SEPTIÈME VOLUME
Les dikasteria établis sous le système de Periklês variaient quant au nombre de leurs membres : nous n’entendons jamais parler de moins de 200 membres, — le plus généralement de 500, — et quelquefois aussi de 1.000, de 1.500, de 2.000 membres dans des procès importants[1]. Chaque homme, après que son occupation du jour était terminée, recevait des trésoriers, appelés kolakretæ, une paye de trois oboles ou une demi-drachme : du moins ce fut la somme payée pendant la première partie de la guerre du Péloponnèse. M. Bœckh suppose que la paye primitive proposée par Periklês était une obole, triplée dans la suite par Kleôn, mais son opinion est très douteuse. Il était indispensable de proposer une mesure de paye suffisante pour engager les citoyens à venir, et à venir fréquemment, sinon régulièrement. Or une seule obole semble être devenue dans la suite une tentation insuffisante même pour les ekklêsiastæ (ou citoyens assistant à l’assemblée publique), dont on avait moins fréquemment besoin que des dikastes, et qui ont dû avoir des séances plus faciles qu’eux ; ainsi, à plus forte raison, n’était-elle pas suffisante dans le cas de ces derniers. J’incline à croire que la paye accordée primitivement était trois oboles[2] ; d’autant plus que ces nouvelles institutions semblent avoir presque coïncidé pour le temps avec la translation du trésor confédéré de Dêlos à Athènes, — de sorte que le trésor de l’État paraissait alors abondamment garni. Quant au nombre de dikastes réellement présents chaque jour de séance, ou quant au minimum de membres nécessaires pour former une séance, nous n’avons que des renseignements très imparfaits. Bien que chacune des dix listes ou divisions de dikastes renfermât cinq cents individus, probablement il était rare que tous fussent présents. Mais il arrivait rarement aussi, probablement, que les dix divisions siégeassent toutes le même jour : il y avait donc lieu de combler ce qui manquait dans la division A, — quand elle était appelée par le sort et que les dikastes ne paraissaient pas en nombre suffisant, — au moyen de ceux qui appartenaient à la division B, et en outre les dikastes supplémentaires qui n’étaient compris dans aucune des dix divisions, bien que sur tous ces points nous ne puissions faire que des conjectures. Toutefois il est certain que les dikasteria étaient toujours nombreux, et qu’aucun des dikastes ne pouvait savoir dans quelles causes il serait employé, de sorte qu’il était impossible de les pratiquer à l’avance[3]. Telles furent les grandes innovations constitutionnelles de Periklês et d’Ephialtès, — changements gros de résultats pratiques, — transformation, aussi bien que complément, de ce système démocratique qu’avait commencé Kleisthenês, et vers lequel le flot du sentiment athénien avait continué de monter graduellement pendant les trente années précédentes. Si l’importance entière de ces changements n’est pas remarquée en général, c’est parce que les dikasteria populaires et les nomothetæ sont si souvent représentés comme des institutions de Solôn, n’ayant reçu de Periklês que la paye. Cette supposition erronée empêche absolument de voir clairement le développement de la démocratie athénienne en rejetant ses dernières élaborations à la période de son point de départ primitif et imparfait. Enlever aux magistrats tout leur pouvoir judiciaire, excepté celui d’imposer une faible amende, et à l’aréopage toute sa juridiction, excepté dans le cas d’homicide, — en établissant des dikastes populaires, nombreux et salariés, pour décider toutes les affaires judiciaires à Athènes, aussi bien que pour abroger et rendre dés lois, — tel fut l’achèvement de la démocratie athénienne. Aucun changement constitutionnel sérieux (excepté les interruptions temporaires des Quatre Cents et des Trente) n’y fut apporté dans la suite jusqu’au temps de l’intervention macédonienne. Telle Periklês la fit, telle elle resta à l’époque de Démosthène, — bien qu’avec une modification sensible dans le caractère et un affaiblissement dans l’énergie du peuple, riches aussi bien que pauvres. En appréciant le jeu pratique de ces nombreux dikasteria à Athènes, en comparaison de ce qu’on aurait pu attendre de magistrats individuels, nous avons à considérer, d’abord, — que la corruption personnelle et pécuniaire semble avoir été un vice commun parmi les principaux personnages de Sparte et d’Athènes, quand ils agissaient individuellement ou en conseils composés d’un petit nombre de membres, et qui n’était pas rare même chez les rois de Sparte ; — ensuite, que dans les cités grecques en général, telles que nous les connaissons même par l’oligarchique Xénophon (il excepta Sparte particulièrement), les hommes riches et d’un rang élevé non seulement n’obéissaient pas aux magistrats, mais même faisaient parade de montrer qu’ils ne s’en souciaient nullement[4]. Nous savons aussi par cette source, à l’abri du soupçon[5], que tandis que les citoyens athéniens pauvres qui servaient sur la flotte se distinguaient par la discipline la plus rigoureuse, les hoplites ou bourgeois intermédiaires qui formaient l’infanterie étaient moins obéissants, et les riches citoyens qui servaient dans la cavalerie étaient les plus désobéissants de tous. Il a été dans le fait si difficile partout de faire que des criminels riches et puissants fussent effectivement soumis à la justice, jusqu’à une époque récente de l’histoire, que nous serions surpris qu’il en fût autrement en Grèce. Si nous suivons la conduite insolente d’hommes riches tels que Kritias, Alkibiadês[6] et Meidias, même sous la démocratie d’Athènes clans tout sou développement ; nous pouvons être surs que leurs prédécesseurs, sous la constitution kleisthénéenne, ont dû être souvent trop formidables pour être punis ou tenus dans le respect par un archonte individuel de fermeté ordinaire[7] ; même en admettant qu’il fût intègre et bien intentionné. Or les dikasteria établis par Periklês étaient inaccessibles tant à la corruption qu’à l’intimidation : leur nombre, leur suffrage secret, et l’impossibilité de connaître à l’avance quels individus siégeraient dans un cas particulier quelconque, empêchaient à la fois l’une et l’autre. Et — en outre, la grandeur de leur nombre, extravagante suivant nos idées sur les affaires judiciaires, était essentielle à cet effet tutélaire[8] ; — elle servait en outre à rendre le jugement solennel et le verdict imposant sur lès esprits des parties et des spectateurs, comme nous pouvons le voir par ce fait, que dans des causes importantes le dikasterion était doublé et triplé. Et il n’était pas possible par d’autre moyen que par le nombre[9] de donner de la dignité à une assemblée de citoyens, dont beaucoup étaient pauvres, quelques-uns vieux, et tous méprisés individuellement par les accusés riches qu’on amenait devant eux, — comme Aristophane et Xénophon noirs le donnent clairement à entendre[10]. Si nous exceptons la rigoureuse discipline de l’éducation particulière à Sparte, ces nombreux dikasteria fournissaient le seul instrument que la politique grecque pût imaginer pour avoir un secours contre des criminels puissants, publics aussi bien que privés, et pour obtenir un verdict sincère et pur. A prendre en général le jeu des dikasteria, nous verrons qu’ils ne sont que le jugement par le jury appliqué sur une échelle large, systématique, sans aide et sans contrôle, en dehors de toute autre expérience historique, — et que par conséquent ils présentent dans des proportions exagérées et les qualités et les défauts caractéristiques du système du jury, en tant que comparé à la décision de juges exercés et de profession. Tous les éloges qu’il est d’usage de prononcer au sujet du jugement par le jury, se trouveront prédicables des dikasteria athéniens à un degré plus haut encore ; tous les reproches que l’on peut adresser,à bon droit aux dikasteria s’appliqueront aussi aux jurys modernes ; bien qu’à un degré moindre. Un tel parallèle n’en est pas moins juste, bien que les dikasteria, comme le trait le plus démocratique de la démocratie elle-même, aient été habituellement critiqués avec une défaveur marquée — tout blâme, toute ricanerie, tout bon mot à leur adresse qu’on peut trouver clans les auteurs anciens, comiques aussi bien que sérieux, étant acceptés comme vrais presque à la lettre ; tandis que les jurys sont une institution si populaire que leurs mérites ont été exagérés (en Angleterre, du moins), et leurs défauts mis à l’arrière-plan. La théorie du dikasterion athénien, et celle du jugement par le jury tel qu’il a prévalu en Angleterre depuis la révolution de 1688, sont une seule et même chose : recours à un certain nombre de simples citoyens, désignés par le sort ou sans possibilité de savoir à l’avance qui ils seront, s’engageant par serment à entendre sans paru pris et impartialement demandeur et défendeur, accusateur et accusé, et à rendre un verdict juste selon leur conscience sur une question distincte qui leur est soumise. Mais à Athènes, cette théorie fut poussée jusqu’à ses conséquences naturelles ; tandis que la pratique anglaise, sous ce rapport comme sous tant d’autres, n’est pas d’accord avec la théorie anglaise. Le jury, bien qu’étant une partie ancienne et constante du système judiciaire, n’a jamais été plus qu’une partie, — tenue en subordination dans des entraves, et en tutelle, par une couronne puissante et par des juges présidant un système artificiel de lois. Dans les procès politiques anglais, jusqu’à une époque de peu antérieure à la révolution de 1688, des jurés qui rendaient un verdict contraire à ce que dictait le juge étaient passibles d’une amende ; et à une période plus ancienne (si un second jury convoqué rendait un verdict opposé), même à la terrible punition de la flétrissure[11]. Et bien que pendant les cent cinquante dernières années le verdict du jury ait été libre quant à des faits, de nouveaux jugements ayant remplacé l’ancienne note d’infamie, — toutefois l’ascendant exercé sur l’esprit des jurés par le juge qui préside, et son influence sur la procédure comme autorité en matière de loi, ont toujours été tels qu’ils ont régi le jeu naturel de leurs sentiments et de leur jugement comme hommes et comme citoyens[12], — parfois au détriment, beaucoup plus souvent à l’avantage (toujours en exceptant les procès politiques) de la justice en elle-même. Mais à Athènes les dikastes jugeaient de la loi aussi bien que du fait. Les lois n’étaient pas nombreuses, et étaient rédigées en peu de mots, familiers pour la plupart. Déterminer la nature des faits, et décider si, quand les faits étaient incontestés, la loi invoquée leur était proprement applicable, faisaient partie de la question entière qui leur était soumise et entraient dans leur verdict. De plus, chaque dikasterion expliquait la loi par lui-même sans être obligé de suivre les décisions de ceux qui l’avaient précédé, si ce n’est qu’en tant qu’un telle analogie pouvait réellement influer sur les convictions des membres. C’étaient des personnes libres et jugeant par elles-mêmes, — que n’aidaient pas les leçons, mais en même temps que n’entravait pas l’ascendant imposant d’un juge de profession, — obéissant aux inspirations spontanées de leur propre conscience, et ne reconnaissant d’autre autorité que les lois de la cité, avec lesquelles ils étaient familiers. Le jugement, par le jury, tel qu’il est pratiqué en Angleterre depuis 1688, a eu politiquement une très grande importance, comme garantie contre les empiétements d’un pouvoir exécutif antipopulaire. En partie pour cette raison, en partie pour d’autres qu’il n’est pas nécessaire d’indiquer ici, il a été plus en honneur comme instrument de justice en général, et on a supposé que ce qu’il y a de bon dans l’administration de la justice, en Angleterre, lui est dû, beaucoup plus que cela n’est en réalité. Parmi les éloges sans réserve que l’on accorde si fréquemment à l’honnêteté, à la droiture d’appréciation exempte de préjugés, à l’instinct pratique pour découvrir le mensonge et résister aux sophismes, — dans une réunion de douze citoyens pris au hasard et mis dans le banc du jury, — on tient comparativement peu de compte soit des secours, soit des restrictions, soit des corrections dans la forme de nouveaux jugements, d’après lesquels ils agissent, soit du milieu artificiel de barreau dans lequel ils sont plongés pendant le temps de leur service, de sorte que la théorie du cas lés fait prendre pour des agents spontanés et analogues aux dikastes athéniens, plus que la pratique ne le confirme. Conséquemment, en lisant ces éloges dans des auteurs modernes, nous trouverons que les avantages directs attribués au jugement par le jury pour assurer une justice pure et impartiale, et plus encore ses avantages indirects pour améliorer et instruire les citoyens en, général, — auraient pu être présentés plus expressément encore dans un panégyrique des dikasteria athéniens prononcé par Periklês. S’il est vrai qu’un Anglais ou un Américain, compte plus certainement sur un verdict impartial et pur de la part d’un jury, de son pays que de celle d’un juge de profession permanent, à plus forte raison était-ce le sentiment d’un simple citoyen athénien„ quand il comparait les dikasteria avec l’archonte. Le juré écoute et juge dans la pleine persuasion qu’il a lui-même individuellement besoin de la même protection au du même redressement que d’autres invoquent : c’est ce que faisait aussi le dikaste. Quant aux effets du jugement par le jury, pour répandre le respect des lois et de la constitution, — pour donner à tout citoyen un intérêt personnel à imposer les premières et à maintenir la seconde, — pour communiquer un sentiment de dignité aux hommes pauvres, de condition humble, par l’accomplissement d’une fonction élevée aussi bien qu’utile, — pour provoquer des sympathies patriotiques, et exercer les facultés de l’esprit de tout individu ; — tous ces effets étaient produits à un degré plus haut encore par les dikasteria à Athènes, par suite de leur fréquence plus grande, de leur nombre, de la spontanéité de leur action intellectuelle, sans juge de profession sur lequel ils pussent rejeter la responsabilité d’une décision à prendre[13]. D’autre part, les imperfections inhérentes au jugement par le jury se montraient également sous une forme exagérée dans le système athénien. Le juré et le dikaste représentent tous deux le type de l’homme du temps et du lieu, à l’abri, il est vrai, de corruption pécuniaire ou de crainte personnelle, décidant, suivant ce qu’if regarde comme la justice ou selon quelque sentiment pur d’équité, de compassion, de religion ou de patriotisme, que par rapport au cas qui lui est soumis il considère comme aussi bon que la justice, — mais non pas exempt de sympathies, d’antipathies et de préjugés, qui agissent tous d’autant plus puissamment que souvent il n’a pas conscience de leur présence, et que même ils paraissent essentiels à l’idée qu’il a du bon sens ordinaire et droit. Selon qu’un jury est composé de catholiques ou de protestants, d’Irlandais ou d’Anglais, de commerçants, de fermiers, ou d’habitants d’une frontière sur laquelle règne la contrebande, — il se peut qu’une tendance correspondante à se montrer indulgents domine parmi ses membres. A l’époque d’un grand aveuglement tel que le complot papiste, — ou d’un puissant soulèvement local, tel que celui des rassemblements en faveur de l’Église et du roi, à Birmingham, en 1791, contre le docteur Priestley et les dissidents, — on trouve des jurys pour commettre ce qu’une époque plus calme reconnaît avoir été une grave injustice. Un jury contraire à la peine de mort, pour un crime particulier, acquittera des accusés malgré la preuve la plus claire de culpabilité. Il est probable qu’un délinquant, accusé d’un délit politique, devant le dikasterion, à Athènes, — n’ayant qu’un accusateur privé comme adversaire, avec un pouvoir égal de parler dans sa propre défense, de convoquer des témoins et d’appeler des amis pour parler en sa faveur, — avait plus de chance d’obtenir un jugement équitable, qu’il n’en aurait aujourd’hui nulle part, si ce n’est en Angleterre et’ dans les Etats-Unis d’Amérique ; et plus qu’il n’en aurait eu en Angleterre jusqu’au dix-septième siècle[14]. Les jurys apportent le sentiment commun aussi bien que la raison générale du public, — ou souvent, à vrai dire, seulement le sentiment séparé de fractions particulières du public, — pour dicter l’application de la loi à des cas particuliers. Ils servent à protéger contre quelque chose de pire, — surtout contre la corruption ou la servilité qui peuvent souiller des personnages publics permanents, — mais il n’est pas possible qu’ils fassent plus. Or le jugement des dikastes, a Athènes, remplissait le même but et renfermait les mêmes éléments d’erreur, et de mauvaise décision que le jury anglais ; mais il les avait à une dose plus forte[15], sans le contrepoids de l’autorité d’un juge et sans l’avantage d’une procédure telle que celle qui a été obtenue de nos jours en Angleterre. Les sentiments des dikastes comptaient pour plus, et leur raison pour moins : non seulement à cause -de leur plus grand nombre, qui naturellement élevait à un plus haut point le sentiment dans chaque individu, — mais encore parce que les discours dès orateurs ou des parties formaient la portion saillante de la procédure ; et les dépositions des témoins seulement une portion très secondaire. Le dikaste[16] n’entendait donc que peu des faits nus ; sujets appropriés à sa raison. Mais les parties lui fournissaient en abondance des mensonges plausibles, des calomnies, des suggestions et des assertions étrangères à l’affaire, etc., et cela aussi d’une manière habilement adaptée à son caractère. Conserver les faits du cas soumis au jury séparés du mensonge et des couleurs des parties, c’est la fonction la plus utile du juge moderne, dont l’influence est également considérable comme restriction apportée au plaideur. Ce qui pouvait aider la raison du dikaste était donc ainsi considérablement diminué, tandis que action sur ses sentiments, de colère aussi bien que de compassion, était rendue plus vive, en tant qu’on le compare avec le juré moderne[17]. Nous voyons dans les productions qui nous restent des orateurs attiques, combien il y a de déception plausible, d’abandon de la question véritable et d’appels aux sympathies, aux antipathies et aux préjugés de toute sorte adressés aux dikasteria[18]. Naturellement, les orateurs de la partie adverse avaient recours à ces artifices dans chaque jugement particulier. Nous n’avons pas le moyen de savoir jusqu’à quel point ils faussaient réellement le jugement des auditeurs[19]. Probablement l’habitude fréquente de siéger dans le dikasterion leur donnait une pénétration à découvrir les faux raisonnements que possèdent rarement des citoyens qui ne sont pas juges de profession. Néanmoins, on ne peut douter que dans un nombre considérable de causes, le succès dépendit moins des mérites intrinsèques du cas, que des airs apparents d’innocence et de sincérité, d’aisance à dire les faits, et de bon caractère en général, chez les parties, leurs témoins, et les amis qui s’adressaient à la cour en leur faveur. Les discours d’accusation des orateurs attiques, où une punition est invoquée contre un prétendu délinquant, sont exprimés avec une amertume qui est bannie aujourd’hui de la justice criminelle anglaise, bien qu’elle fût ordinaire dans les procès politiques des deux derniers siècles. On peut leur opposer les appels passionnés et expressifs adressés par les défendeurs et leurs amis à la commisération des dikastes ; appels heureux d’autant plus souvent qu’ils venaient les derniers, immédiatement avant que la sentence fût prononcée. Ceci est vrai de Rome aussi bien que d’Athènes[20]. Comme instrument pour des desseins judiciaires, les dikasteria athéniens étaient ainsi une simple et complète manifestation du jugement par le jury, avec ses qualités et ses défauts inhérents poussés tous deux à un relief exagéré. Ils assuraient une décision à la fois pure, empreinte de l’esprit public et imposante, — en même temps que la meilleure garantie qu’admit le cas contre des violences illégales de la part des riches et des grands[21]. Leur extrême publicité, aussi bien que leur procédure simple et orale, dépouillée, de ce caractère technique de mots et de formalités qui marquait la loi de Rome même à son début, n’était pas un médiocre avantage. Et comme les verdicts des dikastes, même s’ils étaient mauvais, dépendaient de causes de jugements erronés qui leur étaient communes avec la masse générale des citoyens, ils ne paraissaient jamais prononcer injustement et ne perdaient pas la confiance de leurs concitoyens en général. Mais quels qu’aient été leurs défauts comme instruments judiciaires, ils eurent, comme stimulant et pour la pensée et pour la parole, une efficacité sans pareilles, dans l’état où se trouvait la société athénienne. Sans doute. ils n’auraient pas produit le même effet s’ils avaient été établis à Thèbes ou à Argos. La sensibilité de l’esprit athénien, aussi bien que la pratique antérieure et les tendances expansives d’un droit de cité démocratique, était aussi une condition essentielle ; — il en était de même de ce véritable goût pour siéger en tribunal et entendre les deux parties avec impartialité, goût qui, malgré les railleries et les caricatures d’Aristophane, fut également honorable et utile au peuple. Le premier établissement des dikasteria coïncide presque avec le grand progrès que fit la tragédie attique en passant d’Æschyle à Sophokle. Le même développement du génie national, préparant alors de magnifiques manifestations dans la poésie tant tragique que comique, fut appelé avec une force doublée dans la voie de l’éloquence par le nouveau, système judiciaire. Un certain pouvoir de parler devint désormais nécessaire, non seulement à ceux qui avaient dessein de prendre une part marquante dans la politique, mais encore aux simples citoyens pour défendre leurs droits et repousser des accusations dans une cour de justice. C’était un talent de la plus grande utilité pratique, même séparément de desseins ambitieux, à peine inférieur à l’usage des armes ou à l’habitude du gymnase. En conséquence, les maîtres de grammaire et de rhétorique, et les compositeurs de discours écrits que d’autres devaient prononcer, commencèrent alors à se multiplier et à acquérir une importance sans exemple, — aussi bien à Athènes que dans la démocratie contemporaine de Syracuse[22], dans laquelle fut établie aussi une sorte de justice populaire. Le style et la parole commencèrent à être réduits en système, et communiqués ainsi, non pas toujours heureusement ; car plusieurs des premiers rhéteurs[23] adoptèrent une manière artificielle, ornée et vaine, dont le goût attique se délivra plus tard. Mais le vrai caractère d’un maître de rhétorique comme art, — homme donnant des préceptes et se mettant en avant dans des leçons d’apparat comme modèle pour les autres, est un trait qui appartient pour la première fois au siècle de Periklês et qui indique un nouveau besoin dans l’esprit des citoyens. Nous commençons à entendre parler, dans la génération qui grandit maintenant, du rhéteur et du sophiste, comme de gens jouissant d’influence et de renom. Ces deux noms indiquaient des personnes douées de semblables qualités morales et intellectuelles, ou souvent, à vrai dire, la même personne considérée à des points de vue différents[24] ; soit comme faisant profession d’améliorer le caractère moral, — ou comme communiquant le pouvoir et la facilité de s’exprimer, — ou comme suggérant des moyens préparés à l’avance et propres à persuader, des explications sur les lieux communs de morale et de politique, une abondance d’arguments sur des faits d’expérience ordinaire, une subtilité dialectique destinée à réfuter un adversaire, etc.[25] Antiphôn du dême Rhamnos en Attique, Thrasymachos de Chalkêdôn, Tisias de Syracuse, Gorgias de Leontini, Protagoras d’Abdêra, Prodikos de Keôs, Theodôtos de Byzantion, Hippias d’Elis, Zenôn d’Elea sont au nombre des _premiers qui se distinguèrent dans ces genres d’enseignement. Antiphôn fut l’auteur du premier discours composé qui fut réellement prononcé dans un dikasterion et conservé jusqu’au temps des critiques postérieurs[26]. Ces hommes pour la plupart n’étaient pas citoyens d’Athènes, bien que beaucoup d’entre eux appartinssent à des villes comprises dans l’empire athénien, à une époque où des causes judiciaires importantes appartenant à ces villes étaient souvent portées à Athènes pour y être jugées, — tandis que tous ils regardaient cette cité comme point central d’action et de distinction. Le terme sophiste, qu’Hérodote[27] applique avec un respect sincère à des hommes d’une sagesse distinguée, tels Solôn, Anacharsis, Pythagoras, etc., en vint alors à être appliqué à ces maîtres de vertu, de rhétorique, de conversation et de discussion, dont un grand nombre faisait profession de connaître tout le cercle de la science humaine, physique aussi bien que morale (alors assez étroit), autant qu’il était nécessaire pour parler sur une partie de cette science d’une manière plausible et efficace, et pour répondre à toute question qui leur serait proposée. Bien qu’ils passassent d’une ville grecque dans une autre ville, en partie en qualité d’ambassadeurs envoyés par leurs concitoyens, en partie pour déployer leurs talents devant un nombreux auditoire, avec beaucoup de renom et un gain considérable[28], — il parait qu’ils étaient vus avec jalousie et déplaisir par une grande partie du public[29]. Car à une époque où chaque citoyen plaidait sa propre cause devant le dikasterion, ils communiquaient, à ceux qui étaient assez riches pour l’acheter, une habileté particulière dans les armes communes, qui les faisait ressembler à des maîtres d’escrime où à des tireurs d’armes de profession au milieu d’une société de duellistes inexpérimentés[30]. De plus, Sokratês, — lui-même produit de la même époque, disputant sur les mêmes sujets et portant le même nom de sophiste[31], — mais méprisant la pratique politique et judiciaire, et cherchant à donner un stimulant à ses auditeurs et à produire sur eux des impressions morales, — Sokratês, — ou plutôt Platon parlant par la bouche de Sokratês, — soutint pendant tout le cours de sa vie une polémique constante contre les sophistes et les rhéteurs, dans cette veine négative dans laquelle il était sans pareil. Et comme les ouvrages de ces derniers n’ont pas survécu ; c’est surtout par les observations de leurs adversaires que nous les connaissons ; de sorte qu’ils sont clans une situation semblable à celle dans laquelle Sokratês lui-même aurait été, si nous avions été obligés de le juger seulement d’après les Nuées d’Aristophane, ou d’après ces impressions défavorables relatives à son caractère que nous savons, même par les Apologies de Platon et de Xénophon, avoir prévalu en général à Athènes. Toutefois, ce n’est pas le moment d’essayer de distinguer ce qu’il y eut de bon et de mauvais dans l’action des sophistes et des rhéteurs. A présent il suffit de dire qu’ils étaient le produit naturel de l’époque, pourvoyant à ces besoins et répondant à ce stimulant qui naissaient en partie des délibérations de l’ekklêsia, mais plus encore des luttes devant le dikasterion, — luttes dans lesquelles un beaucoup plus grand nombre de citoyens prenaient une part active, de leur propre consentement ou malgré eux. Les dikasteria publics et fréquents constitués par Periklês ouvrirent à l’esprit athénien précisément cette carrière d’amélioration qui convenait le mieux à son aptitude naturelle. Ils furent essentiels au développement de ce besoin d’où naquirent non seulement l’éloquence grecque, mais encore, comme produits secondaires, la philosophie morale et politique spéculative et l’analyse didactique de la rhétorique et de la grammaire, qui survécurent longtemps après que le génie créateur grec avait cessé d’exister[32]. Et ce fut une des premières mesures de l’oligarchie des Trente de défendre, par une loi expresse, tout enseignement de l’art de parler. Aristophane raille les Athéniens pour leur amour de. la parole et de la controverse, comme s’il avait affaibli leur énergie militaire ; mais de ce temps, sans aucun doute, ce reproche n’était pas vrai, — et il ne devint vrai, même en partie, qu’après — les malheurs écrasants qui marquèrent la fin de la guerre du Péloponnèse. Pendant le cours de cette guerre, une action insouciante et énergique fut le trait caractéristique d’Athènes, même à un plus haut degré que l’éloquence ou la discussion politique, bien qu’avant le temps de Démosthène il se fût opéré un changement considérable. L’établissement à Athènes de ces dikasteria payés fut ainsi un des événements les plus importants et les plus féconds de toute l’histoire grecque. La paye aidait à fournir un moyen de vivre pour les vieux citoyens qui avaient passé l’âge du service militaire. Les hommes d’un certain âge étaient les personnes les plus propres à un tel service, et étaient préférés pour des desseins judiciaires, et à Sparte, et, à ce qu’il semble, dans la Grèce héroïque. Néanmoins, il n’est pas nécessaire de supposer que tous les dikastes fussent ou vieux ou pauvres, bien qu’un nombre considérable d’entre eux le fussent, et bien qu’Aristophane choisisse ces qualités comme faisant partie des sujets les plus propres à être tournés par lui en ridicule. Periklês a souvent été critiqué pour cette institution, comme s’il eût été le premier à assurer une paye aux dikastes qui auparavant servaient pour rien, et qu’il eût ainsi introduit des citoyens pauvres dans des cours composées antérieurement de citoyens au-dessus de la pauvreté. Mais, en premier lieu, cette supposition n’est pas exacte en réalité, en ce qu’il n’y avait pas de tels dikasteria constants fonctionnant antérieurement sans paye ; ensuite, si elle eût été vraie, l’exclusion habituelle des citoyens pauvres aurait annulé l’action populaire de ces corps, et les aurait empêchés de répondre désormais au sentiment régnant à Athènes. Et il ne pouvait sembler déraisonnable d’assigner une paye régulière à ceux qui rendaient ainsi un service régulier. Ce fut en effet une partie essentielle dans l’ensemble du plan[33] et du projet, au point que la suppression de la paye semble seule avoir suspendu les dikasteria, pendant que l’oligarchie des Quatre Cents fut établie, — et c’est seulement sous ce jour qu’on peut la discuter. En prenant le fait tel qu’il est, nous pouvons supposer que les six mille Héliastes qui remplissaient les dikasteria étaient composés de citoyens de moyenne fortune et de plus pauvres indistinctement, bien qu’il n’y rien qui exclût les plus riches s’ils voulaient servir. |
[1] V. Meier, Attisch. Prozess, p.139. Andocide mentionne un procès sous l’accusation de γραφή παρανόμων, intenté par son père Leogoras à un sénateur nommé Speusippos, dans lequel siégeaient six mille dikastes, — c’est-à-dire le corps entier des Héliastes. Toutefois le vague langage si habituel à Andocide rend cette assertion très incertaine (Andocide, De Mysteriis, p. 3, § 29)
V. Matthiæ, De Judiciis Atheniensium, dans ses Miscellanea philologica, vol. I, p. 252. Matthias révoque en doute la leçon de ce passage de Démosthène (cont. Meidiam, p. 585), où il est parlé de deux cents dikastes comme siégeant pour juger ; il pense qu’il devait y avoir πεντακοσίους au lieu de διακοσίους, — mais ce changement serait téméraire.
[2] V. sur cette question, Bœckh, Publ. Econ. of Athens, ch. 15, p. 233 ; K. P. Hermann, Griech. Staatsalt., 134.
La preuve que présente M. Bœckh pour démontrer d’abord que la paye primitive n’était que d’une obole, — ensuite que Kleôn fut le premier qui introduisit le triobole, — est dans les deux cas très peu concluante.
Certains passages du Scholiaste, où il est dit que la paye des dikastes flotta, n’indiquent pas naturellement tant l’élévation d’une obole à trois, qu’un changement en plus ou en moins selon, les circonstances. Or il semble qu’il y eut quelques occasions où le trésor fut si pauvre, qu’il est douteux que les dikastes pussent être payés : V. Lysias, cont. Epikrat., c. 1 ; Cont. Nikomach., c. 22 ; et Aristophane, Equit., 1370. Cette cause a donc pu quelquefois influer sur le montant de la paye.
[3] Il y a sur ce point un passage remarquable dans le traité de Xénophon, De Republ. Athen., III, 6.
Qu’il y eût beaucoup de corruption à Athènes, où l’on pouvait aborder et pratiquer les individus, cela est très probable (v. Xénophon, De Republ. Athen., III, 3), et nous pouvons bien croire qu’il y avait aussi des occasions particulières dans lesquelles de l’argent était donné aux dikastes, dont quelques-uns furent punis de mort pour s’être laissé ainsi corrompre (Æschine, Cont. Timarch., c. 17-22, p. 12-15). Mais le passage que nous venons de citer de Xénophon, témoin peu bienveillant, montre que les précautions prises pour prévenir la corruption des dikasteria étaient bien imaginées et heureuses, bien que ces précautions pussent parfois être éludées.
[4] Xénophon, De Republ. Laced., c. 8, 2.
Relativement aux actes violents commis par des hommes puissants à Thèbes, ce qui rendait presque impossible d’obtenir justice contre eux par crainte d’être mis à mort, v. Dikæarque, Vit. Græc. Fragm., éd. Fabr. p. 148 ; et Polybe, XX, 4, 6 ; XXIII, 2.
[5] Xénophon, Memorab., III, 5, 18.
[6] V. Xénophon, Memorab., I, 2, 12-25 ; Thucydide, VI, 15, et le discours qu’il donne comme ayant été prononcé par Alkibiadês dans l’assemblée, VI, I7 ; Plutarque, Alkibiadês, c. 7-8-16, et le discours de Démosthène contre Meidias, d’un bout à l’autre ; de même Fragm. V des Πέλαργοι d’Aristophane, Meineke, II, p. 1128.
[7] Sir Thomas Smith, dans son traité : On the Commonwealth of England, explique la Cour de la Chambre étoilée comme constituée dans l’origine afin de s’occuper des coupables trop forts pour le cours ordinaire de la justice. Les nombreux composés de la langue grecque, ne fournissent qu’un seul mot qui décrive exactement cette même classe de coupables, — Ύβριστόδικαι, — titre d’une des comédies perdues d’Eupolis ; V. Meineke, Historia critica comicorum Græcorum, V. I, p.145.
Le doyen Tucker fait observer, dans son Treatise on civil government : Il y eut à peine une session du parlement depuis l’époque de Henri III, jusqu’à Henri VIII ; mais on rendit des lois pour restreindre les querelles, les brigandages et l’oppression des barons et de leurs subordonnés d’un côté, — et pour modérer et refréner les excès et les extorsions des pourvoyeurs royaux de l’autre ; c’étaient là les deux maux capitaux sentis alors. Relativement à la tyrannie de l’ancien baronnage, même des écuyers aussi bien que d’antres n’avaient pas honte de porter les livrées de leur chef, et de se glorifier de tonte marque distinctive qui pouvait faire connaître qu’ils restaient auprès de tel ou tel grand personnage comme bretteurs, et qu’ils étaient prêts à s’engager dans leurs querelles, justes ou injustes, légitimes on non. Les histoires de ces temps, en même temps que les statuts du royaume,, nous apprennent qu’ils s’associaient (ou, comme ils le disaient, qu’ils se confédéraient) en grands corps, paradant à cheval dans les foires et les marchés, et revêtus d’une armure, à la grande terreur des sujets pacifiques ; bien plus, qu’ils accompagnaient leurs seigneurs au parlement, dans le même costume militaire, et qu’ils osaient même quelquefois se présenter devant le juge des assises, et entrer dans les cours de justice d’une manière hostile, — tandis que leurs maîtres prenaient place à côté des juges sur le banc, intimidant les témoins, et influençant les jurés par des regards, des mouvements de tête, des signes et des signaux (Treatise concerning civil government, p. 337, by Josiah Tucker, D. D. London, 1781.)
Tout le chapitre (p. 301-305) contient une foule de statuts et beaucoup d’autres choses qui expliquent l’intimidation exercée par des hommes puissants dans ces temps sur le cours de la justice.
Un passage dans les Fragments de Salluste offre un tableau frappant de la conduite de citoyens puissants sous la république romaine (Fragm. lib. I, p. 158, éd. Delph.).
Comparez l’exposé de la condition des villes d’un bout à l’autre de l’Europe au treizième, au quatorzième et au quinzième siècle dans l’ouvrage de Hüllmann, Staedtewesen des Mittelalters, en particulier vol. III, p. 196-199 sqq.
La mémorable institution qui se répandit dans presque tontes les cités italiennes pendant ces siècles, de nommer comme podestat ou magistrat suprême une personne étrangère à la ville — même pour remplir cette charge pendant un court espace de temps, — fut l’expédient auquel elles eurent recours pour échapper à l’extrême perversion du pouvoir judiciaire et administratif, qui résultait de puissantes alliances de famille. Les restrictions que l’on jugea nécessaires pour se défendre contre la faveur ou les antipathies de la part du podestat, sont extrêmement singulières (Hüllmann, vol. III, p. 252-261 sqq.).
La conduite des familles patriciennes dans ces cités (fait observer Hüllmann), par rapport aux dettes qu’elles avaient contractées, était au nombre des pires vexations, si nombreuses, auxquelles les classes commerçantes étaient exposées de leur part, — un des plus grands abus qu’elles pratiquaient grâce à leur position supérieure. Combien de fois allèrent-elles jusqu’à maltraiter leurs créanciers, qui venaient réclamer simplement ce qui leur était dû ! (Staedtewesen, vol. II, p. 229)
L’Histoire de Florence de Machiavel montre, d’un bout à l’autre, l’habitude invétérée des puissantes familles de se placer au-dessus des lois et de l’autorité judiciaire. Dans le fait, il semble la regarder comme une maladie chronique incurable dans la société, qui amène nécessairement des disputes toujours renaissantes entre les hommes puissants et le corps du peuple. Le peuple (dit-il) désire vivre selon les lois ; les hommes considérables désirent les dominer ; il est donc impossible qu’ils marchent tous deux d’accord ensemble (liv. II, p. 79, ad ann. 1282).
Le premier livre de l’intéressant roman appelé les Promessi Sposi, de Manzoni, plein lui-même de faits historiques et publié depuis avec des notes explicatives par l’historien Cantu, — présente un état d’administration judiciaire très semblable à celui qui est décrit plus haut, dans le Milanais, pendant le seizième et le dix-septième siècle ; état que démontrent des édits répétés, mais inefficaces, destinés à mettre des hommes puissants sous le contrôle réel des lois.
Comme les hommes possédant la richesse et le pouvoir, dans les principaux gouvernements de l’Europe moderne, sont aujourd’hui complètement sous le contrôle des lois, le lecteur moderne est disposé à supposer que tel est l’état naturel des choses. Il n’est donc pas sans importance de produire quelques exemples (qu’on pourrait multiplier indéfiniment) pour lui rappeler les phénomènes très différents que présente l’histoire des temps passés presque partout.
[8] Le nombre des juges romains employé pour juger une cause criminelle dans les Quæstiones perpetuæ dans le dernier siècle et demi de la république, semble avoir varié entre 100, 75, 70, 56, 51, 32, etc. (Laboulaye, Essai sur les lois criminelles des Romains, p. 336. Paris, 1845).
Du temps d’Auguste, il y avait un total de quatre mille juges à Rome, répartis dans quatre décuries (Pline, H. N., XXXIII, 1, 31).
La vénalité aussi bien que la corruption de parti de ces juges ou jurés romains, pris dans l’ordre sénatorial et dans l’ordre équestre, les deux ordres les plus élevés et les plus riches de l’État, — était bien courue et flagrante (Appien, Bell. civil., I, 22, 35, 37 ; Laboulaye, ibid., p. 217.227 ; Walter, Geschichte des Roemischen Rechts, ch. 28, sect. 237, 238 ; Acconius in Cicéron, Verrines, p. 141-145, éd. Orelli ; et Cicéron lui-même, dans la remarquable lettre à Atticus, Ep. ad Attic., I, 16).
[9] De nombreux dikasteria pris au sort semblent avoir été établis dans des temps postérieurs à Rhodes et dans d’autres cités grecques (bien que Rhodes n’eût pas une constitution démocratique) ; et avoir fonctionné d’une manière satisfaisante. Salluste dit (dans son Oratio II ad Cœsarem de Republica ordinanda, p. 561 ; éd. Cort.) : Judices a paucis probari, regnum est ; ex pecunia legi, inhonestum. Quare omnes prima classis judicare placet ; sed numero plures quam judicant. Neque Rhodios, neque alias civitates unquam suorum judiciorum pœnituit ; ubi promiscue dives et pauper, ut cuique sors tulit, de maximis rebus juxta ac de minimis disceptat.
Machiavel, Discorsi sopra Tito-Livio, lib. I, c. 7, insiste sur la nécessité d’une justice nombreuse dans une république où il n’y a pas d’armée permanente ni force publique constituée comme profession ; il la regarde comme le seul moyen de donner de la force à une justice animée d’un esprit publie contre des criminels puissants. Cf. l’ensemble du même chapitre.
J’ajoute un autre passage remarquable de Machiavel, — Discorso sulla Riforma (de Florence, adressé au pape Léon X), p. 119, 120, vol. IV de l’édition complète de ses œuvres, 1813 : E necessarissimo in una republica questo ricorso, perché i pochi cittadini non hanno araire di punire gli nomini grandi, e pero bisogna che a tale effetto concorrano assai cittadini, acciochè il giudicio si nasconda, e nascondendosi, ciascuno si possa scusare.
[10] Aristophane, Vesp., 570 ; Xénophon, Rep. Ath., I, 18. Nous ne devons pas supposer que tous les dikastes qui jugeaient une cause fassent très pauvres ; Démosthène ne parlait pas à des hommes très pauvres comme à l’esclave que chacun d’eux pouvait avoir laissé au logis. (Démosthène, cont. Stephan. A., c. 26, p. 1127).
C’était selon la loi un crime pour les dikastes de recevoir des présents dans l’exercice de leurs fonctions, aussi bien que pour tout citoyen de leur donner de l’argent (Demosthène, cont. Steph. B, c. 13, p. 1137). Et il semble que l’on peut parfaitement affirmer sans danger, qu’en pratique ils n’étaient jamais gagnés à l’avance ; s’il en eût été autrement, nous aurions vu d’abondantes allusions à un tel fait dans les nombreuses plaidoiries au libre langage qui nous restent (précisément comme il y en a dans les orateurs romains) ; tandis qu’en réalité il n’y a guère d’allusions pareilles. Le mot δεκάζων (dans Isocrate, de Pap. Or. VIII, p. 169, sect. 63) ne fait pas allusion au fait d’obtenir par des moyens corrompus des verdicts de dikastes dans le dikasterion, mais à celui d’obtenir par de semblables moyens des votes pour des charges dans l’assemblée publique, où l’élection se faisait par mains levées. Isocrate dit que cela se fit souvent à son époque, et il se peut qu’il en ait été ainsi ; mais dans le cas des dikasteria, on prenait de bien meilleures garanties contre cet abus.
Ce que dit Aristote (dans ses Πολιτεϊαι, Fragm. XI, p. 69, éd. Neumann : Cf. Harpocration, v. Δεκέζειν ; Plutarque, Coriolan, c. 14 ; et Pollux, VIII, 121) donne à entendre qu’Anytos fut le premier qui enseigna l’art τοΰ δεκάξειν τά δικαστήρια, peu de temps avant la bataille d’Ægos-Potami. Mais outre que le renseignement sur ce point est vague au plus haut degré, nous pouvons faire remarquer qu’entre la défaite de l’oligarchie des Quatre Gents et la bataille d’Ægos-Potami, l’état financier et politique d’Athènes fut tellement embarrassé, que l’on peut bien douter qu’elle pût maintenir les dikasteria payés sur le pied ordinaire. Tout le service personnel des citoyens et tout l’argent public ont dû être à la fois mis en réquisition à ce moment pour se défendre contre l’ennemi, sans laisser de surplus pour d’autres objets ; il n’y avait pas même assez pour fournir une, paye régulière aux soldats et aux marins (Cf. Thucydide, VI, 91 ; VIII, 69, 71, 76, 86). Si donc dans ce temps de détresse les dikasteria étaient rarement convoqués, et sans aucune certitude de paye, un accusé puissant pouvait trouver plus facile de les pratiquer à l’avance que, ce ne l’avait été auparavant, ou que ce ne le devint plus tard, quand le, système fonctionna régulièrement. Nous pouvons donc difficilement raisonner avec certitude depuis la période qui précède de peu la bataille d’Ægos-Potami, soit jusqu’à celle qui précéda l’expédition sicilienne, soit jusqu’à celle qui suivit le renversement des Trente.
[11] M. Jardine, dans son intéressante et importante publication, Criminal Trials, vol. I, p. 115, après avoir raconté le procès de sir Nicolas Throckmortou en 1553, pour haute trahison, et son acquittement, fait observer : Il y a dans ce procès une circonstance qu’il ne faut pas omettre sans faire une observation. Il parait qu’après que le procès fut terminé, le jury fut obligé de s’engager à répondre de son verdict, et fut ensuite emprisonné pendant huit mois et condamné à une forte amende par une sentence de la Chambre étoilée. Telle était la sécurité que le jugement par le jury présentait aux particuliers dans ces temps, et tels étaient les périls auxquels étaient alors exposés les jurés qui se hasardaient à agir d’après leur opinion consciencieuse dans des poursuites politiques ! Mais même cette conduite à l’égard du jury, quelque monstrueuse qu’elle paraisse à nos idées améliorées de l’administration de la justice, ne doit pas être considérée comme un exercice irrégulier d’un pouvoir illégitime dans cette occasion particulière. Le fait est que les juges d’Angleterre avaient depuis plusieurs siècles exercé une semblable autorité, non sans exciter quelques murmures ; et ce ne fut que plus d’un siècle après, sous le règne de Charles II, qu’une décision solennelle fuit prononcée contre sa légalité.
... Sous le règne de Jacques Ier il, fut arrêté par le lord chancelier Egerton, avec les deux premiers juges et le baron président, que quand un accusé serait reconnu coupable dans le procès, le jury ne serait pas questionné ; mais d’autre part que, si le jury avait acquitté un félon ou un traître, malgré les preuves manifestes, il serait accusé devant la Chambre étoilée pour sa partialité à ne pas trouver coupable un homme évidemment criminel. Après l’abolition de la Chambre étoilée, il y eut plusieurs exemples sons le règne de Charles II dans lesquels il fut résolu que le grand et le petit jury seraient condamnés à l’amende s’ils rendaient des verdicts contraires à l’évidence manifeste et aux instructions de la cour. Cf. les Notes on Fortescue, De Landibus legum Angliæ, c. 27, de M. Amos.
[12] Relativement aux jurys français, M. Cottu (Réflexions sur la Justice criminelle, p. 79) fait les remarques suivantes :
Le désir ardent de bien faire dont les jurés sont généralement animés, et la crainte de s’égarer, les jette dans une obéissance passive à l’impulsion qui leur est donnée par le président de la cour d’assises, et si ce magistrat sait s’emparer de leur estime, alors leur confiance en lui ne tonnait plus de bornes. Ils le considèrent comme l’étoile qui doit les guider dans l’obscurité qui les environne, et pleins d’un respect aveugle pour son opinion, ils n’attendent que la manifestation qu’il leur en fait pour la sanctionner par leur déclaration. Ainsi, au lieu de deux juges que l’accusé devait avoir, il n’en a bien souvent qu’un seul, qui est le président de la cour d’assises.
Anselm Feuerbach (dans la seconde partie de son ouvrage, Ueber die Oeffentlichkeit und Mündlichkeit der Gerechtigkeitspliege, qui contient son examen du système judiciaire français, Ueber die Gerichtsverfassung Frankreichs, abth. III, H V, p. 477) confirme cette assertion d’après une observation considérable des cours de justice françaises.
L’habitude des jurys français, dans tant de cas douteux, de prononcer un verdict de culpabilité à une majorité de sept contre cinq (cas dans lequel la loi fait peser la condamnation réelle sur les juges présents à la cour, en ordonnant que leurs votes soient comptés avec ceux dit jury) est une preuve remarquable de cette aversion du jury pour la responsabilité d’une décision : V. Feuerbach, ibid., p. 481 sq. Cf. aussi le traité du même auteur, Betrachtungen ueber das Geschwornengericht, p. 186-198.
[13] Je transcris d’un éminent jurisconsulte des Etats-Unis, — M. Livingston, auteur d’un Code pénal pour l’État de Louisiane (Préface, p. 12-16), un éloquent panégyrique du jugement par le jury. Il ne contient guère plus que les arguments sur lesquels on appuie communément, mais il est exprimé avec une chaleur particulière et avec une abondance d’autant plus grande que le peuple de la Louisiane, pour lequel écrivait l’auteur, était moins familier avec l’institution et son jeu. Le lecteur observera que presque tout ce qui est dit ici en faveur du jury, Periklês aurait pu le dire avec une application beaucoup plus vraie et plus large, lorsqu’il imposa la mesure par laquelle le pouvoir judiciaire était transféré des magistrats individuels aux dikasteria.
Par notre constitution (i. e. dans la Louisiane) le droit d’être jugé par un jury est assuré à l’accusé, mais il n’est pas établi exclusivement. Ceci toutefois, peut se faire par une loi, et il, y a en sa faveur tant de fortes raisons ; qu’on a jugé convenable d’insérer dans le Code une déclaration précise, que dans toutes les poursuites criminelles, le jugement parle jury, est un privilège auquel on ne peut renoncer. S’il était entièrement laissé au choix de l’accusé, un désir de se concilier la faveur du juge, l’ignorance de son intérêt, ou la confusion inhérente à sa position pourraient l’engager à abandonner l’avantage d’être jugé par ses concitoyens, et à accoutumer aussi graduellement le peuple à un spectacle qu’il ne devrait jamais voir, — un seul homme déterminant le fait, appliquant la loi, et disposant à son gré de la vie, de la liberté et de la réputation d’un citoyen.... Ceux qui défendent la disposition présente de nos lois disent, — en admettant que le jugement par le jury soit un avantage : La loi fait assez quand elle laisse au choix de l’accusé dé profiter de ses bienfaits. Il est le meilleur juge pour reconnaître s’il lui sera utile ; et il serait injuste de le diriger dans un choie si important. Cet argument est plus spécieux que solide. Il y à des raisons, et quelques-unes ont été exposées déjà, qui montrent que ce choix ne peut être exercé librement. Il y a clé plus un autre intérêt à considérer outre celui de l’accusé. S’il est coupable, l’État a intérêt à le convaincre ; et qu’il soit coupable ou innocent, il a un intérêt plus élevé, — c’est que le fait soit débattu sans parti pris devant des juges inaccessibles à l’influence, et dégagés de tonte prévention qui pourrait donner une fausse idée d’an devoir public. Il a un intérêt dans le caractère de l’administration de la justice, et un devoir suprême à remplir en la mettant à l’abri du soupçon. Il n’est donc pas vrai de dire :que les lois font assez quand elles donnent le choix entre un jugement, juste et impartial, et un autre qui est exposé aux plus grandes objections. Elles doivent faire plus ; — elles doivent restreindre ce choix, de manière à ne pas souffrir qu’un individu malavisé les dégrade au point d’en faire des instruments de ruine, quand même cette ruine serait infligée volontairement, on de mort, quand même cette mort serait un suicide.
Un autre avantage qu’il y a à rendre ce mode de jugement obligatoire, c’est qu’il répand l’instruction la plus précieuse dans tous les rangs des citoyens. C’est une école, dont chaque jury inscrit sur le tableau est une classe séparée, où les prescriptions des lois et les conséquences d’une désobéissance à ces prescriptions sont enseignées d’une manière pratique. L’exercice fréquent de ces importantes fonctions donne en outre nu sentiment de dignité et de respect de soi-même, qui non seulement convient au caractère d’un citoyen libre, mais qui ajoute à son bonheur particulier. Ni l’esprit de parti, ni l’intrigue, ni le pouvoir, ne peuvent liai enlever sa part dans l’administration de la justice, bien qu’ils puissent humilier l’orgueil de toute autre charge ou rendre vacante toute autre place. Toutes les fois- qu’il est appelé à agir en cette qualité, il doit sentir que bien que placé dans la, situation la plus humble peut-être, il est encore le gardien de la vie, de la liberté et de la réputation de ses concitoyens contre l’Injustice et l’oppression ; et que si son intelligence ordinaire s’est trouvée le meilleur refuge pour l’innocence, son incorruptible intégrité est déclarée un gage certain que le crime n’échappera pas. Un État dont les citoyens les plus obscurs sont ainsi élevés individuellement à remplir ces augustes fonctions, qui sont tour à tour les défenseurs des personnes lésées, la terreur des criminels, les gardiens vigilants de la constitution ; sans le consentement desquels une punition ne peut être infligée, ni un déshonneur encouru ; qui peuvent par leur voix arrêter le coup de l’oppression, et diriger le bras de la justice où il doit frapper, — un tel État ne peut jamais tomber dans l’esclavage, ni se soumettre facilement à l’oppression. Des maîtres corrompus peuvent pervertir la constitution ; d’ambitieux démagogues peuvent en violer les prescriptions ; aile influence étrangère peut en contrôler les opérations ; mais tant que le peuple jouit du jugement par le jury, il ne peut cesser d’être libre. L’instruction qu’il répand, le sentiment de dignité et d’indépendance qu’il inspire, le courage qu’il crée, — lui donneront toujours une force de résistance capable de lutter contre les empiétements, et un esprit rénovateur qui fera le désespoir d’un pouvoir arbitraire. Les ennemis de la liberté le savent bien ; ils savent combien c’est un admirable véhicule, pour porter la contagion de ces principes libéraux qui attaquent le cœur de leur pouvoir, et en conséquence ils prennent garde qu’il ne s’introduise avec plus de soins qu’ils n’en prendraient pour éviter une maladie pestilentielle. Dans le pays où il existe déjà, ils s’efforcent insidieusement d’innover, parce qu’ils n’osent pas détruire ouvertement. On introduit des changements incompatibles avec l’esprit de l’institution, sous le prétexte plausible d’amélioration. Les classes ordinaires des citoyens sont trop ignorantes pour remplir les fonctions de jurés, — un choix est nécessaire Ce choix doit être confié à un agent du pouvoir exécutif, et doit être fait parmi les hommes les plus éminents par l’éducation, la fortune et la considération ; de sorte qu’après plusieurs opérations successives de chimie politique, on peut obtenir un résultat brillant, libre, il est vrai, de toute écume républicaine, mais sans rien de la valeur intrinsèque qui se trouve dans l’intégrité rude, mais inflexible, de la composition primitive. Des hommes inscrits sur le tableau par ce procédé ne ressemblent que de nom aux jurés grossiers, honnêtes, illettrés, qui ne doivent de dignité qu’à l’accomplissement de leurs devoirs ; et dont tes fonctions, dont l’exercice n’est que momentané, ne donnent ni à la corruption ni à l’influence de la peur le temps d’agir. Des innovations pareilles changent l’institution au point qu’il ne lui reste plus rien qui attache les affections ou éveille l’intérêt du peuple, et on la néglige comme inutile, et on l’abandonne comme une invention nuisible.
Par suite de cette vive admiration pour le jugement par le jury, M. Livingston, dans les dispositions de son Code, limite très considérablement l’intervention du juge président, ramenant ainsi les jurés à une plus grande ressemblance avec les dikastes athéniens (p. 85) :
Je restreins la charge du juge à une notion de la loi et à la répétition des preuves, seulement sur la demande de l’un des membres du jury. L’usage de répéter tous les témoignages d’après des notes, — prises toujours (par la nature des choses) imparfaitement, assez souvent d’une manière inexacte, et quelquefois avec négligence, — a un double désavantage : il en résulte que les jurés, qui comptent plus sur les notes du juge que sur leur propre mémoire, sont inattentifs aux preuves ; et ils ont ainsi une copie imparfaite de ce que la nature du jugement par le jury exige qu’ils su rappellent dans leurs esprits. Forcés de compter sur eux-mêmes, la nécessité excitera leur attention, et ce sera seulement quand ils seront en désaccord dans leurs souvenirs qu’ils auront recours aux notes du juge.
M. Livingston va jusqu’à ajouter que les juges, d’après leurs vieilles habitudes acquises comme avocats praticiens, ne sont guère jamais neutres, — qu’ils prennent presque toujours parti, — et généralement contre les prisonniers en cause.
Les mêmes considérations que celles que M. Livingston présente ici pour démontrer la valeur du jugement par le jury, sont aussi exposés avec force par M. Charles Comte, dans sa traduction du Treatise on Juries de sir Richard Phillips ; augmentée d’une foule de bonnes réflexions sur la forme différente que le système. du jury a prise en Angleterre et en France (Des Pouvoirs et des Obligations des Jurys, traduit de l’anglais par Charles Comte, 21 éd. Paris, 1828, avec des Considérations préliminaires sur le Pouvoir judiciaire, p. 100 sq.).
La longueur de cette note m’empêche de citer quelque chose encore, soit des observations laudatives de sir Richard Phillips, soit de celles de M. Comte. Mais on les trouvera (comme celles de M. Livingston) même plus applicables aux dikasteria d’Athènes qu’aux jurys d’Angleterre et d’Amérique.
[14] M. Jardine (Criminal Trials, Introduct., p. 8) fait observer que la manière d’agir contre des personnes accusées de délits politiques dans les premiers temps de notre histoire ne mérite pas le nom de jugements : c’était une pure dérision de la justice, etc.
Relativement à ce qu’ont été les jurys anglais, il est curieux de lire les remarques suivantes de M. Daines Barrington, Observations on the statutes, p. 409. En faisant remarquer un statut de Henri VII, il dit :
Le 21e chapitre dit : That perjury is much and customarily used within the City of London, among such persons as passen and been impanelled in issue, joined between party and party. — Ce parjure est fort usité et très habituel dans la cité de Londres, parmi les personnes qui s’offrent et sont inscrites pour juger une affaire entre tel ou tel.
On s’est plaint de ce délit avant ce statut dans les préambules de plusieurs lois, comme étant toujours le parjure d’un juré, qui rend une décision contraire à son serment, et non celui dont nous entendons trop souvent parler aujourd’hui chez les témoins produits dans un procès.
Dans la Dance of death (Danse macabre), écrite primitivement en français par Macharel, et traduite par John Lydgate sous ce règne, avec quelques additions pour l’adapter à des caractères anglais, — un juré est mentionné, qui a souvent reçu des présents pour rendre un faux verdict, ce qui prouve que le crime était très commun. Le shérif, qui convoquait le jury, était également très sujet à s’en rendre coupable, en appelant ceux qui étaient les plus partiaux et les plus prévenus. Carew, dans son Histoire du Cornouailles, nous apprend que c’était un article commun dans un compte d’attorney, qu’un payement réclamé pro amicitiâ vice comitis.
Il est également remarquable qu’on se plaigne plus particulièrement, par le préambule de ce statut et par d’autres, de partialité et de parjure de la part de jurés de la cité de Londres que d’antres parties de l’Angleterre. Stow nous fait connaître qu’en 1468 plus d’un juré de cette ville fut puni, du moyen de papiers fixés sur sa tête, relatant le crime de s’être laissé gagner par les parties de l’affaire. Il se plaint également que ce délit criant continuât du temps de la reine Élisabeth, quand il écrivit son Histoire de Londres : et Fuller, dans ses English Worthies mentionne comme une locution proverbiale que les jurés de Londres pendent une moitié et sauvent l’autre. Grafton aussi, dans sa Chronique, nous apprend que le chancelier du diocèse de Londres fut accusé de meurtre, et que l’évêque écrivit une lettre au cardinal Wolsey, en faveur de son officier, pour arrêter les poursuites, « parce que les jurés de Londres étaient si prévenus, qu’ils déclareraient Abel coupable du meurtre de Caïn.
Un faux verdict rendu par le petit jury était puni d’une note d’infamie ; et le statut ordonne que la moitié du grand jury, quand le jugement est per medietatem linguæ, soit composée d’étrangers, et non d’hommes de Londres.
And there’s no London jury, but are led in evidence as far by common fame, as they are by présent deposition.
Et il n’y a pas de jury de Londres qui ne soit amené à l’évidence autant par le bruit public que parla déposition présente. (Ben Johnson’s Magnetic Lady, act. III, sc. 3.)
Il parait par la quinzième loi rendue sous Henri VI, c. 5 (qui expose également le grand accroissement de parjure chez les jurés et dans les termes les plus forts) que dans toute poursuite contre un jury il y avait treize défendeurs, — les douze jurés qui donnaient le verdict et le demandeur ou défendeur qui l’avait obtenu, et qui, par conséquent était supposé avoir usé de corruption pour se le procurer. Pour cette raison, si le verdict était donné en faveur de la couronne, aucune flétrissure ne pouvait être prononcée, parce que le roi, comme défendeur, ne pouvait pas être amené à engager la discussion avec un jury qui était poursuivi.
Cf. aussi le même ouvrage, p. 391, 457 et Notes on Fortescue de Laudib. leg. Angliæ, c. 27, de M. Amos.
[15] En France, le jugement par le jury a été introduit pour la première fois par l’Assemblée constituante en 1790 ; et alors seulement pour la procédure criminelle : je transcris les remarques suivantes sur le jeu de cette institution en les empruntant de l’article instructif dans le Répertoire de jurisprudence de Merlin, article Jurés. Bien qu’écrit flans un esprit très favorable au jury, on y voit les réflexions d’un, jurisconsulte observateur sur le caractère et la compétence des jurés qu’il avait vus agir, et sur leur disposition à prononcer le verdict suivant le sentiment que leur inspirait le cas qui leur était soumis.
Pourquoi faut-il qu’une institution qui rassure les citoyens contre l’endurcissement et la prévention si funeste à l’innocence, que peut produire l’habitude de juger les crimes... qu’une institution qui donne pour juges à un accusé des citoyens indépendants de toute espèce d’influence, ses pairs et ses égaux..., pourquoi faut-il que cette institution, dont les formes sont simples, touchantes, patriarcales, dont la théorie flatte et entraîne l’esprit par une séduction irrésistible, ait été si souvent méconnue, trompée par l’ignorance et la pusillanimité, prostituée peut-être par une vile et coupable corruption ?
Rendons pourtant justice aux erreurs, même à la prévarication des jurés : ils ont trop de fois acquitté les coupables, mais il n’a pas encore été prouvé qu’ils eussent jamais fait, couler une goutte de sang innocent ; et si l’on pouvait supposer qu’ils eussent vu quelquefois le crime là où il n’y avait qu’une apparence trompeuse et fausse, ce ne serait pas leur conscience qu’il faudrait accuser, ce serait la fatalité malheureuse des circonstances qui auraient accompagné l’accusation, et qui aurait trompé de même les juges les plus pénétrants et les plus exercés à rechercher la vérité et à la démêler du mensonge.
Mais les reproches qu’ont souvent mérités les jurés, c’est d’avoir cédé à une fausse commisération, ou à l’intérêt qu’étaient parvenues à leur inspirer les familles d’accusés qui avaient un rang dans la société : c’est souvent d’être sortis de leurs attributions, qui se bornent à apprécier les faits, pour les juger d’une manière différente de la loi. J’ai vu cent exemples de ces usurpations de pouvoir et de ce despotisme des jurés. Trop souvent ils ont voulu voir une action innocente là où la loi avait dit qu’il y avait un crime, et alors ils n’ont pas craint de se jouer de la vérité pour tromper et éluder la loi...
Serait-il possible d’améliorer l’institution des jurés, et d’en prévenir les écarts souvent trop scandaleux ? Gardons-nous d’en douter. Que l’on commence par composer le jury de propriétaires intéressés à punir le crime pour le rendre plus rare : que surtout on en éloigne les artisans, les petits cultivateurs, hommes chez qui, sans doute, la probité est heureusement fort commune, mais dont l’esprit est peu exercé, et qui, accoutumés aux déférences, aux égards, cèdent toujours à l’opinion de ceux de leurs collègues dont le rang est plus distingué, ou qui, familiarisés seulement avec les idées relatives à leur profession, n’ont jamais eu, dans tout le reste, que des idées d’emprunt on d’inspiration. On sait qu’aujourd’hui ce sont ces hommes qui dans presque toute la France forment toujours la majorité des jurés : mettez au milieu d’eux un homme d’un état plus élevé, d’un esprit délié, d’une élocution facile, il entraînera ses collègues, il décidera la délibération ; et si cet homme a le jugement faux ou le coeur corrompu, cette délibération sera nécessairement mauvaise.
Mais pourra-t-on parvenir à vaincre l’insouciance des propriétaires riches et éclairés, à leur faire abandonner leurs affaires, leurs familles, leurs habitudes, pour les entraîner dans les villes, et leur y faire remplir des fonctions qui tourmentent quelquefois la probité et donnent des inquiétudes d’autant plus vives que la conscience est plus délicate ? Pourquoi non ? Pourquoi les mêmes classes de citoyens qui, dans les huit ou dix premiers mois de 1192, se portaient avec tant de zèle à l’exercice de ces fonctions, les fuiraient-elles aujourd’hui ? surtout si, pour les y rappeler, la loi fait mouvoir les deux grands ressorts qui sont dans sa main, si elle s’engage à récompenser l’exactitude et à punir la négligence ! (Merlin, Répertoire de jurisprudence, art. Jurés, p. 97.)
Dans ces passages il est à remarquer que ce qui est signalé particulièrement au sujet des jurys, tant anglais que français, c’est leur répugnance à déclarer coupables des accusés amenés devant eux. Or le caractère des dikastes athéniens, tels qu’ils sont représentés par M. Mitford et par beaucoup d’autres auteurs, est précisément le contraire : une sévérité et une cruauté extrêmes, et une disposition à convaincre tous les accusés qu’on leur présente, sur peu ou point de preuves, — surtout les accusés riches. J’ose affirmer que leur attribuer un pareil caractère en général, n’est pas moins improbable en soi que peu soutenu par de bonnes preuves. Dans les discours qui nous restent des défendeurs, nous trouvons en effet des plaintes faites art sujet de la sévérité des dikasteria ; mais dans ceux qui viennent des accusateurs, il y a, au contraire, un grand nombre de plaintes au sujet d’une indulgence excessive de la part des dikasteria, et de l’impunité qui s’ensuivait pour les criminels. Et Aristophane, — qui guide la plupart des auteurs modernes même quand ils ne le citent pas, — si on l’étudie sans parti pris, ne prouve pas le caractère attribué aux dikastes par M. Mitford : même en admettant qu’Aristophane soit un témoin fidèle et digne de foi, ce que ne sera pas disposé à faire quiconque connaît son portrait de Sokratês. Aristophane s’empare de toute qualité propre à faire rire aux dépens des dikastes, et le portrait qu’il fait d’eux comme Guêpes était bien calculé dans le dessein de les représenter comme pleins d’acrimonie, transportés d’irritation et d’impatience de trouver quelqu’un à convaincre et à punir. Mais même lui, quand il décrit ces dikastes en action, nous les montre obéissant aux appels faits à leur pitié, aussi bien qu’à ceux qu’on adresse à leur colère, — prompts à céder et susceptibles d’impression quand on touche leurs sentiments dans un sens ou dans un autre, et incapables, quand ils entendent l’appel justificatif de l’accusé, de conserver la colère que le discours de l’accusateur avait excitée en eux (v. Aristophane, Vesp., 574, 713, 727, 974). En outre, si des Guêpes nous nous tournons aux Nuées, où le poète attaque les sophistes et non les dikastes, il nous y est dit que les sophistes pouvaient armer tout homme de faux raisonnements et de subterfuges qui le mettaient cri état d’obtenir soin acquittement dès dikastes, quelque f0t le crime commis.
Je pense que cette disposition, cette facilité à recevoir des impressions en tout sens, par l’art, l’éloquence, les prières, les larmes, les invectives, etc., est le vrai caractère des dikastes athéniens. Et je pense aussi qu’ils étaient, en règle générale, plus ouverts à la commisération qu’à tout autre sentiment, — comme ce qui a été dit plus haut au sujet des jurés français : Εύκίνητος πρός όργήν (ό Άθηναίων δήμος εύμετάθετος πρός έλεον, — cette expression de Plutarque sur le dêmos athénien n’est pas moins vraie relativement aux dikastes : cf. aussi la description que fait Pline (H. N., XXXV, 10) du mémorable tableau du dêmos athénien par le peintre Parrhasios.
[16] J’ai à peine besoin de faire remarquer que la différence entre le dikaste et le juré, à cet égard, n’est qu’une question de degré. M. Merlin fait observer : Je ne pense pas, comme bien des gens, que pour être propre aux fonctions de juré, il suffise d’avoir une intelligence ordinaire et de lai probité. Si l’accusé paraissait seul aux débats avec les témoins, il ne faudrait sans doute que du bon sens pour reconnaître la vérité dans des déclarations faites avec simplicité et dégagées de tout raisonnement ; mais il y paraît assisté presque toujours d’un ou de plusieurs défenseurs qui, par des interpellations captieuses, embarrassent ou égarent les témoins, et par mie discussion subtile, souvent sophistique, quelquefois éloquente, enveloppent la vérité de nuages, et rendent l’évidence même problématique. Certes, il faut plus que de bonnes intentions, il faut plus que du bon sens, pour ne pas se laisser entraîner à ces fausses lueurs, pour se garantir des écarts de la sensibilité, et pour se maintenir immuablement dans la ligne du vrai, au milieu de ces impulsions données en même temps à l’esprit et au cœur (Merlin, Répertoire de jurisprudence, art. Jurés, p. 98).
A Athènes, il n’y avait pas d’avocat de profession ; l’accusateur et l’accusé (ou le demandeur et le défendeur, si la cause était civile) paraissaient chacun en personne avec leurs témoins, ou quelquefois avec des dépositions que les témoins avaient faites sous serment devant l’archonte : chacun pouvait venir avec un discours préparé par Antiphôn (Thucydide, VIII, 68), ou par quelque autre rhéteur ; chacun pouvait avoir un ou plusieurs ξυνηγόρους pour parler en sa faveur après lui, mais selon la vraisemblance seulement en dehors de l’espace de temps que lui accordait la clepsydre. Dans les causes civiles, le défendeur a dû parfaitement connaître le cas du demandeur, puisque, outre l’anakrisis ou examen préliminaire devant l’archonte, la cause avait été dans la plupart des cas déjà devant un arbitre. Dans une cause criminelle, la partie accusée n’avait que l’anakrisis pour la guider quant à l’objet dont elle était accusée ; mais il parait, d’après les discours préparés pour les accusés que nous possédons aujourd’hui, que cette anakrisis a dû être assez abondante pour lui donner une bonne idée de ce qu’elle avait à réfuter. L’accusateur était condamné à une amende de mille drachmes, s’il n’obtenait pas dans le verdict un cinquième des votes des dikastes composant le tribunal.
Antiphôn non seulement composai des discours pour des plaideurs devant le dikasterion, mais encore il leur donnait de précieux avis en général sur la manière de mener leur affaire, etc., bien qu’il ne parfit pas lui-même devant les dikastes ; c’est ainsi que Ktesiklês le λογόγραφος (Démosthène, Cont. Thookrin., c. 5) agissait comme conseil ou attorney général. Xénophon (Memor., I, 2, 51) signale les personnes qui savaient comment fournir avis et aide à ceux qui étaient engagés dans un procès, comme analogues aux chirurgiens quand on est malade, bien qu’ils n’eussent pas de nom courant de profession.
[17] Aristote, dans les deux premiers chapitres de son traité De Rhetorica, se plaint que les maîtres et les auteurs de rhétoriques qui l’avaient précédé traitassent presque entièrement des différents moyens d’agir sur les sentiments des dikastes, et de faits étrangers à la question réelle que les dikastes devaient juger (I, 1, 1 : cf. I, 2, 3, et III, 1, 2).
Cela suffit pour montrer combien étaient marqués les appels aux sentiments des dikastes, réellement et en pratique, quand même nous ne le saurions pas par la lecture des discours eux-mêmes.
Relativement à l’habitude qu’avaient les accusés d’amener leurs épouses et leurs enfants devant les dikastes comme suppliants en leur faveur pour obtenir de la clémence ou un acquittement, V. Aristophane, Vesp., 567-976 ; Andocide, De Mysteriis (ad finem), et Lysias, Orat. IV, De Vulnere (ad finem).
[18] Pour une personne accoutumée à la justice de l’Europe moderne, conduite dans toutes ses phases par le concours d’hommes de profession (juges, avocats, attorneys (avoués), etc.), et considérée par le public en général comme une chose dans laquelle aucun simple citoyen ne pourrait ni ne devrait agir par lui-même, — rien n’est plus remarquable à la lecture des discours judiciaires attiques (dans une certaine mesure aussi des Romains) que l’absence absolue de ce sentiment de profession, et le spectacle de la justice invoquée et administrée à la fois par de simples citoyens exclusivement. Ce qui s’en rapproche le plus dans la justice moderne peut se trouver dans les cours de requêtes et autres cours destinées à juger des causes limitées à de petites sommes, — trop petites pour mériter l’attention de juges et de légistes.
Malgré leur influence directe et importante sut le bien-être et la sécurité des classes pauvres, ces cours ont été peu mises en lumière. L’Histoire de la cour de requêtes de Birmingham, par M. William Hutten (récemment publiée de nouveau par MM. Chambers), fait exception à cette remarque, et est pleine de renseignements instructifs relativement aux habitudes, à la conduite et aux misères de personnes pauvres. Elle fournit, en outre, l’exemple qui se rapproche le plus, que je sache, des sentiments des dikastes et des plaideurs athéniens, quoique naturellement avec maintes différences importantes. M. Hutton y assista nombre d’années sans interruption en qualité de commissaire, et prit un vif intérêt aux honorables travaux de la cour. Ses remarques sur la position, les devoirs et les difficultés des commissaires, expliquées par des cas nombreux présentés en détail, sont extrêmement intéressantes et offrent des pensées qui ont dû souvent se présenter à l’esprit des dikastes intelligents à Athènes.
Loi et équité (dit-il, p. 34) varient souvent. Si les commissaires ne peuvent décider contre la loi, ils peuvent décider sans elle, Leur serment les oblige à agir selon une bonne conscience (περί ότου οΰκ είσι νόμοι, γνώμη τή δικαιοτάτη — était le serment d’un dikaste athénien). Un homme a seulement besoin d’être instruit de l’affaire, pour pouvoir décider.
Quelques mots de la page 36 sur les sources de mauvais jugement : Une fausse information est une autre source de mal ; les deux parties emploient la supercherie à l’égard des commissaires. Les seules personnes qui peuvent jeter du jour sur le sujet ne veulent pas le faire.
Il est difficile de ne pas être gagné par le premier orateur, s’il a un air de douceur et sil est bien maître de ce qu’il veut conter, ou de ne pas être prévenu en faveur de la faiblesse ou de l’enfance. Ceux qui ne peuvent s’aider eux-mêmes, nous sommes très portés ides assister.
Rien n’émeut comme les larmes. Bien qu’elles naissent de la faiblesse, ce sont de puissants avocats qui désarment instantanément, en particulier — celles que les affligés veulent dissimuler. Elles viennent du coeur et vont au coeur, si le juge a un coeur auquel on puisse arriver. Détresse et pitié sont inséparables.
Peut-être n’y eut-il jamais de juge, de dix-sept ans à soixante-dix, qui ait pu regarder avec indifférence la beauté en détresse ; s’il l’a pu, il n’était pas bon à être juge. Il serait étranger à la décision, celui qui l’est à la compassion. Toutes ces choses influent sur l’homme, et faussent son jugement.
Telle est la description, faite par un juge parfaitement honnête et non de profession, des sentiments qu’il éprouvait quand il siégeait. On la trouvera expliquée par de fréquents exemples des plaideurs attiques, où ils s’adressent aux sentiments ici décrits pour les éveiller dans le coeur des dikastes.
[19] Démosthène (cont. Phormio, p. 913, c. 2) fait remarquer expressément combien les témoins se gardaient plus de donner un faux témoignage devant le nombreux dikasterion que devant l’arbitre.
[20] Asconius expose les prières et les supplications qui furent adressées aux juges à Rome, au moment où ils allaient prononcer la sentence dans le procès de Scaurus, que défendait Cicéron (Cicéron, pro Scauro, p. 28, éd. Orelli).
Cf. également Cicéron, Brutus, c. 23, sur la défense de Sergius Galba ; Quintilien, Inst. orat., II, 15.
[21] Platon, dans son traité des Lois (VI, p. 768) adopte tous les principes distinctifs des dikasteria athéniens. Il insiste en particulier sur ce point, que le citoyen qui ne participe pas à l’exercice de cette fonction, se regarde comme n’ayant ni part ni intérêt dans la république.
[22] Aristote, ap. Cicéron, Brutus, c. 12. Itaque cum sublatis in Siciliâ tyrannis res privatæ longo intervallo judiciis repeterentur, tum primum quod esset acuta ea gens et controversa naturâ, artem et præcepta Siculos Coracem et Tisiam conscripsisse, etc. Cf. Diodore, XI, 87 ; Pausanias, VI, 17, 8.
[23] Surtout Gorgias. V. Aristote, Rhétorique, III, 1, 26 ; Timée, Fragm. ; Denys d’Halicarnasse, De Lysiâ Judicium, c. 3 ; également Foss, Dissertatio de Gorgia Leontino, p. 20 (Halle, 1828) ; et Westermann, Geschichte der beredsamkeit in Griechenland und Rom, sect. 30, 31.
[24] Platon (Gorgias, c. 20-75 ; Protagoras, c. 9). Lysias est quelquefois désigné comme sophiste (Démosthène, Cont. Neær., c. 7, p. 1351 ; Athénée, XIII, p. 592). Il n’y a pas de raisons suffisantes pour supposer avec Taylor (Vit. Lysiæ, p. 56, éd. Dobson) qu’il y eût deux personnes du nom de Lysias, et que celle qui est ici nommée soit différente de l’auteur des discours qui nous restent. V. M. Fynes Clinton, F. H., p. 360, Appendice, c. 20.
[25] V. le premier livre de la Rhétorique d’Aristote (auquel il a été fait allusion dans une note précédente) pour ses remarques sur les maîtres techniques de rhétorique avant son époque. Il fait observer (et Platon l’avait remarqué avant lui) (I, 1 et 2) que leur enseignement était en grande partie étroit et pratique, portant exclusivement sur ce qui était exigé pour la pratique du dikasterion. Cf. aussi un remarquable passage de son traité de Sophisticis Elenchis, c. 32, ad finem. Et bien qu’il pose lui-même une théorie de rhétorique beaucoup plus profonde et plus compréhensive et tout ce qui s’y rattache (dans un traité qui a rarement été surpassé en puissance d’analyse philosophique), cependant tout en recommandant ses spéculations à l’attention, il fait appel la grande importance pratique de l’enseignement de la rhétorique, comme mettant un homme en état de se tirer d’affaire, et de combattre lui-même en cas de besoin (I, 1, 3 : cf. III, 1, 2 ; Platon, Gorgias, c. 41-55 ; Protagoras, c. 9 ; Phædre, c. 43-50 ; Euthydem., c. 1-31 ; et Xénophon, Memorab., III, 12, 2, 3).
V. aussi le caractère de Proxenos dans l’Anabase de Xénophon, II, 6, 16 ; Plutarque, Vit. X, Orator., p. 307 ; Aristophane, Nubes, 1108 ; Xénophon, Memorab., I, 2, 48 ; Platon, Alkibiadês, I, c. 31, p. 119 ; et un passage frappant dans la Vie de Caton l’Ancien, de Plutarque, c. 1.
[26] Plutarque, Vit. X, Orat., p. 832 ; Quintilien, III, 1, 10. Cf. Van Spaan (ou Ruhnken), Dissertatio de Antiphonte oratore attico, p. 8, 9, mise en tête de l’édition d’Antiphôn et d’Andocide donnée par Dobson. On dit qu’Antiphôn fut le maître de l’historien Thucydide. L’assertion de Plutarque, qui avance que le père d’Antiphôn fut aussi sophiste, ne peut guère être vraie.
[27] Hérodote, I, 29 ; IV, 95.
[28] Platon (Hippias Major, c. 1, 2 ; Menon, p. 95 ; et Gorgias, c. 1, avec une note de Stallbaum) ; Diodore, XII, 53 ; Pausanias, VI, 17, 8.
[29] Xénophon, Memorab., I, 2, 31. Enseigner ou apprendre l’art de la parole était le reproche ordinaire que faisait le vulgaire aux philosophes et aux hommes lettrés. Cf. Æschine, cont. Timar., au sujet de Démosthène, c. 25, 27, ce qui explique le curieux fragment de Sophokle, 865.
[30] Tel est probablement le sens de ce remarquable passage dans lequel Thucydide décrit l’orateur athénien Antiphôn (VIII, 68). Inde illa circa occultandam eloquentiam simulatio, fait observer Quintilien (Inst. or., IV, 1, 8).
Cf. Platon (Protagoras, c. 8 ; Phædre, c. 86), Isocrate, Cont. Sophistas, Or. XIII, p. 295, où il se plaint des maîtres ; Démosthène, De Fals. Legat., c. 70, 71, p. 447-420 ; et Æschine, cont. Ktesiph., c. 9, p. 371.
[31] Æschine, Cont. Timarch., c. 34, p. 74.
Parmi les sophistes qu’Isocrate critique sévèrement, il semble évidemment comprendre Platon, comme on peut le voir par l’opposition entre δόξα et έπιστήμη, qu’il signale particulièrement et qu’il fait ressortir d’une manière si remarquable dans les écrits platoniques (Isocrate, cont. Sophistas, Or. XIII, p. 293 : et p. 295). Nous savons aussi que Lysias appelait et Platon et Æschine le disciple de Sokratês, du nom de sophistes (Aristide, Orat. Platonic., 46. Ύπέρ τών τεττάρων, p. 407, vol. II, éd. Dindorf). Aristide fait remarquer avec justesse que le nom de sophiste était un nom général, comprenant tous les philosophes, les maîtres et les hommes lettrés.
Dans le fait, le nom général de sophistes se prenait en bonne ou en mauvaise part, on avec un sens indifférent, comprenant les philosophes, les économistes, les métaphysiciens, etc. Plus tard je prendrai l’occasion d’examiner les critiques indistinctes contre eux comme classe, que la plupart des écrivains modernes ont copiées implicitement dans la polémique des temps anciens. Cet examen se trouvera dans le tome XII, ch. 2 de cette Histoire.
[32] Xénophon, Memorab., I, 2, 31. Xénophon attribue l’adoption de cette loi à une haine personnelle de Kritias contre Sokratês, et la rattache à une anecdote excessivement puérile, si on la considère comme la prétendue cause de cette haine, aussi bien que de la loi qui s’ensuivit. Mais il est évident que la loi avait un sens beaucoup plus profond, et qu’elle était dirigée contre une des habitudes démocratiques les plus remarquables.
[33] Thucydide, VIII, 67. Comparez un curieux passage, même par rapport au temps, de Démosthène, dans le discours de cet orateur, Contra Bœotum de Nomine, c. 5.