NEUVIÈME VOLUME
Ces prévisions furent pleinement vérifiées par le résultat : car l’histoire subséquente montrera que les Lacédæmoniens, quand ils se furent engagés par un traité à livrer Amphipolis, ou ne voulurent pas, ou ne purent pas imposer l’exécution de leur stipulation, même après la mort de Brasidas. Encore moins auraient-ils pu le faire pendant sa vie, quand son immense influence personnelle, sa volonté énergique et ses espérances de conquêtes futures auraient été pour eux un grand obstacle. De telles prévisions étaient évidemment suggérées par les événements récents ; de sorte qu’en les mettant dans la bouche de Kleôn, nous ne faisons que supposer qu’il lisait la leçon ouverte devant ses yeux. Or, puisque l’on peut montrer ainsi que la politique belliqueuse de Kleôn, prise à ce moment après l’expiration de la trêve d’un an, est non seulement plus conforme au génie de Periklês, mais encore qu’elle est fondée sur une appréciation plus juste des événements passés et futurs, que la politique pacifique de Nikias, — que devons-nous dire à l’historien, qui, sans réfuter de telles présomptions, dont chacune est tirée de son propre récit, — bien plus, sans même en indiquer l’existence, — se contente de nous dire que Kleôn s’opposait à la paix afin de pouvoir dissimuler des intrigues coupables, et trouver matière à de plausibles accusations ? Nous ne pouvons nous empêcher de dire de cette critique, tout en regrettant profondément qu’il faille prononcer de telles paroles relativement à un jugement de Thucydide, qu’elle est dure et injuste à l’égard de Kleôn, et qu’elle tient peu compte de la vérité et de l’instruction de ses lecteurs. Elle ne respire pas le même esprit d’impartialité honorable qui traverse son histoire en général. C’est une interpolation due à l’officier dont l’imprévoyance avait causé à ses concitoyens la perte fatale d’Amphipolis, et qui se venge du citoyen qui l’avait accusé justement. Elle est conçue dans le même ton que son inexplicable jugement dans l’affaire de Sphakteria. En rejetant dans cette occasion l’appréciation de Thucydide, nous pouvons affirmer avec confiance que Kleôn avait des motifs publics rationnels pour pousser ses compatriotes à entreprendre avec énergie l’expédition destinée à reconquérir Amphipolis. Bien qu’il fût démagogue et corroyeur, il se distingue ici honorablement, aussi bien de la timidité et de l’inaction de Nikias, qui s’attachait à la paix avec une crédulité irréfléchie, par lassitude résultant des efforts que nécessite la guerre, que du mouvement incessant et des nouveautés, non seulement inutiles, mais ruineuses, que nous verrons bientôt paraître sous les auspices d’Alkibiadês. Periklês avait dit à ses compatriotes, à une époque où ils enduraient toutes les misères de la peste, et où ils étaient dans un état de découragement plus grand même que celui qui régnait en 422 avant J.-C. : — Vous maintenez votre empire et votre belle position, à condition d’être disposés à affronter les dépenses, la fatigue et le danger ; abstenez-vous de toute idée d’agrandir l’empire, mais ne regardez aucun effort comme trop grand pour le conserver intact. — Perdre ce que nous avons déjà acquis est plus déshonorant que d’échouer dans des efforts faits pour acquérir[1]. Probablement Kleôn tenait tout à fait le même langage quand il exhortait ses compatriotes à, faire une expédition pour reconquérir Amphipolis. Mais s’il l’émettait, il devait avoir un effet bien différent de celui qu’il avait produit naguère dans la bouche de Periklês, — et différent aussi de celui qu’il aurait produit alors s’il eût été tenu par Nikias. Tout le parti de la paix le répudiait quand il venait de Kleôn, — en partie par aversion pour l’orateur, en partie- dans la conviction, sans doute commune à, tous, qu’une expédition contre Brasidas serait un service hasardeux et pénible pour tous ceux qui y prendraient part, général aussi bien que soldats, — en partie aussi dans la persuasion sincère, au moment, bien que le résultât ait prouvé dans la nuite combien elle était illusoire, qu’on pouvait réellement recouvrer Amphipolis en faisant la paix avec les Lacédæmoniens. Si Kleôn, en proposant l’expédition,- s’offrait lui-même pour la commander, il fournissait ainsi un n6uveat» motif d’objection, et un motif très fort. Comme on regarde tout ce que fait. Kleôn comme une manifestation de quelque attribut vicieux ou niais, on nous dit que ce fat un exemple de son absurde présomption, qui avait sa source dans le succès de Pylos, et qui le persuadait qu’il était le seul général qui pût accabler Brasidas. Mais si le succès de Pylos l’avait rempli réellement de cette outrecuidante opinion militaire, il est tout à fait inexplicable qu’il ne se soit pas procuré quelque commandement pendant l’année qui suivit immédiatement l’affaire de Sphakteria, — la huitième année de la guerre : époque des entreprises guerrières les plus actives, alors que sa présomption et son influence dues à la victoire sphaktérienne ont dû être dans toute leur nouveauté et dans tout leur éclat. Comme il n’obtint pas de commandement pendant cette période qui suivit immédiatement, nous pouvons bien douter qu’il ait réellement conçu cette excessive présomption personnelle de ses talents pour la guerre, et qu’il n’ait pas conservé après l’affaire de Sphakteria le même caractère qu’il avait manifesté avant cette affaire, — à savoir, la répugnance à s’engager dans des expéditions militaires, et une disposition à les voir commandées aussi bien que conduites par d’autres. Il n’est nullement certain que Kleôn, en conseillant l’expédition contre Amphipolis, ait proposé dans l’origine d’en prendre le commandement lui-même ; je regarde du moins comme également probable que son désir primitif était d’engager Nikias ou les Stratêgi à s’en charger, comme dans le cas de Sphakteria. Sans doute Nikias s’opposa à l’expédition autant qu’il le put. Quand elle fut décidée par le peuple, malgré son opposition, il déclina péremptoirement le commandement pour lui-même, et fit tout ce qu’il put pour’ l’imposer à Kleôn, ou du moins il fut plus aise de la voir commandée par lui que par tout autre. Il ne fut pas moins charmé de se débarrasser d’un service dangereux que de voir son rival engagé. Et il avait devant lui la même alternative que lui et ses amis avaient vue avec tant de satisfaction dans l’affaire de Sphakteria ; ou l’expédition réussirait, et dans ce cas Amphipolis serait prise, — ou elle échouerait, et la conséquence serait la ruine de Kleôn. Le dernier des deux cas était réellement le plus probable à Amphipolis, — comme Nikias se l’était imaginé faussement par rapport à Sphakteria. Toutefois il est facile de voir qu’une expédition proposée par Kleôn dans de telles circonstances, bien qu’elle pût avoir une majorité dans l’assemblée publique, avait contre elle une partie considérable de citoyens, allant même jusqu’à souhaiter qu’elle échouât. En outre, Kleôn n’avait ni talents ni expérience pour commander une armée ; aussi le fait d’être engagé sous son commandement pour combattre le plus habile officier de l’époque, ne pouvait-il inspirer de confiance à aucun homme quand il revêtait son armure. D’après toutes ces circonstances réunies, politiques aussi bien que militaires, nous ne sommes pas surpris d’apprendre que les hoplites qu’il prit avec lui partirent avec beaucoup de répugnance[2]. Un général ignorant avec des soldats anal disposés, dont un grand nombre ne l’aimaient ; pas sous le rapport politique, avait~peu de chances d’arracher Amphipolis à Brasidas. Mais si les Stratêgi ou Nikias avaient fait leur devoir et employé toutes les forces de la ville habilement commandées dans le même but ; l’issue aurait probablement été différente quant au gain et à la perte, — et certainement très différente quant au déshonneur. Kleôn partit de Peiræeus, apparemment vers le commencement d’août, avec 1.200 hoplites athéniens, lemniens et imbriens, et 300 cavaliers, — troupes de très bonne qualité et dans un excellent état ; il avait, en outre ; une armée auxiliaire d’alliés (dont le nombre n’est pas connu exactement), et trente trirèmes. Cet armement n’était pas assez grand pour prendre Amphipolis ; car Brasillas avait un nombre égal d’hommes, outre tous les avantages de la position. Mais une partie du plan de Kleôn, en arrivant à Eiôn, était de se procurer des renforts macédoniens et thraces avant de commencer son attaque. Il s’arrêta d’abord en route près de Skiônê, où il prit ceux des hoplites dont on pouvait se passer pour le blocus. Il se rendit ensuite, en traversant le golfe de Pallênê, à la péninsule sithonienne, vers un lieu appelé le port des Kolophoniens, près de Torônê[3]. Après avoir appris que ni Brasidas lui-même, ni aucune garnison péloponnésienne considérable n’étaient alors à Torônê, il débarqua ses troupes et marcha pour attaquer la ville, et il envoya en même temps dix trirèmes doubler un promontoire qui séparait le port des Kolophoniens de Torônê pour attaquer cette dernière ville du côté de la mer. Il se trouva que Brasidas, qui désirait élargir l’enceinte fortifiée de Torônê, avait abattu une portion de l’ancien mur, et en avait employé les matériaux à bâtir un nouveau mur plus large enfermant le proasteion ou faubourg. Il paraît que ce nouveau mur était encore incomplet et dans un état imparfait de défense. Pasitelidas, le commandant péloponnésien, résista à l’attaque des Athéniens aussi longtemps qu’il put ; mais quand il commentait déjà à céder, il vit les dix trirèmes athéniennes entrer dans le port, qui était à peine gardé. Abandonnant la défense du faubourg, il se hâta de repousser ces nouveaux assaillants ; mais il vint trop tard, de sorte que l’ennemi entra dans la ville de deux côtés à la fois. Brasidas, qui n’était pas éloigné, arriva à son secours avec la plus grande célérité ; mais il était encore à une distance de cinq milles de la ville, quand il apprit qu’elle était prise, et il fut obligé de se retirer sans succès. On envoya comme prisonniers d Athènes le commandant Pasitelidas, avec la garnison péloponnésienne et la population mâle de Torônê, tandis que les femmes et les enfants de cette ville, par un sort qui n’était que trop commun à cette époque, furent vendus comme esclaves[4]. Après ce succès assez important, Kleôn doubla le promontoire d’Athos pour gagner Eiôn, à l’embouchure du Strymôn, à trois milles d’Amphipolis. De là, mettant à exécution son plan primitif, il envoya des ambassadeurs à Perdikkas pour le presser de lui prêter une aide effective comme allié d’Athènes dans l’attaque d’Amphipolis, avec toutes ses forces, et à Pollês, roi des Thraces odomantes, pour l’inviter également à venir avec autant de mercenaires thraces qu’il en pourrait lever. Les Édoniens, la tribu thrace la plus rapprochée d’Amphipolis, prirent parti pour Brasidas. L’influence locale de Thucydide banni n’était plus au service d’Athènes, — encore bien moins au service de Kleôn. En attendant les renforts espérés, Kleôn s’occupa d’abord à attaquer Stageiros sur le golfe Strymonique, attaque qui fut repoussée, — ensuite Galêpsos sur la côte faisant face à l’île de Thasos, attaque qui réussit. Mais les renforts n’arrivèrent pas immédiatement ; — et comme il était trop faible pour attaquer Amphipolis sans eux, il fut obligé de rester inactif à Eiôn, tandis que Brasidas, de son côté, ne fit aucun mouvement hors d’Amphipolis, mais se contenta de veiller constamment sur les forces de Kleôn, qu’il voyait de son poste sur la colline de Kerdylion, sur la rive occidentale du fleuve, qui communiquait par le pont avec Amphipolis. Quelques jours se passèrent dans cette inaction des deux côtés. Mais les hoplites athéniens ; s’impatientant de ne rien faire, commencèrent bientôt à donner carrière à ces sentiments d’aversion qu’ils avaient apportés d’Athènes contre leur général, dont ils comparaient l’ignorance et la lâcheté (dit l’historien) avec l’habileté et, la bravoure de son adversaire[5]. Des hoplites athéniens, s’ils éprouvaient un tel sentiment, n’étaient pas d’un caractère à s’empêcher clé le manifester. Et Kleôn le sut bientôt d’une manière assez pénible pour le forcer à opérer quelque : mouvement contre sa volonté ; toutefois il ne voulut rien faire de plus qu’une marche dans le dessein de reconnaître le terrain tout autour de la ville, et une démonstration afin échapper à l’apparence de rester inactif, — sachant bien qu’il était impossible d’attaquer la place avec quelque effet, avant l’arrivée de ses renforts. Pour comprendre les incidents importants qui suivirent, il est nécessaire de dire quelques mots sur la ; topographie d’Amphipolis, autant que nous pouvons la comprendre d’après les documents imparfaits que nous avons sous les yeux. Cette ville était située sur la rive gauche du Strymôn, sur une colline assez élevée, autour de laquelle le fleuve fait un coude d’abord dans une direction sud-ouest, puis, après avoir coulé un peu vers le sud, dans une direction sud-est. Amphipolis avait pour sa seule fortification artificielle un long mur, qui commençait près du point nord-est de -la ville, où le fleuve se resserre de nouveau pour former un canal après avoir traversé le lac Kerkinitis, — montait le long du côté oriental de la colline, en traversant l’arête qui la rattache au mont Pangæos, — et ensuite descendait de manière à toucher de nouveau la rivière à un autre point au sud de la ville, — étant ainsi en quelque sorte la corde de l’arc fortement tendu que formait le fleuve. De trois côtés, ail nord, à l’ouest et au sud, la ville était défendue seulement par le Strymôn. Elle était ainsi visible sans qu’un mur interceptât la vue pour des spectateurs du côté de la mer (sud), aussi bien que du côté du continent (ou ouest et nord[6]). A une faible distance au-dessous du point où le mur touchait le fleuve au sud de la ville, était le pont[7], communication d’une grande importance pour tout le pays, qui reliait le territoire d’Amphipolis à celui d’Argilos. Sur la rive occidentale ou droite du fleuve, le touchant et formant un coude extérieur correspondant au coude du fleuve, était situé le mont Kerdylion. Dans le fait, le cours du Strymôn est déterminé ici par ces deux éminences escarpées, Kerdylion à l’ouest, et la colline d’Amphipolis a l’est, entre lesquelles il coule. A l’époque où Brasidas s’empara de la ville pour la première fois, le pont était totalement sans liaison avec le long mur de la ville. Mais, pendant les dix-huit mois qui suivirent, il avait élevé un ouvrage en palissade (probablement une levée de terre surmontée d’une palissade) qui les unissait tous deux. Au moyen de cette palissade, le pont était ainsi à l’époque de l’expédition de Kleôn compris dans l’intérieur des fortifications de la ville ; de sorte que Brasidas, tout en veillant du haut du mont Kerdylion, pouvait passer toutes les fois qu’il le voulait sans obstacle[8]. Dans la marche que Kleôn entreprit alors, il monta au sommet de l’arête (qui court presque dans une direction orientale d’Amphipolis au mont Pangæos), afin de surveiller la ville et son territoire adjacent sur le côté nord et nord-est, qu’il n’avait pas encore vu, c’est-à-dire le côté tourné vers le lac et vers la Thrace[9], — qui n’était pas visible du terrain plus bas voisin d’Eiôn. La route qu’il avait à prendre en venant d’Eiôn était a une petite distance a l’est du long mur de la ville, et de la palissade qui rattachait ce mur au pont. Mais il n’avait pas à s’attendre à être attaqué pendant sa marche, — d’autant plus que Brasidas, avec la, plus grande partie de son armée, était visible sur le mont Kerdylion. De plus, les portes d’Amphipolis étaient toutes fermées, — pas un homme n’était sur le rempart, — et l’an ne pouvait découvrir aucun symptôme de mouvement. Comme rien ne lui prouvait qu’on eût l’intention de l’attaquer, il lie prit pas de précautions, et marcha sans soin et sans ordre[10]. Lorsqu’il eut atteint le sommet de l’arête et placé son armée sur la forte éminence faisant face à la partie la plus élevée du Long Mur, il inspecta a loisir le lac qu’il avait- devant lui et le côté de la ville tourné vers la Thrace, — ou vers Myrkinos, Drabêskos, etc., — voyant ainsi toute la : portion descendante du Long Mur au nord vers le Strymôn. Le calme — parfait de la ville le trompa et même l’étonna. Elle semblait complètement non défendue, et il s’imagina presque que s’il avait amené des machines de siège, il aurait pu la prendre sur-le-champ[11]. Convaincu qu’il n’y avait pas d’ennemi prêt à combattre, il prit son temps pour examiner le terrain, tandis que ses soldats devinrent de plus en plus relâchés et insouciants dans leur tenue, — quelques-uns même s’avancèrent tout près des murs et des portes. Mais cet état de choses changea bientôt considérablement. Brasidas, sachant que les hoplites athéniens n’endureraient pas longtemps l’ennui d’une inaction absolue, comptait, en affectant une extrême répugnance à combattre et une crainte apparente, engager Kleôn à faire quelque’ mouvement imprudent dont il pourrait profiter. Sa position sur le mont Kerdylion lui permettait de surveiller la marche de l’armée athénienne à partir d’Eiôn ; et quand il la vit passer le long de la route en dehors dl long mur d’Amphipolis[12], il traversa immédiatement le fleuve avec son armée et entra dans la ville. Mais il n’avait pas l’intention d’en sortir et de lui offrir une bataille rangée ; car son armée, bien qu’égale en nombre à la leur, était bien inférieure sous le rapport des armes et de l’équipement[13], choses dont l’armée athénienne, présente :alors ; — était Si admirablement pourvue, que ses hommes ;-même ne se croyaient pas capables de lui tenir tête ; si les deux armées se trouvaient en présence en rase campagne. Il comptait entièrement sur l’effet d’une sortie soudaine, et d’une surprise opportune, quand les Athéniens auraient été jetés dans un sentiment de sécurité méprisante par une affectation exagérée d’impuissance de la part de leur ennemi. Après avoir offert le sacrifice pour la bataille au temple d’Athênê, Brasidas rassembla ses hommes pour leur adresser les encouragements habituels avant un engagement. Il fit d’abord appel à l’orgueil dôrien de ses Péloponnésiens, accoutumés à triompher d’Ioniens ; puis il leur expliqua la pensée qu’il avait de compter sur un mouvement soudain et hardi, avec un hombre relativement faible, contre l’armée athénienne au moment où elle ne s’y attendait pas[14], — où son courage n’avait pas atteint le plus haut point de l’enthousiasme guerrier, et où, après avoir gravi négligemment la colline pour reconnaître le terrain, elle ne songeait qu’à retourner tranquillement dans ses quartiers. Lui-même au moment convenable s’élancerait d’une porte, et serait le premier à engager la lutte avec l’ennemi. Klearidas, avec cette bravoure qui lui convenait en qualité de. Spartiate, imiterait son exemple en faisant une sortie par une autre porte ; et l’ennemi, pris ainsi à l’improviste, ferait probablement peu de résistance. Quant aux Amphipolitains, cette journée et leur propre conduite décideraient s’ils devaient être des alliés de Lacédæmone ou des esclaves d’Athènes, — peut-être vendus comme esclaves, ou même mis à mort, en punition de leur récente révolte. Cependant ces préparatifs ne purent être achevés en secret. Les éclaireurs athéniens du dehors virent parfaitement Brasidas avec son armée quand il descendit la colline de Kerdylion, traversa le pont et entra dans Amphipolis. De plus, l’intérieur de la ville était si visible pour des spectateurs du dehors, qu’on reconnut distinctement le temple d’Athênê, dont les ministres entouraient Brasidas qui accomplissait la cérémonie du sacrifice. On fit connaître le fait à Kleôn au moment où il était sur le haut de l’arête occupé à faire sa reconnaissance, tandis qu’en même temps ceux qui étaient allés près des portes rapportaient qu’on commentait à voir en dessous les pieds de beaucoup de chevaux et d’hommes, comme si l’on se préparait à une sortie[15]. Il alla lui-même tout près de la porte et se convainquit de cette circonstance. Nous devons nous rappeler qu’il n’y avait pas de défenseurs sur les murailles, ni danger de traits. Désirant éviter d’en venir à un engagement réel avant l’arrivée de ses renforts, il donna immédiatement l’ordre de la retraite, qu’il pensait pouvoir être accomplie avant que l’attaque qui viendrait de l’intérieur pût être complètement organisée. Car il s’imaginait qu’un nombre considérable de troupes sortirait de la ville et se rangerait en ordre de bataille avant que l’attaque commençât réellement ; — il ne pensait pas que la sortie serait instantanée et faite avec une simple poignée d’hommes. L’ordre ayant été donné de faire conversion à gauche et de se retirer en colonne sur le flanc gauche vers Eiôn, — Kleôn, qui était lui-même au sommet de la colline avec l’aile droite, attendit seulement pour voir sa gauche et son centre réellement en marche sur la route d’Eiôn, puis il ordonna aussi à sa droite de faire conversion à gauche et de les suivre. Toute l’armée athénienne était ainsi en pleine retraite ; elle marchait dans une direction presque parallèle au long mur d’ Amphipolis, avec son côté droit, c’est -dire non protégé par le bouclier, exposé par conséquent à l’ennemi, — lorsque Brasidas, regardant par-dessus les portes les plus méridionales du Long Mur avec son petit détachement tout rangé près de lui, éclata en exclamations méprisantes soir le désordre de la marche des Athéniens[16]. Ces gens-la ne nous attendront pas : je le vois au tremblement de leurs lances et de leurs têtes. Des hommes qui vacillent de cette manière n’ont pas l’habitude d’attendre les assaillants. Ouvrez-moi les portes à l’instant, et sortons avec confiance. A ces mots, la parte du Long Mur la plus rapprochée de la palissade, et la porte adjacente de la palissade elle-même, s’ouvrirent toutes les deux soudainement, et Brasidas arec ses cent cinquante soldats d’élite sortit par elles pour attaquer les Athéniens en retraite. Descendant rapidement la route directe qui rejoignait latéralement le chemin d’Eiôn que suivaient les Athéniens, il chargea leur division centrale sur le flanc droit[17]. Leur aile gauche l’avait déjà dépassé sur la route d’Eiôn. Pris complètement à l’improviste, connaissant leur ordre irrégulier, et étonnés de la hardiesse de leurs ennemis, — les Athéniens du centre furent saisis d’une panique, ne firent pas la moindre résistance et s’enfuirent aussitôt. Même la gauche athénienne, bien qu’elle ne fût pas attaquée, au lieu de s’arrêter pour prêter aide, partagea la panique et se saliva en désordre. Après avoir désorganisé ainsi cette partie de l’armée, Brasidas passa le long de la ligne pour pousser son attaque sur la droite athénienne ; mais dans ce mouvement il reçut une blessure mortelle et fut emporté du champ de bataille sans être vu de ses ennemis. Cependant Klearidas, sortant par la porte de Thrace, avait attaqué la droite athénienne sur l’arête qui lui faisait face, immédiatement après qu’elle eut commencé sa retraite. Mais les soldats de la droite athénienne avaient probablement vu le mouvement antérieur de Brasidas contre l’autre division, et bien qu’étonnés du danger soudain, ifs eurent ainsi un moment pour se reconnaître avant d’être attaqués eux-mêmes, pour faire halte et se former sur la colline. Klearidas trouva ici une résistance considérable, malgré la désertion de Kleôn, qui, plus frappé qu’aucun homme de son armée par une catastrophe si inattendue, perdit toute présence d’esprit et s’enfuit immédiatement ; mais il fut surpris par un peltaste thrace de Myrkinos et tué. Cependant les soldats de l’aile droite repoussèrent deux ou trois attaques dirigées de front par Klearidas, et tinrent bon, jusqu’à ce qu’enfin la cavalerie chalkidienne et les peltastes de Myrkinos, étant sortis des portes, les attaquassent avec des traits dans le flanc et par derrière, et les musent en désordre. Toute l’armée athénienne fut ainsi réduite à fuir ; laquelle se précipita vers Eiôn, les hommes de la droite- se dispersèrent et cherchèrent un abri dans les terrains montueux, du Pangœos sur leurs derrières. Les souffrances et les pertes que leur firent éprouver dans la retraite les peltastes et la cavalerie qui les poursuivaient, furent des plus cruelles. Quand enfin ils se réunirent de nouveau à Eiôn, on trouva qu’il manquait non seulement le commandant Kleôn, mais encore six cents hoplites athéniens, moitié des forces qu’on avait envoyées[18]. L’attaque avait été si admirablement concertée, et son succès fut si complet, qu’il ne périt que sept hommes du côté des vainqueurs. Mais un de ces sept fut le vaillant Brasidas lui-même, qui, transporté dans Amphipolis, vécut juste assez pour apprendre la complète victoire de ses troupes et expira ensuite. Grande et amère fut la douleur que sa mort causa dans toute la Thrace, surtout chez les Amphipolitains. Il reçut, par décret spécial, l’honneur distingué, d’être enterré dans l’intérieur de leur ville, — l’habitude en général étant d’enterrer même les personnes les plus éminentes décédées dans un faubourg en dehors dés murs. Tous les alliés accompagnèrent ses funérailles en armes et avec les honneurs militaires. Sa tombe fut entourée d’une grille, et l’espace qui lui faisait immédiatement face fut consacré comme la grande agora de la ville, qu’on refit en conséquence. Il fut aussi proclamé Œkiste ou fondateur d’Amphipolis, et comme tel reçut un culte héroïque avec des jeux et des sacrifices annuels en son honneur[19]. L’Athénien Agnôn, le fondateur réel de la ville, et son Œkiste primitivement reconnu, fut dépouillé de tous ses honneurs commémoratifs et effacé de la mémoire du peuple, les bâtiments qui servaient comme souvenir visible de son nom étant détruits. Remplis de haine comme l’étaient alors les Amphipolitains à l’égard d’Athènes, — et non seulement de haine, mais de crainte, depuis la perte qu’ils venaient d’éprouver de leur sauveur et protecteur, — ils avaient de la répugnance pour l’idée de rendre encore un culte à un œkiste athénien. Il était peu convenable de conserver un lien religieux avec Athènes, maintenant qu’ils étaient forcés de jeter un regard plein d’anxiété sur Lacédæmone afin d’avoir son aide Klearidas, comme gouverneur d’Amphipolis, surveilla les nombreuses modifications que nécessitait cet important changement, en même, temps que l’érection du trophée, précisément à l’endroit où Brasidas avait chargé les Athéniens pour la première fois ; tandis que le reste de l’armement athénien, après avoir obtenu la trêve ordinaire et enseveli ses morts, retourna dans ses foyers sans entreprendre de nouvelles opérations. Il y a peu de batailles racontées dans l’histoire où la différence et le contraste entre les deux généraux opposés aient été aussi manifestes, — l’habileté consommée et le courage d’un côté contre l’ignorance et la panique de l’autre. Sur le talent et la valeur remarquables de Brasidas, il ne peut y avoir qu’un seul jugement d’admiration absolue. Mais la critique que Thucydide fait de Kleôn, ici comme ailleurs, ne peut être adoptée sans réserves. Il nous dit que Kleôn entreprit sa marche, d’Eiôn jusqu’à la colline en face d’Amphipolis, avec le même esprit téméraire et confiant qu’il avait montré en s’embarquant dans l’entreprise contre Pylos, — dans la confiance aveugle que personne ne lui résisterait[20]. Or, j’ai déjà présenté, dans un précédent chapitre, des motifs pour conclure que les prévisions de Kleôn relativement à la prise de Sphakteria, loin d’être marquées d’un esprit de présomption sans mesure, étaient sobres et judicieuses, — réalisées à la lettre sans aucun secours inattendu de la fortune. Les remarques que Thucydide fait ici sur cette affaire ne sont pas plus fondées que l’appréciation qu’il en donne dans son premier chapitre, car il n’est pas vrai (comme il l’implique ici) que Kleôn ne s’attendit pas à trouver de résistance à Sphakteria ; — il comptait sur de la résistance, mais il savait qu’il avait assez de forces pour en triompher. Sa faute même à Amphipolis, toute grande qu’elle fût, ne consista pas en témérité et en présomption. Cette accusation du moins est repoussée par la circonstance qu’il désira lui-même ne pas faire de mouvement agressif avant l’arrivée de ses renforts, — et qu’il fut seulement obligé, contre sa propre volonté, de renoncer pendant cet intervalle à son inaction temporaire projetée far les murmures violents de ses soldats, qui lui reprochaient son ignorance et sa lenteur, — cette dernière qualité étant le contraire de celle dont le flétrit Thucydide. Quand Kleôn fut ainsi forcé de faire quelque chose, sa marche vers le sommet de la colline, dans le dessein de reconnaître le terrain, ne fut pas mal entendue en elle-même. Elle aurait été accomplie en toute sûreté, s’il avait maintenu son armée en ordre régulier, prête aux éventualités. Mais il se laissa surprendre et tromper par cette conscience simulée d’impuissance et de répugnance à combattre, dont Brasidas eut soin de faire parade à ses yeux. Parmi tous les stratagèmes militaires, celui-ci a peut-être été le plus souvent employé avec succès contre des généraux sans expérience, qui cessent ainsi d’être sur leurs gardes et sont amenés à négliger les précautions, non parce qu’ils sont naturellement plus téméraires ou plus présomptueux que des hommes ordinaires, mais parce qu’il n’y a qu’une intelligence d’un ordre élevé, ou une pratique et une éducation spéciales qui mette un homme en état d’avoir constamment présents à l’esprit des dangers même réels et sérieux, quand il n’y a pas de preuve visible qui annonce leur approche, — encore plus quand il y a une preuve positive, disposée avec art par un ennemi supérieur, pour faire croire à leur absence. Une faute, la même en substance, avait été commise par Thucydide lui-même et par son collègue Euklês un an et demi auparavant, quand ils laissèrent Brasidas surprendre le pont sur le Strymôn et Amphipolis, sans même prendre les précautions ordinaires ni juger nécessaire de conserver la flotte à Eiôn. Ce n’étaient pas des hommes particulièrement téméraires et présomptueux, mais des hommes ignorants et sans expérience dans le sens militaire, incapables de conserver devant leurs yeux des éventualités dangereuses qu’ils connaissaient parfaitement, simplement parce qu’il n’y avait pas de preuve présente d’une explosion prochaine. Cette incapacité militaire, qui fit tomber Kleôn dans le piége que lui tendit Brasidas, lui fit également prendre de mauvaises mesures contre le danger, ‘quand i1 finit par de couvrir inopinément que l’ennemi à l’intérieur se préparait à l’attaquer. Son erreur fatale consista à donner l’ordre immédiat de la retraite, dans le vain espoir qu’il pourrait se retirer avant que l’ennemi pût effectuer son attaque[21]. Un officier plus habile, avant de commencer la marche de retraite si près des murs ennemis, aurait pris soin de ramer ses hommes en ordre convenable, de les avertir et de leur adresser la harangue habituelle, et de préparer leur courage à l’idée d’une lutte. Jusqu’à ce moment ils n’avaient pas eu la pensée qu’ils seraient appelés à combattre, et le courage d’hoplites grecs, — pris ainsi à l’improviste dans une retraite précipitée et dans un désordre qu’ils voyaient eux-mêmes aussi bien que leurs ennemis, sans les préliminaires ordinaires d’une bataille, — ce courage, dis-je, n’était que trop disposé à faire défaut. Tourner à l’ennemi le côté droit que ne protégeait pas le bouclier était inévitable, à cause de la direction du mouvement de retraite ; et il n’est pas raisonnable d’en blâmer Kleôn, comme l’ont fait quelques historiens, — ni d’avoir ébranlé trop tôt son aile droite en suivant la direction de la gauche, comme semble le croire le docteur Arnold. La faute principale parait avoir consisté à ne pas avoir attendu pour ranger ses hommes et pour les préparer à une lutte constante pendant leur retraite. Ajoutons cependant, — et la remarque, si elle sert à expliquer la pensée qu’avait Kleôn de pouvoir échapper avant d’être attaqué réellement, compte comme double éloge pour le jugement aussi bien que pour la hardiesse de Brasidas, ajoutons qu’aucun autre général lacédæmonien de cette époque (peut-être pas même Demosthenês, le général d’Athènes le plus entreprenant) n’aurait osé attaquer avec une si faible troupe, en comptant entièrement sur la panique produite par soli mouvement soudain. Mais l’absence de connaissances et de précautions militaires n’est pas la pire des fautes de Kleôn en ceste occasion. Son défaut de courage au moment de la lutte est encore plus déplorable, et enlève à sa fin cette sympathie personnelle qui autrement l’aurait accompagnée. Un commandant qui a été trompé est doublement dans l’obligation de faire des efforts et de s’exposer le plus possible, afin de remédier aux conséquences de ses propres erreurs. Du moins il conservera ainsi son honneur personnel, quelque censure qu’il mérite pour le défaut de connaissances et de jugement[22]. Ce que nous disons de la fuite honteuse de Kleôn lui-même doit être appliquée, avec une critique tout aussi sévère, aulx hoplites athéniens sous ses ordres. Ils se conduisirent d’une manière tout à fait indigne de la réputation de leur ville ; surtout l’aile gauche, qui semble s’être rompue et avoir fui sans attendre qu’elle fût attaquée. Et en lisant, dans Thucydide, que les hommes qui se déshonorèrent ainsi étaient au nombre des hoplites les meilleurs et les mieux armés d’Athènes, — qu’ils servirent sous Kleôn contre leur gré, — qu’ils commencèrent leurs murmures dédaigneux contre lui avant qu’il eût commis aucune faute, le méprisant pour sa lenteur quand il n’était pas assez fort pour faire de tentative sérieuse, et qu’il montrait seulement une prudence raisonnable en attendant l’arrivée de renforts espérés, — en lisant, dis-je, ces détails, nous serons amenés à comparer l’expédition contre Amphipolis aux artifices antérieurs relatifs à l’attaque de Sphakteria, et à distinguer d’autres causes qui l’ont fait échouer outre l’incapacité militaire du chef. Ces hoplites apportaient arec eux d’Athènes les sentiments qui régnaient parmi les adversaires politiques de Kleôn. L’expédition fut proposée et conduite par lui, contrairement aux désirs de ces adversaires. Ils ne purent l’empêcher, mais leur opposition l’affaiblit dès le début, maintint dans des limites trop étroites les forces assignées, et fut une des raisons principales qui en déterminèrent l’insuccès. Si Periklês avait vécu, il est possible qu’Amphipolis eût encore été perdue, puisqu’elle fut prise par la faute des officiers chargés de la défendre. Mais, dans ce cas, elle eût probablement été attaquée et recouvrée avec la même énergie que l’avait été Samos révoltée, avec toutes les forces et les meilleurs généraux d’Athènes. Avec un tel armement sous (le bons officiers, reconquérir la place n’était nullement une entreprise impraticable, d’autant qu’à cette époque elle n’avait d’autre défense de trois côtés que celle du Strymôn, et que les vaisseaux athéniens pouvaient s’en approcher sur ce fleuve navigable. L’armement de Kleôn, quand même ses renforts seraient arrivés, était à peine suffisant dans ce dessein[23]. Mais Periklês aurait pu concentrer pour cette expédition toutes les forces de la république, salis être paralysé par les luttes des partis politiques. Il aurait vu aussi clairement que Kleôn que l’on ne pouvait recouvrer la ville que par la force, et que c’était là l’objet le plus important auquel Athènes pst consacrer son énergie. Ce fut ainsi que les Athéniens, en partie par suite d’intrigues politiques, en partie à cause de l’incapacité de Kleôn, essuyèrent une défaite désastreuse au lieu d’emporter Amphipolis. Mais la mort de Brasidas changea leur défaite en une victoire réelle. Il ne restait aucun Spartiate qui égalait cet homme éminent ou qui en approchât, soit comme soldat, soit comme politique conciliateur ; aucun qui et le remplacer dans la confiance et l’affection des alliés- d’Athènes en Thrace ; aucun qui pût poursuivre ces plans entreprenants contre le côté faible d’Athènes, qui avant lui l’avaient pas paru praticables. Avec lui disparurent à la fois les craintes d’Athènes et les espérances de Sparte, par rapport à l’avenir. Les généraux athéniens Phormiôn et Demosthenês avaient acquis tous deux parmi les Akarnaniens une influence personnelle à eux-mêmes, séparément de leur poste et de leur pays. Mais la carrière de Brasidas montra une étendue d’ascendant et d’admiration personnelle, obtenue aussi bien que méritée, telle qu’aucun chef militaire grec n’en avait jamais acquis de pareille auparavant : et Platon pouvait bien le choisir comme le pendant historique le plus convenable de l’héroïque Achille[24]. Tous les exploits de Brasidas lui furent propres individuellement, sans rien de plus qu’un stérile encouragement, quelquefois même sans encouragement, de la part de son pays. Et si nous nous rappelons l’étroite et rigoureuse routine dans laquelle, comme Spartiate, il avait été élevé, routine si fatale au développement de tout ce qui ressemblait à une pensée ou à un mouvement original, et si complètement éloignée de toute expérience de parti ou de discussion politique, — nous sommes surpris des ressources et de la flexibilité de son caractère, de sa facilité à s’adapter à de nouvelles circonstances et à de nouvelles personnes, et de son heureuse adresse à se faire le point de ralliement des partis politiques opposés dans chacune des diverses villes dont il se rendait maître. La combinaison de toute sorte de supériorité pratique, — valeur, intelligence, probité et douceur de conduite, — que présentait son caractère, ne fut jamais oubliée parmi les alliés sujets d’Athènes, et assura à d’autres officiers spartiates dans les années suivantes de favorables présomptions, que rarement leur conduite se trouva réaliser[25]. A l’époque où périt Brasidas, dans la fleur de son âge, il était incontestablement le premier homme de la Grèce. Et bien qu’il ne flous soit pas donné de prédire ce qu’il serait devenu s’il eût vécu, nous pouvons être assurés que le cours futur de la guerre aurait été modifié sensiblement ; peut-être même à l’avantage d’Athènes, puisqu’elle aurait eu assez d’occupation chez elle pour l’empêcher d’entreprendre sa désastreuse expédition en Sicile. Thucydide semble prendre plaisir à faire ressortir les vaillants exploits de Brasidas, depuis le premier à Methônê jusqu’au dernier à Amphipolis, — non moins que le côté sombre de Kleôn ; tous deux, bien que dans des sens différents, causes de son bannissement. Jamais il ne mentionne ce dernier, si ce n est en connexion avec quelque acte représenté comme peu sage ou déshonorant. Les barbaries que la majesté offensée de l’empire se croyait autorisée à pratiquer dans l’antiquité contre des dépendances révolues et reconquises, atteignirent leur maximum dans les propositions faites contre Mitylênê et Skiônê : toutes deux sont attribuées à Kleôn, qui est nommé comme en étant l’auteur. Mais quand nous en arrivons au massacre des Méliens, — également barbare, et pire par rapport aux motifs d’excuse, en ce que les Méliens n’avaient jamais été sujets d’Athènes, — nous voyons Thucydide mentionner le fait sans nommer celui qui l’avait proposé[26]. Relativement à la politique étrangère de Kleôn, les faits déjà racontés mettront le lecteur en état de s’en former une idée en tant que comparée à celle de ses adversaires. J’ai présenté des raisons qui autorisent à croire que Thucydide a oublié son impartialité habituelle en critiquant cet ennemi personnel ; que par rapport à Sphakteria ce fut à Kleôn, comme à une cause principale et indispensable, que le pays dut le plus grand avantage qu’il ait obtenu pendant toute la guerre ; et que par rapport à son jugement, en tant qu’il conseillait de poursuivre la guerre, on doit distinguer trois époques différentes. — 1° Après le premier blocus des hoplites dans Sphakteria. — 2° Après la prise de l’île. — 3° Après l’expiration de la trêve d’un an. Dans la première de ces trois occasions, il eut tort, car il semble avoir fermé la porte à toute possibilité de négociation par sa i lanière d’agir avec les ambassadeurs lacédæmoniens. Dans la seconde occasion, il avait à présenter des motifs justes et. plausibles en faveur de son opinion, bien qu’elle eût une issue malheureuse ; de plus, à cette époque, toute Athènes était belliqueuse, et l’on ne doit pas regarder Kleôn comme ayant particulièrement conseillé cette politique. Dans la troisième et dernière occasion, après l’expiration de la trêve, le conseil politique de Kleôn était légitime, judicieux et vraiment digne de Periklês ; — il surpassait beaucoup en sagesse celui de ses adversaires. Nous verrons dans les chapitres suivants comment ces adversaires administrèrent les affaires de l’État après sa mort, — comment Nikias sacrifia les intérêts d’Athènes en imposant les conditions de la paix, — comment Nikias et Alkibiadês firent ensemble échouer la puissance de leur patrie sur les rivages de Syracuse. Et en jugeant le démagogue Kleôn par comparaison, nous trouvons des raisons qui nous prouveront que Thucydide est réservé et même indulgent pour les erreurs et les vices d’autres hommes d’État, — dur seulement pour ceux de son accusateur. Quant à la politique intérieure de Kleôn, et à sa conduite comme politique dans la vie constitutionnelle athénienne, nous n’avons que peu de preuves dignes de confiance. Dans le fait, il existe de lui un portrait revêtu de couleurs fortes et éclatantes, — qui fait sur l’imagination l’impression la plus grande, et qui ne peut guère s’effacer de la mémoire. C’est le portrait dans les Chevaliers d’Aristophane. C’est sous ces traits que Kleôn a été transmis à la postérité, crucifié par un poète qui avoue lui-même qu’il a une rancune personnelle contre lui, précisément comme il a été consigné dans la prose d’un historien dont il avait proposé le bannissement. De toutes les productions d’Aristophane, si remplies de génie comique d’un bout à l’autre, la comédie des Chevaliers est la plus achevée et la plus irrésistible, — la plus claire dans son caractère, son arrangement et son but. Si on la considère en songeant à l’objet de son auteur, eu égard tant à l’auditoire qu’à Kleôn, elle mérite la plus grande admiration possible, et nous ne sommes pas surpris d’apprendre qu’elle obtint le premier prix. Elle présente le maximum de ce que peut faire l’esprit combiné avec la malice, en couvrant un ennemi de ridicule, de mépris et de haine. Le doyen Swift n’aurait rien pu désirer de pire, même pour Ditton et Whiston. Le vieillard Démos de Pnyx, introduit sur la scène comme personnifiant le peuple athénien, — Kleôn, présenté comme son esclave paphlagonien nouvellement acheté, qui par des flatteries, des mensonges, des dénonciations impudentes et fausses, a gagné la confiance de son maître, amoncelle sur tous les autres les mauvais traitements, tandis qu’il s’enrichit, — les Chevaliers ou principaux membres de ce que nous pouvons appeler l’aristocratie athénienne, formant le chœur de la pièce comme ennemis déclarés de Kleôn, le marchand de saucisses de la place du marché, qui, à l’instigation de Nikias, de Demosthenês et de ces Chevaliers, dépasse Kleôn dans tous ses bas artifices ; et le supplante dans la faveur de Dêmos, — tous ces traits, présentés avec une inimitable vivacité d’expression, forment le chef-d’œuvre et la gloire de la comédie diffamatoire. L’effet produit sur l’auditoire athénien quand cette pièce fut jouée à la fête Lénæenne (janvier 424 av. J.-C., six mois environ après la prise de Sphakteria), en présence de Kleôn lui-même et de la plupart des Chevaliers réels, a dû être puissant au delà de ce que nous pouvons facilement nous imaginer aujourd’hui. Que Kleôn ait pu se maintenir après cet humiliant éclat, ce n’est pas une faible preuve de sa vigueur et de sa capacité intellectuelles. Son influence ne semble pas en avoir été diminuée, — du moins non pas d’une manière permanente. Car non seulement nous le voyons le plus fort adversaire de la pais pendant les deux années suiva4tes, mais il y a lieu de croire que le poète jugea à propos `d’adoucir son ton à l’égard de ce puissant ennemi. La plupart des écrivains sont tellement disposés à trouver Kleôn coupable, qu’ils se contentent d’Aristophane comme témoin contre lui, bien que nul autre homme public, d’aucune époque ni d’aucune nation, n’ait jamais été condamné sur une telle preuve. Personne ne songe à juger sir Robert Walpole, ni M. Fox, ni Mirabeau, d’après les nombreux pamphlets mis en circulation contre eux. Personne ne prendra Punch comme mesure d’un homme d’État anglais, ni le Charivari, d’un homme d’État français. L’incomparable mérite comique des Chevaliers d’Aristophane n’est qu’une raison de plus de se défier de la ressemblance de son portrait avec le vrai Kleôn. Nous avons encore un moyen d’éprouver la sincérité et l’inexactitude d’Aristophane par son portrait de Sokratês, qu’il introduisit dans la comédie des Nuées une année après celle des Chevaliers. Comme comédie, les Nuées ont le second rang seulement après les Chevaliers ; comme portrait de Sokratês, ce n’est guère plus qu’une pure imagination : ce n’est pas même une caricature, c’est un personnage totalement différent. Nous pouvons, à la vérité, apercevoir des traits isolés de ressemblance ; les pieds nus et la subtilité d’argumentation appartiennent à tous deux ; mais l’ensemble du portrait est tel que, s’il portait un nom différent, personne ne songerait à le comparer à Sokratês, que nous connaissons bien d’après d’autres sources. Avec une telle analogie sous les yeux, sans mentionner ce que nous savons en général des portraits de Periklês par ces auteurs, nous ne sommes pas autorisés à considérer le portrait de Kleôn comme une ressemblance, si ce n’est dans les points où il existe une preuve qui vient corroborer. Et nous pouvons ajouter que quelques-uns des coups dirigés contre lui, là où nous pouvons accidentellement en reconnaître la justesse, ne sont pas décidément fondés en fait, — comme, par exemple, lorsque le poète accuse Kleôn d’avoir, de propos délibéré et par ruse, enlevé à Demosthenês ses lauriers dans l’entreprise contre Sphakteria[27]. Dans la prose de Thucydide, nous voyons Kleôn représenté comme un politique malhonnête, — un injuste accusateur d’autrui, — le plus violent de tous les citoyens[28]. Dans toute la pièce d’Aristophane, ces mêmes accusations sont présentés avec son énergie caractéristique, mais il y en a d’autres ajoutées aussi, — Kleôn pratique les rusés et les artifices les plus bas pour gagner la faveur~lu peuple, il vole les fonds publics, reçoit des présents, et extorqué par masse des accommodements à des particuliers, et s’enrichit ainsi sous prétexte de zèle pour le trésor public. Dans la comédie des Acharniens, représentée un an avant celle des Chevaliers, le poète se plaît à faire allusion à une somme de cinq talents, pour laquelle Kleôn avait été obligé de rendre gorge, présent que lui avaient fait les sujets insulaires d’Athènes (si nous devons en croire Théopompe) dans le dessein d’obtenir une remise de leur tribut, et que les Chevaliers, qu’il avait dénoncés comme esquivant le service militaire, le forcèrent d’abandonner[29]. Mais si nous réunissons les différents chefs d’accusation accumulés par Aristophane, nous trouverons qu’ils ne peuvent facilement se concilier les uns avec les nitres, Car un Athénien, que son caractère menait à accuser violemment les autres, au risque inévitable de multiplier et d’exaspérer des ennemis personnels, trouvait particulièrement dangereux, sinon impossible, de pratiquer le péculat pour soli propre compte. Si, d’autre part, il se décidait il prendre le dernier parti, il était porté à acheter la connivence des autres même en fermant les yeux sur des fartes réelles de leur part, loin de se faire remarquer comme calomniateur de l’innocence. Nous devons donc discuter le côté de l’accusation qui est indiqué dans Thucydide ; non pas Kleôn rampant devant le peuple et le trompant au profit de sa fortuné — ce qui n’est certainement pas le caractère impliqué dans son discours au sujet des Mitylénæens tel que nous le donne l’historien[30] — ; mais Kleôn, homme de caractère violent et de farouches antipathies politiques, — orateur amer, — et quelquefois malhonnête dans ses calomnies contre des adversaires. Ce sont ces qualités qui, dans tous les pays de libre discussion, contribuent à former ce qu’on appelle un grand orateur de l’opposition. C’était ainsi que Caton l’Ancien, — celui qui mordait tout le monde, et que Persephonê craignait même d’admettre dans Hadês après sa mort, — était caractérisé à Rome, même de l’aveu de ses admirateurs dans une certaine mesure, et d’une manière encore plus forte par ceux qui lui étaient hostiles, comme Thucydide l’était à Kleôn[31]. Dans Caton, un tel caractère n’était pas incompatible avec un sentiment élevé de devoir public. Et Plutarque nous raconte, au sujet de Kleôn, l’anecdote suivante : dès le début de sa carrière politique, il convoqua ses amis et rompit son intimité avec eux, comprenant que des amitiés privées le détourneraient de son- devoir supérieur envers la république[32]. De plus, la réputation de Kleôn, en tant que disposé à accuser les autres souvent et sans mesure, peut être expliquée en partie par un passage de son ennemi Aristophane passage qui mérite d’autant plus de confiance comme représentation exacte du fait, qu’il paraît dans une comédie (les Grenouilles) jouée (405 av. J.-C.) quinze ans après la mort de Kleôn, et cinq ans après celle d’Hyperbolos, quand le poète avait moins de motifs pour les représenter l’un ou l’autre sous de fausses couleurs. Dans les Grenouilles la scène est placée au milieu d’Hadês, où va le dieu Dionysos, sous le costume d’Hêraklês et avec son esclave Xanthias, dans le dessein de ramener sur la terre le poète décédé, Euripide. Entre autres incidents, Xanthias, avec le costume que son maître avait porté, emploie, dans son rôle, la violence et l’insulte à l’égard de deux hôtesses de restaurants ; il consomme leur bien, les vole, refuse de payer quand on l’en somme, et même menace leur vie avec une épée nue. Sur ce, les femmes, auxquelles il ne reste pas d’autre recours, annoncent leur résolution de faire appel, l’une à son protecteur Kleôn, l’autre à Hyperbolos, dans le dessein de citer l’offenseur en justice devant le dikasterion[33]. Ce passage nous montre — si nous devons regarder comme admissibles des conclusions reposant sur des preuves comiques — que Kleôn et Hyperbolos étaient enveloppés dans des accusations en partie en secourant des personnes pauvres, qui avaient été lésées, afin d’obtenir justice devant le dikasterion. Un homme riche qui avait éprouvé une injustice pouvait acheter d’Antiphôn ou de quelque autre rhéteur un avis et une aide quant à la manière de mener sa plainte. Mais tin homme ou une femme pauvre se croyait heureux d’obtenir les conseils gratuits, et quelquefois le secours de la parole, de Kleôn ou d’Hyperbolos : ceux-ci, de cette façon, augmentaient leur popularité par des moyens tout à fait semblables à ceux que mettaient en pratique les principaux personnages de Rome[34]. Mais outre l’aide qu’il prêtait à d’autres, souvent aussi Kleôn accusa, en son propre nom, des délinquants officiels, réels ou supposés. Il était indispensable, pour assurer une protection à la république, que quelqu’un se chargeât de ce devoir ; autrement la responsabilité à laquelle les personnages officiels étaient soumis après le temps de leur charge, aurait été -purement nominale, et il nous est assez prouvé que la moralité publique en général de ces personnages officiels n’était nullement élevée. Mais ce devoir était en même temps un de ceux que la plupart des personnes voulaient éviter et évitaient en effet. L’accusateur, tout en étant exposé à l’aversion générale, ne gagnait même rien au succès le plus complet ; et s’il échouait au point de ne pas obtenir une minorité de votes parmi les dikastes, égale à un cinquième de ceux qui étaient présents, il était condamné à payer une amende de mille drachmes. Ce qui était encore plus sérieux, il attirait sur lui une masse formidable de haine privée, de la part des amis, des partisans et de l’association politique de la partie accusée, — haine extrêmement menaçante pour sa sécurité et son bonheur futurs dans une communauté telle qu’Athènes. Il y avait donc peu de raisons pour accepter, et de graves raisons pour décliner la tâche de poursuivre sur des motifs publics. Un politique prudent à Athènes s’en chargeait par occasion, et contre des rivaux spéciaux ; mais il se mettait soigneusement en garde contre la réputation de le faire souvent ou par inclination, — et les orateurs se mettent ainsi constamment en garde dans les discours qui nous restent encore. C’est cette réputation que Thucydide attache à Kleôn, et que, comme Caton le Censeur a Rome, probablement il méritait, à cause de l’acrimonie naturelle de son caractère, d’un talent puissant pour l’invective, et de sa position a la fois inférieure et hostile aux chevaliers ou aristocratie athénienne, qui l’éclipsaient par leur importance de famille. Mais quelle était la proportion des cas dans lesquels ses accusations furent justes ou calomnieuses, question réelle sur laquelle roule un jugement sincère, — c’est ce que nous n’avons pas moyen de décider, soit par rapport à lui, soit par rapport à Caton. Flageller les méchants (fait observer Aristophane lui-même[35]) non seulement n’est pas une faute, c’est même une source d’honneur pour les gens de bien. Il n’a pas été d’usage d’accorder à Kleôn le bénéfice de cette observation, bien qu’il y ait plus de droits qu’Aristophane. Car les attaques d’un diffamateur poétique n’admettent ni défense ni représaille, tandis qu’un accusateur devant le dikasterion trouvait son adversaire prêt a lui, répondre ou même à rétorquer ses arguments, — et il était obligé de spécifier son accusation, aussi bien que de fournir des preuves à l’appui, — et par la l’innocent avait une bonne chance de ne pas être confondu avec le coupable. On dit que la querelle de Kleôn avec Aristophane prit sa source dans une accusation qu’il porta contre ce poète[36] dans le sénat des Cinq Cents, au sujet de sa seconde comédie, les Babyloniens, représentée en 426 avant J.-C., à la fête des Dionysia de la ville au mois de Mars. Dans cette saison, il y avait un grand nombre d’étrangers d. Athènes, surtout maints visiteurs et députés des alliés sujets qui apportaient leur tribut annuel. Et comme les Babyloniens (aujourd’hui perdus), ainsi que tant d’autres productions d’Aristophane, étaient remplis de ridicule mordant non seulement contre des citoyens individuellement, mais contre les fonctionnaires et les institutions de la ville[37], — Kleôn porta une plainte dans le sénat contre cette pièce, comme étant un spectacle qu’il était dangereux pour la sécurité publique d’exposer devant des étrangers et des alliés. Il faut nous rappeler qu’Athènes était alors engagée dans une guerre embarrassante, — que l’on doutait fort de la fidélité des alliés sujets, — que Lesbos, le plus grand des alliés ; n’avait été reconquise que l’année précédente, après une révolte à la fois fatigante et dangereuse pour les Athéniens. Dans de telles circonstances, Kleôn pouvait trouver des raisons plausibles pour croire qu’une comédie politique, fruit de la veine et du talent d’Aristophane, contribuait a dégrader la république aux yeux des étrangers, même en admettant qu’elle fût inoffensive quand elle était bornée aux citoyens eux-mêmes. Le poète se plaint[38] que Kleôn l’ait cité devant le sénat, avec de terribles menaces et des calomnies ; mais il ne parait pas qu’aucune peine lui ait été infligée. Et dans le fait, il n’était pas dans la compétence du sénat de le reconnaître coupable, ni de le punir, excepté dans la mesure d’une faible amende. Il pouvait seulement le citer devant le dikasterion, ce qui, dans ce cas, ne fut évidemment point fait. Toutefois il semble lui-même avoir senti la justesse de l’avertissement ; car nous trouvons que sur les quatre pièces suivantes, avant la paix de Nikias (les Acharniens, les Chevaliers et les Guêpes), trois furent représentées à la fête Lénæenne[39], au mois de janvier, époque où il n’y avait à Athènes ni étrangers ni alliés. Kleôn fut saris doute, font irrité de la pièce des Chevaliers, et il semble avoir molesté le poète soit en portant une accusation contre lui pour exercer les droits de bourgeois sans avoir pour- cela toutes les qualités voulues (puisque les citoyens seuls avaient le droit de paraître et de jouer dans les représentations dramatiques), ou par quelques autres moyens qui ne, sont pas clairement expliqués. Nous ne pouvons établir de quelle manière le poète lui tint tête, bien qu’il paraisse que, trouvant moins de sympathie publique qu’il n’en croyait mériter, il fit des excuses sans vouloir être lié par là[40]. Il est certain que ses autres pièces, qui suivirent les Chevaliers, bien qu’elles renfermassent quelques plaisanteries amères contre Kleôn, ne montrent pas un second plan arrêté d’attaque contre lui. La bataille d’Amphipolis fit disparaître en même temps les deux adversaires individuels de la paix les plus prononcés, Kleôn et Brasidas. Athènes aussi fut plus que jamais découragée et opposée à une lutte prolongée ; car le nombre des hoplites tués à Amphipolis remplit sans doute la ; ville de deuil, outre la honte sans pareille qui souilla alors le caractère militaire athénien. Le parti de la paix, sous les auspices de Nikias et de Lachês, délivré à la fois de l’opposition intérieure de Kleôn et des entreprises de Brasidas à l’étranger, put reprendre ses négociations avec Sparte dans un esprit qui faisait espérer le succès. Le roi Pleistoanax et les éphores spartiates de l’année étaient de leur côté également disposés à terminer la guerre, et les députés de tous les alliés furent convoqués à Sparte pour discuter avec les ambassadeurs d’Athènes. Cette discussion fut continuée pendant tout l’automne et tout l’hiver après la bataille d’Amphipolis, sans aucune hostilité réelle ni d’un côté ni de l’autre. D’abord les prétentions qu’on avança se trouvèrent très opposées ; mais à la fin, après plusieurs débats, on convint de traiter sur la base suivante, à savoir que chaque partie rendrait ce qui avait été acquis par la guerre. Les Athéniens insistaient d’abord sur la restitution de Platée ; mais les Thêbains répondirent que Platée leur appartenait, non par la force ni par la trahison, — mais par une capitulation et une reddition volontaires des habitants. Cette distinction nous paraît avec nos idées un peu singulière, puisque la capitulation d’une ville assiégée n’est pas moins le résultat de la force qu’une prise d’assaut. Mais elle fut adoptée dans le traité actuel ; et d’après cela les Athéniens, tout en renonçant à leur demande concernant Platée, purent conserver Nisæa, qu’ils avaient acquise des Mégariens, et Anaktorion et Sollion, villes qu’ils avaient prises à Corinthe[41]. Pour être sûrs de trouver des dispositions accommodantes de la part d’Athènes ; les Spartiates menacèrent d’envahir l’Attique au printemps et d’établir une fortification permanente dans le territoire ; et même ils envoyèrent partout une proclamation à leurs alliés, enjoignant tous les- détails nécessaires pour cette démarche. Comme il y avait alors trois ans que l’Attique avait été exempte d’invasion, les Athéniens ne furent probablement pas insensibles à cette menace d’incursion renouvelée sous une forme permanente. Au commencement du printemps, — vers la fin de mars, 421 avant J.-C., — peu après la célébration des Dionysia à Athènes, — l’important traité fut conclu pour cinquante ans. Voici quelles en étaient les conditions principales : 1° Tous auront pleine liberté de visiter tour les temples publics de la Grèce, — en vue d’offrir des sacrifices privés, de consulter un oracle ou d’assister aux fêtes. Chacun ne sera inquiété ni en allant ni en venant. — [On comprendra l’importance de cet article si l’on se rappelle que les Athéniens et leurs alliés n’avaient pu se rendre ni aux jeux Olympiques ni a la fête Pythienne depuis le commencement de la guerre.] 2° Les Delphiens jouiront d’une entière autonomie et de la possession complète de leur temple et do leur territoire. — [Cet article était destiné a exclure l’ancien droit de la confédération phokienne a l’administration du temple, droit que les Athéniens avaient jadis appuyé avant la trêve de Trente ans ; mais ils avaient alors peu d’intérêt dans la question, depuis que les Phokiens étaient dans les rangs de leurs ennemis.] 3° La paix durera pendant cinquante ans entre Athènes et Sparte avec leurs alliés respectifs, sans dommage ni patent ni frauduleux, sur terre aussi bien que sur mer. 4° Aucune des deux parties n’envahira dans des vues de dommage le territoire de l’autre, — ni par artifice ; ni sous aucun prétexte. S’il s’élève quelque sujet de différend, il sera réglé par des moyens équitables et avec des serments échangés dans la forme dont on conviendra ci-après. 5° Les Lacédæmoniens et leurs alliés rendront Amphipolis aux Athéniens. Ils abandonneront en outre aux Athéniens Argilos, Stageiros, Akanthos, Skôlos, Olynthos et Spartôlos. Mais ces villes resteront autonomes, à condition de payer tribut à Athènes suivant la taxation d’Aristeidês. Tout citoyen de ces villes (Amphipolis aussi bien que les autres) qui voudra les quitter, aura la liberté de le faire et d’emporter ses biens avec lui. Ces villes ne seront comptées désormais ni comme alliées d’Athènes ni comme alliées de Sparte, à moins qu’Athènes ne les engage par des conseils persuasifs et amicaux à devenir ses alliées, ce qu’elle a la liberté de faire si elle le peut. Les habitants de Mekyberna, de Sanê et de Singê résideront dans leurs villes respectives et seront indépendants, précisément autant que les Olynthiens et les Akanthiens. — [C’étaient des villes qui étaient attachées à Athènes et étaient encore comptées comme ses alliées, bien qu’elles fussent assez près pour être molestées par Olynthos[42] et par Akanthos, gilles contre lesquelles cette clause était destinée à les mettre en sûreté.] Les Lacédæmoniens et leurs alliés restitueront Panakton aux Athéniens. 6° Les Athéniens rendront à Sparte Koryphasion, Kythêra, Methônê, Pteleon, Atalantê, avec tous les captifs de Sparte ou de ses alliés qu’ils ont en leur, pouvoir. En autre, ils laisseront aller tous les Spartiates bu alliés de Sparte actuellement bloqués dans Skiônê. 7° Les Lacédæmoniens et leurs alliés rendront tous les captifs d’Athènes ou, de ses alliés qu’ils ont entre leurs mains. 8° Relativement à Skiônê, à Torônê et à Sermylos, ou à toute autre ville possédée par Athènes, les Athéniens pourront prendre les mesures qui leur conviendront. 9° Des serments seront échangés entre les parties contractantes conformément aux solennités regardées comme les plus obligatoires dans chaque ville respectivement et dans les termes suivants : — J’adhérerai à cette convention et à cette trêve sincèrement et sans fraude. Les serments seront renouvelés annuellement, et les conditions de la paix seront inscrites sur des colonnes à Olympia, à Delphes et à l’Isthme, aussi bien qu’à Sparte et à .sthènes. 10° Si quelque point a été oublié dans la présente convention, les Athéniens et les Lacédæmoniens pourront le changer d’un accord et d’un consentement mutuels, sans être considérés comme violant leurs serments. En conséquence, ces serments furent échangés. Ils furent prêtés par dix-sept des principaux Athéniens et par autant de Spartiates, au nom de leurs pays respectifs, — le 26 du mois Artemisios à Sparte et le 24 d’Elaphobolion à Athènes, immédiatement après les Dionysia de la ville, Pleistolas étant éphore éponyme à Sparte, et Alkæos archonte éponyme à Athènes. Parmi les Lacédæmoniens qui jurèrent, sont compris les deux rois, Agis et Pleistoanax, — l’éphore Pleistolas (et peut-être d’autres éphores, mais nous ne le savons pas) — et Tellis, le père de Brasidas. Parmi les Athéniens qui prononcèrent le serment, on trouve Nikias, Lachês, Agnôn, Lamachos et Demosthenês[43]. Telle fut la paix (communément connue sous le nom de Paix de Nikias) conclue au commencement du onzième printemps de la guerre, qui avait précisément duré dix années pleines Les conditions en étant mises au vote à Sparte dans l’assemblée des députés des alliés lacédæmoniens, la majorité les accepta ; ce qui, suivant la condition adoptée et jurée par chaque membre de la confédération[44], les rendait obligatoires pour tous. Il y avait à la vérité une réserve spéciale accordée à tout État particulier en cas de scrupule religieux, qui naîtrait de la crainte d’offenser quelques-uns de leurs dieux ou de leurs héros. Sauf cette réserve, on avait formellement consenti à la paix en vertu de la décision des confédérés. Mais on vit bientôt combien avait peu de force le vote de la majorité, quoique même imposé par la forte pression de Lacédæmone elle-même, — quand les membres plus puissants se trouvèrent dans la minorité contraire au traité. Les Bœôtiens, les Mégariens et les Corinthiens refusèrent tous de l’accepter. Les Corinthiens étaient mécontents parce qu’ils ne recouvraient pas Sollion et Anaktorion ; les Mégariens, parce qu’ils ne regagnaient pas Nisæa ; les Bœôtiens, parce qu’on leur demandait de livrer Panakton. Malgré les instantes sollicitations de Sparte, les députés de tous ces puissants États non seulement dénoncèrent la paix comme injuste et votèrent contre elle dans l’assemblée générale dés alliés, — mais encore refusèrent de l’accepter quand on en vint au vote, et retournèrent dans leurs villes respectives chercher des instructions[45]. Telles furent les conditions de la paix de Nikias et les circonstances qui l’accompagnèrent ; cette paix terminait ou déclarait terminer la grande guerre du Péloponnèse, après une durée de dix ans (mars, 421 av. J.-C.). On en verra dans les chapitres suivants les conséquences et les fruits, — qui furent, à bien des égards, autres que ne les prévirent l’une et l’autre des parties contractantes. |
[1] Thucydide, II, 63.
Cf. la teneur des deux discours de Periklês (Thucydide, I, 140-144 ; II, 60-64) avec la description que fait Thucydide de la simple disposition à fuir le danger qui caractérisait Nikias (V, 16).
[2] Thucydide, V, 7.
[3] La ville de Torônê était située près de la péninsule sithonienne, sur le côté qui regardait Pallênê. Mais le territoire appartenant à la ville comprenait toute l’extrémité de la péninsule des deux côtés, et il renfermait la pointe extrême, le cap Ampelos (Hérodote, VII, 122). Hérodote appelle le golfe Singitique θάλασσαν τήν άντιον Τορώνης (VII, 122).
On voit encore les ruines de Torônê, qui portent l’ancien nom, et Kafo, port fermé par la terre auprès d’elle (Leake, Travels in Northen Greece, vol. III, c. 29, p. 119).
[4] Thucydide, V, 3.
[5] Thucydide, V, 7.
[6] Thucydide, IV, 102. Euripide, Rhesus, 316.
J’annexe un plan qui donnera quelque idée de la colline d’Amphipolis et du territoire circonvoisin : Cf. le plan dans les Travels in Northern Greece, du colonel Leake, vol. III, ch. 25, p. 191, et celui (de M. Hawkins) qui est annexé au troisième volume du Thucydide du Dr Arnold, combiné avec une Dissertation qui se trouve dans le second volume du même ouvrage, p. 450. V. aussi les remarques de Kutzen, De Atheniensium imperio circa Strymonem, ch II, 18-21 ; Weissenborn, Beitræge zur genaueren Erfoschung der altgriechischen Geschichte, p. 152-156 ; Consinéry, Voyage dans la Macédoine, vol. I, eh. 4, p. 124 sqq.
Le colonel Leake suppose que l’ancien pont était au même point du fleuve que le peut moderne, c’est-à-dire au nord d’Amphipolis, et un peu à l’ouest du coin du lac. Sur ce point je diffère de lui, et je l’ai placé (avec le Dr Arnold) près de l’extrémité sud-est du canal du Strymôn, qui coule autour d’Amphipolis. Mais il y a une autre circonstance, dans laquelle le récit du colonel Leake corrige une erreur essentielle de la Dissertation du Dr Arnold. Le colonel Leake signale en particulier la haute arête qui rattache la colline d’Amphipolis au mont Pangæos à l’est (p. 182-183, 191-194), tandis que le Dr Arnold les représente comme séparés par un ravin profond (p. 451) ; dans cette dernière supposition, tout le récit de la marche et de l’inspection de Kleôn me paraît inintelligible.
L’épithète que Thucydide donne à Amphipolis, bien visible tant du côté de la mer que du côté de la terre, qui cause quelque embarras aux commentateurs, me parait d’une propriété évidente. Amphipolis était en effet située sur une colline ; c’est ainsi que Pétaient maintes autres villes ; mais ce qu’elle avait de particulier, c’est que de trois côtés elle n’avait pas de mur qui arrêtât l’œil du spectateur ; un de ces côtés était tourné vers la mer.
Kutzen et Consinéry font du Long Mur le segment d’une courbe fortement tendue, touchant le fleuve aux deux extrémités. Mais je suis d’accord avec Weissenborn pour reconnaître que cela est inadmissible, et que les mots long mur impliquent quelque chose qui se rapproche d’une ligne droite.
[7] Cela n’implique pas nécessairement que le pont fût à une distance considérable du point extrême où le Long Mur touchait le fleuve au sud ; mais ce dernier point était à une bonne distance de la ville, proprement appelée ainsi, — qui occupait la pente la plus élevée de la colline. Nous ne devons pas supposer que tout l’espace entre le Long Mur et le fleuve fut couvert de bâtiments.
[8] Thucydide, V, 10.
L’explication que j’ai présentée ici du mot σταύρωμα ne l’a été par personne d’autre ; mais elle me parait la seule faite pour donner de la clarté et de la suite à tout le récit.
Quand Brasidas surprit Amphipolis pour la première fois, le pont était complètement sans liaison avec le Long Mur, et à une certaine distance de lui. Mais quand Thucydide écrivit son histoire, il y avait deux murs de liaison entre le pont et les fortifications de la ville, telles qu’elles étaient alors (IV, 103) toutes les fortifications de la ville avaient été changées pendant la période intermédiaire.
Or la question est celle-ci : — Le long mur d’Amphipolis était-il rattaché ou non au pont, à l’époque du conflit entre Brasidas et Kleôn ? Quiconque lira attentivement le récit de Thucydide verra, je pense, qu’ils ont dû être unis, bien que Thucydide ne spécifie pas le fait en termes exprès. Car, si le pont avait été détaché du mur, comme il l’était lorsque Brasidas surprit la ville pour la première fois — la colline de Kerdylion, sur le côté opposé du fleuve, n’aurait pas été pour lui une position sûre à occuper. Il aurait pu être coupé d’Amphipolis par un ennemi attaquant le pont. Mais nous le verrons rester tranquillement sur la colline de Kerdylion, parfaitement sûr d’entrer dans Amphipolis toutes les fois qu’il le voudrait. Si l’on avançait que le pont, bien que non rattaché au Long Mur, pouvait être encore sous une forte garde détachée, je réponds que dans cette supposition un ennemi venant d’Eiôn devait naturellement attaquer le pont en premier lieu. Avoir à défendre un pont complètement séparé de la ville, simplement au moyen d’une garde permanente considérable, aurait beaucoup aggravé les difficultés de Brasidas. S’il avait été possible d’attaquer le pont sans attaquer la ville, il aurait dû en être dit quelque chose dans la description des opérations de Kleôn, qui est représenté comme se trouvant n’avoir affaire qu’aux fortifications de la ville.
En admettant qu’il y eût une telle ligne de connexion entre le pont et le Long Mur, ajoutée par Brasidas depuis qu’il avait pris la ville une première fois je ne connais pas de sens aussi naturel à donner au mot σταύρωμα. Personne ne propose d’autre signification distincte. Il y avait naturellement une porte (ou plus d’une) dans le Long Mur, menant dans l’espace enclos par la palissade ; c’est par cette porte que Brasidas entrait dans la ville quand il venait de Kerdylion en traversant le fleuve. Cette porte est appelée par Thucydide αί έπί τό σταύρωμα πύλαι. Il a dû y avoir aussi une porte (ou plus d’une) dans la palissade elle-même, menant dans l’espace au dehors, de sorte que des passagers ou du bétail traversant le pont en venant de l’ouest et se rendant à Myrkinos (e. g.) étaient nécessairement obligés de se détourner de leur route et d’entrer dans la ville d’Amphipolis.
Sur le plan que j’ai donné ici, la ligne courant à peu près du nord au sud représente le Long Mur d’Agnôn, touchant le fleuve aux deux extrémités, et bornant aussi bien que fortifiant la ville d’Amphipolis sur son côté oriental.
La ligne plus courte qui coupe l’extrémité méridionale de ce long mur, et rejoint le fleuve immédiatement au-dessus du pont, représente le σταύρωμα ou palissade ; c’était probablement une levée de terre et un fossé, avec une forte palissade au sommet.
Au moyen de cette palissade, le pont était enfermé dans les fortifications d’Amphipolis, et Brasidas pouvait passer du mont Kerdylion dans la ville toutes les fois qu’il le voulait.
[9] Thucydide, V, 7 — cf. le colonel Leake, l. c. p. 182.
[10] Thucydide, V, 7.
Les mots ούχ ώς άσφαλεΐ, etc., ne se rapportent pas à μείζω παρασκευήν, comme le croit le Scholiaste (avec lequel s’accorde le Dr Arnold), mais au dessein et aux dispositions de Kleôn en général. Il montait, non comme un homme qui veut avoir plus d’un moyen suffisant de salut, dans le cas où il serait forcé de se défendre, mais comme un homme qui va entourer la ville et la prendre immédiatement.
Ces derniers mots ne représentent pas non plus aucun dessein réel conçu dans l’esprit de Kleôn (cas Amphipolis, par sa position, ne pouvait être réellement entourée), mais ils sont donnés simplement pour expliquer la confiance insouciante de sa marche depuis Eiôn jusqu’à l’arête. C’est de la même manière qu’Hérodote décrit l’élan impétueux dés Perses usant la bataille de Platée, pour surprendre les Grecs qu’ils supposaient prêts à s’enfuir (IX, 59) ; cf. VIII, 28.
[11] Thucydide, V, 7.
Je crois que le verbe κατήλθεν se rapporté à l’arrivée de l’armement à Eiôn, analogue à ce qui est dit V, 2 : cf. I, 51 ; III, 4, etc. La marche d’Eiôn au sommet de l’arête ne pouvait pas bien-être exprimée par le mot κατήλθεν : mais l’arrivée de l’expédition au Strymôn pouvait être représentée ainsi. Des machines de siège n’étaient amenées d’aucun autre lieu que d’Athènes.
Selon le Dr Arnold, le mot κατήλθεν signifie que Kleôn avait d’abord gagné un point plus élevé, et qu’ensuite il était descendu de ce point sur Amphipolis. Mais je conteste l’exactitude de cette supposition, au point de vue de la topographie. Il ne me paraît pas que Kleôn ait jamais atteint un point plus élevé que le sommet de la montagne et le mur d’Amphipolis. De plus, eût-il atteint un point plus élevé, il ne pourrait pas bien parler de faire descendre des machines de siège de ce point.
[12] Thucydide, V, 6.
[13] Thucydide, V, 8.
[14] Thucydide, V, 9.
Les mots τό άνειμένον τής γνώμης sont très significatifs par rapport aux affaires militaires anciennes. Les hoplites grecs, même les meilleurs d’entre eux, avaient besoin d’être préparés particulièrement pour une bataille ; — de là la nécessité de la harangue du général qui la précédait toujours. Comparez l’éloge que fait Xénophon des manœuvres d’Épaminondas ayant la bataille de Mantineia, par lesquelles il fit croire aux ennemis qu’il n’allait pas combattre et dissipa la préparation au combat dans l’esprit de leurs soldats (Xénophon, Helléniques, VII, 51 22).
[15] Thucydide, V, 10.
Kleôn ne vit pas lui-même Brasidas occupé à sacrifier, ni l’armée de l’ennemi dans l’intérieur de la ville ; d’autres sur le terrain plus bas étaient mieux placés, pour voir ce qui se passait dans Amphipolis, qu’il ne l’était quand il se trouvait sur le haut de l’arête. D’autres le virent et l’en informèrent.
[16] Thucydide, V, 10.
C’est une explication remarquable du mouvement régulier de têtes et de lances, qui caractérisait un corps bien ordonné d’hoplites grecs.
[17] Thucydide, V, 10.
Brasidas et ses hommes sortiront par deux portes différentes en même temps. L’une était la première porte du Long Mur, — c’est-à-dire la porte marquée n° 3 dans le plan annexé, qui était la première porte pour toute personne venant du sud. L’autre était la porte sur la palissade, — c’est-à-dire la porte du Long Mur qui s’ouvrait de la ville suer la palissade ; et qui est marquée du n° 4 sur le plan. Les personnes qui sortaient par cette porte devaient passer, pour attaquer l’ennemi, par la porte de la palissade elle-même, marquée du n° 5.
La porte n° 4 était celle par laquelle Brasidas lui-même avec son armée entra dans Amphipolis en venant du mont Kerdylion. Elle était probablement ouverte au moment où il ordonnait la sortie ; celle qu’il avait à faire ouvrir alors était la porte de la palissade, en même temps que la porte n° 3, la première du Long Mur.
Les derniers mots de Thucydide que nous avons cités — ήπερ νΰν κατά τό καρτερώτατον τοΰ χωρίου ίόντι τό τροπαίον έστηκε — ne sont pas intelligibles sans une meilleure connaissance de la topographie que celle que nous possédons. Nous ne savons ce que veut dire Thucydide par le point le plus fort de la ville. Nous comprenons seulement que le trophée fut élevé dans le chemin par lequel on montait à ce point. Nous devons nous rappeler que les expressions de Thucydide se rapportent ici au terrain tel qu’il était nu peu plus tard — non tel qu’il était au moment de la bataille entre Kleôn et Brasidas.
[18] Il est presque pénible de lire le récit que fait Diodore (XII, 73, 74) de la bataille d’ Amphipolis, quand on a l’esprit rempli de la claire et admirable narration de Thucydide — dont le seul défaut est d’être trop brève. Il est difficile de croire que Diodore décrit le même événement, tant les circonstances sont complètement différentes, si ce n’est que les Lacédœmoniens finissent par remporter la victoire. Dire avec Wesseling dans sa note — Hæec non usquequaque convenuint Thucydideis, est prodigieusement au-dessous de la vérité.
[19] Aristote, V, II. Aristote natif de Stageiros, pris d’Amphipolis), cite les sacrifices offerts à Brasidas comme exemples d’institutions établies par loi spéciale et locale (Ethic. Nikomach., V, 7).
Relativement à l’assertion que les Amphipolitains avaient alors pour le culte prolongé d’Agnôn comme leur Œkiste, cf. le discours adressé par les Platæens aux Lacédæmoniens, demandant merci. Les Thêbains, s’ils devenaient possesseurs du territoire de Platée, ne devaient pas continuer les sacrifices aux dieux qui avaient accordé la victoire à la grande bataille de Platée — ni des souvenirs funèbres aux victimes (Thucydide, III, 58).
[20] Thucydide, V, 7.
[21] Thucydide, V, 10.
[22] Cf. la vaillante mort du général lacédæmonien Anaxibios, quand il se trouva trompé et surpris par le général athénien Iphikratês (Xénophon, Helléniques, IV, 8, 38).
[23] Amphipolis fut réellement attaquée ainsi par les Athéniens, bien que sans succès, huit ans après, par des vaisseaux, sur le Strymôn, Thucydide, VII, 9. Mais les fortifications de la ville paraissent avoir été considérablement changées dans cet intervalle. Au Lieu d’un seul long mur, avec. trois Cotés ouverts sur le fleuve, elle semble voir eu de plus un mur circulaire ouvert seulement sur le fleuve dans un espace relativement étroit près du lac tandis que ce mur circulaire rejoignait le pont au sud au moyen de deux longs murs parallèles entre lesquels était une route.
[24] Platon, Symposion, c. 36, p. 221.
[25] Thucydide, IV, 81.
[26] Thucydide, V, 116.
[27] Aristophane, Equit., 55, 391, 740, etc. Dans un passage de la pièce, on reproche à Kleôn de donner pour prétexte qu’il est engagé à Argos dans des démarches pour obtenir l’alliance de cette ville ; mais en réalité, à la faveur de cette conduite, de mener des négociations clandestines avec les Lacédæmoniens (464). Dans deux autres passages, on le dénonce comme étant la personne qui s’oppose à la conclusion de la paix avec les Lacédæmoniens (790, 1390).
[28] Thucydide, V, 17 ; III, 45.
[29] Aristophane, Acharn., 8, avec le Scholiaste, qui cite d’après Théopompe. Théopompe Fragm., 99, 100, 101, éd. Didot.
[30] Le langage public de Kleôn était caractérisé par Aristote et par Théopompe (V. Schol. ad Lucian, Timon, c. 30), non comme cajoleur, mais comme plein d’arrogance : sous ce dernier rapport semblable aussi à celui de Caton l’Ancien à Rome (Plutarque, Caton, c. 14). On dit aussi que ton dérisoire de Caton dans son langage public était impertinent et dégoûtant (Plutarque, Reipub. Gerend. Præcept., p. 803, c. 7).
[31] Voir la représentation faite par un poète contemporain de Caton le Censeur, dans une épigramme donnée par Plutarque (Caton, c. 1).
Tite-Live dit, dans un éloge éloquent de Caton (XXXIX, 40) : Simultates nimio plures et exercuerunt eum et ipse exercuit eas ; nec facile dixeris, utrum magis presserit eum nobilitas, an ille agitauerit nobilitatem. asperi procul dubio animi et linguae acerbae et immodice liberae fuit, sed inuicti a cupiditatibus animi, rigidae innocentiæ, contemptor gratiæ, divitiarum... Hunc, sicut omni vita, tum petentem premebat nobilitas ; coierantque que candidati omnes ad deiciendum honore, non solum ut ipsi potius adipiscerentur, nec quia indignabantur nouum hominem censorem videre, sed etiam quod tristem censuram periculosamque multorum famæ et ab læso a plerisque et lædendi cupido exspectabant.
V. aussi Plutarque (Caton, c. 15, 16, — son parallèle entre Aristeidês et Caton, c. 2) au sujet du nombre prodigieux d’accusations dans lesquelles Caton était engagé, soit comme plaignant, soit comme accusé. Sa querelle acharnée avec la nobilitas est analogue à celle de Kleôn contre les Hippeis.
Je n’ai guère besoin de dire que la comparaison de Caton avec Kleôn ne s’applique qu’à la politique intérieure ; quant au courage et à l’énergie militaires qui distinguent Caton, Kleôn en est complètement dépourvu. Nous ne sommes pas autorisé à lui rien attribuer qui ressemble à la supériorité de l’intelligence générale que nous trouvons signalée dans Caton.
L’expression de Cicéron relative à Kleôn, — Turbulentum quidem civem, sed tamen eloquentem, (Cicéron, Brutus, 7) me paraît être une traduction des épithètes de Thucydide (III, 45).
Ses remarques, que font aussi des critiques latins sur le style et le caractère des discours de Caton, pourraient presque sembler être une traduction des mots de Thucydide sur Kleôn. Fronton dit de Caton : Concionatur Cato infeste, Gracchus turbulente, Tullius copiose. Jam in judiciis sævit idem Cato, triumphat Cicero, tumultuatur Gracchus. V. les Oratorum Romanorum Fragmenta de Meyer, éd. Dübner, p. 117 (Paris, 1837).
[32] Plutarque, Reip. Ger. Præcep., p. 806. Cf. deux autres passages du même traité, p. 805, où Plutarque parle de l’άπόνοια καί δεινοτής de Kleôn, et p. 812, où il dit, avec vérité, que Kleôn n’avait nullement les qualités nécessaires pour agir comme général en campagne.
[33] Aristophane, Ran., 566-576.
[34] Ici encore nous trouvons Caton l’Ancien représenté comme constamment dans la place publique à Rome, prêtant une semblable assistance, et épousant la cause de tous ceux qui avaient des motifs de plainte (Plutarque, Caton, c. 3).
[35] Aristophane, Equit., 1271.
[36] Il paraît que la plainte fut portée ostensiblement contre Kallistratos, sous le nom duquel le poète fit représenter les Babyloniens, (Schol. ad Aristophane, Vesp., 1284), et qui était naturellement la partie responsable, bien que l’auteur réel fût sans doute parfaitement connu. Les Chevaliers furent la première pièce que le poète fit jouer sous son propre nom.
[37] V. Acharn., 377, avec les Scholies ; et la biographie anonyme d’Aristophane.
Meineke (Aristoph. Fragm. Comic. Gr., vol. II, p. 966) et Ranke (Commentat. de Aristoph. Vitâ, p. 330) essayent tous deux de deviner le plan des Babyloniens ; mais il n’y a pas de renseignements suffisants pour les aider.
[38] Aristophane, Acharn., 355-475.
[39] V. les arguments mis en tête de ces trois pièces, et Acharn., 475, Equit., 881.
On ne sait pas si la première comédie, intitulée les Nuées (représentée dans la première partie de 423 avant J.-C., une année après les Chevaliers, et une année avant les Guêpes), parut à la fête Lénæenne de janvier ou aux Dionysia de la ville en mars. Elle n’eut pas de succès, et le poète la changea on partie en vue d’une seconde représentation. S’il est vrai que cette seconde représentation se donna pendant l’année qui suivit immédiatement (422 av. J.-C. V. les Fasti Hellenici de M. Clinton, ad ann. 422), ce doit avoir été aux Dionysia de la ville en mars, précisément à l’époque où la trêve d’un an touchait à sa fin ; car les Guêpes furent représentées cette année à la fête Lénæenne, et il n’était guère probable que le même poète à jouer deux pièces. L’induction que Ranke tire des Nuées, 310, à savoir quelle fut représentée aux Dionysia, n’est cependant pas très concluante (Ranke, Commentat. de Aristoph. Vitâ, p. 621, mise en avant de son édition du Plutus).
[40] V. l’obscur passage, Vespæ 1285 saq. ; Aristophane, Vita anonymi, p. 12, éd. Bekker ; Démosthènes, cont. Meid., p.532.
Il paraît qu’Aristophane était Æginétain d’origine (Acharn., 629) ; de sorte que la γραφή ξενίας (accusation pour usurpation illégitime des droits de citoyen athénien) était fondée sur un fait réel. Entre le temps de la conquête d’Ægina par Athènes et l’expulsion des habitants indigènes dans la première année de la guerre du Péloponnèse (intervalle de vingt ans environ), il est probable qu’un nombre assez considérable d’Æginétains se mêlèrent à des citoyens athéniens ou s’unirent à eux par des mariages. Surtout des hommes d’un talent poétique dans les villes sujettes trouvaient intérêt à aller à Athènes ; Iôn vint de Chios et Achæos d’Eretria : tous les deux auteurs tragiques.
Le poète comique Eupolis semble avoir aussi dirigé quelques sarcasmes contre l’origine étrangère d’Aristophane, — si Meineke est exact dans l’explication qu’il donne de ce passage (Historia Comicor. Græc., I, p. 3).
[41] Thucydide, V, 17-30. Le renseignement du chapitre 30 semble prouver que ce fut le motif sur lequel les Athéniens furent autorisés à conserver Sollion et Anaktorion. Car si le fait de retenir ces deux places avait été, distinctement ou dans les termes employés en opposition avec le traité, les Corinthiens l’auraient sans doute choisi comme motif ostensible de leur plainte ; tandis qu’ils préférèrent avoir recours à un πρόσχημα ou argument spécieux.
[42] Cf. V, 39, avec V, 18, qui nie semble réfuter l’explication proposée par le docteur Arnold, et adoptée par Poppo.
L’emploi du mot άποδόντων par rapport à la restitution d’Amphipolis à Athènes, — et du mot παρέδοσαν par rapport à l’abandon des autres villes, mérite d’être signalé. Ceux qui dressèrent le traité, qui est exprimé d’une manière très confuse, semblent avoir voulu que le mot άποδόντων s’appliquât tant à Amphipolis qu’aux autres villes, mais que le mot παρέδοσαν s’appliquât exclusivement à Amphipolis. Le mot παρέδοσαν est applicable également à la restitution d’Amphipolis, — car ce qui est restitué est naturellement rendu. Mais il est remarquable que le mot irapé8œav ne s’applique pas proprement aux autres villes ; car elles ne furent pas rendues à Athènes, — elles furent seulement abandonnées, comme l’expliquent encore les clauses qui suivent immédiatement. Peut-être y a-t-il un petit orgueil athénien dans l’emploi du mot, — d’abord pour donner à entendre indirectement que les Lacédæmoniens devaient rendre diverses villes à Athènes, — puis pour ajouter des mots ensuite qui prouvent que les villes ne devaient être qu’abandonnées, — non rendues à Athènes.
La disposition, qui garantissait la liberté de se retirer et d’emporter ses biens était destiné surtout aux Amphipolitains, qui devient désirer naturellement migrer, si sa ville avait été réellement restituée à Athènes.
[43] Thucydide, V, 19.
[44] Thucydide, V, 17-30.
[45] Thucydide, V, 22.