HISTOIRE DE LA GRÈCE

HUITIÈME VOLUME

CHAPITRE II — DEPUIS LE BLOCUS DE POTIDÆA JUSQU’À LA FIN DE LA PREMIÈRE ANNÉE DE LA GUERRE DU PÉLOPONNÈSE.

 

 

Même avant les récentes hostilités à Korkyra et à Potidæa, il avait été évident pour des Grecs réfléchis qu’une observation prolongée de la trêve de Trente ans devenait incertaine, et que le mélange de haine, de crainte et d’admiration qu’Athènes inspirait d’une extrémité à l’autre de la Grèce, pousserait Sparte et la confédération spartiate à saisir une ouverture favorable quelconque pour détruire la puissance athénienne. Que telle fût la disposition de Sparte, c’est ce que comprenaient bien les alliés athéniens, bien que des considérations de prudence, et une lenteur générale à prendre une résolution, pussent retarder le moment olé elle serait mise à effet. En conséquence, non seulement les Samiens lors de leur révolte s’étaient adressés à la confédération spartiate pour obtenir du secours, que, à ce qu’il paraît, ils n’avaient pu obtenir surtout à cause des intérêts pacifiques qui animaient alors les Corinthiens, — mais encore les Lesbiens s’étaient efforcés d’ouvrir des négociations avec Sparte dans un but semblable, bien que les autorités à qui seules la proposition avait pu être communiquée, puisqu’elle resta longtemps secrète et ne fut jamais exécutée, — ne leur eussent jamais donné aucun encouragement[1].

Les affaires d’Athènes avaient été administrées, sous l’ascendant de Periklês, sans aucune vue d’extension de l’empire ni d’empiétement sur les autres, bien qu’on eût constamment songé aux probabilités de la guerre, et qu’on eût été jaloux de maintenir la cité en état de l’affronter. Mais même les magnifiques embellissements intérieurs, qu’Athènes acquérait à cette époque, n’étaient probablement pas sans produire leur effet en provoquant de la jalousie de la part des autres Grecs quant à ses vues définitives.

Le seul incident connu, où Athènes avait été amenée à une collision avec un membre de la confédération spartiate antérieurement à la dispute korkyræenne, était son décret rendu à l’égard de Megara, — décret qui défendait aux Mégariens, sous peine de mort, tout commerce ou toutes relations, aussi bien avec Athènes qu’avec tous les ports compris dans l’empire athénien. Cette prohibition était fondée sur le prétendu fait que les Mégariens avaient donné asile à des esclaves fugitifs d’Athènes, et s’étaient approprié et avaient cultivé des portions de terre sur sa frontière, en partie un terrain, propriété des déesses d’Éleusis, — en partie une bande de territoire contesté entre les deux États et laissé, en conséquence, par un accord mutuel à l’état de pâtis commun, sans clôture permanente[2]. Par rapport à ce dernier point, le héraut athénien Anthemokritos avait été envoyé a Megara pour faire des remontrances ; mais il avait été si maltraité, qu’on imputa aux Mégariens sa mort qui arriva bientôt après[3]. Nous pouvons raisonnablement supposer que toujours depuis la révolte de Megara quatorze ans auparavant, qui causa à Athènes un tort irréparable, — le sentiment dominant entre les deux cités avait été celui d’une amère inimitié, se manifestant de bien des manières, mais tellement exaspéré par des événements récents qu’il avait poussé Athènes à chercher une v engeance éclatante[4]. Une exclusion d’Athènes et de tous les ports de son empire, comprenant presque toutes les îles et les ports maritimes de la mer figée, était si ruineuse pour les Mégariens qu’ils s’en plaignirent hautement à Sparte, en représentant que c’était une infraction à la trêve de Trente ans ; bien que ce fût sans aucun doute le droit légitime d’Athènes de l’imposer, — et qu’elle frit même moins dure que l’expulsion systématique des étrangers à Sparte, avec laquelle la comparait Periklês.

Ces plaintes trouvèrent une plus grande attention après la guerre de Korkyra et le blocus de Potidæa par les Athéniens. Les sentiments des Corinthiens à l’égard d’Athènes étaient devenus maintenant irrités et belliqueux au plus haut degré. Ce n’était pas seulement le sentiment du passé qui les animait ; c’était encore le désir d’attirer sur Athènes une pression hostile, assez forte pour empêcher que Potidæa et sa garnison ne fussent prises. En conséquence, ils s’efforcèrent, sans perdre un moment, d’exciter les sentiments des Spartiates contre Athènes, et ils les engagèrent à appeler à Sparte tous ceux des confédérés qui avaient quelque grief contre cette ville. Non seulement les Mégariens, mais plusieurs autres confédérés, y vinrent comme accusateurs ; tandis que les 1Eginètes, bien que leur position insulaire les exposât au danger s’ils paraissaient, se firent entendre avec véhémence par la bouche des autres, se plaignant qu’Athènes leur enlevait l’autonomie à laquelle la trêve leur donnait droit[5].

Suivant l’usage lacédæmonien, il était nécessaire que les Spartiates eux-mêmes, séparément de leurs alliés, décidassent s’il existait un cas suffisant de préjudice fait par Athènes à eux ou aux Péloponnésiens, — soit en violant la trêve de Trente ans, soit de quelque autre manière. Si la décision de Sparte était négative, le cas n’était même jamais soumis au vote des alliés. Mais si elle était affirmative, alors ces derniers étaient convoqués pour exprimer aussi leur opinion, et en admettant que la majorité des votes coïncidât avec la décision antérieure de Sparte, la confédération entière était alors engagée dans la nouvelle ligné de politique, — si la majorité était contraire, la confédération entière restait seule, ou avec ceux des confédérés seulement qui partageaient son opinion. Chaque cité alliée, grande ou petite, avait un droit égal de suffrage. Il parait ainsi que Sparte elle-même ne votait pas comme membre de la confédération, mais séparément et individuellement comme chef, — et que la seule question qui fût soumise aux alliés était celle-ci : Voulaient-ils ou non adopter la décision antérieure ? Telle fut la ligne de conduite suivie à ce moment. Les Corinthiens, avec ceux des autres confédérés qui se trouvaient soit lésés, soit alarmés par Athènes, se présentèrent devant l’assemblée publique des citoyens spartiates, prêts à prouver que les Athéniens avaient violé la trêve et continuaient à faire du tort au Péloponnèse[6]. Même dans l’oligarchie de Sparte, une question comme celle-ci ne pouvait être décidée que par une assemblée générale de citoyens spartiates autorisés, tant par leur âge et par la contribution régulièrement payée à la table publique, que par leur obéissance à la discipline spartiate. C’est à l’assemblée ainsi constituée que s’adressèrent les députés des diverses cités alliées, chacun d’eux exposant son grief particulier contre Athènes. Les Corinthiens voulurent se réserver pour le dernier moment, quand l’assemblée aurait é enflammée par les orateurs antérieurs.

Quant à cette importante assemblée, sur laquelle reposait une si grande partie des destinées futures de la Grèce, Thucydide nous en a conservé un récit d’une abondance inusitée. D’abord, le discours prononcé par les envoyés corinthiens ; ensuite, celui de quelques ambassadeurs athéniens, qui se trouvaient en même temps à Sparte pour quelques autres affaires, et qui, présents à l’assemblée, avaient entendu les discours tant des Corinthiens que des autres plaignants., et obtinrent des magistrats la permission de parler à l’assemblée à leur tour ; en troisième lieu, le discours du roi spartiate Archidamos, sur la marche de la politique qu’il convenait à Sparte d’adopter ; enfin le discours bref, mais éminemment caractéristique, de l’éphore Sthenelaidas, en mettant la question aux voix. Ces discours, composés par Thucydide lui-même, contiennent en substance les sentiments des personnes auxquelles ils sont attribués. Aucun d’eux n’est tale réponse distincte à celui qui a précédé ; mais chacun présente la situation des affaires d’un point de vue différent.

Les Corinthiens savaient bien que l’auditoire auquel ils étaient sur le point de s’adresser avait été favorablement disposé pour eux ; car les autorités lacédæmoniennes avaient déjà fait une promesse réelle, à eux et aux Potidæens, au moment qui précéda la révolte de Potidæa, qu’ils envahiraient l’Attique. Une grande révolution s’était opérée dans les sentiments des Spartiates, puisqu’ils avaient refusé de prêter assistance à file de Lesbos, beaucoup plus puissante, quand elle proposa de se révolter, — révolution causée par le changement survenu dans les intérêts et les sentiments de Corinthe. Néanmoins, les Corinthiens savaient aussi que leurs motifs positifs de plainte contre Athènes, à l’égard d’un préjudice ou d’une violation de la trêve existante, étaient à la fois faibles et peu nombreux. Ni dans la dispute au sujet de Potidæa, ni dans celle relative à Korkyra, Athènes n’avait violé la trêve ou fait de tort à l’alliance péloponnésienne. Dans les deux cas, elle était arrivée à une collision avec Corinthe, isolément et à part de la confédération. Elle avait le droit, tant en vertu de la trêve que des maximes admises de loi internationale, de prêter une aide défensive aux Korkyræens, à leur propre requête : elle avait également le droit, suivant les principes posés par les Corinthiens eux-mêmes, à l’occasion de la révolte de Samos, d’empêcher les Potidæens de se révolter. Elle n’avait rien commis qui pût être appelé proprement une agression. Dans le fait, l’agression, tant dans le cas de Potidæa que dans celui de Korkyra, était incontestablement du côté des Corinthiens ; et la confédération péloponnésienne ne pouvait être impliquée qu’autant qu’il était compris qu’elle était engagée à épouser les querelles séparées, justes ou injustes, de Corinthe. Les ambassadeurs corinthiens savaient bien tout cela ; aussi trouvons-nous que, dans leur discours à Sparte, ils ne parlent que légèrement et en termes vagues de torts positifs ou récents. Même ce qu’ils disent justifie complètement la conduite d’Athènes dans l’affaire de Korkyra, puisqu’ils avouent sans hésiter le dessein dé s’emparer dé la flotte considérable des Korkyræens pour l’usage de l’alliance péloponnésienne ; tandis que par rapport à Potidæa, si nous n’avions sous les yeux que le discours de l’ambassadeur corinthien, sans aucun autre renseignement, nous aurions cru que c’était un État indépendant, nullement rattaché à Athènes par des liens permanents, — nous aurions cru que le siège de Potidæa par Athènes était une agression non provoquée contre un allié autonome de Corinthe[7], — nous n’aurions jamais pensé que Corinthe eût, de propos délibéré, excité et aidé la révolte des Chalkidiens aussi bien que des Potidæens contre Athènes. On pouvait prétendre qu’elle avait le droit de le faire, en vertu de ses relations métropolitaines non définies avec Potidæa. Mais en aucun cas l’incident n’était de nature à fournir un prétexte décent à une accusation contre Athènes, soit d’outrage à l’égard de Corinthe[8], soit d’agression injuste dirigée contre la confédération péloponnésienne.

Insister beaucoup sur des allégations particulières de tort n’aurait pas convenu au dessein de l’envoyé corinthien ; car contre un tel fait la trêve de Trente ans pourvoyait expressément à ce qu’on eût recours à un arbitrage amical, — recours auquel il ne fait jamais allusion. Il savait que, quant aux relations entre Corinthe et Athènes, la guerre avait déjà commencé à Potidæa ; et son affaire, presque d’un bout à l’autre d’un discours très expressif, est de montrer que la confédération péloponnésienne, et Sparte en particulier, sont engagées à y prendre une part immédiate, non moins par prudence que par devoir. Il emploie le langage le plus animé pour dépeindre l’ambition d’Athènes, son activité infatigable, ses efforts personnels au dehors aussi bien qu’à l’intérieur, ses promptes résolutions, ses vives espérances qu’un échec n’abattait jamais : en tant qu’opposés à la routine circonspecte, ‘casanière, indolente, scrupuleuse de Sparte. Il reproche aux Spartiates la lenteur et la timidité qu’ils ont montrées, en n’ayant pas réprimé le développement d’Athènes avant qu’elle eût atteint cette puissance formidable, surtout en lui ayant permis de fortifier sa cité après la retraite de Xerxès et plus tard de construire les Longs Murs de la ville à la mer[9]. Les Spartiates (fait-il observer) étaient les seuls de tous les Grecs à pratiquer le remarquable système de tenir dans le respect un ennemi, non pas en agissant, mais en différant d’agir, — non pas en arrêtant son développement, mais en l’abattant quand sa force était doublée. C’était à tort, en effet, qu’ils avaient acquis la réputation d’être sûrs, quand ils n’étaient en réalité que lents[10]. En résistant à Xerxês, comme en résistant à Athènes, ils avaient toujours été en arrière, désappointant leurs amis et les abandonnant à la ruine ; tandis que ces deux ennemis n’avaient manqué d’obtenir un succès complet que par leurs propres fautes.

Après s’être à moitié excusé de la sévérité de ces reproches, — qui cependant étaient opportuns et même agréables, vu que les Spartiates étaient alors bien disposés à entreprendre la guerre sans tarder, — l’orateur corinthien justifie la nécessité d’un langage franc par le péril urgent de la conjoncture et par le caractère formidable de l’ennemi qui les menaçait. Vous ne songez pas (dit-il) quelle profonde différence il existe entre vous et les Athéniens. Eux, ils sont innovateurs par nature, prompts tant à projeter qu’à exécuter ce qu’ils ont décidé ; vous, vous êtes prompts seulement à garder ce que vous avez acquis, à ne décider rien de plus et à faire même moins que ne demande la nécessité absolue[11]. De plus, ils entreprennent au delà de leurs moyens, courent des dangers au delà de leurs prévisions, et conservent leurs espérances même dans des circonstances désespérées : ce qui vous distingue, c’est que vous faites moins que vous ne pouvezvous n’avez pas foi même dans ce que garantit votre jugementdans les difficultés, vous désespérez toujours d’échapper. Ils ne restent jamais en arrière, — vous êtes habituellement traînards ; ils aiment les expéditions étrangères, — vous ne pouvez bouger de chez vous ; car ils sont toujours dans la pensée que leurs mouvements les amèneront à faire quelque gain nouveau, tandis que vous vous imaginez que de nouvelles acquisitions mettront en danger ce que vous avez déjà. Sont-ils vainqueurs, ils marchent en avant le plus qu’ils peuvent ; sont-ils défaits, ils reculent le moins possible. En outre, dans l’intérêt de leur cité, ils imposent des tâches à leurs corps comme s’ils leur, étaient étrangers, — tandis qu’ils, ont surtout en propre leur pensée, qu’ils emploient à son service[12]. Si leurs plans d’acquisition ne réussissent pas, ils se croient frustrés de ce qui leur appartient ; toutefois les acquisitions une fois réalisées leur paraissent peu de chose comparées à ce qui reste à acquérir. Si parfois ils échouent dans une entreprise, de nouvelles espérances naissent dans quelque autre direction pour combler la lacune ; car ils sont les seuls pour lesquels la possession et l’espoir de ce qu’ils désirent sont presque simultanés, par leur habitude d’exécuter promptement tout ce qu’ils ont résolu. Et de cette manière, ils peinent toute leur vie au milieu des fatigues et des dangers ; ils négligent de jouir présentement dans leur soif continuelle d’agrandissement ; ils ne connaissent pas d’autre récréation agréable que l’accomplissement d’un devoir actif, et ils considèrent un repos inactif comme un état pire qu’une fatigante occupation. Pour dire la vérité en deux mots, leur nature est telle qu’ils ne restent jamais en repos eux-mêmes ; et qu’ils ne permettent pas aux autres d’y rester[13].

Telle est la ville qui vous est opposée, — Lacédæmoniens, — cependant vous tardez encore à agir.... Votre apathie et vos scrupules continuels seraient à peine une garantie, même si vous aviez des voisins d’un caractère analogue au vôtre ; mais quant à vos procédés avec Athènes, votre système est suranné et hors de date. Dans la politique comme dans l’art, ce sont les améliorations modernes qui sont sures de réussir ; et bien que des institutions qui ne changent pas soient les meilleures, si une cité n’est pas appelée à agir, — cependant la multiplicité d’obligations actives exige des efforts nouveaux et multipliés[14]. C’est par ces nombreux essais que la puissance d’Athènes a acquis un beaucoup plus grand développement que la vôtre.

Les Corinthiens terminèrent en disant que si, après tant d’avertissements préalables, répétés alors pour la dernière fois, Sparte refusait encore de protéger ses alliés contre Athènes, — si elle différait d’accomplir la promesse qu’elle avait faite aux Potidæens d’envahir immédiatement l’Attique, — ils (les Corinthiens) chercheraient immédiatement leur sûreté dans quelque nouvelle alliance, ce qu’ils se trouveraient complètement justifiés de faire. Ils l’avertirent de bien examiner le cas, et de faire marcher en avant le Péloponnèse, avec sa dignité tout entière, telle qu’elle lui avait été transmise par ses ancêtres[15].

Tel fut le mémorable tableau d’Athènes et de ses citoyens, comme le présenta son ennemi le plus acharné devant l’assemblée publique à Sparte. Il était fait pour produire de l’impression sur l’assemblée, non par un appel à des méfaits récents ou particuliers, mais par le système général d’agression sans principes et sans fin que l’on imputait à Athènes dans le passé, et par la certitude offerte que le même système, s’il n’était tenu en ‘respect au moyen de mesures décidément hostiles, serait poussé encore plus loin dans l’avenir et amènerait la ruine définitive du Péloponnèse. Et c’est à ce point que l’envoyé athénien — qui se trouvait à Sparte pour quelque autre négociation et qui était alors présent à l’assemblée — s’applique à répondre après en avoir demandé la permission aux magistrats et l’avoir obtenue. L’empire d’Athènes était à ce moment d’une date si ancienne, que les jeunes gens présents n’avaient aucune connaissance personnelle des circonstances dans lesquelles il avait grandi ; et ce qui était nécessaire pour les instruire devait faire impression comme un souvenir même sur l’esprit de leurs aînés[16].

Il commença par nier toute intention de défendre sa ville natale contre les accusations de tort spécial ou de prétendues infractions à la trêve existante. Cela ne rentrait pas dans sa mission ; et il ne reconnaissait point Sparte comme un juge compétent dans une dispute entre Athènes et Corinthe. Mais il regardait néanmoins comme un devoir de justifier Athènes du caractère général d’injustice et d’agression qui lui était imputé, aussi bien que de donner aux Spartiates un solennel avertissement au sujet de la politique à laquelle ils étaient évidemment en train de tendre. Il continua ensuite en montrant que l’empire d’Athènes avait été honorablement acquis et amplement mérité, — qu’il lui avait été volontairement cédé, et même imposé, — et qu’elle ne pouvait l’abdiquer sans compromettre son existence et sa sécurité séparées. Loin de penser que les circonstances dans lesquelles il avait été acquis avaient besoin d’être justifiées, il y faisait appel avec orgueil, comme étant un témoignage du véritable patriotisme hellénique de cette cité que le congrès spartiate semblait maintenant disposé à écraser comme un ennemi[17]. Il insista ensuite sur les circonstances qui avaient accompagné l’invasion persane, en faisant ressortir l’ardeur supérieure et la ferme patience d’Athènes, malgré l’abandon peu généreux des Spartiates et des autres Grecs, — la prépondérance de ses forces navales dans l’armement entier, — la direction donnée par le génie de son général Themistoklês, complimenté par Sparte elle-même, — et le titre d’Athènes à être regardée dans cette mémorable occasion comme le principal sauveur de la Grèce. Cela seul devrait mettre son empire à l’abri du reproche ; mais ce n’était pas tout, — car cet empire lui avait été offert par les instances pressantes des alliés, à une époque où Sparte s’était montrée à la fois impuissante et peu disposée à poursuivre la guerre contre la Perse[18]. Par le simple exercice de la force de contrainte inséparable de ses obligations présidentielles, et par la réduction de divers alliés qui s’étaient révoltés. Athènes était devenue insensiblement impopulaire, tandis que Sparte, d’amie qu’elle était, était devenue son ennemie. Relâcher son autorité sur ses alliés, c’eût été en faire les alliés de Sparte contre elle ; et ainsi le motif de la crainte s’ajoutait à ceux de l’ambition et du revenu, pour engager Athènes à maintenir sa domination souveraine par la force. Dans sa position, aucune puissance grecque n’aurait voulu ni pu agir autrement : — aucune puissance grecque, et assurément pas Sparte, n’aurait agi avec autant de modération et d’équité, ni donné si peu de motifs de plainte à ses sujets. Plus ils avaient souffert tandis qu’ils étaient sous le joug des Perses, plus ils souffriraient s’ils tombaient sous celui de Sparte, qui tenait ses propres alliés dans l’asservissement à un parti oligarchique dans chaque cité ; et s’ils haïssaient Athènes, c’était seulement parce que des sujets haïssaient toujours la domination actuelle, quelle qu’elle fût[19].

Après avoir justifié et l’origine et le jeu de l’empire athénien, l’ambassadeur termina en engageant Sparte à réfléchir avec calme, sans être entraînée par les passions et les invectives d’autres peuples, avant de prendre une mesure sans retour, et qui exposait l’avenir à des chances que personne ne pouvait prévoir d’un côté ni de l’autre. Il l’invitait à ne pas rompre la trêve jurée mutuellement, mais à arranger tous les différends, comme Athènes était prête à le faire, par l’arbitrage amical que fournissait la trêve. Si elle commençait la guerre, les Athéniens suivraient son exemple et lui résisteraient en prenant à témoin les dieux sous la sanction desquels on prêtait serment[20].

Les faits racontés dans les chapitres précédents auront montré que l’exposé fait par l’ambassadeur athénien à Sparte de l’origine et du caractère de l’empire exercé par sa ville (bien que sans doute l’exposé d’un partisan) est en substance exact et juste. Les envoyés athéniens ne s’étaient pas encore habitués à prendre le ton qu’ils prirent, à Mêlos et à Kamarina, dans la seizième et la dix-septième année de la guerre qui allait éclater. A toute époque antérieure à l’affaire de Korkyra, les arguments sur lesquels insistait l’orateur athénien auraient probablement été écoutés à Sparte avec une profonde attention. Mais à ce moment le parti des Spartiates était pris. Après avoir fait évacuer l’assemblée par tous les « étrangers r et même par tous les alliés, ils se mirent en devoir de discuter et de décider la question entre eus. La plupart de leurs orateurs ne tinrent qu’un seul langage[21], — en s’étendant sur les torts déjà commis par Athènes et en insistant sur la nécessité d’une guerre immédiate. Une seule voix cependant, et une voix imposante, s’éleva contre cette conclusion, qui fut combattue par le vieux roi Archidamos, l’objet du respect universel.

Le discours d’Archidamos est celui d’un Spartiate réfléchi, qui, écartant à la fois la haine contre Athènes et une partialité aveugle à l’égard des alliés, considère la question en vue des intérêts et de l’honneur de Sparte seulement, — sans toutefois oublier son caractère souverain aussi bien que particulier. Les orateurs indigènes précédents, indignés contre Athènes, avaient probablement fait appel à l’orgueil spartiate, en considérant comme un déshonneur intolérable que presque toutes les forces de terre du Péloponnèse dôrien fussent ainsi intimidées par une seule cité ionienne, et hésitassent à commencer une guerre qu’une seule invasion en Attique terminerait probablement. Comme les Corinthiens avaient essayé d’exciter les Spartiates par des critiques et des reproches faits à propos, de même les orateurs qui parlèrent après eux avaient visé au même but par l’éloge de la valeur et de la discipline bien connues de la cité. C’est à tous ces arguments qu’Archidamos s’appliqua à répondre. Invoquant l’expérience des vieillards ses contemporains qui l’entouraient, il fit sentir à l’assemblée la grave responsabilité, les incertitudes, les difficultés et les périls de la guerre dans laquelle ils se jetaient sans y être préparés[22]. Il leur rappela les richesses, la population (plus grande que celle de toute autre cité grecque), les forces navales, la cavalerie, les hoplites, la vaste domination étrangère d’Athènes, — et ensuite il leur demanda par quels moyens ils se proposaient de l’abattre[23]. De vaisseaux, ils en avaient peu ; de marins exercés, encore moins ; de richesses, presque pas. Ils pouvaient, il est vrai, envahir et ravager l’Attique grâce à la supériorité du nombre- et de leur armée de terre. Mais les Athéniens avaient au dehors des possessions suffisantes pour leur permettre de se passer des productions de l’Attique, tandis que leurs grandes forces navales exerceraient par représailles les mêmes ravages dans le Péloponnèse. Supposer qu’une ou deux expéditions dévastatrices en Attique amèneraient la fin de la guerre, serait une déplorable erreur ; de tels actes ne feraient qu’exaspérer les Athéniens sans diminuer leur force réelle, et la guerre se prolongerait ainsi, peut-être pendant toute une génération[24]. Avant dé décider la guerre, il était absolument nécessaire de pourvoir à des moyens plus efficaces pour la continuer, et de multiplier leurs alliés, non seulement parmi les Grecs, mais aussi parmi les étrangers. Pendant ce temps, on devrait envoyer à Athènes des ambassadeurs faire des remontrances et obtenir réparation pour les griefs des alliés. Si les Athéniens l’accordaient, — ce qu’ils feraient très probablement, s’ils voyaient les préparatifs se poursuivre, et si la ruine du sol de l’Attique, si soigneusement cultivé, était tenue au-dessus d’eux in terrorem, sans être consommée réellement, — tant mieux : s’ils refusaient, on pouvait commencer la guerre dans le courant de deux ou de trois années avec quelque espoir de succès. Archidamos rappela à ses compatriotes que leurs alliés-les rendraient responsables de la bonne ou de la mauvaise issue de ce qu’ils décideraient maintenant[25] ; en leur conseillant, avec le véritable esprit d’un Spartiate conservateur, de s’attacher à cette politique circonspecte qui avait toujours été le trait caractéristique de l’État, et de mépriser aussi bien les critiques sur leur lenteur que l’éloge de leur valeur, Nous autres Spartiates, nous devons et notre bravoure et notre prudence à notre admirable discipline publique ; elle fait de nous de bons guerriers, parce que le sentiment de la honte est très étroitement lié à la discipline, comme la valeur l’est au sentiment de la honte ; elle nous rend prudents, parce que notre éducation nous maintient dans une ignorance trop grande pour que nous nous placions au-dessus de nos institutions, et elle nous tient sous une contrainte rigoureuse pour que nous ne leur désobéissions pas[26]. Et ainsi, sans être trop habiles dans des talents inutiles, nous ne sommes pas habitués, nous autres Spartiates, à ravaler la force de notre ennemi par un beau discours, et ensuite à l’affronter avec des moyens insuffisants en réalité. Nous pensons que l’intelligence des États voisins se ressemble beaucoup, et que les chances en réserve pour les deux parties sont trop incertaines pour être distinguées à l’avance par la parole. Nous faisons toujours contre nos ennemis des préparatifs réels, comme s’ils se conduisaient avec sagesse de leur côté ; nous devons compter sur la sécurité due à nos propres précautions, et non sur la chance de leurs fautes. En effet, il n’y a pas une grande supériorité dans un homme en tant que comparé à un autre homme : celui-là est le plus fort qui s’est exercé dans les épreuves les plus sérieuses. Ne renonçons pas pour notre part à cette discipline que nous avons reçue de nos pères et que nous continuerons encore d’observer, à notre très grand profit ;-ne précipitons pas dans un court moment une résolution d’où dépendent tant d’existences, tant de biens, tant de cités, et de plus notre propre réputation. Prenons le temps de réfléchir, puisque notre force nous met ‘pleinement à même de le faire. Envoyez des ambassadeurs aux Athéniens au sujet de Potidæa et des autres griefs allégués par nos alliés, — et cela aussi d’autant plus qu’ils sont prêts à vous donner satisfaction : contre qui vous offre réparation, l’usage vous défend de marcher, sans quelque démarche préalable, comme si c’était un méchant déclaré. Mais en même temps préparez-vous pour la guerre ; telle sera la marche politique à la fois la meilleure pour votre propre puissance et la plus effrayante pour vos ennemis[27].

Le discours d’Archidamos était non seulement en lui-même plein de raison évidente et de bon sens, mais il était prononcé complètement au point de vue d’un Spartiate ; il faisait un large appel au sentiment et même au préjugé conservateur de ses compatriotes. Mais malgré tout cela, et malgré l’estime personnelle qu’on avait pour l’orateur, le courant de sentiment dans le sens opposé était irrésistible à ce moment. Sthenelaidas, un des cinq éphores, à qui il échut de mettre la question aux voix, ferma le débat. Le peu de paroles qu’il prononça marquent à la fois le caractère de l’homme, -les dispositions de l’assemblée, — et la simplicité du langage, bien que dépourvu de la sagesse du jugement, pour laquelle Archidamos était en honneur auprès de ses compatriotes.

Je ne comprends pas (dit-il), ces longs discours des Athéniens. Ils se sont largement vantés, mais ils n’ont jamais réfuté ce dont ils sont accusés, — d’être coupables de tort envers nos alliés et envers le Péloponnèse. Or, si dans les temps passés ils se sont montrés braves contre les Perses, et que maintenant ils se montrent méchants envers nous, ils méritent un double châtiment pour être devenus méchants de bons qu’ils étaient[28]. Mais nous, nous sommes aujourd’hui ce que nous étions alors : nous savons faire mieux que de rester tranquilles quand nos alliés sont molestés ; nous n’ajournerons pas notre aide dans un moment où ils ne peuvent ajourner leurs souffrances[29]. D’autres ont en abondance richesses, vaisseaux et chevaux, — mais nous, nous avons de bons alliés que nous ne devons pas abandonner à la merci des Athéniens ; nous ne devons pas confier le redressement de nos griefs à un arbitrage et à des mots, quand nos griefs, ne sont pas limités aux mots. Nous devons les aider promptement, et de toute notre force. Que personne ne vienne nous dire que nous pouvons délibérer avec honneur quand nous souffrons réellement un tort ; c’est plutôt à ceux qui ont intention de commettre l’injure qu’il convient de bien délibérer à l’avance. Prononcez-vous donc pour la guerre, Lacédæmoniens, d’une manière digne de Sparte. Ne souffrez pas que les Athéniens deviennent plus grands qu’ils ne sont ; ne laissez pas ruiner nos alliés, mais marchez avec l’aide des dieux contre les méchants.

C’est avec ce peu de mots, si bien faits pour détruire l’effet dés prudents avis d’Archidamos, que Sthenelaidas mit la question aux voix, — ce qui, à Sparte, ne se faisait ordinairement ni par les mains levées, ni par le dépôt de boules dans une urne, mais par des cris analogues au Oui ou au Non de la Chambre des Communes en Angleterre, — l’éphore qui présidait déclarant quel cri prédominait. En cette occasion, le cri pour la guerre fut manifestement le plus fort[30]. Cependant Sthenelaidas affecta de ne pouvoir déterminer lequel des deux l’emportait sur l’autre, afin de pouvoir avoir une excuse pour produire une manifestation de sentiment plus frappante et une majorité apparente plus forte, — puisqu’une portion de la minorité craindrait probablement de montrer ouvertement ses opinions réelles comme individus. Il ordonna donc un partage, — comme le fait le président de la Chambre des Communes en Angleterre, quand sa décision en faveur de Oui ou de Non est contestée par quelque membre. — Que ceux de vous qui pensent que la trêve a été violée et que les Athéniens nous outragent, aillent de ce côté ; que ceux qui croient le contraire, aillent de l’autre. En conséquence, l’assemblée se partagea, et la majorité fut très grande du côté de ceux qui s’étaient prononcés pour la guerre.

La première démarche des Lacédæmoniens, après qu’ils en furent venus à cette importante décision, fut d’envoyer à Delphes et de demander à l’oracle s’il serait avantageux pour eux d’entreprendre la guerre. La réponse qu’on rapporta (Thucydide ne semble guère certain qu’elle ait été rendue)[31], était — que s’ils faisaient de leur mieux, ils seraient victorieux, et que le dieu les aiderait, invoqué ou non. En même temps, ils réunirent un congrès général de leurs alliés à Sparte, dans le dessein de soumettre au vote de tous leur récente résolution.

Pour les Corinthiens, dans leur extrême désir de délivrer Potidæa, ‘la décision que devait prendre ce congrès n’était pas moins importante que celle que les Spartiates venaient de prendre séparément. Ils envoyèrent de tous côtés des ambassadeurs à chacun des alliés, pour les supplier d’autoriser la guerre sans réserve. Grâce à ces instigations, qui agissaient sur le mouvement général dominant alors, le congrès se réunit dans des dispositions décidément belliqueuses. La plupart des orateurs prononcèrent des paroles pleines d’invectives contre Athènes et se montrèrent impatients d’agir, tandis que les Corinthiens, attendant comme la première fois pour parler les derniers, envenimèrent la discussion par un discours bien fait pour assurer un vote décisif. Leur premier discours avait eu pour but de faire rougir, d’exaspérer et d’alarmer les Lacédæmoniens ; ce point ayant été obtenu alors, ils avaient à démontrer aux alliés en général combien il serait déshonorant aussi bien qu’impolitique de s’éloigner d’un chef bien disposé. C’était une cause qui les intéressait tous, les États continentaux non moins que les maritimes, car ils finiraient par se trouver les uns et les autres victimes des empiétements de la cité despote. Quelques efforts que nécessitât la guerre, ou devait les faire de bon cœur, puisque c’était seulement par la guerre qu’ils pourraient arriver à une paix sûre et honorable. Il y avait tout lieu d’espérer que ce but serait bientôt atteint, et que la guerre ne durerait pas longtemps, — tant était prononcée la supériorité de la confédération, en troupes, en habileté militaire, en dévouement et en obéissance montrés également par tous ses membres[32]. La supériorité navale d’Athènes dépendait surtout de marins à gages, — de sorte que la confédération, en empruntant aux trésors de Delphes et d’Olympia, serait bientôt en état d’enchérir sur elle, de prendre à sa solde ses meilleurs marins, et d’égaler son équipement sur mer. Les confédérés exciteraient une révolte parmi ses alliés et établiraient un poste fortifié permanent pour la ruine de l’Attique. Réunir un fond commun dans ce but, était une nécessité indispensable ; car Athènes était de beaucoup supérieure à chacun d’eux seul. Rien qu’une union sincère ne pourrait les sauver tous d’un asservissement successif, — dont la seule supposition était intolérable pour des hommes libres péloponnésiens, dont les pères avaient délivré la Grèce des Perses. Qu’ils ne reculent pas devant la, patience et les sacrifices dans une telle cause, — c’était pour eux un orgueil héréditaire que d’acheter le succès par de laborieux efforts. Le dieu de Delphes leur avait promis sa coopération, et toute la Grèce compatirait à leur cause, soit par crainte du despotisme d’Athènes, soit par espoir de profit. Ils ne seraient pas les premiers à violer la trêve ; car les Athéniens l’avaient déjà violée, comme l’impliquait distinctement la déclaration du dieu de Delphes. Qu’ils envoient, sans perdre de temps, du secours aux Potidæens, population dôrienne assiégée maintenant par des Ioniens, aussi bien qu’à ceux des autres Grecs qu’Athènes avait asservis. Chaque jour la nécessité de faire un effort devenait plus grande, et plus on le différait, plus il serait pénible quand il faudrait le faire. Soyez donc persuadés, disait l’orateur en finissant, que cette cité qui s’est établie le despote de la Grèce, a ses moyens d’attaque prêts contre nous tous également, quelques-uns pour régner actuellement, les autres pour une future conquête. Attaquons-la et réduisons-la, afin que nous puissions être nous-mêmes en sûreté dans la suite, et délivrer ceux des Grecs qui sont maintenant asservis[33].

S’il y eut quelques discours prononcés à ce congrès pour s’opposer à la guerre, il n’était pas vraisemblable qu’ils réussiraient dans une cause où Archidamos lui-même avait échoué. Après que le Corinthien eut fini de parler, la question fut soumise aux députés de chaque cité, grande et petite indistinctement ; et la majorité se prononça pour la guerre[34]. Cette importante résolution fut adoptée vers la fin de 432 avant J.-C., ou au commencement de janvier 431 avant J.-C. ; la décision préalable des Spartiates séparément peut avoir été prise environ deux mois plus tôt, en octobre ou en novembre précédent, 432 avant J.-C.

A examiner la conduite des deux grands partis grecs dans cette importante conjoncture, eu égard aux traités et aux motifs positifs de plainte, il semble évident qu’Athènes avait raison. Elle n’avait rien fait qu’on pût appeler proprement une violation de la trêve de Trente ans ; tandis que pour ceux de ses actes que l’on prétendait être tels, elle offrait de les soumettre à cet arbitrage à l’amiable que prescrivait la trêve elle-même. Les confédérés péloponnésiens furent évidemment les agresseurs dans la lutte. Si Sparte, ordinairement si lente, se mit alors en avant avec un esprit si décidément contraire, nous devons l’attribuer en partie a sa crainte et à, sa jalousie constante à l’égard d’Athènes, en partie à la pression de ses alliés, et en particulier des Corinthiens.

Thucydide, en reconnaissant là, les principaux motifs déterminants, et en indiquant les prétendues violations de la trêve comme simplement des occasions ou des prétextes, parait considérer la crainte et la haine d’Athènes comme ayant contribué plutôt à déterminer Sparte que les instances de ses alliés[35]. Que l’agrandissement extraordinaire d’Athènes, pendant la période qui suivit immédiatement l’invasion des Perses, fût bien fait pour exciter l’alarme et la jalousie dans le Péloponnèse, c’est incontestable. Rais si nous prenons Athènes comme elle était en 432 avant J.-C., il faut mentionner qu’elle n’avait ni fait, ni essayé (autant que nous le savons) de faire une seule acquisition nouvelle pendant tout le cours des quatorze années qui s’étaient écoulées depuis la conclusion de la trêve de Trente ans[36], et de plus que cette trêve marquait une époque d’humiliation et de diminution signalées de sa puissance. Le triomphe que Sparte et les Péloponnésiens remportèrent alors, bien que n’étant pas assez complet pour éloigner toute crainte d’Athènes, était encore assez grand pour leur faire concevoir l’espérance qu’un second effort combiné la réduirait. Ce mélange de crainte et d’espérance était exactement le sentiment d’où il était probable que naîtrait la guerre. Nous voyons que même avant la querelle entre Corinthe et Korkyra, des Grecs sagaces pressentaient partout la guerre comme n’étant pas très éloignée[37]. Elle fut près d’éclater même à l’occasion de la révolte de Samos[38] ; la paix étant alors maintenue en partie par les intérêts commerciaux et maritimes d’Athènes, en partie par le calme qui régnait à Athènes. Mais la querelle de Corinthe et de Korkyra, que Sparte aurait pu apaiser à l’avance si elle avait cru de soli intérêt de le faire, — et l’union de Korkyra avec Athènes — montraient cette dernière comme entrant de nouveau dans une carrière d’agrandissement, et mit encore ainsi en jeu les sentiments belliqueux de Sparte ; tandis qu’elles transformèrent Corinthe, d’avocat de la paix qu’elle était, en un bruyant organe de guerre. La révolte de Potidæa, — fomentée par Corinthe et ‘encouragée par Sparte, sous la forme d’une promesse positive d’envahir l’Attique, — fut en réalité la première violation distincte de la trêve, et la mesure qui commença la guerre du Péloponnèse. L’assemblée spartiate et le congrès subséquent des alliés à Sparte ne servirent à aucune autre chose qu’à pourvoir aux formalités qui étaient nécessaires pour assurer le concours et l’action dévouée du hombre, et pour revêtir d’une sanction imposante un état de guerre existant déjà en réalité, bien que non déclaré encore.

Le sentiment du Péloponnèse, à ce moment, n’était pas la crainte d’Athènes, mais la haine d’Athènes, — et le confiant espoir de’ la subjuguer. Et dans. le fait cette confiance était justifiée par des raisons plausibles. On pouvait bien penser que les Athéniens ne pourraient jamais endurer la dévastation entière de leur sol si soigneusement cultivé, — ou du moins qu’ils s’avanceraient certainement afin de le défendre dans une lutte ouverte, ce qui était tout ce que les Péloponnésiens désiraient. L’incomparable ascendant et la résolution inébranlable de Periklês amenaient seuls les Athéniens à persévérer dans un plan de, défense patiente, et à se fier à cette supériorité navale que les ennemis d’Athènes, à l’exception du judicieux Archidamos, n’avaient pas encore appris à apprécier complètement. De plus, les espérances confiantes des Péloponnésiens étaient considérablement fortifiées par la sympathie répandue au loin en faveur de leur cause, déclarant comme ils le faisaient l’intention de délivrer la Grèce d’une cité despotique[39].

A Athènes, d’autre part, la guerre prochaine se présentait sous un aspect très différent ; elle n’offrait en perspective rien qu’une certitude de pertes et de privations prodigieuses, — même en admettant qu’avec ces lourds sacrifices, son indépendance et son union à l’intérieur, et son empire au dehors, pussent être maintenus. Periklês et les Athéniens doués d’une vue à longue portée prévoyaient la chance d’une guerre inévitable même avant la dispute korkyræenne[40]. Mais Periklês n’était que le premier citoyen dans une démocratie ; il était estimé, cru et écouté, plus qu’aucun autre, par le corps des citoyens ; mais il trouvait une vive opposition à la plupart de ses mesures, dans la liberté de parole et la latitude d’action individuelle qui régnait à Athènes, — il était même l’objet d’une haine acharnée de bien des adversaires politiques actifs. La détermination formelle des Lacédæmoniens, de déclarer la guerre, avait dû naturellement être annoncée à Athènes par ces ambassadeurs athéniens qui avaient fait une protestation solennelle contre elle dans l’assemblée spartiate. Sparte ne fit de démarche pour mettre cette détermination à effet qu’après que le congrès des alliés eut prononcé son vote confirmatif. Et les Spartiates n’envoyèrent pas même alors de héraut, ni rie firent de déclaration en forme. Ils expédièrent diverses propositions à Athènes, nullement en vue d’essayer d’obtenir satisfaction, ou de chercher quelque moyen d’échapper à la probabilité de la guerre ; mais dans le but contraire, — afin de multiplier les demandes et d’augmenter les motifs de querelle[41]. Pendant ce temps, les députés, revenant après le congrès dans leurs cités respectives, apportèrent avec eux la résolution générale de préparatifs immédiats de guerre à faire dans le plus bref délai possible[42].

La première réclamation adressée à Athènes par les Lacédæmoniens fut une manœuvre politique dirigée contre Periklês, leur principal adversaire dans cette cité. Sa mère Agaristê appartenait à la grande famille des Alkmæônidæ, qu’on supposait être entachés d’une souillure héréditaire et inexpiable, par suite du sacrilège commis par Megaklês, un de leurs ancêtres, près de deux siècles auparavant, dans le meurtre des suppliants kyloniens, près de l’autel des Vénérables Déesses[43]. Quelque ancienne que des Athéniens pour servir de base à une manœuvre politique. Environ soixante-dix-sept ans auparavant, peu après qu’Hippias eut été chassé d’Athènes, elle avait été employée également par le roi spartiate Kleomenês, qui, à cette époque, demanda aux Athéniens de laver l’ancien sacrilège en bannissant Kleisthenês (le fondateur de la démocratie) et ses principaux partisans. Cette demande, adressée par Kleomenês aux Athéniens, à la sollicitation d’Isagoras, rival de Kleisthenês[44], avait été obéie alors et avait bien servi les desseins de ceux qui la faisaient. Les Lacédémoniens dirigeaient maintenant un coup semblable contre Periklês (le petit-neveu de Kleisthenês) et sans doute sur les instances de ses ennemis politiques. La religion exigeait, prétendait-on, que l’on fit disparaître la souillure de la déesse[45]. Si les Athéniens accédaient à cette demande, ils se priveraient, à ce moment critique, de leur chef le plus habile. Mais les Lacédæmoniens, ne s’attendant pas à réussir, comptaient, à tout événement, décréditer Periklês aux yeux du peuple, comme étant en partie la cause de la guerre à cause de la tache d’impiété qui souillait sa famille[46], — et cette impression serait sans doute hautement proclamée dans l’assemblée par ses adversaires politiques.

L’influence de Periklês sur le public athénien était devenue de plus en plus grande, à mesure qu’ils le connaissaient plus comme homme politique. Mais l’acharnement de ses ennemis paraît avoir grandi en même temps. Peu de temps avant cette époque, il avait été attaqué indirectement au moyen d’accusations dirigées contre trois personnes différentes, toutes plus ou moins intimes avec lui, — sa maîtresse Aspasia, le philosophe Anaxagoras et le sculpteur Pheidias.

Nous ne pouvons établir ni la date précise, ni les faits exacts d’aucune de ces accusations. Aspasia, fille d’Axiochos, était native de Milêtos, belle, bien élevée et ambitieuse. Elle résidait à Athènes, et on affirme (bien que sur une preuve bien douteuse) qu’elle entretenait des filles esclaves qu’elle louait comme courtisanes. Quoi qu’il en soit de ce bruit, qui est très probablement une des calomnies engendrées par l’animosité politique contre Periklês[47], il est certain que ses séductions personnelles, ses qualités et ses talents, non seulement de conversation, mais même d’éloquence et de critique, étaient si remarquables, — que les citoyens les plus distingués de tout âge et de tout caractère, Sokratês entre autres, la visitaient, et que plusieurs d’entre eux amenaient leurs épouses avec eux pour l’entendre également. Les citoyennes libres d’Athènes vivaient dans une réclusion rigoureuse et presque orientale, aussi bien après être mariées que quand elles ne l’étaient pas. Tout ce qui intéressait leur existence, leur bonheur ou leurs droits était décidé ou réglé pour elles par des parents mâles ; et elles semblent avoir été dépourvues de toute culture intellectuelle et de tout talent. Leur société ne présentait ni charme ni intérêt, ce que par conséquent les hommes recherchaient dans, la compagnie d’une classe de femmes appelées Hetærae ou courtisanes, littéralement compagnes du sexe féminin, qui menaient une vie libre, administraient leurs propres affaires et se soutenaient par leurs moyens de plaire. Ces femmes étaient nombreuses et présentaient sans doute toutes les variétés de caractère personnel. Celles d’entre elles qui se distinguaient le plus et étaient supérieures aux autres, telles qu’Aspasia et Theodotê[48], paraissent avoir été les seules femmes en Grèce, à l’exception des Spartiates, qui aient ou inspiré de fortes passions ou exercé un ascendant intellectuel.

Periklês avait été déterminé dans le choix d’une épouse par ces considérations de famille que l’on regardait comme presque obligatoires à Athènes, et il avait épousé une femme qui était sa très proche parente et de qui il eut deux fils, Xanthippos et Paralos. Mais le mariage n’ayant jamais été heureux fut dissous plus tard d’un commun accord, selon cette pleine liberté de divorce que permettait la loi athénienne. Periklês concourut avec les parents mâles de son épouse (qui formaient ses tuteurs légaux) à la donner à un autre mari[49]. Il prit alors Aspasia pour vivre avec lui, eut d’elle un fils qui porta son nom, et resta toujours dans la suite avec elle dans les termes de la plus grande intimité et de la plus grande affection. Sans adopter ces exagérations qui représentent Aspasia comme ayant communiqué à Periklês son éloquence distinguée ou comme ayant elle-même composé des discours qui devaient être prononcés en public, nous pouvons raisonnablement croire qu’elle avait toutes les qualités voulues pour prendre intérêt et part d la société littéraire qui fréquentait la maison de Periklês, dont son fils Xanthippos, dénué de tout principe, — dégoûté de la régularité des dépenses de son père, en ce qu’elle lui ôtait le moyen de soutenir un train extravagant, — faisait au dehors des récits accompagnés de calomnies exagérées, et qu’il tournait en dérision. C’était de cet indigne jeune homme, qui mourut de la peste athénienne pendant la vie de Periklês, que ses ennemis politiques et les auteurs comiques du temps obtenaient les fausses révélations qui leur servaient de sujet pour des diffamations calomnieuses sur la vie privée de cet homme distingué[50].

Si les auteurs comiques attaquaient Periklês lui-même pour de prétendues intrigues avec différentes femmes, ils traitaient le nom d’Aspasia comme une propriété publique, sans merci ni réserve : elle était l’Omphalê, la Deianeira ou la Hêrê de ce grand Héraclès ou Zeus d’Athènes. A la fin, un de ces auteurs comiques, Hermippos, ne se contentant pas des attaques scéniques, l’accusa d’impiété devant le dikasterion, comme participant aux discussions philosophiques soutenues et aux opinions professées, dans la société de Periklês, par Anaxagoras et autres. On dit qu’une semblable accusation fut portée aussi contre Anaxagoras, soit par Kleôn, soit par Thukydidês, fils de Melesias, d’après une décision générale récemment prise dans l’assemblée publique, à la sollicitation de Diopeithês. Et tant était facile à exciter l’antipathie du public athénien contre les philosophes dont les opinions étaient en lutte avec les dogmes religieux admis, antipathie qui se montra plus tard d’une manière fatale dans le cas de Sokratês et fut envenimée dans l’exemple actuel par tous les artifices d’une faction politique, — que Periklês n’osa pas faire comparaître Anaxagoras. Ce dernier quitta Athènes, et une sentence de bannissement fut prononcée contre lui pendant son absence[51]. Mais Periklês défendit lui-même Aspasia devant le dikasterion. Dans le fait, l’accusation était dirigée autant contre lui que contre elle. Une chose qu’on alléguait contre elle (et aussi contre Pheidias), c’était d’avoir reçu des femmes libres pour faciliter les intrigues de Periklês. Il la défendit avec succès et obtint pour elle un verdict d’acquittement ; mais nous ne sommes pas surpris d’apprendre que son discours fut marqué par les émotions personnelles les plus fortes et même par des larmes[52]. Les dikastes étaient accoutumés à ces appels à leurs sympathies, quelquefois même portés à un excès extravagant de la part des accusés ordinaires. Toutefois, dans Periklês, une explosion si manifeste d’émotion ressort comme quelque chose qui est entièrement sans exemple ; car un des traits les plus saillants de son caractère, c’était d’être constamment maître dé lui-même[53]. Et nous le verrons, près de la fin de sa vie politique, quand il était devenu momentanément impopulaire aux yeux du peuple athénien, distrait comme il l’était par les terribles souffrances de la peste, — supporter leur colère imméritée non seulement avec dignité, mais avec un orgueil d’innocence consciente et d’isolement qui s’élève presque jusqu’au défi ; au point que le rhéteur Denys, qui critique le discours de Periklês comme si c’était simplement la composition de Thucydide, blâme cet historien pour avoir violé la convenance dramatique en montrant dé l’insolence là où de l’humilité aurait été convenable[54].

Il paraît aussi, autant que filons en pouvons juger au milieu de données très imparfaites, que le procès du grand sculpteur Pheidias, pour détournement prétendu dans l’entreprise de sa célèbre statue d’Athênê, faite d’ivoire et d’or[55], se jugea presque dans le même temps. Cette statue avait été achevée et consacrée dans le Parthénon en 437 avant J.-C., époque depuis laquelle Pheidias avait été occupé à Olympia à son grand et dernier chef-d’œuvre, la statue colossale de Zeus Olympien. Quand il revint à Athènes après avoir exécuté son travail, vers 433 ou 432 avant J.-C., les ennemis politiques de Periklês lui intentèrent un procès en détournement[56]. Un esclave de Pheidias, appelé Menôn, se plaça comme suppliant à l’autel, déclarant- connaître certains faits qui prouvaient que son maître était coupable de péculat. On fit une proposition pour recevoir ses dépositions et pour assurer à sa personne la protection du peuple ; alors il révéla différents faits qui attaquaient tellement la probité pécuniaire de Pheidias que ce dernier fut mis en prison, où il attendit le jour de son jugement devant le dikasterion. Toutefois, l’or employé dans la statue et pour lequel il s’était fait payer, pouvait être enlevé entièrement et pesé de manière à ce qu’on en vérifiât le poids exact, ce que Periklês défia les accusateurs de faire. Outre le chef de détournement, il y avait encore d’autres circonstances qui rendaient Pheidias impopulaire. On avait découvert que, dans les bas-reliefs, sur la frise du Parthénon, il avait introduit son portrait et celui de Periklês à des places apparentes. Il paraît que Pheidias mourut en prison avant le jour du jugement, et quelques-uns allèrent jusqu’à dire qu’il avait été empoisonné par les ennemis de Periklês, afin que les soupçons dirigés contre ce dernier, qui était l’objet réel de l’attaque, fussent aggravés. On dit également que Drakontidês proposa et obtint dans l’assemblée publique un décret portant que Periklês serait appelé à rendre compte de l’argent qu’il avait dépensé, et que les dikastes, devant lesquels les comptes étaient rendus, donneraient leurs suffrages de la manière la plus solennelle du haut de l’autel. Cette dernière disposition fut modifiée par Agnôn qui, tout en proposant que les dikastes fussent au nombre de quinze cents, maintint le vote par cailloux jetés dans l’urne suivant l’usage ordinaire[57].

Si Periklês fut jamais jugé sur cette accusation, il n’y a pas lieu de douter qu’il n’ait été honorablement acquitté ; car le langage de Thucydide, relativement à sa probité pécuniaire, est tel qu’il n’aurait pu être employé si un verdict de culpabilité dans une accusation de péculat eût été prononcé publiquement. Mais nous ne pouvons pas être certain qu’il ait été jamais jugé. En effet, une autre accusation avancée par ses ennemis, et même par Aristophane dans la sixième année de la guerre du Péloponnèse, implique qu’il n’y eut pas de jugement ; car il est allégué que Periklês, afin d’échapper à ce danger, alluma la guerre du Péloponnèse et jeta son pays dans une confusion et dans un danger tels que son aide et sa direction lui devinrent indispensablement nécessaires ; en particulier, on disait qu’il avait fait rendre le décret contre les Mégariens, ce qui avait réellement occasionné la guerre[58]. Toutefois, nous en savons assez pour être certain qu’une telle supposition est complètement inadmissible. Les ennemis de Periklês étaient bien trop ardents, et bien trop experts dans la lutte politique athénienne, pour l’avoir laissé s’esquiver au moyen d’un pareil stratagème. De plus, nous apprenons par l’affirmation de Thucydide que la guerre dépendait de causes beaucoup plus profondes, — que le décret mégarien n’en était nullement la cause réelle, — que ce ne fut pas Periklês qui l’occasionna, mais les Péloponnésiens, par le coup frappé à Potidæa.

Tout ce que nous pouvons établir au milieu de ces allégations non prouvées, c’est que dans l’année ou dans les deux années qui précédèrent immédiatement la guerre du Péloponnèse, Periklês était rudement pressé par les accusations d’ennemis politiques, — peut-être même dans sa propre personne, mais certainement dans les personnes de ceux qui étaient le plus dans sa confiance et dans son affection[59]. Pt telle était la tournure de sa position politique, lorsque les Lacédæmoniens envoyèrent à Athènes la réclamation mentionnée plus haut, demandant que l’ancien sacrilège kylonien fût enfin expié ; en d’autres termes, que Periklês et sa famille fussent bannis. Sang doute ses ennemis, aussi bien que les partisans de Lacédæmone à Athènes, appuyèrent énergiquement cette proposition. Pt le parti de Lacédæmone à Athènes fut toujours fort, même pendant le milieu de la guerre : — remplir le rôle de proxenos à l’égard des Lacédæmoniens était tenu à honneur, même par les plus grandes familles athéniennes[60]. Toutefois, dans cette occasion, la manœuvre ne réussit pas, et les Athéniens n’écoutèrent pas la réclamation par laquelle on leur demandait de bannir les Alkmæônides sacrilèges. Au contraire, ils répondirent que les Spartiates aussi avaient un compte de sacrilège à régler ; car ils avaient violé le sanctuaire de Poseidôn au cap Tænaros, en arrachant de l’autel quelques suppliants ilotes pour les mettre à mort, — et celui d’Athênê Chalkiœkos à Sparte, en y bloquant et en y faisant mourir de faim le régent coupable Pausanias. Demander que la Laconie fût purgée de ces deux actes de sacrilège, — telle fut la seule réponse que les Athéniens firent à la réclamation qui leur fut adressée pour le bannissement de Periklês[61]. Probablement l’effet réel de cette réclamation fut de le fortifier dans l’estime publique[62] : tout autre avait été l’effet de la même manœuvre quand elle avait été employée auparavant par Kleomenês contre Kleisthenês.

D’autres ambassadeurs spartiates arrivèrent peu après avec de nouvelles requêtes. On demandait maintenant aux Athéniens : 1° de retirer leurs troupes de Potidæa ; 2° de rendre à Ægina sols autonomie ; 3° de rappeler le décret d’exclusion contre les Mégariens.

Ce fut sur cette dernière demande qu’on insista le plus on donnait à entendre que la guerre pourrait être évitée si elle était accordée. Cette conduite nous montre évidemment que les Lacédæmoniens agissaient de concert avec les chefs d’Athènes opposés à Periklês. Pour Sparte et sa confédération, le décret contre les Mégariens avait moins d’importance que la délivrance des troupes corinthiennes actuellement bloquées dans Potidæa. Mais, d’autre part, le parti opposé à Periklês avait bien plus de chance d’obtenir un vote de l’assemblée contre lui au sujet des Mégariens, et cet avantage, si on le remportait, servirait à affaiblir son influence en général. Toutefois, on n’obtint aucune concession sur aucun des trois points ; même par rapport à Megara, le décret d’exclusion fut défendu et soutenu contre toutes les forces de l’opposition. A la fin, les Lacédæmoniens, — qui avaient déjà résolu la guerre et avaient envoyé ces ambassadeurs uniquement pour satisfaire aux exigences de la pratique ordinaire, et non avec aucune idée de faire un accommodement, — expédièrent une troisième fournée d’envoyés avec une proposition qui avait au moins le mérite de dévoiler leur dessein réel sans déguisement. Rhamphias et deux autres Spartiates notifièrent aux Athéniens cette simple injonction : Les Lacédæmoniens désirent que la paix soit maintenue, et elle peut l’être si vous laissez les Grecs autonomes. A cette demande, si différente des précédentes, les Athéniens résolurent de tenir une nouvelle assemblée sur la question de la guerre ou ‘de la paix, de soumettre de nouveau toute l’affaire à une discussion ; et de s’arrêter une fois pour toutes à une réponse péremptoire[63].

Les dernières demandes, présentées de la part de Sparte, qui ne tendaient à rien moins qu’à la destruction entière de l’empire athénien, — combinées avec le caractère, également indécis et peu sincère, des demandes faites antérieurement, et avec la certitude que la confédération spartiate s’était prononcée péremptoirement en faveur de la guerre, — semblaient de nature à produire l’unanimité à Athènes, et à amener cette importante assemblée à la conviction universelle que la guerre était inévitable. Cependant tel ne fut pas le fait. La répugnance à aller à la guerre fut sincère dans une majorité considérable de l’assemblée ; tandis qu’auprès d’une grande partie des assistants elle fut si prépondérante, qu’ils en revinrent même alors à l’ouverture que leur avaient faite auparavant les Lacédæmoniens au sujet du décret contre les Mégariens, comme si c’était la principale cause de guerre. Il y eut une grande différence d’opinion entre les orateurs ; plusieurs d’entre eux insistèrent sur le rappel de ce décret, le considérant comme une chose beaucoup trop insignifiante pour faire la guerre à ce propos, et dénonçant l’Obstination de Periklês à accorder une telle bagatelle[64]. Periklês protesta contre cette opinion dans une harangue décisive et encourageante que Denys d’Halicarnasse met au nombre des meilleurs discours de Thucydide. Ce dernier historien peut probablement lui-même avoir entendu le discours original.

Je continue, Athéniens, à persister dans la même conviction, que nous ne devons pas céder aux Péloponnésiens, — bien que je sache que les hommes sont disposés d’une manière quand ils sanctionnent la résolution d’aller à la guerre, et qu’ils le sont d’une autre quand ils sont réellement engagés dans la lutte, — leurs jugements dépendant alors de la tournure des événements. Je n’ai qu’à répéter maintenant ce que j’ai dit dans des occasions précédentes, — et je vous adjure, vous qui suivez mes vues, de rester attachés à ce que nous décidons ensemble, quand même le résultat serait défavorable en partie ; ou autrement, dans le cas d’un succès, de n’en pas faire honneur à votre sagesse[65]. Car il est très possible que les hasards des événements s’éloignent plus de toute voie raisonnable que les conseils de l’homme : tels sont les résultats inattendus que nous imputons ordinairement à la fortune. Les Lacédæmoniens n’ont pas attendu à aujourd’hui pour manifester leurs desseins hostiles contre nous ; mais dans cette dernière occasion, ils l’ont fait plus que jamais. Tandis que la trêve nous prescrit de donner et de recevoir une satisfaction à l’amiable pour nos différends, et de conserver chacun ce que nous possédons, — non seulement ils n’ont pas demandé une telle satisfaction, mais ils l’ont repoussée quand nous l’avons offerte. Ils préfèrent arranger les griefs par la guerre et non par la discussion : ils ont dépassé le ton de la plainte, et les voilà déjà ici avec celui du commandement ; car ils nous enjoignent de nous retirer de Potidæa, de laisser Ægina libre, et d’annuler le décret contre les Mégariens. Bien plus, ces derniers envoyés sont même venus nous déclarer que nous devons laisser libres tous les Grecs. Or qu’aucun de vous ne croie que nous irons à la guerre pour une bagatelle, si nous refusons d’annuler le décret mégarien, — ce qu’ils mettent surtout en avant, comme si le rappel de ce décret devait détourner la guerre. Qu’aucun de vous ne se fasse le reproche d’être allé à la guerre pour un objet peu important ; car cet objet peu important servira d’essai et de preuve à votre courage : si vous le concédez, il vous sera bientôt fait quelque autre réclamation plus grande, comme à des hommes que la peur a déjà fait céder sur un point ; tandis que si vous refusez résolument, vous leur prouverez qu’ils doivent en agir avec vous comme avec des égaux[66].

Periklês examina ensuite la force relative des parties et les chances de la guerre. Les Péloponnésiens étaient une population travaillant par elle-même, n’ayant que peu d’esclaves, et point de richesses, soit privées, soit publiques, ils n’avaient pas le moyen de faire une guerre éloignée ou de longue durée. Ils étaient prêts à exposer leurs personnes, mais nullement à contribuer de leurs très minces ressources[67]. Dans une guerre de frontière, ou dans une seule bataille rangée sur terre, ils étaient invincibles ; mais pour une guerre systématique contre une puissance comme Athènes, ils n’avaient ni chefs compétents, ni habitudes de concert et de ponctualité, ni argent pour profiter des occasions toujours rares et accidentelles, afin d’attaquer avec succès. Il était possible qu’ils établissent un poste fortifié en Attique ; mais il ferait aux Athéniens un mal peu sérieux, tandis que sur mer, leur infériorité et leur impuissance étaient absolues, et l’irrésistible flotte athénienne s’appliquerait à maintenir les choses dans cet état. Ils ne pouvaient pas non plus songer à embaucher les bons marins étrangers des vaisseaux athéniens au moyen de fonds empruntés à Olympia ou à Delphes[68]. Car, outre que les marins des îles dépendantes y perdraient en acceptant une paye plus élevée, avec la certitude que les Athéniens se vengeraient plus tard, — Athènes elle-même suffirait à garnir d’hommes sa flotte en cas de besoin, avec ses propres citoyens et ses metœki ; elle avait dans ses murs des timoniers et des marins meilleurs, aussi bien que plus nombreux, que tout le reste de la Grèce. Il n’y avait qu’un côté par lequel Athènes était vulnérable : l’Attique par malheur n’était pas une île, — elle était exposée à l’invasion et au ravage. Les Athéniens devaient se soumettre à cette nécessité sans commettre l’imprudence d’engager une bataille sur terre pour la détourner. Ils avaient d’abondantes possessions en dehors de l’Attique, insulaires aussi bien que continentales, pour fournir à leurs besoins, tandis qu’ils pouvaient à leur tour, au moyen de leurs vaisseaux, ravager les territoires péloponnésiens, dont les habitants n’avaient pas de terres subsidiaires auxquelles ils pussent recourir[69].

Ne vous affligez pas de la perte de la terre et des maisons (continua l’orateur). Réservez votre douleur pour les hommes : les maisons et la terre n’acquièrent pas les hommes, niais ce sont les hommes qui les acquièrent[70]. Qui plus est, si je pensais pouvoir vous convaincre, je vous exhorterais à sortir de la ville, et à les ravager vous-mêmes, afin de montrer aux Péloponnésiens que pour de tels objets du moins vous ne voulez pas céder. Et je pourrais présenter bien d’autres raisons d’espérer le succès avec confiance, si vous vouliez seulement consentir à ne pas songer à agrandir votre domination, une fois engagés dans la guerre, et à ne pas attirer volontairement sur vous-mêmes de nouveaux dangers ; car j’ai toujours plus redouté nos propres fautes que les plans de notre ennemi[71]. Mais ce sont des questions à discuter plus tard, quand nous en viendrons à agir réellement : quant à présent, renvoyons les ambassadeurs avec cette réponse :Nous permettrons aux Mégariens de fréquenter nos marchés et nos ports, si les Lacédæmoniens, de leur côté, veulent cesser leur xenelasia (ou expulsions sommaires de leur propre territoire) qu’ils pratiquent contre nous et nos alliés, — car il n’y a rien dans la trêve qui interdise l’une ou l’autre de ces conditions. Nous laisserons autonomes les cités grecques, si nous les avions comme autonomes au moment où la trêve fut faite, — et aussitôt que les Lacédæmoniens accorderont à leurs cités alliées l’autonomie que chacune d’elles choisira librement, et non celle qui convient à Sparte : nous sommes prêts à donner satisfaction suivant la trêve, et, nous ne commencerons pas la guerre, mais nous repousserons ceux qui la commenceront. Telle est la réponse, à la fois juste et convenable à la dignité de cette cité. Nous devons nous faire à l’idée que la guerre est inévitable ; si nous l’acceptons de bon cœur, nous trouverons nos ennemis moins véhéments dans leur attaque : et là où est le plus grand danger, là aussi est finalement le plus grand honneur, tant pour un État que pour un simple citoyen. "Assurément nos pères, quand ils soutinrent l’attaque des Perses, n’avaient pas pour point de départ les moyens que nous avons ; ils furent même obligés d’abandonner tout ce qu’ils possédaient, — et cependant ils repoussèrent l’envahisseur et élevèrent nos affaires au point où elles sont aujourd’hui, plutôt par sagesse que par bonheur, et par un courage entreprenant, plus grand que leur puissance réelle. Il ne faut pas nous montrer inférieurs à eux : nous devons nous défendre contre tous nos ennemis par tous les moyens, et laisser à nos descendants un empire qui ne soit pas diminué[72].

Ces puissants encouragements de Periklês entraînèrent la majorité de l’assemblée, de sorte qu’on fit aux ambassadeurs la réponse telle qu’il l’avait recommandée, sur chacun des points particuliers contestés. En outre, on leur annonça que sur la question générale de la paix ou de la guerre, les Athéniens étaient prêts à discuter tous lei motifs de plainte dirigés contre eux, conformément à la trêve, par un arbitrage équitable et à l’amiable, — mais qu’ils ne feraient rien d’après une demande impérative[73]. C’est avec cette réponse que les ambassadeurs retournèrent à Sparte, et la négociation fut terminée.

Il semble évident, d’après l’exposé de Thucydide, que le public athénien ne fut pas amené à cette résolution sans beaucoup de résistance, et sans une grande crainte des conséquences, et en particulier de la destruction des biens en Attique ; et qu’une minorité considérable fit de l’opposition au sujet du décret mégarien, — le motif habilement posé par Sparte pour rompre l’unanimité de son ennemie, et fortifier le parti opposé à Periklês. Mais nous pouvons aussi conclure incontestablement du même historien, — surtout d’après la conduite de Corinthe et de Sparte telle qu’il la présente, — qu’Athènes n’aurait pu éviter la guerre sans une abnégation et de dignité et de puissance à laquelle aucune nation, sous aucun gouvernement, ne se soumettra jamais, et qui même l’aurait laissée sans une sécurité passable pour ses droits individuels. Accepter la guerre qu’on lui offrait était une question non seulement de prudence, mais de nécessité : le ton de commandement que prirent les ambassadeurs spartiates aurait fait d’une concession une simple preuve de faiblesse et de peur. Comme l’exposé de Thucydide présente l’opinion de Periklês sur ce point important[74], de même il nous montre également qu’Athènes n’avait pas moins raison sur les principes admis de relations internationales. Ce ne fut pas Athènes — comme les Spartiates[75] eux-mêmes finirent plus tard par le sentir —, mais ses ennemis, qui violèrent les dispositions de la trêve, en encourageant la révolte de Potidæa, et en promettant une invasion de l’Attique : ce ne fut pas Athènes, mais ses ennemis, qui, après avoir ainsi violé la trêve, firent une série de demandes exorbitantes, afin d’inventer un motif de guerre aussi bon que possible[76]. Le cas établi par Periklês, qui justifie la guerre par des motifs à la fois de droit et de prudence, est dans tous ses points principaux, appuyé par la voix impartiale de Thucydide. Et bien qu’il soit parfaitement vrai que l’ambition d’Athènes avait été grande, et le développement de sa puissance merveilleux, pendant les trente-cinq années qui s’écoulèrent entre la défaite de Xerxès et la trêve de Trente ans, — il n’est pas moins vrai que par cette trêve elle fit des pertes très considérables, et qu’elle n’acquit rien pour compenser ces pertes pendant les quatorze années entre la trêve et l’alliance korkyræenne. La politique de Periklês n’avait pas été une politique d’agrandissement à l’étranger, ni de vexations et d’empiétement croissants à l’égard des autres puissances grecques. Il ne rechercha même nullement l’alliance korkyræenne, qui, en vérité, fut acceptée avec les plus grands égards pour les obligations de la trêve existante ; tandis que les circonstances d’où naquit cette alliance attestent une ambition plus ardente de la part de Corinthe que de celle d’Athènes, pour s’approprier les forces navales de Korkyra. Il est ordinaire d’attribuer la guerre du Péloponnèse à l’ambition d’Athènes, mais c’est ne voir le cas que partiellement. Le sentiment agressif, en partie crainte, en partie haine, était du côté des Péloponnésiens, qui n’ignoraient pas qu’Athènes désirait la continuation de la paix, mais qui étaient résolus à la laisser comme elle,était lors de la conclusion de la trêve de Trente ans. Leur dessein était de l’attaquer et de détruire son empire, comme dangereux, injuste et antihellénique. La guerre était ainsi en partie une lutte de principe, embrassant la proclamation populaire du droit de tout État grec à l’autonomie, contre Athènes : en partie une lutte de puissance, où l’ambition corinthienne et spartiate ne fut pas moins visible, et beaucoup plus agressive au début, que l’ambition athénienne.

 

À suivre

 

 

 



[1] Thucydide, III, 2-13. Cette proposition des Lesbiens à Sparte a dû être faite avant la collision entre Athènes et Corinthe à Korkyra.

[2] Thucydide, I, 139. Plutarque, Periklês, c. 30 ; Schol. ad Aristophane, Pac., 609.

Je suis de l’avis de Goeller, qui dit que deux violations de droit distinctes sont imputées ici aux Mégariens : l’une qu’ils avaient cultivé une terre, propriété des déesses d’Eleusis, — l’autre qu’ils s’étaient approprié et avaient cultivé le pâturage indéterminé sur la frontière. Une note du Dr Arnold présente une idée différente, moins exacte à mon avis : Le terrain sur la frontière était consacré pour empêcher qu’il ne fut enclos : dans ce cas les limites avaient pu être un sujet de dispute perpétuelle entre les deux pays, etc. Cf. Thucydide, V, 42, au sujet du territoire frontière autour de Panakton.

[3] Thucydide (I, 139), en assignant les raisons de cette sentence d’exclusion rendue par Athènes contre les Mégariens, ne mentionne que les deux allégations signalées ici, culture à tort du territoire et réception d’esclaves fugitifs. Il ne fait pas allusion au héraut Anthemokritos : encore moins signale-t-il ce commérage du jour qu’Aristophane, et d’autres auteurs comiques de cette époque, mettaient à profit pour attribuer la guerre du Péloponnèse aux sympathies personnelles de Periklês, à savoir d’abord que quelques jeunes gens d’Athènes enlevèrent la courtisane Simætha de Megara ; ensuite que la jeunesse mégarienne se vengea en emmenant d’Athènes deux courtisanes séduisantes, dont d’une était la maîtresse de Periklês ; ce qui irrita tellement ce dernier qu’il proposa la sentence d’exclusion contre les Mégariens (Aristophane, Acharn., 501-516 ; Plutarque, Periklês, c. 30).

Les contes de ce genre sont surtout importants en ce qu’ils nous font connaître les médisances politiques du temps. Mais celui du héraut Anthemokritos et de sa mort ne peut être complètement rejeté. Bien que Thucydide, qui ne mentionne pas le fait, ne crût pas que la mort du héraut eût été réellement occasionnée par les Mégariens, cependant il y avait probablement à Athènes une croyance populaire à cet égard, sous l’influence de laquelle le héraut décédé reçut une sépulture publique près de la porte Thriasienne d’Athènes, conduisant à Éleusis. V. Philippi Epist. ad Athenæ, ap. Démosthène, p. 159 R. ; Pausanias, I, 36, 3 ; III, 4, 2. Il est probable que le langage de Plutarque (Periklês, c. 30) est littéralement exact — la mort du héraut parut avoir été causée par les Mégariens. Que ni Thucydide, ni Periklês lui-même ne crussent que les Mégariens avaient réellement causé sa mort, cela est assez certain ; autrement le fait aurait été articulé quand les Lacédæmoniens envoyèrent se plaindre de la sentence d’exclusion, — un tel fait étant si notoirement répugnant à tout sentiment grec.

[4] Thucydide, I, 67.

[5] Thucydide, I, 67. O. Müller (Æginet., p. 180) et Goeller dans sa note, pensent que la trêve (ou convention en général) à laquelle il est fait allusion ici est, non pas la trêve de Trente ans conclue quatorze ans avant l’époque présente, mais l’ancienne alliance contre les Perses, solennellement ratifiée et continuée après la victoire de Platée. Le Dr Arnold croit, au contraire, qu’il est fait allusion ici à la trêve de Trente ans que les Æginètes interprétaient (à tort ou à raison) comme leur donnant droit à l’indépendance.

La première opinion pourrait sembler appuyée par l’allusion à Ægina dans le discours des Thêbains (III, 64) ; mais d’autre part, si nous consultons I, 115, il paraîtra possible que la rédaction de la trêve de Trente ans ait été générale. En tout cas, les Æginètes peuvent avoir prétendu que par la même règle qu’Athènes abandonnait Nisæa, Pêgæ, etc., elle devait aussi renoncer à Ægina.

Cependant, nous devons nous rappeler qu’un argument n’exclut pas l’antre. Les Æginètes peuvent s’être servis des deux pour fortifier leur prière d’intervention. Ceci semble avoir été l’idée du Scholiaste.

[6] Thucydide, I, 67.

[7] Thucydide, I, 68.

[8] Thucydide, I, 68.

[9] Thucydide, I, 69.

[10] Thucydide, I, 69.

[11] Thucydide, I, 70.

Le sens du mot όξεϊςprompts — appliqué à la dernière moitié de la phrase, tient du sarcasme. Mais c’est approprié au caractère du discours. Goeller suppose qu’il faut comprendre quelque mot tel que ίκανοί, au lieu de όξεϊς ; mais par là nous nous éloignerions à la fois de la syntaxe plus évidente, et nous affaiblirions le sens général.

[12] Thucydide, I, 70.

Il est difficile de reproduire en traduisant l’antithèse entre άλλοτριωτάτοις et οίκειοτάτη, — qui n’est pas sans une certaine affectation que Thucydide aime à l’occasion.

[13] Thucydide, I, 70.

[14] Thucydide, I, 71.

[15] Thucydide, I, 71.

[16] Thucydide, I, 72.

[17] Thucydide, I, 73.

[18] Thucydide, I, 75.

[19] Thucydide, I, 77.

[20] Thucydide, I, 78.

[21] Thucydide, I, 79.

[22] Thucydide, I, 80.

[23] Thucydide, I, 80.

[24] Thucydide, I, 81.

[25] Thucydide, I, 82, 83.

[26] Thucydide, I, 84.

Dans l’explication de la dernière phrase, je suis Haack et Poppo, de préférence à Goeller et au Dr Arnold.

Les termes de cette partie du discours d’Archidamos sont gauches et obscurs, bien que nous reconnaissions assez bien le sens général. Il mérite une attention particulière comme venant d’un roi de Sparte, personnellement aussi homme d’un jugement supérieur. Les grands points du caractère spartiate y sont tons présentés. 1° Un cercle d’idées étroit, rigoureusement défini et uniforme. 2° Compression de tout autre mouvement et désir, mais une sensibilité plus grande à l’égard de leur propre opinion publique. 3° Grandes habitudes de patience aussi bien que de soumission.

La manière dont les traits du caractère spartiate sont tirés des institutions spartiates, aussi bien que l’orgueil qu’Archidamos exprime au sujet de l’ignorance et du cercle intellectuel étroit de ses compatriotes, est à remarquer ici. On peut trouver une semblable défense de l’ignorance et de l’étroitesse d’esprit non seulement parmi ceux qui se moquent du goût de la démocratie athénienne pour les lettres et l’éloquence (V, Aristophane, Ranæ, 1070 : cf. Xénophon, Memorab., I, 2, 9-49), mais encore dans le discours de Kleôn (Thucydide, III, 37).

[27] Thucydide, I, 84, 85.

[28] Cf. un sentiment semblable dans le discours des Thêbains contre les Platæens (Thucydide, III, 67).

[29] Thucydide, I, 86. — Il y a ici un jeu de mots sur μέλλειν qu’il n’est pas facile de conserver dans une traduction.

[30] Thucydide, I, 87.

[31] Thucydide, I, 118.

[32] Thucydide, I, 120, 121.

Je crois que le mot όμοίώς fait ici allusion à l’intérêt égal de tous les confédérés dans la querelle, en tant qu’opposé à la puissance athénienne, qui se composait en partie de sujets contraints, en partie de mercenaires soudoyés, — points auxquels l’orateur corinthien continue de faire allusion, comme étant une faiblesse chez l’ennemi. Le mot όμοίως désigne ici le même fait indiqué par Periklês ; dans son discours à Athènes (I, 141), par les mots πάντες ίσόψηφοι l’orateur corinthien regarde comme un avantage d’avoir des confédérés tous égaux et dévoués à la cause : Periklês, au contraire, considérant le même £ait du point de vue athénien, y voit un désavantage, puisqu’il empêchait parité de commandement et de détermination.

La manière dont Poppo comprend ce passage me semble erronée. — La même idée est reproduite, c. 124.

[33] Thucydide, I, 123, 124.

[34] Thucydide, I, 125. Il parait que la décision ne fut pas absolument unanime.

[35] Thucydide, I, 88. Cf. aussi ch. 23 et 118.

[36] La biographie de Periklês par Plutarque est propre à induire beaucoup en erreur par son peu de soin pour la chronologie, en attribuant à une époque plus ancienne des sentiments et des tendances qui appartiennent réellement à une plus récente. C’est ainsi qu’elle représente (c. 20) le désir d’acquérir la possession de la Sicile, et même de Carthage et de la côte Tyrrhénienne, comme étant devenu très populaire à Athènes, même avant la révolte de Megara et de l’Eubœa et avant les autres circonstances qui précédèrent la trêve de Trente ans ; et il fait grand honneur à Periklês pour avoir réprimé ces aspirations immodérées. Mais les espérances ambitieuses dirigées vers la, Sicile n’avaient pu naître dans l’esprit athénien qu’après le commencement de la guerre du Péloponnèse. Il était impossible qu’ils pussent faire un pas dans cette direction avant d’avoir établi leur alliance avec Korkyra, et elle ne se conclut que dans l’année qui précéda la guerre du Péloponnèse, — et cela, même alors, d’une manière restreinte et avec beaucoup de réserves. A la première explosion de la guerre péloponnésienne, les Athéniens n’avaient que des craintes, tandis que les Péloponnésiens avaient de grandes espérances de secours, du côté de la Sicile. Si donc il est très vrai que Periklês fût éminemment utile en décourageant des entreprises téméraires et lointaines d’ambition en général, nous ne pouvons lui faire honneur de retenir les désirs athéniens d’acquisitions en Sicile, ou du côté de Carthage (si en effet cette dernière fut jamais comprise dans le catalogue des espérances athéniennes), — car de tels désirs ne furent guère connus qu’après sa mort, — malgré l’assertion répétée encore par Plutarque, Alkibiadês, c. 17.

[37] Thucydide, I, 33, 36.

[38] Thucydide, I, 40, 41.

[39] Thucydide, II, 8.

[40] Thucydide, I, 45 ; Plutarque, Periklês, c. 8.

[41] Thucydide, I, 126.

[42] Thucydide, I, 125.

[43] V. le récit des troubles kyloniens et le sacrilège qui s’ensuivit, tome IV, ch. 3 de cette Histoire.

[44] V. Hérodote, V, 70. Cf. VI, 131 ; Thucydide, I, 126 ; et le tome V, ch. 13 de cette Histoire.

[45] Thucydide, I, 126.

[46] Thucydide, I, 127.

[47] Plutarque, Periklês, c. 24. Relativement à Aspasia, V. Platon, Ménéxène, c. 3, 4 ; Xénophon, Memorab., II, 6, 36 ; Harpocration, v. Άσπασία. Aspasia n’était sans doute pas un nom rare parmi les femmes grecques. On nous parle d’une fille phôkæenne qui le portait, maîtresse de Cyrus le jeune (Plutarque, Artaxerxés, c. 26). Le conte relatif à Aspasia ayant entretenu des filles esclaves pour les louer est avancé et par Plutarque et par Athénée (XIII, p. 570), mais nous pouvons raisonnablement douter qu’il y ait de cela Une preuve meilleure que ce qui est réellement cité par le second, — le passage d’Aristophane, Acharn., 497-505.

Athénée lit πόρνας, mais la leçon πόρνας δύο paraît dans le texte admis d’Aristophane. Les critiques diffèrent sur la question de savoir si Άσπασίας est le génitif singulier de Άσπασία, ou l’accusatif pluriel de l’adjectif άσπάσιος. Je crois que c’est le dernier ; mais avec l’intention de jouer sur les mots, de sorte qu’il puisse être compris soit comme substantif, soit comme adjectif. Il y a an semblable jeu de mots dans un vers de Kratinus cité par Plutarque, Periklês, c. 24.

A l’époque où s’effectua cet enlèvement des jeunes Mégariennes, s’il le fut jamais, Aspasia doit avoir été la maîtresse chérie et la compagne de Periklês ; et il est inconcevable qu’elle eût entretenu des filles esclaves pour les louer alors, quoi qu’elle ait fait auparavant.

Cette leçon et cette explication du vers cité plus haut, que je regarde comme les moins probables des deux, ont été employées par les commentateurs de Thucydide pour expliquer une ligne de son Histoire, et cela d’une manière qui, j’en suis convaincu, est erronée. Quand les Lacédæmoniens demandèrent aux Athéniens de rappeler le décret qui excluait les Mégariens de leurs ports, les Athéniens refusèrent, alléguant que les Mégariens s’étaient approprié quelques terres que les deux pays se disputaient, et quelques-unes qui étaient même une propriété sacrée, — et aussi qu’ils avaient accueilli des esclaves fugitifs d’Athènes (I, 139). Le Scholiaste donne une explication parfaitement juste de ces derniers mots. Mais Wasse met une note au passage à cet effet — Aspasiæ servos, V. Athenæum, p. 570 ; Aristoph. Acharn. 525, et Schol. Cette note de Wasse est adoptée et transcrite par les trois commentateurs de Thucydide, les meilleurs et les plus récents, — Poppo, Goeller et le Dr Arnold. Cependant avec tout le respect dû à leur autorité réunie, la supposition n’est ni naturelle en tant qu’appliquée aux mots, ni admissible par rapport au fait. Άνδράποδα άφιστάμενα signifie naturellement (non Aspasiæ servos, ou plus proprement servas, car le genre seul aurait dû faire douter Wasse de la justesse de son interprétation, — mais) les esclaves fugitifs de propriétaires en général en Attique, esclaves dont les Athéniens perdirent un nombre si prodigieux après qu’une garnison lacédæmonienne eut été établie à Dekeleia (Thucydide, VII, 28. Cf. I, 142 ; et IV, 118, sur les αύτόμολοι). Periklês pouvait bien présenter l’accueil fait à ces esclaves fugitifs comme un sujet de plainte contre les Mégariens, et l’assemblée publique athénienne le comprenait de même. De plus, les Mégariens sont accusés non d’avoir enlevé les esclaves, mais de les avoir accueillis. Mais supposer que Periklês, en défendant le décret d’exclusion contre les Mégariens, appuyât la défense sur la raison que quelques jeunes Mégariens s’étaient enfuis avec deux filles du cortége d’Aspasia, c’est donner une idée étrange et de lui et du peuple. Si un tel incident s’était jamais présenté réellement, ou si l’on devait même supposer qu’il se soit présenté, nous pouvons être sûrs qu’il serait mentionné par ses adversaires, comme un moyen d’attirer le mépris sur l’accusation réelle contre les Mégariens, — but pour lequel Aristophane le produit. C’est une des nombreuses erreurs par rapport à l’histoire grecque qui résultent de l’usage d’expliquer des passages de comédie, comme si c’étaient des faits sérieux et littéraux.

[48] La visite que Sokratês, avec quelques-uns de ses amis, fait à Theodotê, son dialogue avec elle, et la description de sa manière de vivre, sont au nombre des restes les plus curieux de l’antiquité grecque, sur un côté qui nous est connu très imparfaitement (Xénophon, Memorab., III, 11).

Cf. les citations d’Euboulos et d’Antiphanês, les auteurs comiques, ap. Athenæum, XIII, p. 571, expliquant les différences de caractère et de conduite entre quelques-unes de ces Hetæræ et d’autres, — et Athénée, XIII, p. 589.

[49] Plutarque, Periklês, c. 24.

[50] Plutarque, Periklês, c. 13-36.

[51] Ceci semble le récit le plus probable ; mais il y a des différences d’assertion et des incertitudes sur bien des points. Cf. Plutarque, Periklês, c. 16-32 ; Plutarque, Nikias, c. 23 ; Diogène Laërte, II, 12, 13. V. aussi Schaubach, Fragm. Anaxagoræ, p. 47-52.

[52] Plutarque, Periklês, c. 32.

[53] Plutarque, Periklês, c. 7, 36-39.

[54] Thucydide, II, 60, 61. Cf. aussi ses frappantes expressions, c. 65 ; Denys d’Halicarnasse, de Thucydide, Judic., c. 44, p. 924.

[55] Plutarque, Periklês, c. 31.

Ce récit relatif à la protection accordée à Pheidias, accusé de détournement, était celui qui était le plus répandu dans la circulation contre Periklês.

[56] V. la dissertation de O. Müller (De Phidiæ Vita, c. 17, p. 35), qui dispose les faits dans l’ordre dans lequel je les ai donnés.

[57] Plutarque, Periklês, c. 13-32.

[58] Aristophane, Pac., 587-603. Cf. Acharn., 512 ; Éphore, ap. Diodore, XII, 38-40 ; et les scholies sur les deus passages d’Aristophane ; Plutarque, Periklês, c. 32.

Diodore (aussi bien que Plutarque, Alkibiadês, c. 7) rapporte un autre conte. Alkibiadês un jour s’approcha de Periklês à un moment où celui-ci était évidemment découragé et embarrassé, et lui en demanda la raison. Periklês lui dit que le temps n’était pas éloigné où il aurait à rendre ses comptes, et qu’il réfléchissait aux moyens de le faire : sur quoi Alkibiadês lui conseilla de songer plutôt aux moyens de l’éviter. Le résultat de cet avis  fut que Periklês plongea Athènes dans la guerre péloponnésienne. Cf. Aristophane, Nub., 855, avec les Scholies, — et Éphore, Fragm. 118, 119, éd. Marx, avec les notes de Marx.

Il est assez probable qu’Ephore copia le récit qui attribue la guerre péloponnésienne à des accusations contre Pheidias et Periklês, sur Aristophane ou sur d’autres écrivains comiques de l’époque. Mais il est bon de faire remarquer que même Aristophane ne doit pas être considéré comme l’attestant. Car si nous consultons le passage auquel nous nous en référons plus haut dans sa comédie la Paix, nous verrons que, d’abord, Hermès raconte l’histoire relative à Pheidias, à Periklês et à la guerre du Péloponnèse ; sur ce, et Trygæos et le Chœur font remarquer qu’ils n’ont jamais entendu un mot de cela auparavant ; que c’est tout à fait nouveau pour eux.

Si Aristophane avait jamais avancé l’histoire aussi nettement, on n’aurait pu admettre son autorité que comme prouvant que c’était une partie des rumeurs du moment. Mais les vers que nous venons de citer font de lui autant un témoin qui contredit qu’un témoin qui affirme.

[59] Il paraîtrait que non seulement Aspasia et Anaxagoras, mais encore le musicien et philosophe Damôn, l’ami personnel et le maître de Periklês, ont d0 être bannis à l’époque de l’a vieillesse de Periklês, — peut-être à quelque moment peu éloigné de ce temps. Le passage de Platon, Alkibiadês, I, c. 30, p. 118, prouve que Damôn était à Athènes et intime avec Periklês quand ce dernier était fort avancé en âge.

On dit que Damôn fut frappé d’ostracisme ; — peut-être fut il jugé et condamné au bannissement, car les deux choses sont souvent confondues.

[60] Thucydide, V, 43 ; VI, 89.

[61] Thucydide, I, 128, 135, 139.

[62] Plutarque, Periklês, c. 33.

[63] Thucydide, I, 139. Il parait plutôt, d’après les mots de Thucydide, que ces diverses demandes des Lacédæmoniens furent faites par une seule ambassade, que rejoignirent de nouveaux membres arrivant avec de nouvelles instructions, mais qui resta un mois ou six semaines ; entre janvier et mars 431 avant J.-C., installée dans la maison du proxenos de Sparte à Athènes. Cf. Xénophon, Helléniques, V, 4, 22.

[64] Thucydide, I, 139 ; Plutarque, Periklês, c. 31.

[65] Thucydide, I, 140. J’aurais désiré dans la traduction conserver le jeu de mots άμαθώς χωρήσαι que Thucydide introduit dans cette phrase, et qui semble avoir été conforme à son goût. Άμαθώς, quand il se rapporte à ξυμφοράς, est employé dans un sens passif qui n’est nullement commun — d’une manière qui ne peut être apprise, s’éloignant de tout calcul raisonnable. Άμαθώς, quand il se rapporte à διανοίας, a son sens habituel — ignorant, manquant de science ou de raison.

[66] Thucydide, I, 140.

[67] Thucydide, I, 141.

[68] Thucydide, I, 143.

C’est une réponse à ces espérances qui, comme nous le savons, avaient été conçues par les chefs du Péloponnèse, et sur lesquelles l’orateur corinthien avait insisté dans le congrès péloponnésien (I, 121). Sans doute Periklês était informé de la teneur de toutes ces démonstrations publiques à Sparte.

[69] Thucydide, I, 141, 142, 143.

[70] Thucydide, I, 143.

[71] Thucydide, I, 144.

[72] Thucydide, I, 143, 144.

[73] Thucydide, I, 145.

[74] Malgré l’idée contraire adoptée par Plutarque, Periklês, c. 31, et dans sa comparaison de Periklês et de Fabius Maximus, c. 3.

[75] Thucydide, IV, 21. — Voir aussi un passage important (VII, 18) au sujet des sentiments des Spartiates.

[76] Thucydide, I, 126.