HISTOIRE DE LA GRÈCE

NEUVIÈME VOLUME

CHAPITRE V — DE LA PAIX DE NIKIAS À LA FÊTE OLYMPIQUE DE LA SOIXANTE-DIXIÈME OLYMPIADE.

 

 

Mon dernier chapitre se terminait avec la paix appelée la Pais de Nikias, conclue en mars 421 avant J.-C., entre Athènes et la confédération spartiate, pour cinquante ans.

Cette paix, — négociée pendant l’automne et l’hiver qui suivirent la défaite des Athéniens à Amphipolis, dans laquelle Kleôn et Brasidas furent tous les deux tués, -résulta en partie du désir extraordinaire qu’avaient les Spartiates de : recouvrer ceux des leurs faits prisonniers à Sphakteria, en partie du découragement des Athéniens, qui les amena à prêter l’oreille au parti de la paix, agissant de concert avec Nikias. Le principe général adopté pour la paix fut la restitution par les deux parties de ce qui avait été acquis pendant la guerre, — en excluant toutefois les places qui avaient été, livrées par capitulation : en vertu de cette réserve, les Athéniens, s’ils ne purent recouvrer Platée, continuèrent à posséder Nisæa, le port de Megara. Les Lacédæmoniens s’engagèrent à restituer Amphipolis aux Athéniens, et à renoncer à leurs relations avec les alliés d’Athènes révoltés en Thrace, — c’est-à-dire Argilos, Stageiros, Akanthos, Skôlos, Olynthos et Spartôlos. Cependant ces six villes ne durent pas être inscrites comme alliées d’Athènes, à moins qu’elles ne consentissent volontairement à le devenir ; mais elles durent seulement payer régulièrement à Athènes le tribut : établi dans l’origine par Aristeidês, comme sorte de récompense pour la protection étendue sur lamer Ægée contre la guerre privée ou la piraterie. Tout habitant d’Amphipolis ou des autres villes, qui voulait les quitter, avait la liberté de le faire et d’emporter ses biens avec lui. De plus, les Lacédæmoniens s’engagèrent à restituer Panakton à Athènes, avec tous les prisonniers athéniens qu’ils avaient en leur pouvoir. Quant à Skiônê, à Torônê et à Sermylos, les Athéniens furent déclarés libres de faire, ce qui leur semblerait bon. De leur côté, ils prirent l’engagement de relâcher tous les captifs qui étaient entre leurs mains, soit de Sparte, soit de ses alliés ; de restituer Pylos, Kythêra, Methônê, Pteleon et Atalantê, et de mettre en liberté tous les soldats du Péloponnèse ou de Brasidas, bloqués en ce moment à Skiônê.

On fit aussi une disposition, par articles spéciaux, portant que tous les Grecs auraient un libre accès aux fêtes panhelléniques sacrées, soit par mer, soit par terrer et que l’autonomie du temple Delphien serait garantie.

Les parties contractantes jurèrent de s’abstenir dans l’avenir de toute injure mutuelle, et de régler, par décision à l’amiable toute dispute qui pourrait s’élever[1].

En dernier lieu, si quelque question se présentait dans la suite comme ayant été oubliée, on pourvut à ce que les Athéniens et les Lacédæmoniens pussent d’un mutuel accord amender le traité comme ils le jugeraient bon. Après ces préliminaires, les serments furent échangés entre dix-sept Athéniens et autant de Lacédæmoniens, des principaux personnages dans les deux villes respectivement.

Bien que la paix eût été ardemment désirée par Sparte elle-même, — bien qu’elle eût été ratifiée parlé vote d’une majorité parmi les confédérés, — il y eut encore une minorité puissante qui non seulement refusa son assentiment, mais qui protesta énergiquement contre cep conditions. Les Corinthiens furent mécontents parce qu,’ils ne recouvrèrent pas Sollion et Anaktorion, les Mégariens parce qu’ils ne regagnèrent pas Nisæa ; les Bœôtiens, parce que Panaktôn dut être rendu à Athènes ; les Eleiens aussi, pour quelques autres raisons que nous ne connaissons pas distinctement. En outre, tous furent également blessés de l’article qui disait que Sparte et Athènes pourraient d’un mutuel accord, et sans consulter les alliés, amender le traité comme elles le jugeraient bon[2]. Aussi, bien que la paix fût jurée, les membres les plus puissants de la confédération spartiate persistèrent-ils tous à refuser de s’y conformer.

Cependant l’intérêt des Spartiates eux-mêmes était si fort  qu’après avoir obtenu le vote favorable de la majorité, ils résolurent de faire triompher la paix, même au risque de rompre la confédération. Outre leur vif désir de recouvrer — leurs prisonniers au pouvoir des Athéniens, ils étaient- en outre alarmés par ce fait, que leur trêve de trente ans conclue avec Argos, venait précisément d’expirer alors. Ils avaient, il est vrai, demandé a Argos de la renouveler, par l’entremise de Lichas, le proxenos spartiate de cette ville. Mais les Argiens avaient refusé, si ce n’est à la condition inadmissible que le territoire frontière de Kynuria leur fût cédé. Il y avait donc lieu de craindre que cette nouvelle et puissante force ne fît pencher la balance en faveur d’Athènes, si on laissait la guerre continuer[3].

En conséquence, la paix n’avait pas été plus tôt jurée que les Spartiates se mirent en devoir d’en exécuter les dispositions. On tira au sort pour déterminer laquelle, de Sparte ou d’Athènes, serait la première à faire les cessions demandées, et les Athéniens tirèrent le billet favorable : — avantage tellement grand, dans les circonstances, que Théophraste affirmait que Nikias en était venu à ses fins par corruption. Il n’y a pas de motif pour croire à cette corruption prétendue ; d’autant moins que nous verrons bientôt Nikias renoncer gratuitement à la plus grande partie de l’avantage que donnait le sort heureux[4].

Les Spartiates commencèrent à accomplir leur promesse en relâchant aussitôt tous les prisonniers athéniens qu’ils avaient entre leurs mains, et en dépêchant Ischagoras avec deux autres vers Amphipolis et les villes thraces. Ces ambassadeurs avaient l’ordre de proclamer la paix aussi bien que d’en imposer l’observation aux villes thraces, et en particulier de commander à Klearidas, le commandant spartiate d’Amphipolis, de rendre la ville aux Athéniens. Mais, à son arrivée en Thrace, Ischagoras ne rencontra qu’une opposition unanime ; et les remontrances des Chalkidiens furent si énergiques, tant dans Amphipolis qu’au dehors, que même Klearidas refusa obéissance à son propre gouvernement, prétendant qu’il n’était pas assez fort pour livrer la place contre la résistance des Chalkidiens. Joués ainsi complètement, les ambassadeurs retournèrent à Sparte, où Klearidas jugea prudent de les accompagner, en partie pour expliquer sa propre conduite, en partie dans l’espoir de pouvoir obtenir quelque modification aux conditions. Mais il trouva la chose impossible. Il fut renvoyé à Amphipolis avec l’ordre péremptoire de livrer la ville aux Athéniens, s’il était possible de le faire ; si cela dépassait ses forces, alors de se retirer et de ramener avec lui tous les soldats péloponnésiens de la garnison. Peut-être la reddition était-elle réellement impraticable pour des forces qui n’étaient pas plus grandes que celles que commandait Klearidas, puisque la résistance de la population fut sans doute obstinée. En tout cas, il la représenta comme impraticable : conséquemment les troupes revinrent dans leurs foyers ; mais les Athéniens continuèrent encore à être exclus d’Amphipolis, et toutes les stipulations de la paix relatives aux villes thraces restèrent sans accomplissement. Et ce ne fut pas tout. Lés envoyés de la minorité opposante (Corinthiens et autres), après être retournés dans leur patrie pour avoir des instructions, étaient alors revenus à Sparte, avec une nouvelle répugnance et de plus fortes protestations contre l’injustice de la paix, au point que tous les efforts des Spartiates pour les amener à s’y conformer furent inutiles[5].

Les Spartiates se trouvèrent alors dans un sérieux embarras. N’ayant pas exécuté leur partie du traité ils né pouvaient pas demander qu’Athènes exécutât la sienne ; et ils étaient menacés du double malheur de perdre la confiance de leurs alliés, sans acquérir aucun des avantages du traité. Dans ce dilemme, ils se décidèrent à entrer en relations plus étroites et en relations séparées avec Athènes, à tout hasard d’offenser leurs alliés. Ils redoutaient peu l’inimitié d’Argos, si elle n’était pas assistée par Athènes, tandis que le moment était favorable alors pour une alliance, avec cette dernière ville, à cause des tendances pacifiques prononcées qui régnaient des deux côtés, aussi bien que du sentiment favorable à Lacédæmone et bien connu des chefs Nikias et Lachês. Les ambassadeurs athéniens étaient toujours restés à Sparte depuis que la paix avait été jurée, — attendant que les conditions fussent remplies : Nikias ou Lachês, l’un ou  tous deux, étant très probablement du nombre. Quand ils virent que Sparte ne pouvait satisfaire a son engagement, de sorte que l’annulation du traité paraissait probable, sans doute ils encouragèrent, peut-être même avaient-ils suggéré l’idée d’une alliance séparée entre Sparte et Athènes, comme le seul expédient pour combler les lacunes du premier traité ; promettant qu’en vertu de cette alliance les prisonniers spartiates seraient rendus. En conséquence, les deux États conclurent, pour cinquante années, un traité — non seulement de paix, mais d’alliance défensive. Chaque partie s’engageait à aider l’autre à repousser tous les envahisseurs de son territoire, à les traiter comme des ennemis, et à ne pas conclure de paix avec eux sans le consentement dé l’autre. Ce fut la seule disposition de l’alliance, — avec une addition, toutefois, de non médiocre importance pour la sécurité de Lacédæmone. Les Athéniens s’engagèrent à prêter leur concours le plus actif et le plus énergique pour abattre tout soulèvement des Ilotes qui pourrait survenir en Laconie. Une telle disposition indique fortement l’inquiétude que faisait éprouver aux Lacédæmoniens leur population de serfs. Mais, au moment actuel, elle avait une valeur particulière, en ce qu’elle obligeait les Athéniens à diminuer, sinon à retirer, la garnison messênienne de Pylos, qu’ils y avaient eux-mêmes établie dans le dessein exprès de provoquer les Ilotes à la révolte.

Il ne fallut pas beaucoup de temps pour discuter une alliance avec des stipulations si peu nombreuses et si simples. Elle fut conclue très vite après le retour des envoyés d’Amphipolis, — probablement pas plus d’un mois ou de deux après la première paix. Elle fut jurée par Ies mêmes individus des deux côtés, avec la même déclaration que le serment serait renouvelé chaque année, — et aussi avec la même clause conditionnelle que Sparte et Athènes pourraient d’un mutuel accord, soit étendre, soit resserrer les conditions, sans violer le serment[6]. De plus, le traité dut être gravé sur deux colonnes : l’une devait être placée dans le temple d’Apollon à Amyklæ, l’autre dans le temple d’Athênê dans l’acropolis d’Athènes.

Le résultat le plus important de cette nouvelle alliance fut une mesure qui ne fut pas spécifiée dams ses dispositions, mais comprise, nous pouvons bien en être sûrs, entre-les éphores spartiates et Nikias, à l’époque où elle fut conclue. Tous les prisonniers spartiates alors à Athènes durent rendus sur-le-champ[7].

Rien ne peut montrer plus puissamment le sentiment pacifique et l’humeur facile qui régnaient alors à Athènes, aussi bien que les fortes inclinations favorables à Lacédæmone de ses principaux personnages — à ce moment Alkibiadês disputait à Nikias la faveur de Sparte, comme nous le dirons bientôt —, que les conditions de cette alliance, qui obligeaient Athènes à prêter son concours pour maintenir les Ilotes dans le devoir, — et que la mesure ultérieure encore plus importante ; la restitution des prisonniers spartiates. Athènes se défaisait ainsi irrévocablement de sa meilleure carte, et promettait de renoncer à la meilleure après cette autre, — sans obtenir le plus petit équivalent au delà de ce qui était contenu dans le serment qu’avait fait. Sparte de devenir son alliée. Pendant les trois dernières années et demie,  toujours depuis la prise de Sphakteria, la possession de ces prisonniers l’avait mise dans une position d’avantage prononcée par rapport à sa principale ennemie, — avantage, cependant, qui, dans une certaine mesure-, avait été contrebalancé par des pertes subséquentes. Cet état de choses était assez bien représenté par le traité de paix mûrement discuté pendant l’hiver, juré au commencement dû printemps, et qui avait imposé aux deux parties une série de concessions réciproques qui se balançaient. De plus, Athènes avait été assez heureuse en tirant au sort pour se trouver mise en état d’attendre l’accomplissement réel de ces concessions par les Spartiates, avant qu’elle achevât les siennes propres. Or les Spartiates n’avaient encore exécuté aucune de leurs concessions promises ; qui plus est, — en essayant de le faire, ils avaient montré si peu de pouvoir ou de volonté qu’ils avaient prouvé que rien moins que la plus stricte nécessité changerait leurs promesses en réalités. Cependant avec ces indications précises, Nikias persuade à ses compatriotes de conclure un second traité qui, en pratique, annule le premier, et qui assure gratuitement aux Spartiates tous les principaux avantages du premier, avec peu ou point des sacrifices corrélatifs. On ne pouvait guère dire que l’alliance de Sparte comptât comme une considération ; car cette alliance était à ce moment (dans les relations incertaines avec Argos) non moins importante pour Sparte elle-même que pour Athènes. On ne peut guère douter que si le jeu d’Athènes avait alors été joué avec prudence, elle n’eût pu recouvrer Amphipolis en échange des captifs ; car l’impuissance de Klearidas à céder la ville, même si nous accordons qu’elle fût un fait réel, et non pas simplement simulé, aurait pu cesser, grâce à une coopération décisive de la part de Sparte avec un armement athénien envoyé pour occuper la place. Dans le fait, ce qu’Athènes était maintenant amenée à accorder était précisément la proposition primitive que les Lacédæmoniens lui avait transmise quatre ans auparavant, quand les hoplites étaient enfermés pour la première fois dans Sphakteria, mais avant la prise réelle de la place. Alors ils n’offraient pas d’équivalent ; mais ils se bornaient à dire par leurs ambassadeurs : Donnez-nous les hommes qui sont dans l’île, et acceptez la paix en échange avec notre alliance[8]. A ce moment-là il y avait quelques raisons plausibles pour accéder à la proposition ; mais même alors l’opposition qu’y faisait Kleôn était également plausible et puissante, quand il prétendait qu’Athènes avait droit de faire un marché meilleur. Mais actuellement il n’y avait pas de raisons en sa faveur ; il n’y avait qu’un fort concours de raisons contre elle. Une alliance avec les Spartiates n’était pas d’une grande importance pour Athènes, la paix en avait une considérable pour elle ; — mais une paix avait déjà été jurée clés deux côtés, après mûre discussion, et il n’était plus, besoin alors que de la mettre à exécution. Cette réciprocité égale de concessions, qui présentait la meilleure chance d’un résultat permanent, avait été convenu ; et la fortune lui avait procuré le privilège de recevoir le prix d’achat avant de livrer les marchandises. Pourquoi renoncer à une position si avantageuse, pour accepter en échange une alliance creuse et stérile, sous l’obligation de livrer sa marchandise la plus précieuse à crédit, — et à un, crédit aussi illusoire en promesse qu’il fut plus tard improductif en réalité ? L’alliance, en effet, empêcha que les conditions de la paix fussent remplies — elle devint (comme le reconnaît Thucydide lui-même)[9], non pas une paix, mais une simple suspension d’hostilités directes.

Thucydide avance en plus d’une occasion, et c’était le sentiment de Nikias lui-même, — qu’au moment de conclure. . la paix qui porte son nom, Sparte était dans e état d’infériorité et de déshonneur par rapport à Athènes[10]. Il fait surtout allusion aux captifs qui étaient au pouvoir de cette dernière ; — en effet, quant à d’autres points, les défaites, de Dêlion et d’Amphipolis, avec les pertes sérieuses en Thrace, faisaient plus que contrebalancer les acquisitions de Nisæa, de Pylos, de Kythêra et de Methônê. Cependant les tendances philo-laconiennes de Nikias et des hommes qui jouissaient alors de la confiance à Athènes étaient si irréfléchies et à si courte vue, qu’ils renoncèrent à cet avantage, — souffrirent qu’Athènes flet frustrée de toutes les espérances qu’ils avaient eux-mêmes présentées comme motifs pour faire la paix, — et néanmoins cédèrent gratuitement à Sparte tous les points essentiels qu’elle désirait. Très certainement jamais Kleôn ne recommanda rien à ses concitoyens (autant que nous le savons par les documents que nous possédons) qui fût aussi impolitique et aussi ruineux que cette alliance avec Sparte et cette reddition des prisonniers, auxquelles concoururent et Nikias et Alkibiadês. Probablement les éphores spartiates amusèrent Nikias, et il amusa L’assemblée athénienne avec les fallacieuses assurances d’une obéissance certaine en Thrace, d’après les prétendus ordres péremptoires donnés à Klearidas. Et maintenant que le véhément corroyeur, avec son éloquence accusatrice, avait disparu, — remplacé seulement par un successeur inférieur, le lampiste[11] Hyperbolos, — et laissant le public athénien sous la direction incontestée de citoyens éminents par la naissance et la position, descendus de dieux et de héros, — il ne restait personne pour démontrer d’une manière efficace la futilité de ces assurances, ni pour imposer la leçon d’une simple et évidente prudence. — Attendez, comme c’est votre droit, que les Spartiates aient accompli la partie onéreuse de leur marché avant que vous accomplissiez la partie onéreuse du vôtre. Ou si vous voulez volts relâcher par rapport à quelqu’une des concessions qu’ils ont juré de faire, en tout cas attachez-vous au point capital, et présentez-leur l’alternative péremptoire,Amphipolis en échange des prisonniers.

Les Athéniens ne tardèrent pas à reconnaître combien ils avaient perdu complètement l’avantage de leur position, et le principal moyen d’imposer l’exécution du traité en livrant les prisonniers, ce qui donnait à Sparte une liberté d’action telle qu’elle n’en avait pas eu une pareille depuis le premier blocus de Sphakteria. Cependant il semble que sous les éphores actuels Sparte ne fut coupable d’aucun acte calculé ni positif qu’on pourrait appeler un manque de foi. Elle donna ordre à Klearidas de rendre Amphipolis s :il le pouvait, si non de l’évacuer et de ramener les troupes péloponnésiennes dans leurs foyers. Naturellement l ville lie fut pas rendue aux Athéniens, mais évacuée, et alors elle pensa avoir rempli son devoir à l’égard d’Athènes en ce qui concernait Amphipolis, bien qu’elle eût juré de la rendre et que son serment restât sans être rempli[12]. Les autres villes thraces furent également sourdes à ses conseils persuasifs, et également obstinées dans leur hostilité à. l’égard d’Athènes. Il en fut de même des Bœôtiens, des Corinthiens, des Mégariens et des Eleiens ; mais les Bœôtiens, tout en refusant de devenir partie’ à la trêve avec Sparte ; conclurent pour eux-mêmes une convention séparée ou armistice avec Athènes, qui pouvait être rompue à condition que l’une ou l’autre des deus parties la dénonçât dix jours à l’avance[13].

Dans cet état de choses, bien qu’il fût établi entre Athènes et le Péloponnèse des relations ostensibles de paix, et une libre réciprocité de rapports, — le mécontentement des Athéniens et les remontrances de leurs ambassadeurs à Sparte devinrent bientôt sérieux. Les Lacédæmoniens avaient juré pour eux et pour leurs alliés, — cependant les plus puissants de ces alliés, et ceux dont l’inimitié avait le plus d’importance pour Athènes, continuaient encore à refuser de se conformer à la paix. Ni Panakton, ni les prisonniers athéniens en Bœôtia n’étaient encore rendus à Athènes, et les cités thraces ne s’étaient pas encore soumises au traité de paix. En réponse aux remontrances des ambassadeurs athéniens, les Lacédœmoniens affirmèrent qu’ils avaient déjà rendu tous les prisonniers athéniens qui étaient entre leurs mains et retiré leurs troupes de Thrace, ce qui était (disaient-ils) la seule chose qui fût en leur pouvoir, puisqu’ils n’étaient pas maîtres d’Amphipolis, ni capables de contraindre les villes thraces contre leur volonté. Quant aux Bœôtiens et aux Corinthiens, les Lacédæmoniens allèrent jusqu’à se déclarer prêts à prendre les armes en même temps qu’Athènes[14], afin de les obliger à accepter la paix, et même ils parlèrent de fixer un jour après lequel ces États récalcitrants seraient proclamés ennemis communs, et par Sparte et par Athènes. Mais leurs propositions se bornèrent toujours à des mots vagues, et ils ne voulurent pas consentir à se lier par un instrument écrit ou péremptoire. Néanmoins, leur confiance était si grande soit dans 1a suffisance de ces assurances, soit dans la facilité de Nikias, qu’ils osèrent demander à Athènes de rendre Pylos, — ou du moins de retirer de cette ville la garnison messênienne avec les déserteurs ilotes, — en n’y laissant que des soldats athéniens indigènes, jusqu’à ce qu’on fût plus avancé dans la paix. Mais les sentiments des Athéniens avaient subi alors un changement sérieux, et ils accueillirent cette, demande avec une froideur marquée. Aucune des stipulations du traité en leur faveur n’avait encore été exécutée, — aucune même ne semblait en train de l’être ; aussi commencèrent-ils alors à soupçonner Sparte de malhonnêteté et de fraude, et ils regrettèrent amèrement d’avoir légèrement rendu les prisonniers[15]. Leurs remontrances à Sparte, souvent répétées dans le courant de l’été, ne produisirent aucun effet positif. Néanmoins, ils se laissèrent persuader d’éloigner de Pylos les Messêniens et les Ilotes pour les placer à Kephallenia, en les remplaçant par une garnison athénienne[16].

Les Athéniens avaient sans doute de bonnes raisons pour se plaindre de Sparte. Mais les personnes dont ils avaient à se plaindre avec plus de raison encore étaient Nikias et leurs propres chefs philo-laconiens, qui avaient d’abord accepté de Sparte des promesses douteuses quant à l’exécution, et ensuite, — bien que favorisés par le sort par rapport à la priorité de cession, et acquérant ainsi la preuve que Sparte ou ne voulait pas ou ne pouvait pas, remplir ses promesses, — renonçaient à tous ces avantagés et procuraient à Sparte presque gratuitement le seul bien dont elle se souciât sérieusement. Les nombreux critiques de l’histoire grecque, qui. ne jugent pas de terme trop dur pour le démagogue Kleôn, devraient en bonne justice mettre sa prudence politique en contraste avec celle de ses rivaux, et voir laquelle des deux indique une plus grande prévoyance dans l’administration des relations étrangères d’Athènes. Amphipolis avait jadis été perdue par la surveillance imprévoyante de Thucydide et d’Euklês : elle le fut alors de nouveau par les imprévoyantes concessions de Nikias.

L’alliance péloponnésienne fut tellement dérangée par le nombre d’États qui avaient refusé la paix, et l’ascendant de Sparte avait tellement diminué pour le moment, qu’il se forma alors de nouvelles combinaisons dans la péninsule. Nous avons déjà mentionné que la trêve entre Argos et Sparte venait précisément d’expirer alors. Argos était donc libre, avec ses anciennes prétentions à l’hégémonie du Péloponnèse, soutenues par une plénitude entière de richesses, de puissance et de population. N’ayant pas pris une part directe à la dernière guerre si ruineuse, elle avait même gagné de l’argent en fournissant à l’occasion d4, secours aux deux parties belligérantes[17], tandis que ses forces militaires venaient d’être alors augmentées par une mesure d’une importance très considérable. Elle avait récemment, mis à part un corps de mille hoplites d’élite, composé de jeunes gens riches et d’un rang élevé, pour recevoir une éducation militaire constante aux frais de l’État, et pour être inscrit comme un régiment séparé et spécial, à part des autres citoyens[18]. Polir un gouvernement démocratique comme Argos, une telle’ institution était dangereuse à l’intérieur et grosse de malheurs, qui seront décrits ci-après. Mais au moment actuel, les chefs démocratiques d’Argos semblent n’avoir songé qu’aux relations étrangères de leur ville, maintenant que sa trêve avec Sparte allait expirer, et que l’état désorganisé de la confédération spartiate ouvrait à son ambition de nouvelles chances de reconquérir quelque chose qui ressemblât à l’hégémonie dans le Péloponnèse.

Le mécontentement des alliés péloponnésiens récalcitrants les amena alors a tourner leur attention sur Argos comme sur un nouveau chef. Ils s’étaient défiés de Sparte, même avant la paix, sachant bien qu’elle avait des intérêts distincts de ceux de la confédération, intérêts qui prenaient leur source dans son désir de ravoir ses captifs. Dans les conditions de la paix, il semblait qu’il ne s’agit que de Sparte et d’Athènes, les intérêts des autres alliés, et ‘en particulier de ceux de Thrace, étant écartés. De plus, cet article du traité de paix où il était dit qu’Athènes et Sparte pourraient d’un mutuel accord ajouter ou effacer tout article, qu’elles voudraient, sans consulter les alliés, excitait une alarme générale, comme si Sparte méditait une trahison de concert avec Athènes contre la confédération[19]. Et l’alarme, une fois éveillée, fut encore augmentée davantage par le traité séparé d’alliance entre Sparte et Athènes, qui fut conclu à si peu d’intervalle, aussi bien que par la restitution -des prisonniers spartiates.

Ce mécontentement général causé dans les États péloponnésiens par l’accord inattendu des Athéniens et des Lacédémoniens, fortifié dans le cas de chaque État particulier par des intérêts propres à chacun d’eue, se manifesta pour la première fois ouvertement par la conduite des Corinthiens. En se retirant des conférences de Sparte ; — où l’on venait de faire connaître l’alliance récente entre les Athéniens et les Spartiates, et où ces derniers s’étaient efforcés vainement de déterminer leurs alliés à accepter la paix,

les Corinthiens se rendirent droit à Argos pour .y communiquer ce qui s’était passé et pour solliciter une intervention. Ils dirent aux, principaux personnages de cette ville que c’était actuellement le devoir d’Argos de se mettre en avant comme sauveur du Péloponnèse, que les Lacédæmoniens livraient ouvertement à l’ennemi commun, — et d’inviter dans ce dessein à faire une alliance pour la défense réciproque, tout État hellénique autonome qui voudrait s’engager à donner et à recevoir satisfaction à l’amiable dans tous les points de différend. Ils affirmaient que maintes cités, par haine contre Sparte, répondraient volontiers à une telle : invitation, surtout si un conseil de commissaires peu nombreux était nommé, avec pleins pouvoirs d’admettre tolite demande convenable ; de sorte que, dans le cas de rejet, il n’y sut pas du moins d’éclat devant l’assemblée publique de la démocratie argienne. Cette suggestion, — faite en secret par les Corinthiens qui retournèrent chez eux immédiatement après, — fut adoptée avec empressement tant par les chefs que par le peuple à Argos, vu qu’elle promettait de réaliser leurs prétentions au commandement si longtemps nourries. En conséquence, on nomma douze commissaires, avec pouvoir d’admettre tous les nouveaux alliés qu’ils jugeraient éligibles, excepté Athènes et Sparte. Il ne fut pas permis de traiter avec l’âne ou avec l’autre de ces deux villes sans- la sanction formelle de l’assemblée publique[20].

Cependant les Corinthiens, bien qu’ils eussent été les premiers à mettre les Argiens en mouvement, crurent néanmoins juste, avant de s’engager publiquement dans la nouvelle alliance, de convoquer à Corinthe un congrès de mécontents péloponnésiens. Ce furent les Mantineiens qui, les premiers, s’adressèrent à Argos d’après la notification qui venait d’être faite. Et ici il nous est donné de voir en partie les relations qui existaient entre les États secondaires et intérieurs du Péloponnèse. Mantinea et Tegea, étant limitrophes aussi bien que les deux États les plus considérables de l’Arkadia, étaient dans une rivalité perpétuelle, qui s’était montrée seulement un an et demi auparavant[21] dans une bataille sanglante, mais indécise. Tegea, située sur les frontières de la Laconie et ayant un gouvernement oligarchique, était très fortement attachée à Sparte ; tandis, que pour cette raison même, aussi bien que par le caractère démocratique de son gouvernement, Mantineia l’était moins, — bien qu’elle fût encore inscrite dans la confédération péloponnésienne et qu’elle agit comme un de ses membres. Elle avait récemment conquis pour elle-même un petit empire[22] dans son voisinage, composé de districts de village en Arkadia, comptés comme ses alliés sujets, et combattant dans ses rangs à la dernière bataille avec Tegea. Cette conquête avait été faite même pondant la durée de la guerre avec Athènes, — époque où les États moindres du Péloponnèse en général, et même États sujets par rapport â, leurs propres États souverains, étaient sous la garantie de la confédération pour laquelle ils étaient obligés de faire un service gratuit contre l’ennemi commun, — de sorte qu’elle redoutait une intervention lacédæmonienne à-la requête et pour l’affranchissement de ces sujets, qui de, plus étaient situés prés des frontières de la Laconie. Probablement une telle intervention avait été sollicitée auparavant ; seulement Sparte avait été dans des embarras pressants, — et de plus elle n’avait pas fait de convocation générale i e la confédération contre Athènes, — pendant tout le temps qui avait suivi le désastre de Sphakteria. Mais actuellement elle avait les bras libres, avec un bon prétexte et une bonne raison pour intervenir.

Maintenir l’autonomie de tous les petits Étais, et empêcher qu’aucun d’eux ne fût médiatisé ou groupé en agrégats sous l’ascendant des plus grands, telle avait été la politique générale de Sparte, -surtout depuis qu’elle avait accru sa propre influence comme chef de toute la confédération en assurant à chaque État moindre un vote indépendant aux réunions des confédérés[23]. En outre, la rivalité clé Tegea agissait probablement ici comme motif auxiliaire contre Mantineia. Dans de telles appréhensions, les Mantineiens se hâtèrent de rechercher l’alliance et la protection d’Argos pour laquelle ils avaient une sympathie de plus, celle d’une démocratie commune. Une telle révolte contre Sparte[24] (car on la considérait ainsi) excitait une grande sensation d’une extrémité à l’autre du Péloponnèse, ainsi qu’une grande disposition à suivre cet exemple, dans le mécontentement qui régnait alors.

En particulier, elle contribua beaucoup à accroître l’importance du congrès à Corinthe, où les Lacédæmoniens jugèrent nécessaire d’envoyer des ambassadeurs spéciaux pour déjouer les intrigues qui se tramaient contre eux. Leur ambassadeur adressa aux Corinthiens une énergique remontrance, et même un reproche, pour la part importante qu’ils avaient prise dans ces machinations, en excitant la dissension parmi les anciens confédérés et en organisant une nouvelle confédération sous la présidence d’Argos. Ils (les Corinthiens) aggravaient la faute et le parjure dont ils s’étaient primitivement rendus coupables en ne tenant pas compte du vote formel d’une majorité de la confédération et en refusant d’accepter la paix, — car c’était une maxime fondamentale et jurée des confédérés, que la décision de la majorité les liât tous, excepté dans les cas où il s’agissait d’offenses envers les Dieux ou les Héros. Encouragés par la présence de nombreux députés qui avaient de la sympathie pour leur cause, — Bœôtiens, Mégariens, Chalkidiens de Thrace[25], etc., — les Corinthiens répondirent avec fermeté. Mais ils ne regardèrent pas comme une bonne politique de proclamer le motif réel qu’ils avaient pour rejeter la paix, — à savoir qu’elle ne leur avait pas procuré la restitution de Sollion et d’Anaktorion ; en effet, c’était d’abord une question dans laquelle leurs alliés présents n’avaient aucun intérêt, — et ensuite, elle ne fournissait aucune excuse valable pour leur résistance au vote de la majorité. En conséquence, ils se placèrent sur un prétexte à la fois noble et religieux, — sur cette réserve pour scrupules de religion, que l’ambassadeur lacédæmonien avait admise lui-même, et qui naturellement devait être expliquée par chaque membre, eu égard à ses propres sentiments religieux. C’était un obstacle religieux (prétendaient les Corinthiens) qui les empêchait d’accéder à la paix avec Athènes ; nonobstant le vote de la majorité ; car nous avions antérieurement échangé des serments, nous-mêmes séparément de la confédération, avec les Chalkidiens de Thrace à l’époque où ils se révoltèrent contre Athènes ; et nous aurions violé ces serments séparés, si nous avions accepté un traité de paix dans lequel ces Chalkidiens étaient abandonnés ! Quant à une alliance avec Argos, nous nous regardons, comme libres d’adopter toute résolution qui nous semblera convenable, après avoir consulté nos amis ici présents. C’est avec cette réponse si peu satisfaisante que les ambassadeurs lacédæmoniens furent obligés de retourner chez eux. Cependant quelques envoyés argiens, qui étaient aussi présents à l’assemblée dans le dessein de presser les. Corinthiens, de réaliser sur-le-champ les espérances d’alliance qu’ils avaient présentées à Argos, ne purent encore de leur côté obtenir’ une réponse affirmative et décidée ; — on leur demanda de revenir à la nouvelle conférence[26].

Bien que les Corinthiens eussent eux-mêmes fait naître l’idée d’une nouvelle confédération argienne et compromis Argos dans une proclamation ouverte, cependant ils hésitèrent alors à exécuter leur propre plan. M’étaient sans doute arrêtés en partie par l’amertume du reproche lacédæmonien, — car l’accomplissement ouvert de cette révolte, outre ses graves conséquences politiques, blessait une suite de sentiments très anciens ; — mais ils l’étaient plus encore par la découverte qu’ils venaient de, faire .que leurs anis, qui étaient d’accord avec eue pour rejeter la paix, refusaient décidément de se révolter ouvertement contre Sparte et de faire aucune alliance avec Argos. Dans cette catégorie étaient les Bœôtiens et les Mégariens. Ces deux États, — laissés à leurs propres impressions et à leur jugement par les Lacédæmoniens, qui ne leur firent aucun appel particulier comme ils l’avaient fait aux Corinthiens, — se détournèrent spontanément d’Argos, non moins par aversion pour la démocratie argienne que par sympathie pour l’oligarchie de Sparte[27]. Ils étaient liés ensemble par une communauté d’intérêt, non seulement comme étant à la fois voisins et ennemis acharnés de l’Attique, mais comme ayant chacun un corps d’exilés démocratiques qui pouvaient trouver des encouragements à Argos. Découragés par la résistance de ces deux alliés importants, les Corinthiens s’abstinrent de visiter Argos, jusqu’à ce qu’ils fussent poussés en avant par une nouvelle impulsion due au hasard, il demande, des Eleiens, — qui, embrassant avec ardeur le il cuveau projet, envoyèrent des ambassadeurs pour conclure — d’abord une alliance avec les Corinthiens, ensuite pour aller inscrire Elis comme alliée d’Argos. Cet incident confirma tellement les Corinthiens dans leur premier projet, qu’us se hâtèrent d’aller à Argos, avec fies Chalkidiens de Thrace, pour se joindre à la nouvelle confédération.

La conduite d’Elis, comme celle de Mantineia, en se révoltant ainsi contre Sparte, avait été dictée par des motifs privés de querelle, nés de rapports avec son alliée dépendante la ville de Lepreon. Les Lépréates étaient devenus dépendants d’Elis quelque temps avant le commencement de la guerre du Péloponnèse, en considération du secours que leur avaient prêté les Eleiens pour les délivrer d’une guerre dangereuse contre quelques ennemis arkadiens. Pour acheter ce secours, ils s’étaient engagés à cédez aux Eleiens la moitié de leur territoire ; mais il leur avait été permis d’y résider et de l’occuper, sous la condition de payer annuellement un talent comme tribut à Zeus Olympien, — ou en d’autres termes, aux Eleiens nomme à ses intendants. Au début de la guerre du Péloponnèse[28], quand les Lacédœmoniens commencèrent à réclamer un service gratuit des villes péloponnésiennes en général, petites aussi bien que grandes, contre Athènes, — les Lépréates, en vertu de l’accord en vigueur dans la confédération, furent exemptés provisoirement de continuer le payement de leur tribut à Elis. Cette exemption cessa avec la guerre, à la fin de laquelle Elis fut autorisée, en vertu du même accord, à reprendre le tribut suspendu. En conséquence, elle demanda que le payement flet recommencé ; mais les Lépréates refusèrent ; et quand elle vint à employer la force, ils se mirent sous la protection de Sparte, à la décision de laquelle les Eleiens eux-mêmes consentirent d’abord à s’en rapporter, ayant l’accord général de la confédération décidément en leur faveur. Mais on vit bientôt que Sparte était plus disposée à pratiquer son système général, qui était de favoriser l’autonomie des États moindres, que d’imposer la volonté positive de la confédération. En conséquence, les Eleiens, l’accusant d’un faux-fuyant injuste, renoncèrent à sols autorité comme arbitre et envoyèrent des forces militaires occuper Lepreon. Néanmoins les Spartiates persistèrent dans leur décision, déclarèrent Lepreon autonome et expédièrent un corps de leurs propres hoplites pour défendre cette ville contre les Eleiens. Ces derniers protestèrent avec éclat contre ce procédé, et dénoncèrent les Lacédæmoniens comme leur ayant enlevé une de leurs dépendances, contrairement à l’accord qui avait été adopté par toute la confédération au commencement de la guerre, — à savoir que chaque cité souveraine reprendrait à la fin de la guerre toutes les dépendances qu’elle possédait au commencement, à condition de laisser de côté son droit au tribut et au service militaire de leur part tout le temps que la guerre durerait. Après avoir fait à Sparte des remontrances inutiles, les Eleiens saisirent avidement l’occasion qui s’offrait alors de se révolter contre elle et de se joindre à la, nouvelle ligue avec Corinthe et Argos[29].

Cette nouvelle ligue, qui comprenait Argos, Corinthe, Elis et Mantineia, avait acquis alors tant de force et de confiance, que les Argiens et les Corinthiens envoyèrent une ambassade commune à Tegea pour obtenir la réunion de cette ville, vraisemblablement la plus puissante du Péloponnèse après Sparte et Argos. Quels motifs avaient-ils pour espérer réussir, c’est ce qu’on ne nous dit pas. Le seul fait que Mantineia s’était unie à Argos semblait de nature d empêcher Tegea, en tant que rivale de la puissance arkanienne, d’en faire autant ; et il en fut ainsi, — car les Tégéens repoussèrent décidément la proposition, non sans protester énergiquement qu’ils resteraient attachés à Sparte en toute chose. Les Corinthiens furent très découragés par ce refus, auquel ils ne s’étaient nullement attendus, — après avoir été égarés par des expressions générales de mécontentement contre Sparte, au point de croire qu’ils pouvaient transporter à Argos presque tout le corps des confédérés. Mais ils commencèrent alors à désespérer de toute extension ultérieure de l’hégémonie argienne, et même à regarder leur propre position comme peu sûre du côté d’Athènes, avec laquelle ils n’étaient pas en paix, tandis qu’en se joignant à Argos ils avaient perdu leur droit sur Sparte et sur sa confédération, y compris la Bœôtia et Megara. Dans cet embarras ils eurent recours aux Bœôtiens, qu’ils supplièrent de nouveau de se joindre à eux dans l’alliance argienne, requête déjà refusée une fois, et qui rie devait vraisemblablement pas être accordée alors, — mais destinée à être l’avant-coureur d’une autre requête présentée en même temps. Les Bœôtiens étaient priés d’accompagner les Corinthiens à Athènes et d’obtenir pour eux des Athéniens un armistice qui pouvait être rompu, à condition d’être dénoncé dix jours à l’avance, tel que celui dont ils étaient convenus pour eux-mêmes. En cas de refus, ils étaient priés encore de renoncer à leur propre accord, et de n’en pas conclure d’autre sans le concours des Corinthiens. Les Bœôtiens consentirent à aller à Athènes avec les Corinthiens et à appuyer leur demande d’armistice, — ce que les Athéniens refusèrent d’accorder, en disant que les Corinthiens étaient déjà compris dans la paix générale, s’ils étaient alliés de Sparte. En recevant cette réponse, les Corinthiens supplièrent les Bœôtiens, posant la chose comme question obligatoire, de renoncer à leur propre armistice et de faire cause commune pour tout traité à venir. Mais cette requête fut refusée avec fermeté. Les Bœôtiens maintinrent leur armistice de dix jours, et les Corinthiens furent obligés d’acquiescer à leur condition actuelle de paix de facto, bien qu’elle ne fût garantie par aucun engagement d’Athènes[30].

Cependant les Lacédæmoniens n’oubliaient pas l’affront qu’ils avaient reçu par la révolte de Mantineia et d’Élis. A la requête d’un parti chez les Parrhasii, sujets arkadiens de Mantineia, ils entrèrent dans ce territoire conduits par le roi Pleistoanax, et forcèrent les Mantineiens d’évacuer le fort qu’ils y avaient élevé et qu’ils ne purent défendre, bien qu’ils reçussent un corps de troupes argienne pour garder leur ville, ce qui leur permit de faire marcher toutes leurs forces vers l’endroit menacé. Non seulement les Lacédæmoniens affranchirent les sujets arkadiens de Mantineia, mais encore ils établirent un corps additionnel d’Ilotes et de Neodamodes à Lepreon, comme défense et moyen d’observation sur les frontières de l’Elis[31]. C’étaient les soldats de : Brasidas, que Klearidas avait alors ramenés de, Sparte. Les Ilotes qui étaient du nombre avaient été affranchis comme récompense et autorisés à résider où ils voudraient. Mais comme ils avaient puisé des levons de bravoure à l’école de leur illustre chef, leur présence était indubitablement dangereuse parmi les serfs de la Laconie ; de là la disposition des Lacédæmoniens à les établir au dehors. Nous pouvons-nous rappeler que, non pas bien longtemps auparavant’ ils avaient fait assassiner secrètement deux mille Ilotes des plus courageux, sans aucun motif de soupçon contre ces victimes personnellement, mais seulement par crainte de tout le corps, et naturellement par une crainte plus grande des plus braves[32].

Ce ne fut pas seulement contre un danger de la part des Ilotes de Brasidas revenus de Thrace que les Lacédæmoniens eurent à se garder, — mais aussi contre un danger (réel ou supposé) de la part de leurs propres prisonniers spartiates, rendus par Athènes à la conclusion de la récente alliance. Bien que la reddition de Sphakteria n’eût été souillée par aucune lâcheté réelle ni par aucune incapacité militaire, néanmoins, d’après les inexorables coutumes de Sparte et le tonde l’opinion qui y régnait, ces hommes étaient regardés comme plus ou moins avilis, ou du moins il y avait assez pour leur faire croire qu’ils étaient considérés comme tels, et par là pour exciter leur mécontentement. Quelques-uns d’entre eux étaient déjà dans l’exercice de diverses fonctions, quand les éphores, concevant des soupçons de leurs desseins, les condamnèrent tous à une incapacité temporaire pour tout poste officiel, plaçant tous leurs biens sous la gestion d’un fidéicommissaire, et leur interdisant, comme à dés mineurs, tout acte d’achat ou de vente[33]. Cette sorte de privation de privilèges dura pendant un temps considérable ; mais ceux qui en avaient été frappés finirent par recouvrer leurs droits, quand on supposa le danger passé. La nature de l’interdiction confirme ce que nous savons directement par Thucydide, à savoir que beaucoup de ces captifs appartenaient aux familles les plus considérables et les plus riches de l’État ; et les éphores ont pu craindre qu’ils n’employassent leur fortune à acquérir des partisans et à organiser une révolte parmi les Ilotes. Nous n’avons pas de faits qui nous permettent d’apprécier la situation : mais l’esprit peu généreux de la mesure, en tant qu’appliquée à de braves guerriers rentrés récemment dans leurs foyers après uni long emprisonnement (esprit signalé avec justesse par ces historiens modernes), n’avait pas beaucoup de poids pour les éphores s’il existait quelque symptôme d’un danger public.

Nous n’entendons rien dire des actes des Athéniens pendant cet été, si ce n’est que la ville de Skiônê finit par se rendre à eux après un blocus continué longtemps, qu’ils mirent à mort la population mâle en état de porter les, armes et vendirent les femmes et les enfants comme esclaves. L’odieux d’avoir proposé cette résolution cruelle deux ans et demi auparavant appartient à Kleôn ; celui de l’exécuter, près d’une année après sa mort, appartient aux chefs qui lui succédèrent et à ses compatriotes en général. Toutefois le lecteur doit actuellement être suffisamment accoutumé aux lois grecques de la guerre, et ne pas s’étonner d’un tel traitement à l’égard de sujets révoltés et d’une ville reconquise. Skiônê et son territoire furent cédés aux réfugiés Platéens. La population indigène de Dêlos, aussi, qui avait été éloignée de ce lieu sacré l’année précédente, dans la pensée qu’elle était trop impure pour s’acquitter des fonctions sacerdotales, — fut alors rendue à son île. La défaite subséquente essuyée à Amphipolis avait fait naître à Athènes la croyance que cet éloignement avait offensé les dieux, — et c’était sous cette impression, confirmée par l’oracle de Delphes, que les Athéniens prouvaient actuellement leur repentir en rétablissant les exilés déliens[34]. Ils perdirent en outre les villes de Thyssos sur la péninsule de l’Athos, et de Mekyberna, sur le golfe Sithonien, qui furent prises par les Chalkidiens de Thrace[35].

Cependant les relations politiques dans les États grecs puissants restèrent toutes provisoires et non déterminées. L’alliance existait encore entre Sparte et Athènes, toutefois avec des plaintes continuelles de la part de cette dernière, relativement à la non exécution du premier traité. Les membres de la confédération spartiate étaient mécontents ; quelques-uns s’étaient retirés et d’autres semblaient disposés à faire de même, tandis qu’Argos, qui avait l’ambition de supplanter Sparte, essayait de se mettre à la tête d’une nouvelle confédération, bien que jusque-là avec un succès très partiel. Cependant, jusqu’à ce moment, les autorités de Sparte, — le roi Pleistoanax aussi bien que les éphores de l’année, — avaient désiré sincèrement maintenir l’alliance athénienne, autant que cela était possible sales sacrifice et sales l’emploi réel de la force contre les récalcitrants, dont ils n’avaient parlé que pour amuser les Athéniens. De plus, le prodigieux avantage qu’ils avaient obtenu en recouvrant les prisonniers, ce qui sans doute les rendait très populaires dans leur patrie, les attachait d’autant plus fortement à leur propre mesure. Mais à la fin de l’été (vraisemblablement vers la fin de septembre ou au commencement d’octobre, 421 av. J.-C.), l’année de ces éphores expira, et on nomma d’autres éphores pour l’année suivante. Dams l’état de choses actuel ce fut une révolution importante ; car sur les cinq éphores nouveaux, deux (Kleoboulos et Xenarês) étaient décidément hostiles à la paix avec Athènes, et Ies trois autres indifférents en apparence[36]. Et nous pouvons faire remarquer ici que cette instabilité et cette fluctuation de politique publique, que l’on dénonce souvent comme si c’était l’attribut particulier d’une démocratie, se rencontrent tout autant dans la monarchie constitutionnelle de Sparte, — le gouvernement le moins populaire de la Grèce, tant en principe que dans le détail.

Les nouveaux éphores réunirent un congrès spécial à Sparte pour régler les différends pendants ; à ce congrès, entre autres, les ambassadeurs athéniens, bœôtiens et corinthiens furent tous présents. Mais, après des débats prolongés, on n’arrivait pas à un accord ; aussi le congrès était-il sur le point de se dissoudre, quand Kleoboulos et Xenarês, avec un grand nombre de leurs partisans[37], produisirent sous main, de concert avec les députés bœôtiens, et corinthiens, une série de manœuvres privées, pour la dissolution de l’alliance athénienne. On devait y parvenir en faisant- une alliance séparée entre Argos et Sparte, alliance que les Spartiates désiraient sincèrement, et qu’ils embrasseraient de préférence (ainsi l’affirmaient ces éphores), même au prix de la rupture de leur nouveau lien avec Athènes. On pressait les Bœôtiens de devenir d’abord eux-mêmes alliés d’Argos, et ensuite d’amener Argos dans l’alliance de Sparte. Mais il était essentiel, en outre, qu’ils donnassent Panakton a Sparte, afin qu’on prit offrir cette place aux Athéniens en échange de Pylos, — car Sparte ne pouvait pas facilement aller en guerre contre ces derniers tant qu’ils restaient maîtres de cette dernière position[38].

Tels furent les plans que Kleoboulos et Xenarês formèrent avec les députés corinthiens et bœôtiens, et ces derniers retournèrent chez eux prêts à les mettre à exécution. La chance sembla aussitôt favoriser le dessein ; car, en chemin vers leur patrie, ils furent accostés par deux Argiens, sénateurs dans leur ville, qui exprimèrent un très vif désir d’établir une alliance entre les Bœôtiens et Argos. Les députés bœôtiens, encourageant cette idée avec, chaleur, pressèrent les Argiens d’envoyer des ambassadeurs à Thêbes pour solliciter l’alliance ; et ils communiquèrent aux Bœôtarques, à leur arrivée chez eux, et les plans formés par les éphores spartiates et les désirs de ces Argiens. Les Bœôtarques entrèrent aussi avec ardeur dans tout le projet ; ils reçurent les ambassadeurs argiens avec une faveur marquée, et promirent, aussitôt qu’ils auraient obtenu la sanction nécessaire, d’envoyer des députés de leur propre État et de demander une alliance avec Argos.

Il fallait obtenir cette sanction des Quatre Sénats des Bœôtiens, — corps dont la constitution nous est totalement inconnue. Mais on les trouvait habituellement si passifs et si faciles que les Bœôtarques, comptant sur leur assentiment comme sur une chose toute naturelle, même sans faire un exposé complet de motifs, firent tous leurs plans en conséquence[39]. Ils proposèrent h ces quatre Sénats une résolution, en termes généraux, s’autorisant au nom de la fédération bœôtienne à échanger des serments d’alliance avec toute cité grecque qui serait disposée à s’allier avec elle, à des conditions mutuellement avantageuses. Leur objet particulier était (disaient-ils) de faire alliance avec les Corinthien, les Mégariens et les Chalkidiens de Thrace, — pour une mutuelle défense, et pour la guerre aussi bien que pour la paix avec d’autres, seulement d’un consentement commun. Ils ne prévoyaient pas de résistance à cet objet particulier de la part des Sénats, en ce que leurs relations avec Corinthe avaient toujours été intimes, tandis que la position des quatre parties nommées était la même, — toutes refusant d’accéder à la récente paix. Mais la résolution fut à dessein rédigée dans les termes les plus compréhensifs, afin qu’elle les autorisât à aller ensuite plus loin, et à conclure une alliance du côté des Bœôtiens et des Mégariens avec Argos ; cette proposition ultérieure étant toutefois pour le moment tenue en réserve, parce qu’une alliance avec Argos était mie nouveauté qui pouvait surprendre et alarmer les Sénats. La manœuvre, habilement combinée pour tromper ces corps et leur faire approuver par surprise des mesures auxquelles ils n’avaient jamais songé, explique la manière dont un pouvoir exécutif oligarchique pouvait éluder les moyens de contrôle imaginés pour surveiller ses actes. Mais les Bœôtarques, à leur grand étonnement, se trouvèrent déjoués dès le début ; car les Sénats ne voulurent pas même entendre parler d’alliance avec Corinthe, — tant ils craignaient d’offenser Sparte par quelque relation spéciale avec une ville qui s’était révoltée contre elle. Les Bœôtarques ne jugèrent pas non plus prudent de divulguer leurs communications avec Kleoboulos et Xenarês, ni de faire connaître aux Sénats que fout lie plan provenait d’un parti puissant dans Sparte elle-même. En conséquence, d’après le refus formel fait par lés Sénats, — on ne pouvait faire d’autres démarches. Les ambassadeurs corinthiens et chalkidiens quittèrent Thêbes, et la promesse d’envoyer des députés bœôtiens à Argos resta Sans exécution[40].

Mais les éphores à Sparte hostiles aux Athéniens, bien que déjoués dans leur dessein d’arriver à l’alliance argienne par l’intermédiaire des Bœôtiens, n’en persistèrent pas moins dans leurs vues sur Panakton. Cette ville, — forteresse frontière dans la chaîne de montagnes entre l’Attique et la Bœôtia, apparemment sur le côté bœôtien de Phylê, et sur la route directe d’Athènes à Thèbes, qui conduisait par Phylê ou auprès de cette route[41], — avait été une possession athénienne, jusqu’à six mois avant la paix, époque où elle avait été livrée aux Bœôtiens par trahison[42]. Un disposition spéciale du traité entre Athènes et Sparte prescrivait qu’elle serait rendue à Athènes ; et on envoya alors des ambassadeurs lacédæmoniens en mission expresse en Bœôtia, pour demander aux Bœôtiens de leur remettre Panakton aussi bien que leurs prisonniers athéniens, afin qu’en les offrant à. Athènes, celle-ci fût engagée à rendre Pylos. Les Bœôtiens refusèrent d’accéder à cette demande, si ce n’est à la condition que Sparte ferait avec eux une alliance spéciale comme elle en avait fait une avec les Athéniens. Or les Spartiates se trouvaient engagés par leur contrat avec ces derniers (soit par ses termes, soit par son sens reconnu), à ne contracter aucune alliance sans leur consentement. Mais ils étaient fortement déterminés à avoir Panakton en leur possession, — tandis que la perspective d’une rupture avec Athènes, loin d’être un motif qui arrêtât, était exactement ce que désiraient Kleoboulos et Xenarês. Dans ces sentiments, les Lacédæmoniens consentirent à une alliance, spéciale avec les Bœôtiens et la jurèrent. Mais les Bœôtiens ; au lieu de céder Panakton pour être rendu comme ils l’avaient promis, rasèrent immédiatement la forteresse jusqu’au sol, sous prétexte de quelques anciens serments qui avaient été échangés entre leurs ancêtres et les Athéniens, afin que le district circonvoisin restât toujours sans habitants, — comme bande neutre de terre frontière, et destinée à être un pâturage commun.

Ces négociations, après avoir marché tout l’hiver, finirent par l’accomplissement de l’alliance et la destruction de Panakton au commencement du printemps ou vers le milieu de mars (420 av. J.-C.). Et pendant que les éphores lacédæmoniens paraissaient ainsi en venir à leurs fins du côté de la Bœôtia, ils furent agréablement surpris par un encouragement inattendu à leurs vues, qui venait d’un autre côté. Il arriva d’Argos à Sparte une ambassade pour solliciter le renouvellement de la paix qui venait d’expirer. Les Argiens trouvaient qu’ils n’avançaient pas dans l’extension de leur confédération nouvellement formée, tandis que le désappointement qu’ils avaient eu récemment avec les Bœôtiens les faisait désespérer de réaliser leurs projets ambitieux d’hégémonie péloponnésienne. Mais quand ils apprirent que les Lacédæmoniens avaient conclu une alliance séparée avec les Bœôtiens, et que Panakton avait été rasé, leur désappointement se changea en alarme positive pour l’avenir. Concluant naturellement que cette nouvelle alliance n’aurait pas été formée, si ce n’est de concert avec Athènes, ils interprétèrent tout ce qui s’était fait comme indiquant que Sparte avait déterminé les Bœôtiens à accepter la paix avec les Athéniens, — la destruction de Panakton étant conçue comme un compromis destiné à obvier aux disputes relativement à la possession. Dans cette conviction, — qui n’était nullement déraisonnable en elle-même, lorsque les deux gouvernements contractants, tous deux oligarchiques et tous deux secrets, ne fournissaient pas de preuves collatérales pour expliquer leur intention réelle, les Argiens se virent exclus de l’alliance non seulement avec la Bœôtia, Sparte et Tegea, mais encore avec Athènes, ville que jusque-là ils avaient regardée comme un recours assuré en cas d’hostilité avec Sparte. Sans tarder un moment, ils dépêchèrent Eustrophos et Æsôn, deux Argiens fort estimés à Sparte, et peut-être proxeni de cette ville, pour demander avec instance un renouvellement de leur trêve conclue avec les Spartiates, et qui expirait, et pour obtenir les meilleures conditions possibles.

Cette demande fut particulièrement agréable aux éphores lacédæmoniens ; — c’était l’événement même dont ils avaient amené l’accomplissement par leurs manœuvres secrètes. On ouvrit des négociations, dans lesquelles les ambassadeurs argiens proposèrent d’abord que la possession disputée de Thyrea fût référée à un arbitrage. Mais leur demande rencontra un refus péremptoire, — les Lacédœmoniens ne consentant pas à en venir à une telle discussion, et insistant sur le simple renouvellement de la paix alors à son, terme. Enfin les ambassadeurs argiens, fortement décidés à tenir ouverte la question relative à Thyrea, d’une manière ou d’une autre, — déterminèrent les Lacédæmoniens à accepter la singulière convention suivante. La paix était conclue. entre Athènes et Sparte pour cinquante années : mais si à quelque moment dans cet intervalle il convenait aux vues de l’une ou de l’autre partie de provoquer un combat par des champions choisis en nombre égal dans le dessein de déterminer le droit de Thyrea, — elle devait avoir pleine liberté de le faire ; le combat se livrerait dans le territoire de Thyrea même, et il serait interdit aux vainqueurs de poursuivre les vaincus au delà de la frontière incontestée de l’un ou de l’autre territoire. On se rappellera qu’environ cent vingt ans avant cette date, il y avait eu un combat rie cette sorte entre trois cents champions de chaque côté, combat dans lequel, après des efforts désespérés de valeur des deux parts, la victoire aussi bien que le droit contesté était restée indécise. La proposition avancée par les Argiens faisait revivre cet ancien usage de combat judiciaire ; néanmoins, le changement qu’avait subi l’esprit grec pendant cet intervalle était tel, qu’il parut alors une absurdité complète, —même aux yeux des Lacédæmoniens, le peuple de la Grèce le plus attaché aux anciens usages[43]. Cependant, comme ils ne risquaient rien en pratique par une concession aussi vague, et qu’ils avaient l’extrême désir de rendre faciles leurs relations avec Argos, en vue d’une rupture avec Athènes, — ils finirent par accéder à la condition, dressèrent le traité et le mirent entre les mains des ambassadeurs pour le porter à Argos. Il fallait, pour lui donner de la validité, une acceptation et une ratification -formelles de l’assemblée publique argienne ; si on les accordait, les ambassadeurs étaient invités à retourner à Sparte à la fête des Hyakinthia, afin d’y accomplir la solennité des serments.

 

À suivre

 

 

 



[1] Thucydide, V, 17-29.

[2] Thucydide, V, 18.

[3] Thucydide, V, 14, 22, 76.

[4] Plutarque, Nikias, c. 10.

[5] Thucydide, V, 21, 22.

[6] Thucydide, V, 23. Le traité d’alliance parait avoir été dressé à Sparte, et approuvé ou concerté avec les ambassadeurs athéniens, ensuite, envoyé à Athènes, et là adopté par le peuple, puis juré des deux côtés. L’intervalle entre ce second traité et le premier (V, 24) peut bien avoir été plus d’un mois ; car il comprenait la visite des envoyés lacédæmoniens à Amphipolis et aux autres villes de Thrace, — la manifestation de résistance dans les villes, et le retour de Klearidas à Sparte pour rendre compte de sa conduite.

[7] Thucydide, V, 24.

[8] Thucydide, IV, 19.

[9] Thucydide, V, 26.

[10] Thucydide, V, 28.

[11] Aristophane, Pac., 665-887.

[12] Thucydide, V, 21-35.

[13] Thucydide, V, 32.

[14] Thucydide, V, 35.

[15] Thucydide, V, 35.

[16] Thucydide, V, 35.

[17] Thucydide, V, 28. Aristophane, Pac., 167. sur les Argiens, δέχοθεν μισθοφορΰντες άλφιτα.

Il caractérise les Argiens comme désireux pour cette raison de prolonger la guerre entre Athènes et Sparte. Ce passage, aussi bien que toute la teneur de la pièce, donne lieu d’affirmer que la Paix fut représentée pendant l’hiver qui précéda immédiatement la paix de Nikias, — environ quatre ou cinq mois après la bataille d’Amphipolis et la mort de Kleôn et de Brasidas, non pas deux ans plus tard, comme M. Clinton voudrait la placer, sur l’autorité d’une date qui se trouve dans la pièce elle-même et à laquelle il attache trop d’importance.

[18] Thucydide, V, 67.

Diodore (XII, 75) représente la première formation de ce régiment des Mille à Argos comme s’étant précisément effectuée à cette époque, et je pense qu’il est ici digne de créance ; de sorte que je ne regarde pas l’expression de Thucydide έκ πολλοΰ comme indiquant un temps plus long que deux années avant la bataille de Mantineia. Pour une éducation militaire grecque, deux ans de pratique constante étaient un long temps. Il ne faut pas croire que la démocratie argienne se fût exposée à la dépense et au danger de conserver ce régiment d’élite pendant toute la période de sa longue paix, qui arrivait précisément alors à sa fin.

[19] Thucydide, V, 29.

[20] Thucydide, V, 28.

[21] Thucydide, IV, 134.

[22] Thucydide, V, 39.

Quant à la manière dont l’accord des membres de la confédération modifiait les relations antre les États subordonnés et les États souverains, voir plus loin, dans le cas d’Élis et de Lepreon.

[23] Thucydide, I, 125.

[24] Thucydide, V, 29.

[25] Thucydide, V, 30.

[26] Thucydide, V, 30.

[27] Thucydide, V, 31.

Ces mots, περιορώμενοι ύπό τών Λακεδαιμονίων, ne sont pas clairs, et ont causé beaucoup d’embarras aux commentateurs, et donné lieu à quelques propositions de changer le texte. Ce serait indubitablement une amélioration dans le sens, s’il nous était permis (avec Dobree) de rejeter les mots ύπό τών Λακεδαιμονίων comme glose, et ainsi d’expliquer περιορώμενοι comme un verbe moyen, attendant pour voir l’événement, ou littéralement, faisant le guet sur eux. Mais, à prendre le texte tel qu’il est maintenant, le sens que j’ai donné semble le meilleur qui s’en puisse tirer.

La plupart des critiques traduisent περιορώμενοι dédaignés ou méprisés par les Lacédæmoniens. Mais en premier lieu, cela n’est pas vrai comme fait ; en second lieu, si cela était vrai, nous devrions avoir une conjonction adversative au lieu de καί devant νομίζοντες, puisque la tendance des deux motifs indiqués serait alors dans des directions contraires. Les Bœôtiens, bien que méprisés par les Lacédæmoniens, jugeaient cependant dangereuse une union avec la démocratie argienne. Et c’est là le sens que Haack propose réellement, bien qu’il fasse une grande violence au mot καί.

Le docteur Thirlwall et le docteur Arnold traduisent περιορώμενοι se sentant dédaignés ; et le dernier dit : Les Bœôtiens et les Mégariens ne se rangèrent d’aucun côté ; ni de celui des Lacédæmoniens, car ils sentaient que les Lacédæmoniens les avaient dédaignés, ni de celui des Argiens, parce qu’ils pensaient que la démocratie argienne leur conviendrait moins que la constitution de Sparte. Mais cela donne encore un sens inadmissible à ήσύχαζον, qui signifie « restèrent comme ils étaient. » Les Bœôtiens ne furent pas appelés à choisir entre deux côtés ou deux plans positifs d’action ; ils furent invités à s’allier avec Argos, et c’est ce qu’ils refissent de faire : ils préfèrent rester comme ils sont, alliés de Lacédæmone, mais refusant de devenir parties à la paix. De plus, dans le sens proposé par le docteur Arnold, nous trouverions assurément une conjonction adversative à la place de καί.

Le mot περιοράν ne signifie pas nécessairement (et c’est un sens que je propose) dédaigner ou mépriser, mais quelquefois laisser seul, ne pas remarquer, s’abstenir d’intervenir. Ainsi, Thucydide, I, 24 et I, 69. Semblable est le sens de περιϊδεϊν et περιόψεθαι, II, 20. Dans tous ces passages, il n’y a pas d’idée de mépris impliquée dans le mot : laisser seul, ou s’abstenir d’intervention, provient de sentiments tout à fait différents du mépris.

C’est ainsi que dans le passage que nous avons sous les yeux, περιορώμενοι semble le participe passif dans ce sens. Thucydide, qui vient de décrire une énergique remontrance envoyée par les Spartiates pour empêcher Corinthe de se joindre à Argos, veut donner à entendre (par les mots discutés actuellement) qu’ils n’eurent pas recours à une intervention semblable pour empêcher les Bœôtiens et les Mégariens de s’unir à elle : Les Bœôtiens et les Mégariens restèrent comme ils étaient, laissés à eux-mêmes par les Lacédæmoniens, et pensant que la démocratie argienne leur convenait moins que l’oligarchie de Sparte.

[28] Thucydide, V, 31.

Pour l’accord auquel il est fait allusion ici, voir quelques lignes plus loin.

[29] Thucydide, V, 31.

Nous n’entendons parler que dans ce seul passage de l’accord auquel il est fait allusion ici entre les membres de la confédération péloponnésienne. Il était extrêmement important pour ceux des confédérés qui étaient des villes souveraines, — c’est-à-dire qui avaient des subordonnés ou alliés sujets.

Poppo et Bloomfield s’étonnent que les Corinthiens n’aient pas fait appel à cet accord pour obtenir la restitution de Pollion et d’Anaktorion. Mais ils comprennent mal, à mon avis, le but de l’accord, qui ne se rapportait pas aux prises faites pendant la guerre par l’ennemi commun. Il était inutile pour la confédération de convenir formellement qu’aucun des membres ne perdrait rien par suite de prises faites par l’ennemi. C’était une question de supériorité, de force, — car aucun accord ne pouvait lier l’ennemi. Mais la confédération pouvait très bien faire un pacte quant aux rapports entre ses membres souverains immédiats et les dépendances médiales ou subordonnées de chacun d’eux. Chaque État souverain consentait à renoncer au tribut ou aux services de son subordonné, tout le temps que ce dernier était appelé à concourir à l’effort général de la confédération contre l’ennemi commun. Mais la confédération garantissait en même temps que l’État souverain rentrerait dans ses droits suspendus, aussitôt que la guerre serait finie. Cette garantie fut évidemment violée par Sparte dans le cas d’Elis et de Lepreon. Au contraire, dans le cas de Mantineia (mentionné plus haut), les Mantineiens avaient violé la maxime de la confédération, et Sparte était justifiée en intervenant à la requête de leurs sujets pour maintenir l’autonomie ces derniers. Car Thucydide dit expressément que les Mantineiens avaient soumis ces districts arkadiens pendant le temps même que se faisait la guerre contre Athènes (V, 29). Les Eleiens possédaient Lepreon, et recevaient de cette ville un tribut avant que la guerre fût commencée.

[30] Thucydide, V, 32.

Le Dr Arnold fait remarquer à ce sujet : — Par άσπονδος il est entendu un simple accord en paroles, non ratifié par les solennités de la religion. Et les Grecs, comme nous l’avons vu, considéraient la violation de leur parole comme très différente de la violation de leur serment.

Cela n’a pas autant de signification même qu’en suppose le Dr Arnold. Il n’y avait pas d’accord du tout — ni en paroles ni par serment. Il y avait une simple absence d’hostilités, de facto, ne résultant d’aucun engagement reconnu. Tel est le sens d’άνακωχή, I, 66 ; III, 25, 26.

La réponse faite ici par les Athéniens à la demande de Corinthe n’est pas facile à comprendre. Ils auraient, avec bien plus de raison, refus6 de conclure l’armistice de dis jours avec les Bœôtiens, — vu que ces derniers restaient encore les alliés de Sparte, bien qu’ils ne voulussent pas céder à la paix générale, tandis que les Corinthiens, après s’être joints à Argos, avaient moins de droits à être considérés comme alliés de Sparte. Néanmoins, nous les verrons encore assister aux réunions de Sparte, et agir comme alliés de cette ville.

[31] Thucydide, V, 33, 34. Les Neodamodes étaient des Ilotes antérieurement affranchis, ou les fils de ces derniers.

[32] Thucydide, IV, 80.

[33] Thucydide, V, 34.

Pour le traitement habituel de soldats spartiates qui s’enfuyaient du combat, V. Xénophon, Rep. Laced., c. 9 ; Plutarque, Agésilas, c. 30 ; Hérodote, VII, 231.

[34] Thucydide, V, 32.

[35] Thucydide, V, 35-39. Je suis d’accord avec le Dr Thirlwall et le Dr Arnold pour préférer dans cet endroit la conjecture de Poppo — Χαλκιδής.

[36] Thucydide, V, 36.

[37] Thucydide, V, 37.

[38] Thucydide, V, 36.

[39] Thucydide, V, 38.

[40] Thucydide, V, 38.

[41] V. le colonel Leake, Travels in Northern Greece, vol. II, ch. 17, p. 370.

[42] Thucydide, V, 3.

[43] Thucydide, V, 41.

Par les formes du traité qui restent, nous somme amené à conclure que le traité ne portait pas de signatures, mais qu’il fut dressé par le secrétaire ou officier autorisé, et finalement gravé sur une colonne. Les noms de ceux qui prêtèrent serment sont consignés, mais vraisemblablement aucune signature officielle.