HUITIÈME VOLUME
Mais on a insisté sur la troisième circonstance ci-dessus mentionnée — l’assujettissement des cités alliées aux dikasteria athéniens — comme grief, plus que sur la seconde, et il parait qu’elle a été exagérée à tort. Nous ne pouvons guère douter que le commencement de cette juridiction exercée par les dikasteria athéniens ne date de l’assemblée de Dêlos, à l’époque de la formation primitive de la confédération. C’était un élément indispensable de cette confédération, que les membres renonçassent à leur droit de se faire mutuellement la guerre en particulier, et qu’ils soumissent leurs différends à un arbitrage paisible, — convention introduite môme dans des alliances beaucoup moins intimes que ne l’était celle-ci, et absolument essentielle au maintien efficace d’une action commune contre la Perse[1]. Naturellement bien des causes de disputes publiques et privées ont dû s’élever dans ces îles et dans ces ports de la mer Ægée, dispersés sur une grande étendue, rattachés entre eux par des rapports de confraternité, de commerce et de craintes communes. L’assemblée de Dêlos, composée de députés de tous ces endroits, était le conseil naturel d’arbitrage pour ces disputes. Il a dû se former ainsi une habitude de reconnaître une sorte de tribunal fédéral, — pour décider paisiblement jusqu’à quel point chaque allié avait fidèlement rempli ses devoirs, tant envers la confédération collectivement, qu’envers d’autres alliés avec leurs citoyens pris individuellement et à part, — aussi bien que pour imposer ses décisions et punir des membres récalcitrants, en vertu du droit que Sparte et sa confédération réclamaient aussi et exerçaient[2]. Or, dès le commencement, les Athéniens furent les présidents de cette assemblée qu’ils dirigeaient et dont ils faisaient exécuter les décisions. Quand elle disparut insensiblement, ils se trouvèrent occupant sa place aussi bien qu’investis de ses fonctions. Ce fut de cette manière que leur autorité judiciaire sur les alliés paraît avoir commencé pour la première fois, à mesure que la confédération se changea en un empire athénien, — les fonctions judiciaires de l’assemblée étant transférées à Athènes en même temps que le trésor commun, et étant sans doute étendues beaucoup. Et, en somme, ces fonctions ont dû produire plus de bien que de mal polir les alliés eux-mêmes, surtout pour ceux d’entre eux qui étaient les plus faibles et les plus dénués de défense. Parmi les mille villes qui payaient tribut à Athènes — en prenant cette assertion numérique d’Aristophane non dans son sens exact, mais simplement comme un grand nombre —, si une ville de peu d’importance, ou l’un de ses citoyens, avait un motif de plainte contre une plus considérable, il n’y avait pas d’autre voie que l’assemblée de Dêlos ou le tribunal athénien où elle pût avoir une assurance raisonnable de trouver un jugement ou une justice équitable. Il n’est pas à supposer que toutes les plaintes et actions particulières entre un citoyen et un autre citoyen fussent portées à Athènes pour y être jugées ; cependant nous ne connaissons pas distinctement la ligne de démarcation entre les affaires qui y étaient portées et celles que l’on jugeait sur placé. Les cités sujettes paraissent avoir été privées du pouvoir de punir de mort, châtiment qui ne pouvait être infligé qu’après un jugement ou une condamnation préalables à Athènes[3] ; de sorte que cette dernière se réservait le droit de connaître de la plupart des crimes graves, — ou ce que l’on peut appeler — la haute justice en général. Et les accusations politiques portées par un citoyen contre un citoyen, dans une cité sujette, quelconque, pour trahison, corruption, non accomplissement de devoir public, etc., prétendus, étaient sans doute portées à Athènes pour y être jugées, — ce qui était peut-être la partie la plus importante de sa juridiction. Mais Athènes ne maintenait pas cette suprématie judiciaire dans le dessein réel de réformer l’administration de la justice dans chaque ville alliée séparément. Elle tendait plutôt à régler les relations d’une cité à l’égard d’une autre cité, — entre les citoyens de différentes villes, — entre les citoyens ou agents athéniens, et quelqu’une de ces villes alliées, avec lesquelles ils avaient des rapports,-entre chaque cité isolée, en tant que gouvernement dépendant avec des partis politiques en lutte, et le chef souverain, Athènes. Tous ces points étant des problèmes que la souveraine Athènes était appelée à résoudre, la meilleure solution eût été dans une assemblée commune, émanant de tous les alliés. En mettant ceci de côté, nous verrons que celle que trouva Athènes était la meilleure immédiatement après, et nous serons d’autant plus amenés à le croire, si nous la comparons avec la conduite adoptée dans la suite par Sparte, quand elle eut abattu l’empire athénien. Sparte avait pour règle générale de placer chacune des cités dépendantes sous le gouvernement d’une dékarchie (ou conseil oligarchique de dix) parmi ses principaux citoyens, avec un harmoste ou gouverneur spartiate, ayant une petite garnison sous ses ordres. On verra, quand nous en viendrons à. décrire l’empire maritime spartiate, que ces arrangements exposaient chaque cité dépendante à des violences et à des extorsions très grandes, tandis que, après tout, une partie du problème seulement était résolue par là. Ils servaient uniquement à retenir chaque cité séparée sous la domination de Sparte, sans contribuer à régler les relations entre les citoyens de l’une et ceux de l’autre, ou à lier l’empire- pour en faire un tout. Or les Athéniens ne placèrent pas, comme système, dans leurs cités dépendantes, des gouverneurs analogues aux harmostes, bien qu’ils le fissent à l’occasion dans un besoin spécial. Hais leurs flottes et leurs officiers avaient de fréquents rapports avec ces cités ; et comme les principaux officiers n’étaient nullement éloignés d’abuser de leur position, la facilité de se plaindre, constamment ouverte, devant le dikasterion populaire athénien, servait à la fois de redressement et de garantie contre un désordre de ce genre. C’était une garantie que les alliés eux-mêmes comprenaient et estimaient vivement, comme nous l’apprend Thucydide. La source d’où ils avaient surtout à redouter du mal, c’était la mauvaise conduite des employés athéniens et des principaux citoyens, qui pouvaient abuser de la puissance d’Athènes pour leurs vues particulières, — mais ils considéraient le Dêmos athénien comme le châtieur de ces méchants et comme un port de refuge pour eux-mêmes[4]. Si les dikasteria populaires à Athènes n’avaient pas été ouverts ainsi, les cités alliées auraient souffert bien plus cruellement des capitaines et des employés d’Athènes en leur qualité individuelle. Et le maintien de l’harmonie politique, entre la cité souveraine et l’allié sujet, fut assuré par Athènes au moyen de la juridiction de ses dikasteria au prix de beaucoup moins de violence et d’injustice que par Sparte. Car, bien que des chefs oligarchiques dans ces cités alliées pussent être injustement condamnés à Athènes, cependant cette faute accidentelle était immensément dépassée par les énormités des harmostes et des dékarchies spartiates, qui faisaient mourir en masse de nombreuses personnes sans aucun jugement. De plus, il faut se rappeler que les simples citoyens athéniens, non revêtus d’emplois publics, étaient répandus sur toute la surface de l’empire comme klêruchi, propriétaires ou marchands. Par conséquent, il s’élevait naturellement des disputes entre eux et les indigènes des cités sujettes, aussi bien que parmi ces derniers eux-mêmes, dans les cas où les deux parties n’appartenaient pas à la même cité. Or, dans de tels cas, l’autorité souveraine de Sparte était exercée de manière à procurer peu ou point de remède, puisque l’action de l’harmoste ou de la dékarchie était limitée à une seule cité séparée ; tandis que les dikasteria athéniens, avec une compétence universelle et un jugement public, fournissaient la réparation la meilleure qu’admettait la possibilité. Si un citoyen thasien se croyait lésé par l’historien Thucydide, soit comme commandant de la flotte athénienne dans cette station, soit comme propriétaire de mines d’or en Thrace, — il avait son remède contre lui dans une accusation portée devant les dikasteria athéniens, dont l’Athénien le plus puissant était justiciable non moins que le plus humble Thasien. Pour lui citoyen d’une cité alliée, ce pouvait être à l’occasion une chose pénible que d’être poursuivi devant les cours à Athènes ; mais c’était souvent aussi un précieux privilège pour lui de pouvoir poursuivre, devant ces cours, d’autres qu’ils n’auraient pu atteindre autrement. Il avait sa part du bien aussi bien que du mal. Si Athènes enlevait aux sujets alliés leur indépendance, elle leur donnait du moins en échange l’avantage d’une autorité judiciaire, centrale et commune, mettant ainsi chacun d’eux à même d’appliquer en toute rigueur les droits de la justice, contre les autres, d’une manière qui n’aurait pas été praticable (pour le plus faible du moins) même dans un état d’indépendance générale. Or Sparte ne paraît pas même avoir riels tenté de pareil à l’égard de ses alliés sujets, se contentant de les tenir sous le pouvoir d’un harmoste et d’une oligarchie qui l’appuie. Et nous lisons des anecdotes qui montrent qu’on ne pouvait obtenir justice à. Sparte même pour les plus graves outrages commis par l’harmoste, ou par de simples Spartiates, en dehors de la Laconie. Les deux filles d’un Bœôtien nommé Skedasos, de Leuktra, en Bœôtia, avaient été d’abord violées et ensuite tuées par deux citoyens spartiates : le fils d’un citoyen d’Oreus, en Eubœa, avait été également outragé et tué par l’harmoste Aristodêmos[5] : dans les deux cas les pères allèrent à Sparte pour soumettre l’énormité aux éphores et aux autres autorités, et dans les deux cas on fit la sourde oreille à leurs plaintes. Mais de tels crimes, s’ils eussent été commis par des officiers ou par des citoyens athéniens, auraient été formellement exposés à l’audience publique du dikasterion, et l’on ne peut douter que tous deux n’eussent été sévèrement punis. Nous verrons ci-après qu’une énormité de ce genre, commise par le général athénien Pachês, à Mitylênê, lui coûta la vie devant les dikastes athéniens[6]. Xénophon, dans la représentation sombre et exclusive qu’il offre de la démocratie athénienne, fait remarquer que, si les alliés n’avaient pas été rendus justiciables des tribunaux d’Athènes, ils se seraient peu souciés du peuple d’Athènes, et auraient seulement fait leur cour aux Athéniens individuels, généraux, triérarques, où ambassadeurs, qui visitaient les îles étant de service ; mais dans le système actuel, les sujets étaient obligés de visiter Athènes, soit comme demandeurs, soit comme défendeurs, et étaient ainsi dans la nécessité de faire la cour à la niasse du peuple aussi, — c’est-à-dire à ces citoyens plus humbles dont les dikasteria étaient formés ; ils demandaient avec prière aux dikastes, à l’audience, faveur ou indulgence[7]. Mais c’est seulement une manière insidieuse de discréditer ce qui réellement était une protection pour les alliés, tant en projet qu’en réalité. Car il était moins dur d’être cité en justice, devant le dikasterion, que d’être condamné sans appel par le général en fonction, ou que d’être forcé de racheter sa condamnation par un présent. De plus, le dikasterion était ouvert non seulement pour recevoir des accusations contre des citoyens appartenant aux villes alliées, mais encore pour accueillir les plaintes qui étaient portées contre d’autres. En admettant que les dikasteria à Athènes aient été aussi défectueux que possible en tant que tribunaux chargés d’administrer la justice, nous devons nous rappeler qu’ils étaient les mêmes tribunaux qui assuraient à tout citoyen sa propre fortune ou sa réputation, et que le citoyen natif d’une cité sujette quelconque était admis à la même chance de justice que le, citoyen natif d’Athènes. Conséquemment, nous trouvons l’ambassadeur athénien à Sparte, immédiatement avant la guerre du Péloponnèse, vantant, particulièrement pour ce motif, la cité souveraine, à savoir qu’elle traitait de la même façon ses alliés sujets. Si notre pouvoir (dit-il) venait à passer dans d’autres mains, la comparaison montrerait bientôt quel usage modéré nous en faisons ; mais quant à nous, notre modération même est injustement tournée à notre honte plutôt qu’à notre louange. Car même bien que nous ayons le dessous dans les procès avec nos alliés, et bien que nous ayons décidé que ces affaires seraient jugées parmi nous, et d’après des lois égales pour les deux parties, on nous représente comme animés uniquement d’un amour de chicane[8]. Nos alliés (ajoute-il) se plaindraient moins si nous faisions ouvertement usage de nos forces supérieures à leur égard ; mais nous écartons de telles maximes, et nous les traitons sur un pied d’égalité : et ils y sont tellement accoutumés qu’ils se croient en droit de se plaindre tontes les fois qu’ils se voient même légèrement trompés dans leur attente[9]. Ils souffraient des maux pires sous les Perses, avant que notre empire commençât, et ils en souffriraient de pires sous vous (Spartiates) si vous deviez réussir à nous vaincre et à devenir maîtres à notre place. L’histoire vient à l’appui de la vanterie de l’orateur athénien, et quant au temps qui précède et quant à celui qui suit l’empire d’Athènes[10]. Et dans le fait, un citoyen athénien pouvait bien regarder non comme un mal, mais comme un privilège pour les alliés sujets, qu’ils fussent autorisés à le poursuivre devant le dikasterion, et à se défendre devant le même tribunal, soit dans le cas d’un tort qui lui aurait été fait, soit dans le cas d’une prétendue trahison à l’égard de l’autorité souveraine d’Athènes : ils étaient par là mis à son niveau. Il trouvait encore plus de motifs à vanter la compétence universelle de ces dikasteria, en ce qu’ils assuraient une autorité légale commune pour toutes les disputes des nombreuses communautés distinctes de l’empire entre elles, et pour la sûreté de la navigation et le commerce général de la mer Ægée. Qu’il s’élevât des plaintes à cet égard parmi les alliés sujets, cela n’est nullement surprenant ; car l’empire d’Athènes en général était incompatible avec cette autonomie séparée à laquelle chaque ville croyait avoir droit, et cette justice centrale était une de ces institutions saillantes et toujours actives, aussi bien qu’une marque frappante de dépendance pour les communautés subordonnées. Cependant, nous pouvons affirmer sans danger que, si l’empire devait -être maintenu, on ne pouvait trouver, pour le sauvegarder, de moyen à la fois moins oppressif et plus avantageux que la compétence et la surveillance des dikasteria, — système ne prenant pas sa source dans un pur amour de chicane (si, en effet, nous devons compter ceci comme un trait réel du caractère athénien, ce que je prendrai occasion d’examiner ailleurs), encore moins dans ces petits intérêts accessoires indiqués par Xénophon[11], tels que l’augmentation des droits de douane, des loyers des maisons, et de la location des esclaves, et les profits plus considérables des hérauts, provenant de l’affluence des plaideurs. Ce n’était rien que le pouvoir, inhérent dans l’origine à la confédération de Dêlos, de servir d’arbitre entre les membres et d’imposer des devoirs au corps entier, — pouvoir qu’Athènes hérita de cette assemblée, et qu’elle agrandit pour qu’il répondit aux besoins politiques de son empire ; fin à laquelle il était essentiel, même aux yeux de Xénophon[12]. Il se peut que le dikasterion ne fût pas toujours impartial entre des citoyens athéniens en particulier, ou la république athénienne collectivement, et les alliés sujets, — et en ce sens les derniers avaient de bonnes raisons de se plaindre. Mais d’autre part nous n’avons pas de motif pour le soupçonner d’une injustice calculée ou constante, ni de défauts autres que ceux qui étaient inséparables de sa constitution et de sa procédure, quelles que pussent être les parties qu’il était appelé à juger. Nous sommes en train maintenant de considérer l’empire athénien tel qu’il était avant la guerre du Péloponnèse, avant l’accroissement des exactions et la multiplication des révoltes, auxquelles cette guerre donna naissance, avant les cruautés qui accompagnèrent la répression de ces révoltes, et qui entachèrent si profondément le caractère d’Athènes, — avant cette aggravation de férocité, de méfiance, de mépris de l’obligation et de violence rapace, que Thucydide indique d’une manière si énergique comme ayant été communiqués au cœur grec par la fièvre d’une lutte qui régnait partout[13]. Il y avait eu avant cette époque bien des révoltes des dépendances athéniennes, depuis la plus ancienne à Naxos jusqu’à la plus récente à Samos. Toutes avaient été réprimées heureusement ; mais, dans aucun cas, Athènes n’avait déployé la même rigueur inflexible que nous verrons ci-après manifestée. à l’égard de Mitylênê, de Skiônê et de Mêlos. La politique de Periklês, alors dans la plénitude de son pouvoir à Athènes, était prudente et conservatrice, contraire à une extension forcée de l’empire aussi bien qu’à cette augmentation de charges sur les alliés dépendants qu’auraient imposée de tels projets ; elle tendait aussi à maintenir ce commerce assuré dans la mer Ægée qui avait dû être profitable à tous, non sans la conviction que la lutte devait s’élever tôt ou tard entre Athènes et Sparte, et qu’on devait ménager les ressources aussi bien que les dispositions des alliés contre cette éventualité. Si nous lisons dans Thucydide le discours de l’ambassadeur de Mitylênê à Olympia[14], adressé aux Lacédœmoniens et à leurs alliés, la quatrième année de la guerre du Péloponnèse, à l’occasion de la révolte de la cité contre Athènes, — discours implorant aide, et avançant contre Athènes la plus forte accusation que l’on pouvait tirer des faits, — nous serons surpris de la faiblesse du cas et de la conscience que l’orateur a de cette faiblesse. Il n’a rien à émettre contre la cité souveraine qui ressemble à des griefs et à des actes oppressifs. Il n’insiste pas sur l’énormité du tribut, sur la conduite impunie d’officiers athéniens, sur la peine d’apporter les procès à Athènes pour y être jugés, ou sur d’autres souffrances des sujets en général. Il n’a rien à dire, si ce n’est qu’ils étaient sans défense et humiliés, et qu’Athènes exerçait une autorité sur eux sans et contre leur propre consentement ; et dans le cas de Mitylênê, il ne pouvait pas en dire autant, puisqu’elle était sur le pied d’un allié égal, armé et autonome. Naturellement cet état de dépendance forcée était tel que les alliés, ou ceux d’entre eux qui pouvaient être seuls, devaient par un motif naturel et raisonnable le secouer dès qu’ils en trouveraient l’occasion[15]. Mais les preuves négatives, tirées du discours de l’orateur mitylênæen, vont jusqu’à établir le point soutenu par l’orateur athénien à Sparte, immédiatement avant la guerre, à savoir que, au delà du fait de cette dépendance forcée, les alliés avaient en pratique peu de sujets de plainte. Une cité comme Mitylênê pouvait être assez forte pour se protéger, elle et son commerce, sans le secours d’Athènes. Mais pour les alliés plus faibles, la ruine de l’empire athénien aurait grandement diminué la sécurité, tant des individus que du commerce, dans les eaux de la mer Ægée, et ils auraient ainsi acheté leur liberté au prix d’immenses désavantages positifs[16]. Presque tout le monde grec (en mettant de côté les Grecs italiens, siciliens et africains) était à cette époque compris soit dans l’alliance de Lacédæmone, soit dans celle d’Athènes, de sorte que la trêve de Trente ans assurait une suspension d’hostilités partout. De plus, les confédérés Lacédæmoniens avaient décidé, à la majorité, qu’on refuserait la requête de Samos, qui demandait du secours dans sa révolte contre Athènes ; ce qui semblait établir, comme loi pratique internationale, que ni l’un ni l’autre de ces deux grands corps collectifs ne se mêlerait de l’autre, et que chacun d’eux contiendrait ou punirait ses propres membres désobéissants[17]. Ce refus, qui influait considérablement sur le cours des événements, avait été conseillé surtout par les Corinthiens, malgré cette crainte d’Athènes et cet éloignement pour elle qui poussaient beaucoup d’entre les alliés à voter pour la guerre[18]. La position des Corinthiens était particulière ; car tandis que Sparte et ses autres alliés étaient surtout des puissances de terre, Corinthe avait été dès les temps anciens maritime commerçante, et elle avait colonisé. Elle avait en effet possédé jadis 1a marine la plus considérable de Grèce, avec Ægina ; mais, ou elle ne l’avait pas augmentée du tout pendant les quarante dernières années, ou si elle l’avait fait, son importance navale comparative avait été abaissée par la gigantesque expansion d’Athènes. Les Corinthiens avaient et un commerce et des colonies — Leukas, Anaktorion, Ambrakia, Korkyra, etc., le long ou près de la côte d’Épire ; ils avaient aussi leur colonie Potidæa, située sur l’isthme de Pallênê en Thrace, et intimement unie à eux : et l’intérêt de leur commerce les rendait opposés à une collision avec la flotte supérieure des Athéniens. C’était cette considération qui les avait engagés à résister au désir qu’avaient les alliés lacédæmoniens de faire la guerre en faveur de Samos. Car, bien que leurs sentiments et de jalousie et de haine contre Athènes fussent forts même alors[19], nés en grande partie de la lutte qui s’était élevée peu d’années avant que Megara fût acquise à l’alliance athénienne, — la prudence indiquait que dans une guerre contre, la première puissance navale de la Grèce, ils étaient sûrs de perdre plus chue personne. Tant que la politique do Corinthe fut tournée vers la paix, il y avait toute probabilité que la guerre serait évitée, ou du moins acceptée seulement dans le cas d’une nécessité grave, par l’alliance lacédæmonienne. Mais un événement fortuit, éloigné aussi bien qu’inattendu, qui survint environ cinq ans après la révolte de’ Samos, renversa toutes ces chances, et non seulement fit disparaître les dispositions pacifiques de Corinthe, mais même la changea en une instigatrice ardente de la guerre. Parmi les diverses colonies établies par Corinthe le long de la côte d’Épire, le plus grand nombre reconnaissait de sa part une hégémonie ou suprématie[20]. Quelle mesure de puissance et d’intervention réelles impliquait cette reconnaissance, outre la dignité honorifique ? c’est ce que nous ne sommes pas en état de dire. Mais les Corinthiens étaient populaires, et ils n’avaient pas porté leur intervention au delà du point qui convenait aux colons eux-mêmes. Toutefois, la puissance de Korkyra faisait à ces relations amicales une exception éclatante ; elle avait été en général opposée à sa métropole, quelquefois même dans l’hostilité la plus grave à l’égard d’elle, et elle lui avait même refusé les tributs accoutumés d’honneur et de respect filial. Ce fut au milieu de ces relations de mauvais vouloir habituel entre Corinthe et Korkyra qu’il s’éleva une dispute relativement à la cité d’Epidamnos (connue dans la suite à l’époque romaine comme Dyrrachium, tout près de la moderne Durazzo), — colonie fondée par les Korkyræens sur la côte de l’Illyris (Illyrie) dans le golfe Ionien, considérablement au nord de leur propre île. Si forte était la sainteté de l’usage grec par rapport à la fondation de colonies, que les Korkyræens, malgré leur inimitié pour Corinthe, avaient été obligés de choisir l’Œkiste (ou fondateur en chef) d’Epidamnos dans cette cité, — un citoyen de descendance hêraklide nommé Phalios — avec lequel était venus aussi quelques colons corinthiens. Et ainsi Epidamnos, bien que colonie korkyræenne, était cependant une petite fille reconnue (si l’on peut admettre l’expression) de Corinthe, dont le souvenir était perpétué par les solennités célébrées périodiquement en l’honneur de l’Œkiste. Fondée sur l’isthme d’une péninsule qui s’avançait sur la côte maritime des Taulantiens illyriens, la ville d’Epidamnos fut d’abord prospère, et acquit un territoire considérable aussi bien qu’une nombreuse population. Mais pendant les années qui précédèrent immédiatement la période à laquelle nous sommes arrivé maintenant, elle avait été exposée à de grands revers. Une lutte intérieure entre l’oligarchie et le peuple, aggravée par des attaques des Illyriens du voisinage, avait paralysé sa puissance ; et une révolution récente, dans laquelle le peuple renversa l’oligarchie, l’avait réduite encore davantage, — vu que les exilés oligarchiques réunissant une armée et s’alliant avec les Illyriens, harcelèrent cruellement la ville tant par mer que par terre. La démocratie épidamnienne se trouva dans de tels embarras qu’elle fut forcée de demander du secours à Korkyra. Leurs ambassadeurs s’assirent comme suppliants auprès du temple de Hêrê, se mirent à la merci des Korkyræens, et les prièrent avec instance d’agir à la fois comme médiateurs avec l’oligarchie exilée et comme auxiliaires contre les Illyriens. Bien qu’on eût pu s’attendre à ce que les Korkyræens, gouvernés eux-mêmes démocratiquement, eussent compati à ces suppliants et à leurs prières, cependant leur sentiment fut décidément contraire. Car c’était l’oligarchie épidamnienne qui était principalement liée à Korkyra, d’où leurs ancêtres avaient émigré, et où l’on pouvait trouver encore leurs sépultures de famille aussi bien que leurs parents[21] : tandis qu’il se peut que le Dêmos, ou les petits propriétaires et les marchands d’Epidamnos, ait été d’origine mêlée, et en aucun cas il n’avait de monuments visibles d’un ancien lignage dans l’île mère. S’étant vu refuser du secours à Korkyra, et trouvant insupportable leur état clé détresse, les Épidamniens songèrent ensuite à s’adresser à Corinthe. Mais comme c’était une démarche d’une convenance douteuse, leurs ambassadeurs récurent l’ordre de prendre d’abord l’avis du Dieu de Delphes. Son oracle ayant donné une sanction complète, ils se rendirent à Corinthe avec leur mission : M, ils exposèrent leur détresse aussi bien que leur vaine demande adressée à Korkyra, — ils offrirent Epidamnos aux Corinthiens comme en étant les Œkistes et les chefs, demandant avec les prières les plus instantes une aide immédiate qui la préservât de la ruine, — et ils n’oublièrent pas d’insister sur la sanction divine qu’ils venaient d’obtenir. Ils n’eurent pas de peine à persuader les Corinthiens qui, considérant Epidamnos comme une colonie commune de Corinthe et de Korkyra, se crurent non seulement autorisés, mais encore obligés, à entreprendre sa défense, — résolution que contribua beaucoup à leur inspirer leur ancienne querelle avec Korkyra. Ils organisèrent rapidement une expédition, composée en partie de nouveaux colons, en .partie de foi ces militaires protectrices — de Corinthe, de Leukas et d’Ambrakia : ce corps combiné, pour ne pas être arrêté par la puissante flotte korkyræenne, fut conduit par terre jusqu’à Apollônia, et de là transporté par mer à Epidamnos[22]. L’arrivée de ce renfort délivra la ville pour le moment, mais attira sur elle une formidable augmentation de péril de la part des Korkyræens, qui regardèrent l’intervention de Corinthe comme une infraction faite à leurs droits, et la ressentirent de la manière la plus forte. Leurs sentiments furent excités, en outre, par les exilés oligarchiques épidamniens qui, venant dans file avec des, demandes de secours et des appels aux tombes de leurs ancêtres korkyræens, trouvèrent une sympathie empressée. On les mit à bord d’une flotte de vingt-cinq trirèmes ; ils reçurent plus tard un nouveau renfort, qui fut envoyé à Epidamnos avec la demande insultante adressée aux Épidamniens, de les rétablir sur-le-champ et de renvoyer les nouveaux venus de Corinthe. Comme il ne fut fait aucune attention à ces requêtes, les Korkyræens commencèrent le blocus de la cité avec quarante vaisseaux et une armée auxiliaire de terre composée d’Illyriens, — et annoncèrent par une proclamation que toute personne de l’intérieur, citoyen ou non, pouvait se retirer en sûreté si elle le voulait, mais serait traitée comme ennemie si elle restait. Combien de personnes profitèrent de cette permission ? c’est ce que nous ignorons : mais il y en eut assez du moins pour porter à Corinthe la nouvelle que ses troupes à Epidamnos étaient étroitement assiégées. Les Corinthiens se hâtèrent immédiatement d’équiper une seconde expédition, — suffisante non seulement pour délivrer la ville, mais pour surmonter la résistance que les Korkyræens feraient certainement. Outre trente trirèmes et mille hoplites qu’ils fournirent eux-mêmes, ils sollicitèrent du secours tant en vaisseaux qu’en argent auprès de beaucoup d’entre leurs alliés. Huit vaisseaux complètement équipés furent fournis par Megara, quatre par Palês dans file de Kephallênia, cinq par Epidauros, deux par Trœzen, un par Hermionê, dix par Leukas, et huit par Ambrakia, — en même temps que les contributions pécuniaires de Thèbes, de Phlionte et d’Élis. En outre, par une invitation publique ils appelèrent de nouveaux colons pour Epidamnos, promettant à tous des droits politiques égaux ; on permettait à tout homme qui désirait devenir colon sans être prêt à partir immédiatement, de s’assurer une admission future en déposant la somme de cinquante drachmes corinthiennes. Bien qu’il pût sembler que les perspectives de ces nouveaux colons fussent pleines de doute et de danger, cependant la confiance que l’on avait dans la protection de Corinthe la métropole était telle, qu’il s’en trouva beaucoup, tant pour rejoindre la flotte que pour payer le dépôt qui leur donnait droit de se réunir plus tard aux autres. Tous ces actes de la part de Corinthe, bien qu’entrepris avec des intentions hostiles à l’égard de Korkyra, n’avaient été précédés d’aucune proposition formelle telle. qu’il était d’habitude d’en faire dans les États grecs, — dureté de procédé qui avait sa source non seulement dans sa haine contre Korkyra, mais encore dans la position politique particulière de cette île, qui était seule et isolée, inscrite ni dans l’alliance athénienne, ni dans l’alliance lacédæmonienne. Les Korkyræens, connaissant bien les sérieux préparatifs qu’on faisait alors à Corinthe, et la ligue de tant de villes contre eux, ne se sentirent guère en état de leur tenir tête seuls, malgré leurs richesses et leurs formidables forces navales de 120 trirèmes, inférieures seulement à celles d’Athènes. Ils tentèrent de détourner l’orage par des moyens pacifiques, et déterminèrent quelques citoyens de Sparte et de Sikyôn à les accompagner à Corinthe comme médiateurs ; là, tout en demandant que les forces et les colons envoyés récemment à Epidamnos fussent retirés, niant tout droit de la part de Corinthe d’intervenir dans cette colonie, — ils offrirent en même temps, si ce point était contesté, de s’en référer pour un arbitrage soit à quelque cité péloponnésienne impartiale, soit à l’oracle de Delphes ; un tel arbitre déciderait à laquelle des deux villes Epidamnos appartenait réellement comme colonie, — et les deux États se soumettraient à la décision. Ils repoussèrent solennellement tout recours aux armes qui, si l’on y persistait, les mettrait dans 1a nécessité de chercher de nouveaux alliés auxquels ils ne seraient pas disposés à s’adresser volontiers. A cela, les .Corinthiens répondirent qu’ils ne pouvaient écouter aucune proposition avant que l’armée assiégeante des Korkyræens fût retirée d’Epidauros. Alors les Korkyræens répliquèrent qu’ils la retireraient immédiatement, pourvu que les nouveaux colons et les troupes envoyés par Corinthe fussent éloignés en même temps. Ou cette retraite réciproque devait s’effectuer, ou les Korkyræens acquiesceraient au statu quo, jusqu’à ce que les arbitres eussent décidé[23]. Bien que les Korkyræens eussent montré une dureté inexcusable en rejetant la première supplication d’Epidamnos, cependant, dans les propositions qu’ils faisaient à Corinthe, le droit et l’équité étaient de leur côté. Mais les Corinthiens étaient allés trop loin, et avaient pris une attitude trop décidément agressive, pour consentir à se soumettre à un arbitrage. En conséquence, aussitôt que leur armement fut équipé, ils firent voile pour Epidamnos, en envoyant un héraut déclarer la guerre en forme aux Korkyræens. Quand l’armement, composé de soixante-quinze trirèmes sous Aristeus, Kallikratês et Timanor, avec deux mille hoplites sous Archetimos et Isarchidas, eut atteint le cap Aktium à l’entrée du golfe Ambrakien, il fut rencontré par un héraut Korkyræen monté sur un petit bateau qui leur défendait d’aller plus loin, — sommation naturellement inutile, et bientôt suivie par l’apparition de la flotte korkyræenne. Des 120 trirèmes qui constituaient l’établissement naval de l’île, quarante étaient occupées au siège d’Epidamnos, mais on se servit de toutes les quatre-vingts autres, les vieux vaisseaux étant spécialement réparés pour cette occasion. Dans l’engagement qui fut livré ensuite, les Korkyræens gagnèrent une victoire complète, où ils détruisirent quinze vaisseaux corinthiens, et firent un nombre considérable de prisonniers. Et le jour même de la victoire, Epidamnos se rendit à la flotte assiégeante, sous condition que les Corinthiens qui s’y trouvaient seraient retenus comme prisonniers, et que les autres nouveaux venus seraient vendus comme esclaves. Les Corinthiens et leurs alliés ne tinrent pas longtemps la mer après leur défaite, mais ils se retirèrent chez eux, tandis que les Korkyræens restèrent maîtres incontestés de la mer voisine. Après avoir élevé un trophée u Leukimnê, promontoire attenant à leur île, ils se mirent en devoir, suivant la déplorable coutume de la guerre grecque, de tuer tous leurs prisonniers[24], — excepté les Corinthiens, qui furent emmenés à Korkyra et retenus comme des prix de grande valeur en vue de négociations. Ensuite ils commencèrent à tirer vengeance de ceux des alliés de Corinthe qui lui avaient prêté aide pour la récente expédition : ils ravagèrent le territoire de Leukas, brûlèrent Kyllénê, le port maritime d’Elis, et causèrent tant de dommage que les Corinthiens furent obligés, vers la fin de l’été, d’envoyer un second armement au cap Aktium, pour défendre Leukas, Anaktoriori et Ambrakia. La flotte korkyræenne se rassembla de nouveau près de Leukimnê ; mais il n’y eut pas de nouvel engagement, et à l’approche de l’hiver les deux armements furent licenciés[25]. Les Corinthiens furent profondément humiliés de leur défaite sur mer, en même temps que de la dispersion des colons qu’ils avaient réunis, et bien que la perte d’Épidamnos eût fait échouer leur projet primitif, ils n’en furent que plus disposés l tirer une vengeance complète de leur ancienne ennemie Korkyra. Ils s’occupèrent, pendant deux années entières après la bataille, à construire de nouveaux vaisseaux et à préparer un armement qui correspondit à leurs desseins : et, en particulier, ils envoyèrent partout, non seulement dans les ports maritimes du Péloponnèse, mais encore dans les îles dépendantes d’Athènes, pour prendre à leur solde la meilleure classe de marins. Par ces efforts prolongés, quatre-vingt dix vaisseaux corinthiens bien équipés furent prêts à mettre à la voile la troisième année après la bataille. La flotte entière, une fois renforcée par les alliés, ne comptait pas moins de cent cinquante voiles, vingt-sept trirèmes d’Ambrakia, douze de Megara, dix d’Élis, autant de Leukas, et une d’Anaktorion. Chacune de ces escadres alliées avait ses officiers particuliers, tandis que le Corinthien Xenokleidês et quatre autres étaient commandants en chef[26]. Mais les préparatifs que l’on faisait avec tant de soin à Corinthe n’étaient pas un secret pour les Korkyræens, qui savaient bien, en outre, les nombreux alliés que cette ville pouvait avoir à sa disposition, et son influence étendue d’un bout à l’autre de la Grèce. Une attaque si formidable dépassait ce qu’ils pouvaient se hasarder à braver, seuls et sans aide. Ils ne s’étaient jamais encore inscrits au nombre des alliés soit d’Athènes, soit de Lacédæmone. Leur orgueil et leur politique avaient consisté à conserver une ligne séparée d’action, ce que leurs richesses, leur pouvoir et leur position toute particulière leur avaient jusque-là permis de faire avec sûreté. Toutefois, qu’ils eussent pu continuer à être dans cet état sans danger, c’est ce qu’amis et ennemis considéraient comme une particularité appartenant à leur île ; et de là nous pouvons conclure combien peu les îles de la mer Ægée, alors sous l’empire athénien, auraient été en état de conserver une indépendance réelle, si cet empire avait été détruit. Mais bien que Korkyra n’eût pas été inquiétée dans cette politique d’isolement jusqu’au moment actuel, les forces ailleurs dans toute la Grèce s’étaient tellement accrues et consolidées, qu’elle ne pouvait plus même la continuer. Demander à être admise dans la confédération lacédæmonienne, où son ennemie immédiate exerçait une influence supérieure, étant hors de question, elle n’avait pas d’autre choix que de rechercher l’alliance d’Athènes. Jusqu’alors cette ville n’avait pas de dépendances dans le golfe ionien ; elle n’était pas unie par la parenté, et elle n’avait pas eu de relations amicales antérieures avec la dorienne Korkyra. Mais s’il n’y avait ainsi ni fait ni sentiment antérieur qui pût servir de fondement à une alliance, il n’y avait rien non plus qui s’y opposât ; car dans la trêve entre Athènes et Sparte, il avait été expressément stipulé que toute ville non inscrite actuellement parmi les alliés de l’une ou de l’autre, pourrait s’unira l’une ou à l’autre à son gré[27]. Tandis que la proposition d’alliance pouvait ainsi formellement être acceptée ou refusée, le temps et les circonstances dans lesquels elle devait être faite la rendaient pleine de graves éventualités pour toutes les parties. Les ambassadeurs korkyræens, qui visitaient alors Athènes pour la première fois dans le dessein de la faire, y vinrent avec des espérances douteuses de succès, bien que ce fiât pour leur île une question de vie ou de mort. Selon les théories modernes de gouvernement, déclarer la guerre, faire la paix, et contracter des alliances, sont des fonctions propres à être confiées au pouvoir exécutif séparément de l’assemblée représentative. Selon les idées anciennes, c’étaient précisément les objets les plus essentiels à soumettre à la décision de l’assemblée complète du peuple :’et en réalité ils lui étaient soumis, même dans les gouvernements qui n’étaient que partiellement démocratiques ; et à plus forte raison, naturellement, dans la complète démocratie d’Athènes. Les ambassadeurs korkyræens, en arrivant dans cette ville, commencèrent par exposer leur affaire aux stratêgi ou généraux de l’État, qui leur indiquèrent un jour où ils seraient entendus par l’assemblée publique, quand les citoyens en auraient eu pleine connaissance à l’avance. La mission n’était pas secrète, car les Korkyræens avaient eux-mêmes fait comprendre leur intention à Corinthe. A l’époque où ils proposaient qu’on s’en référât à un arbitrage pour la querelle. Même sans cette mention, la nécessité politique de la mesure était assez évidente pour que les Corinthiens s’y attendissent. Enfin, leurs proxeni à Athènes — citoyens athéniens qui veillaient sur les intérêts publics et privés des Corinthiens, en correspondance confidentielle avec leur gouvernement, — et qui, parfois en vertu d’une nomination, parfois volontairement, remplissaient en partie les fonctions des ambassadeurs des temps modernes —, ces proxeni, disons-nous, leur communiquèrent l’arrivée des envoyés korkyræens. De sorte que le jour désigné à ces derniers pour être entendus devant l’assemblée publique, des ambassadeurs corinthiens étaient aussi présents pour leur répondre et pour s’opposer à ce qu’on accédât à leur prière. Thucydide nous a donné dans son Histoire les discours des deux parties, c’est-à-dire des discours de sa composition, mais selon toute probabilité représentant la substance de ce qui fut dit réellement ou de ce qu’il avait peut-être entendu lui-même. Bien que le style particulier à l’historien .et sa forme dure y dominent d’un bout à l’autre, ces discours cependant sont au nombre des plus clairs et des plus pratiques de tout son ouvrage ; ils nous montrent complètement la situation réelle, qui était pleine de doute et de difficulté, en présentant des raisons d’une force considérable de la part de chacun des côtés opposés. Les Korkyræens, après avoir déploré leur imprévoyance antérieure qui les avait amenés à attendre que l’heure du besoin fût arrivée pour rechercher une alliance, se présentaient comme, réclamant l’amitié d’Athènes sur les plus forts motifs d’intérêt commun et d’utilité réciproque. Bien que le danger actuel et le besoin où ils étaient de l’appui des Athéniens fussent urgents maintenant, ce n’était ni une injuste querelle ni une conduite déshonorante qui les y avaient exposés. Ils avaient proposé à Corinthe un arbitrage équitable relativement à Epidamnos, et leur demande avait été repoussée, — ce qui montrait où était le droit du cas : en outre, ils se trouvaient maintenant exposés seuls, non. à la seule Corinthe, qu’ils avaient déjà vaincue, mais à une confédération formidable organisée sous ses auspices, et comprenant des marins d’élite soudoyés même parmi les alliés d’Athènes. En accédant à leur prière, Athènes neutraliserait d’abord cet emploi abusif de ses propres marins, et en même temps elle imposerait une obligation indélébile, protégerait la cause du droit, et s’assurerait à elle-même un important renfort. Car, après la sienne propre, l’armée navale korkyræenne était la plus puissante de la Grèce, et elle était actuellement à sa portée. Si en déclinant l’offre présente, elle laissait accabler Korkyra, cette armée navale passerait du côté de ses ennemis ; car telles étaient Corinthe et l’alliance péloponnésienne, — et telles elles se déclareraient bientôt ouvertement. Dans l’état actuel de la Grèce, une collision entre cette alliance et Athènes ne pouvait être différée longtemps. C’était en vue de cette éventualité que les Corinthiens cherchaient actuellement à s’emparer de Korkyra avec sa flotte[28]. La politique d’Athènes lui imposait donc l’impérieux devoir de déjouer un tel dessein, en assistant maintenant les Korkyræens. Il lui était permis de le faire aux termes de la trêve de Trente ans. Et bien que quelques-uns pussent prétendre que dans la conjoncture critique présente, accepter Korkyra comme alliée équivalait à une déclaration de guerre avec Corinthe, le fait cependant convaincrait de fausseté de telles prédictions ; car Athènes se fortifierait au point que ses ennemis seraient moins disposés que jamais à l’attaquer. Non seulement elle rendrait ses forces navales irrésistiblement puissantes, mais encore elle deviendrait maîtresse de la communication entre la Sicile et le Péloponnèse, et empêcherait ainsi les Dôriens Siciliens d’envoyer des renforts aux Péloponnésiens[29]. Les orateurs corinthiens répondirent à ces représentations faites par les Korkyræens. Ils dénoncèrent la politique, égoïste et inique suivie par Korkyra, lion moisis dans l’affaire d’Epidamnos que dans tout le temps antérieur[30], — ce qui était la raison réelle qui l’avait toujours fait rougir d’alliés honnêtes. Avant tout, elle avait toujours agi d’une manière méchante et irrévérencieuse à l’égard de Corinthe, sa métropole, à qui elle était unie par ces liens de fidélité coloniale que reconnaissait la moralité grecque et à laquelle les autres colonies corinthiennes obéissaient avec plaisir[31]. Epidamnos n’était pas une colonie korkyræenne, niais une colonie corinthienne. Les Korkyræens, après avoir commis une faute en l’assiégeant, avaient proposé un arbitrage sans être disposés à retirer leurs troupes quand l’arbitrage était pendant : ils venaient maintenant avec impudence demander à Athènes de devenir, après le fait, complice d’une telle injustice. La disposition de la trêve de Trente ans pouvait paraître, il est vrai, autoriser Athènes à les recevoir comme alliés ; mais cette disposition n’avait pas pour but de permettre l’admission de cités déjà attachées ailleurs par le lien de fidélité coloniale, — encore moins de cités engagées dans une querelle active et pendante, où un appui quelconque donné à un parti dans la querelle était nécessairement une déclaration de guerre contre le parti opposé. Si l’un des deux partis avait droit à invoquer l’aide d’Athènes dans cette occasion, Corinthe avait un droit meilleur que Korkyra. Car cette dernière n’avait jamais eu d’affaires avec les Athéniens ; tandis que Corinthe était non seulement encore en convention d’amitié avec eux, par la trêve de Trente ans, — mais elle leur avait rendu un service essentiel en dissuadant les alliés péloponnésiens d’assister Samos révoltée. En agissant ainsi, les Corinthiens avaient soutenu la loi internationale grecque, qui enjoignait que chaque alliance eût le droit de punir ses propres membres désobéissants. Ils priaient maintenant Athènes de respecter ce principe en n’intervenant pas entre Corinthe et ses alliés coloniaux[32], surtout en ce que sa violation retomberait d’une manière fâcheuse sur Athènes elle-même avec ses nombreuses dépendances. Quant à la crainte d’une guerre imminente entre l’alliance péloponnésienne et Athènes, une telle éventualité était jusqu’à présent incertaine, — et pouvait ne pas se présenter du tout, si Athènes se conduisait justement, et consentait à se concilier Corinthe dans cette occasion critique. Mais elle se présenterait assurément si elle repoussait ce moyen,- et les dangers auxquels Athènes s’exposerait ainsi seraient beaucoup plus grands que la compensation de la coopération navale promise par Korkyra[33]. Tels furent en substance les arguments présentés par les ambassadeurs des deux parties adverses devant l’assemblée publique athénienne dans cet important débat. Ce débat dura deux jours, l’assemblée étant ajournée jusqu’au matin ; tellement fut considérable, le nombre des orateurs, et probablement aussi la divergence de leurs vues. Malheureusement Thucydide ne nous donne aucun de ces discours athéniens, — pas même celui de Periklês, qui détermina le résultat définitif. Epidamnos, avec sa question contestée de droit métropolitain, occupa peu l’attention de l’assemblée athénienne. Mais les forces navales korkyræennes étaient une chose immense, puisque la question était de savoir si elles seraient pour les Athéniens ou contre eux, — chose que rien ne put contrebalancer, si ce n’est les dangers d’une guerre péloponnésienne. Évitons cette dernière calamité (fut l’opinion d’un grand nombre), même au prix de voir Korkyra vaincue, et tous ses vaisseaux et ses marins au service de la ligue péloponnésienne. Vous ne l’éviterez réellement pas, même par ce grand sacrifice (était la réponse d’autres). Les causes créatrices de la guerre sont à l’œuvre, — et elle arrivera infailliblement, quelle que soit votre décision au sujet de Korkyra : profitez de l’ouverture présente, au lieu d’être poussés finalement à entreprendre la guerre avec un grand désavantage relatif. De ces deux points de vue, le premier l’emporta d’abord dans l’assemblée d’une manière prononcée[34] ; mais elle en arriva insensiblement au second, qui était conforme à la conviction ferme de Periklês. Il fut résolu cependant qu’on prendrait une sorte de moyen terme, de manière à sauver Korkyra, et toutefois, s’il était possible, à éviter de violer la trêve existante et la guerre péloponnésienne qui s’ensuivrait. Accéder à la requête des Korkyræens, -en les adoptant sans réserve comme alliés, aurait forcé les Athéniens de les accompagner dans une attaque contre Corinthe, si on le leur demandait, — ce qui aurait été une infraction manifeste à la trêve. En conséquence, on lie conclut -rien de plus qu’une alliance dans des vues rigoureusement défensives, pour préserver Korkyra dans le cas ou elle serait attaquée : et l’on n’équipa point pour appuyer cette résolution de forces plus considérables qu’une escadre de dix trirèmes, sous Lacedæmonios, fils de Kimôn. La faiblesse de cet armement prouverait aux Corinthiens qu’on ne projetait aucune agression contre leur ville, tandis qu’il sauverait Korkyra de la ruine, et dans le fait entretiendrait la guerre de manière à affaiblir et à endommager les forces navales des deux parties[35], — ce qui était le meilleur résultat qu’Athènes put espérer. Les instructions données à Lacedæmonios et à ses deux collègues étaient expresses : ne pas engager de combat avec les Corinthiens, à moins qu’ils n’approchassent réellement de Korkyra ou de quelque possession korkyræenne dans le dessein de l’attaquer ; mais dans ce cas faire de son mieux sur la défensive. Le grand armement corinthien de cent cinquante voiles partit bientôt du golfe, et parvint à un port sur la côte d’Épire, au cap appelé Cheimerion, presque en face de l’extrémité méridionale de Korkyra. Ils y établirent une station navale et un camp, appelant du voisinage à leur aide une armée considérable de tribus Épirotes amies. La flotte korkyræenne de cent dix voiles, sous Meikiadês et deux autres, avec les dix vaisseaux athéniens, s’arrêta dans l’une des îles adjacentes nommée Sybota, tandis que l’armée de terre et mille hoplites zakynthiens étaient postés sur le cap korkyræen Leukimnè. Des deux côtés on se prépara à combattre : lés Corinthiens, prenant à bord des provisions pour trois jours, partirent la nuit de Cheimerion et rencontrèrent le matin la flotte korkyræenne qui s’avançait vers eux, partagée en trois escadres, l’une sous chacun des trois généraux et ayant les dix vaisseaux athéniens à l’extrême droite. En face d’eux étaient rangés les vaisseaux d’élite des Corinthiens, occupant la gauche de leur flotte collective : ensuite venaient les divers alliés, avec des Mégariens et des Ambrakiotes à l’extrême droite. Jamais auparavant deux flottes aussi nombreuses, toutes les deux grecques, ne s’étaient livré bataille. Mais la tactique, et la manoeuvre ne répondaient pas au nombre. Les ponts étaient couverts d’hoplites et d’archers, tandis que les rameurs en dessous, du côté des Korkyræens du moins, étaient en grande partie des esclaves. Les vaisseaux des deux côtés, étant poussés en avant par les rames, de manière à se choquer directement et à donner proue contre proue, étaient accrochés ensemble par les grappins, et un combat acharné corps à corps commençait alors entre les troupes à bord de chacun, comme si elles étaient à terre, — ou plutôt comme des marins allant à l’abordage : tout à fait d’après le système suranné du combat naval grec, sans aucune de ces améliorations introduites dans la flotte athénienne pendant la dernière génération. Dans l’attaque navale athénienne, le vaisseau, les rameurs et le timonier étaient d’une importance beaucoup plus grande que les soldats armés sur le pont. Par la force et la régularité de la nage, par un soudain et rapide changement de direction, par des feintes calculées pour tromper, le capitaine athénien cherchait à pousser l’éperon aigu de son vaisseau, non pas contre la proue, mais contre les parties plus faibles, et plus vulnérables de son ennemi, — le flanc, les rames ou la poupe. Le vaisseau devenait ainsi dans les mains de son équipage l’arme réelle de l’attaque, qui était destinée d’abord à désemparer l’ennemi et à le laisser hors d’état d’être dirigé sur l’eau ; et ce n’était que quand on avait obtenu ce résultat que les hommes armés sur le pont commençaient à agir[36]. Lacedæmonios, avec ses dix vaisseaux athéniens, bien que ses instructions lui défendissent de prendre part à la bataille, prêta autant d’aide qu’il put en prenant position à l’extrémité de la ligne et en faisant des mouvements comme s’il, était prêt à attaquer ; tandis que les marins avaient tout loisir pour contempler ce qu’ils méprisaient comme un maniement maladroit des vaisseaux des deus côtés. Tout devint confusion après que la bataille fut engagée. Les vaisseaux des deux parties ennemies s’enchevêtrèrent, les rames furent brisées et devinrent difficiles à manier, — les ordres ne purent ni être entendus, ni être obéis, — et la valeur individuelle des hoplites et des archers sur le pont, devint le point décisif d’où dépendit la victoire. A l’aile droite des Corinthiens, la gauche des Korkyræens fut victorieuse. Leurs vingt vaisseaux repoussèrent les alliés ambrakiotes de Corinthe, et non seulement les poursuivirent jusqu’au rivage, mais encore les équipages débarquèrent et pillèrent les tentes. Leur imprudence à rester ainsi aussi longtemps en dehors de la bataille eut des conséquences fatales et incalculables, d’autant plus que leur nombre total était inférieur ; car leur aile droite, opposée aux meilleurs vaisseaux de Corinthe, fut, après un rude combat, complétement1attue. Un grand nombre de vaisseaux furent désemparés, et, les autres obligés de faire retraite comme ils purent, — retraite que les vaisseaux victorieux de, l’autre aile auraient protégée s’il y avait eu une discipline efficace dans la flotte, mais qui alors ne fut qu’imparfaitement aidée par les .dix vaisseaux athéniens sous Lacedæmonios. Bien que dans le commencement ils eussent obéi aux instructions reçues d’Athènes de ne pas frapper de coups réels, cependant, — lorsque la bataille devint douteuse, et plus encore, lorsque les Corinthiens poussaient leur victoire, les Athéniens ne purent plus rester à l’écart, mais ils attaquèrent pour tout de bon ceux qui poursuivaient les Korkyræens défaits et firent beaucoup pour sauver ceux-ci. Aussitôt que ces derniers eurent été poursuivis jusqu’à leur île, les Corinthiens victorieux retournèrent sur le théâtre de l’action, qui était couvert de vaisseaux mis hors de combat et engagés à moitié dans l’eau ; appartenant. à eux-mêmes et à leurs ennemis, aussi bien que de marins, de soldats et d’hommes blessés, soit sans secours à bord des débris, soit se maintenant au-dessus de l’eau aussi bien qu’ils le pouvaient, — et dans le nombre se trouvaient beaucoup de leurs propres citoyens et de leurs alliés, surtout à leur aile droite défaite. Ils firent voile à travers ces vaisseaux désemparés, sans essayer de les remorquer, mais ne s’occupant que des équipages à bord, et faisant .quelques-uns des hommes prisonniers, mais mettant le plus grand nombre à mort. Quelques-uns même de leurs propres alliés furent tués, n’étant pas faciles à distinguer. Les Corinthiens, après avoir recueilli comme ils purent leurs propres cadavres, les transportèrent à Sybota, le point de lei côte d’Épire le plus rapproché ; après quoi ils rassemblèrent de nouveau leur flotte et retournèrent reprendre l’attaque contre les Korkyræens sur leur propre côte. Ces derniers réunirent tous ceux de leurs vaisseaux qui pouvaient tenir là mer, avec la petite réserve qui était restée dans le port, afin d’empêcher à tout prix un débarquement sur la côte, et les vaisseaux athéniens, alors dans la lettre rigoureuse de leurs instructions, se préparèrent à coopérer à la défense de toute leur énergie : L’après-midi était déjà avancée : mais on vit soudain la flotte corinthienne, bien que son pæan eût déjà retenti pour l’attaque, nager à culer au lieu d’avancer ; bientôt elle rama en cercle et gouverna directement vers la côte d’Épire. Les Korkyræens ne comprenaient pas la cause de cette retraite soudaine, jusqu’à ce qu’enfin on annonçât qu’un secours inattendu de vingt nouveaux vaisseaux athéniens approchaient, sous Glaukôn et Andokidês : les Corinthiens avaient été les premiers à les apercevoir, et avaient même cru qu’ils étaient les précurseurs d’une flotte plus considérable. Il faisait déjà nuit quand ces nouveaux vaisseaux atteignirent le cap Leukimnê, après avoir traversé les eaux couvertes de débris et de cadavres[37]. D’abord les Korkyræens mêmes les prirent pour des ennemis. Le renfort avait été envoyé d’Athènes, probablement après qu’on eut appris d’une manière plus exacte les forces comparatives de Corinthe et de Korkyra, sous l’impression que les dix premiers vaisseaux seraient insuffisants pour la défense, — impression plus que vérifiée par la réalité. Bien que les vingt vaisseaux athéniens ne fussent pas ; comme les Corinthiens se l’étaient imaginé, les précurseurs d’une flotte plus considérable, ils se trouvèrent suffisants pour changer complètement la face des affaires. Dans l’action précédente, les Korkyræens avaient eu 70 vaisseaux coulés à fond ou désemparés, — les Corinthiens 30 seulement, — de sorte que la supériorité du nombre était encore du côté de ces derniers, qui toutefois étaient embarrassés du soin de 1.000 prisonniers (dont 800 esclaves) ; qu’il n’était facile ni de loger ni de garder dans les étroits emménagements d’une trirème ancienne. Mais cet embarras à part, les Corinthiens n’étaient pas disposés à hasarder une seconde bataille contre 30 vaisseaux athéniens ajoutés au reste des vaisseaux korkyræens. Et quand leurs ennemis traversèrent la mer pour leur offrir le combat sur la côte d’Épire, non seulement ils le refusèrent, mais encore ils ne songèrent qu’à une retraite immédiate, avec la sérieuse crainte que les Athéniens n’agissent maintenant en agresseurs et ne regardassent toute relation amicale entre Athènes et Corinthe comme anéantie dans la pratique par les événements de la veille. Après avoir rangé leur flotte en ligne non loin du rivage, ils éprouvèrent les dispositions des commandants athéniens en envoyant en avant un petit bateau monté par quelques hommes, pour leur adresser la remontrance suivante — ces hommes ne portaient pas de bâton de héraut, nous dirions pas de pavillon blanc, et ils étaient conséquemment sans protection contre un ennemi — : Vous agissez injustement, Athéniens (s’écrièrent-ils), en commençant la guerre et en violant la trêve ; car vous vous servez d’armes pour vous opposer à ce que nous punissions nos’ ennemis. Si c’est, réellement votre intention de nous empêcher de cingler contre Korkyra ou vers tout autre endroit qui nous plairait, en faisant infraction à la trêve, prenez-nous avant tout, nous qui nous adressons à vous, et traitez-nous en ennemis. Ce ne fut pas la faute des Korkyræens si cette dernière idée ne fut pas réalisée à l’instant ; car,ceux d’entre eux qui n’étaient pas assez près pour entendre, excitèrent les Athéniens, par des cris violents, à tuer les hommes qui montaient le bateau. Mais eux, loin d’écouter cet appel, les renvoyèrent avec cette réponse : Nous ne commençons la guerre ni ne violons la trêve, Péloponnésiens : nous sommes venus simplement pour aider ces Korkyræens que voici comme nos alliés. Si vous désirez aller partout ailleurs, nous ne nous y opposons pas ; mais si vous vous disposez à cingler contre Korkyra ou contre quelqu’une de ses possessions, nous emploierons les meilleurs moyens que nous avons pour vous en empêcher. La réponse et le traitement fait aux hommes du bateau convainquirent à la fois les Corinthiens que leur retraite se ferait sans obstacle ; et en conséquence ils la commencèrent aussitôt qu’ils purent être prêts, s’arrêtant cependant pour élever un trophée à Sybota sur la côte d’Épire, en commémoration de l’avantage qu’ils avaient remporté la veille. Dans leur voyage vers leur patrie, ils surprirent la ville d’Anaktorion, à l’entrée du golfe d’ Ambrakia, qu’ils avaient possédée jusqu’alors conjointement avec les Korkyræens, et ils y établirent un renfort de colons corinthiens comme garantie pour leur fidélité future. A leur arrivée à Corinthe, l’armement fut licencié, et la grande majorité des prisonniers, 800 esclaves, furent vendus ; mais les autres, au nombre de 250, furent gardés et traités avec une bienveillance particulière. Beaucoup d’entre eux étaient des premières et des plus riches familles de Korkyra, et les Corinthiens avaient dessein de les gagner, de manière à s’en faire des instruments pour effectuer une révolution dans l’île. Les incidents calamiteux résultant de leur retour subséquent seront présentés dans un autre chapitre. A l’abri dès lors de tout danger, les Korkyræens recueillirent les cadavres et les débris que le flot avait poussés pendant la nuit sur leur île, et trouvèrent même un prétexte suffisant pour ériger un trophée, surtout par suite. de leur succès partiel à l’aile gauche. A dire vrai, ils n’avaient été sauvés de la ruine que par l’arrivée inattendue des derniers vaisseaux athéniens, mais le dernier résultat était aussi triomphant pour eux qu’il était désastreux et humiliant pour les Corinthiens, qui avaient fait des dépenses immenses et taxé tous leurs alliés bien disposés, seulement pour laisser l’ennemi plus fort qu’il n’était auparavant. A partir de ce moment, ils considérèrent la trêve de Trente ans comme rompue, et conçurent une haine, à la fois mortelle et ouverte, contre Athènes ; de sorte que cette dernière ne gagna rien par la modération de ses amiraux, qui avaient épargné la flotte corinthienne à la hauteur de la côte d’Épire. Une occasion ne se fit pas longtemps attendre aux Corinthiens pour porter un coup à leur ennemie dans une de ses dépendances répandues sur une vaste surface. Sur l’isthme de cette petite péninsule appelée Pallênê — qui forme la plus occidentale des trois pointes de la grande péninsule thrace nommée Chalkidikê, entre le golfe Thermaïque et le golfe Strymonique — était située la ville dôrienne de Potidæa, qui était au nombre des alliés tributaires d’Athènes, mais qui avait été colonisée dans l’origine par Corinthe et conservait encore une certaine fidélité métropolitaine à l’égard de cette dernière ; au point que chaque année certains Corinthiens y étaient envoyés comme magistrats sous le titre de Epidemiurgi. Sur divers points de la côte voisine, il y avait aussi plusieurs petites villes appartenant aux Chalkidiens et aux Bottiæens, inscrits également sur la liste des tributaires athéniens. Le territoire continental voisin, Mygdonia et Chalkidikê[38], était occupé par le roi macédonien Perdikkas, fils de cet Alexandre qui, cinquante ales auparavant, avait pris part à l’expédition de Xerxès. Ces deux princes paraissent avoir insensiblement .étendu leurs possessions, après la ruine de la puissance persane en Thrace, due aux efforts d’Athènes, jusqu’à ce qu’enfin ils acquissent tout le territoire entre l’Axios et le Strymôn. Or Perdikkas avait été pendant quelque temps l’ami et l’allié d’Athènes ; mais il y avait d’autres princes macédoniens, son frère Philippe et Derdas, qui occupaient -des principautés indépendantes dans le haut pays[39] (apparemment sur le cours supérieur de l’Axios près des tribus pæoniennes), avec lesquels il était en dispute. Ces princes ayant été acceptés comme alliés d’Athènes, Perdikkas, dès ce moment, devint son ennemi actif, et ce fut à ses intrigues que toutes les difficultés d’Athènes sur cette côte durent leur première origine. L’empire athénien était bien moins sûr et bien moins absolu sur les ports de mer du continent que sur les îles[40]. Car les premiers étaient toujours plus ou moins dépendants de quelque voisin de terre puissant, quelquefois plus dépendants de lui que de la maîtresse de la mer ; et nous verrons Athènes elle-même cultiver assidûment la faveur de Sitalkês et d’autres forts potentats de Thrace, comme un appui à sa domination sur les ports de mer[41]. Perdikkas commença immédiatement à exciter et à aider les Chalkidiens et les Bottiæens à se révolter contre Athènes ; et la violente inimitié contre cette dernière, allumée dans le coeur des Corinthiens par les récents événements de Korkyra, lui permit d’étendre les mêmes projets jusqu’à Potidæa. Non seulement il envoya des ambassadeurs à Corinthe afin de concerter des mesures pour provoquer la révolte de Potidæa, mais encore à Sparte, poussant la ligne péloponnésienne à une déclaration générale de guerre contre Athènes[42]. Et de plus, il décida un grand nombre des habitants chalkidiens à abandonner leur petite ville séparée sur le rivage de la mer, pour établir une résidence commune à Olynthos, qui était à quelques stades de la mer. C’est ainsi que cette ville, aussi bien que l’intérêt chalkidien, prit beaucoup de force, tandis que Perdikkas assignait en outre quelque territoire près du lac Bolbê pour contribuer à la subsistance temporaire de la population concentrée. Les Athéniens n’ignoraient ni les préparatifs hostiles de Corinthe ni les dangers qui la menaçaient de ce côté (432 av. J.-C.). Immédiatement après le combat naval des Korkyræens, ils envoyèrent prendre des précautions contre la révolte de Potidæa ; ils demandèrent aux habitants d’abattre leur mur du côté de Pallênê, de manière à laisser la ville ouverte du côté de la péninsule, ou sur ce qu’on peut appeler le côté de la mer, et fortifiée seulement vers le continent ; — en outre, ils exigèrent d’eux qu’ils rendissent les otages et renvoyassent les magistrats annuels qui leur venaient de Corinthe. Un armement athénien de 30 trirèmes et de 1.000 hoplites, sous Archestratos et dix autres, envoyé pour agir contre Perdikkas dans le golfe Thermaïque, reçut l’ordre en même temps d’imposer ces demandes a Potidæa, et de réprimer toute disposition à la révolte chez les Chalkidiens voisins. Immédiatement au reçu de ces demandes, les Potidæens envoyèrent des ambassadeurs tant à Athènes, dans le dessein d’user de moyens évasifs et de gagner du temps, — qu’à Sparte, conjointement avec Corinthe, afin de déterminer une invasion lacédæmonienne en Attique dans le cas où Potidæa serait attaquée par Athènes. Ils obtinrent des autorités spartiates une promesse affirmative distincte, malgré la trêve de Trente ans qui subsistait encore. A Athènes, ils n’eurent aucun succès, et, en conséquence, ils se révoltèrent ouvertement (vraisemblablement vers le milieu de l’été de 432 av. J.-C.), au même moment où faisait voile l’armement sous Archestratos. Les Chalkidiens et lès Bottiæens se révoltèrent aussi, à l’instigation expresse de Corinthe, accompagnée de serments solennels et de promesses de secours[43]. Archestratos, quand il atteignit le golfe Thermaïque avec sa flotte, les trouva tous en inimitié déclarée ; mais il’ fut .obligé de se borner à attaquer Perdikkas en Macedonia, n’ayant pas des troupes assez nombreuses pour pouvoir diviser son armée. Conséquemment il assiégea Therma, de concert avec -les troupes macédoniennes du haut pays sous Philippe et les frères de Derdas ; après avoir pris cette ville, il se mit ensuite en devoir d’assiéger Pydna. Mais il eût été probablement plus sage de sa part d’employer toute sols armée sur-le-champ au blocus de Potidæa : car pendant la période de plus de six semaines qu’il perdit dans les opérations contre Therma, les Corinthiens transportèrent à Potidæa un renfort de 1.600 hoplites et de 400 hommes armés à la légère, composés en partie de leurs propres citoyens, en partie de Péloponnésiens soudoyés pour l’occasion, — sous Aristeus, fils d’Adeimantos, homme jouissant d’une si grande popularité, tant à Corinthe qu’à Potidæa, que la plupart des soldats s’engageaient volontairement pour son compte personnel. Potidæa fut mise ainsi en état de défense complète peu après que la nouvelle de -sa révolte était parvenue à Athènes, et longtemps avant qu’un second armement pût être envoyé pour l’attaquer. Cependant on expédia promptement un second armement, — 40 trirèmes et 2.000 hoplites athéniens sous Kallias, fils de Kalliadês[44], avec quatre autres commandants, — qui, en arrivant au golfe Thermaïque, rejoignirent le premier corps au siège de Pydna. Après avoir poursuivi en vain le siège pendant quelque temps, ils se virent obligés de bâcler un arrangement aux meilleures conditions qu’ils purent avec Perdikkas, dans la nécessité où ils étaient de commencer des opérations immédiates contre Aristeus et Potidæa. Ils quittèrent alors la Macedonia, se rendirent d’abord par mer de Pydna à la côte orientale du golfe Thermaïque, — puis attaquèrent, bien que sans résultat, la ville de Berœa, — et marchèrent ensuite par terre le long de la côte orientale du golfe, dans la direction de Potidæa. Après trois jours d’une marche facile, ils arrivèrent au port de mer appelé Gigônos, près duquel ils campèrent[45]. Malgré la convention conclue à Pydna, Perdikkas, dont nous aurons plus d’une occasion de signaler le caractère déloyal, était encore alors du côté des Chalkidiens, et envoya deux cents chevaux se joindre à eux sous le commandement de Iolaos. Aristeus posta ses Corinthiens et ses Potidæens sur l’isthme près de Potidæa, préparant un marché en dehors des murs afin qu’ils ne s’écartassent pas en quête de provisions. Sa position était sur le côté regardant Olynthos, qui était à environ sept milles (11 kilom.) de distance, mais en vue, et dans une situation élevée et apparente. Là il attendit l’arrivée des Athéniens, comptant que les Chalkidiens d’Olynthos, au moment où l’on hisserait, un signal convenu, se jetteraient sur eux par derrière quand ils l’attaqueraient. Mais Kallias fut assez fort pour placer en réserve sa cavalerie macédonienne et d’autres alliés chargés de tenir Olynthos en échec, tandis qu’avec les Athéniens et le gros de son armée il marcha jusqu’à l’isthme, et prit position en face d’Aristeus. Dans la bataille qui s’ensuivit, Aristeus et la troupe d’élite des Corinthiens qui l’entouraient immédiatement eurent un succès complet, enfonçant les troupes qui leur étaient opposées et les poursuivant à une distance considérable. Mais lés autres Potidæens et Péloponnésiens furent mis en déroute par les Athéniens et poussés dans les murailles. En revenant de sa poursuite, Aristeus trouva les Athéniens victorieux entre lui et Potidæa, et fut réduit à l’alternative ou de se faire un passage au milieu d’eux pour gagner cette dernière ville, ou de faire une marche de retraite jusqu’à Olynthos. Il préféra le premier parti comme la moins mauvaise des deus chances, et se fit jour à travers le flanc des Athéniens, en marchant dans la mer afin de tourner l’extrémité du mur Potidæen, qui s’étendait entièrement en travers de l’isthme avec un, môle s’avançant à chaque extrémité dans la mer. Il effectua cette entreprise hardie et sauva son détachement, non sans des difficultés considérables et quelques pertes. Pendant ce temps-là les auxiliaires d’Olynthos, bien qu’ils eussent commencé leur marche en voyant le signal convenu, avaient été tenus en échec par la cavalerie macédonienne, de sorte que les Potidæens avaient été battus et le signal retiré de nouveau, avant qu’ils eussent pu faire une diversion efficace : la cavalerie ne prit part à l’action ni d’un côté ni de l’autre. Les Potidæens et les Corinthiens défaits, qui avaient la ville immédiatement derrière eux, ne perdirent que trois cents hommes, tandis que les Athéniens en perdirent cent cinquante, avec le général Kallias[46]. Cependant la victoire était tout à fait complète, et les Athéniens, après avoir érigé leur trophée et rendu à l’ennemi ses morts pour qu’il les ensevelit, construisirent immédiatement leur mur de blocus en travers de l’isthme du côté de la terre ferme, de manière à couper à Potidæa toute communication avec Olynthos et les Chalkidiens. Pour rendre le blocus complet, un second mur en travers de l’isthme était nécessaire, de l’autre côté vers Pallênê : mais ils n’eurent assez de forces pour détacher un corps complètement séparé dans ce dessein, que lorsque quelque temps après ils eurent été rejoints par Phormiôn avec seize cents nouveaux hoplites venus d’Athènes. Ce général débarqua à Aphytis dans la péninsule de Pallênê et marcha lentement sur Potidæa, en ravageant le territoire afin de faire sortir les habitants pour combattre. Mais le défi n’étant pas accepté, il entreprit et acheva sans obstacle le mur de blocus du côté de Pallênê, de sorte que la ville fit alors complètement fermée et le port surveillé par la flotte athénienne. Le mur une fois terminé, une portion de l’armée suffisait pour le’ garder, ce qui laissait à Phormiôn la liberté d’entreprendre des opérations agressives contre les municipes chalkidiques et bottiæens. La prise de Potidæa n’étant plus alors qu’une question de plus ou moins de temps, Aristeus, afin de faire durer les provisions plus longtemps, proposa aux citoyens de choisir un vent favorable, de monter à bord, et de se jeter soudainement hors du port, en courant la chance d’esquiver la flotte athénienne, et en ne laissant que cinq cents défenseurs derrière eux. Bien qu’il offrit d’être du nombre de ceux qu’on laisserait, il ne put déterminer .les citoyens à une entreprise aussi hardie, et, en conséquence, il fit une sortie, de la manière proposée, avec un petit détachement, afin d’essayer de se procurer du secours de dehors, — surtout quelque aide ou quelque diversion de la part du Péloponnèse. Mais il ne put accomplir rien de plus que quelques opérations partielles de guerre chez les Chalkidiens[47], et une embuscade heureuse contre les citoyens de Sermylos, ce qui ne soulagea pas la ville bloquée. Toutefois elle avait été si bien approvisionnée qu’elle tint pendant deux années entières, — période pleine d’événements importants qui se passaient ailleurs. Ces deux luttes entre Athènes et Corinthe, d’abord indirectement à Korkyra, ensuite d’une manière distincte et avouée à Potidæa, produisirent ces importants mouvements dans l’alliance lacédæmonienne que nous raconterons dans le chapitre suivant. |
[1] V. l’expression de Thucydide (V, 27), indiquant les conditions requises quand Argos était près d’étendre ses alliances dans le Péloponnèse. Ces conditions étaient au nombre de deux :
1° Que la cité fit autonome ;
2° Ensuite, qu’elle fût disposée à sou- mettre ses querelles à un arbitrage équitable.
Dans le discours contre les Athéniens, prononcé par le Syracusain Hermokratês à Kamarina, Athènes est accusée d’avoir asservi ses alliés, en partie parce qu’ils négligeaient de remplir leurs obligations militaires, en partie parce qu’ils se faisaient mutuellement la guerre (Thucydide, VI, 76), en partie aussi sous d’autres prétextes spécieux. Jusqu’à quel point cette accusation contre Athènes est-elle appuyée par le fait ? c’est ce qu’il est difficile de dire ; dans tous ces exemples particuliers que mentionne Thucydide de réduction d’alliés par Athènes, il v a une cause parfaitement définie et suffisante, — non pas un simple prétexte inventé par l’ambition athénienne.
[2] Suivant le principe posé par les Corinthiens peu de temps avant la guerre du Péloponnèse, Thucydide, I, 40, 43.
Les Lacédæmoniens, en portant leur accusation de trahison contre Themistoklês, demandaient qu’il fût juré à Sparte, devant l’assemblée Hellénique commune qui y tenait ses séances, et dont Athènes était membre alors : c’est-à-dire la confédération ou alliance spartiate, Diodore, XI, 55.
[3] Antiphôn, De Cæde Herodis, c. 7, p. 135.
[4] Thucydide, VIII, 48. Ceci est présenté comme le jurement réfléchi du commandant athénien, l’oligarque Phrynichos, que Thucydide loue beaucoup pour sa sagacité, et avec lequel il semble avoir concordé dans ce cas.
Xénophon (Rep. Ath., I, 14, 15) affirme que les officiers athéniens en fonction rendaient maintes sentences injustes contre le parti oligarchique dans les cités alliées, — amendes, sentences de bannissement, peines capitales, et que le peuple athénien, bien qu’il eût un grand intérêt publie dans la prospérité des alliés pour en tirer un tribut plus considérable, regardait néanmoins comme meilleur qu’un citoyen quelconque d’Athènes individuellement s’appropriât ce qu’il pouvait en pillant les alliés, et ne laissât à ces derniers que ce qui leur était absolument nécessaire pour vivre et travailler sans aucune superfluité qui pût leur donner la tentation de se récolter.
Que les officiers athéniens en fonction aient réussi trop souvent dans un injuste péculat aux dépens des alliés, c’est assez probable ; mais que le peuple athénien se plût à voir ses citoyens individuellement s’enrichir, cela n’est certainement pas vrai. La vaste juridiction des dikasteria était destinée, entre autres effets, à ouvrir aux alliés un redressement légal contre cette mauvaise conduite de la part des officiers athéniens, et le passage de Thucydide cité plus haut prouve qu’elle produisait cet effet.
[5] Plutarque, Pélopidas, c. 20 ; Plutarque, Amator. Narrat., c. 3, p. 773.
[6] V. infra ch. 3.
[7] Xénophon, Rep. Athen., I, 18.
[8] Thucydide, I, 76, 77.
J’explique ξυμβόλαίαις δίκαις comme se rattachant par le sens à ξυμβόλαια et non à ξύμβολα, — en suivant Duker et Bloomfield de préférence à Poppo et à Goeller : V. les notes élaborées des deux derniers éditeurs. Δίκαι άπό ξυμβόλων indiquaient les arrangements conclus par convention spéciale entre deux cités différentes, d’un commun accord, dans le dessein de régler des controverses entre leurs citoyens respectifs ; c’était quelque chose d’essentiellement distinct des arrangements judiciaires ordinaires de l’un ou de l’autre État. Or, ce sur quoi l’orateur athénien insiste ici est exactement le contraire de cette idée : il dit que les alliés étaient admis an bénéfice du jugement athénien et des lois athéniennes, de la même manière que les citoyens eux-mêmes. Les dispositions judiciaires par lesquelles les alliés athéniens étaient amenés devant les dikasteria athéniens ne peuvent proprement être appelées δίκαι άπό ξυμβόλων, à moins que l’acte d’incorporation primitive dans la confédération de Délos ne doive être regardé comme un ξυμβόλον ou accord, — ce qu’il pourrait être dans un sens large, bien qu’il ne le soit pas dans le sens propre dans lequel δίκαι άπό ξυμβόλων sont mentionnées ordinairement. De plus, je pense que le passage d’Antiphôn (De Cæde Herodis, p. 745) prouve que c’étaient les citoyens de villes non alliées d’Athènes qui plaidaient avec des Athéniens suivant les δίκαι άπό ξυμβόλων, — et non les alliées d’Athènes pendant qu’ils résidaient dans leurs villes natales ; car j’admets l’interprétation que Bœckh donne de ce passage, en opposition à Platner et à Schoemann (Bœckh, Publ. Econ. of Athens, b. III, ch. 16, p. 403, trad. angl ; Schoemann, Der Attisch. Prozess, p. 778 ; Platner, Prozess und Magen bei den Attikern, ch. 4, 21 p. 110-112), où ce dernier discute à la fois les passages d’Antiphôn et de Thucydide.
Les passages de Démosthène, Orat. de Halones., c. 3, p. 98, 99 ; et Andocide, cont. Alkibiadês, c. 7, p. 121 (je cite ce dernier discours, bien qu’il soit indubitablement apocryphe, parce que nous pouvons bien supposer que son auteur était familier avec la nature et le contenu des ξύμβολα), nous donnent une idée suffisante de ces conventions judiciaires, ou ξύμβολα, — spéciales et sujettes à changer dans chaque cas particulier. Elles me semblent essentiellement distinctes de ce plan systématique de conduite par lequel les dikasteria d’Athènes furent appelés à connaître de toutes les controverses importantes, ou de la plupart, dans les villes alliées ou entre elles, aussi bien que des accusations politiques.
M. Bœckh établit une distinction entre les alliés autonomes (Chios et Lesbos, à l’époque qui précéda immédiatement la guerre du Péloponnèse) et les alliés sujets. La première classe (dit-il) conservait la possession d’une juridiction illimitée, tandis que la seconde était forcée de juger toutes ses disputes dans les cours d’Athènes. Sans doute cette distinction existait dans une certaine mesure, mais nous pouvons difficilement dire jusqu’où elle allait. En supposant qu’une dispute s’élevât entre Chios et une des îles sujettes, — ou entre un individu de Chios et un individu de Thasos, — le demandeur de Chios ne poursuivait-il pas, ou le défendeur de Chios n’était-il pas poursuivi devant le dikasterion athénien ? En supposant qu’un citoyen ou un officier athénien vînt à être enveloppé dans une dispute avec un homme de Chios, le dikasterion athénien n’était-il pas la cour compétente, quel que fût celui des deux qui était demandeur ou défendeur ? En supposant qu’un citoyen ou magistrat de Chios fût soupçonné de fomenter une révolte, n’était-il pas possible à un accusateur quelconque, soit de Chios, soit d’Athènes, de le citer devant le dikasterion à Athènes ? Abus de pouvoir ou spéculat commis par des officiers athéniens à Chios, devait naturellement être porté devant les dikasteria athéniens, justement autant que si le crime avait été commis à Thasos ou à Naxos. Nous n’avons pas de preuves qui puissent nous venir en aide dans ces questions ; mais j’incline à croire que la différence par rapport à l’arrangement judiciaire, entre les alliés autonomes et les alliés sujets, était moins grande que ne le pense M. Bœckh. Nous devons nous rappeler que l’arrangement n’était pas tout mal pour les alliés ; — s’ils étaient exposés à être, poursuivis, ils avaient le privilège de poursuivre pour des injures reçues.
Toutefois, il y a une remarque qui me parait avoir de l’importance pour comprendre les témoignages sur ce sujet. L’empire athénien, proprement appelé ainsi, qui commença par la confédération de Délos après l’invasion des Perses, fut complètement détruit à la fin de la guerre du Péloponnèse, quand Athènes fut vaincue et prise. Mais après que quelques années se furent écoulées, vers l’an 377 avant J.-C., Athènes recommença à faire des conquêtes maritimes, à acquérir des alliés, à recevoir un tribut, à réunir une assemblée, et à se remettre sur le pied d’une sorte de cité souveraine. Or son pouvoir sur ses alliés pendant cette seconde période d’empire fut loin d’être aussi grand qu’il Pavait été pendant la première, entre la guerre des Perses et la guerre du Péloponnèse ; et nous ne pouvons pas du tout être sûrs que ce qui est vrai de la seconde soit également vrai de la première. Et je regarde comme probable que ces assertions des grammairiens, qui représentent leurs alliés comme portant δίκας άπό συμβόλων, selon l’usage ordinaire chez les Athéniens, puissent réellement être vraies quant au second empire ou seconde alliance. Bekker, Anecdota, p. 436. Pollux, VIII, 63. Également Hesychius, I, 489. L’assertion attribuée ici à Aristote peut très probablement être vraie par rapport à la seconde alliance, bien qu’elle ne puisse être regardée comme vraie par rapport à la première. Dans la seconde, les Athéniens ont pu réellement avoir σύμβολα, ou conventions spéciales pour affaires judiciaires, avec beaucoup de leurs principaux alliés, au lieu de faire d’Athènes le centre d’autorité, et l’héritière de l’Assemblée dêlienne, comme ils le firent pendant la première. Toutefois il est à remarquer qu’Harpocration, dans l’explication qu’il donne de σύμβολα, les considère d’une manière absolument générale, comme des conventions faites pour régler des controverses judiciaires entre une cité et une autre cité, sans aucune allusion particulière à Athènes et à ses alliés. Cf. Heffter, Athenneische Gerichtsverfassung, III, 1, 3, p. 91.
[9] Thucydide, I, 77.
[10] Cf. Isocrate, Or. IV, Panégyrique, p. 62, 66, sect. 116-138 ; et Or. XII, Panathen., p. 247-254, sect. 72-111 ; Or. VIII, De Pace, p. 178, sect. 119 sqq. ; Plutarque, Lysand., c. 13 ; Cornelius Nepos, Lysand., c. 2, 3.
[11] Xénophon, Repub. Ath., I, 17.
[12] Xénophon, Repub. Ath., I, 16. Il dit que l’une des conséquences avantageuses qui engagèrent les Athéniens à faire venir à Athènes les procès et les plaintes des alliés pour y être jugés — fut que les prytaneia ou sommes payées en présentant une cause en justice, devinrent assez considérables pour fournir toute la paye des dikastes d’un bout à l’autre de l’année.
Drais dans une autre partie de son traité (III, 2, 3), il représente les dikasteria athéniens comme surchargés d’affaires judiciaires, beaucoup plus qu’il ne leur était possible d’en terminer ; au point qu’il y avait de longs délais avant que les causes pussent être présentées. Il ne pouvait donc pas y avoir un grand intérêt à multiplier artificiellement les plaintes, afin de faire une paye pour les dikastes.
[13] V. ses commentaires bien connus sur les séditions de Korkyra, III, 82 83.
[14] Thucydide, III, 11-14.
[15] C’est ce que dit l’orateur athénien Diodotos dans son discours où il conjure le châtiment extrême près d’être infligé à Mitylênê, Thucydide, III, 46.
[16] Il faut se rappeler que l’empire athénien était essentiellement un gouvernement de dépendances, Athènes comme État souverain exerçant une autorité sur des gouvernements subordonnés. Maintenir des relations avantageuses entre cieux gouvernements, — l’un suprême, — l’autre subordonné, — et faire fonctionner le système et la satisfaction du peuple de l’un aussi bien qu’il celle du peuple de l’autre, — cela a toujours été regardé comme un problème d’une grande difficulté. Quiconque lit le volume instructif de sir G. G. Lewis (Essay on the Governement of Dependencies), et le nombre des exemples de mauvais gouvernement pratique en ce point qui y sont présentés, inclinera à penser que l’empire d’Athènes sur ses alliés fait comparativement une honorable figure. Il soutiendra très certainement une comparaison complète avec le gouvernement de l’Angleterre sur ses dépendances dans le dernier siècle ; en tant qu’expliqué par l’histoire de l’Irlande, avec les lois pénales contre les catholiques, — par la déclaration de l’indépendance publiée en 1776 parles colonies américaines, où soit exposés les motifs de leur séparation, — et par les plaidoyers de M. Burke contre Warren Hastings.
Un exposé et un procès légal auxquels fait allusion sir George Lewis (p. 367), jette eu outre du jour sur deux points qui ne sont pas sans importance dans l’occasion présente : 1° La veine de sentiment peu libérale et humiliante qui est prompte à se produire chez des citoyens du gouvernement suprême à l’égard de ceux du subordonné. 2° La protection que le jugement par le jury anglais, néanmoins, accorda aux citoyens de l’État dépendant contre l’oppression exercée par des officiers anglais :
Une action fut portée devant la cour des plaids communs, en 1773, par M. Anthony Fabrigas, natif de Minorque, contre le général Mostyn, gouverneur de file. Les faits prouvés au jugement étaient que le gouverneur Mostyn avait arrêté le demandeur, l’avait emprisonné, et transporté en Espagne sans aucune forme de procès, sur le motif que le demandeur lui avait présenté une pétition pour réparation de torts d’une manière qu’il regardait comme inconvenante. M. le juge Gould laissa an jury le soin de dire si la conduite du demandeur était de nature à ce qu’on pût conclure justement qu’il était sur le point d’exciter une sédition et de la mutinerie dans la garnison, ou s’il ne voulait rien de plus que hâter vivement son procès et obtenir réparation de griefs. S’ils croyaient le dernier point, le demandeur avait droit à une indemnité. Le jury rendit un verdict en faveur du demandeur avec 75.000 fr. de dommages et intérêts. Dans la session suivante, il fut demandé un nouveau jugement que toute la cour refusa.
Les remarques suivantes de l’avocat du gouverneur Mostyn dans cette affaire contiennent un exposé franc et naïf de la doctrine, qu’une dépendance doit être gouvernée non dans son propre intérêt, mais dans celui de l’État dominant. Messieurs les jurés (dit l’avocat), c’est maintenant le moment pour moi de signaler une autre circonstance, notoire pour toutes les personnes qui ont été établies dans l’île, c’est que les indigènes de Minorque n’ont que de mauvaises dispositions pour les Anglais et pour le gouvernement anglais. On ne doit pas s’en étonner beaucoup. Ils descendent des Espagnols, et ils considèrent l’Espagne comme le pays auquel ils devraient naturellement appartenir et n’est nullement surprenant qu’ils soient indisposés contre les Anglais, qu’ils regardent comme leurs vainqueurs. — De tous les Minorquains de l’île, le demandeur est peut-être éminemment et particulièrement le sujet le plus séditieux, le plus turbulent et le plus mécontent de la couronne de la Grande-Bretagne que l’on puisse trouver dans Minorque. Messieurs, il est, ou veut être appelé le patriote de Minorque. Or le patriotisme est une très bonne chose parmi nous, et nous lui devons beaucoup : nous lui devons nos libertés ; mais nous n’aurions que peu de chose digne d’estime, et peut-être n’aurions-nous que peu de ce dont nous jouissons maintenant, n’était notre commerce. Et dans l’intérêt de notre commerce, il n’est pas bon que nous encouragions le patriotisme à Minorque ; car il y détruit notre commerce, et ce sera la fin de notre commerce dans la Méditerranée si ce sentiment y entre. Mais chez nous il est très bien ; car la masse du peuple dans ce pays-ci veut l’avoir : il l’a demandé, — et par suite de ses demandes, il a joui de libertés qu’il transmettra à sa postérité, — et il n’est pas au pouvoir de ce gouvernement de l’en priver. Mais ce dernier s’inquiètera de toutes nos conquêtes au dehors. Si cet esprit prévalait à Minorque, la conséquence serait la perte de ce pays, et naturellement de notre commerce dans la Méditerranée. Nous serions fâchés de donner la liberté à tous nos esclaves dans nos plantations.
La prodigieuse somme de dommages et intérêts accordée par le jury montre la force de sa sympathie pour ce demandeur Minorquain contre l’officier anglais. Je ne doute pas que le sentiment du dikasterion à Athènes ne fût beaucoup de la même sorte, et souvent tout à fait aussi fort, sincèrement disposé à protéger les alliés sujets contre la mauvaise conduite des triérarques ou inspecteurs athéniens.
Les sentiments que renferme le discours mentionné ci-dessus étaient souvent aussi exprimés par des orateurs athéniens dans l’assemblée, et il ne serait pas difficile de produire des passages leur servant de pendant, où ces orateurs impliquent qu’un mécontentement de la part des alliés est l’état naturel des choses, auquel Athènes ne pouvait espérer échapper. Le discours donné ici montre que ces sentiments naissent, presque inévitablement, des relations gênées de deux gouvernements, l’un suprême, et l’autre subordonné. Ils ne sont pas le produit d’une cruauté et d’une oppression particulières de la part de la démocratie athénienne, comme M. Mitford et tant d’autres ont cherché à le démontrer.
[17] V. l’important passage déjà indiqué dans une précédente note. Thucydide, I, 40.
[18] Thucydide, I, 33.
[19] Thucydide, I, 42.
[20] Thucydide, I, 38.
[21] Thucydide, I, 26.
[22] Thucydide, I, 26.
[23] Thucydide, I, 28.
[24] Pour expliquer cette manière dont les anciens Grecs traitaient les prisonniers de guerre, je transcris un incident de l’histoire plus récente d’Europe. Il est contenu dans une description faite par Bassompierre de sa campagne en Hongrie en 1603, avec une armée d’Allemands et de Hongrois sous le comte de Rossworm, contre les Turcs : Après cette victoire, nous repassâmes toute l’armée, de l’autre côté du Danube en notre camp. Le général commanda que l’on tuât tous les prisonniers du jour précédent, parce qu’ils embarrassaient l’armée : qui fut une chose bien cruelle, de voir tuer de sang-froid plus de huit cents hommes rendus. — Mémoires de Bassompierre, p. 308, collect. Petitot.
[25] Thucydide, I, 29, 30.
[26] Thucydide, I, 31-46.
[27] Thucydide, I, 35-40.
[28] Thucydide, I, 33.
[29] Thucydide, I, 32-36.
[30] La description que fait Hérodote (VII, 168 : cf. Diodore, XI, 15) de la duplicité des Korkyræens quand ils furent sollicités d’aider la cause grecque à l’époque de l’invasion de Xerxès, semble impliquer que le portrait défavorable qu’en font les Corinthiens coïncidait avec l’impression générale, d’une extrémité à l’autre de la Grèce.
Relativement à la prospérité et à l’insolence des Korkyræens, V. Aristote, ap. Zenob., Proverb., IV, 49.
[31] Thucydide, I, 38.
C’est là un passage remarquable qui sert à expliquer la position d’une métropole à l’égard de sa colonie. La relation était telle qu’elle devait être comprise sous le nom général d’hégémonie : supériorité et droit de commander d’un côté, infériorité avec devoir de respect et d’obéissance de l’autre, — limités quant à l’étendue, bien que nous ne sachions pas où se plaçait la limite, et variant probablement dans chaque cas individuel. Les Corinthiens envoyaient à Potidæa des magistrats annuels, appelés Epidemiurgi (Thucydide, I, 56).
[32] Thucydide, I, 40.
[33] Thucydide, I, 37-43.
[34] Thucydide, I, 44.
Ούχ ήσσον, dans le langage de Thucydide, a ordinairement le sens positif de plus.
[35] Thucydide, I, 44. Plutarque (Periklês, c. 29) attribue la faiblesse de l’escadre envoyée sous Lacedæmonios à mie petite rancune de Periklês contre ce commandant, comme étant le fils de Kimôn, son ancien rival politique. Quelle que soit la source où il a puisé ce renseignement, le motif attribué semble tout à fait indigne de crédit.
[36] Changer le combat naval en un combat de terre à bord, était un usage complètement répugnant au sentiment athénien, — comme nous le voyons indiqué aussi dans Thucydide, IV, 14 : cf. aussi VII, 61.
Les vaisseaux corinthiens et syracusains en vinrent finalement à neutraliser la manoeuvre athénienne en construisant leurs proues avec plus de force et de solidité, et en forçant le vaisseau athénien à un choc direct, que sa proue plus faible n’était pas en état de soutenir (Thucydide, VII, 36).
[37] Thucydide, I, 51.
[38] V. le Commentaire géographique de Gatterer sur la Thrace, compris dans Poppo, Proleg. ad Thucyd., V.11, c. 29.
Les mots τά έπί Θράκης — τά έπί Θράκης χώρια (Thucydide, II, 29) indiquent en général les villes de la Chalkidikê, — endroits dans la direction ou aux extrémités de la Thrace, plutôt que des parties de la Thrace elle-même.
[39] Thucydide, I, 57 ; II, 100.
[40] V. deux passages remarquables expliquant cette différence (Thucydide, IV, 120-122).
[41] Thucydide, II, 29-98. Isocrate a un remarquable passage sur ce sujet dans le commencement de Or. V, ad Philippum, sect. 5-7. Après avoir signalé l’imprudence de fonder une colonie aux extrémités du territoire d’un potentat puissant, et l’emplacement excellent qui avait été choisi pour Kyrênê, comme n’étant entouré que de tribus faibles, — il va jusqu’à dire que la possession d’Amphipolis serait plutôt nuisible qu’avantageuse à Athènes, parce qu’elle la rendrait dépendante de Philippe, par le pouvoir qu’il avait de molester ses colons, — précisément comme elle avait dépendu auparavant de Medokos, le roi Thrace, à cause de ses colons dans la Chersonèse.
[42] Thucydide, I, 56, 57.
[43] Thucydide, V, 30.
[44] Kallias était un jeune athénien de famille noble, qui avait payé la somme considérable de cent mines à Zenôn d’Elea, le philosophe, pour apprendre de lui la rhétorique, la philosophie et l’art sophistique (Platon, Alkibiadês, I, c. 31, p. 119).
[45] Thucydide, I, 61. Le renseignement de Thucydide présente quelques difficultés géographiques que les critiques n’ont pas appréciées justement. Devons-nous admettre comme certain que la Berœa mentionnée ici doive être la ville macédonienne de ce nom, plus tard si bien connue, éloignée de la mer vers l’ouest de cent soixante stades, soit près de vingt milles anglais (= 32 kil.) (V. Tafel, Historia Thessalonicæ, p. 58), sur une rivière qui se jette dans l’Haliakmôn, et sur une des plus basses crêtes du mont Bermios ?
Voici ce que dit Thucydide : ἔπειτα δὲ ξύμβασιν ποιησάμενοι καὶ ξυμμαχίαν ἀναγκαίαν πρὸς τὸν Περδίκκαν, ὡς αὐτοὺς κατήπειγεν ἡ Ποτείδαια καὶ ὁ Ἀριστεὺς παρεληλυθώς, ἀπανίστανται ἐκ τῆς Μακεδονίας, καὶ ἀφικόμενοι ἐς Βέροιαν κἀκεῖθεν ἐπὶ Στρέψαν καὶ πειράσαντες πρῶτον τοῦ χωρίου καὶ οὐχ ἑλόντες ἐπορεύοντο κατὰ γῆν πρὸς τὴν Ποτείδαιαν — ἅμα δὲ νῆες παρέπλεον ἑβδομήκοντα.
La route naturelle de Pydna à Potidæa (fait observer le Dr Arnold dans sa note) suivait la côte ; et Berœa était tout à fait hors de la route, à quelque distance à l’ouest, près du fort des monts Bermiens. Mais l’espoir de surprendre Berœa engagea les Athéniens à s’écarter de leur ligne directe de marche ; ensuite, après avoir échoué dans cette tentative déloyale, ils revinrent à la côte de la mer, et continuèrent à la suivre jusqu’à ce qu’ils arrivassent à Gigônos.
Je voudrais faire à ce sujet les remarques suivantes :
1° Les mots de Thucydide impliquent que Berœa était non pas en Macedonia, mais hors de ce pays (V. Poppo, Proleg. ad Thucyd., vol. II, p. 408-418).
2° Il n’emploie pas d’expression qui implique le moins du monde que la tentative sur Berœa fût déloyale, c’est-à-dire contraire à la convention récemment conclue ; bien que, s’il en avait été ainsi, il eût été naturellement conduit à le signaler, en voyant que la violation réfléchie de la convention était justement la première démarche faite après qu’elle avait été conclue.
3° Quelle chose petit avoir engagé les Athéniens à laisser leur flotte et à marcher près de vingt milles dans l’intérieur, jusqu’au mont Bermios et à Berœa, pour attaquer ‘une ville macédonienne qu’il ne leur était pas possible d’occuper, — quand ils ne pouvaient pas même rester pour continuer l’attaque dirigée sur Pydna, position maritime, avantageuse et tenable, — par suite de la pressante nécessité de prendre des mesures immédiates contre Potidæa ? S’ils étaient contraints par cette dernière nécessité de bâcler une paix à toute condition avec Perdikkas, auraient-ils immédiatement compromis cette paix en s’éloignant de leur route pour attaquer un de ses forts ? De plus, Thucydide dit qu’en s’avançant lentement par terre, ils arrivèrent à Gigônos et campèrent le troisième jour. On doit faire ici le calcul de temps en prenant pour point de départ soit Pydna, soit Berœa ; et en examinant la carte, le lecteur verra que ni de l’une ni de l’autre (si on admet Berœa sur le mont Bermios) il ne serait possible à une armée d’arriver à Gigônos le troisième jour, en faisant le tour de l’entrée du golfe par des marches peu fatigantes ; d’autant plus qu’elle aurait eu à traverser le Lydias, l’Axios et l’Echeidôros ; tous à peu de distance de leurs embouchures, — ou si ces fleuves ne pouvaient être franchis, il aurait fallu monter sur la flotte et débarquer de nouveau de l’autre côté.
Cette indication claire de temps présentée par Thucydide (même à part des objections que j’ai avancées tout à l’heure par rapport à Berœa sur le mont Bermios) me fait douter que le Dr Arnold et les autres commentateurs aient exactement compris les opérations des troupes athéniennes entre Pydna et Gigônos. La Berœa qu’entend Thucydide ne peut être en aucun cas plus éloignée de Gigônos que de trois jours de marche facile, et ne peut pas être par conséquent la Berœa sur le mont Bermios. Mais il y avait une autre ville nommée Berœa soit en Thrace, soit en Emathia, bien que nous ne connaissions pas sa situation exacte (V. Wasse, ad Thucyd., I, 61 ; Steph. Byz. v. Βέρης ; Tafel, Thessalonica, Index). Cette autre Berœa, située quelque part entre Gigônos et Therma, et en dehors des frontières de la Macedonia que gouvernait Perdikkas, peut probablement être la ville que Thucydide indique ici. Les Athéniens, en levant le siége de Pydna, traversèrent le golfe sur leurs vaisseaux jusqu’à Berœa, et après avoir tenté en vain de surprendre cette ville, ils marchèrent par terre le long de la côte jusqu’à Gigônos. Quiconque examinera la carte verra que les Athéniens devaient naturellement employer leur flotte considérable à transporter l’armée par le court passage à travers le golfe en partant de Pydna (v. Tite-Live, XLIV, 10), et éviter ainsi la marche fatigante par terre autour de l’entrée du golfe. De plus, le langage de Thucydide semblerait faire commencer la marche de terre à Berœa et non à Pydna. Le changement de temps entre άπανίστακται et έπορεύονοι, — et le rapport du participe άφικόμενοι avec le dernier verbe, — semblent partager toute l’opération en deux parties distinctes ; d’abord le départ de Macedonia pour gagner Berœa, à ce qu’il semblerait, par mer ; — ensuite, une marche par terre de Berœa à Gigônos, de trois courtes journées.
C’est la meilleure manière, à ce qu’il me semble, de rendre compte d’un passage, dont les difficultés réelles sont imparfaitement signalées par les commentateurs.
La situation de Gigônos ne peut être déterminée exactement, puisque tout ce que nous savons des villes sur la côte, entre Potidæa et Æneia, est tiré de leurs noms énumérés dans Hérodote (VII, 123) ; et nous ne pouvons pas non plus être certains qu’il les ait énumérées toutes dans l’ordre exact qu’elles occupaient. Mais je pense que et le colonel Leake et la carte de Kiepert placent Gigônos trop loin de Potidæa ; car nous voyons, par ce passage de Thucydide, que cette ville formait le camp d’où le général athénien s’avança immédiatement pour livrer bataille à nu ennemi posté entre Olynthos et Potidæa ; et le Scholiaste dit de Gigônos — ού πολύ άπεχον Ποτιδαίας ; et Steph. Byz. — Γίγωνος, πόλις Θράκης προσεχής τή Παλλήνη.
V. le colonel Leake, Travels in Northern Greece, vol. III, eh. 31, p. 452. Cet excellent observateur calcule la marche de Berœa sur le mont Bermios à Potidæa, comme étant de quatre journées, à environ vingt milles (= 32 kil) par jour. A en juger par la carte, ce semble au-dessous de la réalité ; mais en admettant que ce soit exact, Thucydide ne représenterait jamais une telle marche comme κατ̕ όλίγου δέ προίόντες τριταϊοι άφίκοντο ές Γίγωνον. Ce serait une marche plutôt rapide et fatigante, surtout en ce qu’elle renfermerait le passage des fleuves. Il n’est pas non plus vraisemblable, d’après la description de cette bataille dans Thucydide (I, 62), que Gigônos fût quelque chose comme à une journée entière de marche de Potidæa. Suivant sa description, l’armée athénienne avance par trois marches très faciles ; ensuite, en arrivant à Gigônos, elle campe, étant alors près de l’ennemi, qui, de son côté, est déjà campé en l’attendant. L’imparfait indique qu’ils y étaient déjà au moment où les Athéniens campèrent à Gigônos ; ce qui serait difficilement le cas si les Athéniens étaient venus par trois marches successives de Berœa sur le mont Bermios.
J’ajouterais qu’il n’est pas plus étonnant qu’il y eût une Berœa en Thrace et une autre en Macedonia, — qu’il ne l’est qu’il y eût une Methônê en Thrace et une autre en Macedonia (Steph. Byz., Μεθώνη).
[46] Thucydide, I, 62, 63.
[47] Thucydide, I, 65.