HISTOIRE DE LA GRÈCE

NEUVIÈME VOLUME

CHAPITRE II — SEPTIÈME ANNÉE DE LA GUERRE, - PRISE DE SPHAKTERIA.

 

 

L’invasion de l’Attique par les Lacédæmoniens était devenue maintenant une opération ordinaire, entreprise dans toutes les années de la guerre, la troisième et la sixième exceptées, et omise alors seulement par suite de causes accidentelles, bien qu’elle ne fît plus concevoir les mêmes espérances qu’au commencement de la guerre. Pendant le printemps actuel, Agis, roi de Sparte, conduisit l’armée péloponnésienne dans le territoire, vraisemblablement vers la fin d’avril, et renouvela les ravages accoutumés.

Toutefois il sembla que Korkyra fût près de devenir le principal théâtre des opérations militaires de l’année. Car les exilés du parti oligarchique, qui étaient revenus dans l’île et s’étaient fortifiés sur le mont Istônê, firent avec tant d’activité la guerre aux Korkyræens de la ville, que la détresse et même la famine y régnèrent. Soixante trirèmes péloponnésiennes y furent envoyées pour soutenir les agresseurs. Aussitôt qu’on apprit à Athènes combien les Korkyræens de la ville étaient rudement pressés, on donna à une flotte athénienne de quarante trirèmes, qui était sur le point de partir pour la Sicile sous le commandement d’Eurymedôn et de Sophoklês, l’ordre de s’arrêter en route à Korkyra, et de fournir tous les secours qui seraient nécessaires[1]. Mais dans le cours de ce voyage, il se présenta ailleurs un incident, que personne n’avait ni prévu ni imaginé, et qui donna, à toute la guerre un nouveau caractère et de nouvelles perspectives ; — il prouva d’une manière frappante les observations qu’avaient faites Periklês et Archidamos avant qu’elle commençât, sur l’impossibilité de calculer la tournure que prendraient les événements[2].

Demosthenês était si haut placé dans la faveur de ses compatriotes après ses brillants succès dans le golfe Ambrakien, qu’ils lui accordèrent, sur sa propre requête, la permission de s’embarquer et d’employer la flotte à opérer telle descente qu’il jugerait utile sur la côte du Péloponnèse. L’attachement de cet actif officier pour les Messêniens à Naupaktos lui inspira l’idée d’établir un détachement de ce peuple dans un poste maritime bien choisi sur l’ancien territoire messênien, d’où ils pourraient constamment harceler les Lacédæmoniens et provoquer une révolte parmi les Ilotes, — surtout à cause de l’analogie de race et de dialecte. Les Messêniens, actifs corsaires, et sans doute connaissant bien les points de cette côte, qui tous avaient appartenu jadis à leurs ancêtres, lui avaient probablement indiqué Pylos sur le rivage sud-ouest.

Ce nom ancien et homérique servait spécialement et proprement à désigner le promontoire qui forme l’extrémité septentrionale de la baie moderne de Navarin, en face de l’île de Sphagia ou Sphakteria, bien qu’en termes vagues tout le district voisin semble avoir été aussi appelé Pylos. Conséquemment, quand on fit le tour de la Laconie, Demosthenês demanda que la flotte s’arrêtât dans cet endroit assez longtemps pour lui permettre de le fortifier, s’engageant à y rester ensuite et à le garder avec une garnison. C’était un promontoire inhabité, — à environ quarante-cinq milles (72 kilom.) de Sparte, c’est-à-dire aussi éloigné que n’importe quelle partie de son territoire, — présentant des falaises pleines d’anfractuosités, et facile à défendre tant par mer que par terre. Mais ce qui, par rapport à la puissance maritime d’Athènes, ajoutait à ce lieu une grande valeur, c’est qu’il surplombait le spacieux et sûr bassin appelé aujourd’hui la baie de Navarin. Ce bassin faisait face à l’îlot appelé Sphakteria ou Sphagia, qui le protégeait ; îlot vierge, inhabité et plein de bois, qui s’étendait le long de la cite dans l’espace d’environ un mille trois quarts (= 2 kilom. 800 mètres), ne laissant que deux entrées étroites, l’une à son extrémité septentrionale, en face de, la position adoptée par Demosthenês, si resserrée qu’elle ne recevait que deus trirèmes de front, — l’autre à l’extrémité méridionale, environ quatre fois aussi large, tandis que l’eau intérieure à laquelle amenaient ces deus passes était à la fois spacieuse et protégée. Ce fut sur la côte du Péloponnèse, un peu en dedans de la passe septentrionale ou la plus étroite des deux, que Demosthenês se proposa d’établir son petit fort, — le terrain étant lui-même éminemment favorable, avec une source d’eau douce[3] au centre da promontoire[4].

Mais Eurymedôn et Sophoklês rejetèrent décidément toute proposition de délai ; et avec beaucoup de raison, puisqu’ils avaient été informés (bien que vraisemblablement la chose ne fût pas vraie) que la flotte korkyræenne était réellement arrivée ri Korkyra. Ils pouvaient bien s’être rappelé le malheur qui était résulté, trois ans auparavant, du retard du renfort envoyé à Phormiôn, retard causé par quelques opérations décousues sur la côte de Krête. En conséquence, la flotte passa a côté de Pylos sans s’arrêter ; mais une terrible tempête la repoussa en arrière et la força de chercher un abri dans le port .même auquel s’était fixé Demosthenês, — le seul port qui fût à portée. Cet officier profita de cet accident pour renouveler sa proposition, que toutefois les commandants jugèrent chimérique. Il y avait une grande quantité ale caps déserts autour du Péloponnèse (disaient-ils), s’il voulait ruiner les ressources de la république en les occupant[5]. Les raisons qu’il leur donna en réponse les laissèrent insensibles. Se voyant ainsi repoussé, Demosthenês se permit d’user de la permission illimitée que lui avait accordée le peuple athénien, pour s’adresser d’abord aux soldats, et en dernier lieu aux taxiarques ou officiers inférieurs, — et pour leur persuader de seconder son projet, même contrairement à la volonté des commandants. Ce conflit d’autorité aurait bien pu produire de graves inconvénients ; mais il se trouva que les soldats et les taxiarques virent la chose du même point de vue que leurs commandants, et refusèrent de s’y prêter. Nous ne pouvons pas nous étonner d’une telle répugnance, en réfléchissant à l’improbabilité : apparenté de pouvoir maintenir un tel poste contre la grande supériorité réelle, et supposée encore plus grande, de l’armée de terre lacédæmonienne. Toutefois, il arriva que la flotte y fut retenue pendant quelques jours par un temps orageux ; de sorte que les soldats, n’ayant rien à faire, furent pris du désir spontané de s’occuper de la fortification, et ils affluèrent à l’entour pour l’exécuter avec toute l’émulation de volontaires empressés. Comme ils n’avaient songé à rien de pareil à leur départ d’Athènes, ils n’avaient ni outils pour tailler la pierre, ni oiseau (hotte) pour porter du mortier[6]. Conséquemment, ils furent obligés de construire leur mur en rassemblant les morceaux de rochers ou pierres tels qu’ils les trouvaient, et de les réunir selon que chacun pouvait s’ajuster ; toutes les fois qu’on avait besoin clé mortier, ils l’apportaient sur leur clos en se courbant, avec les mains jointes derrière eux pour l’empêcher de couler. Cependant ces lacunes furent comblées, en partie par l’ardeur sans bornes des soldats, en partie, par les difficultés naturelles du terrain, qui n’avait guère besoin de fortification, si ce n’est sur des points particuliers ; le travail fut complété grossièrement en six jours, et Demosthenês fut laissé en garnison avec six vaisseaux, tandis qu’Eurymedôn, avec le gros de la flotte, fit voile pour Korkyra. Les équipages des cinq vaisseaux (dont deux cependant furent envoyés polir avertir Eurymedôn dans la suite) montaient à environ mille hommes en tout. Mais il arriva bientôt deux corsaires messêniens armés, de qui Demosthenês obtint un renfort de quarante hoplites messêniens, avec une provision de boucliers d’osier, bien que plus propres pour la montre que pour l’usage, afin d’armer ses rameurs. En tout, il parait qu’il a dû y avoir environ deux cents hoplites, outre les marins à demi-armés[7].

La nouvelle de cette tentative faite pour établir sur le territoire lacédæmonien même un poste hostile, source de honte et d’ennui, fut bientôt transmise à Sparte. Cependant on ne prit pas de mesures immédiates pour marcher vers le lieu, ce qui fut dû à la lenteur naturelle du caractère spartiate, augmentée par une fête que l’an se trouvait en train de célébrer, et à la persuasion que dès qu’on attaquerait l’ennemi, il serait expulsé à coup sûr. Toutefois, la nouvelle fit une plus forte impression sur l’armée lacédæmonienne alors en Attique, qui souffrait en même temps du manque de provisions (le blé n’étant pas encore mûr) et d’un printemps extraordinairement froid ; aussi Agis la ramena-t-il à Sparte, et la fortification de Pylos eut ainsi pour effet de réduire l’invasion à la courte et insolite période de quinze jours. Elle contribua de la même manière à la protection de Korkyra, car la flotte péloponnésienne, qui venait d’y arriver ou qui était encore en toute, reçut ordre de revenir immédiatement sur ses pas pour attaquer Pylos. Après avoir évité la flotte athénienne en transportant les vaisseaux à travers l’isthme, à Leukas, elle arriva à Pylos à peu près en même temps que l’armée de terre lacédæmonienne de Sparte, composée des Spartiates eux-mêmes et des Periœki voisins. Car les Periœki plus éloignés, aussi bien que les alliés péloponnésiens, qui venaient de revenir de l’Attique, bien qu’on les sommât d’arriver aussitôt qu’ils le pourraient, n’accompagnèrent pas cette première marche[8].

Au dernier moment, avant que la flotte péloponnésienne entrât dans le port et l’occupât, Demosthenês détacha deux de ses cinq trirèmes pour avertir Eurymedôn et le gros de la flotte, et pour demander un secours immédiat ; quant aux autres vaisseaux, il les tira sur le rivage, au pied de la fortification, les protégeant par des palissades plantées sur le devant, et se prépara à se défendre du mieux. qu’il pourrait. Après avoir posté la plus grande partie de ses hommes, — dont quelques-uns étaient simplement des marins sans armes, et beaucoup étaient seulement à demi, armés, — autour des points attaquables de la fortification, pouf résister aux attaques des forces de terre, lui-même ; avec soixante hoplites choisis et quelques archers, sortit de la fortification et descendit sur le bord de la mer. C’était de ce côté que le mur était le plus faible ; car les Athéniens, confiants dans leur supériorité navale, s’étaient donné peu de peine pour se garantir contre l’agression d’une flotte. En conséquence, Demosthenês prévit que le principal effort de l’attaque serait du côté de la mer. Son seul moyen de salut consistait à empêcher l’ennemi de débarquer, dessein que favorisait le rivage dangereux et hérissé de rochers, qui ne laissait à des vaisseaux la possibilité d’approcher que sur un espace étroit situé immédiatement au pied de la fortification. C’est là qu’il se posta, sur le bord de l’eau, adressant quelques mots d’encouragement à ses hommes et les avertissant qu’il était inutile actuellement de faire de l’esprit à calculer des périls qui n’étaient que trop évidents, — et que la seule chance d’échapper consistait à affronter hardiment l’ennemi avant qu’il pût mettre le pied sur le rivage, la difficulté de débarquer en face d’une résistance étant mieux connue des marins athéniens que de n’importe qui[9].

Avec une flotte de quarante-trois trirèmes sous Thrasymelidas et une puissante armée de terre, faisant une attaque simultanée, les Lacédæmoniens espéraient bien enlever d’un seul coup un rocher converti si précipitamment en poste militaire. Mais comme ils prévirent qu’il se pourrait que la première attaque échouât, et que la flotte d’Eurymedôn reviendrait probablement, ils résolurent d’occuper sur-le-champ l’île de Spakteria, la place naturelle que la flotte athénienne prendrait pour station, dans le dessein d’aider la garnison du rivage. La côte voisine sur le continent du Péloponnèse était à la fois dépourvue de ports et hostile, de sorte qu’il n’y avait pas d’autre endroit rapproché où elle pût mouiller. Et les commandants lacédæmoniens comptaient pouvoir obstruer, pour ainsi dire mécaniquement, les deux entrées conduisant dans le port, au moyen de trirèmes amarrées ensemble de l’île à la terre ferme, avec leurs proues tournées en dehors ; de sorte qu’ils seraient en état à tout événement, en occupant l’île aussi bien que les deux passes, de ne pas laisser avancer la flotte athénienne et de tenir Demosthenês étroitement bloqué[10] sur le rocher de Pylos, où les provisions ne tarderaient pas a lui faire défaut. C’est dans ces vues qu’ils détachèrent, par la voie du sort, quelques hoplites de chacun des lochi spartiates, accompagnés d’Ilotes selon l’usage, et qu’ils les firent passer à Spakteria, tandis que leur armée de terre et leur flotte approchèrent à la fois pour attaquer la fortification.

On nous dit peu de chose relativement à l’assaut du côté de la terre. Les Lacédæmoniens étaient d’une inhabileté proverbiale dans l’attaque de tout ce qui ressemblait à une place fortifiée, et ils paraissent alors n’avoir produit que peu d’effet sensible. Mais l’effort principal et la vigueur de l’attaque vinrent du côté de la mer, comme Demosthenês l’avait prévu. Le lieu de débarquement, même là où il était praticable, était encore garni de rochers et difficile, — et de dimensions si étroites, que les vaisseaux lacédæmoniens ne pouvaient approcher que par petites escadres à la fois ; tandis que les Athéniens tenaient fermé pour empêcher qu’un seul homme mit le pied sur le rivage. Les trirèmes d’attaque ramaient avec de grands cris et des exhortations mutuelles, s’efforçant de se placer de manière que les hoplites sur l’avant pussent opérer un débarquement : mais telles étaient les difficultés que présentaient en partie les rochers et en partie la défense, que les escadres les unes .après les autres l’essayèrent en vain. Et le vaillant exemple de Brasidas ne leur procura pas même un meilleur succès. Cet officier qui commandait une trirème, et remarquait que quelques-uns des pilotes à côté de lui évitaient de pousser leurs Paisseaux tout près du rivage, dans la crainte de les briser contre les rochers, les engagea avec indignation à ne pas ménager les planches de leurs navires quand l’ennemi les avait insultés en érigeant un fort dans le pays : des Lacédæmoniens (s’écriait-il) devaient emporter le débarquement de vive force, dussent même leurs navires être mis en morceaux ; les alliés péloponnésiens devraient être empressés à sacrifier leurs bâtiments pour Sparte, en retour des nombreux services qu’elle leur a rendus[11]. Le premier à agir aussi bien qu’à exhorter, Brasillas contraignit son propre pilote à pousser son vaisseau tout près de la côte, et il s’avança en personne même sur les marches de débarquement, dans le dessein de sauter à terre le premier. Mais il se trouva ; exposé à toutes les armes des défenseurs athéniens, qui le repoussèrent et l’accablèrent de tant de blessures qu’il perdit connaissance et tomba sur l’avant (ou partie antérieure de là trirème, au delà des rameurs) ; tandis que son bouclier, glissant de son bras, roula par-dessus le bord dans la mer. Son vaisseau fut obligé de se retirer, comme les autres, sans avoir opéré de débarquement. Toutes ces attaques successives du côté de la mer, répétées pendant tout un jour et une partie du lendemain, furent repoussées par Demosthenês et par sa petite troupe avec une bravoure victorieuse. Des deux côtés il semblait s’être effectué un renversement étrange des relations ordinaires[12] ; les Athéniens, peuple essentiellement maritime, combattaient sur terre, — et cela sur le sol lacédæmonien, — contre les Lacédæmoniens, les guerriers de terre les plus distingués de la Grèce, actuellement à bord, et s’efforçant en vain d’effectuer un débarquement sur leur propre rivage. Les Athéniens, en l’honneur de leur succès, érigèrent un trophée, dont le principal ornement fut le bouclier de Brasillas, poussé à la côte par les vagues.

Le troisième jour, les Lacédœmoniens ne renouvelèrent pas leur attaque, mais ils envoyèrent quelques-uns de leurs, vaisseaux à Asinê, dans le golfe Messênien, chercher du bois de charpente pour construire des machines de siégé, qu’ils avaient l’intention d’employer contre la muraille de Demosthenês, du côté qui regardait le port, où elle était plus haute, et ne pouvait être attaquée sans machines, mais où le débarquement en même temps présentait beaucoup de facilité, — car leur attaque antérieure avait été dirigée sur, le côté faisant face à la mer, où le mur était plus bas, mais les difficultés de débarquement insurmontables[13].

Mais avant que ces vaisseaux fussent revenus, la face des affaires fut changée sérieusement parle fâcheux retour de la flotte athénienne de Zakynthos sous Eurymedôn, renforcée de quatre vaisseaux de Chios et de quelques-uns des navires de garde à Naupaktos, de sorte qu’elle comptait maintenant cinquante voiles. L’amiral athénien ; trouvant la flotte de l’ennemi en possession du port, et voyant l’île de — Sphakteria occupée, et le rivage opposé couvert par des hoplites lacédæmoniens[14], — car les alliés de toutes les parties du Péloponnèse étaient accourus alors,  chercha en vain à l’entour un endroit pour débarquer. Il ne put trouver d’autre station de nuit que l’île inhabitée de Prôtê, qui n’était pas très éloignée. De là il cingla le matin vers Pylos, préparé pour un engagement naval, — espérant que peut-être les Lacédæmoniens sortiraient pour le combattre en pleine mer, mais résolu, si cela n’arrivait pas, de forcer l’entrée et d’attaquer la flotte dans le port ; la largeur de la mer entre Sphakteria et le continent étant suffisante pour permettre des manoeuvres nautiques[15]. Les amiraux lacédæmoniens, vraisemblablement confondus par le prompt retour de la flotte athénienne, ne songèrent jamais à sortir du port pour combattre, et ils ne réalisèrent même pas leur projet d’en bloquer les deux entrées avec des trirèmes étroitement amarrées ensemble. Laissant les deux entrées ouvertes, ils se déterminèrent à se défendre à l’intérieur : mais même là, leurs précautions furent si défectueuses, que plusieurs de leurs trirèmes étaient encore amarrées, et que tous leurs rameurs n’étaient pas tous à bord, quand les amiraux athéniens pénétrèrent par les deux entrées à la fois pour les attaquer. La plupart des trirèmes lacédæmoniennes, à flot et en état de combattre, résistèrent à l’attaque pendant un certain temps ; mais à la fin elles furent vaincues et poussées à la côte, avec un sérieux dommage pour beaucoup d’entre elles[16]. On en prit cinq qu’on remorqua, l’une d’elles ayant tout son équipage à bord. Les Athéniens, poursuivant vigoureusement leur succès, donnèrent contre celles qui se réfugiaient sur le rivage, aussi bien que contre celles qui n’étaient pas garnies d’hommes au moment où l’attaque commença, et qui n’avaient pu être mises à flot ni entrer en action. Quelques-unes des trirèmes vaincues étant abandonnées par leurs équipages, qui sautèrent sur le rivage, les Athéniens se mettaient en devoir de les remorquer, lorsque les hoplites lacédæmoniens, sur l’autre côte, opposèrent une nouvelle et énergique résistance. Irrités au plus haut degré par la vue de la honteuse défaite de leur flotte, et sachant les cruelles conséquences qu’elle amènerait, ils entrèrent dans l’eau tout armés, saisirent les vaisseaux pour empêcher qu’on ne les entraînât, et engagèrent une lutte désespérée pour déjouer les efforts des assaillants. Nous avons déjà vu un acte semblable de bravoure, deux ans auparavant, de la part des hoplites messéniens qui accompagnaient la flotte de Phormiôn près de Naupaktos[17]. Ici on déploya des deux cotés une audace et une valeur extraordinaires, dans l’attaque aussi bien que dans la défense, et les cris et la confusion furent tels, que ni l’habileté des Lacédœmoniens sur terre, ni celle des Athéniens sur mer, ne Eurent d’une grande utilité : ce fut, des deux côtés, une lutte toute de valeur personnelle et de souffrances considérables. Enfin les Lacédæmoniens l’emportèrent, et sauvèrent tous les vaisseaux à  terre ; aucun ne fut amené, excepté ceux qui avaient d’abord été pris. C’est ainsi que les deux parties se séparèrent ; les Athéniens se retirèrent dans leur forteresse à Pylos, où ils furent salués, sans doute, avec des transports de joie par leurs camarades, et où ils élevèrent un trophée comme monument de leur victoire ; — ils rendirent à l’ennemi ses morts pour qu’il les enterrât, et ils recueillirent sur les eaux les débris des navires[18].

Mais le grand prix de la victoire n’était ni les cinq vaisseaux saisis, ni la délivrance apportée aux assiégés dans Pylos. Il consistait dans les hoplites qui occultaient l’île de Sphakteria, et qui actuellement se voyaient toute communication avec le continent coupée, aussi bien que tout secours intercepté. Les Athéniens, faisant voile autour de l’île en triomphe, déjà les regardaient comme’ leurs -prisonniers ; tandis que les Lacédæmoniens sur le continent opposé, dans une profonde affliction, mais ne sachant que faire, envoyèrent à Sparte demander avis. La circonstance était si grave, que les éphores vinrent immédiatement sur les lieux en personne. Comme ils pouvaient encore réunir soixante trirèmes, nombre plus grand que celui des vaisseaux athéniens, — outre une armée considérable sur terre et la disposition complète des ressources du pays, — tandis que les Athéniens n’avaient de pied à terre que sur le promontoire étroit de Pylos, nous aurions cru qu’un effort vigoureux pour enlever le détachement emprisonné et pour le transporter, à travers le détroit resserré, jusqu’à la terre ferme, aurait présenté une heureuse chance de succès. Et probablement, si Demosthenês ou Brasidas avait été revêtu du commandement, on aurait tenté un tel effort. Mais le courage lacédæmonien était plutôt ferme et résistant qu’aventureux. De plus, la supériorité des Athéniens sur mer, exerçait sur les esprits des hommes une sorte de fascination analogue à celle des Spartiates eux-mêmes sur terre ; de sorte que les éphores, en arrivant à Pylos, virent leur position d’un œil découragé, et envoyèrent un héraut aux commandants athéniens proposer un armistice, afin de donner à des ambassadeurs le temps d’aller à Athènes et de traiter de la paix.

Eurymedôn et Demosthenês accédèrent à cette demande, et un armistice fut conclu aux conditions suivantes. Les Lacédæmoniens consentirent à livrer non seulement toutes leurs trirèmes actuellement dans la rade, mais encore toutes les autres qui se trouvaient dans leurs ports, en tout au nombre de soixante ; à s’abstenir aussi de toute attaque contre la forteresse de Pylos, soit par terre, soit par mer, pendant tout le temps qui serait nécessaire pour la mission des ambassadeurs envoyés à Athènes aussi bien que pour leur retour, double démarche pour laquelle on avait fourni une trirème athénienne. Les Athéniens, de leur côté, s’engagèrent à cesser toute hostilité pendant cet intervalle ; mais il fut convenu qu’ils veilleraient sur l’île rigoureusement et sans relâche, sans cependant y débarquer. Pour la subsistance du détachement enfermé dans l’île, les Lacédæmoniens furent autorisés à envoyer chaque jour deux chœnices de farine d’orge en gâteaux tout cuits, deux cotylæ de vin[19] et un peu de viande, pour chaque hoplite, — avec la moitié de cette quantité pour chacun des Ilotes qui les servaient ; mais le tout devait se faire sous la surveillance des Athéniens, avec l’obligation péremptoire de n’envoyer en secret aucune autre provision en plus. En outre, on stipula expressément que si une disposition de l’armistice, importante ou non, était violée, le tout serait considéré comme nul et sans effet. Enfin, les Athéniens s’engagèrent, au retour des ambassadeurs envoyés à Athènes, à rendre les trirèmes dans l’état où ils les recevaient.

Ces conditions attestent suffisamment l’humiliation et l’anxiété des Lacédœmoniens ; tandis que la reddition de toute leur flotte, au nombre de soixante trirèmes, qui fut exécutée sur-le-champ, démontre en même temps qu’ils croyaient sincèrement à la possibilité d’obtenir la paix. Sachant bien qu’ils étaient les premiers auteurs de la guerre, à une époque où Athènes désirait la paix, — et que cette dernière avait en outre fait des ouvertures inutiles pendant qu’elle était sous le poids de l’épidémie, — ils présumaient que les mêmes dispositions y régnaient encore, et que leurs désirs pacifiques actuels seraient accueillis avec assez de contentement pour leur procurer sans difficulté l’élargissement des soldats prisonniers dans Sphakteria[20].

Les ambassadeurs lacédæmoniens, transportés à Athènes dans une trirème athénienne, parurent dans l’assemblée publique pour exposer leur mission, suivant la coutume, en faisant précéder leur discours de quelques excuses pour la concision de langage particulière à leur pays. Leur proposition était très simple en substance. Rendez-nous les  hommes qui sont dans l’île, et acceptez, en échange de cette faveur, la paix avec l’alliance de Sparte. Ils appuyèrent leur cause par des appels, bien tournés et conciliants, en partie il est vrai à la générosité, mais plus encore au calcul prudent d’Athènes ; en admettant explicitement la position élevée et glorieuse dans laquelle elle était actuellement placée, aussi bien que leur dignité abaissée et leur situation inférieure[21]. Eux, les Lacédæmoniens, la première et la plus grande puissance de la Grèce, étaient frappés par la fortune contraire de la guerre, — et cela encore sans mauvaise conduite de leur part, de sorte qu’ils étaient pour la première fois obligés de demander à un ennemi 1a paix, qu’Athènes avait la précieuse opportunité d’accorder, non seulement avec honneur pour elle-même, mais encore de manière à faire naître dans leurs esprits une amitié ineffaçable. Et il convenait à Athènes de faire usage de sa bonne fortune actuelle pendant qu’elle l’avait — mais non pour -compter sur sa constance ni pour en abuser par d’extravagantes prétentions. Sa propre prudence supérieure, aussi bien que l’état actuel des Spartiates, pouvait lui apprendre combien les accidents les plus désastreux survenaient d’une manière inattendue. En accordant ce qui était maintenant demandé, elle pouvait faire une paix qui serait beaucoup plus durable que si elle était fondée sur les concessions extorquées à un ennemi affaibli, parce qu’elle reposerait,sur l’honneur et la reconnaissance spartiates ; plus était grande l’inimitié antérieure, plus serait fort ce sentiment réactionnaire[22]. Mais si Athènes refusait maintenant, et si, dans la continuation ultérieure de la guerre, les hommes enfermés dans Sphakteria venaient à périr, — un motif nouveau et inexpiable de querelle[23], particulier à Sparte seule, serait ajouté à ceux qui existaient déjà, et auxquels Sparte était intéressée plutôt comme chef de la confédération péloponnésienne. Et ce n’étaient pas seulement le bon vouloir et la reconnaissance des Spartiates qu’Athènes obtiendrait en acceptant la proposition qui lui était faite ; elle acquerrait de plus l’honneur et la gloire de donner à la Grèce la paix que tous les Grecs reconnaîtraient comme lui étant due. Et quand une fois les deux puissances prééminentes, Athènes et Sparte, auraient cimenté entre elles une amitié sincère, les autres États grecs seraient trop faibles pour résister à ce que toutes deux elles pourraient prescrire[24].

Tel fut le langage tenu par les Lacédæmoniens dans l’assemblée à Athènes. Il était sagement calculé pour leur dessein, bien que, si nous retournons au commencement de la guerre, et que nous lisions les hautaines déclarations des éphores spartiates et de l’assemblée relatives aux torts de leurs alliés et a la nécessité d’arracher pour eux — Athènes une indemnité complète, — le contraste soit en effet frappant. Dans l’occasion actuelle, les Lacédæmoniens agirent entièrement pour eux-mêmes et par considération pour leurs propres besoins ; ils se séparèrent de leurs alliés, et sollicitèrent une paix spéciale pour eux, avec aussi peu de scrupule que le général spartiate Menedæos l’année précédente, quand il abandonna les confédérés ambrakiotes après la bataille d’Olpæ, afin de conclure une capitulation séparée avec Demosthenês.

Cependant la marche qu’Athènes devait convenablement adopter au sujet de la proposition, n’était nullement évidente. Selon toute probabilité, la trirème qui amenait les ambassadeurs lacédæmoniens apportait aussi la première nouvelle de la tournure imprévue et instantanée qu’avaient prise les événements, tournure qui avait fait des Spartiates dans Sphakteria des prisonniers assurés (c’est ainsi qu’on le croyait alors) et mis en son pouvoir toute la flotte lacédæmonienne, donnant ainsi à la guerre un caractère entièrement nouveau. L’arrivée soudaine d’une nouvelle si prodigieuse, — la présence étonnante d’ambassadeurs lacédæmoniens, portant la branche d’olivier et dans une attitude d’humiliation, — durent produire dans le public sensible d’Athènes des émotions de la dernière intensité ; un orgueil et une confiance tels qu’on n’en avait probablement jamais éprouvé de pareils depuis que Samos avait été reconquise. D’abord il fut difficile de mesurer toute la portée de la nouvelle situation, et Periklês lui-même aurait hésité sur le conseil à donner. Mais l’impression immédiate et dominante dans le public en général fut qu’Athènes pouvait maintenant dicter ses propres conditions, eu égard aux prisonniers de l’île[25].

Kleôn[26] se fit l’organe énergique de cette tendance régnante, comme il l’avait fait trois ans auparavant dans la sentence adoptée au sujet des Mitylénæens : homme qui, — comme les grands journaux dans les temps modernes, — paraissait souvent guider le public parce qu’il donnait une vive expression à ce que ce dernier sentait déj4, et le développait dans ses rapports et ses conséquences indirects Dans l’occasion actuelle, il parlait sans doute avec la conviction la plus véritable ; car il était plein du sentiment de la force et de la dignité supérieure d’Athènes, aussi bien que disposé à une idée confiante des chances de l’avenir. De plus, dans une discussion semblable à celle qui, était ouverte en ce moment, où il y avait beaucoup de place pour le doute, il s’avançait avec une proposition ; à la fois claire et décisive. Rappelant aux Athéniens la honteuse trêve de Trente ans à laquelle les malheurs du temps les avaient forcés d’accéder, quatorze ans avant la guerre du Péloponnèse, Kleôn dit avec force que maintenant le moment était venu pour Athènes de recouvrer ce qu’elle avait perdu alors ; — Nisæa, Pêgæ, Trœzen et l’Achaïa. Il proposa qu’on demandât à Sparte de les rendre à Athènes, en échange des soldats actuellement bloqués dans Sphakteria ; après quoi on conclurait une trêve pour un temps, aussi long qu’on le jugerait utile.

Ce décret, adopté par l’assemblée, fut communiqué comme étant la réponse d’Athènes aux ambassadeurs lacédæmoniens, qui s’étaient probablement retirés après leur premier discours, et qui furent rappelés alors pour l’entendre. Instruits de la résolution, ils ne firent aucun commentaire sur sa substance ; mais ils invitèrent les Athéniens à nommer des commissaires, qui discuteraient avec eus librement et mûrement les conditions convenables d’une pacification. Cependant à ces mots Kleôn éclata à leur égard en reproches pleins d’indignation. Il avait pensé dés le principe (disait-il) qu’ils venaient avec des desseins malhonnêtes ; mais actuellement la chose était claire, — c’était la seule signification de ce désir de traiter avec un petit nombre d’hommes séparément du public en général. S’ils avaient réellement quelque proposition convenable à faire, il les priait de la proclamer ouvertement devant tous. Mais les ambassadeurs ne purent se décider à le faire. Ils étaient probablement venus avec l’autorisation de faire certaines concessions ; mais annoncer ces concessions sur-le-champ, t’eût été rendre une négociation impossible, et en outre les déshonorer aux yeux de leurs alliés. On s’exposait aussi à encourir ce déshonneur sans aucun avantage si les Athéniens après tout rejetaient les conditions, ce que les dispositions de l’assemblée qu’ils avaient devant eux ne rendaient que trop probable. En outre, ils étaient sans aucune expérience dans l’art d’en user avec une assemblée publique, de telles discussions étant assez rares pour être inconnues en pratique dans le système lacédæmonien. Pour répondre à la dénonciation d’un orateur véhément comme Kleôn, il fallait une facilité d’élocution, une habileté et un empire sur soi-même, qu’ils n’avaient pas eu l’occasion d’acquérir. Ils restèrent silencieux, — confondus par l’orateur et intimidés par les dispositions de l’assemblée. Leur mission se termina ainsi, et ils furent reconduits dans la trirème à Pylos[27].

Il est probable que si ces ambassadeurs avaient pu faire une réponse efficace à Kleôn, et défendre leur proposition contre son accusation de projet frauduleux, ils auraient été soutenus par Nikias et par un certain nombre d’entre les principaux Athéniens ; de sorte que l’assemblée aurait été amenée à tenter du moins l’issue d’une discussion privée entre agents diplomatiques des deux côtés. Mais la nature du cas exigeait absolument que les envoyés se présentassent avec quelque défense pour eux-mêmes, ce que Nikias pouvait seconder d’une manière efficace, mais qu’il ne pouvait créer ; et comme cette tâche était au-dessus de leurs forces, toute l’affaire manqua. Nous trouverons ci-après d’autres exemples dans lesquels l’inaptitude d’ambassadeurs lacédæmoniens à affronter le débat public de la vie politique athénienne, produit des résultats malheureux. Dans le cas actuel, la proposition des ambassadeurs d’entrer en pourparlers avec des commissaires choisis était non seulement tout à fait raisonnable, mais elle fournissait la seule possibilité (bien que ce ne fût sans doute pas une certitude) de quelque pacification définitive ; et la manœuvre à l’aide de laquelle Kleôn la discrédita fut un abus grave de la publicité, — non inconnu dans la vie politique moderne, bien que plus fréquent dans l’ancienne. Kleôn pensait probablement que si l’on nommait des commissaires, Nikias, Lachês et autres politiques du même rang et de la même couleur, seraient les personnes choisies ; personnes que leur désir d’avoir la paix et de contracter alliance avec Sparte rendrait trop faciles et peu soucieuses d’assurer les intérêts d’Athènes. On verra ; quand nous en viendrons à décrire la conduite de Nikias quatre années plus tard, que ce soupçon n’était pas mal fondé.

Par malheur, Thucydide, quand il décrit les actes de cette assemblée, si importante par ses conséquences en ce °qu’elle intercepta une ouverture de paix pleine de promesses, est bref comme d’ordinaire ; il ne nous rapporte que ce que dit Kleôn et ce que décida l’assemblée. Mais bien qu’il ne soit rien avancé de positif relativement à Nikias et à ses partisans, nous apprenons par d’autres sources, et nous pouvons conclure de ce qui se présenta dans la suite, qu’ils s’opposèrent avec vigueur à Kleôn, et qu’ils considérèrent froidement l’entreprise subséquente contre Sphakteria comme étant une mesure qui lui était propre[28].

Il a été d’usage de regarder le renvoi des ambassadeurs lacédémoniens en cette occasion comme un exemple particulier de folie démocratique. Cependant une appréciation exagérée des chances futures, résultant du succès, et portée a un degré — plus extravagant que celle dont Athènes se rendit alors coupable, n’est nullement particulière à la démocratie. D’autres gouvernements, opposés à la démocratie non moins par le caractère que par la forme, — un despote habile comme l’empereur Napoléon, et une aristocratie puissante comme celle d’Angleterre[29], — ont trouvé dans le succès poussé à ses dernières limites une source d’erreurs. Qu’Athènes désirât profiter de ce retour inattendu de bonne fortune, cela était parfaitement raisonnable ; qu’elle s’en servît pour regagner des avantages que d’anciens malheurs l’avaient forcée d’abandonner, c’était un sentiment assez naturel. La demande était-elle excessive, et jusqu’à quel point ? — c’est là une question toujours au nombre des plus embarrassantes à déterminer pour tout gouvernement, — monarchique, oligarchique ou démocratique.

Toutefois, nous pouvons faire remarquer que Kleôn donna une tournure impolitique au sentiment athénien, en le dirigeant vers le recouvrement entier et littéral de ce qui avait été perdu vingt ans auparavant. A moins que nous ne devions considérer sa quadruple demande comme une prétention exagérée que devait modifier une négociation subséquente, elle semble présenter quelque plausibilité, mais peu de sagesse à longue vue. Car tandis que d’un côté elle exigeait que Sparte rendit beaucoup de choses qui n’étaient pas en sa possession, et qu’elle aurait dû arracher de force aux alliés, de l’autre, la situation d’Athènes n’était pas la même qu’elle avait été quand elle conclut la trêve de Trente ans, et il ne paraît pas que la restitution de l’Achaïa et de Trœzen eût été pour elle d’une importance considérable. Nisæa et Pêgæ, — qui auraient équivalu à la Mégaris entière, en ce que Megara seule n’aurait guère pu être gardée avec ses deux ports au pouvoir de l’ennemi, — eussent été réellement très précieuses, puisqu’elle eût pu alors protéger son territoire contre une invasion venant du Péloponnèse, outre l’avantage de posséder un port dans le golfe corinthien. Et il paraîtrait que si d’habiles commissaires eussent été nommés pour une discussion particulière avec les ambassadeurs lacédæmoniens, dans le désir actuel qui pressait Sparte combiné avec sa disposition à abandonner ses alliés, — il est possible que ce point important eût été poussé et enlevé, en échange de Sphakteria. Qui plus est, si même cette acquisition s’était trouvée impraticable, les Athéniens auraient pu effectuer quelque arrangement qui aurait élargi la brèche et détruit la confiance entre Sparte et ses alliés, résultat qu’il était très important pour eux d’obtenir. Il y avait donc toute raison pour tenter ce qu’une négociation pourrait produire dans les dispositions actuelles de Sparte, et la démarche par laquelle Kleôn brisa brusquement de telles espérances fut décidément funeste.

Lorsque les ambassadeurs revinrent sans succès à Pylos[30], vingt jours après leur départ de cet endroit, l’armistice cessa immédiatement, et les Lacédœmoniens redemandèrent les trirèmes qu’ils avaient livrées. Mais Eurymed6n refusa de satisfaire à cette demande, alléguant que les Lacédæmoniens avaient, pendant la trêve, fait une tentative frauduleuse pour surprendre le rocher de Pylos et violé les stipulations d’autres manières, encore ; tandis qu’il était expressément stipulé dans la trêve que la violation par l’une des deux parties, même de la moindre des conditions, ferait cesser  toute obligation de part et d’autre : Thucydide, sans donner son opinion d’une manière distincte, semble plutôt impliquer qu’il n’y avait pas de motif légitime de refus ; bien que, si quelque défaut accidentel de vigilance eût présenté aux Lacédæmoniens une occasion de surprendre Pylos, il fût assez probable qu’ils en profiteraient en voyant que par là ils repousseraient la flotte athénienne de son seul lieu de débarquement, -et rendraient impraticable le blocus continu de Sphakteria. Que ce soit vrai ou non, Eurymedôn persista dans son refus, malgré les bruyantes protestations des Lacédæmoniens contre sa perfidie. On reprit énergiquement les hostilités : l’armée lacédæmonienne, sur terre, recommença l’attaque des fortifications de Pylos ; tandis que la flotte athénienne redoubla de vigilance dans le blocus de Sphakteria ; où elle fut renforcée par vingt nouveaux vaisseaux d’Athènes, ce qui faisait en tout une flotte de soixante-dix trirèmes. Deux vaisseaux faisaient perpétuellement le tour de .l’île, dans des directions opposées, pendant tout le jour, tandis que la nuit toute la flotte faisait bonne garde, excepté du côté de la haute mer dans le temps orageux[31].

Toutefois, il se trouva bientôt que le blocus causa plus de privations aux assiégeants eux-mêmes, et fut plus difficile à appliquer en toute rigueur à l’île et à ceux qui l’occupaient, qu’on n’y avait songé dans l’origine. Les Athéniens souffraient beaucoup du manque d’eau. Ils n’avaient qu’une fontaine réellement bonne dans la fortification de Pylos elle-même, et elle était tout à fait insuffisante pour les besoins d’une flotte considérable : beaucoup d’entre eus étaient obligés de gratter le galet et de boire l’eau saumâtre qu’ils pouvaient trouver ; tandis que vaisseaux et hommes étaient perpétuellement à flot, vu qu’ils ne pouvaient prendre de repos ni de rafraîchissement que tour à tour en débarquant successivement sur le rocher de Pylos, ou même sur le bord de Sphakteria, avec toute chance d’être interrompus par l’ennemi ; — car il n’y avait pas d’autre lieu de débarquement[32], et la trirème ancienne ne présentait de disposition commode ni pour manger ni pour dormir.

D’abord, on supporta tous ces maux avec patience, -dans l’espoir que Sphakteria serait bientôt réduite par la famine et les Spartiates forcés de renouveler leur demande de capitulation. Mais cette demande ne vint pas, et les Athéniens — de la flotte devinrent graduellement malades de corps aussi bien qu’impatients et irrités d’esprit. Malgré toute leur vigilance, des fournitures clandestines de provisions arrivaient continuellement à l’île, par suite de la tentation de récompenses considérables offertes par le gouvernement spartiate. . D’habiles nageurs s’arrangeaient pour franchir le détroit, tirant après eus au moyen de cordes des outres pleines de graines de lin et de graine de pavot mêlée avec du miel, tandis que des bâtiments marchands, moletés surtout par des . Ilotes, partaient de diverses parties de la côte lacanienne, choisissant de préférence des nuits orageuses et affrontant tous les dangers, afin d’aborder avec leur cargaison du côté de l’île qui regardât la haute mer, à un moment où les vaisseaux de garde athéniens ne pouvaient exercer de surveillante[33]. Ils s’inquiétaient peu d’endommager leur vais seau en abordant, pourvu qu’ils pussent débarquer la cargaison ; car une ample compensation leur était assurée, en même temps que l’émancipation à tout Ilote qui réussissait à atteindre l’île avers des provisions. Bien que les Athéniens redoublassent de vigilance et interceptassent beaucoup de ces hardis contrebandiers, il y en avait encore d’autres qui leur échappaient. De plus, les rations fournies à l’île par stipulation pendant l’absence des .ambassadeurs, lors de leur voyage à Athènes, avaient été si abondantes, qu’Epitadas, le commandant, avait pu économiser et faire ainsi durer le fonds plus longtemps. Les semaines succédaient aux semaines sans aucun symptôme de reddition. Non seulement, les Athéniens ressentaient les souffrances actuelles de leur position, mais encore ils éprouvaient des craintes au sujet de leurs provisions, toutes apportées par mer autour du Péloponnèse à ce rivage éloigné et nu. Ils commençaient même à douter de la possibilité de continuer indéfiniment ce blocus, contre les éventualités d’un temps violent qui s’ensuivrait probablement à la fin de l’été. Dans cet état de fatigue et d’incertitude, l’actif Demosthenês se mit à organiser une descente dans File, avec la pensée de l’enlever de vive force. Non seulement il envoya demander des troupes aux alliés voisins, à Zakynthos et à Naupaktos, mais encore il transmit à Athènes une requête pressante, afin qu’on lui fournît des renforts pour ce dessein, — faisant connaître implicitement et l’état fâcheux de l’armement et les chances stériles d’un simple blocus[34].

L’arrivée de ces députés causa une mortification aux Athéniens à Athènes. Ils s’étaient attendus à apprendre longtemps auparavant que Sphakteria s’était rendue ; on leur apprenait maintenant à considérer même la conquête définitive comme un fait douteux. Ils furent surpris que les Lacédæmoniens n’envoyassent pas dé nouveaux ambassadeurs pour solliciter la paix, et commencèrent soupçonner que ce silence était fondé sur l’espoir sérieux d’être en état de tenir. Mais de tous les citoyens, le plus déconcerté fut Kleôn, qui remarqua que le peuple regrettait actuellement son rejet insultant du message lacédæmonien, et qu’il était fâché contre lui pour l’avoir conseillé ; tandis qu’au contraire ses nombreux ennemis politiques se réjouirent de la tournure qu’avaient prise les événements, en ce qu’elle offrait un moyen d’effectuer sa ruine. D’abord, Kleôn prétendit que les députés avaient présenté faussement l’état des faits. A quoi ces derniers répondirent en demandant avec instance que, si l’on se défiait de leur exactitude, on envoyât des commissaires inspecteurs pour la vérifier ; et Kleôn lui-même, avec Theogenês, fut sur-le-champ nommé à cette fonction.

Mais il ne convenait pas au dessein de Kleôn d’aller comme commissaire à Pylos. La défiance qu’il avait montrée pour le rapport, des députés n’était qu’un simple soupçon général, ne reposant sur aucune preuve évidente. De plus, il vit que les dispositions de l’assemblée tendaient à accéder à la requête de Demosthenês et à envoyer un armement comme renfort. En conséquence, il changea de ton aussitôt : Si vous croyez réellement ce qu’on vous expose (dit-il), ne perciez pas de temps à envoyer des commissaires, mais partez sans retard pour vous emparer de ces Spartiates. Il serait facile avec des forces convenables, si vos généraux étaient des hommes (ici il désigna avec reproche son ennemi Nikias, alors stratêgos)[35], de faire voile et de prendre les ennemis dans l’île. C’est ce que du moins je voudrais faire si j’étais général. Ses paroles provoquèrent instantanément un murmure hostile dans une partie de l’assemblée. Pourquoi ne t’embarques-tu pas sur-le-champ, si tu crois la chose si facile ? Nikias, profitant de ce murmure, et charmé d’avoir pris au piège son ennemi politique, s’avança en personne et le pressa de se mettre à l’œuvre sans retard ; il lui donna à entendre que ses collègues et lui-même étaient tout disposés à lui accorder la partie des forces militaires de la république qu’il lui conviendrait de demander.

Kleôn commença par adhérer à la proposition, la croyant un simple stratagème de débat, employé sans intention sérieuse. Mais aussitôt qu’il vit que l’on pensait réellement ce que l’on disait, il essaya de revenir sur ses pas et dit à Nikias : C’est ton devoir de partir ; tu es général, et non pas moi[36]. Nikias, pour toute réponse, répéta son exhortation, renonça formellement au commandement contre Sphakteria, et invita les Athéniens à se rappeler ce qu’avait dit Kleôn, et à le contraindre à tenir son engagement. Plus Kleôn s’efforçait d’esquiver ce devoir, plus l’assemblée criait avec force et unanimité que Nikias lui abandonnât son pouvoir et que lui s’en chargeât. Enfin, voyant qu’il n’y avait pas possibilité de reculer, Kleôn accepta la charge avec répugnance et s’avança pour annoncer son intention dans un discours résolu : — Je n’ai pas peur des Lacédæmoniens (dit-il) ; je partirai sans même prendre avec moi aucun des hoplites du rôle athénien régulier, mais seulement les hoplites lemniens et imbriens qui sont actuellement ici (c’est-à-dire des Klêruchi athéniens ou citoyens habitant a l’extérieur, qui avaient des biens à Lemnos et a Imbros et qui y résidaient habituellement), avec quelques peltastes amenés d’Ænos en Thrace, et quatre cents archers. Avec ces forces, ajoutées à ce qui est déjà à Pylos, je m’engage, dans l’espace de vingt jours, soit à amener ici comme prisonniers les Lacédæmoniens enfermés dans Sphakteria, soit a les tuer dans l’île. Cette légèreté de langage — κουφολογία — de la part de Kleôn fit rire quelque peu les Athéniens (fait observer Thucydide) ; mais les hommes sensés songèrent avec, plaisir que l’un ou l’autre de ces deux avantages était maintenant certain ; ou bien ils seraient délivrés de Kleôn, ce qu’ils espéraient comme l’issue à la fois la plus probable et la plus désirable, — ou si l’on se trompait sur ce point, les Lacédæmoniens dans l’île seraient tués ou pris[37]. En conséquence, on vota pour le départ immédiat de Kleôn, qui fit nommer Demosthenês comme son collègue dans le commandement, et fit savoir aussitôt à Pylos qu’il était sur le point de partir avec le renfort demandé.

Cette curieuse scène, intéressante en ce quelle découvre le sentiment intérieur de l’assemblée athénienne, suggère, à la bien considérer, des réflexions très différentes de celles qui y ont été habituellement rattachées. La plupart des historiens semblent n’y voir qu’un trait de légèreté ou de folie, dans le peuple athénien, qui, suppose-t-on, s’est donné le plaisir de faire l’excellente plaisanterie de meure un homme incapable, contre sa propre volonté, à la tête de son entreprise, afin de pouvoir s’amuser de ses bévues ; Kleôn est ainsi méprisable, et le peuple athénien ridicule. Assurément, si ce peuple avait été disposé à conduire ses affaires publiques d’après des caprices aussi puérils que ceux qui sont impliqués ici, il aurait fait une figure très différente de celle que l’Histoire nous présente réellement. La vérité est que, par rapport à la légèreté de langage attribuée à Kleôn, et qui excita plus ou moins le rire parmi les personnes présentes, il n’y eut en réalité de ridicules que les rieurs eux-mêmes. Car ce qu’il annonça était si loin d’être extravagant, qu’il le réalisa à la lettre, et ajoutons, sans l’aide particulière d’un accident favorable imprévu. Pour jeter encore plus de jour sur ce que nous disons ici, nous n’avons qu’à comparer les railleurs avant le fait avec les railleurs après le fait. Tandis que les premiers se moquent de Kleôn comme d’un homme qui promet des résultats extravagants et impossibles, nous voyons Aristophane[38] (dans sa comédie des Chevaliers environ six mois plus tard) rire de lui comme n’ayant rien fait du tout, — comme étant entré par artifice dans les souliers de Demosthenês et ayant volé à ce général la gloire de prendre Sphakteria, après que toutes les difficultés de l’entreprise avaient déjà été,surmontées et que le gâteau était tout cuit — pour employer la phrase du poète comique. Ces deux plaisanteries sont des exagérations en sens opposés ; mais la dernière dans l’ordre du temps, si elle est bonne contre Kleôn, est un sarcasme amer contre ceux qui se moquaient de Kleôn comme d’un fanfaron extravagant.

Si nous voulons comparer sans parti pris la conduite de Kleôn avec celle de ses adversaires politiques, nous devons distinguer entre les deux occasions : d’abord, celle dans laquelle il avait fait échouer la mission pacifique des ambassadeurs lacédæmoniens ; ensuite, le délai subséquent et le dilemme que nous avons récemment décrit. Dans la première occasion, son avis parait avoir été erroné en politique ; aussi bien que blessant dans la forme ; ses adversaires, en proposant une discussion par commissaires spéciaux comme chance favorable pour obtenir d’honorables conditions de pais, se firent une idée plus juste des intérêts publics. Mais le cas changea entièrement quand on eut fait cesser (sagement ou non) la mission destinée à obtenir la paix, et quand on eut remis le sort de Sphakteria aux chances de la guerre. Il y eut alors des raisons impérieuses de poursuivre les hostilités avec vigueur et d’employer toutes les- forces nécessaires pour assurer la prise de cette île. Et en songeant à cette fin, nous verrons qu’il n’y eut rien dans la conduite de Kleôn qui méritât le blâme ou la raillerie ; tandis que ses adversaires politiques (Nikias entre autres) sont déplorablement timides, ignorants et indifférents à l’intérêt publie, ne songeant qu’à profiter du désappointement du moment ainsi que du dilemme pour en faire l’occasion de sa ruine.

Accorder le renfort demandé par Demosthenês, c’était évidemment la mesure convenable, et Kleôn vit que le peuple soutiendrait sa proposition. Mais il savait en même temps de bonnes raisons pour reprocher à Nikias et aux autres stratêgi, dont le devoir était de la produire, la lenteur dont ils faisaient preuve en gardant le silence et en laissant la chose aller comme elle pouvait, comme si c’était l’affaire de Kleôn et non la leur. Sa bravade — c’est ce que j’aurais fait, moi, si j’étais général — était une simple phrase amenée par la chaleur du débat, telle qu’on en a dû très souvent employer de pareilles sans aucune idée de la part des auditeurs de l’expliquer comme un engagement que l’orateur était tenu de réaliser. Il n’était pas déshonorant pour Kleôn de décliner une charge qu’il n’avait jamais recherchée et d’avouer son incompétence pour le commandement. Ce qui le força d’accepter le poste, malgré sa répugnance non affectée, ce ne fut pas (comme quelques historiens voudraient nous le faire croire) parce que le peuple, athénien aimait une plaisanterie, mais ce furent deux sentiments, tous deus tout à fait sérieux, qui partageaient l’assemblée, — sentiments opposés par leur nature, mais coïncidant en cette occasion pour tendre au même résultat. Ses ennemis le poussaient à grands cris en avant, dans l’espérance que l’entreprise échouerait entre ses mains et qu’il serait ruiné ainsi ; ses amis, s’apercevant de cette manoeuvre, mais ne partageant pas les mêmes pensées et attribuant sa résistance à la modestie, ne s’en prononcèrent qu’avec plus de force en faveur de leur chef, et répondirent au cri de mépris par des cris de sincère encouragement. Pourquoi ne tentes-tu pas l’entreprise, Kleôn, si tu la crois si aisée ? Tu verras bientôt que c’est trop pour toi, — voilà ce que lui criaient ses ennemis ; à quoi ses amis répondaient : — Oui, assurément, essaye, Kleôn ; à tout prix, essaye ; ne recule pas ; nous te certifions que tu en sortiras à ton honneur et que nous serons avec toi. Ces cris en sens opposé sont précisément dans la nature d’une multitude animée (comme le dit Thucydide[39]), et divisée de sentiment. Amis aussi bien qu’ennemis concoururent ainsi à imposer à Kleôn une obligation à laquelle il ne pouvait échapper. De tous ceux qui sont engagés dans cette affaire, ceux dont la conduite est la plus honteuse et la plus impardonnable sont Nikias et ses partisans oligarchiques, qui forcent un ennemi politique à accepter le commandement suprême malgré ses énergiques protestations, persuadés qu’il échouera de manière à compromettre la vie de beaucoup de soldats et les destinées de l’État dans cette circonstance importante, — mais heureux de l’idée qu’ils l’amèneront au déshonneur et à la ruine.

On doit faire remarquer que Nikias et les stratêgi, ses collègues, reculèrent dans cette occasion, en partie parce qu’ils eurent réellement peur de la tâche. Ils prévoyaient une résistance jusqu’à la mort à Sphakteria semblable à celle des Thermopylæ ; et dans ce cas, bien qu’il se pût que la victoire fût remportée par des forces assaillantes supérieures, elle ne le serait pas sans beaucoup de sang versé et de péril, outre une querelle à mort avec Sparte. Si Kleôn mesura les chances plus exactement, on devrait lui en faire honneur comme à un homme bene ausus vana contemnere. Et il semble probable que, s’il ne s’était pas avancé  ainsi pour appuyer la demande de renfort faite par Demosthenês, — ou plutôt s’il n’avait pas été placé- de manière à être forcé de l’avancer, — Nikias et ses amis juraient laissé de côté l’entreprise, et rouvert des négociations de paix dans des circonstances ni honorables ni avantageuses pour Athènes. Kleôn fut dans cette affaire l’un des principaux, auteurs du succès le plus important qu’ait obtenu. Athènes dans tout le cours de la guerre.

Quand il rejoignit Demosthenês avec son renfort, Kleôn trouva tous les préparatifs pour l’attaque faits par ce général, et les soldats, à Pylos, impatients de commencer les mesures agressives qui les délivreraient de l’ennui d’un blocus. Sphakteria était devenue récemment plus facile à attaquer par suite d’un incendie accidentel du bois, provenant d’un feu allumé par les marins athéniens tandis qu’ils étaient débarqués sur le bord de l’île et qu’ils faisaient cuire leurs aliments. Sous l’influence d’un vent violent, une grande partie du bois de l’île avait ainsi pris feu et avait été détruite. Pour Demosthenês, c’était un accident particulièrement heureux ; car la pénible expérience de. sa défaite sur, les collines boisées de l’Ætolia lui avait appris combien il était difficile pour des assaillants de lutter avec un ennemi qu’ils ne pouvaient voir, et qui connaissait tous les bons points de défense du pays[40]. L’île étant ainsi dépouillée de son bois, il put surveiller la garnison, compter le nombre des hommes, et établir son plan d’attaque d’après des données certaines. Il découvrit aussi alors pour la première fois qu’il avait déprécié leur nombre réel, après avoir soupçonné auparavant que les Lacédæmoniens y avaient envoyé des rations pour un total plus grand que celui qui y était réellement contenu. L’île était occupée en tout par quatre cent vingt hoplites lacédæmoniens, dont plus de cent vingt étaient natifs de Sparte et appartenaient aux premières familles de la ville. Le commandant Epitadas, avec le corps principal, occupait le centre de l’île, prés de la seule source d’eau qu’elle fournît[41] ; une garde avancée de trente hoplites était postée non loin du rivage de la mer, à l’extrémité de l’île la plus éloignée de Pylos ; tandis que celle qui faisait immédiatement face à Pylos, particulièrement escarpée et raboteuse, et contenant même une enceinte grossière de pierres, d’origine inconnue, qui servait de sorte de défense, — était gardée comme poste de réserve[42].

Telle était la proie que désiraient saisir Kleôn et Demosthenês. Le jour même de l’arrivée du premier, ils envoyèrent un héraut aux commandants lacédæmoniens sur le continent, pour les inviter à livrer les hoplites de l’île, à condition qu’ils seraient simplement retenus sous bonne garde sans aucun mauvais traitement, jusqu’à ce que fût effectuée une pacification définitive. Naturellement la sommation fut repoussée ; ensuite, ne donnant à leurs hommes qu’un jour de repos, les deux généraux profitèrent de la nuit pour embarquer tous leurs hoplites sur un petit nombre de trirèmes, qui firent semblant de commencer simplement leur circumnavigation nocturne ordinaire, de manière à ne pas exciter de soupçon parmi les ennemis qui occupaient l’île. Le corps entier des hoplites athéniens, au nombre de huit cents, fut ainsi débarqué en deux divisions, l’une de chaque côté de l’île, un peu avant l’aurore ; les avant-postes, composés de trente Lacédæmoniens, qui n’étaient nullement préparés, furent surpris même dans leur sommeil et tous tués[43]. Au point du jour, toutes les autres troupes des soixante-douze trirèmes furent aussi débarquées, on ne laissa à bord que les thalamii ou rang le plus bas de rameurs, et on ne réserva qu’un nombre suffisant pour garnir d’hommes les murs de Pylos. En tout ils ne peuvent avoir été moins de dix mille hommes employés dans l’attaque de l’île — de toutes armes : huit cents hoplites, huit cents peltastes, hait cents archers ; le reste armé avec des javelines, des frondes et des pierres. Demosthenês garda ses hoplites en un seul corps compacte, mais il répartit les soldats armés a la légère en compagnies séparées de deux cents hommes chacune environ, avec ordre d’occuper les terrains élevés tout à l’entour et de harceler, les Lacédæmoniens dans les flancs et par derrière[44].

Pour résister à ces forces considérables, le commandant lacédæmonien Epitadas n’avait autour de lui que trois cent soixante hoplites ; car sa compagnie avancée de trente hommes avait été tuée, et il avait dû en mettre en réserve une fois autant pour garder la station garnie de rochers sur ses derrières. Quant aux Ilotes qui étaient avec lui, Thucydide n’en dit rien pendant tout le cours de l’action. Aussitôt qu’il vit le nombre et la disposition de ses ennemis, Epitadas rangea ses hommes en ordre de bataille, et, s’avança pour en venir aux mains avec le corps principal d’hoplites qu’il voyait devant lui. Plais la marche spartiate était habituellement lente[45] ; de plus, le terrain était raboteux et inégal, obstrué par des chicots, et couvert de poussière et de cendres, par suite de l’incendie récent du bois, de sorte qu’une marche à la fois rapide et régulière n’était guère possible. Il avait à traverser tout l’espace intermédiaire, puisque les hoplites athéniens restaient immobiles que leur position. Il n’eut pas plus tôt commencé sa marche, qu’il se vit assailli tant par derrière que sur les flancs, surtout au flanc droit, que ne protégeait pas le bouclier, par les nombreuses compagnies de soldats armés à la légère[46]. Nonobstant leur extraordinaire supériorité de nombre, ces hommes, furent d’abord frappés de terreur de se trouver en lutte, réelle avec des hoplites lacédæmoniens[47]. Toutefois ils commencèrent le combat, lancèrent leurs arides de trait, et inquiétèrent tellement la marche que les hoplites furent obligés de s’arrêter, tandis qu’Epitadas ordonnait aux plus actifs d’entre eux de sortir de leurs rangs et de repousser les assaillants. Mais des soldats poursuivant avec une lance et un bouclier avaient peu de chance d’atteindre des hommes vêtus et armés légèrement, qui se retiraient toujours, dans quelque direction que fût commencée la poursuite, — avaient l’avantage que leur offrait un terrain difficile, — redoublaient leurs attaques inquiétantes sur les derrières de leurs ennemis, dès que ces derniers faisaient retraite pour reprendre leur place dans les rangs, — et avaient toujours soin de gagner du terrain à l’arrière des hoplites.

Après quelque expérience de l’inefficacité de leur poursuite, les hommes armés à la légère, devenus beaucoup plus hardis que dès le début, en vinrent aux mains avec les Lacédæmoniens, plus près, et plus généralement avec des flèches, des javelines et des pierres,- ils poussaient des cris et des clameurs qui fendaient l’air et empêchaient le commandement de parvenir aux soldats lacédæmoniens, — qui en même temps étaient presque aveuglés par les nuages épais de poussière produits par les cendres du bois récemment dispersées[48]. L’éducation dans le système de Lykurgue ne préparait pas à cette manière de combattre. Plus elle durait, plus l’embarras des hoplites exposés devenait pénible. Leurs efforts répétés, pour détruire ou même pour atteindre des ennemis agiles et qui revenaient sans cesse, avortèrent tous ; tandis que leur propre nombre diminuait incessamment par suite de blessures qu’ils ne pouvaient pas rendre. Leurs seules armes offensives consistaient en la longue lance et la courte épée, habituelles à l’hoplite grec, sans aucune arme de trait quelconque ; et-ils ne pouvaient pas même recueillir et renvoyer Ies javelines de leurs ennemis, vu que les pointes de ces javelines se brisaient ordinairement et se fixaient dans les boucliers ou quelquefois même dans le corps qu’elles avaient blessé. De plus les arcs des archers, sans doute choisis avec soin avant le départ d’Athènes, étaient tirés avec beaucoup de force, de sorte que leurs flèches ont pu parfois percer et faire des blessures à travers le bouclier ou le casque. Mais, quoi qu’il en soit, le pourpoint rembourré, qui formait la seule défense de l’hoplite, de son côté non protégé par le bouclier, était une protection très insuffisante contre elles[49]. Les Lacédæmoniens restèrent longtemps dans cette situation critique, pauvrement pourvus pour la défense, et dans ce cas particulier tout à fait sans ressource pour l’attaque, — sans pouvoir en aucune sorte s’approcher des hoplites athéniens. A ; la fin le commandant lacédæmonien, voyant que sa position empirait d’heure en heure, donna l’ordre de serrer les rangs et de faire retraite vers la dernière redoute située, derrière eux. Mais ce mouvement ne s’exécuta pas sans difficulté, car les assaillants légèrement armés devinrent si hardis et poussèrent tant de cris, qu’un grand nombre de blessés, hors d’état clé bouger ou du moins de garder le rang, furent surpris et tués[50].

Toutefois un faible reste de la troupe atteignit en sûreté le dernier poste. Là ils furent protégés relativement, puisque le terrain était tellement hérissé de rochers et si impraticable, que leurs ennemis ne pouvaient les attaquer ni en flanc ni par derrière, bien que la position n’eût pu à aucun prix être longtemps tenable séparément, d’autant plus que la seule source d’eau dans l’île était au centre, qu’ils venaient d’être forcés d’abandonner. Les hommes légèrement armés étant actuellement moins utiles, Demosthenês et Kleôn firent avancer leurs huit cents hoplites athéniens, qui n’avaient pas été engagés auparavant. Mais les Lacédœmoniens étaient ici dans leur élément[51] avec leurs armes, et ils pouvaient déployer leur supériorité bien connue contre des hoplites qui les combattaient, surtout en ce qu’ils avaient l’avantage de la position sur des ennemis qui attaquaient d’en bas. Bien que les Athéniens fussent deux fois plus nombreux, et en même temps non encore épuisés, ils furent repoussés dans maintes attaques successives. Les assiégés tinrent bon malgré toute la fatigue et les souffrances antérieures, que rendait plus dures à supporter le maigre régime auquel ils avaient été récemment condamnés. La lutte dura si longtemps que la chaleur et la soif commençaient à se faire sentir même aux assaillants, quand le commandant des Messêniens vint trouver Kleôn et Demosthenês, et leur donna à entendre qu’ils se donnaient actuellement une peine inutile ; il leur promit en même temps que, s’ils voulaient lui confier un détachement de troupes légères et d’archers, il trouverait un passage autour des sommets plus élevés, à l’arrière des assaillants[52]. En conséquence, il se déroba sans être remarqué par derrière, grimpa sur des rochers dépourvus de tout sentier, passa par une rampe presque impraticable sur le bord même de la mer, et s’approcha par un côté que les Lacédæmoniens avaient, laisse sans gardes :, ne s’imaginant jamais qu’ils pourraient être inquiétés dans cette direction. Il parut soudain avec son détachement sur le plus haut pic au-dessus d’eux, de sorte que leur position fut dominée ainsi, et qu’ils se trouvèrent, comme aux Thermopylæ, pris des deux côtés, sans aucun espoir de pouvoir s’échapper. Les ennemis qu’ils avaient devant eux, encouragés par le succès des Messêniens, avancèrent avec un redoublement d’ardeur, jusqu’à ce qu’enfin le courage des Lacédæmoniens cédât, et la position fût emportée[53].

Quelques moments de plus, et ils auraient tous été accablés et tués, — quand Kleôn et Demosthenês, désireux de les mener comme prisonniers à Athènes, forcèrent leurs hommes de s’arrêter, et adressèrent aux entremis par un héraut une invitation de se rendre, à condition de remettre leurs armes, et de rester à la disposition des : Athéniens. La plupart d’entre eux, incapables d’un nouvel effort, accédèrent sur-le-champ à la proposition, et témoignèrent leur acquiescement en jetant leurs boucliers et en agitant leurs mains au-dessus de leurs têtes. La bataille étant ainsi finie, Styphôn le chef, — qui dans l’origine ne commandait qu’en troisième, mais qui maintenant était à la tête de la troupe, puisque Epitadas avait été tué, et que le commandant en second, Hippagretês, était couché sur le champ de bataille, hors d’état de servir par suite de ses blessures, — Styphôn entra en pourparlers avec Kleôn et Demosthenês, et sollicita la permission d’envoyer demander des ordres aux Lacédæmoniens sur la terre ferme. Les commandants athéniens, tout en repoussant cette requête, dépêchèrent un messager de leur côté, invitant à venir du continent des hérauts lacé-41œmoniens, par l’intermédiaire desquels des communications furent échangées deux ou trois fois entre Styphôn et les principales autorités lacédæmoniennes. A la fin arriva le message définitif. — Les Lacédæmoniens vous ordonnent de prendre conseil de vous-mêmes, sur ce qui vous concerne, mais de ne rien faire de honteux[54]. Ils eurent bientôt pris leur parti ; ils se rendirent et livrèrent leurs armes ; ils étaient au nombre de deux cent quatre-vingt-douze, qui survivaient au total primitif de quatre cent vingt. Et de ce nombre il n’y avait pas moins de cent vingt Spartiates indigènes, dont quelques-uns appartenaient aux premières familles de la ville[55]. Ils furent tenus sous bonne garde pendant cette nuit, et distribués le matin entre les triérarques athéniens pour être transportés à Athènes comme prisonniers, tandis qu’on accorda une trêve aux Lacédæmoniens qui étaient à terre, afin qu’ils pussent transporter leurs morts et les enterrer. Epitadas avait su si bien ménager les provisions, qu’on trouva encore quelque nourriture dans l’île ; bien que la garnison eût subsisté pendant cinquante-deux jours de fournitures accidentelles, aidées par les économies faites pendant les vingt jours de l’armistice, où l’on fournissait régulièrement une quantité stipulée d’aliments. Soixante-douze jours s’étaient ainsi écoulés, depuis le premier emprisonnement dans l’île jusqu’à l’heure de leur reddition[56].

Les meilleures troupes dans les temps modernes n’encourraient pas de reproches, et ne causeraient pas de surprise, en se rendant, au milieu de circonstances semblables à tous égards à celles où se trouvait ce vaillant reste de Sphakteria. Cependant en Grèce l’étonnement fut prodigieux et universel, quand on apprit que les Lacédæmoniens avaient consenti à devenir prisonniers[57]. Car la terreur inspirée par leur nom et l’impression profonde des Thermopylæ avaient fait naître la croyance qu’ils endureraient la famine jusqu’à la dernière extrémité, et qu’ils périraient au milieu de troupes ennemies supérieures, plutôt que de songer à livrer leurs armes et à survivre comme captifs. Les événements de Sphakteria, en heurtant cette idée préconçue, discréditèrent la vaillance militaire de Sparte aux yeux de toute la Grèce ; et particulièrement à ceux de ses propres alliés. Même dans Sparte aussi, le même sentiment domina, — révélé en partie dans la réponse transmise a Styphôn par les généraux à terre, qui n’osèrent pas s’opposer à la reddition, mais cependant la décourageaient par une voie détournée. Il est certain que les Spartiates auraient moins perdu par leur mort que par cette reddition. Mais nous lisons avec dégoût le sarcasme méchant d’un des alliés d’Athènes (non un Athénien) engagés dans l’affaire, adressé sous forme de question a l’un des prisonniers : Vos plus braves ont donc été tous tués ? La réponse donnait à entendre le mépris constant qu’avaient les Lacédæmoniens pour l’arc et pour ses coups, effets du hasard, dans la ligne. — Ce serait une excellente flèche, celle qui pourrait distinguer les plus braves. Les paroles qu’Hérodote prête a Demaratos, composées dans les premières années de la guerre du Péloponnèse, attestent cette même foi dans la valeur spartiate. — Les Lacédæmoniens meurent, mais ils ne se rendent jamais[58]. Cette impression fut dorénavant, non pas effacée, il est vrai, mais sensiblement affaiblie, et elle ne revint jamais complètement à son premier point.

Usais le jugement général des Grecs relativement à la prise de Sphakteria, bien qu’il mérite en tout point d’être conservé, est beaucoup moins surprenant que celui que prononce Thucydide lui-même. Kleôn et Demosthenês revenant avec une partie de l’escadre et amenant tous les prisonniers, partirent de Sphakteria le surlendemain de l’action, et arrivèrent à Athènes vingt jours après que Kleôn l’avait quittée. Ainsi la promesse de Kleôn, tout insensée qu’elle fût, se trouva réalisée, fait observer l’historien[59].

Des hommes avec des armes dans les mains ont toujours le choix entre la mort et l’emprisonnement, et l’opinion grecque s’égara seulement en admettant comme une certitude que les Lacédœmoniens préféreraient le premier parti. Mais Kleôn n’avait jamais promis de les amener à Athènes comme prisonniers : sa promesse était disjonctive, — à savoir, ou qu’ils seraient amenés ainsi à Athènes, ou tués, dans les vingt jours. Aucune parole dans tout Thucydide ne m’étonne autant que celle par laquelle il stigmatise une telle attente comme insensée. Il y a ici, quatre cent vingt hoplites lacédæmoniens, sans aucune autre espèce de troupes pour les aider, — sans possibilité de recevoir de renforts, — sans fortification régulière, sans un défilé- étroit comme celui des Thermopylæ, — sans approvisionnement de nourriture suffisant ni certain, — enfermés dans une petite île ouverte qui avait moins de deux milles (3 kilom.) en longueur. Contre eux on amène dix mille hommes de troupes de diverses armes, comprenant huit cents hoplites frais d’Athènes, et commandés par Demosthenês, homme à la fois entreprenant et éprouvé. Car les talents aussi bien que la présence et les préparatifs de Demosthenês sont une partie des données du cas, et la capacité personnelle de Kleôn pour commander seul est étrangère au calcul. Or, si, dans de telles circonstances, Kleôn promettait que cette compagnie perdue de braves gens serait ou tuée ou faite prisonnière, comment pourrait-on le considérer, Je ne dirai pas comme se laissant aller à une folle vanterie, mais même comme dépassant eue appréciation prudente et méfiante de la probabilité ? Même douter de ce résultat, et à plus forte raison prononcer une opinion telle que celle de Thucydide implique une idée non seulement d’un pouvoir surhumain dans les hoplites lacédæmoniens, mais une honteuse incapacité de la part de Demosthenês et des assaillants. L’intervalle de vingt jours, désigné par Kleôn, n’était pas court d’une manière extravagante, à considérer la distance entre Athènes et Pylos. Car il n’était pas possible que l’attaque de cette petite île occupât plus d’un jour ou de deux au plus, bien que son blocus pût avoir été prolongé par divers accidents, ou pût même être entièrement interrompu par quelque terrible tempête. Si donc notas examinons avec soin cette promesse, faite par Kleôn dans l’assemblée, nous trouverons que, loin de mériter la sentence que Thucydide prononce sur elle, quand il l’appelle une folle vanterie qui se trouva vraie par accident, — c’était une prévision raisonnable et même modeste de l’avenir[60] : en réservant le seul point réellement douteux du cas, — à savoir si la garnison de l’île serait finalement tuée ou faite prisonnière. Demosthenês, s’il eût été présent à Athènes au lieu d’être à Pylos, aurait volontiers scellé cet engagement pris par Kleôn.

Je répète avec répugnance, bien que non sans y croire ; l’assertion avancée par un des biographes de Thucydide[61], — que Kleôn fut la cause du bannissement de ce dernier comme général, et qu’en conséquence Thucydide l’a traité plus durement qu’il n’aurait dû le faire en sa qualité d’historien. Mais bien que ce sentiment ne soit probablement pas sans influence sur l’expression de cet inconcevable jugement que j’ai critiqué tout à l’heure, — aussi bien que sur d’autres opinions relatives à Kleôn dont je parlerai plus longuement dans un autre chapitre, — néanmoins je regarde ce jugement comme n’étant pas particulier à Thucydide, ruais comme lui étant commun avec Nikias et ceux que nous devons appeler, faute d’un meilleur terme ; le parti oligarchique de l’époque à Athènes. Et il nous donne quelque idée des préjugés et de l’étroitesse de vues qui dominaient dans ce parti lors de cette mémorable crise, formant un contraste si marqué avec les calculs clairvoyants et résolus de Kleôn, et la conduite judicieuse que montra dans l’action cet homme qui, forcé contre sa volonté d’accepter le posté de général, fit de son mieux dans sa situation, — il choisit Demosthenês  comme collègue et le seconda sincèrement dans ses opérations. Bien que l’attaque militaire de Sphakteria, un des exemples les plus remarquables de la science du commandement dans toute la guerre, et distinguée non moins par l’habile emploi de différentes sortes de troupes que par le soin pris pour ménager la vie des assaillants, appartienne entièrement à Demosthenês ; cependant, si Kleôn n’eût pas été capable de se lever dans l’assemblée athénienne et de défier ces sombres prédictions que nous voyons attestées dans Thucydide, Demosthenês n’aurait, jamais été renforcé ni mis en état de débarquer dans l’île. Conséquemment, la gloire de l’entreprise leur appartient à tous eaux en commun. Lien loin que Kleôn ait dérobé les lauriers de Demosthenês (comme Aristophane le représente dans sa comédie des Chevaliers), c’est à lui réellement que ce général dut de les placer sur sa tête, quoique Kleôn en même temps y eût une part bien méritée. Il a été jusqu’ici d’usage de considérer Kleôn seulement du point de vue de ses adversaires, dont le témoignage seul nous le fait connaître. Mais, le fait réel est que cette histoire des événements de Sphakteria, quand on les examine avec soin, est une honte constante pour ces adversaires, et pour lui un honneur noir médiocre ; elle les montre comme dépourvus à la fois de prévoyance politique et de patriotisme ardent, — comme sacrifiant les occasions favorables de la guerre, avec la vie de leurs concitoyens et des soldats, dans le dessein de ruiner un ennemi politique. C’était le devoir de Nikias, comme stratêgos, de proposer, et d’entreprendre en personne, s’il était nécessaire, la réduction de Sphakteria. S’il jugeait l’entreprise dangereuse, c’était une bonne raison pour y consacrer des forces militaires plus considérables, comme nous le verrons plus tard raisonner au sujet de l’expédition de Sicile, — mais non pour la laisser échapper ou pour la rejeter sur d’autres[62].

Le retour de Kleôn et de Demosthenês à Athènes, dans les vingt jours promis, amenant avec eus près de trois cents prisonniers lacédæmoniens, a dû être l’événement de beaucoup le plus triomphant et le plus réjouissant qui soit survenu aux Athéniens dans tout le cours de la guerre. Il changea immédiatement les perspectives, la position et les sentiments des deux parties rivales. Un tel nombre de prisonniers lacédæmoniens, surtout cent vingt Spartiates, fut, pour ainsi dire, une source de stupéfaction pour le corps des Grecs en général, et un prix d’une valeur inestimable pour les vainqueurs. Le retour de Demosthenês l’année précédente, qui rapportait avec lui du golfe Ambrakien trois cents armures ambrakiennes, avait probablement été un assez grand triomphe. Mais son entrée dans le Peiræeus en cette occasion au retour de Sphakteria, avec trois cents prisonniers lacédæmoniens, a dû sans doute occasionner des émotions qui dépassèrent tout ce que l’on avait ressenti antérieurement. Il est fort à regretter qu’on ne nous ait pas conservé de description de la scène, aussi bien que des manifestations d’orgueil du peuple quand les prisonniers se rendirent de Peiræeus à Athènes. Nous serions curieux aussi de lire quelque récit de la première assemblée athénienne tenue après cet événement, — les applaudissements enthousiastes prodigués à Kleôn par ses partisans joyeux, qui avaient contribué à l’investir des devoirs de général, dans la conviction qu’il les remplirait bien, — opposés au silence ou à la rétractation de Nikias et des autres ennemis politiques humiliés. Mais par malheur tous ces détails nous sont refusés, — bien qu’ils constituent le sang et la vie de l’histoire grecque, dont nous n’avons maintenant sous les vaux, que le squelette.

Le premier mouvement des Athéniens fat de regarder les, prisonniers comme une garantie pour leur territoire contre l’invasion[63]. Ils résolurent de les tenir sous bonne garde jusqu’à la paix ; mais si à un moment quelconque avant cet événement l’armée lacédæmonienne entrait en Attique, de produire alors les prisonniers et de les, mettre à mort sous les yeux des envahisseurs. Ils furent en même temps pleins d’ardeur quant à L’idée de poursuivre la guerre, et de plus confirmés dans l’espérance, non seulement de conserver leur puissance intacte, mais même de recouvrer, une grande partie de ce qu’ils avaient perdu avant la trêve à Trente ans. On mit Pylos dans un meilleur état de défense, avec l’île adjacente de Sphakteria, sans doute comme occupation subsidiaire. Les Messéniens qui y furent transportés de Naupaktos, ravis de se trouver une fois encore maîtres même d’un rocher avancé dans le territoire qui avait appartenu à leurs ancêtres, se mirent sans tarder à parcourir et à ravager la Laconie ; tandis que les Ilotes, ébranlés par les événements récents, manifestèrent une tendance à passer de leur côté. Les autorités lacédæmoniennes, éprouvant des maux qu’elles n’avaient ni sentis ni connus auparavant, furent sensiblement alarmées dans la crainte que les ?désertions ne se répandissent par tout le pays. Bien qu’ils répugnassent à donner des preuves évidentes de leurs embarras, ils se décidèrent néanmoins (probablement sur les instantes prières des amis et des parents. des prisonniers faits à Sphakteria) à envoyer à Athènes plusieurs ambassades demander la paix ; mais tout avorta[64]. On ne nous dit pas quelles furent leurs offres ; niais elles ne s’élevèrent pas jusqu’aux espérances auxquelles les Athéniens se croyaient le droit de s’abandonner.

Nous, qui examinons aujourd’hui ces faits avec une connaissance de l’histoire subséquente, nous voyons que les Athéniens auraient conclu un meilleur marché avec les Lacédémoniens pendant les six ou huit mois qui suivirent la prise de Sphakteria, qu’ils n’eurent jamais l’occasion de le faire dans la suite ; et ils eurent lieu de se repentir d’avoir laissé échapper l’opportunité. Il est possible dans le fait que, si Periklês eût été encore vivant, il se fit fait une idée plus sage de l’avenir, et qu’il eût eu assez d’ascendant sur ses compatriotes pour pouvoir arrêter le courant du succès à son point le plus élevé avant qu’il commençât à décroître.

Mais si nous nous reportons à la situation d’Athènes pendant l’automne qui suivit le retour de Kleôn et de Demosthenês de Sphakteria, il nous sera facile d’entrer dans les sentiments sous l’empire desquels la guerre fut continuée. La possession réelle des captifs mit Athènes dans une position beaucoup meilleure que celle qu’elle avait eue quand ils étaient seulement bloqués dans Sphakteria, et au moment où les ambassadeurs lacédæmoniens arrivèrent pour la première fois demander la paix. Elle était certaine maintenant de pouvoir l’imposer à Sparte à des conditions au moins passables lorsqu’il lui plairait de l’inviter à entrer en pourparlers, — elle avait aussi une bonne assurance d’échapper aux maux d’une invasion. Ensuite, — et c’était là peut-être le trait le plus important du cas, — la crainte de la vaillance lacédémonienne avait beaucoup diminué, et les chances de succès pour Athènes étaient regardées comme prodigieusement accrues[65], même de l’avis de Grecs impartiaux, et à plus forte raison aux yeux des Athéniens eux-mêmes. De plus, l’idée d’un courant de bonne fortune, — de la faveur des dieux qui commençait à se manifester alors et qui continuerait vraisemblablement à le faire, — d’un succès futur comme corollaire du passé, — était l’une de celles qui influaient puissamment sur les calculs grecs en général. Pourquoi ne pas pousser la bonne fortune actuelle et essayer do regagner les points les plus importants perdus ayant la trêve de Trente ans et par elle, surtout à Megara et en Bœôtia, — points que Sparte ne pouvait céder par négociation, puisqu’ils n’étaient pas en son pouvoir ? Bien due ces spéculations aient échoué (comme nous le verrons dans le chapitre suivant), cependant il n’y avait rien dé déraisonnable à agir d’après elles. Probablement le sentiment presque universel d’Athènes était tourné à la guerre dans ce moment. Même Nikias, humilié comme il a dû l’être par le succès de Sphakteria, devait oublier sa prudence habituelle dans le désir de relever son crédit personnel par quelque exploit militaire. Que Demosthenês, jouissant alors de l’estime dans la plus large mesure, fût impatient de poursuivre la guerre, à laquelle étaient essentiellement associées ses espérances de gloire personnelle — précisément comme Thucydide[66] le fait observer au sujet de Brasidas du cité lacédémonien —, c’est ce qui ne peut souffrir de doute. La comédie d’Aristophane, appelée les Acharniens, fut jouée environ six mois avant l’affaire de Sphakteria, quand il n’était possible pour personne — de prévoir un tel événement, — la comédie -des Chevaliers fut représentée environ six mois après[67]. Mais il y a cette remarquable différence entre les deux pièces ; c’est que, tandis que la première respire le plus grand dégoût de la guerre, et insiste de toute manière sur l’importance de faire la paix, bien qu’à cette époque Athènes n’ait pas occasion d’en venir même à un accommodement convenable, --- la seconde, en accablant sans mesure M’caractère de Kleôn ; en général, de ridicule et de mépris, parle dans un ou deux endroits seulement des maux de la guerre, et laisse entièrement  de côté cette emphase et cette répétition avec lesquelles le poète insistait sur la paix dans les Acharniens, bien qu’elle paraisse à un moment où la paix était à la portée des Athéniens.

Pour bien comprendre l’histoire de cette période, nous devons donc distinguer différentes occasions qui sont souvent confondues. Au moment où Sphakteria fut bloquée pour la première fois, et où, pour la première fois, les Lacédæmoniens envoyèrent solliciter la paix, il y avait à Athènes un parti considérable disposé à accueillir l’offre. L’ascendant de Kleôn fut une des principales causes qui la firent rejeter. Mais après que les captifs eurent été amenés de Sphakteria à Athènes, l’influence de Kleôn, quoique positivement plus grande qu’elle ne l’avait été auparavant, ne fut plus nécessaire pour obtenir le rejet des offres pacifiques des Lacédæmoniens et la continuation de la guerre. La disposition générale d’Athènes était guerrière alors, et il y avait bien peu de gens prêts à soutenir énergiquement une politique opposée. Toutefois, pendant l’année suivante, les chances de la guerre prirent la tournure la plus défavorable pour Athènes ; de sorte qu’à la fin de cette année elle était devenue beaucoup plus disposée à la paix[68]. On conclut alors la trêve d’un an. Mais même après l’expiration de cette trêve, Kleôn poursuivit encore avec ardeur (et sur de bonnes raisons, comme on le montrera ci-après), le renouvellement de la guerre en Thrace, à une époque où une partie considérable du public athénien en était fatiguée. Il fut une des principales causes qui amenèrent la reprise des opérations guerrières, terminées par la bataille d’Amphipolis, fatale et à lui-même et à Brasidas. Il y eut ainsi deux occasions distinctes dans lesquelles l’influence personnelle et le caractère ardent de Kleôn semblent avoir eu une puissance marquée en déterminant le public athénien à faire la guerre au lieu de faire la paix. Mais au moment que nous avons atteint maintenant, — c’est-à-dire dans l’année qui suit immédiatement la prise de Sphakteria, — les Athéniens étaient assez belliqueux sans lui, probablement Nikias lui-même aussi bien que les autres.

Ce fut l’un des premiers actes de Nikias, immédiatement après la démonstration peu glorieuse qu’il avait faite par rapport à Sphakteria, de conduire une expédition, conjointement avec deux collègues, contre le territoire corinthien. Il prit avec lui quatre-vingts trirèmes ; deux mille hoplites athéniens, deux cents cavaliers à bord de quelques transports pour chevaux, et quelques hoplites en plus de Milêtos, d’Andros et de Karystos[69]. Partant de Peiræeus le soir ; il arriva un peu avant l’aurore sur une plage, au pied de la, colline et du village de Solygeia[70], à environ sept milles (11 kilom.) de Corinthe, et à deux ou trois milles (3 kilom. ou 4 kilom. 800 m.) au sud de l’isthme. Les troupes corinthiennes, de tout le territoire de Corinthe -en deçà de l’isthme, étaient déjà réunies à l’isthme même pour le repousser ; car Corinthe, quelque temps auparavant, avait reçu la nouvelle de l’expédition projetée d’Argos, ville à laquelle il se peut que le plan de l’expédition ait été en quelque sorte rattaché. Les Athéniens ayant touché la côte pendant les ténèbres, les Corinthiens ne furent informés du fait que par des fanaux allumés à Solygeia. Comme ils n’étaient pas, en état d’empêcher le débarquement, ils expédièrent sur-le-champ la moitié de leurs forces, sous Battos et Lycophrôn, pour repousser l’envahisseur ; tandis que l’autre moitié fut laissée au port de Kenchreæ, sur le côté septentrional du mont Oneion, pour garder le port de Krommyôn (en dehors de l’isthme), dans le cas où il serait attaqué par mer. Battos, avec un lochos d’hoplites, se jeta dans le village de Solygeia, qui n’était pas fortifié ; tandis que Lycophrôn conduisait le reste des troupes attaquer les Athéniens. La bataille s’engagea d’abord sur la droite de ces derniers presque immédiatement après leur débarquement, sur le point appelé Chersonesos. Ici les hoplites athéniens, avec leurs alliés karystiens, repoussèrent l’attaque corinthienne, après une lutte corps à corps avec lance et bouclier vigoureuse et chaudement disputée Néanmoins, les Corinthiens, se retirant sur un point plus élevé de terrain, revinrent à la charge, et avec l’aide d’un lochos frais, ils repoussèrent les Athéniens au rivage et à leurs vaisseaux ; de là ces derniers firent de nouveau volte-face, et regagnèrent un avantage partiel[71]. La bataille ne fut pas moins sérieuse à l’aile gauche des Athéniens. Mais ici, après une lutte de quelque longueur, ils remportèrent une victoire plus décidée, en partie garce à l’aide de leur cavalerie poursuivant lès Corinthiens qui s’enfuirent quelque peu en désordre jusqu’à une colline voisine, et y prirent position[72]. Les Athéniens furent victorieux ainsi sur toute la ligne, avec une perte d’environ quarante-sept hommes ; tandis que les Corinthiens en avaient perdu deux cent douze, avec le général Lycophrôn. Les vainqueurs érigèrent leur trophée, dépouillèrent les cadavres et enterrèrent leurs propres morts. Le détachement corinthien, laissé à Kenchreæ, ne put voir la bataille à cause de la chaîne du mont Oneion qui interceptait la vue ; mais à la fin la poussière eues fugitifs la lui fit, connaître, et il se hâta sur-le-champ d’apporter du secours. Des renforts arrivèrent également de Corinthe et de Kenchreæ, et, à ce qu’il semble aussi, eues villes péloponnésiennes voisines ; — de sorte que Nikias jugea prudent de se retirer à bord de ses vaisseaux, et de s’arrêter dans quelques îles du voisinage. Là on découvrit pour la première fois qu’on n’avait pas recueilli deux des Athéniens tués pour les enterrer ; alors il envoya immédiatement un héraut solliciter une trêve, afin d’obtenir ces deux corps qui manquaient. Nous avons loi une remarquable preuve de la sainteté attachée à ce devoir ; car le seul envoi du héraut équivalait à un aveu de défaite[73].

De là, Nikias fit voile pour Krommyôn, où, après avoir ravagé le voisinage pendant quelques heures, il s’arrêta pour la nuit. Le lendemain il se rembarqua, longea la côte d’Epidauros, à laquelle il infligea quelque dommage en passant, et s’arrêta enfin sur la péninsule de Methônê, entre Epidauros et Trœzen[74]. Il y établit une garnison permanente, en élevant une fortification en travers de la langue étroite de terre qui la rattachait à la péninsule épidaurienne. Ce fut son dernier exploit. Il retourna ensuite à Athènes ; mais le poste de Methônê resta longtemps comme centre, d’où l’on saccageait les régions voisines d’Epidauros, de Trœzen et de Halieis.

Tandis que Nikias était engagé dans cette expédition, Eurymedôn et Sophoklês avaient fait voile de Pylos vers l’île de Korkyra avec une partie considérable de cette flotte qui avait été employée à la prise de Sphakteria. Nous avons déjà dit que le gouvernement démocratique à Korkyra, avait souffert des privations et des maux sérieux de la part des fugitifs oligarchiques, qui étaient revenus dans l’île avec un corps d’auxiliaires barbares et s’étaient établis sur le mont Istônê, non loin de la ville[75]. Eurymedôn et les Athéniens,  se joignant aux Korkyræens de la cité, attaquèrent et prirent d’assaut le poste sur le mont Istônê, tandis que les vaincus, qui se retirèrent d’abord sur une cime élevée et inaccessible, furent forcés de se rendre sous condition aux Athéniens. Abandonnant complètement leurs auxiliaires mercenaires, ils stipulèrent seulement qu’ils seraient eux-mêmes envoyés à Athènes et laissés à la discrétion du peuple athénien. Eurymedôn acquiesça à ces termes et déposa les prisonniers désarmés dans l’îlot voisin de Ptychia, à la condition expresse que si un seul homme essayait de s’échapper, toute la capitulation serait nulle et sans effet[76].

Par malheur pour ces hommes, les ordres donnés à Eurymedôn le conduisaient plus loin, droit en Sicile. Il était donc ennuyeux pour lui d’envoyer un détachement de son escadre transporter des prisonniers à Athènes, où l’honneur de les remettre serait recueilli non par lui-même, mais par l’officier auquel ils seraient confiés. Et les Korkyræens de la ville, de leur côté, désiraient également que ces hommes ne fussent pas envoyés à Athènes. Pleins contre eux d’une animosité extrême et acharnée, ils craignaient que les Athéniens n’épargnassent leur vie, et que leur hostilité contre l’île ne recommençât. Et ainsi une basse jalousie de la part d’Eurymedôn, combinée avec la vengeance et le malique de sécurité de la part des Korkyræens victorieux, amena une cruelle catastrophe, sans pendant ailleurs en Grèce, quoique trop bien en harmonie avec les actes antérieurs du drame sanglant dont cette île avait été le théâtre.

Les chefs korkyræens, vraisemblablement non à l’insu d’Eurymedôn, envoyèrent à Ptychia, aux prisonniers, des émissaires frauduleux, sous les dehors de l’amitié. Ces émissaires assurèrent les prisonniers que les commandants athéniens, malgré la convention signée, étaient sur le point de les livrer au peuple korkyræen pour qu’il les mit à mort, et engagèrent quelques-uns d’entre eux à tenter une évasion dans un bateau préparé à cet effet. En vertu- d’un accord, le bateau fut saisi au moment de l’évasion, de sorte que les termes de la capitulation furent réellement violés ; alors Eurymedôn remit les prisonniers à leurs ennemis de l’île, qui les emprisonnèrent tous ensemble dans un vaste bâtiment, sous la garde d’hoplites. On les tira de ce bâtiment par compagnies de vingt hommes chacune, enchaînés deux à deux, et forcés de marcher entre deux lignes d’hoplites rangées de chaque côté de la route. Ceux qui s’arrêtaient dans .la marche étaient poussés à laide de coups de fouet par derrière ; à mesure qu’ils avançaient, leurs ennemis privés des deux côtés choisissaient leurs victimes,- les frappant et en les perçant jusqu’à ce qu’enfin elles périssent misérablement. Trois compagnies successives furent ainsi détruites, — avant que les autres prisonniers dans l’intérieur, qui croyaient qu’ils étaient simplement sur le point de changer de lieu de détention, soupçonnassent ce qui se paissait. Aussitôt qu’ils s’en aperçurent, ils refusèrent unanimement soit de quitter le bâtiment, soit de permettre : à qui que ce : fût d’entrer. En même temps ils implorèrent l’intervention des Athéniens, de manière à exciter leur pitié, ne fût-ce que pour les tuer et les préserver ainsi des cruautés de leurs impitoyables compatriotes. Ces derniers, s’abstenant de tenter de forcer la porte du bâtiment, firent une ouverture dans le toit, et de là ils lancèrent des flèches et firent pleuvoir des tuiles sur les prisonniers à l’intérieur, qui cherchèrent d’abord à se garantir, mais qui finirent par s’abandonner au désespoir et aidèrent de leurs propres mains l’oeuvre de leur  destruction. Quelques-uns d’entre eux se percèrent la gorge avec les flèches lancées du haut du toit ; d’autres se pendirent, soit avec des cordes faites ait moyen de la literie qui se trouvait dans le bâtiment, ou avec des bandez arrachées de leurs propres vêtements et tressées. La nuit survint, mais l’œuvre de destruction, tant d’ers haut qu’y l’intérieur, continua sans interruption, de sorte qu’avant le matin tous ces malheureux avaient péri, soit par leurs propres mains› soit par celles de leurs ennemis. Au point du jour, les Korkyræens entrèrent dans le bâtiment, entassèrent l’es cadavres sur des charrettes et les transportèrent hors de la ville ; on ne nous en dit pas le nombre exact, ruais vraisemblablement il ne peut avoir, cité au-dessous de trois cents. Les femmes qui avaient été prises à Istônê avec ces prisonniers furent toutes vendues comme esclaves[77].

Ainsi finirent les dissensions sanglantes dans cette île infortunée ; car le parti oligarchique fut complètement anéanti, la démocratie fut victorieuse, et il n’y eut plus d’autres violences pendant toute la guerre[78]. On se rappellera que ces querelles mortelles commencèrent quand les prisonniers oligarchiques revinrent de Corinthe, apportant avec eux des projets et de trahison et de révolution. Elles finirent par l’anéantissement de ce parti, de la manière décrite ci-dessus ; l’intervalle étant rempli par des atrocités et des représailles mutuelles, où naturellement les vainqueurs avaient le plus d’occasions de satisfaire leurs passions de vengeance. Eurymedôn, après que ces événements furent terminés, poursuivit sa course vers la Sicile avec l’escadre athénienne. Ce qu’il y fit sera décrit dans un autre chapitre consacré exclusivement aux affaires siciliennes.

Le renversement complet d’Ambrakia pendant la campagne de l’année précédente avait laissé Anaktorion sans au~une défense contre les Akarnaniens et l’escadre athénienne de Naupaktos. Ils l’assiégèrent et la prirent dans le courant de l’été actuel[79] ; ils chassèrent les propriétaires corinthiens, et repeuplèrent la ville et son territoire avec des colons akarnaniens de tous les municipes du pays.

D’une extrémité à l’autre de l’empire maritime d’Athènes, les choses continuaient à être dans un état de tranquillité parfaite, si ce n’est que les habitants de Chios, dans le courant de l’automne, furent soupçonnés par les Athéniens d’avoir récemment construit un nouveau mur à leur ville, comme s’ils l’eussent fait avec l’intention de saisir la première occasion pour se révolter[80]. Ils protestèrent solennellement de leur innocence, à l’égard d’un tel dessein ; mais les Athéniens ne furent satisfaits qu’en exigeant la destruction du mur qui les offusquait. La présence sur le continent opposé d’une bande active d’exilés mitylénæens, qui se rendirent maîtres et de Rhœteion et d’Antandros pendant le printemps suivant, donnèrent sans doute aux Athéniens plus d’inquiétude et de vigilance au sujet de Chios[81].

L’escadre régulière athénienne chargée de recueillir le tribut, et qui circulait parmi les sujets maritimes, fit, dans le courant de l’automne actuel, un prisonnier important et singulier. C’était un ambassadeur persan, Artaphernês, arrêté à Eiôn, sur le Strymôn, en route pour Sparte avec des dépêches du Grand Roi. Il fut amené à Athènes, ou ses dépêches, qui étaient de quelque longueur et écrites en caractères assyriens, furent traduites et rendues publiques. Le Grand Roi disait en substance aux Lacédæmoniens qu’il ne pouvait comprendre ce qu’ils voulaient dire, vu que parmi les nombreux députés qu’ils avaient envoyés, il n’y en avait pas deux qui fissent le même récit. En conséquence, il les priait, s’ils désiraient se faire comprendre, d’envoyer quelques ambassadeurs avec des instructions nouvelles et claires pour accompagner Artaphernês[82]. Telle était la substance de la dépêche, qui fournissait un témoignage remarquable quant à la marche du gouvernement lacédæmonien dans sa politique étrangère. S’il eût existé un témoignage semblable relativement à Athènes, prouvant que sa politique étrangère était conduite avec moitié autant d’indécision et ale stupidité, on en aurait tiré d’amples conséquences au déshonneur de la démocratie. Mais il n’y a pas eu de motif en général pour discréditer les institutions lacédæmoniennes, qui renfermaient la royauté dans une double mesure, — deux lignes parallèles de rois héréditaires, avec une exemption absolue de toute chose qui ressemblât à une discussion populaire. Il semble que les extrêmes défauts dans l’administration étrangère de Sparte, révélés par la dépêche d’Artaphernês, peuvent être rapportés en partie à une perfidie habituelle souvent signalée dans le caractère lacédæmonien, — en partie au changement annuel d’éphores, amenant si souvent au pouvoir des hommes qui s’appliquaient à défaire ce qui avait été fait par leurs prédécesseurs, — et plus encore à l’absence de tout ce qui ressemblait à une discussion ou à un débat sur les mesures publiques parmi les citoyens. Nous trouverons plus d’un exemple, dans l’histoire que nous aurons bientôt a raconter, de cette disposition de la part des éphores non seulement à changer la politique de leurs prédécesseurs, mais même à détruire des traités conclus et jurés par eux. Le mystère habituel des affaires publiques spartiates était tel, qu’en agissant ainsi ils n’avaient à craindre ni critique ni discussion. Brasidas, quand il partit de Sparte lors de l’expédition que nous décrirons dans le chapitre suivant, ne put se fier aux assurances du pouvoir exécutif lacédæmonien qu’en le liant par les serments les plus solennels[83].

Les Athéniens renvoyèrent Artaphernês dans une trirème à Ephesos, et profitèrent eux-mêmes de cette occasion pour se procurer accès auprès du Grand Roi (425 av. -J.-C.). Ils envoyèrent avec lui des ambassadeurs, qui devaient l’accompagner jusqu’à Suse ; mais en arrivant en Asie, ils reçurent la nouvelle que le roi Artaxerxés était mort récemment. Dans de telles circonstances, on ne jugea pas utile de poursuivre la mission, et les Athéniens renoncèrent à leur projet[84].

Relativement a la grande monarchie des Perses, pendant ce long intervalle de cinquante-quatre ans depuis que Xerxès avait été chassé de la Grèce, nous n’avons sous les yeux que peu de renseignements, si ce n’est les noms des rois successifs. Dans l’année 465 avant J.-C., Xerxès fut assassiné par Artabanos et Mithridatês, au moyen d’un de ces complots de grands officiers de la maison, du prince ; si ; fréquents dans les palais orientaux. Il laissait deux fils, ou du moins deux fils présents et remarquables parmi un plus grand nombre, Darius et Artaxerxés. Mais Artabanos persuada à Artaxerxés que Darius avait été le meurtrier de Xerxès, et le décida ainsi à venger la mort dé son père en s’associant au meurtre de son frère Darius ; il essaya ensuite d’assassiner Artaxerxés lui-même et de s’approprier la couronne. Cependant Artaxerxés, informé du projet à l’avance, ou tua Artabanos de sa propre main on le fit tuer, et régna ensuite (connu sous le nom d’Artaxerxés Longue-Main) pendant quarante ans, jusqu’à la période à laquelle nous sommes, actuellement arrivé[85].

Nous avons déjà mentionné la révolte de l’Egypte, qui s’était séparée de l’empire d’Artaxerxés, sous le prince libyen Inaros, aidé activement par les Athéniens. Après quelques années de, succès, cette révolte fut réprimée ; et l’Égypte subjuguée de nouveau par l’énergie du général persan Megabyzos, — avec des pertes sérieuses pour les forces athéniennes engagées. Après la paix de Kallias, appelée par erreur la paix de Kimôn, entre les. Athéniens et le roi de Perse, la guerre n’avait pas été recommencée. Nous lisons dans Ktêsias, parmi diverses anecdotes vraisemblablement recueillies à la cour de Suse, des aventures romanesques attribuées u Megabyzos, à sa femme Amytis, à sa mère Amestris, et à un médecin grec de Ibos, nommé Apollonidês. Zopyros, fils de Megabyzos, après : la mort de son père, abandonna la Perse et vint comme exilé à Athènes[86].

A la mort d’Artaxerxés Longue-Main, les violences de famille attachées à une succession persane se montrèrent de nouveau (425 av. J.-C.). Son fils Xerxès lui succéda ; mais il fut assassiné, après un règne de quelques semaines ou de quelques mois. Vint ensuite un autre fils, Sogdianus, qui périt de la même manière après un court intervalle[87]. Enfin un troisième fils, Ochus (connu sous le nom de Darius Nothus), ou plus habile ou plus heureux, conserva la couronne et la vie entre dix-neuf et vingt années. De la reine, la sauvage Parysatis, il eut pour fils Artaxerxés Mnemôn et Cyrus le Jeune, deux noms importants par rapport à l’histoire grecque, auxquels nous reviendrons ci-après.

 

 

 



[1] Thucydide, IV, 2, 3.

[2] Thucydide, I, 140 ; II, 11.

[3] Thucydide IV, 26.

[4] Topographie de Sphakteria et de Pylos. La description donnée par Thucydide des mémorables incidents qui se passent à Pylos et à Sphakteria ou à côté, est parfaitement claire, intelligible, et logique en elle-même quant à la topographie. Mais quand nous consultons la topographie du théâtre telle qu’elle est aujourd’hui, nous trouvons diverses circonstances qu’il n’est pas possible de concilier avec Thucydide. Le colonel Leake (Travels in the Morea, vol. I, p. 40M15) et-le docteur Arnold (Appendice au second et au troisième volume de son Thucydidês, p. 414) ont donné des plans de la côte accompagnés de précieuses remarques.

La principale différence, entre le renseignement de Thucydide et l’état actuel de la côte, se trouve dans la largeur des deux passes entre Sphakteria et le continent. La passe méridionale menant dans la baie de Navarin a aujourd’hui de 1188 à 1280 mètres de largeur, avec une profondeur d’eau variable de 9 mèt., 12 mèt. 75 cent., 50 mèt. 96 cent., 60 mèt. ; tandis que Thucydide avance qu’elle n’a qu’une largeur suffisante pour recevoir huit ou neuf trirèmes de front La passe septentrionale n’est large que de 137 mètres environ, avec un bas-fond ou barre de sable en travers sur lequel il n’y a pas plus de 45 centimètres d’eau. Thucydide nous dit qu’il n’y avait pas de place pour plus de deux trirèmes, et son récit implique une profondeur d’eau beaucoup plus mande, de manière à rendre l’entrée pour des trirèmes absolument sans obstacle.

Le colonel Leake suppose que Thucydide fut mal informé quant à la largeur de la passe méridionale ; mais le docteur Arnold répond sur ce point d’une manière satisfaisante en disant que l’étroitesse est non seulement affirmée dans les nombres de Thucydide, mais qu’elle est indirectement impliquée dans son récit, où il nous dit que les. Lacédæmoniens avaient l’intention de les obstruer toutes deux par des trirèmes étroitement serrées les unes contre les autres. On ne pouvait évidemment songer à cet expédient que pour une entrée très étroite. La même réponse suffit pour lever les doutes que Bloomfield et Poppo (Comment., p. 10) conçoivent au sujet de l’authenticité des chiffres όκτώ ou έννέα dans Thucydide, doute qui transporte simplement l’erreur supposée de Thucydide à celui qui a écrit le manuscrit.

Le docteur Arnold a lui-même élevé un doute plus grave encore : à savoir si l’île appelée aujourd’hui Sphagia est réellement la même que Sphakteria, et si la, baie de Navarin est le port réel de Pylos. Il soupçonne que Vieux-Navarin (Pale-Navarino), qu’on a pris en général pour Pylos, était en réalité l’ancienne Sphakteria, séparée du continent dans l’antiquité par une passe au nord aussi bien que par une autre au sud-est, — bien qu’aujourd’hui ce ne soit pas du tout une île. Il soupçonne encore que le lac ou lagune appelé lac d’Osmyn Aga, au nord du port de Navarin et immédiatement au-dessous de ce ‘qu’il suppose avoir été Spakteria, — était l’ancien port de Pylos, dans lequel se livra le combat naval entre les Athéniens et les Lacédæmoniens. A la vérité, il ne l’avance pas comme une opinion positive, mais il y incline comme étant la plus probable, — en admettant qu’il y a des difficultés d’une manière on de l’autre.

Le docteur Arnold a exposé quelques-unes des difficultés qui entourent cette hypothèse (p. 447), mars il y en a une dont il n’a point parlé qui me semble la plus formidable de toutes, et me parait rendre son opinion inadmissible. Si le Paleokastro de Navarin était réellement l’ancienne Spakteria, il a du y avoir une seconde île située au nord de Sphagia. Par conséquent, il a dû exister deux îles très rapprochées l’une de l’autre à la hauteur de la côte et près du théâtre. Or, si le lecteur veut suivre le récit de Thucydide, il verra que certainement il n’y a pas plus d’une île, — Sphakteria, sans aucune autre voisine ou contiguë ; voir en particulier c. 13 : la flotte athénienne sous Eurymedôn, dès son arrivée, fut obligée de reculer à quelque distance jusqu’à l’île de Prôtê, parce que l’île de Sphakteria était remplie d’hoplites lacédæmoniens ; si l’hypothèse du docteur Arnold était admise, il n’y aurait rien eu pour les empêcher de débarquer à Sphagia même, — on peut tirer la même conclusion du c. 8. Ce que dit Pline (H. N., IV, 12), qu’il y avait tres Sphagiæ à la hauteur de Pylos, à moins que nous ne supposions avec Hardouin que deux d’entre elles étaient de simples rochers, me parait incompatible avec le récit de Thucydide.,

Je pense qu’il n’y a pas d’autre alternative que de supposer qu’il s’est opéré un grand changement dans les deux passages qui séparent Sphagia du continent, pendant l’intervalle de deux mille quatre cents ans qui se sont écoulés entre Thucydide et nous. Le continent au sud de Navarin a dû être beaucoup plus rapproché qu’il ne l’est aujourd’hui de la partie méridionale de Sphagia, tandis que la passe septentrionale doit aussi avoir été alors et plus étroite et plus dégagée. Supposer un changement dans la configuration de la côte à ce degré, ne me paraît nullement extravagant ; toute autre hypothèse qu’on pourra avancer se trouvera enveloppée d’une difficulté beaucoup plus grande.

[5] Thucydide, IV, 3. Le récit à la fois maigre et inexact que fait Diodore de ces événements intéressants de Pylos et de Sphakteria, se trouvé dans cet auteur, XII, 61-64.

[6] Thucydide, IV, 4.

[7] Thucydide IX, 9. Demosthenês plaça le plus grand nombre de ses hoplites autour des murs de son poste, et en choisit soixante pour descendre au rivage. Ceci implique un total qui ne peut guère avoir été inférieur à deux cents.

[8] Thucydide, IV, 8.

[9] Thucydide, IV, 10.

[10] Thucydide, IV, 8.

[11] Thucydide, IV, 11, 12 ; Diodore, XII. Consulter une excellente note du docteur Arnold sur ce passage, dans laquelle il oppose le vague et l’exagération de Diodore à la clarté modeste de Thucydide.

[12] Thucydide, IV, 12.

[13] Thucydide, IV, 13. V. une note de Poppo sur ce passage.

[14] Thucydide, III, 14.

[15] Thucydide, IV, 13.

L’expression le port qui n’était pas petit, pour désigner la baie spacieuse de Navarin, a donné lieu à beaucoup de remarques de la part de M. Bloomfield et du docteur Arnold, et fut en effet une des raisons qui amenèrent ce dernier à soupçonner que le port dont voulait parier Thucydide n’était pas la baie de Navarin, mais le lac voisin de Osmyn Aga.

J’ai déjà discuté cette supposition dans une note antérieure ; mais par rapport à l’expression ού σμικρώ, nous pouvons faire observer d’abord que l’emploi d’expressions négatives pour présenter une idée positive était dans la manière ordinaire de Thucydide.

Mais de plus, — j’ai dit dans une note précédente qu’il est indispensable, à mon avis, de supposer que l’île de Sphakteria était beaucoup plus rapprochée du continent à l’époque de Thucydide qu’elle ne l’est actuellement. Par conséquent, à cette époque, il est très probable que le bassin de Navarin n’était pas aussi vaste que nous le voyons aujourd’hui.

[16] Thucydide IV, 14. Nous ne pouvons pas dire blesser une trirème, bien que le mot grec soit à la fois expressif et exact pour représenter le coup que lui donne le choc de l’éperon d’un vaisseau ennemi.

[17] Voir tome VIII, chapitre 3 de cette histoire.

[18] Thucydide, IV, 13, 14.

[19] Thucydide, IV, 16. La chœnice était équivalente à environ deux pintes, mesure sèche anglaise (1 lit. 79 millil.) : ou la considérait comme l’alimentation journalière habituelle pour un esclave. Chaque soldat lacédæmonien avait donc le double de cette ration journalière, et en outre de la viande dont la quantité et le poids ne sont pas spécifiés ; le fait que la quantité, de viande n’est pas spécifié semble prouver qu’ils ne craignaient pas d’abus dans cet article.

La kotyle contenait environ une demi pinte, mesure de vin anglaise (0 lit. 270 millil.). Chaque soldat lacédæmonien avait donc une pinte de vin par jour. C’était toujours l’usage en Grèce de boire le vin largement mélangé d’eau.

[20] Thucydide, IV, 21 : cf. VII, 18.

[21] Thucydide, IV, 18.

[22] Thucydide, IV, 19.

[23] Thucydide, IV, 20.

Je comprends ces mots κοινή et ίδία conformément à l’explication an Scholiaste, dont le docteur Arnold, aussi bien que Poppo et Goeller, s’éloigne, à mon avis, d’une manière erronée. Toute la guerre avait été commencée par suite des plaintes des alliés péloponnésiens, et des torts qu’ils prétendaient leur avoir été faits par Athènes : Sparte elle-même n’avait pas de motif de plainte, — aucun grief dont elle désirât le redressement.

Le docteur Arnold traduit : Nous aurons pour vous une haine non pas seulement nationale, pour le coup que vous aurez porté à Sparte, mais encore individuelle, parce qu’un si grand nombre d’entre nous auront perdu leurs parents par suite de votre inflexibilité. — L’aristocratie spartiate (ajoute-t-il) ressentirait comme une blessure personnelle de perdre à la fois tant de ses membres liés par le sang ou le mariage à ses principales familles. (Cf. Thucydide, V, 15.)

Nous devrons toutefois nous rappeler qu’il n’était pas possible que les Athéniens sussent à ce moment que les hoplites enfermés dans Sphakteria appartenaient dans une grande proportion aux premières familles de Sparte. Et les ambassadeurs spartiates avaient sans doute la prudence diplomatique de s’abstenir de tout fait ou de tout argument qui leur révélât ou même leur suggérât un secret si important.

[24] Thucydide, IV, 20. Aristophane, Pac., 1048.

[25] Thucydide, IV, 21.

[26] Thucydide, IV, 21.

Cette phrase a l’air de présenter pour la première fois Kleôn à d’attention du lecteur. Il semblerait que Thucydide avait oublié qu’il avait présenté Kleôn auparavant à l’occasion de la reddition de Mitylênê, et cela encore dans des termes qui y ressemblent beaucoup, III, 36.

[27] Thucydide IV, 22.

[28] Plutarque, Nikias, c. 7 ; Philochore, Fragm. 105, éd. Didot.

[29] Lisons quelques remarques de M. Burke sur les dispositions de l’Angleterre pendant la guerre d’Amérique :

Vous vous rappelez qu’au début de cette guerre d’Amérique, vous étiez très divisés ; et un corps très fort, sinon le plus fort, s’opposait à la folie que l’on s’appliquait à rendre populaire par tout moyen et par tout pouvoir, afin que les erreurs des gouvernants disparussent dans l’aveuglement général de la nation. Cette opposition dura encore après notre grande, mais très malheureuse victoire à Long Island. Alors toutes les digues et tous les remparts de notre constance furent emportés tout d’un coup, et la frénésie de la guerre d’Amérique éclata sur nous comme un déluge. Cette victoire, qui semblait mettre une fin immédiate à toutes les difficultés, perfectionna en nous cet esprit de domination que notre incomparable prospérité n’avait que trop longtemps nourri. Nous avions été tellement puissants et tellement prospères, que même les plus humbles d’entre nous s’avilissaient dans des vices et des folies de rois. Nous perdîmes toute mesure entre la fin et les moyens, et nos désirs inconsidérés devinrent notre politique et notre morale. Tous les hommes qui souhaitaient la pais, ou qui conservaient des sentiments de modération, furent accablés ou réduits au silence ; et cette ville (Bristol) fut amenée par tous les artifices (et probablement avec d’autant plus d’adresse que j’étais un de vos membres) à se distinguer par son zèle pour cette fatale cause. Burke, Speech to the electors of Bristol previous to the election (Works, vol, III, p. 365).

Cf. M. Burke’s Letter to the Sheriffs of Bristol, p. 174 du même volume.

[30] Thucydide IV, 39.

[31] Thucydide IV, 23.

[32] Thucydide IV, 26. Cela ne veut pas dire (comme quelques-uns des commentateurs semblent le supposer, voir une note de Poppo) que les Athéniens n’avaient pas un vaste espace de mer dans le port ; cela signifie qu’ils n’avaient pas de station sur la côte, si ce n’est l’espace étroit de Pylos même.

[33] Thucydide, IV, 26.

[34] Thucydide IV, 27, 29, 30.

Que ces personnes οί έξαγγέλλοντεςοί άφιγμένοι — fussent des députés envoyés par Demosthenês et les autres généraux athéniens qui se trouvaient à Pylos pour faire un rapport à l’assemblée athénienne, — c’est ce que j’admets avec une entière confiance. On ne laissa pas le peuple athénien apprendre de personnes conduites par le hasard l’état de son armement et le progrès de cette entreprise importante. Que Demosthenês eût demandé un renfort. c’est ce qui est avancé ici expressément ; et quand cela ne serait pas, nous pourrions le présumer avec assez de confiance, d’après l’attaqué qu’il méditait contre Sphakteria et les efforts qu’il faisait dans son propre voisinage et chez les alliés. En outre, quand il est dit (c. 27) que les Athéniens, en entendant les rapports des députés, étaient déjà disposés d’eux-mêmes à y envoyer des forces, — et quand Kleôn dit au peuple : — Si vous croyez vrais les rapports des députés, envoyez sur-le-champ des forces contre Sphakteria, — c’est à mes yeux une preuve évidente que le rapport quant aux faits avait été présenté par les députés comme un motif pour demander des renforts.

[35] Thucydide, IV, 27.

[36] Thucydide, IV, 28.

[37] Thucydide, IV, 28.

[38] Aristophane, Equit., 54.

C’est Demosthenês qui parle au sujet de Kleôn, appelé dans cette comédie l’esclave paphlagonien de Dêmos. Cf. v. 391 et 740-1197.

Loin de se glisser artificieusement dans le poste de général, Kleôn fit tout son possible pour l’éviter, et il ne fut forcé de s’en charger que par les artifices de ses ennemis. Il est important de mentionner combien peu les plaisanteries d’Aristophane peuvent être prises comme preuve de réalité historique.

[39] Thucydide, IV, 28.

[40] Thucydide, IV, 30.

[41] Le colonel Leake donne une explication intéressante de ces particularités de la topographie de l’île, qui peuvent être vérifiées même aujourd’hui (Travels in Morea, vol. I, p. 408).

[42] Thucydide, IV, 31.

[43] Thucydide, IV, 31.

[44] Thucydide, IV, 32.

[45] Thucydide, V, 71.

[46] Thucydide, IV, 33.

[47] Thucydide, IV, 33.

[48] Thucydide, IV, 34. Cf. avec ce récit celui de la destruction de la mora lacédæmonienne pris de Lechæon, par Iphikratês et les peltastes (Xénophon, Helléniques, IV, 5, 11).

[49] Thucydide, IV, 34.

Il y a eu des doutes et des difficultés dans ce passage, même du temps des Scholiastes. Quelques commentateurs ont traduit πϊλοι par bonnets ou chapeaux, — d’autres par cuirasses ouatées de laine ou de feutre autour de la poitrine et du dos : voir les notes de Duker, du docteur Arnold, de Poppo et de Goeller. Que le mot πϊλος soit quelquefois employé pour le casque ou armet, cela est incontestable, — parfois même (avec ou sans χαλκούς) pour un casque d’airain (V. Aristophane, Lysistr., 562 ; Antiphane, ap. Athenæ, XI, p. 503) ; mais je ne puis croire qu’on cette occasion Thucydide voulût indiquer spécialement la tête de l’hoplite  lacédæmonien comme sa principale partie vulnérable. Le docteur Arnold, il est vrai, donne une raison pour prouver qu’il pouvait le faire naturellement ; mais, le mon avis, la raison est insuffisante.

Πϊλοι signifie fin vêtement rembourré de laine ou de feutres employé pour protéger la tinte, le corps on les pieds ; et je crois, avec Poppo et autres, qu’il indique, ici le vêtement de corps de l’hoplite lacédæmonien, son corps étant la partie la plus exposée aux blessures du côté que ne protégeait pas le bouclier aussi bien que par derrière. On peut voir que le mot πϊλοι a ce sens dans Pollux, VII, 171 ; Platon, Timée, p. 74 ; et Symposion, p. 220, c. 35 : relativement à πϊλος en tant qu’appliqué à la couverture du pied, — Bekker, Chariklês, vol. Il, p. 376.

[50] Thucydide, IV, 35.

[51] Thucydide, IV, 33.

[52] Thucydide, IV, 36.

[53] Thucydide, IV, 37.

[54] Thucydide, IV, 38.

[55] Thucydide, IV, 38 ; V, 15.

[56] Thucydide, IV, 39.

[57] Thucydide, IV, 40.

[58] Pour adopter une phrase pendant de celle qui a été attribuée à la vieille garde de l’armée de l’empereur Napoléon : cf. Hérodote, VII, 104.

[59] Thucydide, IV, 39.

M. Mitford, en racontant ces incidents, après avoir dit relativement à Kleôn : — Dans une série très extraordinaire de circonstances qui suivirent, son impudence et sa fortune (si nous pouvons employer ce terme, à défaut d’autre) le favorisèrent d’une matière étonnante, — continue en faisant observer deux pages plus loin :

Toutefois il parut aussitôt que, pour un homme comme Cléon, non versé dans le commandement militaire, quelque téméraire que fût l’entreprise et quelque ridicule et fanfaronne que fût la promesse, cependant l’affaire n’était pas aussi désespérée qu’on se l’était imaginé dans le moment en général ; et en effet la folie du peuple athénien, en confiant un tel poste à un tel homme, dépassa de beaucoup celle de l’homme lui-même, dont l’impudence l’entraîna rarement au delà du contrôle de sa finesse. Il avait reçu la nouvelle que Demosthenês avait déjà formé le, plan et se disposait à la tentative, avec les forces qu’il avait sur place et dans le voisinage. De là sa modération apparente dans la demande ale troupes qu’il accommoda judicieusement à la satisfaction des Athéniens en évitant de demander des Athéniens. Il montra encore son jugement, quand on était sur le point de rendre le décret qui devait définitivement ordonner l’expédition, par une demande qui fut facilement accordée, à savoir que Demosthenês lui fût adjoint dans le commandement. (Mitford, Hist. of Greece, col. III. ch. 15, sect. 7, p. 250-253.)

Il semble qu’aucun historien ne bourrait écrire le nom de Kleôn sans y attacher quelque terme de dénigrement, verbe ou adjectif. On nous dit ici dans la même phrase que Kleôn était un fanfaron en promettant l’exécution de l’entreprise, — et cependant que l’entreprise elle-même était parfaitement faisable. On nous dit dans une phrase qu’il était téméraire et ridicule en faisant cette promesse, peu versé comme il l’était dans le commandement militaire ; un peu plus loin, on nous apprend qu’il demanda expressément que l’homme le plus capable qu’on pût trouver, Demosthenês, fût nommé comme son collègue. On nous parle de la finesse de Kleôn, et on nous dit que Kleôn avait reçu aide de Demosthenês, — comme s’il s’agissait de quelque communication particulière pour lui-même. Mais Demosthenês n’avait pas envoyé de nouvelle à Kleôn, et Kleôn ne savait rien qui ne fût également connu de tout homme de l’assemblée. On dénonce la folie du peuple à confier le poste à Kleôn, — comme si Kleôn l’avait recherché lui-même, ou comme si ses amis avaient été les premiers à le proposer pour lui. Si la folie du peuple était si grande, que devons-nous dire de la fourberie du parti oligarchique, avec Nikias à la tête, qui poussa le peuple à cette folie, dans le dessein de ruiner un antagoniste politique, et qui força Kleôn à accepter le poste malgré la répugnance la moins affectée ? Contre cette manoeuvre du parti oligarchique, il n’est dit un mot ni par M. Mitford, ni par aucun autre historien. Quand Kleôn juge les circonstances avec justesse, comme M. Mitford accorde qu’il le fit dans le cas actuel, ou ne lui fait honneur que de finesse.

La vérité est que le peuple ne commit pas une folie en désignant Kleôn, — car il justifia les meilleures espérances de ses amis, Mais Nikias et ses amis commirent une grande fourberie en le proposant, puisqu’ils croyaient entièrement qu’il échouerait. Et même, d’après la manière dont M. Mitford présente le cas, l’opinion de Thucydide qui se trouve au commencement de cette note n’est nullement justifiable ; elle ne l’est pas plus que le langage de l’historien moderne au sujet des circonstances extraordinaires, et de la manière dont Kleôn fut favorisé par la fortune. On ne peut spécifier dans le récit aucun incident à l’appui de ces odieuses assertions.

[60] La plaisanterie d’un écrivain comique inconnu (probablement Eupolis ou Aristophane, dans l’une des nombreuses comédies perdues) contre Kleôn, — à savoir qu’il montrait un grand pouvoir prophétique après l’événement (Lucien, Promêtheus, c. 2), peut probablement avoir trait à sa conduite au sujet de Sphakteria ; s’il en est ainsi, elle n’est certainement pas méritée.

Dans la lettre qu’il envoya pour annoncer aux Athéniens la prise de Sphakteria et les prisonniers, on affirme qu’il commençait par les mots — Κλέων Άθηναίων τή Βουλή καί τώ Δήμωχαίρειν. Eupolis s’en moquait ; il les considère même comme un trait d’insolence. Nous devons donc présumer que la forme était insolite en s’adressant an peuple, bien que certainement elle ne semble ni insolente, hi le moins du monde inconvenante, après un succès aussi important (Schol. ad Aristophane, Plut., 322 ; Bergk, De Reliquiis comœdiæ antiquæ, p. 362).

[61] Vita Thucydidis, p. 15, éd. Bekker.

[62] Plutarque, Nikias, c. 8 ; Thucydide, V, 7.

[63] Thucydide, IV, 41.

[64] Thucydide, IV, 41 ; cf. Aristophane, Equit., 648, avec les Scholies.

[65] Thucydide, IV, 79.

[66] Thucydide, V, 16.

[67] Les Acharneis furent joués à la fête des Lênæa à Athènes, — janvier, 425 avant J.-C. ; les Chevaliers à la même fête l’année suivante, 424 avant J.-C.

La prise de Sphakteria s’effectua vers juillet, 435 avant J.-C., entre les deux dates mentionnées, plus haut. Voir les Fasti Hellenici de M. Clinton, ad ann.

[68] Thucydide IV, 117 ; V, 14.

[69] Thucydide, IV, 42.

[70] V. les explications géographiques de cette descente dans le plan et dans une note du docteur Arnold annexés au second volume de son Thucydide, — et dans le colonel Leake, — Travels in Morea, ch. 23, p. 235, 29, p. 309.

[71] Thucydide, IV, 43.

[72] Thucydide IV, 44. Έθεντο τά όπλα — expression que le docteur Arnold explique, ici comme ailleurs, comme signifiant empilant les armes. Je ne crois pas que cette explication soit exacte, même ici, encore bien moins dans plusieurs autres endroits auxquels il fait allusion. Voir une note sur la surprise de Platée par les Thêbains, immédiatement avant la guerre du Péloponnèse.

[73] Plutarque, Nikias, c. 6.

[74] Thucydide, IV, 45.

[75] Thucydide, IV, 2-45.

[76] Thucydide IV, 46.

[77] Thucydide IV, 47, 49.

[78] Thucydide, IV, 48.

[79] Thucydide, IV, 49.

[80] Thucydide, IV, 51.

[81] Thucydide, IV, 52.

[82] Thucydide, IV, 50.

[83] Thucydide, IV, 86.

[84] Thucydide, IV, 50 ; Diodore, XII, 64. Les Athéniens ne paraissent avoir jamais envoyé auparavant d’ambassadeurs au Grand Roi ou recherché son alliance, bien que l’idée de le faire n’ait dû nullement leur être étrangère, comme nous pouvons le voir par la scène spirituelle de Pseudartabas dans les Acharneis d’Aristophane, représentés l’année qui précède cet événement.

[85] Diodore, VI, 65 ; Aristote, Politique, V, 8-3 ; Justin, III, 1 ; Ktêsias, Persica, c. 29, 30. Il est évident qu’il y avait des récits contradictoires courants relativement au complot dont Xerxês fut victime ; mais nous n’avons aucun moyen de déterminer quels étaient les détails.

[86] Ktêsias, Persica, c. 38-43, Hérodote, III, 80.

[87] Diodore, XII, 64-71 ; Ktêsias, Persica, c.14-46.