HUITIÈME VOLUME
Mais quand l’assemblée se fut séparée, — quand le citoyen, n’étant plus enlacé par des sympathies collectives et par des discours animés dans la Pnyx, rentra dans le calme comparatif de la vie individuelle, — quand l’entretien en vint à rouler, non sur la convenance d’adopter une telle résolution, mais sur les détails de son exécution, — un changement sensible et un repentir marqué ne tardèrent pas à se faire voir. Nous devons aussi nous rappeler, — et c’est un principe qui n’est pas d’une médiocre importance dans les affaires humaines, et en particulier chez un peuple démocratique comme les Athéniens, qui est accusé de tant de résolutions adoptées. et non exécutées ensuite, — nous devons nous rappeler, dis je, que le sentiment de colère contre les Mitylénæens avait été réellement assouvi en partie par l’adoption seule de la sentence tout à fait séparément de son exécution : précisément comme un homme furieux soulage sa colère qui déborde par des imprécations contre d’autres hommes, devant la-,réalisation desquelles il reculerait lui-même plus tard. Les Athéniens, en général le peuple le plus humain de la Grèce (bien que l’humanité, selon nos idées, ne puisse être affirmée d’aucun Grec), sentirent qu’ils avaient sanctionné un décret effrayant et cruel. Même le capitaine et les marins[1] chargés de le porter firent leur voyage avec une répugnance pleine de douleur. Les ambassadeurs mitylénæens présents à Athènes (qui avaient probablement été autorisés à parler dans l’assemblée et à plaider leur propre cause), avec ceux des Athéniens qui avaient été les proxeni et les amis de Mitylênê, et la minorité en général de la dernière assemblée, — ne tardèrent pas à discerner ce repentir ; et firent tous leurs efforts pour l’entretenir ; et ce sentiment dans le courant du même soir fut si puissant et si répandu, que les stratêgi accédèrent à la prière des ambassadeurs, et convoquèrent une nouvelle assemblée pour le lendemain afin d’examiner la mesure de nouveau. En agissant ainsi, ils commettaient une illégalité, et s’exposaient au danger d’être mis en accusation. Mais le changement de sentiment dans le peuple était si manifeste qu’il l’emporta sur tout scrupule de ce genre[2]. Bien que Thucydide ne flous ait donné qu’un court sommaire sans aucun discours de ce qui se passa dans la première assemblée, — cependant, quant à cette seconde, il nous rapporte tout au long les discours et de Kleôn et de Diodotos, — les deux principaux orateurs dé la première également. Nous pouvons être sûrs que cette seconde assemblée fut èn tout point l’une des plus intéressantes et des plus agitées de toute la guerre ; et bien que nous ne puissions préciser les circonstances qui déterminèrent Thucydide dans son choix des discours, cependant on peut présumer avec probabilité que ce motif, aussi bien que la défaite signalée de Kleôn qu’il n’aimait pas, l’a influencé ici. Cet orateur, s’avançant pour défendre la proposition adoptée le jour précédent, dénonça en termes d’indignation la sensibilité et les scrupules insensés du peuple, qui ne pouvait se résoudre à considérer ses alliés sujets, suivant la réalité évidente, comme des hommes retenus seulement par la crainte. Il insista sur le danger et la folie de détruire un jour ce qui avait été décidé la veille ; et sur l’ambition coupable d’orateurs qui sacrifiaient les intérêts les plus importants de la république, soit à des avantages pécuniaires, soit à l’honneur personnel de parler avec effet, de l’emporter sur des rivaux, et de mettre leurs propres imaginations à la place des faits et de la réalité. Il repoussa le faux encouragement donné à de telles illusions par un public plus sage que ce qui était écrit et qui venait à l’assemblée, non pour appliquer son bon sens à juger des affaires publiques, mais seulement pour le plaisir d’entendre des discours[3]. Il exposa de nouveau l’injure odieuse et gratuite commise par les Mitylénæens et les motifs pour leur infliger ce maximum de châtiment qu’ordonnait la justice. Il demanda justice contre eux, rien de moins, mais rien de plus ; avertissant l’assemblée que les nécessités impérieuses d’Athènes exigeaient essentiellement le maintien constant d’un sentiment de crainte dans l’esprit de sujets mal disposés, et que les Athéniens devaient se préparer à voir leur empire disparaître s’ils se laissaient guider soit par la compassion pour ceux qui, s’ils étaient vainqueurs, n’en auraient aucune pour eux[4], — soit par une modération inopportune à l’égard de ceux qui ne sauraient ni la sentir ni la reconnaître, — soit par la seule impression de séduisants discours. La justice contre les Mitylénæens, non moins que les puissants intérêts politiques d’Athènes, demandait que la sentence décrétée le jour précédent fût infligée[5]. La harangue de Kleôn est remarquable à bien des égards. Si nous sommes surpris de trouver un homme dont toute l’importance résidait dans la parole, dénonçant si sévèrement la licence et l’influence illégitime du discours dans l’assemblée publique, nous devons nous rappeler que Kleôn avait l’avantage de s’adresser au sentiment intense qui dominait dans le moment : qu’il pouvait donc faire passer les inspirations de ce sentiment comme celles d’un patriotisme sans fard, sincère et honnête, — tandis que ses adversaires, qui parlaient contre le sentiment dominant et étaient conséquemment réduits à employer des arguments indirects, des circonlocutions, et plus ou moins de manœuvres, pouvaient être représentés comme n’étant que d’habiles sophistes, faisant parade de leur talent pour faire paraître pire la raison la meilleure, — et, s’ils n’étaient réellement gagnés, comme étant du moins dépourvus de principes et de toute sincère conviction morale. Comme c’est un mode de traiter les questions, tant d’intérêt public que de moralité privée, aussi commun aujourd’hui qu’il l’était à l’époque de. la guerre du Péloponnèse, — et qui consiste à s’emparer de quelque sentiment fort et assez répandu dans le public, à regarder les inspirations de ce sentiment comme celles du sens commun et du droit évident, et ensuite à exclure toute appréciation raisonnable du bien et du mal à venir comme si c’était une subtilité impie ou immorale, ou tout au moins dépourvue de candeur, — nous pouvons bien signaler un cas dans lequel Kleôn emploie ce mode d’agir pour appuyer une proposition alors regardée justement comme barbare. En effet, si nous appliquons nos idées modernes à cette proposition, le sentiment dominant non seulement n’était pas en faveur de Kleôn, mais il était irrésistiblement en faveur de ses adversaires. L’idée de mettre à mort de sang-froid quelque six mille personnes révolterait tellement les sentiments modernes, qu’elle ferait oublier toutes les considérations de mauvaise conduite passée dans les personnes à condamner. Néanmoins le discours que prononça Diodotos après Kleôn, et dans lequel il s’opposa à lui, non seulement ne contient aucun appel à ces prédispositions miséricordieuses, mais même en désavoue positivement la pensée : l’orateur repousse, non moins que Kleôn, l’influence d’un sentiment de pitié, ou d’un esprit de simple compromis et de modération[6]. Il écarte, en outre, les considérations de justice ou les analogies de justice criminelle[7], — et appuie entièrement son opposition sur des raisons de prudence publique, portant sur le bonheur et la sécurité à venir d’Athènes. Il commence par justifier[8] la nécessité d’examiner de nouveau la résolution qui vient d’être adoptée, et il insiste sur le danger de décider une question aussi importante à la hâte où sous l’influence d’une forte passion. Il proteste contre les inexcusables insinuations de corruption ou de suffisance à l’aide desquelles Kleôn avait cherché à réduire ses adversaires au silence ou à les décréditer[9] ; et ensuite, prenant la question au point de vue de la sagesse et de la prudence publiques, il s’applique à prouver que la rigoureuse sentence rendue le jour précédent ne devait pas être défendue. Cette sentence n’empêcherait aucun autre d’entre les alliés sujets de se révolter, s’ils voyaient, ou s’imaginaient voir, une bonne chance de succès ; mais elle les engagerait peut-être[10], une fois embarqués dans une révolte, à persister même jusqu’au désespoir, et à s’ensevelir sous les ruines de leur ville. Tandis qu’on devrait employer tous les moyens de prévenir chez eux une révolte, par des précautions prises à l’avance, — c’était un faux calcul que d’essayer de les détourner par l’énormité du châtiment, infligé ensuite à ceux que l’on avait reconquis. En développant cet argument ; l’orateur expose quelques idées remarquables sur la théorie de la punition en général, et sur le peu qu’on obtient en plus dans la voie de l’effet préventif, même par la plus grande aggravation de souffrances infligée au criminel condamné, — idées qui auraient pu passer pour rares et profondes même jusqu’au dernier siècle[11]. Et, de plus, il appuie son argument en exposant avec force combien il serait impolitique de confondre le Dêmos mitylénæen dans le même châtiment que son oligarchie : la révolte, avait été l’acte exclusivement de la dernière, et le premier non seulement n’y avait pas pris part, mais aussitôt qu’il avait eu des armes en sa possession, il avait livré la ville spontanément. Dans toutes les cités alliées, c’était la bourgeoisie qui avait de bonnes dispositions à l’égard d’Athènes, c’était sur elle que reposait surtout l’empire de la république contre la fidélité douteuse des oligarchies[12] : mais il n’était, pas possible que ce sentiment durât, si l’on voyait maintenant que tous les Mitylénæens étaient indistinctement confondus dans une commune destruction. Diodotos termine en recommandant que ceux des Mitylénæens que Pachês- avait envoyés à Athènes comme chefs de la révolte, fussent jugés séparément ; mais que le reste de la population fût épargné[13]. Ce discours est celui d’un homme qui sent qu’il a contre lui le sentiment régnant et avoué de l’auditoire, et qu’il doit en conséquence se faire un chemin par des appels à sa raison. Toutefois les mêmes appels auraient pu être faits, et peut-être l’avaient-ils été, dans la discussion précédente, sans succès. Mais Diodotos savait que le sentiment régnant, bien que prédominant encore en apparence, avait été silencieusement miné pendant les quelques dernières heures, et que la réaction dans le sens de la modération et de la pitié, qui avait grandi en dessous, agirait en faveur de ses arguments, quoiqu’il niât toute intention d’invoquer son aide. Après plusieurs autres discours, pour et contre, — l’assemblée vota et la proposition de Diodotos fut adoptée mais adoptée à une si faible majorité, que la décision sembla d’abord douteuse[14]. La trirème qui portait le premier vote était partie la veille, et était déjà depuis vingt-quatre heures en route pour Mitylênê. On mit immédiatement à flot une seconde trirème chargée du nouveau décret ; toutefois il n’y avait que des efforts surhumains qui pussent la mettre en état d’arriver à la ville condamnée, avant que la terrible sentence, alors en route, fût réellement en voie d’exécution. Les ambassadeurs mitylénæens garnirent bien le vaisseau de provisions, et promirent des récompenses considérables à l’équipage s’il arrivait à temps. Une intensité d’effort fut manifestée, sans exemple dans l’histoire de la navigation athénienne. On ne quitta pas la rame une seule fois entre Athènes et Mitylênê ; les rameurs prenaient seulement chacun à leur tour de courts intervalles de repos, avec un rafraîchissement de farine d’orge trempée dans du vin et de l’huile, qu’ils avalaient sur leurs bancs. Par bonheur, il n’y eut pas de vent contraire pour. les retarder : mais le but aurait été manqué, s’il ne s’était trouvé que l’équipage de la première trirème mettait autant de lenteur et de répugnance à transmettre son rigoureux mandat, que celui de la seconde avait d’ardeur pour apporter à temps le sursis. Et, après tout, il n’arriva que juste à temps. La première trirème avait abordé ; l’ordre d’exécution était actuellement entre les mains de Pachês, et celui-ci était déjà en train de prendre ses mesures. C’est ainsi que la population mitylénæenne fut près de cette destruction totale[15] : c’est ainsi qu’Athènes fut près de commettre réellement une atrocité qui aurait soulevé contre elle, d’une extrémité à l’autre de la Grèce, un sentiment d’exaspération plus mortel que celui qu’elle encourut plus tard même à la suite de sa conduite à Mêlos, à Skiônê et ailleurs. Si l’exécution eût été réalisée, la personne qui en aurait le plus souffert, et le plus justement, t’eût été Kleôn, l’auteur de la proposition. Car si la réaction dans le sentiment athénien fut si immédiate et si sensible après l’adoption même de la sentence, elle eût été beaucoup plus violente quand le peuple aurait appris que l’acte avait été irrévocablement accompli, et quand tous ses pénibles détails se seraient présentés à son imagination : et sa responsabilité en serait retombée sur Kleôn comme étant l’auteur de ce qui l’aurait tant déshonoré à ses propres yeux. Comme les choses tournèrent, il fut assez heureux pour échapper à ce danger ; et sa proposition de mettre à mort les Mitylénæens que Pachês avait envoyés à Athènes comme étant le parti actif de la révolte, fut ensuite adoptée et mise à exécution. Sans doute, après le premier décret rendu mais annulé, elle parut assez modérée, pour n’être adoptée qu’avec peu de résistance, et pour ne pas provoquer de repentir ensuite : cependant les hommes tués ainsi étaient au nombre d’un peu plus de mille[16]. Outre cette sentence d’exécution, les Athéniens rasèrent les fortifications de Mitylênê, et s’emparèrent de tous ses vaisseaux de guerre. En place de tribut, ils firent en outre une nouvelle distribution permanente de tout le territoire de l’île ; à l’exception de Methymna, qui leur était restée fidèle. Ils le divisèrent en 3.000 lots, dont on réserva 300 pour les consacrer aux dieux, et le reste fut assigné à des Klêruchi athéniens, ou colons propriétaires, choisis au sort parmi les citoyens ; les propriétaires lesbiens restant encore sur le sol qu’ils cultivaient comme fermiers, et payant au Klêruchos athénien une rente annuelle de deux mines (= 195 fr. environ) pour chaque lot. Nous aurions été content d’en apprendre plus au sujet de ce nouvel établissement territorial que le peu de mots de l’historien ne suffisent pas à expliquer. Il semblerait que 2.700 citoyens athéniens avec leurs familles ont dû aller résider, pour le moment du moins, à Lesbos, — comme Klêruchi ; c’est-à-dire sans renoncer à leurs droits comme citoyens athéniens, et sans être exonérés ni de la taxation athénienne, ni du service militaire personnel. Mais il semble certain que ces hommes ne continuèrent pas longtemps à habiter Lesbos. Nous pouvons même soupçonner que le partage entre les Klêruchi a dû être subséquemment abrogé. Il y avait une bande de territoire située sur le continent d’Asie en face de l’île, qui avait jusque-là appartenu à Mitylênê ; elle fut alors séparée de cette ville, et dorénavant inscrite parmi-les sujets tributaires d’Athènes[17]. Aux malheurs de Mitylênê appartient, comme appendice bien approprié, — le sort de Pachês, le commandant athénien dont nous avons récemment raconté la perfidie à Notion. Il paraît que, s’étant épris de deux belles femmes libres il Mitylênê, Helianis et Lamaxis, il tua leurs maris et se rendit maître d’elles de force. Il est possible qu’elles aient eu des amis privés à Athènes, ce qui a dû naturellement être le cas pour beaucoup de familles mitylénæennes. De toute manière elles s’y réfugièrent, décidées à obtenir réparation pour cet outrage, et portèrent plainte contre Pachês devant le dikasterion athénien, dans ce jugement de responsabilité auquel tout officier était soumis à l’expiration de son commandement. Le sentiment que leur cas excita, dans cette assemblée publique et nombreuse de citoyens athéniens, fut si profond, que le commandant coupable, sans attendre la sentence, se tua de son épée en pleine audience[18]. La reddition de Platée aux Lacédæmoniens s’effectua peu de temps après celle de Mitylênê aux Athéniens, — un peu plus tard dans le même été. Bien que l’évasion d’une moitié de la garnison eût fait durer plus longtemps les provisions pour l’autre, cependant tout leur fond avait fini enfin par s’épuiser, si bien que ce qui restait de défenseurs fut affaibli et sur le point de mourir de faim. Le commandant lacédæmonien de l’armée de blocus, connaissant leur état désespéré, aurait pu aisément prendre la ville d’assaut, si des ordres exprès de Sparte ne le lui eussent interdit. En effet, le gouvernement spartiate, qui comptait que la paix pourrait un jour se conclure avec Athènes, à la condition d’une cession mutuelle de villes acquises par la guerre, désirait acquérir Platée, non par la force ; mais par une capitulation et une reddition volontaire, qui serviraient d’excuse pour ne pas la donner : bien qu’une telle distinction, entre capture par force et par capitulation, inadmissible dans la diplomatie moderne, se trouvât plus tard nuire aux Lacédæmoniens tout autant qu’elle leur était favorable[19]. Agissant d’après ces ordres, le commandant lacédæmonien envoya dans la ville un héraut, chargé de sommer les Platæens de se rendre volontairement, et de se soumettre aux Lacédæmoniens comme juges, — avec une stipulation portant que les méchants[20] seraient punis, mais que personne ne serait puni injustement. Dans l’état de famine sans espoir auquel étaient réduits les assiégés, toutes les conditions étaient à peu près égales, et en conséquence ils livrèrent la ville. Après un intervalle de quelques jours, pendant lequel l’armée de blocus leur fournit de la nourriture, cinq personnes arrivèrent de Sparte pour décider de leur sort, — l’une d’elles était Aristomenidas, Hêraklide de la famille royale[21]. Lorsque les cinq Spartiates eurent pris place comme juges, sans doute en pleine présence de l’armée de blocus, et surtout avec les Thêbains, les grands ennemis de Platée, à côté d’eux, — les guerriers faits prisonniers, deux cents Platæens et vingt-cinq Athéniens, furent amenés pour être jugés ou pour entendre leur sentence. Personne rie porta d’accusation contre eux : mais cette simple question leur fut posée par les juges. Avez-vous pendant la guerre actuelle rendu quelque service aux Lacédæmoniens ou à leurs alliés ? Les Platæens furent confondus à une question à la fois inattendue et déraisonnable. Elle n’admettait qu’une réponse, — mais avant de faire aucune réponse catégorique, ils demandèrent avec prière la permission de plaider leur cause au long. Malgré l’opposition des Thêbains[22], on accéda à leur requête. Astymachos et Lakôn (ce dernier, proxenos de Sparte à Platée) furent désignés pour parler en faveur du corps. Il est possible que ces deux délégués aient parlé ; s’il en est ainsi, Thucydide a réuni les deux discours en un seul. Une position plus désespérée ne peut s’imaginer. L’interrogatoire était fait expressément de manière à exclure toute allusion à des faits antérieurs à la guerre Péloponnésienne. Mais quoique les orateurs sussent parfaitement combien leurs chances de succès étaient faibles, ils ne s’inquiétèrent pas des limites de la question elle-même, et tout en soutenant avec un courage inébranlable la dignité de leur petite ville, ils ne négligèrent aucun argument capable de toucher les sympathies de leurs juges. Après avoir protesté contre la pure dérision de procès et de jugement à laquelle on les soumettait, ils en appelèrent aux sympathies helléniques et à la haute réputation de vertu supérieure des Lacédœmoniens. Ils firent allusion à la première alliance de Platée avec Athènes, conclue à la recommandation des Lacédæmoniens eux-mêmes, qui avaient ensuite décliné, bien qu’ils en fussent priés formellement, de se charger de protéger la ville contre l’oppression thêbaine. Ensuite ils parlèrent de la guerre des Perses, où le patriotisme des Platæens à l’égard de la Grèce ne s’était pas moins montré que la trahison des Thêbains[23], — des Perses vaincus sur leur sol, qui, était devenu ainsi sanctifié en vertu des promesses de Pausanias et par des appels solennels aux dieux locaux. De la guerre persane ils passèrent à l’attaque infâme dirigée par les Thébains sur Platée ; en pleine trêve. Ils n’omirent pas de rappeler aux juges une obligation personnelle à Sparte, — l’aide qu’ils lui avaient prêtée, conjointement avec les Athéniens, quand elle était pressée par la révolte des Ilotes à Ithômê. Ce discours est un des plus touchants que nous trouvions dans Thucydide ; son habileté consiste dans la manière fréquente dont les auditeurs sont ramenés, de temps en temps et par des transitions bien ménagées ; à ces mêmes arguments[24]. Et l’impression qu’il sembla faire sur les cinq juges lacédæmoniens fut telle, que les Thébains qui étaient près d’eux se trouvèrent dans la nécessité de faire une réponse ; bien qu’il paraisse évident que tout le plan de conduite, — la question formelle et insultante aussi bien que la sentence destinée à suivre la réponse qui serait faite, — avait été convenu à l’avance entre eux et les Lacédæmoniens. Les orateurs thêbains prétendirent que les Platæens avaient mérité et attiré sur eux par leur propre faute l’inimitié de Thèbes, — qu’ils ne s’étaient avancés avec empressement contre les Perses que parce qu’Athènes l’avait fait aussi, — et que tout le mérite, quel qu’il fût, qu’ils avaient acquis par là, était contrebalancé et effacé par l’alliance qu’ils avaient faite ensuite avec Athènes pour opprimer et asservir les Æginètes et d’autres Grecs également remarquables par leur zèle contre Xerxès, qui avaient également droit à une protection en vertu des promesses de Pausanias. Ensuite les Thêbains s’efforcèrent de justifier leur tentative pour surprendre Platée de nuit, en soutenant .qu’ils avaient été appelés par les citoyens les plus respectables de la ville[25], qui désiraient seulement ramener Platée de son alliance avec un étranger à sa patrie bœôtienne naturelle ; et qu’ils s’étaient abstenus de tout traitement injurieux à l’égard des habitants, jusqu’à ce qu’ils fussent contraints de faire usage de la force pour leur propre défense. Puis ils reprochèrent aux Platæens, à leur tour, cette violation de parole par suite de laquelle les prisonniers thêbains dans la ville avaient finalement été mis à mort. Et tout en excusant leur alliance avec Xerxès, à l’époque de l’invasion persane, en affirmant que Thèbes était alors au pouvoir d’un parti oligarchique peu honnête, qui avait adopté cette conduite pour ses propres desseins factieux, et entraîné avec lui le peuple de force, — ils accusèrent en même temps les Platæens de trahison permanente contre les coutumes et la confraternité thébaines[26]. Ils donnèrent encore plus de force à toutes ces raisons en exposant les droits de Thèbes à la gratitude de Lacédæmone, tant pour avoir amené la Bœôtia dans l’alliance lacédæmonienne à l’époque de la bataille de Korôneia, que pour avoir fourni une partie si considérable des forces communes dans la guerre actuelle[27]. Le discours des Thêbains, inspiré par une haine amère contre Platée et jusqu’alors non assouvie, produisit son effet ; ou plutôt il était superflu, — les Lacédæmoniens ayant pris leur parti à l’avance. Après la proposition faite deux fois par Archidamos aux Platæens, qui les invitait à rester neutres et même qui offrait de garantir leur neutralité, — après-la solennelle protestation apologétique que, sur leur refus, il avait adressée aux dieux avant de commencer le siège, — les Lacédæmoniens se crurent libres de toute obligation de respecter la sainteté de la ville[28] ; ils considérèrent les habitants comme ayant renoncé volontairement à leur inviolabilité et scellé leur propre ruine. De là l’importance attachée à cette protestation, et les détails expressifs avec lesquels elle est présentée dans Thucydide. Les cinq juges, comme seule réponse aux deux harangues, rappelèrent les Platæens devant eux, et répétèrent à chacun d’eux individuellement la même question qui avait été posée auparavant. Chacun d’eux, à mesure qu’il répondait par la négative[29], était emmené et tué ; il en fut de même pour les vingt-cinq prisonniers athéniens. Les femmes faites prisonnières furent vendues comme esclaves ; et la ville et le territoire de Platée furent remis aux Thêbains, qui d’abord y établirent un petit nombre d’exilés platæens oligarchiques, avec quelques exilés mégariens ; — mais, peu de mois après, ils révoquèrent cette mesure, et effacèrent Platée[30], comme ville et territoire séparés, du rôle de la Hellas. Après avoir abattu tous les bâtiments privés, ils employèrent les matériaux à construire un vaste édifice tout autour de l’Hêræon ou temple de Hêrê, de deux cents pieds dans chaque direction, avec des appartements de deux étages en haut et en bas, en partie comme logement pour les visiteurs du temple, en partie comme habitation pour les fermiers ou éleveurs qui devaient occuper le pays. Un nouveau temple, de cent pieds de longueur, fut aussi bâti en l’honneur de Hêrê, et orné de lits préparés au moyen des meubles d’airain et de fer trouvés dans les demeures privées des Platæens[31]. Le territoire platæen fut affermé pour dix ans, comme propriété publique appartenant à Thèbes, et des cultivateurs thêbains, simples particuliers, le prirent à bail. Tel fut le lamentable sort que subit Platée, après avoir subi un blocus d’environ deux ans[32]. Son identité et ses traditions locales furent anéanties, et les sacrifices en l’honneur des vainqueurs morts qui avaient combattu sous Pausanias suspendus, — mesure qui, suivant l’argument présenté par les orateurs platæens devant les Lacédæmoniens, était une impiété à ne pas tolérer[33], et à laquelle ces derniers auraient peut-être difficilement consenti dans toute autre circonstance, s’ils n’avaient été poussés par un extrême désir de satisfaire l’antipathie prononcée des Thêbains pour se les concilier. C’est de cette manière que Thucydide explique la conduite de Sparte, qu’il déclare avoir été rigoureuse à l’extrême[34]. Et, en vérité, elle fut plus rigoureuse, à ne considérer que le principe du cas et le nombre des victimes à part, que même la première sentence d’Athènes contre les Mitylénæens, qui ne fut pas exécutée. Car ni Sparte, ni même Thèbes, n’avait de prétexte honnête pour considérer Platée comme une ville rebelle, tandis que Mitylênê était une ville qui s’était révoltée dans des circonstances particulièrement blessantes pour Athènes. De plus, Sparte promit un procès et un jugement aux Platæens s’ils se rendaient. Pachês ne promit rien aux Mitylénæens, si ce n’est que leur sort serait remis à la décision du peuple athénien. Cette petite ville, — intéressante par son patriotisme hellénique, par ses affections reconnaissantes et tenaces, et par ses souffrances imméritées, — n’exista plus dés lors que dans les personnes de ses citoyens recueillis à Athènes. Nous la verrons ci-après rétablie ; détruite de nouveau, et finalement rétablie encore : tant variait le sort d’un petit État grec balayé par la politique rivale de voisins plus grands. Le meurtre des vingt-cinq prisonniers athéniens, comme celui de Salæthos par les Athéniens, ne dépassa pas la rigueur admise et tolérée, bien que non pas toujours mise en pratique des deux côtés, — à l’égard de prisonniers de guerre. Nous venons de parcourir les circonstances qui suivirent la reddition de Mitylênê et de Platée, circonstances expliquant d’une manière douloureuse les mœurs de l’époque. Nous passons maintenant à l’ouest de la Grèce, — à l’île de Korkyra, — où nous verrons des scènes non moins sanglantes, et même plus révoltantes. Nous avons déjà mentionné[35] que, dans les batailles navales que se livrèrent les Corinthiens et les Korkyræens pendant l’année qui précéda la guerre du Péloponnèse, les premiers avaient fait deux cent cinquante Korkyræens prisonniers, hommes de premier rang et de conséquence dans l’île. Au lieu de suivre l’inspiration d’une haine aveugle en égorgeant leurs prisonniers, les Corinthiens firent preuve, sinon d’une humanité plus grande, du moins d’un calcul plus prévoyant. Ils avaient bien traité les prisonniers et fait tous leurs efforts pour les gagner, dans le dessein de s’en servir à la première occasion pour opérer une révolution dans l’île, — pour l’amener à une alliance avec Corinthe[36] et la détacher d’Athènes. Une telle occasion parait s’être présentée pour la première fois pendant l’hiver ou le printemps de la présente année, tandis que Mitylênê et Platée étaient toutes les deux sous blocus ; probablement vers le temps où Alkidas quittait l’Iônia, et on l’on espérait que non seulement Mitylênê serait délivrée, mais que les dépendances d’Athènes seraient poussées à la révolte, et que toute son attention serait ainsi dirigée de ce côté. Conséquemment les prisonniers korkyræens furent alors renvoyés de Corinthe chez eux, nominalement à la condition d’une lourde rançon de huit cents talents, dont les citoyens korkyræens, qui remplissaient le rôle de proxeni de Corinthe, se reconnurent responsables[37]. Les proxeni, se prêtant ainsi à la détention, eurent sans doute part à tout le dessein. Mais on vit bientôt sous quelle forme la rançon devait être payée réellement. Les nouveaux venus, reçus probablement d’abord avec cordialité après une si longue détention, employèrent toute leur influence, combinée avec la brigue personnelle la plus active, pour amener une rupture complète de l’alliance avec Athènes. Un avis indirect fut donné à Athènes de ce qui se tramait ; une trirème athénienne arriva avec des ambassadeurs qui devaient tâcher de faire échouer ces manœuvres ; tandis qu’une trirème corinthienne apporta également des envoyés de Corinthe pour servir les projets du parti opposé. La présence seule d’envoyés corinthiens indiquait un changement dans le sentiment politique de l’île. Mais ce changement devint encore plus manifeste quand une assemblée publique formelle, après avoir entendu les ambassadeurs des deux villes, décida que Korkyra maintiendrait son alliance avec Athènes suivant les termes limités de simple défense mutuelle stipulée dans l’origine[38] ; mais qu’elle serait en même temps en relations d’amitié avec les Péloponnésiens, comme elle l’avait été avant la querelle au sujet d’Epidamnos. Toutefois, depuis cet événement, l’alliance entre Athènes et Korkyra était devenue en pratique plus intime, et la flotte korkyræenne avait aidé les Athéniens à envahir le Péloponnèse[39]. Conséquemment, la résolution adoptée alors abandonnait le présent pour retourner au passé, — et à un passé qui ne pouvait pas être rétabli. Si l’on considère la guerre qui sévissait alors entre Athènes et les Péloponnésiens, une telle déclaration se contredisait elle-même. Elle n’était dans la pensée du parti oligarchique qu’un pas qui mènerait à une révolution plus complète, tant étrangère qu’intérieure. Ils la firent suivre d’une persécution politique contre Peithias, le citoyen qui jouissait de la plus grande influence personnelle parmi le peuple, et qui spontanément remplissait les fonctions de proxenos des Athéniens. Ils l’accusèrent d’employer des menées pour faire de Korkyra l’esclave d’Athènes. Quelles étaient les institutions judiciaires de l’île d’après lesquelles il fut jugé, c’est ce que nous ignorons ; mais il fut débouté de l’accusation. Alors il se vengea en accusant à son tour cinq des plus riches parmi ses persécuteurs oligarchiques du crime de sacrilège, — c’est-à-dire d’avoir violé la sainteté du bois sacré de Zeus et d’Alkinoos, en y faisant couper des pieux pour leurs échalas[40]. C’était un acte formellement interdit par la loi, sous peine d’un statère ou quatre drachmes pour chaque pieu ainsi coupé. Mais c’est un phénomène qui n’est pas rare, même dans des sociétés politiquement mieux organisées que Korkyra, de trouver des lois qui existent et ne sont pas abrogées, cependant violées habituellement, quelquefois même par tout le monde, mais plus souvent encore par des hommes riches et puissants, que bien des gens craindraient d’attaquer en justice. De plus, dans le cas actuel, comme l’acte ne faisait tort à aucun individu, quiconque se mettait en avant pour intenter des poursuites se chargeait du rôle odieux de délateur, — ce à quoi Peithias n’aurait sans doute pas voulu s’exposer dans des circonstances ordinaires, bien qu’il se crût justifié en adoptant ce mode de représailles contre ceux qui l’avaient persécuté. Les paroles de Thucydide impliquent que le fait ne fut pas nié : et il n’est nullement difficile de croire que ces hommes riches aient eu habituellement recours au domaine sacré pour y prendre leurs échalas. Reconnus coupables et condamnés, ils se jetèrent en qualité de suppliants dans les temples, et demandèrent comme faveur qu’on leur permît de s’acquitter de l’amende par payements partiels. Mais Peithias, alors membre du sénat (annuel), auquel la pétition fut présentée, s’y opposa et la fit rejeter, laissant la loi suivre son cours. On sut, en outre, qu’il était sur le point de profiter de son caractère de sénateur — et de l’accroissement de faveur que lui avait probablement procuré son récent acquittement judiciaire — pour proposer dans l’assemblée publique l’annulation de la décision adoptée récemment, avec une résolution nouvelle, à savoir, de reconnaître seulement les mêmes amis et les mêmes ennemis qu’Athènes. Poussé par la ruineuse amende imposée aux cinq personnes condamnées, comme par la crainte que Peithias ne réussit et ne fît échouer complètement son projet d’alliance corinthienne, le parti oligarchique résolut d’en venir à ses fins par la violence et le meurtre. Il réunit une troupe armée de poignards, s’élança soudainement dans la salle du sénat en pleine séance, et là tua. Peithias avec soixante autres personnes, en partie sénateurs, en partie simples citoyens. Quelques autres de ses amis échappèrent au même sort en se rendant à bord de la trirème athénienne qui avait amené les ambassadeurs, et qui était encore dans le port, mais qui partit sur-le-champ pour Athènes. Ces assassins, sous l’impression de la nouvelle terreur produite par leur acte récent, convoquèrent une assemblée, affirmèrent que ce qu’ils avaient fait était inévitable pour empêcher que Korkyra ne devînt esclave d’Athènes, et proposèrent une décision dé neutralité absolue tant à l’égard d’Athènes qu’à l’égard des Péloponnésiens, — ne permettant de visite d’aucune des deux parties belligérantes, si ce n’est une visite d’un caractère pacifique et avec un seul vaisseau à la fois. Et l’assemblée fat contrainte d’adopter cette résolution, — probablement elle n’était pas très nombreuse, et les partisans oligarchiques étaient à peu de distance en armes[41]. En même temps ils envoyèrent des ambassadeurs à Athènes pour communiquer les événements récents avec la couleur qui convenait à leurs vues, et pour dissuader les partisans fugitifs de Peithias de provoquer une intervention athénienne armée, capable de causer une contre-révolution dans l’île[42]. Quelques-uns des fugitifs cédèrent à des représentations de cette sorte, ou peut-être à la crainte de compromettre leurs propres familles laissées derrière eux. Maïs la plupart d’antre eux, ainsi que les Athéniens, apprécièrent mieux et ce qui avait été fait et ce qui arriverait vraisemblablement. Les ambassadeurs oligarchiques, avec ceux des fugitifs qui avaient été amenés à partager leurs vues, furent saisis par les Athéniens comme conspirateurs et placés en détention à Ægina, tandis qu’une flotte de soixante trirèmes athéniennes, sous Eurymedôn, fut immédiatement équipée pour cingler vers Korkyra, — ce qui était d’autant plus nécessaire qu’on savait que la flotte lacédæmonienne sous Alkidas, récemment passée en revue à Kyllênê après son retour d’Iônia, était sur le point de s’y rendre[43]. Mais les chefs oligarchiques à ‘Korkyra ayant peu de foi, dans les chances de cette mission à Athènes, procédèrent à l’exécution de leur conspiration avec cette rapidité qui était la mieux faite pour en assurer le succès. A l’arrivée d’une trirème corinthienne, — qui amenait des ambassadeurs de Sparte, et probablement aussi apportait la nouvelle que la flotte d’Alkidas ne tarderait pas à paraître, — ils organisèrent leurs forces, et attaquèrent le peuple et les autorités démocratiques. Le dêmos korkyræen fut d’abord vaincu et dispersé. Mais pendant la nuit, il se réunit et se fortifia dans les parties supérieures de la ville, près de l’acropolis, et ensuite il s’empara du port Hyllaïque, — l’un des deux ports que possédait la ville, tandis que l’autre port et le principal .arsenal, faisant face au continent de l’Épire, étaient occupés par le parti oligarchique, avec la place du marché qui en était voisine, et qui servait surtout de résidence aux riches Korkyræens, soit en elle-même, soit par ses alentours. La ville resta dans cet état de division tout le jour suivant, pendant lequel le dêmos envoya dans tout le territoire dés émissaires chargés de solliciter l’aide des esclaves ouvriers, et de leur promettre l’émancipation comme récompense ; tandis que l’oligarchie se procura et soudoya aussi huit cents mercenaires épirotiques du continent. Renforcé par les esclaves, qui accoururent en foule à l’appel qui leur fut fait, le dêmos recommença la lutte le matin avec plus de fureur qu’auparavant. Sous le rapport et de la position et du nombre, il avait .l’avantage sur l’oligarchie, et la résolution intense avec laquelle il combattait se communiqua même aux femmes, qui, bravant le danger et le tumulte, prirent une part active au combat, surtout en lançant des tuiles du haut des maisons. Vers l’après-midi, le peuple finissait par être décidément victorieux, et était même sur le point d’emporter d’assaut la ville basse, avec l’arsenal voisin. L’oligarchie n’avait pas d’autre chance de salut que la ressource désespérée d’incendier cette partie de la ville, avec la place du marché, les maisons et les bâtiments qui l’entouraient, les leurs avec le reste. Cette mesure repoussa les assaillants, mais détruisit beaucoup de bien en magasin appartenant aux marchands, avec une partie considérable de la ville ; dans le fait, si le vent eût été favorable, la ville entière aurait été consumée. Le peuple étant ainsi victorieux, la trirème corinthienne, avec la plupart des mercenaires épirotiques, jugea plus sûr de quitter l’île, tandis que les vainqueurs se virent encore renforcés le lendemain matin par l’arrivée de l’amiral athénien Nikostratos, avec douze trirèmes de Naupaktos[44] et cinq cents hoplites messêniens. Nikostratos fit tout ce qu’il put pour apaiser la furieuse excitation qui régnait et pour persuader au peuple d’user avec modération de sa victoire. Sous ses auspices, une convention d’amnistie et de paix fut conclue entre les partis rivaux, à l’exception seulement de dix individus désignés, par leurs noms, les oligarques les plus violents, qui durent être jugés comme meneurs. Ces hommes disparurent naturellement bientôt, de sorte qu’il n’y aurait pas eu de jugement du tout, ce qui semble avoir été ce que Nikostratos désirait. En même temps une alliance offensive et défensive fut établie entre Korkyra et Athènes, et l’amiral athénien était alors sur le point de partir, quand les chefs korkyræens le prièrent de laisser chez eux, pour plus de sûreté, cinq vaisseaux de sa petite flotte de douze, — lui offrant cinq de leurs propres trirèmes en place. Nonobstant le péril de cette proposition pour lui-même, Nikostratos y accéda ; et les Korkyræens, en préparant les cinq vaisseaux qui devaient être envoyés avec lui, commencèrent par inscrire parmi les équipages les noms de leurs principaux ennemis. Ceux-ci y virent l’intention de les envoyer à Athènes, ce qu’ils regardaient comme une sentence de mort. Dans cette pensée, ils se réfugièrent comme suppliants dans le temple des Dioskuri, où Nikostratos alla les visiter et essaya de les rassurer par la promesse qu’on ne voulait rien faire contre leur sûreté personnelle. Mais il lui fut impossible de les convaincre ; et, comme ils persistaient à refuser de servir, le dêmos korkyræen commença à soupçonner de la trahison. Il s’arma de nouveau, fouilla les maisons des récalcitrants pour y chercher les armes, et était disposé à mettre à mort quelques-uns d’entre eux, si Nikostratos ne les avait pris sous sa protection. Les hommes principaux du parti vaincu, au nombre d’environ quatre cents, cherchèrent alors un asile dans le temple et dans le bois sacré de Hêrê ; sur ce, les chefs du peuple, craignant que dans cette position inviolable ils n’occasionnassent encore une nouvelle insurrection dans la ville, ouvrirent une négociation et les décidèrent à être traversés dans la petite île immédiatement en face de l’Hêræon, où ils furent tenus sous bonne garde, avec des provisions qu’on leur y fit passer régulièrement pendant quatre jours[45]. A la fin de ces quatre jours, pendant que l’inquiétude des chefs populaires durait encore, et que Nikostratos continuait à différer son départ, il s’ouvrit une nouvelle phase dans ce triste drame. La flotte Péloponnésienne, sous Alkidas, arriva à la rade de Sybota, sur le continent situé en face, — au nombre de cinquante-trois trirèmes, vu que les quarante trirèmes ramenées .d’Iônia avaient été renforcées par treize en plus de Leukas et d’Ambrakia. En outre, les Lacédæmoniens avaient envoyé comme conseil Brasidas, — qui valait à lui seul plus que les treize trirèmes nouvelles, s’il avait été envoyé pour remplacer Alkidas, au lieu de n’avoir pour toute autorité que celle de donner des avis[46]. Méprisant la petite escadre de Nikostratos, alors à Naupaktos, les Spartiates désiraient seulement en finir avec Korkyra avant que des renforts arrivassent d’Athènes ; mais les réparations nécessaires aux vaisseaux d’Alkidas, après leur désastreux voyage de retour, causa un retard fâcheux. Quand on vit la flotte Péloponnésienne venir de Sybota au lever du jour, la confusion dans Korkyra fut inexprimable. Le dêmos et les esclaves nouvellement’ émancipés étaient agités à la fois par le dernier et terrible combat et par la crainte des envahisseurs, — le parti oligarchique, bien que vaincu, était encore présent et formait une minorité considérable, — et la ville était à moitié brûlée. Au milieu de ces éléments de trouble, il y avait peu d’autorité pour commander, et encore moins de confiance ou de bonne volonté pour obéir. On avait, il est vrai, sous la main abondance de trirèmes, et des ordres furent donnés afin qu’on en montât soixante sur-le-champ, tandis que Nikostratos, le seul homme qui conservât le sang-froid nécessaire pour opposer une résistance efficace, pria les chefs korkyræens de procéder avec régularité, et d’attendre qu’elles fussent toutes prêtes, de manière à sortir du port en corps. Il s’offrit avec ses douze trirèmes athéniennes à s’avancer d’abord seul, et à occuper la flotte Péloponnésienne, jusqu’à ce que les soixante trirèmes korkyræennes pussent toutes sortir en ordre de bataille pour l’appuyer. En conséquence, il s’avança avec son escadre ; mais les Korkyræens, au lieu de suivre son avis, envoyèrent leurs vaisseaux un à un et sang aucun choix dans les équipages. Deux d’entre eux passèrent immédiatement à l’ennemi, tandis que d’autres présentaient le spectacle d’équipages se battant entre eux même ceux qui réellement en vinrent aux mains ne s’avancèrent que par vaisseaux isolés, sans le moindre ordre ni le moindre concert. Les Péloponnésiens, qui virent bientôt qu’ils avaient peu de chose à craindre de tels ennemis, crurent suffisant d’envoyer vingt de leurs vaisseaux contre les Korkyræens, tandis qu’avec les trente-trois autres ils marchèrent en avant pour combattre les douze athéniens. Nikostratos, ayant devant lui un vaste espace de mer, ne fat pais effrayé de cette supériorité numérique, d’autant moins que deux des douze trirèmes étaient les deux vaisseaux d’élite de la flotte athénienne, — la Salaminia et la Paralos[47]. Il eut soin d’éviter de s’engager dans le centre de l’ennemi et de rester à ramer sur les flancs de ce dernier ; et comme, bientôt il réussit à désemparer un de ses vaisseaux, par un heureux coup de l’éperon de l’un de ses navires, les Péloponnésiens, au lieu de l’attaquer avec leur nombre supérieur, se formèrent en cercle et se tinrent sur la défensive, comme ils l’avaient fait lors du premier combat avec Phormiôn au milieu du golfe, à Rhion. Nikostratos (comme Phormiôn) rama autour de ce cercle, essayant de causer de la confusion par de feintes approches, et attendant qu’il vît quelques-uns des vaisseaux perdre leurs places ou s’aborder de manière à lui donner une occasion d’attaquer. Et il aurait réussi peut-être, si les vingt autres vaisseaux Péloponnésiens, voyant ce qui se passait et se rappelant avec effroi le succès d’une manœuvre semblable dans la première bataille, n’eussent abandonné les vaisseaux korkyræens, dont ils méprisaient l’état désordonné, et ne se fussent hâtés de rejoindre ceux qui luttaient contre Nikostratos. Toute la flotte de cinquante-trois trirèmes prit alors de nouveau l’offensive, et s’avança pour attaquer l’amiral athénien, qui se retira devant elle, mais en reculant de l’arrière et en tenant la tête de ses vaisseaux dirigée vers l’ennemi. Par cette, manœuvre, il réussit à les éloigner de la ville, de manière à laisser à la plupart des vaisseaux korkyræens une occasion pour retourner dans le port, tandis que la supériorité des manœuvres dans les trirèmes athéniennes était telle, que les Péloponnésiens ne purent jamais en venir aux mains avec lui ni le forcer à un engagement. Ils retournèrent le soir à Sybota, sans un triomphe plus grand que leur succès contre Ies Korkyræens, dont ils emmenaient treize trirèmes comme prises[48]. A Korkyra, on s’attendait que le matin ils attaqueraient directement la ville et le port (ce qui n’aurait pu guère manquer de réussir). Nous pouvons aisément croire (ce que la rumeur publique confirma plus tard) que Brasidas conseilla à Alkidas cette opération décisive. Les chefs korkyræens, plus terrifiés que jamais, commencèrent à ramener les prisonniers de la petite île dans.1’Iêræon, et ensuite tâchèrent d’en venir à un compromis avec le parti oligarchique en général, dans le dessein d’organiser une défense combinée et efficace. On disposa et on équipa trente trirèmes, et on persuada à quelques-uns même des Korkyræens oligarchiques de faire partie de leurs équipages. Mais la lâcheté d’Alkidas fut leur meilleure défense. Au lieu de venir droit à Korkyra, il se contenta de débarquer dans Pile, à quelque distance de la ville, sur le promontoire de Leukimnê ; après avoir ravagé les terres voisines pendant quelques heures, il retourna à sa station de Sybota. Il avait perdu une occasion qui ne revint jamais : car précisément la même nuit, les fanaux de Leukas lui annoncèrent l’approche de la flotte d’Athènes sous Eurymedôn, — soixante trirèmes. Sa seule pensée fut alors de sauver la flotte Péloponnésienne, qui le fut, en effet, par cette indication télégraphique. On profita des ténèbres pour se retirer en rasant la terre jusqu’à l’isthme qui sépare Leukas du continent ; — on traîna les vaisseaux à bras ou par des machines à travers l’isthme, pour qu’et doublant le promontoire leukadien, ils ne tombassent pas dans la flotte athénienne, ou ne fussent pas aperçus par elle. De là, Alkidas retourna le mieux qu’il put dans le Péloponnèse, abandonnant à leur sort les oligarques Korkyræens[49]. Ce sort fut extrêmement déplorable. L’arrivée d’Eurymedôn ouvre une troisième transition inattendue dans ce récit varié, — le Dêmos korkyræen passant, brusquement et contre toute attente, d’une alarme et d’un désespoir intenses à un empire hautain et irrésistible. Dans le cœur de Grecs, et dans une population qui était vraisemblablement parmi les moins raffinés de tous les Hellènes, -comprenant aussi une grande quantité d’esclaves récemment émancipés contre la volonté de leurs maîtres, et qui étaient naturellement les plus farouches et les plus mécontents de tous les esclaves de l’île, — il n’était que trop certain qu’un tel changement allumerait une ardeur de vengeance presque sans frein, comme seule compensation aux terreurs et aux souffrances passées. Aussitôt qu’on sut que la flotte Péloponnésienne avait fui et que celle d’Eurymedôn était en vue, les chefs korkyræens amenèrent dans la ville les cinq cents hoplites messêniens qui jusqu’alors avaient été campés en dehors ; ils s’assuraient ainsi une ressource contre un dernier effort de désespoir de la part de leurs ennemis intérieurs. Ensuite, les trente vaisseaux récemment garnis d’hommes, — et tenus tout prêts dans le port faisant face au continent, pour s’avancer contre la flotte Péloponnésienne, mais dont on n’avait plus besoin maintenant, — reçurent l’ordre de cingler vers l’autre port ou Hyllaïque. Même pendant qu’ils faisaient ainsi le tour, quelques hommes détestés du parti vaincu, étant vus en public, furent tués. Mais quand les vaisseaux arrivèrent au port Hyllaïque et que les équipages furent débarqués, un massacre plus général s’accomplit, par le meurtre de ces individus de la faction oligarchique qu’on avait persuadés le jour précédent de monter à bord pour faire partie des équipages[50]. Ensuite s’accomplit le sort de ces suppliants, au nombre de quatre cents environ, qui avaient été ramenés de l’îlot situé en face de l’île, et qui étaient encore dans l’asile de l’enceinte sacrée de l’Hêræon. On leur proposa de quitter le sanctuaire et de se présenter en justice. Cinquante d’entre eux acceptèrent la proposition, furent jugés, — tous condamnés, et tous exécutés. Leur exécution, à ce qu’il semble, se fit immédiatement sur place, et sous les yeux mêmes des infortunés qui se trouvaient encore sur le terrain sacré[51] ; ceux-ci, voyant que leur sort était désespéré, aimèrent mieux périr de leurs propres mains que de mourir de faim ou par l’épée de leurs ennemis. Quelques-uns se pendirent aux branches des arbres qui entouraient le temple, d’autres aidèrent leurs amis à se suicider, et d’une manière ou d’une autre la troupe entière périt ainsi. Ce fut probablement une consolation pour eux que de croire que cette profanation de l’enceinte attirerait la colère des dieux sur leurs ennemis survivants. Eurymedôn resta avec sa flotte sept jours, et pendant tout ce temps, les Korkyræens victorieux exercèrent une persécution sanguinaire sur le parti qui avait été compromis dans la dernière révolution oligarchique. Cinq cents hommes de ce parti réussirent à s’échapper en s’enfuyant sur le continent ; tandis qu’on tua, partout où on les put trouver, ceux qui ne s’enfuirent pas, ou qui ne purent le faire. Quelques-uns reçurent le coup mortel même sur l’autel, — d’autres partagèrent le même sort, après en avoir été arrachés de force. Dans un cas, une troupe de meurtriers, après avoir poursuivi leurs victimes jusqu’au temple de Dionysos, s’abstinrent de verser leur sang, mais ils murèrent la porte et les laissèrent mourir de faim : comme les Lacédæmoniens l’avaient fait dans une occasion précédente relativement à Pausanias. La férocité de l’époque était telle, que dans un cas un père tua son propre fils. Ce ne fut pas seulement le parti oligarchique qui souffrit ainsi : on donna aussi libre cours aux querelles privées, et divers individus, faussement accusés d’avoir pris part aux mouvements oligarchiques, furent tués par des ennemis personnels ou par des débiteurs. Cette déplorable suspension de contraintes morales aussi bien que légales dura pendant la semaine du séjour d’Eurymedôn, période assez longue pour rassasier le sentiment farouche qui en était la cause[52], sans toutefois d’effort apparent de sa part pour apaiser les vainqueurs ou protéger les vaincus. Nous verrons ci-après un nouveau motif pour apprécier la bassesse et l’absence d’humanité dans son caractère. Si Nikostratos avait conservé le commandement, nous pouvons raisonnablement présumer, à en juger par ce qu’il avait fait dans la première partie de la sédition avec des forces très inférieures, qu’il aurait arrêté beaucoup plus tôt cette boucherie korkyræenne ; par malheur, Thucydide ne nous dit rien du tout au sujet de Nikostratos, après le combat naval du jour précédent[53]. Nous aurions appris avec plaisir quelque chose relativement à ce que l’on fit pour rétablir les affaires ou réparer le mal, après cette explosion de furie meurtrière, dans laquelle sans doute les esclaves nouvellement émancipés ne restèrent pas le plus en arrière, — et après le départ d’Eurymedôn. Mais ici encore Thucydide désappointe notre curiosité. Il se contente de nous, dire que les exilés oligarchiques qui s’étaient enfuis sur le continent furent assez forts pour s’emparer des forteresses et de la plus grande partie du territoire que Korkyra y possédait ; précisément comme les exilés de Samos et de Mitylênê devinrent plus ou moins complètement maîtres de la Peræa ou possessions territoriales appartenant à ces îles. Ils envoyèrent même des ambassadeurs à Corinthe et à Sparte, dans l’espoir d’obtenir du secours pour accomplir leur rétablissement par la force ; mais leur requête ne fut pas accueillie avec faveur, et ils furent réduits à leurs propres ressources. Après avoir harassé pendant quelque temps les Korkyræens de l’île par des excursions de pillards, au, point de produire une disette et une détresse considérables, ils finirent par réunir une bande de mercenaires épirotiques, passèrent dans l’île et y établirent une position fortifiée sur la montagne appelée Istônê, à peu de distance de la ville. Après avoir brûlé leurs vaisseaux pour s’enlever tout espoir de retraite, ils se maintinrent pendant près de deux années par un système de dévastation et de pillage qui causa une grande misère dans l’île[54]. C’était un moyen fréquent à l’aide duquel jadis des envahisseurs fatiguaient et réduisaient une ville dont ils trouvaient les murs imprenables. On verra que le sort définitif de ces possesseurs d’Istônê, qui appartient à un futur chapitre, forme une fin bien appropriée au drame sanglant qui n’est pas encore terminé à Korkyra. Un tel drame ne pouvait se jouer, dans une cité importante appartenant au nom grec, sans produire une impression profonde et étendue dans toutes les autres villes. Et Thucydide en a profité pour donner une sorte d’esquisse générale de la politique grecque pendant la guerre du Péloponnèse ; violence de discordes civiles dans chaque cité, aggravée par une guerre étrangère, et par les efforts rivaux d’Athènes et de Sparte, — la première épousant partout le parti démocratique, la seconde, l’oligarchique. La sédition korkyræenne fut le premier cas dans lequel on vit ces deux causes d’antipathie et d’exaspération politiques agir dans toute leur force combinée, et où la malignité de sentiment et de démoralisation résultant d’une telle combinaison parut sans déguisement. Le tableau tracé par Thucydide du sentiment moral et politique sous ces influences, restera à jamais mémorable comme l’œuvre d’un esprit analytique et d’un philosophe. Il a conçu et décrit les causes corruptrices avec un esprit de généralisation qui ne rend ces deux chapitres guère moins applicables à d’autres sociétés politiques fort éloignées tant par le temps que par l’espace (en particulier, à bien des points de vue, à la France entre 1789 et 1799) qu’à la Grèce dans le cinquième siècle avant l’ère chrétienne. L’acharnement implacable que donnent aux luttes intestines de parti les dangers accessoires de la guerre étrangère et de l’intervention d’ennemis étrangers, — les craintes mutuelles entre rivaux politiques, où chacun pense que l’autre le préviendra en frappant un coup mortel, et où les maximes constitutionnelles ont cessé d’avoir de l’autorité, soit comme contrainte, soit comme protection, — la popularité supérieure de l’homme qui est le plus disposé à user de l’épée, ou qui réduit ses ennemis au silence par le langage le moins mesuré, jointe à la disposition à traiter la prudence dans l’action et la candeur dans les paroles comme pure trahison ou pure lâcheté, — la considération exclusive pour des intérêts de parti, qui fait adopter avec indifférence, et même préférer avec admiration, la fraude ou la violence comme le moyen le plus efficace, — la perte du respect pour l’autorité légale aussi bien que de la confiance dans les rapports privés, et le sacrifice même du sang et de l’amitié à l’ascendant dominant des obligations de parti, — la perversion de la moralité ordinaire, amenant avec elle un changement dans le sens de tous les mots communs qui signifient blâme ou approbation, — la prédominance peu naturelle des .passions ambitieuses et querelleuses l’emportant dans les esprits sur tous les objets publics réels, et mettant sur le même niveau, pour le moment, la bonne et la mauvaise cause, en prenant la . démocratie d’un côté, et l’aristocratie de l’autre, comme de simples prétextes à sanctifier un triomphe personnel : — tous ses sombres phénomènes sociaux, indiqués ici par l’historien, ont leurs causes profondément fixées dans l’esprit humain, et il est vraisemblable, à moins que les bases de la moralité constitutionnelle ne viennent à être posées d’une manière plus sûre et plus solide qu’elles ne l’ont été jusqu’ici, qu’ils reparaîtront de temps en temps, avec diverses modifications, « aussi longtemps que la nature humaine sera ce qu’elle est actuellement, n pour employer les paroles de Thucydide lui-même[55]. Il a décrit, avec une fidélité qui ne le cède pas à son esquisse de la peste d’Athènes, les symptômes d’un certain état de maladie politique, où la violence des luttes intestines, au lieu d’être retenue dans des limites telles qu’elle s’accorde avec le maintien d’une société entre les partis rivaux, est pour le moment enflammée et envenimée par l’hostilité peu scrupuleuse d’une guerre étrangère, surtout à la suite d’une alliance réelle entre des partis dans l’intérieur de l’État, avec les étrangers au dehors. En suivant la description frappante de l’historien, nous devons ne pas oublier l’état général des amours à son époque, et en particulier les cruautés tolérées par les lois de la guerre, en tant que comparé avec l’humanité plus grande et le respect pour la vie qu’ont vus naître les deux siècles derniers dans l’Europe moderne. Et nous devons en outre nous rappeler que s’il avait eu à décrire les effets d’une furie politique chez les Carthaginois et les Juifs, au lieu des mêmes effets chez les Grecs de son temps, il aurait ajouté à sa liste d’horreurs le crucifiement, la mutilation et d’autres raffinements, accompagnant le meurtre simple. On doit prendre les paroles de Thucydide plutôt comme une généralisation et une concentration des phénomènes qu’il avait observés dans différentes communautés, que comme appartenant entièrement à l’une d’elles. Je ne pense pas, — ce qu’une lecture superficielle des mots par lesquels il débute pourrait suggérer d’abord, — que le massacre à Korkyra ait été seulement la première, mais nullement la pire d’une série d’horreurs semblables répandues dans le monde grec. Les faits exposés dans’ sa propre histoire suffisent pour montrer que, — bien que les mêmes causes qui travaillèrent cette malheureuse île se soient disséminées et aient produit des maux analogues .dans beaucoup d’autres communautés, — cependant de même que le cas de Korkyra fut le premier, de même il fut aussi le pire et le plus aggravé sous le rapport de l’intensité. Heureusement le récit de Thucydide nous permet de le comprendre depuis le commencement jusqu’à la fin, et d’apprécier le degré de culpabilité des divers partis qui y furent impliqués, ce que nous pouvons, rarement faire avec certitude, parce qu’une fois que les violences réciproques ont commencé, les sentiments que produit la lutte elle-même l’emportent bientôt dans les esprits des deux partis sur la cause primitive de la dispute, aussi bien que sur tous les scrupules quant à la convenance des moyens. Une foule d’actes inexcusables sont commis des deux côtés, et en les comparant tous deux, nous sommes obligés d’employer le langage énergique dont Tacite se sert relativement à Othon et à Vitellius, — deteriorem fore, quisquis vicisset, — de deux hommes méchants, tout ce que le monde romain pouvait attendre, c’était que le vainqueur, quel qu’il fût, serait le pire. Quant à la révolution korkyræenne, nous pouvons arriver à une critique plus précise. Nous voyons que, dès le début, elle est l’œuvre d’un parti oligarchique égoïste, jouant le jeu d’un ennemi étranger, et de l’ennemi le plus acharné et le plus ancien de l’île, — visant à renverser la démocratie existante et à acquérir le pouvoir pour lui-même, — et prêt à employer toute mesure de fraude et de violence pour atteindre ces buts. Tandis que la démocratie qu’ils attaquent est purement défensive et conservatrice, les meneurs oligarchiques, après avoir essayé en vain des moyens honnêtes, sont les premiers à employer des moyens vils, qu’ils voient renvoyés contre eux-mêmes avec un effet plus grand. Ils donnent l’exemple de poursuites judiciaires dirigées contre Peithias, pour se défaire d’un antagoniste politique ; dans l’emploi de la même arme, celui-ci a l’avantage sur eux et s’en sert pour les perdre. Ensuite, ils en viennent à l’usage du poignard dans la salle du sénat contre lui et les chefs immédiats du parti, et à l’application générale. de l’épée contre la démocratie en général. Le Dêmos korkyræen est ainsi forcé de se mettre sur la défensive. A la place des affections de la vie ordinaire, tous les sentiments anti-sociaux, les plus intenses, — la crainte, l’humeur querelleuse, la haine, la vengeance, — s’emparent entièrement de son cœur ; exagérés encore par les alternatives de victoire et de défaite, amenées successivement par Nikostratos, Alkidas et Eurymedôn. Sa conduite après le triomphe est telle que nous devions l’attendre dans ces circonstances propres à troubler la raison, de la part d’hommes grossiers mêlés à des esclaves libérés. Elle est vindicative et meurtrière à l’excès, non sans une violation perfide d’assurances données. Mais nous devons nous rappeler qu’il est contraint de songer à sa défense, et que toute son énergie est indispensable pour en assurer le succès. I1 est provoqué par une agression non moins coupable dans sa fin que dans ses moyens, — agression encore d’autant plus gratuite que, si nous considérons l’état de l’île au moment où les captifs oligarchiques furent rendus par Corinthe, il n’y avait aucun prétexte pour affirmer qu’elle eût souffert, ou qu’elle souffrit quelque dommage, quelque traitement dur ou déshonorant, par suite de son alliance avec Athènes. Ces insurgés oligarchiques trouvent l’île dans un état de sécurité et de tranquillité, — puisque la guerre la mettait peu dans la nécessité de faire d’efforts. Ils la plongent dans une mer de sang, avec des atrocités aussi bien qu’avec des souffrances des deux côtés, qui se terminent à la fin par leur extermination complète. Notre compassion pour leur misère finale ne doit pas nous empêcher d’apprécier la conduite qui la causa. Dans le cours d’un petit nombre d’années à partir de ce moment, nous aurons occasion de raconter deux mouvements politiques à Athènes semblables par les principes et par les résultats généraux à cette révolution korkyræenne ; présentant des conspirateurs oligarchiques contre une démocratie existante et conservatrice ; — et cette conspiration d’abord heureuse, mais accablée dans la suite, et le Démos rétabli de nouveau. On trouvera le contraste entre Athènes et Korkyra, dans de telles circonstances, extrêmement instructif, surtout par rapport au Dêmos et dans les heures de la défaite et dans celles de la victoire. On verra alors combien l’habitude d’une participation active aux affaires politiques et judiciaires, — celle d’une discussion publique et contradictoire, dans laquelle la parole sert de canal de dérivation ‘aux passions mauvaises et que suit un appel au vote, — celle enfin de tenir constamment présentes à l’esprit de chaque citoyen, dans son rôle de dikaste ou d’ekklésiaste, les conditions d’une société pacifique et l’autorité dominante d’une majorité constitutionnelle, — on verra, dis-je, combien toutes ces circonstances, appliquées à Athènes plus que dans toute autre démocratie aux sentiments des individus, contribuèrent à adoucir les instincts de violence et de vengeance intestines, même après une très vive provocation. Mais le cas de Korkyra et celui d’Athènes, différents à tant d’égards, conspirent à mettre en lumière une autre vérité, d’une grande importance dans l’histoire grecque. Tous deux montrent combien fausses et impudentes étaient les prétentions élevées parles grands et riches personnages des diverses cités grecques à une supériorité de moralité et d’intelligence, et à une plus grande capacité pour user de la puissance de gouverner d’une manière honorable et avantageuse, par comparaison à la masse des citoyens. Bien que les membres des oligarchies grecques, qui exerçaient un puissant empire sur la mode, et plus spécialement sur le sens des mots, s’appelassent les hommes les meilleurs, les hommes honorables et bons, les élégants, les supérieurs, etc., et attachassent à ceux qui vivaient en dehors de leur propre cercle des épithètes d’une signification contraire, et impliquant des attributs moraux d’une nature basse, — on verra qu’une telle différence n’a pas d’appui dans les faits de l’histoire grecque[56]. Une grande faiblesse, avec de mauvaises passions par occasion, était sans cloute de nature à agir sur le peuple en général ; souvent elle corrompit et égara même la démocratie athénienne, la meilleure évidemment de toutes les démocraties de la Grèce. Mais, après tout, les grands et riches personnages n’étaient qu’une partie du peuple, et à les prendre comme classe (abstraction faite d’honorables exceptions individuelles), ils n’en étaient en aucune façon la meilleure partie. S’ils étaient exempts par leur position de quelques-uns des vices qui assiègent les hommes d’une condition plus humble et plus pauvre, ils puisaient dans, cette même position une suffisance démesurée, — et un excès d’ambition personnelle aussi bien que d’appétit personnel, — propres à eux, non moins antisociaux en tendance, et agissant sur une échelle beaucoup plus grande. A les considérer comme classe, ils n’étaient nullement supérieurs aux préjugés et aux superstitions appartenant à l’époque, tandis que leurs animosités réciproques, violentes et peu scrupuleuses, étaient au nombre des principales sources de malheur dans les républiques grecques. En effet, la cause de la plupart des actes les plus répréhensibles commis par les démocraties fut qu’elles souffraient qu’un aristocrate se servit d,’elles comme instrument pour en ruiner un autre. Quant à l’intense égoïsme de parti qui les caractérisait comme corps, égoïsme exagéré parfois jusqu’à devenir l’antipathie antipopulaire la plus forte, comme nous le voyons dans le fameux serment oligarchique cité par Aristote[57], — nous en trouverons de nombreux exemples à mesure que nous avancerons dans l’histoire, mais nous n’en rencontrerons pas de plus frappant que cette révolution korkyræenne. |
[1] Thucydide, III, 36.
Les sentiments des marins, dans la trirème désignée pour porter l’ordre d’exécution, sont un point frappant d’évidence dans le cas actuel (III, 50).
[2] Thucydide, III, 36. Quant à l’illégalité, voir Thucydide, VI, 14, qui, je crois, est une bonne preuve pour démontrer que c’était une illégalité. Je suis d’accord avec Schoemann sur ce point, malgré les doutes du Dr Arnold.
[3] Thucydide, III, 37.
Cf. le langage d’Archidamos à Sparte dans le congrès, où il fait honneur aux Spartiates (Thucydide, I, 84). — très semblable en esprit aux remarques de Kleôn au sujet des Athéniens.
[4] Thucydide, III, 40.
[5] Thucydide, III, 40.
[6] Thucydide, III, 48. Cf. le discours de Kleôn, III, 40.
Le Dr Arnold distingue οϊκτος (ou έλεος) de έπιεικεία, en disant que le premier est un sentiment, la seconde, une habitude : οϊκτος, pitié ou compassion, peut à l’occasion toucher ceux qui sont en général bien éloignés d’être έπιεικεία — doux ou compatissants. Έπιεικεία a trait à toute personne, — οϊκτος, à des individus particuliers. La distinction faite ici est juste en elle-même, et έπιεικείς a parfois le sens que lui attribue le Dr Arnold ; mais dans ce passage je crois qu’il a un sens différent. Le contraste entre οϊκτος et έπιεικεία (comme le Dr Arnold les explique) serait trop faible et trop peu marqué pour servir le dessein de Kleôn et de Diodotos. Έπιεικεία veut plutôt dire ici la disposition à rester au-dessous de vos droits entiers, un esprit de douceur et d’accommodement ; une concession de votre part de nature à être payée par une concession de la part de votre adversaire : cf. Thucydide, I, 76 ; IV, 19 ; V, 86 ; VIII, 93.
[7] Thucydide, III, 44.
C’est ainsi que M. Burke, dans son discours sur Conciliation with America (Œuvres de Burke, vol. III, p. 69-74), dit en discutant la proposition de poursuivre comme criminels les actes des colonies rebelles : L’affaire semble beaucoup trop grosse pour mes idées de jurisprudence. Il semblerait, dans nia manière de concevoir de telles questions, qu’il y a en raison et en politique une large différence entre le mode de procéder à l’égard de la conduite irrégulière d’individus isolés, ou même de bandes d’hommes qui troublent l’ordre dans l’intérieur de l’État — et les dissensions civiles qui peuvent de temps en temps agiter les diverses communautés dont se compose un grand empire. Il me parait étroit et pédantesque d’appliquer les idées ordinaires de justice criminelle à cette grande lutte publique. Je ne connais pas la méthode de dresser iule accusation contre tout un peuple. — Ma manière de voir est étroite, bornée, et entièrement limitée à la politique de la question.
[8] Thucydide, III, 42.
[9] Thucydide, III, 43.
[10] Thucydide, III, 45, 46.
[11] Comparez ce discours de Diodotos avec les idées de châtiment indiquées par Xénophon dans son Anabase, là où il décrit le gouvernement de Cyrus le Jeune :
Et personne ne pourrait soutenir que Cyrus souffrît que des criminels et des malfaiteurs se moquassent de lui. Il les punissait avec la dernière sévérité. Et l’on pouvait souvent voir le long des routes fréquentées des hommes privés de leurs yeux, de leurs mains et de leurs pieds : de sorte que dans son gouvernement, Grec ou barbare, s’il n’avait pas de dessein criminel, pouvait circuler sans crainte et porter ce qui lui semblait bon. Anabase, I, 9, 13.
La sévérité de la punition est, dans l’esprit de Xénophon, ta mesure tant des effets qu’elle produit en effrayant lès criminels, que du caractère du maître qui l’inflige.
[12] Thucydide, III, 47.
[13] Thucydide, III, 48.
[14] Thucydide, III, 49.
[15] Thucydide, III, 49.
[16] Thucydide, III, 50.
[17] Thucydide, III, 50 ; IV, 52. Sur les Klêruchi Lesbiens, V. Bœckh, Public Economy of Athens, b. III, c. 18 ; Waschsmuth, Hell. Alt., I, 2, p. 36. Ces Klêruchi ont dû y aller dans l’origine comme garnison, ainsi que M. Bœckh le fait remarquer, et ils ont pu probablement en revenir, soit tous ou partie, quand on eut besoin d’eux à Athènes pour le service militaire, et quand il fut reconnu que l’île pouvait être gardée sans eux. Toutefois il y a encore bien des choses embarrassantes dans cet arrangement. Il semble remarquable que les Athéniens, à une époque où leur trésor accumulé avait été épuisé et où ils commençaient à payer des contributions directes de leurs biens privés, sacrifiassent 5.400 mines (90 talents), revenu annuel susceptible d’être approprié par l’État, à moins que cette sommé ne fût nécessaire pour maintenir les Klêruchi comme garnison en résidence destinée à garder Lesbos. Et comme il arriva plus tard que leur résidence ne fût pas nécessaire, nous pouvons douter que l’État n’ait pas converti les dons accordés aux Klêruchi en tribut public ; en tout ou en partie.
Nous pouvons, en outre, faire remarquer que si le Klêruchos est supposé être un citoyen résidant à Athènes, mais recevant une rente provenant de son lot de terre dans quelque autre territoire, — l’analogie entre lui et le colon romain n’existe pas. Les colons romains, bien qu’ils conservassent leurs privilèges comme citoyens, étaient envoyés pour résider sur leurs concessions de terre, et pour constituer une sorte de garnison en résidence au-dessus des anciens habitants, qui avaient été dépouillés d’une partie de territoire pour leur faire place.
Voir — sur ce sujet et sur cette analogie — l’excellente dissertation de Madwig — de Jure et conditione coloniarum populi Romani quæstio historica — Madwig, Opuscul., Copenhag. 1834. Diss. VIII, p. 246.
M. Bœckh et le Dr Arnold soutiennent avec raison qu’a l’époque de l’expédition d’Athènes contre Syracuse, et plus tard (Thucydide, VII, 57 ; VIII, 23), il n’a pu y avoir que peu, si même il y en avait, de Klêruchi athéniens résidant à Lesbos. Nous pourrions même pousser l’argument plus loin, et appliquer la même conclusion à une époque antérieure, la huitième année de la guerre (Thucydide, IV, 75), où les exilés mitylénæens furent si actifs dans leurs agressions dirigées sur Antandros et sur les autres villes, dans l’origine possessions mitylénæennes, sur le continent en face. Il n’y avait pas de forces sous la main pour agir contre ces exilés, si ce n’est les άργυρόλογοι νήες. Mais s’il y avait eu des Klêruchi à Mitylênê, ils auraient probablement été en état de défaire les exilés lors de leurs premières tentatives, et auraient probablement compté parmi les forces les plus importantes pour les accabler plus tard, — tandis que Thucydide ne fait aucune allusion à eux.
De plus, le discours d’Antiphôn (de Cæde Herôd., c. 13) ne fait pas allusion à des Klêruchi athéniens, soit comme habitant dans l’île, soit même comme absents et recevant la rente annuelle mentionnée par Thucydide. Le citoyen mitylénæen, père de l’orateur qui pro nonce ce discours, avait été l’un des habitants impliqués (comme il le dit sans le vouloir) dans l’ancienne révolte de la ville contre Athènes ; depuis la déplorable fin de cette révolte, il avait continué d’être possesseur de sa propriété lesbienne, et continué également de remplir ses obligations aussi bien (obligations de chorège — χορηγίας) envers Mitylênê que (ses obligations de payement pécuniaire — τέλη) envers Athènes. Si l’on avait persisté dans l’arrangement que mentionne Thucydide, ce propriétaire mitylénæen n’aurait rien payé à la cité d’Athènes, mais seulement une rente de deux mines à quelque Klêruchos on citoyen athénien : ce qui ne peut guère se concilier avec les paroles de l’orateur telles que nous les trouvons dans Antiphôn.
[18] V. l’épigramme d’Agathias, 57, p. 377. Agathias, éd. Bonn.
Plutarque (Nikias, 6 ; cf. Plutarque, Aristeidês, c. 26) raconte le fait de Pachês qui se tue devant le dikasterion à l’occasion de son jugement de responsabilité.
Le renseignement de Plutarque et celui de l’épigramme se tiennent si bien que chacun d’eux donne de l’autorité à l’autre, et je pense qu’il y a de bonnes raisons pour ajouter foi à l’épigramme. Le suicide de Pachês, et encore devant les dikastes, implique des circonstances très différentes de celles qui servent ordinairement de chefs d’accusation contre un général en jugement. Il implique une intensité de colère dans les nombreux dikastes plus grande que celle que des actes de péculat étaient propres à soulever, et telle qu’elle devait frapper un homme coupable d’un remords et d’une humiliation insupportables. L’histoire de Lamaxis et de Helianis était précisément de nature à produire cette émotion violente parmi les dikastes athéniens. De plus, les mots de l’épigramme — μέσφα μιν είς όλοήν κήρα συνηλασατην — sont précisément applicables à une mort qu’on se donne. Il semblerait en outre, par l’épigramme que, même du temps d’Agathias (550 de l’ère chrétienne — règne de Justinien) il a dû rester à Mitylênê un monument sépulcral rappelant cet incident.
Schneider (ad Aristote, Politique, V, 3, 2) identifie par erreur cette histoire avec celle de Doxandros et des deux έπίκληροι qu’il désirait obtenir eu mariage pour ses deux fils.
[19] Thucydide, V, 17.
[20] Thucydide, III, 32.
[21] Pausanias, III, 9, 1.
[22] Thucydide, III, 60. Αύτών veut dire ici les Thêbains.
[23] V. ce point présenté expressément dans le discours XIV appelé Λόγος Πλαταϊκός, d’Isocrate, p. 308, sect. 62.
Tout le discours est intéressant à lire comme servant à expliquer les souffrances renouvelées des Platæens, près de cinquante ans après cette prise.
[24] Thucydide, III, 54-59. Denys d’Halicarnasse accorde un éloge spécial au discours de l’orateur platæen (de Thucyd. Hist. Judic., p. 921). D’accord avec lui quant à ses qualités, je ne partage pas son opinion quand il dit qu’il est composé moins artistement que les autres harangues qu’il regarde comme inférieures.
M. Mitford ne croit pas qu’il faille prendre ces discours comme se rapprochant de quelque chose qui ait été réellement prononcé en cette occasion. Mais il me semble que les moyens que possédait Thucydide de s’instruire, si ce fut réellement dit à cette scène devant Platée prise, ont dû être considérables et satisfaisants : j’y ajoute donc une entière confiance, comme je le fais pour la plupart des autres harangues de son ouvrage, en ce qui concerne la substance.
[25] Thucydide, III, 65.
[26] Thucydide, III, 66 et III, 62.
[27] Thucydide, III, 61-68. Il est probable que le meurtre des prisonniers Thêbains faits dans la ville de Platée fut commis par les Platæens en violation d’une convention conclue avec les thêbains. Ainsi, sur ce point, les Thêbains avaient réellement un motif de plainte. Toutefois, relativement à cette convention, il y avait deux récits opposés, entre lesquels Thucydide ne se prononce pas. V. Thucydide, II, 3, 4, et le chap. 2 de ce volume.
[28] Thucydide, III, 68 ; II, 74. Expliquer le premier de ces passages (III, 68) tel qu’il est maintenant, c’est très difficile, sinon impossible. Nous pouvons prétendre seulement à donner ce qui semble en être le sens en substance.
[29] Diodore (XII, 56), dans son maigre abrégé du siége et du sort de Platée, amplifie quelque peu la brièveté et la simplicité de la question telle qu’elle est donnée par Thucydide.
[30] Thucydide, III, 57.
[31] Thucydide, III, 69.
[32] Démosthène (ou le pseudo-Démosthène), dans le discours contre Neæra (p. 1380, c. 25), dit que le blocus de Platée fut continué pendant dix ans avant que la ville se rendit. Que la durée réelle du blocus ait été seulement de deux années, c’est ce qui est très certain. En conséquence, plusieurs éminents critiques, — Palmerius, Wasse, Duker, Taylor, Auger, etc., — tous d’un commun accord nous enjoignent avec confiance de corriger le texte de Démosthène et de mettre δύο au lieu de δέκα. Repone fidenter duo — dit Duker.
J’ai déjà protesté contre des corrections du texte d’auteurs anciens fondées sur la raison que tous ces critiques jugent si manifeste et si convaincante, et je dois renouveler encore ici cette protestation. Ce qui montre combien on a peu réfléchi sur les principes de l’évidence historique, c’est quand des critiques peuvent ainsi s’accorder pour mettre forcément d’accord des témoins qui se contredisent, et pour substituer une assertion vraie qui leur est propre à une assertion erronée que donne l’un de ces témoins. Et dans l’exemple actuel, le principe adopté par ces critiques est d’autant moins défendable que le pseudo-Démosthène introduit une foule d’autres erreurs et d’inexactitudes relativement à Platée, outre sa méprise au sujet de la durée du siège. Les dix années du siége de Troie étaient constamment présentes à l’imagination de ces Grecs lettrés.
[33] Thucydide, III, 59.
[34] Thucydide, III, 69.
[35] V. le chapitre premier de ce volume.
[36] Thucydide, I, 55.
[37] Thucydide, III, 70 ; cf. Diodore, XII, 57.
[38] Thucydide, I, 44.
[39] Thucydide, II, 25.
[40] Thucydide, III, 70.
Le présent τέμνειν semble indiquer qu’ils continuaient à se servir habituellement des arbres du bois dans ce dessein. C’est probablement cette opération de couper et de fixer des pieux pour supporter les vignes, que signifie le mot χαρακισμός dans Pherekratês, Pers. ap. Athenæum, VI, p. 269.
Le discours de Lysias (Or. VII) contre Nikomachos jettera du jour sur cette accusation portée par Peithias à Korkyra. Il y avait certains oliviers anciens près d’Athènes consacrés et protégés par la loi, de sorte qu’il était interdit aux propriétaires du terrain sur lequel ils se trouvaient de les déraciner ou de creuser assez près pour nuire aux racines. L’orateur dans ce discours se défend contre l’accusation d’avoir déraciné un de ces arbres et d’en avoir vendu le bois. Il parait qu’il y avait des inspecteurs publics dont le devoir était de veiller sur ces vieux arbres. V. la note de Markland sur ce discours, p. 270.
[41] Thucydide, III, 71.
[42] Thucydide, III, 71.
[43] Thucydide, III, 80.
[44] Thucydide, III, 74, 75.
[45] Thucydide, III, 75, 76.
[46] Thucydide, III, 69-76.
[47] Ces deux trirèmes avaient été avec Pachês à Lesbos (Thucydide, III, 33) ; immédiatement à leur retour, elles ont dû être envoyées pour rejoindre Nikostratos à Naupaktos. Nous voyons à quel service constant elles étaient occupées.
[48] Thucydide, III, 77, 78, 79.
[49] Thucydide, III, 80.
[50] Thucydide, III, 80, 81. Il est certain que la leçon άπεχώρησαν doit ici être fausse. On ne peut en tirer aucun sens satisfaisant. Le mot substitué par le Dr Arnold est άνεχρώντο ; — celui que préfère Gœller est άπεχρώντο ; — d’autres recommandent άπεχώρήσαντο. — Hermann adopte άπεχώρισαν, — et Denys, dans sa copie, lit άνεχώρησαν. Je suis le sens des mots proposés par le Dr Arnold et par Gœller, qui me paraissent tous deux équivaloir à έκτεϊνον. Ce sens est du moins plausible et logique, bien que je ne regarde pas comme certain que nous ayons le sens véritable du passage.
[51] Thucydide, III, 81. Le maigre abrégé de Diodore (XII, 57), par rapport à ces événements de Korkyra, ne mérite guère d’être mentionné.
[52] Thucydide, III, 85.
[53] En lisant le récit de la conduite de Nikostratos, aussi bien que de celle de Phormiôn, dans les batailles de l’été précédent, nous éprouvons un intérêt personnel relativement à tons les deux. Thucydide ne semble pas avoir pressenti que son récit ferait naître un pareil sentiment dans l’esprit de ses lecteurs, autrement il aurait probablement mentionné quelque chose pour le satisfaire. Quant à Phormiôn, son omission est d’autant plus remarquable que nous sommes réduits à conclure, de la requête faite par les Akarnaniens pour qu’on leur envoyât son fils en qualité, de commandant, qu’il a dû être mort ou devenu invalide ; cependant l’historien ne le dit pas distinctement (III, 7).
Le scholiaste d’Aristophane (Pac., 347) rapporte un récit selon lequel Phormiôn fut demandé parles Akarnaniens ; mais il ne put servir parce qu’à ce moment il était sous le coup d’une grosse amende qu’il était hors d’état de payer. En conséquence les Athéniens trouvèrent un moyen d’éluder l’amende afin qu’il pût servir. Il est difficile de voir comment ceci petit se concilier avec le récit de Thucydide, qui dit que le fils de Phormiôn alla à la place de son père.
Cf. Meineke, Histor. critic. comic. Græc., vol. I, p.144, et Fragm. Eupol., vol. II, p. 527. Phormiôn était présenté comme un caractère principal dans les Ταξίαρχοι d’Eupolis comme un soldat brave, rude et entreprenant ; quelque chose comme Lamachos dans les Acharneis d’Aristophane.
[54] Thucydide, III, 85.
[55] Thucydide, III, 82.
Le grand nombre d’obscurités et de perplexités d’explication qui règnent dans ces mémorables chapitres, sont familières à tous les lecteurs de Thucydide, dès l’époque même de Denys d’Halicarnasse, dont les remarques à leur sujet sont assez sévères (Judic. de Thucyd., p. 883.)
[56] V. l’important discours préliminaire mis en tête dé l’édition de Théognis, de Welcker, page XXI, section 9 sqq.
[57] Aristote, Politique, V, 7, 12.