet de sa constitution intérieure. Le discours que lui prête Thucydide, dans la présente occasion, expose expressément la nécessité de sauver à tout prix la Sicile d’une intervention étrangère, et de régler à l’intérieur tous les différends qui pourraient survenir entre les diverses villes siciliennes. Hermokratês cherche à pénétrer ses auditeurs de l’idée que les projets agressifs d’Athènes, actuellement la plus grande puissance de la Grèce, étaient dirigés, contre toute la Sicile, et menaçaient toutes les villes également, ioniennes aussi bien que dôriennes. Si elles s’affaiblissaient mutuellement par des querelles intestines, et qu’ensuite elles appelassent les Athéniens comme arbitres, le résultat serait pour toutes la ruine et l’esclavage. Les Athéniens- n’étaient que trop disposés à empiéter par tout, même sans être appelés ; ils étaient venus actuellement, avec un zèle dépassant toute obligation, sous prétexte d’aider les cités chalkidiques qui ne les avaient jamais aidés, — mais dans l’espérance réelle d’accomplir une conquête pour eux-mêmes. Les villes chalkidiques ne devaient pas compter sur leur parenté ionienne pour garantir leur sécurité contre de méchants desseins de la part d’Athènes : comme siciliennes, elles avaient le plus grand intérêt à maintenir l’indépendance de l’île. S’il était possible, elles devaient conserver une paix non troublée ; mais si cela était impossible, il était essentiel au moins de renfermer la guerre dans la Sicile, à l’exclusion de tout intrus étranger. Tous échangeront leurs plaintes, redresseront leurs griefs, dans un esprit de mutuelle tolérance, dont Syracuse, — la première ville de l’île et la plus capable de soutenir le poids de la guerre, — était préparée à donner l’exemple ; car elle ne fait pas follement des chances favorables cette évaluation exagérée, si ruineuse même pour les puissances de premier ordre, et elle a entièrement conscience de l’incertitude de l’avenir. Qu’ils comprennent tons qu’ils sont voisins, habitants de la même île, et appelés du nom commun de Sikéliotes, et que d’un commun accord ils repoussent l’intrusion d’étrangers dans leurs affaires, soit comme assaillants déclarés, soit comme perfides médiateurs[41]. Cette harangue d’Hermokratês, et les sérieuses dispositions de Syracuse favorables à la paix, rencontrèrent une sympathie générale parmi les villes siciliennes, ioniennes aussi bien que dôriennes. Toutes sans doute souffraient de la guerre, et les cités ioniennes, qui avaient sollicité l’intervention des Athéniens comme protecteurs contre Syracuse, conçurent, d’après l’inquiétude évidente de cette dernière, une juste assurance de sa conduite pacifique dans l’avenir. En conséquence, toutes les parties belligérantes acceptèrent la paix, chacune d’elles conservant ce qu’elle possédait, si ce n’est que les Syracusains consentirent à céder Morgantinê à Kamarina, en recevant une certaine somme d’argent déterminée[42]. Les cités ioniennes stipulèrent qu’Athènes serait comprise dans la pacification, condition acceptée par tous, excepté par les Lokriens Épizéphyriens[43]. Elles en firent ensuite connaître les termes à Eurymedôn et à ses collègues, en les invitant à accéder à, la pacification au nom d’Athènes, et ensuite à. retirer leur flotte de la Sicile. Ces généraux n’avaient pas d’autre choix que d’adhérer à la proposition. Athènes fut ainsi mise sur un pied de paix avec toutes les villes siciliennes ; avec liberté pour un seul vaisseau de guerre, mais non pour des forces plus considérables, d’aborder réciproquement dans leur pars, et de traverser la mer antre la Sicile et le Péloponnèse. Ensuite Eurymedôn fit voile avec sa flotte vers Athènes[44]. Toutefois, à son arrivée à Athènes, lui et ses collègues furent reçus par le peuple avec beaucoup de mécontentement. Il fut lui-même condamné à. une amende, et, ses collègues Sophoklês et Pythodôros furent bannis ; on les accusait d’avoir été gagnés pour quitter la Sicile, à, un moment où la flotte (ainsi le croyaient les Athéniens) était assez forte pour faire d’importantes conquêtes. Pourquoi les trois collègues lurent-ils différemment traités ? c’est ce qu’on ne nous apprend pas[45]. Cette sentence était dure et imméritée ; car il ne semble pas qu’il ait été au pouvoir d’Eurymedôn d’empêcher les villes ioniennes de conclure la paix, — tandis qu’il est certain que sans elles il n’aurait pu accomplir rien de sérieux. Tout ce qui paraît inexpliqué clans sa conduite telle que la raconte Thucydide, c’est que son arrivée à Rhegium avec la flotte entière en septembre 425 avant J.-C., ne semble avoir amené ni une plus grande vigueur ni des succès dans la poursuite de la guerre. Mais les Athéniens — outre qu’ils dépréciaient d’une manière exagérée les villes siciliennes, ce qui les égara fatalement, comme nous le verrons ci-après — étaient à ce moment au maximum d’extravagantes espérances, comptant sur de nouveaux triomphes partout, incapables de souffrir un désappointement, et ne s’inquiétant pas s’il y avait de la proportion entre les moyens qu’ils confiaient à leurs commandants, et les résultats qu’ils attendaient d’eux. Cette confiance sans mesure fut péniblement punie dans le cours de quelques mois, par la bataille de Dêlion et par les pertes éprouvées en Thrace. Mais au moment actuel, elle ne fut probablement pas moins surprenante que fâcheuse pour les trois généraux, qui avaient tous quitté Athènes avant le succès remporté à Sphakteria. Bientôt les villes ioniennes en Sicile durent sentir qu’elles avaient renvoyé les Athéniens prématurément. Une dispute entre Leontini et Syracuse, cause qui avait occasionné l’appel fait à Athènes trois ans auparavant, éclata de nouveau peu après la pacification de Gela. Le gouvernement démocratique de Leontini en arriva à la résolution de fortifier sa ville par l’admission d’un grand nombre de nouveaux citoyens ; et l’on projeta un nouveau partage de la propriété territoriale de l’Etat, afin de fournir des lots de terre à ces nouveaux venus. Mais l’aristocratie de la ville, qui aurait ainsi été dans la nécessité de renoncer à une portion de ses terres, prévint l’exécution du projet, vraisemblablement avant qu’il fût même formellement décidé, en entrant dans une correspondance perfide avec Syracuse, en appelant une armée syracusaine, et en chassant le Dêmos[46]. Tandis que ces exilés trouvaient abri comme ils le pouvaient dans d’autres villes, les riches Léontins abandonnèrent et démantelèrent leur propre cité, transportèrent leur résidence à Syracuse, et furent inscrits comme citoyens syracusains. L’opération leur fut excessivement profitable, puisqu’ils devinrent maîtres des propriétés du Dêmos exilé ajoutées aux leurs. Bientôt cependant quelques-uns d’entre eux, mécontents de leur séjour à Syracuse, retournèrent vers la ville abandonnée, et en approprièrent une portion appelée Phokeis, avec un poste voisin fortifié, nommé Brikinnies. Là, après avoir été rejoints par un nombre considérable des membres du Démos exilé, ils s’arrangèrent pour tenir pendant quelque temps contre les efforts que firent les Syracusains, afin de les chasser de leurs fortifications. La nouvelle inscription de citoyens, projetée par la démocratie de Leontini, semble tomber dans l’année qui succéda à la pacification de Gela, et elle était probablement destinée à mettre la ville dans une position plus défendable clans le cas d’attaques renouvelées de la part de Syracuse, —compensant ainsi le départ des auxiliaires athéniens. Le Dêmos léontin, exilé et malheureux, se repentant sans doute amèrement d’avoir concouru à congédier ces auxiliaires, envoya des députés à Athènes avec des plaintes et de nouvelles demandes instantes de secours[47]. Mais alors Athènes était beaucoup trop dans l’embarras pour prêter l’oreille à son appel. Sa défaite à Dêlion et ses pertes en Thrace avaient été suivies de la trêve d’un an, et même pendant cette trêve, elle avait été appelée à faire d’énergiques efforts en Thrace pour arrêter les progrès de Brasidas. Après l’expiration de la trêve, elle envoya en Sicile Phæax et deux collègues (422 av. J.-C.) avec les forces modestes de deux trirèmes. Il avait l’ordre d’essayer d’organiser dans l’île un parti anti-syracusain, afin de rétablir le Dêmos léontin. En passant le long de la côte d’Italie, il forma d’amicales relations avec quelques-unes, des cités grecques, particulièrement avec la ville de Lokri, qui jusque-la s’était tenue à distance d’Athènes ; et ses premières paroles en Sicile parurent promettre le succès. On accueillit bien, tant à Kamarina qu’à Agrigente, ce qu’il dit du danger dont menaçait l’ambition syracusaine. En effet, d’une part, la terreur universelle d’Athènes, qui avait dicté la pacification de Gela, avait alors disparu ; tandis que d’autre part la conduite de Syracuse à l’égard de Leontini était bien faite pour exciter l’alarme. Cette conduite nous montre que la sympathie entre les démocraties des différentes villes n’était pas universelle : la démocratie syracusaine s’était jointe à l’aristocratie léontine pour chasser le Dêmos, — précisément comme le despote Gelôn s’était ligué avec l’aristocratie de Megara et d’Eubœa, soixante ans auparavant, et avait vendu comme esclave le Dêmos de ces villes. Le berceau du fameux rhéteur Gorgias était effacé de la liste des cités habitées, ses temples étaient abandonnés, et son territoire était devenu une partie de Syracuse. Toutes ces circonstances affectaient si puissamment l’imagination grecque, que les Kamarinæens, voisins de Syracuse de l’autre côté, pouvaient bien craindre d’être bientôt victimes d’une conquête, d’une expulsion et d’une absorption aussi injustes. Agrigente, bien qu’elle n’éprouvât pas de crainte semblable, était disposée, par politique et par jalousie, contre Syracuse, à seconder les vues de Phæax. Mais quand ce dernier alla à Gela, afin d’obtenir l’adhésion de cette ville en plus des deux autres, il rencontra une opposition si décidée, que tout son, plan échoua, et qu’il ne jugea sage même d’exposer son affaire ni à Sélinonte, ni à Himera. En revenant, il traversa l’intérieur de l’île par le territoire des Sikels jusqu’à Katane, et dans sa route il passa par Brikinnies, où le Dêmos léontin menait encore une existence précaire. Après l’avoir encouragé à tenir bon en lui promettant du secours, il se mit en route pour Athènes. Dans le détroit de Messine il rencontra quelques vaisseaux qui transportaient de Messênê à Lokri un corps de Lokriens expulsés. Les Lokriens s’étaient rendus maîtres de Messênê après la pacification de Gela, au moyen d’une sédition intérieure ; mais après l’avoir gardée pendant quelque temps, ils étaient alors chassés par une seconde révolution. Phæax, étant en bonne intelligence avec Lokri, passa auprès de ces vaisseaux sans aucun acte d’hostilité[48]. Cependant ses assurances n’avaient procuré aucun avantage aux exilés léontins à Brikinnies, et ils paraissent avoir été complètement expulsés bientôt après. Néanmoins Athènes rie fut nullement disposée, pendant un temps considérable, à entreprendre des opérations en Sicile. Peu de mois après la visite de Phæax à cette île, vint la paix de Nikias. Les conséquences de cette paix occupèrent toute son attention dans le Péloponnèse, tandis que l’ambition d’Alkibiadês l’entraînait pendant trois ans à exécuter des projets dans l’intérieur de la péninsule et à coopérer avec Argos contre Sparte. Ce ne fut que dans l’année 417 avant J.-C., où ces projets avaient avorté, qu’elle eut le loisir de tourner son attention ailleurs. Pendant cette année, Nikias avait projeté une expédition contre Amphipolis conjointement avec Perdikkas, dont la désertion fit échouer le plan. L’année 416 avant J.-C. fut celle où Mêlos fut assiégée et prise. Cependant les Syracusains avaient purgé et s’étaient approprié tout le territoire de Leontini, ville qui existait alors seulement dans les entretiens et les espérances de ses exilés. Une partie de ces derniers semblent être restés à Athènes pour insister sur leurs demandes de, secours, qui commençaient à obtenir quelque attention vers l’année 417 avant J.-C., quand un nouvel incident survint, qui augmenta leur chance de succès. Une querelle, éclata entre les villes voisines de Sélinonte (hellénique) et d’Egesta (non hellénique) à l’extrémité occidentale de la Sicile, en partie pour une portion de terre sur les bords du fleuve qui séparait les deux territoires, en partie pour quelque prétendu tort dans des cas de mariages réciproques. Les Sélinontains, ne se contentant pas de leurs propres forces, obtinrent de l’aide des Syracusains leurs alliés, et réduisirent ainsi Egesta à des embarras considérables par terre aussi bien que par mer[49]. Or les Égestæens s’étaient alliés avec Lachês dix ans auparavant, pendant la première expédition envoyée par les Athéniens en Sicile ; c’est en s’appuyant sur cette alliance qu’ils envoyèrent solliciter Athènes d’intervenir pour les défendre, après s’être adressés en vain tant à Agrigente qu’à Carthage. Il peut sembler singulier que Carthage ne se soit pas empressée, à cette époque, de saisir ce prétexte pour intervenir, — si l’on considère que dix ans plus tard elle intervint avec un effet si ruineux contré Sélinonte. Toutefois, au moment actuel, la crainte d’Athènes et de sa formidable marine paraît avoir été ressentie même à Carthage[50], protégeant ainsi les Grecs siciliens contre le plus dangereux de leurs voisins. Les députés égestæens arrivèrent à Athènes dans le printemps de 416 avant J.-C., à un moment où les Athéniens n’avaient aucun projet immédiat qui occupât leurs pensées, si ce n’est l’entreprise contre Mêlos, qui ne pouvait être ni longue ni douteuse. Bien que pressants en exposant les nécessités de leur position, ils ne parurent pas en même temps, à l’instar des Léontins, comme des suppliants dénués de secours, s’adressant à la pitié athénienne. Ils fondèrent leur appel surtout sur des motifs politiques. Les Syracusains, qui avaient déjà anéanti un allié d’Athènes (Leontini), en pressaient alors vivement un second (Egesta), et voulaient ainsi les soumettre tous successivement : cela une fois accompli, il ne resterait plus rien en Sicile, si ce n’est une combinaison dôrienne toute-puissante, alliée au Péloponnèse et par la race et par la descendance, et qui assurément prêterait une aide efficace pour accabler Athènes elle-même. Il était donc essentiel pour Athènes de prévenir ce danger prochain en intervenant sur-le-champ et en soutenant ce qui lui restait d’alliés contre les empiétements de Syracuse. Si elle voulait envoyer une expédition navale suffisante pour délivrer Egesta, les Egestæens eux-mêmes s’engageaient à fournir des fonds abondants pour continuer la guerre[51]. Ces représentations des députés, et les craintes de l’agrandissement de Syracuse comme source de force pour le Péloponnèse, contribuèrent, avec les prières des Léontins, à rallumer dans Athènes son désir ardent d’étendre sa puissance en Sicile. L’impression faite sur le public athénien, favorable dès le début, fut portée encore à un plus haut point par une discussion renouvelée. Les députés furent entendus à plusieurs reprises dans l’assemblée publique[52], en même temps que les citoyens qui appuyaient leurs propositions. A la tète de ceux-ci était Alkibiadês, qui aspirait au commandement de l’expédition projetée, séduisante à la fois pour son amour de gloire, d’aventures et de gain personnel. Mais il est évident, d’après ces discussions renouvelées, que la disposition du peuple n’était d’abord nullement décidée, encore moins unanime ; et qu’un parti considérable soutenait Nikias dans une opposition prudente : Même à la pin, la résolution adoptée ne fut pas un consentement positif, mais un moyen terme tel que Nikias lui-même ne put s’y opposer. On envoya des députés spéciaux. à Egesta, en partie pour s’assurer si la ville pouvait remplir sa promesse de défrayer les dépenses de la guerre, en partie pour faire des recherches sur place et faire connaître à Athènes l’état général des affaires. Peut-être les commissaires envoyés étaient-ils eux-mêmes des hommes non hostiles à l’entreprise ; et il n’est pas impossible que quelques-uns d’entre eux aient été gagnés individuellement par les Égestæens -, du moins l’état moyen de la morale publique athénienne n’interdit pas une telle supposition. Mais les hommes les plus honnêtes ou même les plus soupçonneux ne pouvaient guère s’attendre aux profonds stratagèmes mis en pratique pour les tromper à leur arrivée à Egesta. On les conduisit dans le riche temple d’Aphrodite sur le mont Eryx, où ta vaisselle plate et les offrandes furent exposées devant eux ; objets abondants en nombre et frappants à la vue, composés toutefois, pour la plupart, de vases de vermeil, qui, bien que donnés faussement pour de l’or massif, avaient en réalité une faible valeur pécuniaire. En outre, les citoyens égestæens reçurent et traitèrent avec profusion tant les commissaires que les équipages des trirèmes[53]. Ils réunirent tous les vases, les plats et les gobelets d’or et d’argent d’Egesta, dont ils augmentèrent encore le nombre en empruntant d’autres ornements du même genre aux villes voisines, helléniques aussi bien que carthaginoises. A chaque festin successif, chaque hôte égestæen étalait tout ce fonds considérable de vaisselle plate comme lui appartenant, — le même fonds étant transmis de maison en maison pour l’occasion. On créa ainsi une fausse apparence d’un grand nombre d’hommes riches à Egesta ; et les marins athéniens, dont les coeurs avaient été gagnés par les caresses, virent avec étonnement ce prodigieux appareil d’or et d’argent, et furent complètement dupes de la fraude[54]. Pour compléter l’illusion, en lui donnant une base de réalité et en faisant croire l un payement prompt, on produisit à la fois soixante talents d’argent non monnayé comme tout prêt pour les opérations de la guerre. Emportant cette somme avec eux, les commissaires athéniens, après avoir achevé leur examen, et les députés égestæens aussi, retournèrent à Athènes, où ils arrivèrent dans le printemps de 415 avant J.-C.[55], trois mois environ après la prise de Mêlos. L’assemblée athénienne étant bientôt réunie pour entendre leur rapport, les commissaires trompés tracèrent un magnifique tableau des richesses, publiques et privées, qu’ils avaient réellement vues et touchées à Egesta, et présentèrent les soixante talents (paye d’un mois pour une flotte de soixante trirèmes) comme un faible à compte sur le vaste fond qui restait derrière. Tandis qu’ils certifiaient ainsi officiellement que les Égestæens étaient en état d’accomplir leur promesse de défrayer les dépenses de la guerre, Ies marins de leur trirème, parlant à l’assemblée en leur qualité de citoyens, — au-dessus de tout soupçon de corruption, — pénétrés d’une vive sympathie pour la ville dans laquelle ils venaient d’être accueillis si cordialement, — et pleins d’étonnement pour le déploiement de richesses dont ils avaient été témoins, — contribuèrent probablement d’une manière encore plus efficace à allumer les sympathies de leurs compatriotes. En conséquence, lorsque les députés égestæens renouvelèrent leurs demandes et leurs représentations, faisant appel avec confiance à l’examen qu’ils avaient subi, — lorsque la détresse des Léontins suppliants fut décrite de nouveau, — l’assemblée athénienne, sans tarder plus longtemps, rendit une décision définitive. On résolut d’envoyer sur-le-champ soixante trirèmes en Sicile, sous trais généraux munis de pleins pouvoirs, — Nikias, Alkibiadês et Lamachos ; dans le dessein, d’abord, de délivrer Egesta ; ensuite, aussitôt que ce premier objet aurait été accompli, de rétablir la ville de Leontini ; enfin, de favoriser les vues d’Athènes en Sicile, par tout autre moyen qui leur paraîtrait praticable[56]. Cette résolution rendue, on indiqua une nouvelle assemblée pour le cinquième jour suivant, afin d’en régler les détails. Nous ne pouvons douter que cette assemblée, dans laquelle furent présentés pour la première fois les rapports d’Egesta, n’ait été une scène de triomphe complet pour Alkibiadês et pour ceux qui avaient, dès le début, soutenu l’expédition, — aussi bien que d’embarras et d’humiliation pour Nikias, qui s’y était opposé. Il fut probablement plus étonné que personne des assertions des commissaires et des marins, parce qu’il ne croyait pas à ce qu’ils cherchaient à établir. Cependant il ne pouvait pas se permettre de contredire des témoins oculaires, parlant avec une bonne foi évidente, — et comme l’assemblée était de cœur avec eux, il s’efforça, avec une grande difficulté, de répéter, ses objections à un projet actuellement si fortifié dans la faveur publique. En conséquence, son discours fut probablement hésitant et inefficace ; d’autant plus que ses adversaires, loin de désirer de s’assurer un triomphe personnel contre lui-même, s’empressèrent de proposer son nom en première ligne sur la liste des généraux, malgré sa répugnance prononcée[57]. Mais quand l’assemblée se sépara, il réfléchit avec effroi à la résolution périlleuse qui avait été adoptée, et en même temps il eut la conscience de ne pas avoir fait suffisamment son devoir quand il combattait l’opinion de l’assemblée. Il résolut donc de profiter de la prochaine réunion, quatre jours après, dans le dessein de rouvrir le débat, et de dénoncer de nouveau l’expédition projetée. A proprement parler, les Athéniens auraient pu refuser de l’entendre sur ce sujet. En effet, la question qu’il soulevait ne pouvait être posée sans illégalité ; le principe de la mesure avait été déjà déterminé, et il ne restait qu’à en arranger les détails, but spécial pour lequel on avait fixé l’assemblée prochaine. Mais on l’écouta, et avec une patience parfaite ; et sa harangue, précieux échantillon et de l’homme : et du temps, est exposée au long par Thucydide. J’en donne ici les principaux points, sans m’astreindre aux expressions exactes : Bien que nous soyons réunis aujourd’hui, Athéniens, pour régler les détails de l’expédition déjà résolue contre la Sicile, cependant je crois que nous devons examiner encore s’il est convenable de l’envoyer : et il ne faut pas nous jeter ainsi à la hâte, sur les instances d’étrangers, dans une guerre dangereuse qui ne nous regarde nullement. En effet, pour moi personnellement, votre résolution m’a valu une honorable nomination, et quant au danger que je peux courir moi-même, je m’en inquiète aussi peu que personne : cependant aucune considération de dignité personnelle ne m’a jamais empêché auparavant, ni ne m’empêchera aujourd’hui de vous exposer ma sincère opinion, bien qu’elle puisse heurter vos jugements habituels. Je vous dis donc que, dans votre désir d’aller en Sicile, vous laissez ici beaucoup d’ennemis derrière vous, et que de ce pays vous attirerez sur vous de nouveaux ennemis qui les soutiendront. Peut-être vous imaginez-vous que votre trêve avec Sparte est une protection suffisante. De nom, il est vrai — quoique de nom seulement, grâce aux intrigues des partis tant ici que là —, cette trêve peut durer aussi longtemps que votre puissance restera intacte ; mais à vos premiers revers sérieux, l’ennemi saisira avec empressement l’occasion de vous attaquer. Quelques-uns de vos plus puissants ennemis n’ont jamais même accepté la trêve ; et si vous divisez vos forces comme vous vous proposez maintenant de le faire, ils vous attaqueront probablement sur-le-champ avec les Siciliens, dont ils auraient été trop heureux de se procurer la coopération comme alliés au commencement de la guerre. Rappelez-vous que vos sujets chalkidiens, en Thrace, sont encore en révolte, et n’ont jamais été vaincus : il ne faut pas non plus beaucoup se fier aux autres sujets continentaux ; et vous allez redresser des injures faites à Egesta, avant d’avoir songé à redresser les vôtres. Aujourd’hui, vos conquêtes en Thrace, si vous en faites, peuvent être conservées ; mais la Sicile est si éloignée et le peuple si puissant, que vous ne serez jamais en état de maintenir un ascendant permanent ; et il est absurde d’entreprendre une expédition où une conquête ne peut être permanente, tandis qu’un échec sera ruineux. Les Égestæens vous effrayent par la perspective d’un agrandissement de Syracuse. Mais quant à moi, il me semble que les Grecs siciliens, même s’ils deviennent sujets de Syracuse, seront moins dangereux pour vous qu’ils ne le sont maintenant ; car dans l’état actuel des choses, il se pourrait qu’ils envoyassent du secours au Péloponnèse, dans le désir qu’aurait chacun d’eux de gagner la faveur de Lacédæmone, — mais Syracuse souveraine n’aurait pas de motif pour compromettre son propre empire dans le dessein d’abattre le vôtre. Vous êtes maintenant pleins de confiance, parce que vous êtes sortis de la guerre mieux que vous ne l’aviez pensé d’abord. Mais ne vous fiez pas aux Spartiates : eux, les plus sensibles de tous les hommes à la réputation de supériorité, guettent le moment de vous jouer un tour pour réparer leur propre déshonneur : leurs machinations oligarchiques dirigées contre vous réclament toute votre vigilance, et ne vous laissent pas le loisir de songer à ces étrangers d’Egesta. Maintenant nous venons de nous remettre un peu des maux de la maladie et de la guerre, nous devons réserver cette force nouvellement acquise pour nos propres desseins, au lieu de la dissiper sur les perfides assurances d’exilés siciliens désespérés. Nikias continua ensuite, se tournant sans doute vers Alkibiadês : Que si quelqu’un, fier d’être nommé à ce commandement, bien que trop jeune pour en être chargé, vous exhorte à cette expédition dans l’égoïsme de son intérêt ; songeant à exciter l’admiration par son faste aux courses de chars, et à profiter de son commandement comme d’un moyen de suppléer à ses extravagances, — ne permettez pas à un tel homme de gagner la célébrité pour lui-même, en exposant la république entière. Soyez persuadés que de telles personnes ont aussi peu de principes à l’égard des richesses publiques qu’elles sont prodigues des leurs, et que cette question est trop sérieuse pour être abandonnée aux conseils téméraires de la jeunesse. Je tremble quand je vois devant moi cette troupe, assise, en vertu d’un accord antérieur, tout près de son chef dans l’assemblée, — et à mon tour j’exhorte les vieillards, qui sont près d’elle, à ne pas rougir de leur opposition par la crainte d’être appelés lâches. Qu’ils laissent à ces hommes le désir ruineux d’obtenir ce que l’on ne peut atteindre : dans la conviction que peu de plans réussissent jamais par une convoitise passionnée, — beaucoup au contraire, par une prévoyance réfléchie. Qu’ils votent contre l’expédition, — en conservant intactes nos relations actuelles avec les villes siciliennes, et en demandant aux Égestæens de terminer la guerre contre Sélinonte, comme ils l’ont commencée, sans l’aide d’Athènes[58]. Ne crains pas, ô Prytanis (président), de soumettre de nouveau cette question importante à la décision de l’assemblée, — en songeant qu’une violation de la loi en présence de tant de témoins, ne peut t’exposer à une accusation, tandis que tu fourniras l’occasion de rectifier un jugement erroné et dangereux.» Tels furent les principaux points du discours de Nikias, dans cette mémorable occasion. Il fut écouté avec attention, et il est probable qu’il fit quelque impression ; puisqu’il rouvrit complètement tout le débat, malgré l’illégalité formelle. Immédiatement après qu’il se fut assis, tandis que ses paroles étaient encore fraîches dans les oreilles de l’auditoire, Alkibiadês se leva pour répondre. Le discours qui venait d’être prononcé, remettant l’expédition de nouveau en question, compromettait ses plus chères espérances, tant de renommée que d’acquisition pécuniaire. Opposé à Nikias et par le caractère personnel et par les tendances politiques, il avait poussé la rivalité à un tel degré d’acharnement, qu’à un moment, un vote d’ostracisme avait été sur le point de décider entre eux. Dans le fait, ce vote avait été détourné d’un commun accord, et lancé sur Hyperbolos ; cependant, les sentiments hostiles continuèrent, jusqu’à ce moment, des deux côtés, et Nikias l’avait prouvé par une attaque parlementaire du caractère le plus blessant, — et d’autant plus blessant qu’elle était rigoureusement juste et bien méritée. Provoqué aussi bien qu’alarmé, Alkibiadês se leva sur-le-champ, son impatience s’affranchissant des formalités d’un exorde : Athéniens, j’ai de meilleurs titres que d’autres au poste de commandant — car les sarcasmes de Nikias me forcent de commencer par là —, et je m’en crois entièrement digne. Ces choses mêmes, qu’il me reproche, sont des sources non seulement de gloire, pour mes ancêtres et pour moi-même, mais d’avantage positif pour mon pays. Car les Grecs, en voyant ma splendide théôrie à Olympia, furent amenés à estimer la puissance d’Athènes, même au-dessus de la réalité, après l’avoir regardée antérieurement comme abattue pur la guerre ; alors que j’ai lancé sept chars dans la carrière, ce que n’avait jamais fait auparavant un simple particulier, que j’ai gagné le premier prix, que je suis arrivé aussi second et quatrième, et que j’ai accompli tout le reste d’une manière digne d’un vainqueur olympique. La coutume attache de l’honneur à de semblables exploits ; mais en même temps, le pouvoir de ceux qu`i les accomplissent est rappelé aux sentiments des spectateurs. De plus, les spectacles que j’ai donnés à Athènes, chorégiques et autres, sont naturellement vus avec jalousie par mes rivaux ici ; mais aux yeux des étrangers ce sont des preuves de puissance. Ce qu’on appelle de la folie n’est nullement inutile, quand un homme, à ses frais, sert la république, aussi bien que lui-même. Et il n’est pas injuste que celui qui a une haute idée de lui-même ne se conduise pas à l’égard des autres comme s’il était leur égal ; car l’homme, dans le malheur, ne trouve personne pour le partager avec lui. De même que, dans le malheur, nous ne trouvons personne qui nous parle, — de même l’on doit se préparer à supporter l’insolence des gens fortunés, ou autrement traiter les humbles sur un pied d’égalité, et ensuite réclamer des grands le même traitement. Je sais bien que ces hauts personnages, et tous ceux qui ont atteint une position élevée de quelque manière que ce soit, ont été impopulaires pendant leur vie, surtout en société avec leurs égaux, et dans une certaine mesure avec tant d’autres aussi ; tandis qu’après leur mort ils ont laissé une réputation telle que les gens prétendent faussement être leurs parents, — et que leur pays se vante d’eux, et les regarde non comme des étrangers ou des hommes nuisibles, mais comme ses propres citoyens et comme des hommes qui firent sa gloire. C’est cette gloire que j’ambitionne ; et c’est en la recherchant que j’en-cours de pareils reproches pour ma conduite privée. Cependant, regardez ma conduite publique, et voyez si elle ne peut supporter la comparaison avec celle de tout autre citoyen. J’ai réuni les États les plus puissants du Péloponnèse, sans dépenses sérieuses ni danger pour vous, et j’ai forcé les Lacédæmoniens à jouer leur tout à Mantineia sur la chance d’une seule journée : péril si grand, que, bien que victorieux, ils n’ont pas même encore regagné la ferme confiance dans leur propre force. C’est ainsi que ma jeunesse, et ce qu’on appelle ma monstrueuse folie, ont trouvé des paroles convenables pour parler aux puissances péloponnésiennes, et de l’ardeur pour leur inspirer confiance et obtenir leur coopération. Ne craignez donc pas aujourd’hui cette jeunesse en moi ; niais tant que je la possède dans toute sa vigueur, et que Nikias conserve sa réputation d’heureuse chance, profitez des services que chacun de nous peut vous rendre[59]. Après s’être ainsi personnellement justifié, Alkibiadês continua en conjurant tout changement de la résolution publique déjà, prise. Les villes siciliennes (dit-il) n’étaient pas aussi formidables qu’on l’avait représenté. Leur population était nombreuse, à la vérité, mais flottante, turbulente, souvent en mouvement, et sans attachement local. Là, personne ne se regardait comme habitant permanent, ni ne songeait à défendre la ville dans laquelle il résidait, et il n’y avait ni armes ni organisation pour un tel dessein. Lés Sikels indigènes, détestant Syracuse, prêteraient volontiers leur aide à ses agresseurs. Quant aux Péloponnésiens, puissants comme ils l’étaient, ils n’avaient jamais eu encore moins l’espoir de nuire à, Athènes qu’ils ne l’avaient actuellement : ils n’étaient pas maintenant des ennemis plus terribles qu’ils ne l’avaient été dans les temps passés[60] : ils pouvaient envahir l’Attique par terre, que les Athéniens allassent en Sicile ou non ; mais ils ne pouvaient lui faire aucun mal par mer, car Athènes avait encore en réserve une marine suffisante pour les en empêcher. Quelle raison valable avait-on donc pour éviter de remplir des obligations auxquelles Athènes s’était engagée par serment envers les alliés siciliens ? Assurément, ils ne donneraient à l’Attique aucune aide en retour ; — mais Athènes n’avait pas besoin d’eux de son cité de l’eau, — elle avait besoin d’eux en Sicile, pour empêcher ses ennemis siciliens de venir l’attaquer. Elle avait acquis son empire dans l’origine par sa promptitude à intervenir partout où elle était appelée ; et elle n’aurait fait aucun progrès si elle avait été trop lente ou trop difficile dans l’examen de telles invitations. Elle ne pouvait pas actuellement mettre de limites à l’étendue de son pouvoir souverain ; elle était non seulement dans la nécessité de conserver ses sujets actuels, mais de tendre des piéges pour se faire des sujets nouveaux, — sous peine de tomber dans la dépendance elle-même si elle cessait d’être souveraine. Qu’elle persiste donc dans la résolution adoptée, et qu’elle frappe le Péloponnèse de terreur en entreprenant cette grande expédition. Probablement elle se rendrait maîtresse de toute la Sicile ; du moins elle humilierait Syracuse : même en cas d’échec, elle pourrait toujours ramener ses troupes, vu son incontestable supériorité sur mer. La politique stationnaire et inactive, recommandée par Nikias, n’était pas moins contraire au caractère qu’à la position d’Athènes, et serait ruineuse pour l’État si on la poursuivait, Son organisation militaire déclinerait, et son énergie se perdrait dans des embarras et des conflits intérieurs, au lieu, de cette ardeur ambitieuse d’entreprises qui était entrée maintenant dans ses lois et dans ses habitudes, et à laquelle elle ne pouvait renoncer actuellement, fut-elle nuisible en elle-même, sans courir à sa perte[61]. Telle fut en substance la réponse d’Alkibiadês à Nikias. Le débat fut alors rouvert complètement, de sorte que plusieurs orateurs parlèrent à l’assemblée des deux côtés : toutefois plutôt, décidément, en faveur de l’expédition que contre elle. Les Égestæens et les Léontins alarmés renouvelèrent leurs supplications, faisant appel à l’engagement pris par la république ; probablement aussi, les Athéniens qui avaient visité Egesta s’avancèrent encore pour protester contre ce qu’ils appelaient les insinuations et les doutes peu généreux de Nikias. Tous ces appels, après un débat considérable, agirent si puissamment sur l’assemblée que sa détermination d’envoyer la flotte devint plus arrêtée que jamais ; et Nikias, remarquant qu’il était inutile de continuer à faire une opposition directe, changea de tactique. Il tenta alors une manoeuvre, destinée indirectement à dégoûter du plan ses compatriotes, en exagérant les dangers et les difficultés qu’il présentait, et en insistant sur la nécessité de forces prodigieuses pour les surmonter. Et il n’était pas sans espérer qu’ils seraient assez découragés par une telle perspective de maux, pour renoncer complètement au projet. En tout cas, s’ils persistaient, lui-même, comme commandant, serait ainsi mis en état de l’exécuter avec confiance et des moyens complets. Conséquemment, en acceptant l’expédition comme l’arrêt prononcé du peuple, il lui rappela que les villes qu’il était sur le point d’attaquer, surtout Syracuse et Sélinonte, étaient puissantes, populeuses, libres, bien pourvues de toute manière d’hoplites, de cavaliers, de troupes armées à la légère, de vaisseaux de guerre, d’une quantité de chevaux pour monter leur cavalerie, et qu’elles possédaient du blé en abondance chez elles. Dans le cas le plus favorable, Athènes ne pourrait compter sur d’autres alliés en Sicile que sur Naxos et Katane, à cause de leur parenté avec les Léontins. Ce n’était donc pas simplement une flotte qui pourrait lutter avec de pareils ennemis, sur leur propre sol. La flotte, en effet, devrait être prodigieusement grande, non seulement en vue d’un combat maritime, mais encore pour tenir une communication ouverte par mer, et assurer l’importation des subsistances. Mais il faudrait, en outre, des forces considérables en hoplites, en archers et en frondeurs, — un fonds abondant de provisions dans les transport, — et surtout, une grande quantité d’argent : car on verrait que les fonds promis par les Égestæens n’étaient qu’une pure déception. L’armée devait être non seulement en état de lutter contre les hoplites réguliers et la puissante cavalerie de l’ennemi, mais encore pouvoir se passer d’une aide étrangère dès le premier jour de son débarquement[62]. Sinon, dans le cas du moindre revers, elle ne trouverait partout que d’actifs ennemis, sans un seul ami. — Je sais (dit-il en terminant) qu’il y a bien des dangers contre lesquels nous devons nous mettre en garde, et bien plus encore dans lesquels nous devons nous fier à la bonne fortune, quelque grave que ce soit pour de simples mortels. Mais je désire laisser aussi peu que possible au pouvoir de la fortune, et avoir sous la main tous les moyens de sécurité raisonnable au moment ou je quitte Athènes. A ne considérer que les intérêts de la république, c’est la marche la plus assurée ; tandis que pour nous autres, chargés de former l’armement, c’est indispensable pour notre salut. Si quelqu’un pense différemment, je lui cède le commandement[63]. L’effet que ce second discours de Nikias produisit sur l’assemblée, venant après un débat long et opiniâtre, fut beaucoup plus grand que celui qu’avait produit son premier. Mais ce fut un effet totalement opposé à celui auquel il s’était attendu lui-même et auquel il avait visé. Loin d’être découragé ou détourné de l’expédition par les obstacles qu’il avait soigneusement exagérés, le peuple ne s’y attacha qu’avec une obstination plus grande encore. Les difficultés qui se trouvaient sur la route de la conquête sicilienne ne servirent qu’ai la lui faire aimer davantage, en provoquant un redoublement d’ardeur et d’impatience qui le portait à faire des efforts personnels dans la cause. Non seulement le peuple accepta, sans hésiter ni sans rien en retrancher, l’évaluation que Nikias lui avait exposée du danger et des frais, mais il loua chaudement sa franchise, non moins que sa sagacité, comme le seul moyen de rendre le succès certain. Il fut disposé à lui accorder sans réserve tout ce qu’il lui demandait, avec un enthousiasme et une unanimité tels qu’on en voyait rarement régner de pareils dans une assemblée athénienne. En effet, le second discours de Nikias avait amené les deux veines contraires de l’assemblée à se réunir dans un accord harmonieux, d’autant mieux venu qu’il n’était pas attendu. Tandis que ses partisans le secondaient comme étant le meilleur moyen de neutraliser la folie populaire, ses adversaires, — Alkibiadês, les Égestæens et les Léontins, — s’en saisissaient avec acclamation, comme réalisant plus qu’ils n’avaient espéré et qu’ils n’auraient jamais osé proposer. Si Alkibiadês avait demandé un armement aussi considérable, le peuple aurait fait la sourde oreille. Mais son respect pour Nikias était tel, sur les motifs combinés de prudence, d’heureuse fortune, de piété et de faveur auprès des dieux, que son opposition à son projet favori l’avait réellement embarrassé ; et quand Nikias fit la même demande, il fut charmé d’acheter son concours en adoptant toutes les conditions qu’il imposait[64]. Ce fut ainsi que Nikias, tout à fait contrairement à ses propres idées, non seulement donna à l’entreprise une grandeur gigantesque à laquelle les auteurs n’avaient jamais songé, mais y jeta l’âme tout entière d’Athènes, et provoqua une explosion d’ardeur telle qu’on n’en avait jamais vu d’exemple. Tous les hommes présents, vieux aussi bien que jeunes, riches et pauvres, de toutes les classes et de toutes les professions, furent impatients de donner leurs noms pour un service personnel. Quelques-uns étaient tentés par l’amour du gain ; d’autres, par la curiosité de voir une contrée si éloignée, Vautres encore par l’orgueil de s’enrôler clans un armement aussi irrésistible et par la sûreté supposée qu’il présentait. Le peuple demanda l’exécution du projet d’une voix si impérieuse, que la faible minorité qui conservait ses scrupules, craignit de lever les mains, par crainte d’encourir le soupçon de manquer de patriotisme. Quand l’émotion se fut un peu calmée, un orateur nommé Demostratos, s’avançant comme organe de ce sentiment, pressa Nikias de déclarer sur-le-champ, sans chercher de nouvelles défaites, quelles forces il demandait au peuple. Quelque désappointé que fût Nikias, n’ayant cependant pas à choisir, il répondit avec tristesse à l’appel ; il dit qui il délibérerait de nouveau avec ses collègues, mais qu’en parlant d’après sa première impression, il pensait qu’il ne faudrait pas moins de cent trirèmes, et de cinq raille hoplites, — Athéniens et alliés réunis. Il devait y avoir, en outre, un équipement proportionnel d’autres forces et d’autres accessoires, en particulier des archers et des frondeurs krêtois. Quelque énorme que fût cette requête, non seulement le vote du peuplé la sanctionna, mais il alla même au delà. On conféra aux généraux le plein pouvoir de fixer et le nombre de l’armement et toute autre chose relative à l’expédition, et de faire ce qu’ils jugeraient le plus convenable aux intérêts d’Athènes. Conformément à cette importante résolution, on commença immédiatement à enrôler et à préparer les forces (415 av. J.-C.). On envoya des messages pour demander aux alliés maritimes le nombre suffisant de trirèmes, aussi bien que pour appeler des hoplites d’Argos et de Mantineia, et pour soudoyer ailleurs des archers et des frondeurs. Pendant trois mois les généraux furent activement occupés à cette opération, tandis que la ville était pleine d’agitation et de mouvement, interrompu toutefois fatalement par un incident que je raconterai dans le chapitré suivant. A considérer les prodigieuses conséquences qui résultèrent de l’expédition d’Athènes contre la Sicile, il n’est pas sans intérêt de faire quelques réflexions sur la conduite préliminaire du peuple athénien. Ceux qui sont accoutumés à imputer tous les malheurs d’Athènes à la précipitation, à la passion et à l’ignorance de la démocratie, ne trouveront pas l’accusation appuyée par les faits que nous venons d’examiner. Les supplications des Égestæens et des Léontins, adressées à Athènes vers le printemps ou l’été de 416 avant J.-C., sont soumises à une discussion soigneuse et répétée dans l’assemblée publique. Elles commencent par rencontrer une opposition considérable, mais les débats réitérés échauffent graduellement les sympathies et l’ambition du peuple. Toutefois, aucune démarche décisive n’est faite sans des renseignements plus abondants et plus exacts pris sur place, et on envoie, dans ce but, des commissaires spéciaux à Egesta. Ces hommes reviennent avec un rapport décisif, certifiant d’une manière triomphante tout ce que les Égestæens avaient promis. Nous ne pouvons nullement nous étonner que le peuple n’ait jamais soupçonné la ruse profonde qui avait servi à duper les commissaires. C’était sur le résultat de cette mission d’Egesta, que les deux partis pour et contre l’expédition projetée avaient évidemment commencé la discussion ; et quand les commissaires revinrent, apportant un témoignage si décisif en faveur du premier parti, celui-ci ainsi fortifié se crut autorisé à demander une décision immédiate, après tous les débats préalables. Néanmoins, la mesure avait encore à surmonter l’opposition renouvelée et ardente de Nikias, avant qu’elle en vînt à être ratifiée définitivement. Cette discussion longue et souvent reprise, avec une opposition souvent répétée et toujours vaincue par des raisonnements, produisit graduellement une conviction de plus en plus profonde dans l’esprit du peuple, l’amena tout entier à l’appuyer unanimement, et le fit s’y attacher avec cette ténacité que montreront les chapitres suivants. En tant que l’expédition fut une faute, ce ne fut certainement pas une faute qui eut sa source, soit dans la précipitation, soit dans le défaut de discussion, soit dans le défaut de recherches. Jamais dans l’histoire grecque il n’y eut de mesure qui ait été pesée avec plus de soin à l’avance, ni adoptée avec plus de réflexion et d’unanimité. La position de Nikias, par rapport à la mesure, est remarquable. Comme conseiller disposé à avertir et à dissuader ; il s’en fit une idée juste ; mais en cette dualité il ne put entraîner le peuple avec lui. Cependant les Athéniens avaient pour lui personnellement une si constante estime, ils répugnaient tellement à s’engager dans l’entreprise sans lui, qu’ils embrassèrent avec empressement toutes les conditions qu’il crut bon d’imposer. Et les conditions qu’il dicta eurent pour effet d’exagérer l’entreprise et de la porter à une grandeur gigantesque telle que personne dans sthènes n’en avait jamais vu de pareille ; il y fut jeté ainsi une proportion si prodigieuse de sang athénien, que la défaite fut l’équivalent de la ruine de la république. Ce fut là le premier malheur occasionné par Nikias, quand, après avoir été forcé de renoncer à son opposition directe, il eut recours à la manoeuvre indirecte de demander plus qu’il ne pensait que le peuple serait disposé à accorder. On verra que ce n’est que la première dans une triste série d’autres erreurs, fatales à son pays aussi bien qu’à lui-même. Cependant, tout en faisant à Nikias, pour le moment, grand honneur à cause de la sagesse, dont il fit preuve en lui conseillant l’expédition, et de son scepticisme au sujet des rapports venus d’Egesta, nous ne pouvons nous empêcher de signaler la qualité contraire dans Alkibiadês. Son discours est plein, non seulement d’une insolence outrecuidante comme manifestation de caractère individuel, mais encore d’instigations téméraires et ruineuses par rapport à la politique étrangère de son pays. Les arguments à l’aide desquels il appuie l’expédition contre Syracuse sont effectivement plus funestes dans leur tendance que l’expédition elle-même, dont l’échec ne doit pas être imputé à Alkibiadês. Elle aurait pu réussir dans son objet spécial, si elle avait été convenablement conduite, mais, eût-elle même réussi, la remarque de Nikias n’en est pas moins juste : à savoir qu’Athènes visait à un agrandissement démesuré de son empire, qu’elle eût été absolument dans l’impossibilité de conserver. Si nous nous rappelons la véritable sagesse politique avec laquelle Periklês avait conseillé à ses compatriotes de maintenir courageusement leur empire actuel, mais de- ne vouloir, en aucune sorte, aspirer à de nouvelles acquisitions tandis qu’ils avaient des ennemis puissants dans le Péloponnèse, — nous apprécierons, par contraste, le système fiévreux d’agression sans fin inculqué par Alkibiadês, et les principes destructifs qu’il pose, à savoir qu’Athènes doit pour toujours s’engager, dans de nouvelles conquêtes, sons peine de perdre son empire actuel et de se déchirer elle-même par des divisions intestines. Même, en admettant qu’il fût nécessaire pour Athènes d’employer ses forces militaires et navales (comme Nikias l’avait, avec raison, fait observer), Amphipolis et ses sujets révoltés en Thrace n’étaient pas encore soumis, et l’on devait diriger contre eux le premier emploi des forces athéniennes, au lieu de les gaspiller dans des hasards éloignés et des nouveautés perfides, créant à Athènes une position dans laquelle elle ne pourrait jamais se maintenir d’une manière permanente. Le parallèle que trace. Alkibiadês, entre l’esprit entreprenant à l’aide duquel l’empire athénien avait été acquis d’abord, et les spéculations illimitées qu’il recommandait lui-même, est complètement trompeur. L’empire athénien naquit de l’esprit d’entreprise athénien, agissant de concert avec une alarme et une nécessité sérieuses de la part de toutes les cités grecques dans la mer Ægée ou autour d’elle. Athènes rendit un service essentiel en écartant les Perses, et en maintenant cette mer dans un état meilleur que celui dans lequel elle avait jamais été auparavant : son empire avait commencé par être une confédération volontaire, et n’avait passé que par degrés à la contrainte ; tandis que la situation locale de tous ses sujets était suffisamment rapprochée pour être à la portée du contrôle de sa marine. Sa nouvelle carrière d’agressions en Sicile fut différente à tous ces égards. Et il n’est pas moins surprenant de voir, Alkibiadês affirmer que la multiplication de sujets dans cette île éloignée, nécessitant pour veiller sur eux une portion considérable des forces navales athéniennes, donnerait une nouvelle stabilité à l’empire athénien préexistant. Combien il est étrange aussi de lire les termes dans lesquels il dédaigne les ennemis tant du Péloponnèse que de la Sicile ; la guerre de Sicile étant une nouvelle entreprise à peine inférieure en grandeur et en dangers à celle du Péloponnèse[65] ! — de l’entendre mentionner l’honneur auquel il prétend avoir droit pour ses opérations dans le Péloponnèse, et lors de la bataille de Mantineia[66], qui avaient abouti à un échec complet, et replacé Sparte au maximum de son crédit, tel qu’il était avant les événements de Sphakteria ! Il n’y a pas, en effet, dans Thucydide de discours aussi rempli de conseils téméraires, dangereux et trompeurs, que cette harangue d’Alkibiadês. Comme homme d’action, Alkibiadês fut toujours brave, énergique et plein de ressources ; comme politique et conseiller, il fut particulièrement funeste à son pays, parce qu’il s’adressa exactement à son faible, et qu’il poussa son caractère ardent et entreprenant à une témérité qui négligeait tout calcul permanent. Les Athéniens avaient alors conçu l’opinion que, en qualité de maîtres de la mer, ils avaient le droit de dominer sur toutes les îles et de recevoir leur tribut, — opinion d’après laquelle, non seulement ils avaient agi, mais qu’ils avaient professée ouvertement, dans leur attaque contre Mêlos pendant l’automne précédent. Comme la Sicile était une île, elle semblait naturellement rentrer dans cette catégorie de sujets ; car nous ne devons pas nous étonner que, au milieu des données géographiques inexactes courantes à cette époque, ils ignorassent combien la Sicile[67] était plus considérable que l’île la plus considérable de la mer Égée. Cependant ils semblent avoir su que c’était une conquête qui demandait de prodigieux efforts ; comme nous pouvons en juger par ce fait, que le but fut plutôt caché qu’avoué ouvertement, et qu’ils accédèrent à tous les immenses préparatifs demandés par Nikias[68]. De plus, nous verrons bientôt que même l’armement qui fut envoyé n’avait conçu que des idées vagues et hésitantes au sujet de quelque chose de grand à accomplir en Sicile. Mais si le public athénien faisait preuve de témérité et d’ignorance, en songeant à la conquête de la Sicile, bien plus extravagantes étaient les vues d’Alkibiadês ; quoique je ne puisse me décider à croire que (comme il l’affirma plus tard) il portât réellement les yeux plus loin que la Sicile, sur la conquête de Carthage et de son empire. Ce n’était pas seulement son ambition qu’il désirait satisfaire. Il n’était pas moins avide de ces immenses gains privés qui devaient être la conséquence du succès, afin de suppléer au déficit que ses folles dépenses avaient occasionné[69]. Si nous nous rappelons avec quel éclat on avait accusé Kleôn de présomption, de politique téméraire et, de motifs égoïstes, par rapport à Sphakteria, à la poursuite de la guerre en général et à Amphipolis ; et si nous comparons ces actes avec la conduite d’ Alkibiadês telle qu’elle est décrite ici, — nous verrons combien de telles accusations s’attachent plus fortement au dernier qu’au premier. On verra avant la fin de ce volume que les vices d’ Alkibiadês et les défauts de Nikias furent cause d’une ruine beaucoup plus grande pour Athènes que ne l’axaient été Kleôn ou Hyperbolos, même à considérer ces deux derniers comme le faisaient leurs ennemis les plus acharnés. |
[1] V. tome VII, ch. 1, pour l’histoire de ces événements. Je reprends maintenant le fil de ce chapitre.
[2] M. Mitford, dans l’esprit qui lui est habituel, tout en s’étendant sur les maux occasionnés par cette révolution étendue tant d’habitants que de biens dans toute la Sicile, ne fait pas attention à la cause qui lui donna naissance, — à savoir le nombre de mercenaires étrangers que la dynastie gélonienne avait fait venir et qu’elle avait inscrits comme nouveaux citoyens (Gelôn seul en ayant introduit dix mille, Diodore, XI, 72), et le nombre d’exilés qu’elle avait bannis et dépossédés.
Je ne mentionnerai ici qu’un seul de ces faux exposés relativement aux événements de cette période, parce qu’il est défini aussi bien qu’important (vol. IV, p. 9, ch. 18, sect. 1).
Et, — sect. III, p. 23, — il parle de cet incomplet et inique partage des terres, etc.
Or, à ce sujet, nous pouvons faire remarquer :
1° L’égal partage des terres de l’État, affirmé ici par M. Mitford, est une pure imagination personnelle. Il n’a à l’appui aucune autorité quelconque. Diodore dit (XI, 76) — κατεκληρούχησαν τήν χώραν, etc. ; et encore (XI, :86) il parle de τόν άναδασμόν τής χώρας, le nouveau partage du territoire ; mais relativement à l’égalité de partage, il ne dit pas un seul mot. Et dans ce cas, il ne peut y avoir de principe de partage moins probable que l’égalité. Car un des grands motifs du nouveau partage fut de pourvoir ces exilés qui avaient été dépossédés par la dynastie gélonienne ; et ces bommes recevaient des lots, plus ou moins grands, comme compensation des pertes plus ou moins grandes qu’ils avaient nu éprouver. En outre, immédiatement après le nouveau partage, nous trouvons des riches et des pauvres mentionnés comme auparavant (XI, 86).
2° Ensuite M. Mitford appelle le partage égal de toutes les terres de l’État la mesure d’autorité de la démocratie. C’est une assertion non moins inexacte. On ne peut produire une seule démocratie en Grecs (que je sache) dans laquelle on connaisse qu’un tel partage égal ait jamais été effectué. Dans la démocratie athénienne, en particulier, non seulement il exista constamment une grande inégalité de propriétés foncières, mais le serment prononcé annuellement par les juges Héliastiques populaires renfermait une clause spéciale, protestant expressément contre un nouveau partage de la terre ou contre une extinction des dettes.
[3] Thucydide, VI, 17.
[4] Diodore XI, 86, 87. L’institution à Syracuse était appelée pétalisme, parce qu’en votant, on écrivait le nom du citoyen destiné à l’exil sur une feuille d’olivier, au lieu de l’écrire sur une coquille ou sur un tesson.
[5] Diodore, XI, 87, 88.
[6] Diodore, XI, 78, 88, 90. La manière d’agir de Duketios est expliquée par ce qui est dit de Dardanos dans l’Iliade, XX, 216. Cf. Platon, De Leg., III, p. 681, 682.
[7] Diodore, XI, 76.
[8] Diodore, XI, 91, 92.
[9] Xénophon, Helléniques, I, 5, 19 ; Pausanias, VI, 7, 2.
[10] M. Mitford raconte comme il suit le retour de Duketios en Sicile :
Les chefs syracusains ramenèrent Ducetius de Corinthe, apparemment en vue d’en faire l’instrument de leurs propres desseins pour augmenter la puissance de leur république. Ils l’autorisèrent, ou plutôt l’encouragèrent à établir une colonie de peuple mêlé, Grecs et Sikels, à Kalê Aktê, sur la côte septentrionale de l’île (ch. 18, sect. I, vol. IV, p. 13).
En affirmant que les Syracusains ramenèrent Duketios, ou l’encouragèrent à revenir ou à fonder la colonie de Kalê Aktê, M. Mitford s’éloigne complètement de Diodore : il transforme ainsi une violation d’une parole de la part du prince sikel en une manœuvre ambitieuse de la part de la démocratie syracusaine. Voir les termes de Diodore, la seule autorité dans le cas (XII, 8).
[11] Diodore, XII, 8.
[12] Diodore, XII, 29. Au sujet de Morgantinê reconquise, V. Thucydide, IV, 65.
Relativement à cette ville de Trinakia, connue seulement par le passage de Diodore, Paulmier (cité dans une note de Wesseling), aussi bien que Mannert (Geographie der Griechen und Roemer, X, ch. 15, p. 446), laisse percer quelque scepticisme Je partage son doute en tant, que je crois que Diodore a beaucoup exagéré sa grandeur et son importance.
II ne peut pas non plus être vrai, comme Diodore l’affirme, que Trinakia fut le seul municipe sikel qui restât non soumis par les Syracusains, et que, après avoir conquis cette place, ils les eussent réduits tous. Nous savons qu’il y avait un nombre assez considérable de sikels indépendants, à l’époque de l’invasion de la Sicile par les Athéniens (Thucydide, VI, 88 ; VII, 2).
[13] Diodore, XII, 30.
[14] Diodore, XIII, 81.
[15] Diodore, XIII, 83, 83, 90.
[16] V. Aristote, cité par Cicéron, Brut., c. 12 ; Platon, Phædre, p. 267, c. 113, 114 ; Denys d’Halicarnasse, Judiciam de Isocrate, p. 531 R, et Epist. II, ad Ammæum, p. 792 ; et Quintilien, III, 1, 135. Suivant Cicéron (De Inventione, II, 2), les traités de ces anciens rhéteurs (usque a principe illo et inventore Tisiâ) avaient été remplacés par Aristote, qui les avait recueillis avec soin, nominatim, et avait perfectionné leurs expositions. Denys déplore qu’ils aient été ainsi remplacés (Epist. ad Ammæum, p, 722).
[17] Diogène Laërce, VIII, 64-71 ; Seyfert, Akragas und sein Gebiet, sect. II, p. 70 ; Ritter, Geschichte der Alten Philosophie, vol. I, ch. 6, p. 533 sqq.
[18] Thucydide, IV, 61-64. C’est la teneur du discours prononcé par Hermokratês au congrès de Gela, dans la huitième année de la guerre du Péloponnèse. Son langage est remarquable. Il appelle tous les Grecs non Siciliens άλλοφύλους.
[19] L’inscription dans le Corpus Inscriptionum de Bœckh (n° 74, Part. I, p. 112), qui a trait à l’alliance entre Athènes et Rhegium, n’offre guère de renseignement certain. Bœckh la rapporte à un pacte conclu sous l’archontat d’Apseudês à Athènes (Olympiade 86, 4, 433-432 av. J.-C., l’année qui précède la guerre du Péloponnèse), renouvelant une alliance qui était même alors de vieille date. Mais il me parait que la supposition d’un renouvellement n’est qu’une conjecture qui lui est personnelle ; et même le nom de l’archonte, Apseudês, qu’il a rétabli par une conjecture plausible, ne peut être considéré comme certain.
Si nous pouvions croire le récit de Justin, IV, 3, Rhegium devait avoir cessé d’être une ville ionienne avant la guerre du Péloponnèse. Il dit que dans une sédition à Rhegium, un des partis appela des auxiliaires d’Himera. Ces exilés himéræens, Ayant d’abord détruit les ennemis contre lesquels ils étaient invoqués, massacrèrent ensuite les amis qui les avait appelés, — ausi facinus nulli tyranno comparandum. Ils épousèrent les femmes de Rhegium, et s’emparèrent de la ville pour eux-mêmes.
Je ne sais que faire de ce récit, qu’on ne voit pas mentionné dans Thucydide, et qui ne paraît pas être Compatible avec ce qu’il nous dit.
[20] Thucydide, I, 36.
[21] Thucydide, II, 7.
Relativement à l’explication de ce passage embarrassant, voir les notes du docteur Arnold, de Poppo et de Goeller : cf. Poppo, ad Thucydide, vol. I, ch. 15, p. 181.
Je suis d’accord avec le docteur Arnold et Goeller pour rejeter l’explication de αύτοΰ avec έξ Ίταλίας καί Σικελίας, dans le sens de ces vaisseaux qui étaient dans le Péloponnèse venant d’Italie et de Sicile. Cela serait faux dans le fait, comme ils le font observer ; il n’y avait pas dans le Péloponnèse de vaisseaux de guerre siciliens.
Néanmoins je pense (en différant d’eux) que αύτοΰ n’est pas un pronom se rapportant à έξ Ίταλίας καί Σικελίας, mais qu’il est employé en opposition avec ces mots, et signifie réellement n dans le Péloponnèse ou auprès.
On songeait à faire construire de nouveaux vaisseaux en Sicile et en Italie en nombre suffisant pour porter toute la flotte de la confédération lacédæmonienne (comprenant les trirèmes déjà dans le Péloponnèse) au nombre de cinq cents voiles. Mais jamais on n’imagina que les trirèmes d’Italie et de Sicile seules montassent à cinq cents voiles, comme le croit le docteur Arnold (à tort, selon moi). Cinq cents voiles pour la confédération entière seraient un total prodigieux ; cinq cents voiles pour la Sicile et l’Italie seules seraient incroyables.
Pour expliquer la phrase telle qu’elle est actuellement (en écartant la conjectura de νήες au lieu de ναΰς, ou de έπετάχθη au lieu de έπετάχθησαν, qui la ferait marcher aisément), nous devons admettre la supposition d’une construction brisée ou double, comme il s’en rencontre parfois dans Thucydide. La phrase commence par une forme de construction, et finit par une autre. Fous devons supposer (avec Goeller) que αί πόλεις est sous-entendu comme nominatif d’έπετάχθησαν. Les datifs (Λακεδαιμονίοις — έλομένοις) doivent être considérés, je pense, comme gouvernés par νήες έπετάχθησαν, c’est-à-dire ces datifs appartiennent à la première forme de construction que Thucydide n’a pas complétée. La phrase est commencée comme si les mots νήες έπετάχθησαν étaient destinés à suivre.
[22] Thucydide, VI, 31 : cf. III, 86.
[23] Thucydide, VI, 86.
[24] Thucydide, III, 86 ; Diodore, XII, 53 ; Platon, Hipp. maj., p. 282 B. Il est à remarquer que Thucydide, bien qu’on dise (avec beaucoup de probabilité) qu’il fut au nombre des élèves de Gorgias, ne mentionne pas ce rhéteur personnellement comme faisant partie des députés. Probablement Diodore copia Éphore, le disciple d’Isocrate. Parmi les écrivains de l’école de ce dernier, les personnes des rhéteurs distingués et leur capacité politique supposée comptaient pour beaucoup plus que dans l’estime de Thucydide. Pausanias (VI, 17, 3) parle de Tisias comme ayant aussi été du nombre des députés dans cette célèbre ambassade.
[25] Thucydide, III, 88, Diodore, XII, 54.
[26] Thucydide, III, 90, VI, 6.
[27] Thucydide, III, 99.
[28] Thucydide, III, 103.
[29] Thucydide, III, 115.
[30] Thucydide, III, 115.
[31] V. tome IX, ch. 2.
[32] Thucydide, IV, 48.
[33] Thucydide, III, 115 ; IV, 1.
[34] Thucydide, IV, 24.
J’adopte l’explication que le docteur Arnold donne de ce passage, tout en pensant que les mots ώς έκαστοι έτυχον désignent la fuite en tant que sans ordre, de telle sorte que tous les vaisseaux lokriens ne retournèrent pas à la station lokrienne, ni tous les vaisseaux syracusains à la station syracusaine ; mais chaque vaisseau séparé s’enfuit à l’une ou à l’autre des stations, comme il put.
[35] Thucydide, IV, 15.
Je ne comprends pas clairement le mouvement nautique qui est exprimé par άποσιμωσάντων, malgré les notes des commentateurs. Et je ne puis m’empêcher de douter de l’exactitude de l’explication du docteur Arnold, quand il dit : Soudain les Syracusains rejetèrent leurs cordes de halage, se dirigèrent vers la pleine mer par un mouvement de côté, et devinrent ainsi les agresseurs, etc. La pleine mer était ce que désiraient les Athéniens, afin de profiter de l’avantage de leur supériorité dans les manœuvres navales.
[36] Thucydide, IV, 25.
[37] Thucydide, IV, 48.
[38] Cf. une semblable remarque faite par le Syracusain Hermokratês, neuf ans plus tard, quand la grande expédition athénienne contre Syracuse était en route, — relativement à la disposition plus grande à s’unir qui régnait dans les villes siciliennes, et que produisait une crainte commune d’Athènes (Thucydide, VI, 33).
[39] Thucydide, IV, 58.
[40] Thucydide, VIII, 45.
[41] V. le discours d’Hermokratês, Thucydide, IV, 59-64. Une expression dans ce discours indique qu’il fut composé par Thucydide, bien des années après sa date propre, postérieurement à la grande expédition des Athéniens contre Syracuse en 415 avant J.-C., bien que je ne doute pas que Thucydide n’ait réuni sur le moment les notes destinées à l’écrire.
Hermokratês dit : Les Athéniens sont maintenant près de nous avec un petit nombre de vaisseaux, attendant nos bévues (IV, 60).
Or la flotte sous le commandement d’Eurymedôn et de ses collègues à Rhegium, comprenait tous ou presque tous les vaisseaux qui avaient agi à Sphakteria et à Korkyra, avec ceux qui avaient été antérieurement au détroit de Messine sous Pythodôros. Elle ne pouvait avoir renfermé moins de cinquante voiles, et il se peut qu’elle en ait compté soixante. Il n’est guère concevable qu’un Grec, parlant au commencement du printemps de 424 avant J.-C., y ait fait allusion comme à une petite flotte ; assurément Hermokratês n’y ferait pas allusion ainsi, puisqu’il était de l’intérêt de son argumentation d’exagérer plutôt que d’affaiblir les formidables manifestations d’Athènes.
Mais Thucydide composant le discours après la grande expédition athénienne de 415 avant J.-C., si supérieure en nombre et en importance à tous égards, pouvait assez naturellement représenter la flotte d’Eurymedôn comme un petit nombre de vaisseaux, quand il comparait les deux tacitement. C’est la seule manière que je connaisse d’expliquer cette expression.
Le Scholiaste fait observer que quelques-unes des copies de son temps omettaient les mots όλίγαις ναυσίς probablement elles s’apercevaient de la contradiction que j’ai fait remarquer ; et le passage peut certainement être expliqué sans ces mots.
[42] Thucydide, IV, 65. Nous apprenons par Polybe (Fragm. XII, 22, 23, un des Excerpta récemment publiés par Maii d’après le Cod. Vatic.) que Timée avait, dans son vingt et unième livre, décrit le congrès de Gela avec une longueur considérable, et qu’il avait composé un discours élaboré pour Hermokratês ; discours que Polybe condamne comme un morceau de vaine déclamation.
[43] Thucydide, V, 5.
[44] Thucydide, VI, 13-52.
[45] Thucydide, IV, 65.
[46] Thucydide, V, 4.
A ce sujet, le docteur Arnold fait les remarques suivantes : Le principe d’après lequel on demanda cet άναδασμός γής était celui-ci : que tout citoyen eût droit à sa portion, κλήρος, de la terre de l’État, et que l’admission de nouveaux citoyens fit du nouveau partage des propriétés de l’État une chose à la fois nécessaire et juste. Il n’est pas probable que dans aucun cas, on imposait aux κλήροι (propriétés) actuels des anciens citoyens la nécessité d’être partagés avec les nouveaux membres de l’État ; mais cette mesure s’appliqua seulement, comme à Rome, à l’Ager Publicus, ou terre restant encore à l’État lui-même, et non répartie entre des individus. Toutefois comme un grand nombre d’anciens citoyens jouissaient utilement de cette terre, soit à titre de pâturage commun, soit en ce que différents individus l’affermaient à des conditions très avantageuses, la partager entre les citoyens nouvellement admis, bien que ce ne fût pas, rigoureusement parlant, une spoliation de propriété privée, c’était encore porter un coup sérieux à la grande masse d’intérêts existants, et conséquemment cette mesure était toujours regardés comme révolutionnaire.
Je transcris cette note du docteur Arnold plutôt à cause de sa valeur intrinsèque que parce que je crois qu’il existât une analogie de relations agraires entre home et Leontini. L’Ager Publicus à Rome était le résultat de conquêtes successives faites sur les ennemis étrangers de la république ; dans le fait, il a pu y avoir primitivement un Ager Publicus semblable dans le domaine particulier de Rome elle-même avant toute conquête ; mais, en tout cas, il a du être très petit, et avait probablement été absorbé et assigné tout entier dans la propriété privée avant le commencement des disputes agraires.
Nous ne pouvons pas supposer que les Léontins eussent un Ager Publicus acquis par conquête, et nous ne sommes pas autorisés à présumer qu’ils en eussent un quelconque susceptible d’être partagé. Très probablement les lots pour les nouveaux citoyens devaient être fournis au moyen de la propriété privée. Mais par malheur on ne nous dit pas comment, ni sur quels principes, ni à quelles conditions. A quelle classe d’hommes appartenaient les nouveaux immigrants ? Étaient-ce des individus entièrement pauvres, n’ayant que leurs bras pour travailler, — ou apportaient-ils avec eux quelques fonds pour commencer leurs établissements dans la fertile et séduisante plaine de Leontini ? (Cf. Thucydide, I, 27, et Platon, de Legib., V, p. 744 A.) Si c’est le dernier cas, nous n’avons pas de ra4on pour imaginer qu’ils fussent autorisés à acquérir leurs nouveaux lots gratuitement. Les propriétaires actuels devaient être forcés de vendre à un prix fixé, mais non de céder leurs propriétés sans compensation. J’ai déjà mentionné que pour un petit propriétaire travaillant lui-même, qui n’avait pas d’esclaves, il était presque essentiel que sa terre fuit près de la ville ; et pourvu que cette condition fût assurée, ce pouvait être une bonne affaire pour un nouvel habitant ayant quelque argent, mais pas de terre ailleurs, que de venir en acheter.
Nous n’avons aucun moyen de répondre à ces questions ; mais le peu de mots de Thucydide ne présentent pas cette mesure comme révolutionnaire, ni comme projetée contre les riches, ni à l’avantage des pauvres. Elle était proposée sur des motifs publics pour fortifier la ville par l’acquisition de nouveaux citoyens. Ce pouvait être une sage politique, dans le voisinage rapproché d’une ville douteuse et supérieure comme Syracuse, bien que nous ne puissions juger de ce que cette mesure avait de politique, sans avoir plus de renseignements. Mais ce qu’il y a de très sûr, c’est que ce qu’avance M. Mitford ne peut nullement être justifié par Thucydide : — Le temps et les circonstances avaient grandement changé l’état dé la propriété dans toutes les républiques siciliennes, depuis cet incomplet et inique partage des terres, qui avait été fait lors de l’établissement général du gouvernement démocratique, après l’expulsion de la famille de Gelôn. Dans d’autres villes, les pauvres s’en tenaient à leur lot ; mais à Leontini, ils adoptèrent chaudement l’idée d’un partage nouveau et égal ; et pour se fortifier contre le parti des riches, ils rendirent, dans l’assemblée générale, un décret à l’effet de s’associer un certain nombre de nouveaux citoyens (Mitford, Hist. Gr., ch. 28, sect. 2, vol. IV, p. 23.)
J’ai déjà fait observer, dans une note précédente, que M. Mitford a mal représenté le nouveau partage des terres qui se fit après l’expulsion de la dynastie gélonienne. Ce nouveau partage n’avait pas reposé sur le principe de lots égaux : il n’est donc pas exact d’affirmer, comme le fait M. Mitford, que le mouvement actuel à Leontini résulta du changement amené par le temps et les circonstances dans ce partage égal ; il est aussi peu exact de dire que les pauvres à Leontini désiraient alors un partage égal et nouveau. Thucydide ne dit pas un seul mot de partage égal. Il présente l’inscription de nouveaux citoyens comme la résolution essentielle et primitive prise réellement par les Léontins, — le nouveau partage des terres comme une mesure subsidiaire de la première, et en étant la conséquence, et de plus comme n’existant encore qu’en projet. M. Mitford dit que le partage nouveau et égal fut l’objet réel du désir, et que l’inscription de nouveaux citoyens fut proposée en vue d’y arriver. La manière de présenter le fait est très différente de celle de Thucydide.
[47] Justin (IV, 4) entoure les députés siciliens à Athènes de tous les insignes de la misère et de l’humiliation, quand ils parlent à l’assemblée athénienne. — Sordidâ veste, capillo barbâque promissis, et omni squaloris habitu ad misericordiam commovendam conquisito, concionem deformes adeunt.
[48] Thucydide, V, 4, 5.
[49] Thucydide, VI, 6 ; Diodore, XII, 82. L’assertion de Diodore, — à savoir que les Égestæens s’adressèrent non seulement à Agrigente, mais encore à Syracuse, — est extrêmement improbable. La guerre qu’il mentionne comme s’étant faite quelques années auparavant entre Egesta et Lilybæon (XI, 86) en 451 avant J.-C., peut probablement avoir été une guerre entre Egesta et Sélinonte.
[50] Thucydide, VI, 34.
[51] Thucydide, VI, 6 ; Diodore, XII, 83.
[52] Thucydide, VI, 6.
M. Mitford ne fait pas attention à tous ces débats antérieurs, quand il impute aux Athéniens de la précipitation et de la passion dans la décision définitive (ch. 18, sect. II, vol. IV, p. 30).
[53] Thucydide, VI, 46.
De tels prêts de vaisselle d’or et d’argent indiquent un remarquable degré d’intimité entre les différentes villes.
[54] Thucydide, VI, 46 ; Diodore, XII, 83.
[55] C’est à cet hiver ou à ce printemps peut-être que nous pouvons rapporter la représentation de la comédie perdue Τριφάλης d’Aristophane. On y faisait allusion à des Ibériens, qui devaient être présentés par Aristarchos ; vraisemblablement des mercenaires ibériens, qui étaient au nombre des auxiliaires dont à cette époque parlaient Alkibiadês et .les autres personnages remarquables qui conseillaient l’expédition, comme moyen de conquête en Sicile (Thucydide, VI, 90). Le mot Τριφάλης était un sobriquet (non difficile à comprendre) appliqué à, Alkibiadês, qui était précisément alors à l’apogée de son importance, et conséquemment assez propre à être choisi comme but d’une comédie. V. le peu de fragments qui restent du Τριφάλης dans Meineke, Fragm. Com. Gr., vol. II, p. 1162-1167.
[56] Thucydide, VI, 8 ; Diodore, XII, 83.
[57] Thucydide, VI, 8. La leçon άκούσιος paraît mieux appuyée par les Mss., et intrinsèquement plus convenable que άκούσας, mot qui résulta probablement de la correction de quelque lecteur surpris que Nikias fît dans la seconde assemblée un discours qui proprement appartenait à la première, — et qui expliquait ce fait en supposant que Nikias n’avait pas été présent à la première assemblée. Cependant il est extrêmement improbable qu’il n’y ait pas assisté. La chose néanmoins demande quelque explication, et j’ai essayé d’en fournir une dans le texte.
[58] Thucydide, VI, 9-14.
Je ne puis partager l’opinion du docteur Arnold ni pour ce passage, ni pour le cas semblable du débat renouvelé dans l’assemblée athénienne au sujet du châtiment à infliger aux Mitylénæens (V. tome VIII, ch. 4 de cette histoire, et Thucydide, III, 36). Il me semble que Nikias demandait ici au prytanis de faire un acte illégal, qui pouvait bien l’exposer à une accusation et à une peine. Il est probable qu’il eut été accusé pour ce motif, si la décision de la seconde assemblée eût été différente de celle qui fut rendue alors, — si elle avait changé la décision de la première assemblée, mais seulement à une faible majorité.
La distinction que fait le Dr Arnold entre ce qui était illégal et ce qui citait simplement irrégulier, était peu marquée à Athènes : l’un et l’autre était appelé illégal. Les règles que l’assemblée athénienne, assemblée souveraine, établissait pour ses débats et ses décisions, étaient précisément aussi bien des lois que celles qu’elle adoptait pour la conduite des simples citoyens.
Dans le cas actuel, comme dans le débat mitylénæen, je pense que le prytanis athénien commet une illégalité. Dans le premier cas, tout le monde est content de l’illégalité, parce qu’elle sauva la vie à un grand nombre de Mitylénæens. Dans le second cas, l’illégalité produisit de fâcheuses conséquences pratiques, en ce qu’elle paraît avoir amené l’extension immense de l’échelle sur laquelle on projeta l’expédition. Mais il se rencontrera dans peu d’années un troisième incident (la condamnation de six généraux après la bataille des Arginusæ), dans lequel l’importance prodigieuse d’une observation rigoureuse des formes paraîtra sous un jour pénible et évident.
[59] Thucydide, VI, 16, 17.
[60] Thucydide, VI, 17.
[61] Thucydide, VI, 16-19.
[62] Thucydide, VI, 22.
[63] Thucydide, VI, 23.
[64] Plutarque, cf. Nikias et Crassus, ch. 3.
[65] Thucydide, VI, 1. Cf. VII, 28.
[66] Cf. Plutarque, Præc. Reip. Ger., p. 804.
[67] Thucydide, V, 99, VI, 16.
[68] Thucydide, VI, 6.
Même dans le discours d’Alkibiadês, il n’est fait allusion qu’une seule fois à la conquête dé la Sicile, — et cela indirectement ; plutôt comme possibilité favorable, que comme résultat sur lequel il fallait compter.
[69] Thucydide VI, 15.
Cf. VI, 90. Plutarque (Alkibiadês, c. 19 ; Nikias, c. 12). Plutarque parle quelquefois comme si non pas Alkibiadês seul (ou du moins conjointement avec quelques partisans), mais les Athéniens en général étaient partis dans la pensée de conquérir Carthage aussi bien que la Sicile. Dans le, discours qu’Alkibiadês prononça à Sparte après son bannissement (Thucydide, VI, 90), il l’avance en effet comme étant le but général de l’expédition. Mais il parait évident qu’il attribue ici à ses compatriotes en général des plans qui fermentaient seulement dans sa cervelle, — comme nous pouvons le reconnaître par une lecture attentive des vingt premiers chapitres du sixième livre de Thucydide.
Dans le Discours de Pace d’Andocide (sect. 30), il est dit que les Syracusains envoyèrent une ambassade à Athènes, un peu avant cette expédition, demandant avec prières à être admis comme alliés d’Athènes, et affirmant que Syracuse serait pour cette dernière une alliée plus précieuse qu’Egesta ou que Katane. Cette assertion est complètement fausse.