NEUVIÈME VOLUME
La fuite étant devenue générale parmi les Athéniens, les différentes parties de leur armée prirent différentes directions. La droite chercha un refuge à Dêlion, le centre s’enfuit à Orôpos, et la gauche se dirigea vers les hautes terres de Parnès. La poursuite des Bœôtiens fut faite avec vigueur et causa aux ennemis beaucoup de mal. Ils avaient une puissante cavalerie, renforcée de quelques cavaliers lokriens qui étaient arrivés même pendant l’action ; leurs peltastes également et leurs hommes armés à la légère rendaient d’importants services contre les hoplites en retraite[1]. Heureusement pour les vaincus, la bataille avait commencé très tard dans l’après-midi, ne laissant pas une longue période de jour. Cette circonstance importante, sauva l’armée athénienne d’une destruction presque totale[2]. Cependant, malgré cela, le général Hippokratês, près de mille hoplites, et un nombre considérable d’hommes légèrement armés et de serviteurs, furent tués ; tandis que la perte des Thébains, surtout à leur aile gauche défaite, fut un peu au-dessous de cinq cents hoplites. Il semble qu’on fit quelques prisonniers[3], mais on nous dit peu de chose à leur sujet. Ceux qui avaient fui à Dêlion et à Orôpos furent ramenés par mer à Athènes. Les vainqueurs se retirèrent à Tanagra, après avoir érigé leur trophée, enterré leurs propres morts et dépouillé ceux de leurs ennemis. Il resta longtemps, pour décorer les temples de Thèbes, un butin abondant composé des armes des guerriers auxquels on les avait enlevées, tandis que les dépouilles en tout genre furent, dit-on, très considérables. Pagondas résolut aussi d’assiéger la forteresse nouvellement établie à Dêlion. Mais avant de commencer les opérations, — qui pouvaient devenir fastidieuses, puisqu’il était toujours possible aux Athéniens de renforcer la garnison par mer, — il tenta un autre moyen d’atteindre le même but. Il dépêcha aux Athéniens un héraut, — qui, rencontrant par hasard en chemin le héraut athénien chargé de demander, selon l’usage, la permission d’enterrer les morts, — l’avertit qu’aucune requête de ce genre ne serait accueillie avant que le message du général bœôtien eût été communiqué, et l’engagea ainsi à retourner vers les commandants athéniens. Le héraut bœôtien avait pour mission de faire des remontrances contre la violation d’un usage sacré commise par les Athéniens en saisissant et. en fortifiant le temple de Dêlion où habitait alors leur garnison, qui s’acquittait de nombreuses fonctions que la religion interdisait dans un lieu saint, et qui buvait ordinairement de l’eau consacrée spécialement aux besoins du sacrifice. En conséquence, les Bœôtiens les sommèrent solennellement, au nom d’Apollon et des dieux qui habitaient avec eux, d’évacuer les lieux, en emportant tout ce qui leur appartenait. Finalement, le héraut donna à entendre que si on ne satisfaisait pas à cette sommation, on ne leur accorderait pas la permission d’enterrer leurs morts. Le héraut athénien, qui vint alors vers les commandants bœôtiens, répondit dans le sens qui suit : Les Athéniens ne reconnaissaient pas s’être jusque-là- rendus coupables d’aucun tort par rapport au temple, et ils promettaient de persister a le respecter dans l’avenir autant que possible. S’ils en avaient pris possession, ce n’avait pas été par un mauvais sentiment pour le saint lieu, mais par nécessité de venger les invasions répétées de l’Attique par les Bœôtiens. La possession du territoire, suivant les maximes admises en Grèce, entraînait toujours avec elle la possession des temples qui y étaient situés, sous condition de remplir toutes les observances habituelles à l’égard du dieu qui y résidait, autant que le permettaient les circonstances. C’était d’après cette maxime que les Bœôtiens avaient agi eux-mêmes quand ils avaient pris possession de leur territoire actuel, en en chassant les premiers occupants et en s’appropriant les temples ; c’était d’après la même maxime que les Athéniens agiraient en retenant de la Bœôtia ce qu’ils avaient conquis actuellement, et en en conquérant davantage, s’ils le pouvaient. La nécessité les forçait de faire usage d’eau consacrée, — nécessité, que n’avait pas créée l’ambition d’Athènes, mais les attaques bœôtiennes antérieures en Attique, — nécessité dont ils .espéraient bien obtenir le pardon des dieux, puisque leurs autels étaient offerts comme protection à l’offenseur involontaire, et que personne n’était exposé à leur mécontentement, si ce n’est celui qui commettait une faute sans y être contraint. En refusant de rendre les morts, si ce n’est à certaines conditions se rattachant au terrain sacré, les Bœôtiens étaient coupables d’une impiété beaucoup plus grande que les Athéniens, qui refusaient simplement de transformer le devoir de la sépulture en un marché inconvenant. Dites-nous sans condition (disait en terminant le héraut athénien) que nous pouvons enterrer nos morts en vertu d’une trêve, conformément aux maximes de nos ancêtres. Ne nous dites pas que nous pouvons le faire à condition de sortir de Bœôtia, — car nous ne sommes plus en Bœôtia, — nous sommes sur notre territoire, que nous avons conquis par l’épée. Les généraux bœôtiens congédièrent le héraut avec une réponse courte et décisive : — Si vous êtes en Bœôtia, vous pouvez prendre tout ce qui vous appartient, mais seulement à condition d’en sortir. Si, d’autre part, vous êtes sur votre propre territoire, vous pouvez prendre votre parti sans nous consulter[4]. Dans ce débat, curieux en ce qu’il jette du jour sur les usages et les sentiments grecs, il semble qu’il y a eu un argument et un faux-fuyant particuliers des deux côtés. La phrase finale des Bœôtiens était bonne comme réponse à la raison accessoire soulevée par le héraut athénien, qui avait appuyé la défense d’Athènes par rapport au temple de Dêlion sur l’allégation que le territoire était athénien et non bœôtien, — athénien par conquête et par le droit du plus fort, — et avait terminé en affirmant la même chose au sujet d’Oropia, district auquel appartenait le champ de bataille. Ce fut seulement ce même argument, d’une force supérieure réelle, que les Bœôtiens rétorquèrent quand ils dirent : — Si le territoire auquel se rapporte votre demande est à vous par droit de conquête (i. e. si vous en êtes maîtres de facto et si vous y êtes les plus forts), — vous pouvez naturellement y faire ce que vous jugez le meilleur ; vous n’avez pas besoin de solliciter une trêve de nous ; vous pouvez enterrer vos morts sans trêve[5]. Les Bœôtiens savaient qu’à ce moment le champ de bataille était gardé par un détachement de leur armée[6], et que les Athéniens ne pourraient pas obtenir les cadavres sans permission. Mais puisque le héraut athénien avait affirmé l’inverse comme un fait réel, nous ne pouvons guère nous étonner qu’ils aient ressenti la manière dont cet argument fut présenté, en y répondant par une réplique assez à propos dans une pure escrime diplomatique. Mais si le héraut athénien, au lieu de soulever le point accessoire de propriété territoriale, combiné avec une définition imprudente de ce qui constituait la propriété territoriale, comme moyen de défense contre la prétendue profanation du temple de Dêlion, — si, disons-nous, il s’était renfermé dans la question principale, il aurait mis les Bœôtiens complètement dans leur tort. Selon des principes universellement respectés en Grèce, le vainqueur, si on le priait, était tenu d’accorder au vaincu une trêve pour enterrer ses morts ; de l’accorder et de le permettre d’une façon absolue, sans ajouter de conditions. En ceci, point capital du débat, les Bœôtiens manquèrent à la loi internationale sacrée en Grèce, quand ils exigèrent l’évacuation du temple de Dêlion comme condition du consentement qui autoriserait l’enterrement des morts athéniens[7]. Finalement, après qu’ils eurent pris Dêlion, nous verrons qu’ils l’accordèrent sans condition. Nous pouvons douter qu’ils eussent jamais persisté à le refuser, si le héraut athénien avait insisté sur ce seul principe important séparément et exclusivement, — et s’il n’avait, par un plaidoyer inhabile en faveur du droit d’occuper Dêlion et d’y vivre, exaspéré à la fois leurs sentiments et fourni à ses adversaires une question indirecte comme moyen d’échapper à la demande principale[8]. Pour juger ce curieux débat avec une entière impartialité, nous devons ajouter, par rapport à la conduite des Athéniens en occupant Dêlion, — que pour un ennemi, choisir spécialement un temple comme poste à fortifier et à occuper, était un procédé assurément rare, peut-être à peine admissible, dans la guerre grecque. Et la justification présentée par le héraut athénien ne répond pas à l’accusation réelle qu’il provoqua. C’est une chose pour un ennemi supérieur en forces de ravager un pays et de s’approprier tout ce qui s’y trouve, sacré aussi bien que profane ; c’en est une autre pour un ennemi placé sur la frontière, qui n’a cependant pas de forces suffisantes pour conquérir le tout, de convertir un temple placé commodément en une forteresse régulièrement pourvue d’une garnison, et d’en faire une base d’opérations contre la population voisine. A ce titre, les Bœôtiens pouvaient avec raison se plaindre de la prise de Dêlion, bien que je craigne qu’aucun interprète impartial de la coutume internationale grecque ne les eût crus autorisés à réclamer la restitution du lieu, comme condition péremptoire de leur consentement à la trêve destinée à la sépulture quand elle leur fut demandée. Toute négociation étant ainsi rompue, les généraux bœôtiens se disposèrent à assiéger Dêlion, aidés par deux mille hoplites corinthiens, avec quelques Mégariens et la dernière garnison péloponnésienne de Nisæa, qui les rejoignit après la nouvelle de la bataille. Bien qu’ils eussent fait venir du golfe Maliaque des akontistæ et des frondeurs, probablement Œtæens et Ætoliens, cependant leurs attaques directes furent d’abord toutes repoussées par la garnison, aidée par une escadre athénienne à la hauteur de la côte, malgré les défenses faites à la hâte et incomplètes, qui seules protégeaient le fort. A la fin, ils imaginèrent une singulière machine à feu, qui leur permit de se rendre maîtres de la place. Ils scièrent d’abord en deux une poutre épaisse, y percèrent un canal dans toute la longueur, d’un bout à l’autre, revêtirent de fer la plus grande partie du canal, et ensuite réunirent avec soin les deux moitiés ensemble. Au bout le plus éloigné de cette poutre creusée, ils suspendirent par des chaînes une vaste chaudière, pleine de poix, de soufre et de charbons allumés ; enfin, un tube de fer s’avançait de l’extrémité du canal intérieur de la poutre, de manière à rejoindre la chaudière. Telle était la machine, qui, construite à quelque distance, fut apportée sur des charrettes et placée tout près du mur, proche de la palissade et des tours de bois. Alors les Bœôtiens appliquèrent de grands soufflets au bout de la poutre qui était de leur côté, et soufflèrent violemment un courant d’air par le canal intérieur, de manière à produire un feu intense dans la chaudière placée à l’autre extrémité. Les parties du mur qui étaient de bois, prenant bientôt feu, devinrent non tenables pour les défenseurs, — qui s’échappèrent du mieux qu’ils purent, sans essayer de résister plus longtemps. Deux cents hommes furent faits prisonniers et quelques-uns tués, mais le plus grand nombre se sauva à bord des vaisseaux. Dêlion fut repris dix-sept jours après le combat, intervalle pendant lequel les Athéniens tués étaient restés sans sépulture sur le champ de bataille. Cependant le héraut athénien arriva, bientôt pour demander de nouveau la trêve destinée à l’enterrement des morts ; cette fois elle fut accordée sur-le-champ, et accordée sans condition[9]. Telles furent l’expédition et la bataille mémorables de Dêlion, — découragement fatal pour le sentiment de confiance et d’espérance qui avait régné auparavant à Athènes, outre les cruelles pertes immédiates qu’elles infligèrent à la ville. Parmi les hoplites qui prirent part à la charge vigoureuse et au combat corps à corps, on doit compter le philosophe Sokratês. Sa bravoure, tant dans la bataille que dans la retraite, fut fort vantée par ses amis, et sans doute avec beaucoup de raison. Il avait antérieurement servi avec honneur dans les rangs des hoplites à Potidæa, et il servit également à Amphipolis ; sa patience dans les fatigues et son courage à endurer la chaleur et le froid n’étant pas moins remarquables que sa valeur personnelle. Lui et son ami Lachês furent au nombre de ces hoplites qui dans la retraite de Dêlion, au lieu de jeter leurs armes et de prendre la fuite, gardèrent leurs rangs, leurs armes et leur ferme contenance ; au point que la cavalerie chargée de la poursuite jugea dangereux de s’attaquer a eux, et se tourna sur une proie plus aisée en se jetant sur les fugitifs désarmés. Alkibiadês servit aussi à Dêlion dans la cavalerie, et se tint auprès de Sokratês dans la retraite. Ce dernier était ainsi en train d’exposer sa vie à Dêlion presque dans le même temps où Aristophane l’exposait à la risée clans la comédie des Nuées, en le représentant comme un rêveur moralement vil et physiquement incapable[10]. Quelque cruel que frit le coup que les Athéniens reçurent à Dêlion, leurs désastres en Thrace vers la même époque, c’est-à-dire vers la fin du même été et du même automne, furent encore plus calamiteux. J’ai déjà mentionné les circonstances qui amenèrent à disposer une armée lacédæmonienne destinée à agir contre les Athéniens en Thrace, sous Brasidas, de concert avec les Chalkidiens, sujets révoltés d’Athènes, et avec Perdikkas de Macédoine. Après avoir fait échouer les desseins athéniens contre Megara (comme nous l’avons raconté plus haut), Brasidas acheva la levée de sa division, — dix-sept cents hoplites, en partie Ilotes, en partie Péloponnésiens dôriens, — et les conduisit, vers la fin de l’été, à la colonie lacédæmonienne d’Hêrakleia, dans le territoire trachinien près du golfe Maliaque. Pour parvenir en Macedonia et en Thrace, il était nécessaire qu’il passât par la Thessalia, ce qui n’était pas une tâche aisée ; car la guerre avait alors duré si Longtemps que tous les États de la Grèce étaient devenus défiants au sujet, du passage d’étrangers armés. De plus, la niasse de la population thessalienne était décidément amie d’Athènes, et Brasidas n’avait pas de moyens suffisants pour le passage ; tandis que, s’il ne faisait rien avant de demander une permission formelle, il y avait fort à douter quelle fût accordée, — et il était parfaitement certain que sa demande entraînerait un retard et une publicité qui mettraient les Athéniens sur leurs gardes. Mais bien que telles fussent les dispositions du peuple thessalien, cependant les gouvernements de la Thessalia, tous oligarchiques, sympathisaient ‘avec Lacédæmone. L’autorité ou puissance fédérale du tagos, qui reliait les villes séparées, était généralement très faible. Ce qui était d’une importance plus grande encore, le Macédonien Perdikkas et les Chalkidiens avaient dans chaque ville des hôtes et des partisans puissants, qu’ils déterminèrent à s’employer activement à favoriser le passage de l’armée[11]. C’est à eux que Brasidas envoya un message à Pharsalos, aussitôt qu’il eut atteint Hêrakleia. Nikonidas de Larissa avec d’autres amis thessaliens de Perdikkas, s’assemblant à Melitæa en Achaïa Phthiôtis, se chargèrent de l’escorter à travers la Thessalia. Grâce à leur soutien et à leur appui, combinés avec sa hardiesse, sa dextérité et ses mouvements rapides, il put accomplir l’entreprise impossible en apparence de traverser le pays, non seulement sang le consentement, mais même contre le sentiment des habitants, — simplement en déployant une célérité telle qu’il prévint toute opposition. Après avoir traversé l’Achaïa Phthiôtis, territoire dépendant des Thessaliens, Brasidas commença sa marche en partant de Melitæa à travers la Thessalia elle-même, avec ses puissants guides indigènes. Nonobstant tout le secret et toute la célérité possibles, le bruit de sa marche se répandit si loin, qu’un corps de volontaires du voisinage, offensés de la conduite de Nikonidas et hostiles à son égard, s’assembla pour s’opposer à sa descente par la vallée du fleuve Enipeus- Ils lui reprochèrent de violer injustement un territoire indépendant, en introduisant des forces armées sans la permission du gouvernement général, et ils lui défendirent d’avancer plus loin. La seule chance qu’il eût de pouvoir avancer était de désarmer leur opposition par de belles paroles. Ses guides s’excusèrent en disant que la soudaineté de son arrivée leur avait imposé comme à ses hôtes l’obligation de le conduire dans le pays, sans attendre qu’il demandât une permission formelle : toutefois, rien n’était plus éloigné de leurs pensées que de vouloir offenser leurs compatriotes, — et ils renonceraient à l’entreprise si les personnes réunies actuellement persistaient dans leur demande. Brasidas adopta lui-même le même ton conciliant. Il protesta de son vif sentiment de respect et d’amitié pour la Thessalia et ses habitants : ses armes étaient dirigées contre les Athéniens, et non contre eux : et il ne savait pas qu’il subsistât quelque rapport hostile entre les Thessaliens et les Lacédæmoniens, tel que les uns dussent être exclus du territoire des autres. Contre la défense des personnes qu’il avait devant lui, il ne lui était pas possible d’aller plus loin, et il ne voulait pas songer à le tenter ; mais il s’en remettait à leur bon sentiment pour juger s’ils devaient l’interdire. Ce langage conciliant réussit à calmer les opposants et à les engager à se disperser. Mais ses guides redoutèrent tellement une opposition renouvelée dans d’autres parties du pays, qu’ils pressèrent sa marche plus rapidement encore[12], et il traversa la contrée au pas de course sans s’arrêter. Quittant Melitæa le matin il arriva a Pharsalos la même nuit, et campa sur le fleuve Apidanos ; de là il se dirigea le lendemain vers Phakoon, et le jour suivant il entra en Perrhæbia[13], — territoire contigu à la Thessalia, en dépendant, au pied de la chaîne de montagnes de l’Olympos. Là il était en sûreté, de sorte que ses guides thessaliens le quittèrent ; tandis que les Perrhæbiens le conduisirent par le défilé de l’Olympos (le même qu’avait franchi l’armée de Xerxès) à Dion en Macedonia, dans le territoire de Perdikkas, sur le versant septentrional de la montagne[14]. Les Athéniens furent bientôt informés de ce passage furtif, exécuté si habilement et si rapidement, d’une manière que peu d’autres Grecs, et certainement aucun autre Lacédæmonien, auraient crue possible. Connaissant le nouvel ennemi qui était arrivé ainsi à portée de leurs possessions de Thrace, ils y transmirent des ordres pour recommander une plus grande surveillance, et en même temps ils déclarèrent une guerre ouverte à Perdikkas[15] ; mais malheureusement sans envoyer de forces efficaces, à un moment où une intervention défensive opportune était impérieusement exigée. Perdikkas invita immédiatement Brasidas à se joindre à lui pour attaquer Arrhibæos, prince des Macédoniens appelés Lynkestæ, ou de Lynkos ; demande que le Spartiate ne pouvait pas décliner, vu que Perdikkas fournissait la moitié de la paye et de la nourriture de l’armée, — mais à laquelle il obéit avec répugnance, désireux qu’il était de commencer les opérations contre les alliés d’Athènes. Il fut encore fortifié dans sa répugnance par des ambassadeurs des Chalkidiens de Thrace, — qui, en qualité d’ennemis ardents d’Athènes, se joignirent à lui sur-le-champ, mais le dissuadèrent de tout effort vigoureux pour délivrer Perdikkas d’ennemis embarrassants à l’intérieur, afin que ce dernier eût des motifs plus pressants pour se concilier les Chalkidiens et les servir. En conséquence, Brasidas bien qu’il rejoignit Perdikkas et qu’il se dirigeât avec l’armée macédonienne vers le territoire des Lynkestæ, se montra non seulement opposé à des opérations militaires actives, mais même il accueillit avec faveur des propositions d’Arrhibæos, — par lesquelles ce dernier exprimait son désir de devenir l’allié de Lacédæmone, et offrait de soumettre tous ses différends avec Perdikkas à l’arbitrage du général spartiate lui-même. En communiquant ces propositions à Perdikkas, Brasidas l’invita à prêter l’oreille à un compromis équitable, et à admettre Arrhibæos dans l’alliance de Lacédæmone. Mais Perdikkas refusa avec indignation : il n’avait pas appelé Brasidas comme juge pour décider des disputes entre lui et ses ennemis, mais comme auxiliaire pour les accabler partout où il les lui signalerait ; et il protesta contre l’iniquité que commettrait Brasidas en entrant en arrangement avec Arrhibæos, tandis que lui-même (Perdikkas) fournissait la moitié de la paye et de la nourriture de l’armée[16]. Nonobstant cette remontrance, et même une protestation hostile, Brasidas persista clans sa conférence projetée avec Arrhibæos, et fut si satisfait des propositions qui lui furent faites, qu’il retira ses troupes sans franchir le défilé qui menait à Lynkos. Trop faible pour agir seul, Perdikkas se plaignit bruyamment. Il diminua même ses subsides pour l’avenir, et ne fournit plus que pour un tiers de l’armée de Brasidas, au lieu de fournir pour la moitié. Toutefois Brasidas se soumit à cet inconvénient, pressé qu’il était de s’avancer vers la Chalkidikê, et de commencer ses opérations conjointement avec les Chalkidiens, pour séduire ou subjuguer les alliés sujets d’Athènes. Sa première opération fut contre Akanthos, sur l’isthme de la péninsule de l’Athos, dont il envahit le territoire un peu avant les vendanges, — probablement vers le milieu de septembre ; quand les raisins étaient mûrs, mais encore dehors, et toute la récolte exposée naturellement à être ruinés par un ennemi supérieur en forces. Tant il était important pour Brasidas d’avoir échappé à la nécessité de perdre un autre mois à, vaincre les Lynkestæ ! Il y avait dans la ville d’Akanthos : un parti qui s’entendait avec les Chalkidiens, désireux de le recevoir et de se révolter ouvertement contre Athènes. Mais la masse des citoyens était contraire à cette démarche. Ce fut seulement en insistant sur la porte terrible dont ils étaient menacés, vu que la récolte était exposée au dehors, que le parti opposé à Athènes put leur persuader même d’accorder à Brasidas sur sa requête d’être admis seul[17], — afin qu’il expliquât ses plans en forme devant l’assemblée, qui prendrait ensuite sa décision. Pour un Lacédæmonien (dit Thucydide), ce n’était pas un médiocre orateur. Si l’on doit lui faire honneur pour ce que nous trouvons écrit clans Thucydide, une telle épithète serait au-dessous de ce qu’il mérite. Toutefois, sais doute, la substance de son discours est vraie : et c’est l’un des plus intéressants de l’histoire grecque, — en partie comme manifeste de la politique lacédæmonienne avouée, — en partie parce qu’il eut un puissant effet pratique en déterminant, dans une occasion d’une très grande importance, une multitude qui, bien que peu favorablement disposée pour lui, n’était pas hors de la portée de ses arguments. Je donne les principaux points du discours, sans m’attacher aux mots. Moi et mes soldats avons été envoyés, Akanthiens, pour réaliser le dessein que nous proclamions au commencement de la guerre, — à savoir que nous prenions les armes pour délivrer la Grèce des Athéniens. Qu’on ne nous blâme pas pour avoir été longtemps à venir, ou pour l’erreur que nous avons commise au début en supposant que nous accablerions bientôt les Athéniens par des opérations contre l’Attique, sans vous exposer à aucun risque. Il suffit que nous soyons maintenant ici à la première occasion favorable, résolus à les abattre si vous voulez nous prêter votre aide. Je suis étonné de me trouver exclu de votre ville, — que dis-je ? de ne pas rencontrer un accueil cordial. Nous autres, Lacédæmoniens, nous entreprîmes cette marche longue et périlleuse, dans la pensée que nous venions vers des amis qui nous attendaient impatiemment. Il serait affreux, en effet, que vous en vinssiez à tromper aujourd’hui notre attente, et à vous opposer à votre propre liberté aussi bien qu’à celle des autres Grecs. Votre exemple, placés aussi haut que vous l’êtes pour la prudence et la puissance, en entraînera fatalement d’autres. Il leur donnera lieu de soupçonner que je manque de pouvoir pour les protéger contre Athènes, ou que mon dessein n’est pas honnête. Or, quant à ce qui regarde le pouvoir, mon armée actuelle est telle que les Athéniens, bien que supérieurs en nombre, ont craint de la combattre près de Nisæa ; et il n’est pas du tout vraisemblable qu’ils envoient ici une armée égale contre moi par nier. Et quant à mon dessein, je ne suis pas venu pour faire du mal aux Grecs, mais pour les délivrer, — les autorités lacédæmoniennes s’étant engagées à l’égard de moi par les serments les plus solennels, et m’ayant promis que toute ville qui se joindrait à moi conserverait son autonomie. Vous avez donc les meilleures assurances au sujet tant de mes desseins que de mon pouvoir, vous n’avez pas besoin de craindre que je vienne avec des projets factieux, pour servir les plans de quelque particulier parmi vous, et pour refaire votre constitution établie au désavantage soit de la multitude, soit du petit nombre. Ce serait pire qu’une conquête étrangère ; et par une telle conduite, nous Lacédæmonien, nous prendrions de la peine pour mériter la haine au lieu de la reconnaissance. Nous jouerions le rôle de traîtres indignes pires même que cette oppression arrogante dont nous accusons les Athéniens : nous violerions à la fois nos serments, et nous agirions contre nos intérêts politiques les plus grands. Peut-être me direz-vous que, quoique vous me souhaitiez du bien, vous désirez de votre côté être laissés en repos, et vous tenir à l’écart d’une lutte dangereuse. Vous me direz de porter nies propositions ailleurs, à ceux qui peuvent les embrasser sans danger, mais de ne pas imposer mon alliance à un peuple contre sa volonté. Si tel doit être votre langage, je prendrai d’abord vos dieux et vos héros locaux à témoin que je suis venu vers vous avec une mission tout à votre avantage, et que j’ai employé la persuasion en vain ; ensuite je me mettrai en devoir de ravager votre territoire et d’arracher votre consentement, en me croyant légitimement autorisé à le faire, pour deux raisons. L’une, c’est que les Lacédæmoniens ne peuvent subir un dommage réel par suite de ces bonnes dispositions que vous montrez à mon égard sans vous joindre réellement à moi, — dommage qui consiste dans le tribut que vous envoyez annuellement à Athènes. L’autre, que vous ne pouvez pas empêcher que les Grecs en général ne recouvrent leur liberté. C’est seulement le motif du bien général qui peut nous servir de justification si nous délivrons une ville contre sa volonté. Mais comme nous avons la conscience que nous n’avons qu’un désir, celui de détruire l’empire des autres, et non de l’acquérir pour nous-mêmes, — nous manquerions à notre devoir si nous nous permettions de faire obstacle à cette délivrance que nous apportons maintenant à tous. Réfléchissez donc bien à mes paroles : assurez-vous la gloire d’inaugurer l’ère de l’émancipation de la Grèce, — sauvez vos propres biens du dommage, — et attachez un nom à jamais honorable à la communauté d’Akanthos[18]. Rien ne pouvait être plus plausible ou plus judicieux que ces paroles de Brasidas aux Akanthiens, — et ils n’avaient aucun moyen de découvrir la fausseté de l’assertion (qu’il répéta encore plus tard dans d’autres endroits)[19], à savoir qu’il avait bravé les forces d’Athènes à Nisæa avec la même armée que celle qui était actuellement en dehors des murs. Peut-être. la simplicité de son langage et de ses manières a-t-elle même donné de la force à ses assurances. Aussitôt qu’il se fut retiré, le sujet fut discuté au long dans l’assemblée, avec beaucoup de différence d’opinion parmi les orateurs, et une liberté absolue des deux côtés ; et la décision, qui ne fut prise qu’après un long débat, fut déterminée en partie par les belles promesses de Brasidas, en partie par la perte certaine que causerait la ruine de la récolte de vin. Les citoyens présents ayant voté au scrutin secret, une majorité résolut d’accéder aux propositions de Brasidas et de se révolter contre Athènes[20]. Après avoir exigé le renouvellement de son engagement et de celui des autorités lacédæmoniennes, assurant la conservation de son autonomie complète à toute ville qui se joindrait à lui, ils reçurent son armée dans la ville. La cité voisine de Stageiros (colonie d’Andros, comme Akanthos l’était également) ne tarda pas à suivre cet exemple[21]. Il y a peu d’actes dans l’histoire où la raison et la moralité politiques grecques paraissent sous un plus beau jour que dans cette conduite des Akanthiens. L’habitude d’une discussion loyale, libre et pacifique, — le respect établi pour le vote de la majorité, — le soin de protéger l’indépendance individuelle du jugement par un vote secret, — l’appréciation réfléchie des raisons des deux côtés par chaque citoyen individuellement, — toutes ces lois et ces conditions essentielles d’une saine action politique se présentent comme faisant partie du caractère invétéré des Akanthiens. Nous ne verrons pas Brasidas entrer dans d’autres villes d’une manière aussi honorable ni en aussi parfaite harmonie. Mais il est une autre conséquence que suggère irrésistiblement la scène que nous venons de décrire. Elle fournit la preuve la plus claire que les Akanthiens avaient peu de motifs de plainte comme alliés sujets d’Athènes, et qu’ils seraient restés dans cette qualité, s’ils avaient été abandonnés à leur propre choix sans avoir la crainte de voir leur récolte détruite. Tel est le sentiment prononcé de la masse des citoyens : le parti qui a un autre désir est décidément en minorité. C’est seulement par l’effet combiné ; de pertes sérieuses et imminentes, et d’assurances séduisantes offertes par le représentant le plus digne que Sparte eût jamais envoyé, qu’ils sont amenés à se révolter contre Athènes. Et même alors la résolution n’est pas prise sans une longue opposition, et sans qu’il y eût une minorité considérable de sentiment différent, dans un cas où le vote secret assurait l’expression libre et vraie de sa préférence à tout individu. Or, il est impossible que la scène à Akanthos, à ce moment critique, eût pu avoir ce caractère si l’empire d’Athènes avait été en pratique odieux et à charge aux alliés sujets, comme on le représente ordinairement. S’il en avait été ainsi, — si les Akanthiens avaient senti que l’ascendant souverain d’Athènes les opprimait avec une dureté ou une humiliation dont étaient exempts leurs voisins, les Chalkidiens révoltés à Olynthos et ailleurs, — ils auraient salué la venue de Brasidas arec cette cordialité à laquelle il s’attendait lui-même, et qu’il fut surpris de ne pas trouver. Le sentiment d’un grief actuel, toujours aigu et souvent excessif, se serait fait voir comme étant leur mouvement dominant. Il n’aurait fallu ni intimidation ni cajolerie pour les amener à ouvrir leurs portes au libérateur, — qui, dans son discours prononcé dans l’intérieur des murs, ne trouve pas de maux réels auxquels il puisse faire appel, mais est obligé de gagner un auditoire, évidemment mal disposé, par des menaces et des promesses alternatives. Il en fut chez la plupart des autres sujets thraces d’Athènes comme à Akanthos, — la masse des citoyens, bien que fortement sollicitée par les Chalkidiens, ne manifesta pas de disposition spontanée à se révolter contre Athènes. Nous verrons que le parti qui introduit Brasidas est une minorité de conspirateurs, qui non seulement ne consulte pas la majorité à l’avance, mais qui agit de manière à lie pas lui laisser dans la suite un libre choix, soit pour ratifier, soit pour rejeter, et qui amène des forces étrangères pour l’effrayer et la compromettre sans son consentement dans des hostilités contre Athènes. Or, ce qui rend les événements d’Akantos si importants comme preuve, c’est que la majorité n’est pas ainsi prise au piège et comprimée, mais qu’elle prononce son jugement en toute liberté après une ample discussion. Les motifs de ce jugement nous sont présentés clairement, de manière à montrer que la haine contre Athènes, si même elle existe, n’est nullement un sentiment fort ou déterminant. Si un sentiment aussi fort avait existé parmi les alliés sujets d’Athènes dans la péninsule Chalkidique, il n’y avait pas d’armée athénienne alors présente pour les empêcher d’ouvrir leurs portes au libérateur Brasidas par majorités spontanées ; comme lui-même, encouragé par les confiantes promesses des Chalkidiens, s’attendait évidemment à ce qu’ils le fissent. Mais il n’arriva rien de pareil. Ce que j’ai fait remarquer auparavant en racontant la révolte de Mitylênê, alliée privilégiée d’Athènes, est confirmé maintenant par la révolte de la ville d’Akanthos, tributaire et alliée sujette. Les circonstances des deux événements prouvent qu’Athènes souveraine n’inspirait pas de haine et ne causait pas de grief pénible à la population de ses villes sujettes en général. Les mouvements contre elle provenaient de minorités de parti, du même caractère que ce parti platæen qui introduisit les assaillants thêbains dans Platée, au commencement de la guerre du Péloponnèse. Il y a naturellement des différences de sentiment entre une ville et une autre ; mais la conduite des villes, en général, prouve qu’elles ne reconnaissaient pas dans l’empire athénien un plan de pillage et d’oppression tel que M. Mitford et autres voudraient nous le faire croire. Il est vrai de dire qu’Athènes administrait son empire en vue de ses propres sentiments et de ses propres intérêts, et que sa domination reposait plutôt sur la prudence que sur l’affection de ses alliés, si ce n’est en ce que ceux d’entre eux qui étaient gouvernés démocratiquement sympathisaient avec la démocratie. Il est également vrai que des restrictions sous une forme quelconque apportées à l’autonomie de chaque cité séparée étaient blessantes pour les instincts politiques des Grecs en outre, Athènes prenait plus ou moins de peine pour déguiser ou adoucir le caractère réel de son empire, compte fondé simplement sur un fait établi et sur des forces supérieures. Mais c’est une chose toute différente du fait de supporter une dureté et une oppression pratiques, qui, si elles avaient été réelles, auraient inspiré une forte haine positive parmi les alliés sujets, — telle que celle que Brasidas s’attendait à trouver universelle en Thrace, mais qu’il ne trouva réellement pas, malgré l’ouverture commode que fournissait sa présence. L’acquisition d’Akanthos et de Stageiros permit à. Brasidas d’étendre ses conquêtes en peu de temps, d’entrer dans Argilos, — et de là, de faire l’acquisition capitale d’Amphipolis. La ville d’Argilos était située entre Stageiros et le Strymôn, et son territoire s’étendait le long de la rive occidentale de ce fleuve. Le long de la rive orientale du même fleuve, — au sud du lac qu’il forme sous le nom de Kerkinitis, et au nord de la ville d’Eiôn, placée à son embouchure, — étaient situés la ville et le territoire d’Amphipolis, communiquant avec les terres d’Argilos par le pont important qui y était établi. Les Argiliens étaient des colons d’Andros, comme Akanthos et Stageiros. L’adhésion donnée par ces deux villes à, Brasidas lui fournit une occasion d’entretenir des intelligences dans Argilos, oh un mécontentement constant avait régné contre Athènes, dès l’époque où fut fondée la ville voisine d’Amphipolis[22]. Cette dernière cité avait été établie par l’Athénien Agnôn, à la tète d’un corps nombreux de colons, dans un endroit appartenant aux Thraces Édoniens, appelé Ennea Hodoi ou les Neuf-Routes, environ cinq ans avant le commencement de la guerre (437 av. J.-C.) ; après deux tentatives faites antérieurement pour la coloniser, — l’une par Histiæos et Aristagoras à l’époque de la révolte ionienne, et une seconde par les Athéniens, vers 465 avant J.-C., — mais qui toutes deux avaient tristement échoué. Toutefois, son emplacement était si important, en ce qu’il était voisin des mines d’or et d’argent près du mont Pangæos et de vastes forêts de bois propre à la construction des vaisseaux, et en ce qu’il commandait le Strymôn et permettait le commerce avec l’intérieur de la Thrace et de la Macedonia, que les Athéniens avaient envoyé une seconde expédition sous Agnôn, qui fonda la ville et lui donna le nom d’Amphipolis. Cependant parmi les colons qui y résidaient, les citoyens athéniens n’étaient qu’en petite proportion ; le reste était d’origine mêlée, quelques-uns Argiliens, — et un nombre considérable de Chalkidiens. Le général athénien Euklês était gouverneur de la ville, bien que vraisemblablement sans troupes payées sous ses ordres. Son collègue Thucydide, l’historien, commandait une petite flotte sur la côte. C’est entre ces habitants mélangés que s’organisa une conspiration pour livrer la ville à Brasidas. Les habitants d’Argilos, aussi bien que les Chalkidiens, pratiquèrent respectivement ceux de la même race qui résidaient à Amphipolis ; tandis qu’on se servit aussi de l’influence de Perdikkas, assez considérable par suite du commerce de la place avec la Macedonia, pour augmenter le nombre des partisans. Toutefois, de tous les instigateurs les plus actifs aussi bien que les plus utiles, furent les habitants d’Argilos. Amphipolis, en même temps que les Athéniens en qualité de ses fondateurs, leur avait été odieuse dès le commencement. Sans doute sa fondation avait diminué leur commerce et leur importance comme maîtres du cours inférieur du Strymon. Ils avaient longtemps tendu des piéges à cette ville, et l’arrivée de Brasidas leur présentait actuellement urge chance inattendue de succès. Ce furent eux qui l’encouragèrent à tenter la surprise, en différant de déclarer leur propre abandon d’Athènes jusqu’à ce qu’ils pussent le faire servir à sa conquête d’Amphipolis. Partant avec son armée d’Arnê dans la péninsule Chalkidique, Brasidas arriva dans l’après-midi à Aulôn et à Bromiskos, près du canal qui unit le lac Bolbê à la mer. De là, après que ses hommes eurent soupé, il commença sa marche de nuit vers Amphipolis, par une nuit froide et neigeuse de novembre ou du commencement de décembre (424 av. J.-C.). Il arriva au milieu de la nuit à Argilos, où les chefs le reçurent immédiatement, et se déclarèrent en révolte contre Athènes. Aidé et guidé par eux, il se hâta ensuite de gagner sans délai le pont du Strymôn, où il parvint avant le lever du jour[23]. Il n’était gardé que par un faible Riquet,- l’a ville d’Amphipolis elle-même étant située sur la hauteur à quelque distance un peu en amont du fleuve[24] ; de sorte que Brasidas, précédé des conspirateurs argiliens, surprit et accabla le poste sans difficulté. Maître ainsi de cette importante communication, il passa immédiatement avec son armée dans le territoire d’Amphipolis, où : son arrivée répandit au plus haut degré l’effroi et la terreur. Le gouverneur Euklês, les magistrats et les citoyens se trouvèrent tous complètement au dépourvu : les terres appartenant à la ville étaient occupées par des hommes qui y résidaient avec leurs familles et qui avaient leurs biens autour d’eux, comptant sur une sécurité entière, comme s’il n’y avait pas eu d’ennemi à portée. Ceux d’entre eux qui étaient tout près de la ville réussirent à s’y réfugier avec leurs familles, tout en laissant leurs propriétés exposées ; — mais les plus éloignés se trouvèrent, corps et biens, à la merci de l’envahisseur. Même dans l’intérieur de la ville, remplie des amis et des parents de ces victimes du dehors, il régnait une ‘confusion inexprimable, dont les conspirateurs du dedans essayèrent de profiter pour faire ouvrir les portes. Et la désorganisation était si complète que si Brasidas avait marché sans délai vers les portes et attaqué la ville, bien des personnes supposaient qu’il l’aurait emportée immédiatement. Toutefois, un tel coup de main était trop dangereux, même pour sa hardiesse, — d’autant plus qu’un échec aurait été probablement sa ruine. De plus, confiant dans les assurances données par les conspirateurs que les portes seraient ouvertes, il jugea plus sûr de saisir autant de personnes qu’il pourrait parmi les citoyens du dehors, comme moyen d’agir sur les sentiments de ceux qui étaient dans l’intérieur des murs. Enfin, il ne pouvait pas bien empêcher ce procédé de prise et de pillage, qui étaient probablement plus du goût de ses propres soldats. Mais il attendit en vain l’ouverture des portes. Les conspirateurs dans la ville, malgré le succès complet de leur surprise et l’effroi qui régnait universellement autour d’eux, se trouvèrent impuissants à entraîner la majorité. Il en était à Amphipolis comme à Akanthos ; ceux qui haïssaient réellement Athènes et désiraient se révolter n’étaient qu’une minorité de parti. Le plus grand nombre des citoyens, à ce moment critique, prêtèrent leur concours à Euklês et aux quelques Athéniens indigènes qui l’entouraient, pour prendre les mesures nécessaires à la défense, et pour envoyer : un exprès à Thasos à Thucydide (l’historien), collègue d’Euklês, comme général dans le pays de Thrace, pour avoir un secours immédiat. Cette démarche, communiquée naturellement sans retard de l’intérieur à Brasidas, le détermina à faire tous ses efforts pour engager les Amphipolitains .â se rendre avant l’arrivée du renfort ; d’autant plus qu’il fut informé que Thucydide, en qualité de grand propriétaire de mines d’or qu’il exploitait dans la région voisine, possédait une influence personnelle étendue parmi les tribus thraces, et pourrait les réunir pour défendre la place, conjointement avec sa propre escadre athénienne. En conséquence, il envoya faire des propositions pour les engager à se rendre aux conditions les plus favorables, — garantissant à tout citoyen qui voudrait rester, Amphipolitain ou même Athénien, la continuation de la résidence avec ses biens entiers et les mômes droits politiques, — et accordant à tous ceux qui voudraient partir cinq jours, afin qu’ils pussent emporter leurs effets. Ces conditions modérées, une fois connues dans la ville, produisirent bientôt un changement sensible d’opinion parmi les citoyens, — car elles étaient telles qu’elles pouvaient être acceptées, tant par les Athéniens que par les Amphipolitains, bien qu’à des titres différents[25]. Les biens des citoyens du dehors, aussi bien que beaucoup de leurs parents, étaient tous entre les mains de Brasidas. Personne ne comptait sur la prompte arrivée du renfort, — et même dans le cas de son arrivée, la cité serait sauvée, mais les citoyens du dehors seraient ou tués ou faits prisonniers : il s’ensuivrait une bataille meurtrière, et peut-être, après tout, Brasidas, avec l’aide du parti de l’intérieur, finirait-il par être victorieux. Les citoyens athéniens à Amphipolis, se sachant exposés à un danger particulier, étaient tout à fait charmés de son offre, qui les tirait d’une position critique et leur procurait les moyens d’échapper, avec une perte relativement peu considérable ; tandis que les citoyens non athéniens, qui étaient également délivrés du péril, éprouvaient peu de répugnance à accepter une capitulation qui leur conservait et leurs biens et leurs droits intacts, et les séparait seulement d’Athènes, ville pour laquelle ils avaient non pas de la haine, mais de l’indifférence. Surtout les amis et les parents des citoyens exposés dans la banlieue poussaient avec force à accepter la capitulation, de sorte que les conspirateurs devinrent bientôt assez hardis pour se déclarer ouvertement, en insistant sur la modération de Brasidas et en montrant combien il serait sage de l’admettre. Euklês sentit que le courant de l’opinion, même parmi ses propres Athéniens, avait graduellement tourné contre lui. Il ne put empêcher que les conditions ne fussent acceptées, et l’ennemi reçu dans la ville ce même jour. Une telle résolution n’aurait pas été adoptée, si les citoyens avaient su combien Thucydide et ses forces étaient prés. Le message dépêché d’Amphipolis, le matin de bonne heure, le trouva à Thasos avec sept trirèmes ; il prit aussitôt la mer avec son escadre, de manière à atteindre Eiôn à l’embouchure du Strymôn, à trois milles (= 4 kil. 800 mèt.) d’Amphipolis, le même soir. Il espérait être à temps pour sauver Amphipolis ; mais la place s’était rendue peu d’heures auparavant. Dans le fait, il arriva seulement à temps pour garantir Eiôn, car des partis dans cette ville commençaient déjà à concerter l’admission de Brasidas, qui y serait probablement entré le lendemain matin à l’aurore. Thucydide mit la place en état de défense et repoussa avec succès une attaque dirigée par Brasidas tant par terre que par des bateaux sur le fleuve. En même temps il reçut et pourvut les citoyens athéniens qui se retiraient d’Amphipolis[26]. La prise de cette ville, peut-être la plus importante de toutes les possessions étrangères d’Athènes, — et l’ouverture du pont sur le Strymôn, par lequel même, tous ses alliés orientaux devenaient accessibles du côté de la terre, causèrent une émotion prodigieuse dans tout le monde grec. L’effroi ressenti a Athènes[27] fut tel qu’on n’en avait jamais éprouvé auparavant de pareil L’espérance et la joie régnaient chez ses ennemis, tandis que l’excitation et lies aspirations nouvelles se répandaient au loin parmi ses alliés sujets. La défaite sanglante essuyée à Hélion et les conquêtes inattendues de Brasidas diminuaient alors de nouveau le prestige, du succès athénien, seize mets après- qu’il avait été si puissamment rehaussé par la prise de Sphakteria. La perte de réputation, que Sparte avait éprouvée alors, était aujourd’hui compensée par une réaction contre les terreurs sans fondement conçues depuis au sujet de la ; carrière probable de son ennemie. Ce n’était pas seulement la perte d’Amphipolis, quelque grave que fût cet événement, qui affligeait les Athéniens, c’était encore l’incertitude où ils étaient de conserver tout leur empire : Ils ne savaient pas lequel de leurs alliés sujets pourrait se révolter ensuite, en comptant sur l’aide de Brasidas, que facilitait la nouvelle acquisition du pont sur le Strymôn. Et comme on faisait en partie honneur à son pays des actes de ce général, on voyait que Sparte, secouant alors sa langueur pour la première fois[28], avait pris pour elle la rapidité et l’esprit d’entreprise jadis regardés comme le caractère exclusif d’Athènes. Mais, outre toutes ces chances funestes pour les Athéniens, il y en avait une autre encore plus menaçante : c’était la position et l’ascendant personnels de Brasidas lui-même. Ce n’étaient pas seulement la hardiesse, la fécondité en ressources agressives, la rapidité des mouvements, le pouvoir de stimuler les esprits des soldats, qui donnaient de la force à ce général, mais encore sa probité incorruptible, sa bonne foi, sa modération, son abstention de cruauté de parti on de corruption, et de toute intervention dans les constitutions intérieures des différentes villes, — par une fidélité rigoureuse à ce manifeste par lequel Sparte s’était proclamée la libératrice de la Grèce. Jamais on n’avait vu combinés auparavant de tels talents et un tel mérite public. Rehaussés par le plein éclat de succès tels qu’on les jugeait incroyables avant qu’ils fussent obtenus réellement, ils inspirèrent un, degré de confiance à l’égard de cet homme éminent, et tournèrent vers lui un courant d’opinion, qui firent de lui personnellement une des premières puissances de la Grèce. Les partis chez les alliés sujets d’Athènes, concevant actuellement de lui de grandes espérances et sentant diminuer leur crainte des Athéniens, lui adressèrent de nombreuses sollicitations à Amphipolis. Le parti contraire à Athènes, dans chacune de ces villes, était impatient de se révolter, et le reste de la population moins retenu par la crainte[29]. Parmi ceux qui s’abandonnaient à ces calculs confiants, un grand nombre avait encore à apprendre par une pénible expérience qu’Athènes n’avait perdu que peu de son pouvoir. Cependant son inaction pendant cet automne important avait été telle qu’elle pouvait bien expliquer leur méprise. On s’était attendu qu’en apprenant la nouvelle de la jonction de Brasidas avec les Chalkidiens et Perdikkas, si près de leurs alliés dépendants, ils auraient envoyé sur-le-champ en Thrace des forces suffisantes qui, si elles eussent été dépêchées a temps, auraient obvié à tous les désastres subséquents. C’est ainsi qu’ils auraient agi à une autre époque, — et peut-être même alors, si Periklês avait vécu. Mais la nouvelle arriva précisément au moment où Athènes était engagée dans l’expédition contre la Bœôtia, qui finit bien vite par la ruineuse défaite de Dêlion. Dans le découragement que produisit la mort du stratêgos Hippokratês et de mille citoyens, l’idée d’une nouvelle expédition en Thrace aurait probablement été insupportable à des ‘hoplites athéniens. Les misères d’un service d’hiver en Thrace ; telles qu’on les avait éprouvées peu d’années auparavant, lors du blocus de Potidæa, auraient probablement aussi augmenté leur répugnance. Dans l’histoire grecque, nous devons constamment nous rappeler qu’il s’agit de soldats citoyens, et non de soldats de profession, et que les dispositions du moment, soit de confiance, soit de terreur, modifient à un degré inexprimable tous les calculs de la prudence militaire et politique. Même après les rapides succès de Brasidas, non seulement a Akanthos et à Stageiros, mais même a Amphipolis, ils n’envoyèrent qu’un petit nombre de gardes insuffisants[30] aux points les plus menacés, — laissant ainsi à leur entreprenant ennemi tout, le reste de l’hiver pour ses opérations, sans y apporter d’obstacle. Sans déprécier les mérites de Brasidas, nous pouvons voir que son succès extraordinaire fut en grande partie dû à l’abattement non moins extraordinaire qui, à cette époque, dominait dans le’ public athénien ; sentiment encouragé par- Nikias et par d’autres hommes importants du même parti, et sur lequel ils fondaient leurs espérances de voir, accepter les propositions de paix des Lacédæmoniens. Mais tandis que nous signalons comment Athènes resta au-dessous de sa tâche en n’envoyant pas des forces à temps contre Brasidas, nous devons en même temps admettre que la perte la plus sérieuse et la plus irréparable qu’elle subit, — celle d’Amphipolis, — fut la faute de ses officiers plutôt que la sienne propre. Euklês et l’historien Thucydide, les deux Athéniens qui commandaient en commun en Thrace, et auxquels était confiée la défense de cette ville importante, avaient des moyens amplement suffisants pour la mettre à l’abri du danger d’être prise, s’ils avaient fait usage à l’avance de la vigilance et des précautions les plus ordinaires. Rue Thucydide ait été banni immédiatement après cet ‘événement, et qu’il soit resté en exil pendant vingt ans, c’est ce que nous fait connaître d’une manière certaine sa propre assertion. Et nous apprenons, ce qui, dans le cas actuel, est une autorité tout à fait suffisante, que les Athéniens le condamnèrent (probablement Euklês aussi) au bannissement, sur la proposition de Kleôn[31]. En considérant cette sentence, les historiens[32] regardent ordinairement Thucydide comme un homme innocent, et ne trouvent rien à condamner ; si ce n’est les calomnies des démagogues, suivies de l’injustice du peuple. Mais cette manière d’apprécier le cas ne peut se soutenir, si nous réunissons tous les faits même tels qu’ils sont indiqués par Thucydide. Au moment ou Brasidas surprit Amphipolis, Thucydide était à Thasos ; et l’événement est toujours discuté comme s’il y était par nécessité ou par devoir, — comme si Thasos était sa mission spéciale. Or nous savons par sa propre assertion que son commandement n’était ni spécial ni limité à Thasos. Il fut envoyé pour commander en commun avec Euklês généralement en Thrace, et surtout a Amphipolis[33]. Tous deux étaient en commun et séparément, responsables de la défense convenable d’Amphipolis, ainsi que de l’empire et des intérêts athéniens de ce côté. Cette nomination de deux officiers ou de plus, du même rang et solidairement responsables, était l’usage habituel à Athènes, partout où l’échelle ou le théâtre des opérations militaires était considérable, — au lieu d’un seul commandant en chef responsable, avec des officiers sous ses ordres et responsables à son égard. Si donc Thucydide était en station à Thasos (pour employer la phrase du Dr Thirlwall), c’était parce qu’il préférait s’y poster, en obéissant à sa propre volonté. En conséquence, la question que nous avons à poser est de savoir, non si Thucydide fit tout ce qui pouvait être fait, après qu’il eut reçu l’exprès alarmant à Thasos (ce qui est la partie du cas qu’il expose d’une manière saillante à nos yeux), mais si lui et Euklês prirent en commun les meilleures mesures générales pour assurer la sécurité de l’empire athénien en Thrace, — et en particulier d’Amphipolis, le premier joyau de son empire. Ils laissent enlever à Athènes ce joyau, — et comment ? Avaient-ils une position difficile à détendre ? Étaient-ils accablés par des forces supérieures ? Étaient-ils détournés par des révoltes simultanées dans différents endroits, ou attaqués par des ennemis inconnus ou imprévus ? On ne peut plaider aucun de ces motifs en faveur de l’acquittement. D’abord, leur position était entre toutes les autres la plus défendable. Ils n’avaient qu’à tenir le pont du Strymôn suffisamment veillé et gardé, — ou à retenir l’escadre athénienne à Eiôn, — et Amphipolis était en sûreté. L’une ou l’autre de ces précautions aurait suffi ; toutes deux ensemble auraient si amplement suffi, qu’elles auraient probablement empêché que le plan d’attaque ne fût formé. Ensuite, les forces sous Brasidas n’étaient nullement supérieures, — elles ne suffisaient pas à la prise de la place inférieure d’Eiôn, si elle était convenablement gardée, — encore bien moins à celle d’Amphipolis. Enfin, il n’y avait pas de révoltes simultanées pour distraire l’attention, ni d’ennemis inconnus pour confondre un plan bien dressé de défense. Il n’y avait qu’un ennemi, d’un seul côté, n’ayant pour s’approcher qu’une seule route ; ennemi d’un mérite supérieur, il est vrai, et éminemment dangereux pour Athènes, — mais sans aucune chance de succès, si ce n’est dans les fautes dues à la négligence des officiers athéniens. Or, Thucydide et Euklês savaient tous deux que Brasidas avait déterminé Akanthos et Stageiros à se révolter, et cela aussi d’une manière a étendre considérablement sa propre influence personnelle. Ils savaient que la population d’Argilos était d’origine andrienne[34], comme celle d’Akanthos et de Stageiros, et en conséquence particulièrement de nature à être tentée par l’exemple de ces deux villes. Enfin ils savaient (et Thucydide lui-même nous le dit)[35], que la population argilienne, — dont le territoire touchait au Strymon et à l’extrémité du pont, et qui avait beaucoup de relations dans Amphipolis, — avait été longtemps mal disposée pour Athènes, et surtout mécontente de la possession de cette ville par les Athéniens. Bien qu’ils eussent cette connaissance à l’avance et qu’ils fussent amplement avertis de la nécessité d’une défense vigilante, Thucydide et Euklês 9bandonnèrént ou négligèrent ces deux précautions sur lesquelles reposait la sécurité d’Amphipolis, — précautions toutes les deux évidentes, et dont l’une suffisait. L’un laisse le pont sous une faible garde[36], et il est pris` tellement a l’improviste sur tous les points, que l’on pourrait supposer Athènes dans une pais profonde ; l’autre se trouve avec son escadre, non à Eiôn, mais à Thasos, — île en dehors de tout danger possible, soit de la part de Brasidas (qui n’avait pas de vaisseaux), soit de tout autre ennemi. L’arrivée de Brasidas les surprend tous deux comme un coup de tonnerre. Il n’en faut pas plus que ce fait évident, dans des circonstances, pour prouver leur imprévoyance comme commandants. La présence de Thucydide à la station de Thrace était importante pour Athènes, en partie parce qu’il possédait des relations de famille considérables, des biens dans les mines et une haute influence parmi la population continentale qui entourait Amphipolis[37]. Ce fut une des principales raisons de sa nomination. Le peuple athénien compte beaucoup sur son influence privée, outre les forces publiques placées sous son commandement, — il attend même plus de lui que de son collègue Euklês pour la continuation de la sécurité de la ville ; au lieu de cela, il trouve que l’escadre qu’il commande n’est pas même prés du point vulnérable au moment où l’ennemi arrive. Peut-être entre les deux la conduite d’Euklês admet-elle une explication concevable plus facilement que celle de Thucydide. Car il semble qu’Euklês n’avait pas de troupes payées dans Amphipolis ; il n’avait pas d’autres forces que des hoplites citoyens, en partie Athéniens, en partie d’autre origine. Sans doute ces hommes regardaient comme pénible de monter la garde pendant l’hiver sur le pont du Strymôn. Euklês pouvait croire qu’en imposant une garde perpétuelle considérable, il courait le risque de rendre Athènes impopulaire. De plus, une permanence rigoureuse de veille, une nuit après l’autre, quand il n’arrive pas de danger réel, avec une troupe de citoyens non payés, — n’est pat facile à maintenir. C’est une excuse insuffisante, mais elle est meilleure que tout ce que l’on peut alléguer en faveur de Thucydide, qui avait avec lui des troupes athéniennes payées, et qui aurait pu tout aussi bien les tenir à Eiôn qu’à Thasos[38]. Nous pouvons être sûrs que l’absence de Thucydide et de sa flotte fut une des conditions essentielles du complot ourdi par Brasidas avec les Argiliens. Dire, avec le docteur Thirlwall, que la prudence et l’activité humaines n’auraient pu faire plus que ne fit Thucydide dans les mêmes circonstances, — c’est vrai comme fait réel, et digne de foi autant que le mérite cette assertion. Mais c’est complètement inadmissible comme justification ; et ne répond qu’y, une partie du cas. Un officier dans un commandement est non seulement obligé de faire les plus grands efforts dans les circonstances, mais encore il est responsable des circonstances elles-mêmes, en tant qu’elles sont sous son contrôle. Or, rien n’est plus sous son contrôle que la position qu’il veut bien occuper. Si, l’empereur Napoléon ou le duc de Wellington avait perdu, surpris par un ennemi assez peu nombreux, un poste d’une importance suprême, qu’il croyait suffisamment protégé, se serait il contenté de cette réponse de l’officier responsable chargé du commandement : — N’ayant aucune idée moque l’ennemi tenterait une surprise, je croyais pouvoir tenir mon armée à une demi-journée de marche du poste exposé, pour garder un autre poste qu’il était physiquement impossible à l’ennemi d’atteindre. Mais dès que je fus informé qu’il y avait eu surprise, je me hâtai d’arriver à l’endroit, et je fis tout ce que la prudence et l’activité humaines pouvaient faire pour repousser l’ennemi ; et bien que je le troussasse déjà maître du poste le plus important de tous, cependant je le repoussai d’un second poste dont il était sur le point de s’emparer également ? S’imagine-t-on que ces illustres chefs, ressentant vivement la perte d’une position inestimable qui change tous les plans d’une campagne, se seraient contentés d’un tel rapport et auraient congédié l’officier, avec des éloges pour sa vigueur et sa bravoure dans les circonstances ? Ils auraient assurément répondu qu’il avait bien fait de revenir, — que sa conduite après être revenu avait été celle d’un homme brave, — et qu’il n y avait aucun reproche a faire à son courage. Mais ils auraient ajouté en même temps que pour son -manque de jugement et de prévoyance, en omettant de mettre à d’avance sous une garde suffisante la position importante réellement en danger, et ;en la laissant ainsi exposée à l’ennemi, tandis que lui-même était absent et à un autre endroit à l’abri de toute crainte, — aussi bien que pour sa facilité à croire qu’il n’y aurait pas de surprise dangereuse à un moment où le caractère de l’officier ennemi, ainsi que les dispositions hostiles des voisins (Argilos), indiquait évidemment qu’il y en aurait une, s’il se présentait la moindre ouverture, — il méritait de sérieux reproches et perdait tout droit à tout commandement futur qui exigerait de la confiance et imposerait une responsabilité. Et nous ne pouvons pas douter que tout le sentiment des armées respectives, qui auraient à payer du meilleur de leur sang les faux et malheureux calculs de cet officier, n’approuvât une telle sentence, sans que pour cela nous puissions les soupçonner d’être coupables d’injustice, ou de « diriger contre un objet innocent l’irritation produite par la perte. Il se peut que le véhément corroyeur dans la Pnyx d’Athènes, quand il présenta ce qu’on appelle les calomnies contre Thucydide et Euklês, comme ayant causé par une coupable négligence une perte fatale et irréparable à leur pays, ait exposé le cas avec beaucoup de bruit et d’aigreur. Mais on peut douter qu’il ait dit quelque chose de plus réellement amer que n’en contiendrait le digne reproche qu’un général moderne estimé adresserait à un officier subordonné dans des circonstances semblables. A mon avis, non seulement l’accusation contre ces deux officiers (j’admets qu’Euklês y fut compris) fut provoquée par les motifs présumés les plus justes, — ce qui suffirait pour justifier le corroyeur Kleôn, — mais encore le verdict positif de culpabilité contre eux fut pleinement mérité. Le bannissement infligé fut-il une peine plus grande que ne l’autorisait le cas ? c’est ce que je ne prendrai pas sur moi de prononcer. Chaque époque a sa propre règle de sentiment pour mesurer ce qui est le degré propre dans une punition ; des peines que nos aïeux jugeaient convenables et légitimes, paraîtraient aujourd’hui d’une rigueur intolérable. Mais quand je considère l’immense valeur d’Amphipolis pour Athènes, combinée avec la conduite qui en causa la perte, je ne puis croire qu’il y eût un seul Athénien ou un seul Grec qui regardât la peine du bannissement comme trop sévère. Il est pénible de trouver d’aussi fortes raisons de censure publique contre un homme qui, comme historien, a mérité l’admiration durable de la postérité ; — et moi aussi, je me range parmi ses premiers et ses plus chauds admirateurs. Mais en critiquant la conduite de Thucydide l’officier, nous sommes tenu en justice d’oublier Thucydide l’historien. Il n’était pas connu en cette dernière qualité à l’époque ou cette sentence fut rendue. Peut-être n’aurait-il jamais été connu ainsi (comme l’historien napolitain Colletta), si l’exil ne l’avait jeté hors des devoirs actifs et des espérances d’un citoyen. On peut douter qu’il soit jamais revenu d’Eiôn dans sa patrie pour affronter la douleur, la colère -et l’alarme, si vivement ressenties à Athènes après la perte d’Amphipolis. Condamné, par défaut ou non, il resta en exil pendant vingt ans[39], et ne retourna à Athènes qu’après la fin de la guerre du Péloponnèse. On dit qu’il passa une grande partie de ce long exil dans ses propriétés en Thrace ; cependant il visita aussi la plus grande partie de la Grèce, des États ennemis d’Athènes aussi bien que neutres. Quoique nous puissions déplorer un tel malheur pour lui en particulier, l’humanité a en général et aura toujours la raison la plus forte pour s’en réjouir. C’est à ce loisir forcé que nous sommes redevables de l’achèvement, ou plutôt de l’achèvement presque entier de son histoire. Et les occasions qu’avait un exilé de consulter personnellement des neutres et des ennemis, contribuèrent beaucoup à former cet esprit impartial, compréhensif, panhellénique, qui règne en général d’un bout d. l’autre de son immortel ouvrage. Cependant Brasidas, installé à Amphipolis vers le commencement de décembre 424 avant J.-C., ne fit usage qu’avec plus de vigueur contre Athènes de sa puissance augmentée. Son premier soin fut de rétablir Amphipolis, tâche dans laquelle vint l’assister personnellement le Macédonien Perdikkas, dont les intrigues avaient contribué .à la prise de la ville. Elle subit une séparation et une rénovation partielle d’habitants ; étant de plus coupée alors du port d’Eiôn et de l’embouchure du fleuve, qui restèrent entre les mains des Athéniens. Maints nouveaux arrangements ont dû être nécessaires, aussi bien pour son gouvernement intérieur que pour sa défense extérieure. Brasidas prit des mesures pour construire des vaisseaux de guerre, dans le lac au-dessus de la ville, afin de forcer la partie inférieure du fleuve[40] : mais sa démarche la plus importante fut de construire une palissade[41], rattachant au pont les murs de la ville. Il se rendit ainsi maître d’une manière permanente du passage du Strymôn, de manière à fermer la porte par laquelle il était entré lui-même, et en même temps à conserver une communication facile avec Argilos et la rive occidentale du Strymôn. Il fit aussi quelques acquisitions sur le côté oriental du fleuve. Pittakos, prince du municipe thrace édonien de Myrkinos dans le voisinage, avait été récemment assassiné par son épouse Brauro et par quelques ennemis personnels. Il avait été probablement l’allié d’Athènes, et ses assassins cherchaient alors à se fortifier en recherchant l’alliance du nouveau maître d’Amphipolis. Les colonies continentales thasiennes de Galepsos et d’Œsymê se déclarèrent aussi pour lui. Pendant qu’il envoyait à Lacédæmone communiquer son excellente position aussi bien que ses vastes espérances, lui en même temps, sans attendre la réponse, commença à agir par lui-même, avec tous les alliés qu’il put réunir. Il marcha d’abord contre la péninsule appelée Aktê, — la langue étroite de terre qui s’étend du voisinage d’Akanthos au vaste promontoire appelé le mont Athos, — longue de près de trente milles (= 48 kilom.) et large en grande partie de cinq à six milles (= de 8 kilom. à 9 kilom. 600 mét.)[42]. La chaîne longue, raboteuse, boisée, — qui couvrait cette péninsule de manière a ne laisser que d’étroits espaces pour l’habitation, ou la culture, ou la nourriture di bétail, — était à cette époque occupée par maintes petites communautés distinctes, dont quelques-unes étaient divisées de race et de langage. Sanê, colonie d’Andros, était située dans l’intérieur du golfe (appelé le golfe Singitique) entre Athos et la péninsule Sithonienne, prés du canal de Xerxês. Le reste d’Aktê était réparti entre des Bisaltiens, des Krestôniens et des Édoniens, toutes fractions du nom thrace, — des Pélasges ou Tyrrhéniens, de la race qui jadis avait occupé Lemnos et Imbros, — et quelques Chalkidiens. Quelques-unes de ces petites communautés parlaient habituellement deux langues. Thyssos, Kleônê, Olophyxos, et autres, se soumirent toutes à l’arrivée de Brasidas mais Sanê et Dion tinrent bon, et il ne put les amener à se soumettre même en ravageant leur territoire. II s’avança ensuite dans la péninsule Sithonienne, pour attaquer Torônê, située prés de l’extrémité méridionale de cette péninsule, — vis-à-vis du cap Kanastræon, le promontoire extrême de la péninsule de Pallênê[43]. Torônê était habitée par une population chalkidique, mais elle n’avait point pris part à la révolte des Chalkidiens voisins contre Athènes. Une petite garnison athénienne y avait été envoyée, probablement depuis les dangers récents, et elle était occupée alors à la défendre aussi bien qu’à réparer le mur de la ville dans diverses parties où il avait été négligé au point de tomber en ruines. Elle occupait comme sorte de citadelle distincte le cap avancé appelé Lêkythos, rattaché par un isthme étroit à la colline sur laquelle la ville était située, et formant un port où se trouvaient deux trirèmes athéniennes comme vaisseaux de garde. Un petit parti à Torônê ; à l’insu du reste[44] ou même sans inspirer de soupçon, entra en correspondance avec Brasidas, et l’engagea à se procurer le moyen de pénétrer dans la ville et de s’eu rendre martre. En conséquence il s’avança. par une marche de nuit verts le temple des Dioskuri (Kastôr et Pollux) à environ un quart de mille (= 400 mèt.) des portes de la ville, et il arriva un peu avant le lever du jour ; il envoya en avant cent peltastes pour être encore plus près, et pour se jeter sur la porte au moment où le signal serait donné de l’intérieur. Les partisans torônæens, dont quelques-uns étaient déjà cachés à l’endroit et attendaient son arrivée, firent avec lui leurs arrangements définitifs, et retournèrent ensuite dans la ville, — emmenant aveu eux sept hommes déterminés de son armée, qui n’avaient que des poignards et que commandait Lysistratos d’Olynthos. On avait dans l’origine nommé vingt hommes pour ce service ; mais le danger parut si extrême, qu’il n’y en eut que sept qui, furent assez hardis pour aller. Ces enfants perdus, mis à même de se glisser par une petite ouverture dans le mur du côté de la mer, furent conduits silencieusement à la tour d’observation la plus élevée sur la colline dans l’enceinte de la ville, où ils surprirent et tuèrent les gardes, et ouvrirent une poterne voisine, tournée du côté du cap Kanastræon, aussi bien que la grande porte menant vers l’agora. Ensuite ils introduisirent les peltastes du dehors, qui, impatients du retard, s’étaient furtivement glissés par degrés tout près des murs Quelques-uns d’entre eux s’emparèrent de la grande porte ; d’autres furent conduits à la poterne sur la hauteur, tandis qu’an fit briller sur-le-champ le fanal pour appeler Brasidas lui-même. Lui et ses hommes s’empressèrent de s’avancer vers la ville de leur pas le plus rapide et avec de grands cris, — annonce terrifiante de sa présence pour les citoyens qui ne s’y attendaient pas. Ils entrèrent aisément par les portes ouvertes ; mais quelques-uns aussi grimpèrent au moyen de poutres ou sorte d’échafaud, qui se trouvaient tout près du mur comme aide pour les- ouvriers chargés de, le réparer. Et pendant que les assaillants agissaient ainsi dans toutes les directions, Brasidas lui-même conduisit une partie d’entre eux pour s’assurer des portions hautes et dominantes de la ville. Les Torônæens furent si complètement surpris et atterrés, qu’ils essayèrent à peine de résister. Même les cinquante hoplites athéniens qui occupaient l’agora ; et qu’on trouva encore endormis, furent tués en partie, et en partie forcés de chercher un refuge sur le cap de Lêkythos qui avait une garnison séparée, et ou ils furent suivis par une partie de la population torônæenne ; quelques-uns par attachement pour Athènes, d’autres par pure terreur. Brasidas adressa à ces fugitifs une proclamation qui les invitait à revenir et leur promettait une sécurité absolue pour leurs personnes, leurs biens et leurs droits politiques ; tandis qu’en même temps il envoya un héraut avec une sommation formelle pour les Athéniens à Lêkythos, leur enjoignant de quitter la place comme appartenant aux Chalkidiens, mais leur permettant d’emporter ce qui était à eux. Ils refusèrent d’évacuer la citadelle, mais ils sollicitèrent une trêve d’un jour dans le dessein d’enterrer leurs morts. Brasidas leur en accorda deux, qui furent employés tant par eux que par. lui, en préparatifs pour la défense et l’attaque de Lêkythos ; chaque parti fortifiant les maisons situées sur l’isthme qui unissait les deux endroits ou à côté. En même temps il convoqua une assemblée générale de la population torônæenne, à laquelle il adressa le, même langage conciliant et équitable qu’il avait employé ailleurs. Il n’était venu pour nuire ni à la ville ni à aucun citoyen individuellement. On ne devait pas considérer comme des méchants ou comme des traîtres ceux qui l’avaient introduit, — car ils avaient agi en vue de l’avantage et de la délivrance de leur ville, et non en vue de l’asservir, ou d’acquérir du profit pour eux-mêmes. D’autre part, il n’avait pas plus mauvaise opinion de ceux qui s’étaient retirés à Lêkythos, par amour pour Athènes ; il désirait qu’ils revinssent librement, et il était sûr que plus ils connaîtraient les Lacédæmoniens, plus ils les estimeraient, Il était prêt à pardonner et à oublier l’hostilité antérieure ; mais tout en les engageant tous à vivre dans l’avenir comme des amis sincères et des concitoyens, — il tiendrait aussi dans l’avenir chaque homme responsable de sa conduite, soit comme ami soit comme ennemi. A l’expiration de la trêve de deux jours, Brasidas attaqua la garnison athénienne dans Lêkythos, promettant une récompense de trente mines au soldat qui le premier s’y frayerait un chemin. Malgré de très pauvres moyens de défense, — en partie une palissade de bois, en partie des maisons avec des créneaux sur le toit, — cette garnison le repoussa pendant un jour entier. Le lendemain matin il fit avancer une machine, dans le même dessein que les Bœôtiens en avaient employé une à Dêlion, pour mettre le feu à l’ouvrage en bois. Les Athéniens, de leur côté, voyant approcher cette machine à feu, élevèrent, sur un bâtiment en face de leur position, une plate-forme de bois, sur laquelle ils montèrent en grand nombre, avec des tonneaux d’eau et de grosses pierres pour la briser ou éteindre les flammes. A la fin, le poids accumulé devenant trop grand pour pouvoir être soutenu par les supports, la plate-forme se brisa avec un bruit prodigieux ; de sorte que tout ce qui s’y trouvait, objets et personnes, roula en bas pêle-mêle. Quelques-uns de ces hommes furent blessés ; cependant le mal ne fut pas sérieux en réalité, — si le bruit, les cris et l’étrangeté de cet incident n’avaient pas alarmé ceux qui étaient derrière, qui ne pouvaient voir précisément ce qui s’était passé, à un degré tel qu’ils crurent que l’ennemi avait déjà forcé les défenses. En conséquence, beaucoup d’entre eux prirent la fuite, tandis que ceux qui restaient étaient insuffisants pour prolonger la résistance avec succès ; de sorte que Brasidas, apercevant le désordre des défenseurs et la diminution de leur nombre, abandonna sa machine à feu et renouvela sa tentative pour emporter la place d’assaut, ce qui réussit alors pleinement. Une partie considérable des Athéniens et d’autres se réfugièrent en franchissant le golfe étroit dans la péninsule de Pallênê, au moyen des deux trirèmes et de quelques bâtiments marchands qui étaient là : mais tous ceux qu’on y trouva furent mis à mort. Brasidas, ainsi maître du fort, et considérant qu’il devait son succès à la rupture soudaine de l’échafaudage athénien, regarda cet incident comme une intervention divine, et fit présent des trente mines (qu’il avait promises au premier homme qui entrerait dans la place) à la déesse Athênê poux son temple à Lêkythos. En outre, il lui consacra le cap entier de Lêkythos, non seulement en démolissant les défenses, mais encore en démantelant les habitations privées qu’il contenait[45], de sorte qu’il ne resta rien que le temple, avec ses ministres et ses dépendances. Dans quelle proportion les Torônæens qui s’étaient réfugiés à Lêkythos, avaient-ils été engagés à revenir par la proclamation de Brasidas, à la fois généreuse et politique c’est ce qu’on ne nous dit pas. Sa conduite et son langage furent admirablement calculés pour mettre cette petite communauté de nouveau dans un mouvement harmonieux, et pour effacer la mémoire des querelles passées. Et surtout, ils inspirèrent un fort sentiment d’attachement et de reconnaissance envers lui personnellement, — sentiment qui gagna de la force à tout incident successif dans lequel il se trouva engagé, et qui le mita, même d’exercer un ascendant plus grand que Sparte n’en pouvait jamais acquérir, et plus grand à quelques égards que celui qu’avait jamais possédé Athènes. West ce remarquable développement d7une, individualité supérieure, partout animée par des desseins publics et franchement avoués, et reliant- tant de petites communautés qui avaient peu d’autres sentiments en commun, — c’est ce développement, dis-je, qui donne à la courte ; carrière de cet homme éminent un intérêt romanesque et même héroïque. Pendant le reste de l’hiver, Brasidas s’occupa à mettre en ordre les acquisitions déjà faites et à former des plans pour de nouvelles conquêtes au printemps[46]. Mais le commencement du printemps, — c’est-à-dire la fin de la huitième année et le commencement de la neuvième année de la guerre, comme compte Thucydide, — amène avec lui une nouvelle série d’événements, qui sera racontée dans le chapitre suivant. |
[1] Thucydide, IV, 96 ; Athénée, V, p. 215. Diodore (XII, 70) prétend que la bataille commença par un combat de cavalerie, dans lequel les Athéniens eurent l’avantage. Ceci est tout à fait incompatible avec le récit de Thucydide.
[2] Diodore (XII, 70) insiste sur cette circonstance.
[3] Pyrilampês, dit-on, fût blessé et fait prisonnier dans la retraite par les Thêbains (Plutarque, De Genio Socratis, c. 11, p. 581). V. aussi Thucydide, V, 35, — où il est fait allusion à quelques prisonniers.
[4] V. les deux chapitres difficiles, IV, 98, 99, dans Thucydide.
[5] V. les notes de Poppo, de Goeller, du Dr Arnold, et d’autres commentateurs, sur ces chapitres.
Ni ces notes, ni le Scholiaste ne me semblent satisfaisants en tout point, et ils ne saisissent pas l’esprit de l’argument débattu entre le héraut athénien et les officiers bœôtiens, argument que l’on trouvera parfaitement logique comme morceau d’échange diplomatique.
En particulier, ils ne remarquent pas que c’est le héraut athénien qui le premier soulève la question de savoir quel est le territoire athénien et quel est le bœôtien, et qu’il définit comme territoire athénien celui où la force d’Athènes est supérieure. Là réplique des Bœôtiens a trait à cette définition, et non à la question de droit légitime à un territoire quelconque, séparément de la supériorité réelle de force.
[6] Thucydide, IV, 97.
[7] Si nous nous rappelons, relativement à cet incident, et à un autre dans Xénophon, Helléniques, III, 5, 24, les récits légendaires au sujet des Thébains refusant la sépulture aux corps d’ennemis tués, dans les cas de Polyneikês et des sic autres chefs devant Thèbes, — nous pouvons presque soupçonner qu’en réalité les Thébains étaient plus disposés que d’autres Grecs à manquer à cette obligation.
[8] Thucydide, en décrivant l’état d’esprit des Bœôtiens, ne semble pas impliquer qu’ils regardassent cette raison comme un motif bon et valable, auquel ils pussent directement s’arrêter ; mais il paraît donner simplement à entendre qu’ils la considéraient comme un bon moyen diplomatique d’échapper à l’alternative soulevée par le héraut athénien ; car εύπρεπές ne signifie rien de plus que cela.
L’adverbe δήθεν marque aussi l’allusion à la question spéciale, telle qu’elle était posée par le héraut athénien.
[9] Thucydide, IV, 100, 101.
[10] V. Platon (Symposion, c. 36, p. 221 ; Lachês, p. 181 ; Charmidês, p. 153 ; Apolog. Sokratis, p. 28) ; Strabon, IX, p. 403.
Plutarque, Alkibiadês, c. 7. Nous trouvons mentionné parmi les récits racontés sur Sokratês à la retraite de Dêlion, que sa vie fut sauvée par l’inspiration de son démon ou génie familier, qui lui apprit dans une occasion douteuse laquelle des deux routes était la seule sûre à prendre (Cicéron, De Divinat., I, 54 ; Plutarque, De Genio Sokratis, c. 11, p. 581).
Le scepticisme d’Athénée (V, p. 215) au sujet du service militaire de Sokratês n’est pas à défendre — mais on peut l’expliquer probablement par les exagérations et les mensonges qu’il avait lus, et qui attribuaient au philosophe une vaillance surhumaine.
[11] Thucydide, IV, 78.
[12] Thucydide, IV, 78.
[13] La géographie de la Thessalia n’est pas assez connue pour que nous puissions vérifier ces endroits avec exactitude. Ce que Thucydide appelle l’Apidanos est le fleuve formé par la réunion de l’Apidanos et de l’Enipeus. V. la carte de la Thessalia ancienne de Kiepert — le colonel Leake, Travels in Northern Greece, ch. 42, v. IV, p. 470 ; et une note du Dr Arnold sur ce chapitre de Thucydide.
Nous devons supposer que Brasidas fut retenu un temps considérable à parlementer avec la troupe de Thessaliens opposants : Autrement, il semblerait que l’espace entre Melitæa et Pharsalos ne dût pas être unis grande distance il franchir dans un jour entier de marche — si l’on songe que le pas était aussi rapide que les troupes pouvaient le supporter. La distance beaucoup plus grande, entra Larissa et Melitæa, fut traversée en une nuit par Philippe, roi de Macédoine (fils de Demêtrios), avec une armée qui portait des échelles et d’autres instruments propres à l’attaque d’une ville, etc. (Polybe V, 97).
[14] Thucydide, IV, 78.
[15] Thucydide, IV, 82.
[16] Thucydide, IV, 83.
[17] Thucydide, IV, 84.
[18] Thucydide, IV, 85, 86, 87.
[19] Thucydide, IV, 108.
[20] Thucydide, IV, 88.
[21] Thucydide, IV, 88 ; Diodore, XII, 67.
[22] Thucydide, IV, 103.
[23] Thucydide, IV, 103.
La leçon de Bekker πρό έω me paraît préférable à πρόσω. Ce dernier mot n’ajoute réellement rien au sens, tandis que le fait que Brasidas franchit la rivière avant le lever du jour est à la fois nouveau et important. Il n’est pas nécessairement impliqué dans les mots précédents έκείνη τή νυκτί.
[24] Thucydide, IV, 103.
Le Dr Arnold, avec Dobree, Poppo et la plupart des commentateurs, traduit ces mots ainsi : La ville (d’Amphipolis) est beaucoup plus loin (d’Argilos) que le passage du fleuve. Mais ceci doit être naturellement vrai, et n’apprend rien de nouveau, Si l’on songe que Brasidas avait à traverser le fleuve pour arriver à la ville. Smith et Bloomfield ont raison, à mon avis, en regardant τής διαβάσεως comme gouverné par άπέχει et non par πλέον — la cité est à quelque distance du passage, et l’objection que Poppo fait contre eux, à savoir que πλέον doit nécessairement impliquer une comparaison avec quelque chose, ne peut se soutenir ; car Thucydide se sert souvent de έκ πλείονος (IV, 103 ; VIII, 88), comme précisément identique à έκ πολλοΰ (I, 68 ; IV, 57 ; V, 69) ; et aussi περί πλειονος.
Dans le chapitre suivant, à l’occasion de la bataille d’Amphipolis, on trouvera quelques autres remarques sur la localité, avec un plan annexé.
[25] Thucydide, IV, 106.
Le mot άλλοιότεροι semble indiquer à la fois le changement de vue, comparé avec ce qui avait été auparavant, et une nouvelle divergence introduite parmi eux.
[26] Thucydide, IV, 105, 106, 107 ; Diodore, XII, 68.
[27] Thucydide, IV, 108.
L’extrême importance de la situation d’Amphipolis, avec son pont adjacent qui formait la communication entre les pays à l’est et à l’ouest du Strymôn — fut comprise non seulement par Philippe de Macédoine (comme on le verra ci-après), mais encore par les Romains après leur conquête de la Macedonia. Les Romains la divisèrent en quatre régions, dont pars prima (dit Tite-Live, 45, 30) habet opportunitatem Amphipoleos ; quæ objecta claudit omnes ab oriente sole in Macedoniam aditus.
[28] Thucydide, IV, 108.
[29] Thucydide, IV, 108.
[30] Thucydide, IV, 108.
[31] Thucydide, V, 26. V. la biographie de Thucydide par Marcellinus, mise en tête de toutes les éditions, p. 19, éd. Arnold.
[32] Je transcris les traits principaux du récit du Dr Thirlwall, dont le jugement coïncide en cette occasion avec ce qui est avancé généralement (Hist. of Greece, ch. 23, vol. III, p. 268).
Le soir du même jour, Thucydide, avec sept galères qu’il se trouvait avoir avec lui à Thasos, quand il reçut la dépêche d’Euklês, entra dans l’embouchure du Strymôn, et apprenant la chute d’Amphipolis, s’occupa de mettre Eiôn en état de défense. Son arrivée opportune sauva la place, que Brasidas attaqua le lendemain matin, tant par le fleuve que par terre, sans effet ; et les réfugiés, qui se retirèrent en vertu (lu traité d’Amphipolis, trouvèrent un asile à Eiôn, et contribuèrent à sa sécurité. L’historien rendit un important service à son pays ; et il ne parait pas que la prudence et l’activité humaines auraient pu faire quelque chose de plus dans les mêmes circonstances. Cependant son inévitable insuccès fut l’occasion d’une sentence, en vertu de laquelle il passa vingt années de sa vie en exil ; et il ne fut rendu à son pays qu’à l’époque de sa plus grande humiliation sous les calamités publiques. C’est seulement ce qu’on peut recueillir avec certitude de ses paroles ; car il n’a pas condescendu à mentionner l’accusation qui fut portée contre lui, ni la nature de la sentence qu’il a pu ou subir, ou éviter par un exil volontaire. Une assertion, très probable en elle-même, bien qu’elle ne repose que sur une faible autorité, attribue son bannissement à des calomnies de Kleôn : que l’irritation produite par la perte d’Amphipolis ait été dirigée ainsi contre un objet innocent, cela s’accorderait parfaitement avec le caractère du peuple et du démagogue. La postérité a gagné à l’injustice de ses contemporains, etc.
[33] Thucydide, IV, 104.
Ici Thucydide se représente comme l’autre général avec Euklês de la région de Thrace ou du côté de ce pays. Il ne peut y avoir de désignation plus claire de la sphère étendue de ses fonctions et de ses devoirs. Les mêmes mots τοΰ έτέρου στρατηγοΰ sont employés relativement aux deux commandants réunis, Hippokratês et Demosthenês (Thucydide, IV, 67 et IV, 43).
J’adopte ici la leçon τών έπί Θράκης (le génitif de la phrase bien connue dans Thucydide τά έπί Θράκης), de préférence à τόν έπί Θράκης ; ce qui signifierait la mme chose, en substance, bien que d’une manière moins précise et moins conforme à la manière habituelle de l’historien. Bloomfield, Bekker et Goeller ont tous introduit τών dans le texte, sur l’autorité de divers manuscrits. Poppo et le Dr Arnold aussi expriment tous deux une préférence pour ce mot ; mais ils laissent encore τόν dans le texte.
De plus les mots de Thucydide lui-même, dans le passage où il mentionne son long exil, prouvent évidemment qu’il fut envoyé comme général, non à Thasos, mais à Amphipolis (V, 26).
[34] Cf. Thucydide, IV, 84, 88, 103.
[35] Thucydide, IV, 103.
[36] Thucydide, IV, 103.
[37] Thucydide, IV, 105.
Rotscher, dans sa vie de Thucydide (Leben des Thukydides, Göttingen, 1842, sect. 41 p. 97-99), admet comme vérité probable que Thucydide fut choisi pour le commandement précisément à cause de son influence privée dans le pays environnant. Cependant ce biographe répète encore l’opinion généralement admise que Thucydide fit tout ce qu’un commandant habile pouvait faire, et fut très injustement condamné.
[38] Que la station de la flotte athénienne fût à Eiôn, — et que la conservation du passage de Strymôn fût inestimable pour les Athéniens (même abstraction faite d’Amphipolis), comme garantie qui rendit son empire oriental inaccessible, — c’est ce que nous voyons par Thucydide, IV, 108.
[39] Thucydide, V, 26.
[40] Thucydide, IV, 104-108.
[41] C’est le σταύρωμα, mentionné (V, 10) comme existant une année et demie plus tard, à la bataille d’Amphipolis. Je parlerai plus en détail de la topographie d’Amphipolis quand j’en viendrai à décrire cette bataille.
[42] Grisebach, Reise durch Rumelien und Brusa, vol. I, ch. 8, p. 226.
[43] Thucydide, IV, 109.
[44] Thucydide, IV, 110.
[45] Thucydide, IV, 114, 115.
[46] Thucydide, IV, 116.