HISTOIRE DE LA GRÈCE

SEPTIÈME VOLUME

CHAPITRE VI — ACTES DE LA CONFÉDÉRATION SOUS ATHÈNES COMME CHEF. - PREMIÈRE FORMATION ET EXPANSION RAPIDE DE L’EMPIRE ATHÉNIEN (suite).

 

 

Ce fut en effet à la fois dans la constitution intérieure (ce dont je parlerai bientôt plus longuement) et dans la politique extérieure d’Athènes que le renvoi de ces soldats fut fécond en résultats. Immédiatement les Athéniens adoptèrent une résolution formelle de renoncer à l’alliance entre eux et Lacédæmone contre les Perses. Ils firent plus : ils cherchèrent des ennemis qu’avait Lacédæmone sur terre, pour faire alliance avec eux.

Parmi ces alliés, celui qui était de beaucoup le premier, tant par le rang parmi les Hellènes qu’en pouvoir réel, était Argos. Cette ville, neutre pendant l’invasion des Perses, s’était actuellement remise des effets de la destructive défaite que lui avait fait essuyer environ trente ans auparavant le roi spartiate Kleomenês. Les fils des anciens citoyens étaient devenus des hommes, et la prédominance temporaire des Periœki, acquise par suite de la perte ruineuse de citoyens dans cette défaite, avait été de nouveau abattue. Dans le voisinage d’Argos, et dépendantes d’elles, étaient situées Mykênæ, Tyrins et Midea, — petites en pouvoir et en importance, mais riches en renommée mythique. Dédaignant le honteux exemple d’Argos au moment du danger, ces villes avaient fourni des contingents tant aux Thermopylæ qu’a Platée, ce que leur puissante voisine n’avait pu empêcher sur l’instant ni punir dans la suite, par crainte de l’intervention de Lacédæmone. Mais aussitôt qu’on vit cette dernière en danger et occupée chez elle, par une formidable révolte messénienne, les Argiens profitèrent de l’opportunité pour attaquer non seulement Mykênæ et Tyrins, mais encore Orneæ, Midea et d’autres villes à demi dépendantes autour d’elles. Plusieurs de ces villes furent réduites, et les habitants, privés de leur autonomie, furent incorporés dans le domaine d’Argos ; mais les Mykénæens, en partie à cause de la vaillance supérieure de leur résistance, en partie à cause de leur renommée mythique, furent ou vendus comme esclaves ou bannis[1]. Grâce à ces victoires, Argos fut alors plus puissante que jamais, et les propositions d’alliance que lui fit Athènes, tout en les fortifiant toutes les deux contre Lacédæmone, lui ouvrirent une nouvelle chance de recouvrer son hégémonie perdue dans le Péloponnèse. Les Thessaliens devinrent membres de cette nouvelle alliance, qui était une alliance défensive contre Lacédæmone ; et on nourrit sans doute l’espoir d’y entraîner quelques-uns des amis habituels de cette dernière.

Le nouveau caractère que la ville d’Athènes avait pris ainsi, comme compétiteur pour des alliances sur terre, non moins que pour un ascendant maritime, vint à propos pour protéger la ville voisine de Megara. Il parait que Corinthe, peut-être poussée comme Argos par l’état de faiblesse des Lacédæmoniens, avait fait des empiétements sur les frontières de Kleônæ d’un côté et de Megara de l’autre[2]. Sur ce motif, la dernière, désespérant probablement d’être protégée par Lacédæmone, renonça à l’alliance lacédæmonienne, et obtint la permission de s’inscrire au nombre des alliés d’Athènes[3]. Ce fut une acquisition d’une valeur signalée pour les Athéniens, puisqu’elle leur ouvrait à la fois toute l’étendue du territoire, en travers de la partie extérieure de l’isthme de Corinthe, jusqu’à l’intérieur du golfe Krissæen, sur lequel était situé le port mégarien de Pêgæ, — et les mettait en possession des défilés du mont Geraneia, de sorte qu’ils pouvaient arrêter la marche d’une armée péloponnésienne sur l’isthme et protéger l’Attique contre une invasion. Cet acte fut en outre d’une grande importance dans ses effets sur la politique grecque : car il fut regardé comme une injure par Lacédæmone, fit une offense mortelle aux Corinthiens, et alluma, les flammes de la guerre entre eux et Athènes, leurs alliés les Épidauriens et les Æginètes, prenant parti pour eux. Bien qu’Athènes ne se fût encore rendue coupable d’empiétement injuste sur aucun État péloponnésien, son ambition et son énergie avaient inspiré une terreur universelle ; tandis que les Etats maritimes du voisinage, tels que Corinthe, Epidauros et Ægina, voyaient ces qualités effrayantes les menacer à leurs propres portes, grâce à son alliance avec Argos et Megara. De plus, il est probable que l’ancienne querelle entre les Athéniens et les Æginètes, bien qu’assoupie déjà un peu de temps avant l’invasion des Perses, n’avait jamais été apaisée ni oubliée, de sorte que les Æginêtes qui habitaient en vue de Peiræeus, étaient à la fois les plus aptes à apprécier et les plus disposés à craindre l’énorme puissance maritime que possédait actuellement Athènes. Periklês avait coutume d’appeler Ægina la bête noire de Peiræeus[4] : mais nous pouvons être sûrs que Peiræeus, devenu un vaste port fortifié dans la génération actuelle, était à un bien plus haut degré la bête noire d’Ægina.

Les Athéniens étaient à ce moment activement engagés dans la poursuite de la guerre contre la Perse ils avaient une flotte qui ne comptait pas moins de deux cents voiles ; équipée par la confédération, ou composée de ses vaisseaux collectivement, et qui servait alors à Kypros et sur la côté de Phénicie. De plus, la révolte des Egyptiens sous Inaros (vers 460 av. J.-C.) leur ouvrit un nouveau moyen d’action contre le grand roi. Leur flotte, sur l’invitation des révoltés, remonta le Nil jusqu’à Memphis, où se présentait d’abord un bon espoir de rejeter la domination des Perses. Cependant, malgré une si grande distraction de leurs forces disponibles, leurs opérations militaires prés de chez eux furent conduites avec une vigueur non diminuée ; et l’inscription qui reste, — où sont rappelés les noms de leurs citoyens dé la tribu Erechtéide, tués dans une seule et même année à Kypros, en Égypte, en Phénicie, chez les Halieis, à Ægina et à Megara, — nous représente d’une manière frappante cette énergie qui étonnait et même alarmait leurs contemporains.

Leur première manière d’agir à Megara fut d’une nature tout à fait nouvelle, dans l’état actuel de la Grèce. Il était nécessaire pour les Athéniens de protéger leur nouvelle alliée contre la supériorité d’une armée de terre péloponnésienne, et de s’assurer une communication constante avec elle, par mer. Mais la cité (comme la plupart des anciennes villes helléniques) était située sur une colline à quelque distance de la mer, séparée de son port, Nisæa, par un espace de prés d’un mille (1 kil. 600 m.). Une des premières choses que firent les Athéniens fut de construire deux lignes de murs, rapprochées l’une de l’autre et parallèles, rattachant la cité à Nisæa ; de sorte que la ville et le port formaient ainsi une seule forteresse continue, où était maintenue une garnison athénienne permanente, avec le moyen constant de recevoir du secours d’Athènes en cas de besoin. Ces « Longs Murs, n bien que copiés plus tard dans d’autres endroits et sur une échelle plus considérable, furent dans cette conjoncture une invention ingénieuse, en vue d’étendre le bras maritime d’Athènes jusqu’à une ville de l’intérieur des terres.

Toutefois, les premières opérations de Corinthe ne furent pas dirigées contre Megara. Les Athéniens, ayant tenté un débarquement dans le territoire des Halieis (population de la péninsule argolique méridionale, confinant à Trœzen et à Hermionê), furent défaits sur terre par les forces de Corinthe et d’Epidauros : il est possible que ce soit dans cette expédition qu’ils acquirent la possession de Trœzen, que nous trouvons plus tard dans leur dépendance, sans savoir quand il en arriva ainsi. Mais dans une bataille navale qui fut livrée à la hauteur de l’île de Kekryphaleia (entre Ægina et la péninsule argolique) les Athéniens gagnèrent la victoire. Après cette victoire et cette défaite, — ni l’une ni l’autre n’étant à ce qu’il paraît très décisives, — les Æginètes commencèrent à prendre une part plus énergique à la guerre, et réunirent toutes leurs forces navales à celles de leurs alliés, — Corinthiens, Épidauriens et autres Péloponnésiens : tandis qu’Athènes équipait une flotte d’une grandeur correspondante, et convoquait également ses alliés ; bien que nous ignorions le nombre réel de l’un ou de l’autre côté. Dans la grande bataille navale qui s’ensuivit à la hauteur de l’île d’Ægina, la supériorité que les Athéniens avaient acquise dans la tactique navale par une pratique de vingt ans, depuis la guerre des Perses, — sur les anciens vaisseaux et marins helléniques, tels qu’on les voit dans ces États où à l’époque de la bataille de Marathôn avait résidé la force maritime de la Grèce, — cette supériorité, disons-nous, fut démontrée par la victoire la plus complète et la plus décisive. Les marins péloponnésiens et dôriens n’avaient pas encore fait l’épreuve de l’habileté perfectionnée d’Athènes sur mer, et en voyant combien ils furent déconcertés par elle, mûrie vingt-huit ans plus tard au commencement de la guerre du Péloponnèse, nous ne serons pas surpris de voir ses effets destructifs sur eux dans cette première bataille. La puissance maritime d’Ægina fut ruinée sans retour. Les Athéniens prirent soixante-dix vaisseaux de guerre, débarquèrent des forces considérables dans l’île et commencèrent le siège de la ville par terre aussi bien que par mer[5].

Si les Lacédæmoniens n’avaient pas été occupés chez eux par le blocus d’Ithômê, ils auraient probablement été amenés à envahir l’Attique pour faire une diversion en faveur des Æginètes ; d’autant plus que le Perse Megabazos vint à Sparte à cette époque de la part d’Artaxerxés pour les déterminer à agir ainsi, afin de forcer les Athéniens à se retirer de l’Égypte. Ce Perse apportait avec lui une somme considérable d’argent ; néanmoins il fut obligé de s’en retourner sans accomplir sa mission[6]. Cependant les Corinthiens et les Épidauriens, tout en amenant à Ægina un renfort de 300 hoplites, firent de leur mieux pour l’aider encore par une attaque dirigée contre Megara, ville que, supposait-on, les Athéniens ne pourraient probablement pas secourir sans retirer leurs forces d’Ægina, surtout lorsqu’un si grand nombre de leurs hommes servaient dans le même temps en Égypte. Mais les Athéniens firent face à ces trois exigences à la fois, — au grand désappointement de leurs ennemis. Myrônidês se rendit d’Athènes à Megara à la tête des citoyens qui étaient aux deux extrêmes de l’âge du service militaire, les vieillards et les jeunes gens, ceux-ci étant les seules troupes qui se trouvassent à Athènes. Il combattit les Corinthiens près de la ville, et remporta un avantage léger, mais contestable, qu’il célébra -par un trophée, aussitôt que les Corinthiens furent retournés chez eux. Mais ces derniers, de retour à Corinthe, reçurent tant de reproches des vieillards de leur propre cité, pour n’avoir point vaincu le rebut des forces militaires athéniennes[7], qu’ils retournèrent au bout de douze jours et élevèrent un trophée de leur côté, prétendant avoir été victorieux dans la dernière bataille. Les Athéniens, quittant Megara, les attaquèrent une seconde fois et dans cette occasion remportèrent une victoire décisive. Les Corinthiens défaits furent encore plus malheureux dans leur retraite ; car un corps de leurs soldats, en s’égarant, s’engagea dans l’espace d’un terrain particulier fermé de tous les côtés par un fossé profond, et n’ayant qu’une seule entrée étroite. Myrônidês, découvrant la fatale méprise, établit ses hoplites à l’entrée, pour empêcher les ennemis de s’échapper, puis il entoura l’enclos de ses troupes légères, qui avec leurs armes de trait tuèrent tous les hoplites corinthiens, sans qu’il leur fut possible de fuir ni de résister. Le gros de l’armée corinthienne effectua sa retraite, mais la destruction de ce détachement fut un grand malheur pour la cité[8].

Brillants comme l’avaient été les succès des Athéniens pendant cette année, tant sur terre que sur mer, il leur était facile de prévoir que la puissance de leurs ennemis serait bientôt augmentée par les Lacédæmoniens se mettant en campagne. Engagés en partie par cette raison, — en partie aussi par la phase plus énergique de la démocratie, et par les vues à longue portée de Periklês, qui commençaient alors à dominer dans la cité, — les Athéniens entamèrent la prodigieuse entreprise de rattacher Athènes à la mer au moyen de longs murs. L’idée de cette mesure avait sans doute été suggérée pour la première fois par la récente érection de Longs Murs, bien que pour une distance beaucoup plus petite, entre Megara et Nisæa : car sans ce marchepied intermédiaire, le projet d’un mur de quarante stades (environ 4 1/2 milles=7 kil : 240 mèt.) pour réunir Athènes à Peiræeus, et d’un autre mur de trente-cinq stades (près de 4 milles = 6 kil. 430 mèt.) pour la réunir à Phalêron, aurait paru extravagant même au caractère ardent des Athéniens, — comme il l’aurait, semblé certainement quelques années auparavant à Themistoklês lui-même. Venant comme suite immédiate de victoires, importantes et récentes, et tandis qu’Ægina, la grande puissance navale’ dôrienne, était accablée et bloquée, il excita la plus vive alarmé parmi les Péloponnésiens, qui le regardèrent comme le second grand pas[9], à .la ‘fois évident et d’un effet durable, dans l’ambition athénienne, après la fortification de Peiræeus.

Mais, outre ce sentiment dans le coeur d’ennemis, la mesure fut aussi entremêlée d’une lutte formidable des partis politiques qui existaient alors à Athènes. Kimôn avait été récemment frappé d’ostracisme, et le mouvement démocratique poussé par Periklês et par Ephialtês (dont nous parlerons bientôt plus longuement) était en plein succès, non toutefois sans une opposition, violente et sans scrupules de la part de ceux qui appuyaient la constitution existant alors. Or lés Longs Murs faisaient partie de la politique étrangère de Periklês, continuant sur, une échelle gigantesque les plans de Themistoklês quand il conçut le Peiræeus pour la première fois. Ils étaient destinés à rendre Athènes capable de soutenir la guerre contre toute attaque supérieure par terre, et de défier les forces combinées du Péloponnèse. Mais bien que calculés pour des éventualités qu’un homme doué d’une vue à longue portée pouvait voir s’amasser à distance, les nouveaux murs étaient, presque pour les mêmes raisons, odieux à un nombre considérable d’Athéniens : au parti récemment commandé par Kimôn, qui était attaché à l’alliance lacédæmonienne, et désirait par-dessus tout maintenir la paix en Grèce, réservant les forces de l’État pour une entreprise contre les Perses ; à beaucoup de propriétaires fonciers en Attique, qu’ils semblaient menacer d’une invasion et d’une destruction prochaines de leurs possessions territoriales ; aux riches et aux aristocrates d’Athènes, opposés à un contact encore plus rapproché et à une amalgamation avec la multitude maritime dans Peiræeus ; enfin, peut-être, à une certaine veine d’ancien sentiment attique, qui pouvait considérer l’union d’Athènes avec les Dêmes séparés de Peiræeus et de Phalêron comme effarant les associations spéciales rattachées au saint rocher d’Athênê. Si à tous ces motifs d’opposition, nous ajoutons les frais et les peines de l’entreprise elle-même ; l’intervention dans la propriété privée, la violence particulière de parti qui se trouvait alors portée à un haut degré et l’absence d’une partie considérable de citoyens servant comme soldats dans l’expédition d’Égypte, — nous ne serons guère surpris de voir que les Longs Murs projetés exposèrent à un danger du caractère le plus sérieux et Athènes et sa démocratie. S’il fallait une autre preuve de l’immense, importance de ces longs murs, aux yeux et de leurs amis et de leurs ennemis, nous la trouverions dans ce fait que leur destruction fut la marque saillante de l’humiliation athénienne après la bataille d’Ægos-Potami, et leur rétablissement le bienfait immédiat de Pharnabazos et de Konôn après la victoire de Knidos.

Sous l’influence de l’alarme répandue alors par la conduite d’Athènes, les Lacédæmoniens se déterminèrent à entreprendre une expédition hors du Péloponnèse, bien que les Ilotes renfermés dans Ithômê ne fussent pas encore réduits à livrer la place. Leur armée consistait en 1.500 hommes fournis par eux et en 10.000 hommes de leurs divers alliés, sous le régent Nikomêdês. Le motif ostensible, ou le prétexte de cette marche, était la protection du petit territoire de Dôris contre les Phokiens, qui l’avaient envahi récemment et en avaient pris une des trois villes. L’approche seule d’une armée si considérable obligea immédiatement les Phokiens à abandonner leur conquête ; mais l’on vit bientôt que .ce n’était qu’une petite partie des plans de Sparte, et que son dessein principal, à l’instigation des Corinthiens ; était d’arrêter l’agrandissement d’Athènes. Il ne pouvait échapper à la pénétration de Corinthe que les Athéniens enrôleraient bientôt dans leur alliance les villes de la Bœôtia ou les obligeraient à y entrer, comme ils avaient récemment acquis Megara, outre Platée, leur ancienne alliée ; car la fédération bœôtienne était à cette époque fort désorganisée, et Thèbes, son chef, n’avait jamais recouvré son ascendant depuis le déshonneur dont elle s’était couverte en prêtant son appui à l’invasion des Perses. Fortifier Thèbes et rendre son ascendant efficace sur les cités bœôtiennes, était le meilleur moyen de donner un voisin à la fois puissant et hostile aux Athéniens, de manière à empêcher leur agrandissement ultérieur sur terre ; c’était la même politique que celle que poursuivit Épaminondas quatre-vingts ans plus tard, en organisant l’Arkadia et Messênê contre Sparte. En conséquence, ‘l’armée péloponnésienne fut employée en partie à agrandir les fortifications de Thèbes elle-même et à leur donner plus de force, en partie à soumettre les autres cités bœôtiennes à une obéissance effective à sa suprématie ; probablement en plaçant leurs gouvernements entre les mains de citoyens d’une politique oligarchique connue[10], et peut-être en bannissant des adversaires suspects. Les Thêbains se prêtèrent à ce dessein avec ardeur, et ils promirent de tenir dans le respect leurs voisins des frontières, de manière à épargner .la nécessité d’armées venant de Sparte[11].

Mais il y avait aussi un autre dessein, encore plus important, qu’avaient en vue les Spartiates et les Corinthiens. Les membres de l’opposition oligarchique à Athènes étaient hostiles avec tant d’acharnement aux Longs Murs, à Periklês et au mouvement démocratique, que plusieurs d’entre eux ouvrirent une négociation secrète avec les chefs péloponnésiens ; ils les appelaient en Attique et leur demandaient leur aide pour un soulèvement intérieur destiné non seulement à arrêter les Longs Murs, mais encore à renverser la démocratie. L’armée péloponnésienne, tout en poursuivant ses opérations en Bœôtia, attendait dans l’espérance de voir les mécontents athéniens en armés, et campait à Tanagra, sur les frontières mêmes de l’Attique, dans le dessein de coopérer immédiatement avec eux. La conjoncture était indubitablement pleine de danger pour Athènes, surtout en ce que Kimôn frappé d’ostracisme et ses autres amis dans la ville étaient soupçonnés d’être impliqués dans la conspiration. Mais les chefs athéniens, qui connaissaient les opérations lacédæmoniennes en Bœôtia, savaient aussi ce que signifiait la présence de l’armée sur leurs frontières immédiates, — et ils prirent des mesures décisives pour détourner le danger. Après avoir obtenu un renfort de mille Argiens et quelques cavaliers thessaliens, ils sortirent pour marcher sur Tanagra avec toutes les forces athéniennes alors à Athènes, qui naturellement devaient se composer surtout des vieillards et des jeunes gens ; les mêmes qui avaient combattu à Megara sous Myrônidês ; car le blocus d’Ægina continuait encore, et il n’était pas non plus possible à l’armée lacédæmonienne de retourner dans le Péloponnèse sans combattre ; car les Athéniens, maîtres de la Mégaris, étaient en possession des hautes terres difficiles de Geraneia, la route de marche le long de l’Isthme ; taudis que la flotte athénienne, au moyen du port de Pêgæ, était prête à leur couper le passage s’ils essayaient de venir par nier en traversant le golfe Krissæen, voie par laquelle il semblerait qu’ils fussent sortis du Péloponnèse. Près de Tanagra, il se livra entre les deux armées une sanglante bataille, dans laquelle les Lacédæmoniens furent victorieux, surtout par suite de la désertion de la cavalerie thessalienne, qui passa de leur côté au plus fort de l’engagement[12]. Mais bien qu’ils eussent l’avantage, il rie fut pas assez décidé pour favoriser le soulèvement projeté en Attique. Et les Péloponnésiens n’y gagnèrent rien autre chose que de pouvoir se retirer saris être inquiétés en franchissant files hautes terres de Geraneia,  après avoir ravagé partiellement la Mégaris.

Bien que la bataille de Tanagra fût une défaite, il s’y rattacha des circonstances qui en rendirent les effets extrêmement avantageux pour Athènes. Kimôn, le banni par ostracisme, se présenta sur le champ de bataille, aussitôt que l’armée eut franchi les frontières de l’Attique, demandant qu’on lui permit d’occuper son poste comme hoplite et de combattre dans les rangs de sa tribu, — l’Œnêis. Mais les membres du sénat et ses ennemis politiques actuels étaient tellement convaincus qu’il était complice de la conjuration,que l’on savait être en train, que l’autorisation lui fut refusée et qu’il fut forcé de se retirer. En partant, il conjura ses amis personnels, Euthippos (du dême Anaphlystos) et autres, de se conduire de manière qu’il pût effacer la tache imprimée en partie sur sa fidélité, et en partie aussi sur la leur. Ses amis gardèrent son armure et lui assignèrent dans les rangs la place qu’il aurait occupée lui-même : ensuite ils se jetèrent dans le combat avec la résolution du désespoir, ~ et cent d’entre eux tombèrent côte à côte dans leurs rangs. Periklês, de son côté, connaissant la demandé et l’échec de Kimôn, crut de son devoir de déployer non seulement son courage personnel ordinaire, mais, une insouciance inusitée de la vie et du salut, bien qu’il arrivât qu’il échappa sans blessure. Tous ces, incidents amenèrent une sympathie généreuse et un esprit d’accommodement dans les partis rivaux à Athènes ;-tandis que le patriotisme inébranlable de Kimôn et de ses amis découragea et désarma ces conspirateurs qui étaient entrés en correspondance avec l’ennemi, en même temps qu’il faisait naître une admiration pleine de repentir à l’égard du chef lui-même que l’ostracisme avait frappé. L’action de ce nouveau sentiment fut si heureuse qu’un décret fut, peu de temps après, proposé et rendu, — proposé aussi par Periklês lui-même, — destinée abréger les dix années de l’ostracisme de Kimôn, et à permettre son retour immédiat[13]. Nous pouvons nous rappeler que, dans des circonstances analogues en partie, Themistoklês avait lui-même proposé le rappel de son rival Aristeidês, banni par l’ostracisme, un peu avant la bataille de Salamis[14] ; et dans les deux cas, la suspension de l’inimitié entre les deux chefs fut en partie le signe, en partie aussi la cause auxiliaire, d’une réconciliation et d’un renouvellement de fraternité dans le corps général des citoyens. Ce fut un moment analogue à ce mouvement salutaire d’accommodement et d’harmonie entre les partis qui suivit l’extinction de l’oligarchie des Quatre Cents, quarante-six ans plus tard, et sur lequel Thucydide insiste expressément comme étant le salut d’Athènes dans sa détresse, — moment rare dans les communautés libres en général, non moins que parmi les rivaux jaloux aspirant à l’ascendant politique à Athènes[15]. Cette explosion d’un nouveau, patriotisme et d’une nouvelle unanimité après la bataille de Tanagra, qui amena lé rappel de Kimôn et paraît avoir triomphé de la conspiration préexistante, fut si puissante que les Athéniens furent bien vite en état d’effacer la taché de leur défaite. Ce fut le soixante-deuxième jour après la bataille qu’ils entreprirent une marche agressive sous Myrônidês pour se rendre en Bœôtia l’extrême précision de cette date, — qui est le seul cas dans tout le résumé des événements entre la guerre des Perses et celle du Péloponnèse où Thucydide soit si précis, — marque quelle forte impression elle fit sur la mémoire des Athéniens. A la bataille d’Œnophyta, engagée entre les forces réunies des Thêbains et des Bœôtiens, — ou, s’il faut en croire Diodore, dans deux batailles, dont celle d’Œnophyta fut la dernière, — Myrônidês fut complètement victorieux (456 av. J-C.). Les Athéniens devinrent maîtres de Thèbes, aussi bien que des autres villes bœôtiennes ; ils renversèrent tous les arrangements faits récemment par Sparte ; ils établirent des gouvernements démocratiques, et forcèrent les chefs aristocratiques, favorables à l’ascendant thébain et à l’alliance lacédæmonienne, de s’exiler. Et ce ne fut pas la Bœôtia seule que les Athéniens acquirent ainsi la Phokis et la Lokris furent successivement ajoutées toutes deux à la liste de leurs alliés dépendants, — la première étant en général disposée amicalement pour Athènes et non éloignée du changement, tandis que là seconde était hostile d’une manière si prononcée, que cent de ses chefs furent retenus et envoyés à Athènes comme otages. Les Athéniens étendirent ainsi leur influence, — maintenue par la direction intérieure des partis, appuyée par la crainte d’une intervention du dehors en cas de besoin, — depuis les limites du territoire corinthien, Megara et Pêgæ y comprises tontes deux, jusqu’au défilé des Thermopylæ[16].

Ces importantes acquisitions furent bientôt couronnées par l’achèvement des Longs Murs et la conquête d’Ægina (455 av. J.-C.). Cette île, réduite sans doute à la famine par son blocus prolongé, fut forcée de capituler sous condition de détruire ses fortifications, de livrer tous ses vaisseaux de guerre, et de se soumettre à un tribut annuel comme alliée dépendante d’Athènes. La réduction de cette cité maritime jadis puissante désigna Athènes comme maîtresse de la mer sur la côte (la Péloponnèse, non moins qua sur celle de la mer Ægée. Son amiral Tolmidês montra ce qu’elle pouvait faire en naviguant autour du Péloponnèse, et même par l’insulte faite aux Lacédæmoniens de briller leurs ports de Methônê et de Gythion. Il prit Chalkis, possession des Corinthiens, et Naupaktos, appartenant aux Lokriens Ozoles, près de l’entrée du golfe corinthien, — débarqua des troupes près de Sikyôn, avec quelque avantage dans une bataille contre des opposants venus de cette ville, — et gagna à l’alliance athénienne ou força à y entrer ; non seulement Zakynthos et Kephallènia, mais encore quelques-unes des villes d’Achaïa : en effet, nous trouvons plus tard ces dernières attachées à Athènes sans savoir quand l’union commença[17]. L’année suivante, les Athéniens renouvelèrent leur attaque sur Sikyôn, avec une armée de mille hoplites sous Periklês lui-même, en partant du port mégarien de Pêgæ dans le golfe krissæen. Cependant cet homme éminent ne remporta pas d’avantage plus grand que Tolmidês, — en battant les forces sikyoniennes en rase campagne et en les repoussant dans leurs murailles. Il fit ensuite une expédition en Akarnania, prit les alliés achæens, qu’il ajouta à ses troupes, mais échoua dans son attaque contre Œniadæ et n’obtint aucun résultat (454 av. J.-C.). Les Athéniens ne furent pas plus heureux non plus dans une marche entreprise cette même année contre la Thessalia, dans le dessein de rétablir. Orestês, un des princes ou nobles exilés de Pharsalos. Bien qu’ils prissent avec eux une armée imposante, comprenant leurs alliés bœôtiens, et phokiens, la puissante cavalerie thessalienne les força de rester en un corps compacte et les confina au terrain à ce moment occupé, par leurs hoplites : tandis que toutes leurs tentatives contre la cité échouèrent, et que leurs espérances d’un soulèvement intérieur furent désappointées[18].

Si les Athéniens avaient réussi en Thessalia, ils auraient acquis à leur alliance à peu près toute la Grèce extra-péloponnésienne. Mais même, sans la Thessalia, leur puissance était prodigieuse, et avait alors atteint une hauteur, dont elle ne s’écarta que pour décliner. Comme désastre contrebalançant tant de succès, nous avons à compter leur défaite ruineuse en Égypte, après une guerre de six années contre les Perses (460-455 av. J.-C.). D’abord, ils avaient remporté de brillants avantages, conjointement avec le prince insurgé Inarôs, et chassé les Perses de tout Memphis ; excepté de la partie la plus forte appelée la Forteresse-Blanche. Et le roi de Perse Artaxerxés fut si alarmé de la présence des Athéniens en Égypte, qu’il envoya à Sparte Megabazos avec une somme considérable d’argent, afin qu’il engageât les Lacédæmoniens à envahir l’Attique. Toutefois, cet envoyé échoua, et une armée persane plus forte, expédiée en Égypte sous Megabyzos, fils de Zopyros[19], repoussa les Athéniens et leurs alliés, après une lutte obstinée, hors de Memphis, et les jeta dans l’île du Nil appelée Prosôpîtis. Ils y furent bloqués pendant dix-huit mois, jusqu’à ce qu’enfin Megabyzos détournât le bras du fleuve, mît le lit du canal à sec, et donnât l’assaut à file par terre. Un très petit nombre d’Athéniens s’échappèrent et se rendirent par terre à Kyrênê : le reste fut ou tué ou fait captif, et Inarôs lui-même fut crucifié. Et le malheur d’Athènes fut encore aggravé par l’arrivée de cinquante nouveaux vaisseaux athéniens, qui, arrivant après la défaite, mais sans la connaître, pénétrèrent dans la bouche Mendésienne du Nil, et tombèrent ainsi inopinément au pouvoir des Perses et des Phéniciens ; il ne s’échappa qu’un très petit nombre de vaisseaux ou d’hommes. Toute l’Égypte devint de nouveau sujette des Perses, excepté Amyrtæos, qui s’arrangea en se retirant dans les marais inaccessibles pour conserver son indépendance. Un des armements les plus considérables qui eussent jamais été envoyés par Athènes et par sa confédération fut ainsi complètement ruiné[20].

Ce fut vers l’époque de la destruction de l’armée athénienne en Égypte, et de la circumnavigation du Péloponnèse par Tolmidês, que finit la guerre intestine, faite par les Lacédæmoniens contre les Ilotes ou Messêniens à Ithômê. Les assiégés, n’étant plus en état de résister à un blocus prolongé, furent forcés d’abandonner cette dernière forteresse de l’ancienne indépendance messênienne, en stipulant qu’ils se retireraient du Péloponnèse sans être inquiétés, avec leurs femmes et leurs familles ; avec la clause conditionnelle que si l’un d’eux retournait jamais dans le Péloponnèse, il deviendrait l’esclave de la première personne qui le saisirait. Tolmidês les établit à Naupaktos (prise récemment par les Athéniens sur les Lokriens Ozoles)[21], où on les verra rendant de bons services à Athènes dans les guerres suivantes.

Après la victoire de Tanagra, les Lacédæmoniens ne firent plus d’autres expéditions hors du Péloponnèse pendant plusieurs années successives, pas même pour empêcher la Bœôtia et la Phokis d’être absorbées dans l’alliance athénienne. La raison de leur relâchement était en partie dans leur caractère général ; en partie dans la durée du siège d’Ithômê, qui les occupait chez eux ; mais plus encore, peut-être, dans le fait que les Athéniens ; maîtres de la Mégaris, avaient en leur possession-la route qui passait, sur les hautes terres de Geraneia, et pouvaient, par conséquent, arrêter la marche de toute armée hors du Péloponnèse. Même après la reddition d’Ithômê, les Lacédæmoniens restèrent inactifs pendant trois ans (455-452 av. J.-C.), et après ce temps une trêve fut conclue avec Athènes par les Péloponnésiens en général, pour cinq années encore[22] (452-447 av. J.-C.). Cette trêve fut conclue en grande partie grâce à l’influence de Kimôn[23], qui était impatient de reprendre des opérations efficaces contre les Perses, tandis qu’il rie convenait pas moins à l’intérêt politique de Periklês que soli rival le plus distingué fût absent pour le service à ‘l’étranger, ‘de -manière qu’il ne gênât pas son influence à l’intérieur[24]. Conséquemment Kimôn, après ; avoir équipé une flotte de deux cents trirèmes d’Athènes et de ses confédérés, fit voile pour Kypros, d’oie il envoya soixante vaisseaux en Égypte, à la requête du prince insurgé Amyrtæos, qui se maintenait encore contre les Perses au milieu des marais, tandis qu’avec le reste de l’armement, il mit le siège devant Kition. En poursuivant ce siège, il mourut soit d’une maladie, soit d’une blessure. L’armement, sous son successeur Anaxikratês, se trouva dans un tel embarras faute de provisions, qu’il abandonna complètement l’entreprise, et alla combattre la flotte phénicienne et kilikienne près de Salamis en Kypros. Ici les Athéniens furent victorieux, d’abord sur mer, ensuite sur terre, bien que non probablement le même jour, comme à l’Eurymedôn ; puis ils retournèrent chez eux, suivis des soixante vaisseaux qui étaient allés en Égypte dans le dessein d’aider. Amyrtæos[25].

A partir de ce moment, Athènes et la confédération n’entreprirent plus d’opérations contre les Perses. Et il paraît qu’une convention fut conclue entre eux, en vertu de laquelle le Grand Roi, de son côté, promettait deux choses : de laisser libres, tranquilles et exempts de taxes les Grecs maritimes asiatiques, et de ne pas envoyer de troupes à une distance donnée de la côte, de s’abstenir d’expédier des vaisseaux de guerre soit à l’ouest de Phasêlis (d’autres placent la limite aux îles Chelidonéennes, un peu plus à l’ouest), soit en deçà des rochers Kyanéens, à l’endroit où le Bosphore de Thrace se réunit au Pont-Euxin. De leur côté, les Athéniens consentirent à le laisser maître de Kypros et de l’Égypte, sans l’inquiéter dans sa possession. Kallias, Athénien de famille distinguée, avec quelques autres de ses compatriotes, alla à Suse pour négocier cette convention, et certains ambassadeurs d’Argos, alors alliée d’Athènes, en prirent occasion pour s’y rendre en même temps, afin de renouveler l’entente amicale que leur cité avait établie avec Xerxès à l’époque de son invasion en Grèce[26].

Comme c’est généralement le cas pour les traités qui suivent des hostilités, cette convention ne fit guère plus que de reconnaître l’état de choses existant, sans introduire d’avantage ou de désavantage nouveau d’un côté ou de l’autre, ni provoquer de mesures à prendre à la suite de l’arrangement. Nous pouvons, d’après cela, assigner un motif raisonnable au silence de Thucydide, qui ne mentionne même pas la convention comme ayant été faite : nous devons toujours nous rappeler que dans l’intervalle- entre la guerre des Perses et celle du Péloponnèse, il ne déclare pas faire plus que de jeter un regard rapide sur les principaux événements. Mais les auteurs vantards et inexacts du siècle suivant, orateurs, rhéteurs et historiens, s’adonnèrent d. tant d’exagération et à tant de fausseté relativement u cette convention, tant au sujet de la date que des détails, — et exaltèrent comme quelque chose de si glorieux le fait d’avoir imposé des conditions aussi rigoureuses au Grand Roi, — qu’ils ont fait naître un soupçon contre eux-mêmes. En particulier, ils ont donné à la critique lieu de faire la question très naturelle : comment se fit-il que Thucydide laissa sans le signaler cet exploit magnifique d’Athènes ? Or la réponse à cette question est que le traité en lui-même n’avait pas une grande importance : c’est l’état des faits et des relations impliqué dans le traité et existant en substance avant qu’il fût conclu, qui constitue la gloire réelle d’Athènes. Mais pour les écrivains plus récents, le traité se présentait comme la preuve lisible de faits qui de leur temps étaient passés et n’existaient plus ; tandis que Thucydide et ses contemporains, qui vivaient dans la plénitude même de l’empire athénien, ne faisaient certainement point appel au traité comme à une preuve, et pouvaient bien l’omettre même comme un événement, quand ils s’attachaient à condenser le récit. Bien que Thucydide n’ait pas mentionné le traité, il ne dit rien qui en détruise la réalité, et il dit beaucoup de choses qui sont en plein accord avec elle. Car nous pouvons démontrer même d’après lui, — 1° que toutes les hostilités ouvertes et directes entre Athènes et la Perse cessèrent, après les victoires que nous avons mentionnées plus haut des Athéniens près de Kypros : qu’Athènes renonce à cette île, qui n’est pas comprise par Thucydide dans son catalogue d’alliés athéniens antérieurement à la guerre du Péloponnèse[27] ; et que cette ville ne donna plus son aide au roi révolté Amyrtæos en Égypte ; 2° que jusqu’à l’époque où la puissance athénienne fut abattue par l’échec ruineux essuyé à Syracuse, les satrapes persans ne levèrent aucun tribut en Asie-Mineure sur les villes grecques de la côte, que les vaisseaux de guerre persans ne furent pas autorisés à paraître dans les eaux de la mer Ægée[28], et que le roi de Perse ne fut, pas non plus admis à être souverain du pays jusqu’à la côte. Accordant donc que nous fussions même obligés, par le silence de Thucydide, de conclure,qu’il ne se signât point de traité, nous le serions encore de conclure également, d’après ses affirmations positives, qu’un état de fait historique tel que celui que reconnaissait et prescrivait le traité, fut effectivement réalisé. Mais quand nous songeons en outre qu’Hérodote[29] certifie la visite de Kallias et d’autres ambassadeurs athéniens à la cour de Suse, nous ne pouvons pas donner d’autre explication de cette visite aussi probable que la réalité de ce traité. Certainement aucun ambassadeur n’y serait allé pendant un état de guerre reconnu ; et bien qu’on puisse avancer comme possible qu’ils y soient allés dans la pensée de conclure un traité, et que cependant ils n’aient pas réussi, — ce serait restreindre les limites de la possibilité au delà de ce qui est raisonnable[30].

Nous pouvons donc croire à la réalité de ce traité entre Athènes et la Perse, improprement appelé le traité Kimonien ; improprement, puisque non seulement il fut conclu après la mort de Kimôn, mais que les victoires athéniennes qui en amenèrent immédiatement la conclusion furent gagnées après sa mort. Bien plus, — la probabilité est que, si Kimôn eût vécu, il n’aurait pas été conclu du tout. Car son intérêt aussi bien que sa gloire le menait à poursuivre la guerre contre la Perse, puisqu’il ne pouvait tenir tête à son rival Periklês, ni comme homme d’État ni comme orateur, et qu’il ne pouvait conserver sa popularité que par le même moyen qui lui avait servi à l’acquérir, — des victoires et du butin aux dépens des Perses. Sa mort assura un ascendant plus complet à Periklês, dont la politique et le caractère avaient une tournure complètement opposée[31] ; tandis que même Thucydidês, fils de Melêsias, qui succéda à Kimôn, son parent, comme chef du parti opposé à Periklês, était aussi un homme du sénat et de l’assemblée publique plutôt que de campagnes et de conquêtes. Opposé aux entreprises lointaines et aux acquisitions précaires, Periklês était désireux seulement de maintenir entier l’ascendant hellénique d’Athènes, alors à son apogée. Il savait bien que la force et la vigilance d’Athènes sans partage ne seraient pas de trop pour cet objet, — et dans le fait elles ne furent pas suffisantes, comme nous le serrons bientôt. Dans de telles dispositions, il était naturellement content de conclure une paix qui excluait les Perses de toutes les côtes de l’Asie Mineure à l’ouest des îles Chelidonéennes, aussi bien que de toutes les eaux de la mer Ægée, sous, la simple condition que les Athéniens renonceraient à de nouvelles agressions contre Kypros, la Phénicie, la Cilicie et l’Égypte. Le grand roi, de son côté, avait eu une expérience suffisante de l’énergie athénienne pour craindre les conséquences de pareilles agressions, si elles étaient continuées. Il ne perdait pas beaucoup en abandonnant formellement un tribut qu’à ce moment il avait peu d’espoir de réaliser, et que naturellement il projetait de reprendre à la première occasion favorable. En pesant toutes ces circonstances, nous trouverons que la paix, improprement appelée Kimonienne, résulte naturellement de la position et des sentiments des parties contractantes.

Athènes était alors en paix tant au dehors qu’à l’intérieur, sous l’administration de Periklês, avec un grand empire, une grande flotte et un- trésor accumulé considérable. Le fond commun, composé des contributions des confédérés, et déposé à Délos dans l’origine, avait été, avant cette époque, transféré à l’acropolis d’Athènes. A quel moment précis s’opéra cette translation, c’est ce que nous ne pouvons dire. Nous ne sommes pas non plus en état de déterminer les phases successives par lesquelles la confédération, surtout avec le libre consentement de ses propres membres, finit par être transformée d’un corps de guerriers actifs et armés sous la direction d’Athènes, en payeurs de tribut désarmés et passifs, défendus par les forces militaires de cette république, d’alliés libres, se réunissant à Délos et se déterminant d’eux-mêmes en sujets isolés, envoyant leur tribut annuel et attendant des ordres athéniens. Mais il paraîtrait que le changement s’était effectué avant cette époque. Quelques-uns des plus résolus des alliés avaient essayé de se séparer ; mais Athènes les avait contraints par la force et réduits à la condition de payeurs de tribut saris vaisseaux ni défense. Chios, Lesbos et Samos étaient alors les seuls alliés libres et armés sur le pied primitif. Chaque changement successif d’un allié armé en tributaire, — chaque réduction d’un séparatiste, — tendaient naturellement à diminuer le nombre et à affaiblir l’autorité de l’assemblée délienne. Et ce qui était pire encore, ils modifiaient les relations et les sentiments réciproques tant d’Athènes que de ses alliés ; en faisant de la première un despote en quelque sorte, et en rabaissant les seconds à l’état de simples sujets passifs.

Naturellement la manifestation palpable du changement a dû être la translation du fonds confédéré de Délos à Athènes. La seule circonstance que nous connaissions relativement à cette translation est qu’elle fut proposée par les Samiens[32], — la seconde puissance de la confédération, inférieure seulement à Athènes, et moins que toute autre disposée à favoriser quelque entreprise ou quelque mauvais dessein des Athéniens. On dit dé plus que, quand les Samiens la proposèrent, Aristeidês la caractérisa comme une motion injuste, mais utile ; toutefois, nous pouvons raisonnablement douter qu’elle se soit effectuée pendant sa vie. Quand l’assemblée de Dêlos cessa d’être assez complètement suivie pour commander le respect ; — quand la guerre fut allumée non seulement avec la Perse, mais avec Ægina et le Péloponnèse, — les Samiens purent assez naturellement comprendre que le fonds considérable amassé, avec ce qui s’y ajoutait constamment, chaque année, serait plus en sûreté à Athènes qu’à Délos, île qui demanderait une garnison et une escadre permanentes pour la garantir d’une attaque. Mais quels qu’aient pu être les motifs de la conduite des Samiens, quand nous les voyons se mettre en avant pour proposer la translation, nous pouvons en conclure avec raison qu’elle ne déplut pas, qu’elle ne parut pas injuste aux membres les plus importants de la confédération, et que ce ne fut pas un exercice impérieux et arbitraire de pouvoir, comme on l’a souvent appelé, de la part d’Athènes.

Après la fin de la guerre avec Ægina et les conséquences de la bataille d’Œnophyta, la position d’Athènes changea de plus en plus. Elle acquit un catalogue considérable de nouveaux alliés, en partie tributaires, comme Ægina, — en partie dans les mêmes rapports que Chios, Lesbos et Samos ; c’est-à-dire obligés seulement à une conformité de politique étrangère et au service militaire. Dans cette dernière catégorie étaient Megara, les cités bœôtiennes, les Phokiens, les Lokriens, etc. Tous ces peuples, bien qu’alliés d’Athènes, étaient étrangers à Dêlos et à la confédération contre la’ Perse ; et en conséquence cette confédération passa insensiblement à l’état de fait historique, et fit place à la nouvelle conception d’Athènes souveraine avec sa liste étendue d’alliés, en partie libres, en partie sujets. Cette transition, née naturellement du caractère et de l’état des confédérés eux-mêmes, fut ainsi considérablement hâtée par les acquisitions d’Athènes étrangères à la confédération. Elle fut alors non seulement le premier État maritime de la Grèce ; mais peut-être l’égale de Sparte même en puissance sur terre ; — car elle possédait dans son alliance Megara, la Bœôtia, la Phokis, la Lokris, avec l’Achæa et Trœzen, dans le Péloponnèse. Tout considérable que fût déjà cet agrégat, tant sur terre que sur mer, cependant la grandeur du tribut annuel, et plus encore le caractère des Athéniens eux-mêmes, supérieurs à tous les Grecs dans cette combinaison d’énergie et de discipline qui est la grande cause du progrès, menaçaient de s’accroître encore davantage. Occupant le port mégarien de Pêgæ, les Athéniens avaient tout moyen d’agir sur mer des deux côtés de l’isthme de Corinthe ; mais ce qui avait pour eut encore plus d’importance, par leur possession de la Mégaris et des hautes terres de Geraneia, ils pouvaient empêcher toute armée de terre de sortir du Péloponnèse, et étaient ainsi (si l’on considère en outre leur empire sur mer) complètement inattaquables en Attique.

Toujours depuis l’échec de Xerxès, Athènes avait continué à avancer dans un cours non interrompu de puissance et de prospérité à l’intérieur, aussi bien que de victoires et d’ascendant au dehors, — à une seule exception près, l’entreprise ruineuse en Égypte. En voyant donc l’état de la Grèce vers 448 avant J.-C., — après la conclusion de la trêve de cinq ans entre les Péloponnésiens et Athènes, et de la paix Kimonienne ainsi appelée entre la Perse et Athènes, — un Grec doué de discernement pouvait bien compter sur un nouvel agrandissement de cet Etat souverain comme tendance de l’époque. Et accoutumé comme l’était tout Grec à la conception de l’autonomie séparée des villes comme essentielle à un homme libre et à un citoyen, une telle perspective ne pouvait inspirer que de la terreur et de l’aversion. La sympathie des Péloponnésiens pour les États insulaires et ultramaritimes, qui constituaient la confédération primitive d’Athènes, n’était pas considérable. Mais quand file dôrienne d’Ægina fut subjuguée aussi, et passa à l’état d’un tributaire sans défense, ils ressentirent le coup profondément à tous égards. L’ancienne célébrité de cette île mémorable et l’éminent service rendu à la bataille de Salamis, n’avaient pas pu .la protéger ; taudis que ces grandes familles æginétaines, dont Pindare célèbre les victoires aux jeux sacrés dans une partie considérable de ses odes, faisaient entendre le langage de la plainte et de l’indignation chez leurs nombreux hôtes dans toutes les cités helléniques. Naturellement, le même sentiment antiathénien régnait dans ces États péloponnésiens qui avaient été engagés dans une hostilité réelle avec Athènes, Corinthe, Sikyôn, Epidauros, etc., aussi bien que dans Sparte, jadis le chef reconnu de la Hellas, mais alors tacitement dégradée de cette prééminence, déjouée dans ses projets relativement à la Bœôtia et exposée à voir brûler son port à Gythion sans pouvoir même reprendre sa revanche sur l’Attique. En réunissant toutes ces circonstances, nous pouvons comprendre le sentiment puissant de mécontentement et d’appréhension répandu alors si largement en Grèce contre la cité soudainement parvenue, au despotisme, dont l’ascendant, récemment acquis, soutenu par des forces supérieures,et non reconnu comme légitime, — menaçait néanmoins de s’accroître encore davantage. Seize ans plus tard, on verra ce même sentiment faire explosion et amener la guerre du Péloponnèse. Mais il s’enracina dans l’esprit grec pendant cette période à laquelle nous sommes maintenant arrivé, où Athènes était beaucoup plus formidable qu’elle n’était parvenue à l’être au commencement de cette guerre. Nous pouvons difficilement expliquer ou apprécier les idées de cette période plus récente, si nous ne les prenons comme transmises à partir de la date plus ancienne de la trêve de cinq ans (vers 451-446 av. J.-C.).

Cependant, tout formidable que fût en réalité l’empire athénien et qu’en même temps il parût être, ce sentiment d’antipathie répandu au loin se trouva être plus fort, de sorte qu’au lieu de s’agrandir, comme il menaçait de le faire, l’empire subit une diminution très considérable. Ce ne fut pas l’attaque d’ennemis déclarés qui en fut la cause, — car pendant la trêve de cinq ans, Sparte n’entreprit qu’un seul mouvement, — et cela non pas contre l’Attique ; elle envoya des troupes à Delphes, dans une expédition décorée du nom de Guerre Sacrée, — chassa les Phokiens, qui s’étaient arrogé l’administration du temple, et la rendirent aux Delphiens indigènes. Les Athéniens ne s’y opposèrent pas directement ; mais aussitôt que les Lacédæmoniens furent partis, ils s’y rendirent eux-mêmes et replacèrent le temple dans les mains des Phokiens, qui étaient alors leurs alliés[33]. Les Delphiens étaient membres de la ligue phokienne, et il y avait une dispute d’ancienne date quant à l’administration du temple, — sur la question de savoir si elle leur appartenait séparément ou aux Phokiens collectivement. La faveur de ceux qui l’administraient comptait comme un élément d’une importance considérable dans la politique grecque ; les sympathies des principaux Delphiens les conduisaient à embrasser le parti de Sparte ; mais les Athéniens espéraient alors neutraliser cette tendance au moyen de leur prépondérance en Phokis. On ne nous dit pas que les Lacédæmoniens aient pris aucune mesure ultérieure en voyant leurs projets déjoués par Athènes, — preuve significative de la politique de cette époque.

Le coup qui fit tomber l’empire athénien de cette hauteur, la plus grande qu’il ait atteint, fut frappé par les sujets eux-mêmes. L’ascendant des Athéniens sur la. Bœôtia, la Phokis ; la Lokris et l’Eubœa était maintenu, non pas au moyen dé garnisons, mais par des partis intérieurs favorables à Athènes et par une forme appropriée de gouvernement, — précisément de la même manière que Sparte maintenait son influence sur ses alliés péloponnésiens[34]. Après la victoire d’Œnophyta, les Athéniens avaient détruit les gouvernements des cités bœôtiennes établies par Sparte avant la bataille de Tanagra, et les avaient remplacés par des démocraties à Thèbes et ailleurs. Un grand nombre des anciens principaux citoyens avaient ainsi été envoyés en exil ; et comme la même chose s’était passée en Phokis et en Lokris, il y avait à cette époque un corps collectif considérable d’exilés, Bœôtiens, Phokiens, Lokriens, Eubœens, Æginétains, etc., tous animés d’un sentiment amer d’hostilité contre Athènes, et prêts à. se joindre à toute attaque dirigée contre son pouvoir. Nous apprenons de plus que la démocratie[35] établie à Thèbes après la bataille d’Œnophyta était mal conduite et pleine de désordres : circonstance qui exposait encore plus la Bœôtia aux projets d’assaillants à l’affût de tous les points faibles.

Ces divers exilés, réunissant tous leurs forces et concertant des mesures avec leurs partisans de l’intérieur, réussirent à s’emparer d’Orchomenos, de Chæroneia et de quelques autres places moins importantes en Bœôtia. Le général athénien Tolmidês marcha, pour les chasser, avec mille hoplites athéniens et un corps auxiliaire d’alliés. Il paraît que cette marche fut entreprise d’une manière précipitée et irréfléchie. Les hoplites de Tolmidês, principalement volontaires, jeunes, et appartenant aux meilleures familles d’Athènes, dédaignaient trop- l’ennemi pour attendre des forces plus considérables et plus imposantes ; et le peuple ne voulut pas même écouter Periklês, quand il l’avertit que l’expédition était pleine de danger, et l’adjura de ne pas la tenter sans des troupes plus nombreuses aussi bien que sans de plus grandes précautions[36]. Dans le fait ses prédictions furent justifiées d’une manière fatale. Bien que Tolmidês réussit dans sa première entreprise, la reprise de Chæroneia, où il mit une garnison, — toutefois pendant sa marche, faite probablement sans précaution et en désordre, en s’éloignant de cette ville, il fut surpris et attaqué à l’improviste, prés de Korôneia, par le corps combiné des exilés et de leurs partisans. Il n’y eut jamais dans l’histoire grecque de défaite plus complète ni plus ruineuse. Tolmidês lui-même fut tué avec beaucoup d’hoplites athéniens, tandis qu’un nombre considérable d’entre eux furent faits prisonniers. Afin de recouvrer ces prisonniers, qui appartenaient aux meilleures familles de la ville, les Athéniens se soumirent à un arrangement en vertu duquel ils convinrent d’évacuer complètement la Bœôtia. Dans toutes les villes de ce pays, les exilés furent rétablis, le gouvernement démocratique renversé, et la Bœôtia, d’alliée d’Athènes qu’elle était, devint son ennemie acharnée[37]. Longtemps, en effet, l’issue fatale de cet engagement resta gravée dans la mémoire des Athéniens[38], et leur inspira une appréhension de la supériorité des Bœôtiens pesamment armés sur terre. Mais si les hoplites sous Tolmidês avaient été tous tués dans le combat, leur mort aurait probablement été vengée et la Bœôtia n’aurait pas été perdue, — tandis que dans le cas de citoyens vivants, les Athéniens ne jugeaient pas de sacrifice trop grand pour les racheter. Nous découvrirons ci-après, dans les Lacédæmoniens, un sentiment très semblable, relativement à leurs frères pris à Spakteria.

Les conséquences calamiteuses de cette défaite fondirent sur Athènes en se succédant rapidement et en grand nombre. Les exilés réunis, étant arrivés à leurs files en Bœôtia, se mirent en devoir à l’a fois de chasser le gouvernement favorable à Athènes de la Phokis et de la Lokris, et de porter la flamme de la révolte en Eubœa. C’est vers cette île importante que Periklês lui-même se dirigea sur-le-champ, à la tête d’une puissante armée ; mais avant qu’il eût le temps de la reconquérir complètement, il fut rappelé à Athènes par une nouvelle d’un caractère encore plus formidable. Les Mégariens s’étaient révoltés contre Athènes. Par suite d’une conspiration ourdie antérieurement, une division d’hoplites de Corinthe, de Sikyôn et d’Epidauros, était déjà admise comme garnison dans leur ville ; les soldats athéniens qui veillaient sur les Longs Murs avaient été accablés et tués, excepté un petit nombre qui échappa et s’enfuit dans le port fortifié de Nisæa. Comme pour faire sentir immédiatement aux Athéniens combien ce désastre les affectait sérieusement, par l’ouverture de la route qui passait par Geraneia, on annonça que Pleistoanax, roi de Sparte, était déjà en marche pour envahir l’Attique. Il conduisit en effet une armée, composée de Lacédæmoniens et de Péloponnésiens mêlés, en Attique, jusque dans le voisinage d’Eleusis et de la plaine Thriasienne. Il était très jeune, de sorte qu’un Spartiate d’un âge mûr, Kleandridês, avait été attaché à sa personne, par les éphores, comme adjudant et conseiller. Periklês (dit-on) persuada à la fois l’un et l’autre, au moyen de présents considérables, d’évacuer l’Attique sans avancer jusqu’à Athènes. Nous pouvons bien douter qu’ils eussent assez de forces pour s’aventurer si loin dans l’intérieur, et nous ferons remarquer ci-après les grandes précautions qu’Archidamos jugea nécessaires pour conduire son invasion, bien qu’à la tête d’une armée plus imposante. Néanmoins, à leur retour, les Lacédæmoniens, croyant qu’ils auraient pu compléter leur expédition, les reconnurent tous deux coupables de vénalité. Ils furent bannis tous les deux : Kleandridês ne revint jamais, et Pleistoanax lui-même vécut pendant longtemps dans un sanctuaire près du temple d’Athênê à Tegea, jusqu’à ce qu’enfin il se procurât son rappel en pratiquant la prêtresse de Delphes, et en faisant agir des conseils achetés sur les autorités de Sparte[39].

Aussitôt que les Lacédæmoniens se furent retirés de l’Attique, Periklês retourna avec ses forces en Eubœa et reconquit file complètement. Avec cette prévoyance qui le distingua toujours comme militaire, si opposée à la témérité fatale de Tolmidês, il prit avec lui une force écrasante de cinquante trirèmes et de cinq mille hoplites. Il reçut la reddition de la plupart des villes Eubœennes, et changea le gouvernement de Chalkis en chassant l’opulente oligarchie appelée les Hippobotæ. Mais les habitants d’Histiæa, au nord de l’île, qui avaient pris un bâtiment marchand athénien et en avaient massacré tout l’équipage, furent traités plus sévèrement ; la population libre fut chassée tout entière ou en grande partie, et la terre distribuée entre des Klêruchi athéniens ou citoyens établis au dehors[40].

Toutefois, l’Eubœa reconquise fut loin de rétablir Athènes dans l’état qu’elle avait occupé avant le fatal engagement de Kordneia. Son empire, sur terre, était perdu sans retour, en même temps que son influence nouvellement acquise sur l’oracle de Delphes ; et elle revenait ; son ancienne condition de puissance exclusivement maritime. Car, bien qu’elle continuât encore à tenir Nisæa et Pêgæ, cependant sa communication avec le dernier port était alors coupée par la perte de Megara et du territoire à elle appartenant, de sorte qu’elle perdit ainsi son moyen d’agir dans le golfe de Corinthe, et de protéger aussi bien que de tenir dans le respect ses alliés en Achaïa. Le port de Nisæa n’était pas non plus de beaucoup d’importance pour elle, détaché qu’il était de la ville à laquelle il appartenait, si ce n’est comme poste pour inquiéter cette ville.

En outre, l’empire précaire qu’elle possédait sur des alliés mal disposés avait été démontré d’une manière propre à encourager des tentatives semblables parmi ses sujets maritimes, tentatives qui étaient alors secondées par des armées péloponnésiennes envahissant l’Attique. La crainte d’une telle combinaison d’embarras, et en particulier d’un ennemi auquel on ne pourrait résister et qui porterait la ruine sur le territoire florissant à l’entour d’Eleusis et d’Athènes, prédominait en ce moment dans l’esprit athénien. Nous verrons Periklês, au commencement de la guerre du Péloponnèse, quatorze ans plus tard, épuiser toute sa force persuasive ; et ne pas réussir sans grande difficulté, à décider ses compatriotes à endurer le mal de l’invasion, — même pour défendre leur empire maritime, et quand les événements avaient mûri par degrés de manière à rendre la perspective de la guerre familière, sinon inévitable. Mais la récente série de malheurs avait éclaté sur eut d’une manière assez rapide et assez inattendue, pour décourager même la confiance athénienne, et pour rendre la perspective d’une guerre prolongée, pleine de tristesse et de danger. La prudence de Periklês leur conseillait sans doute de renoncer à leurs autres possessions ou alliances sur terre, qui étaient dès lors devenues inutiles, afin d’acheter la paix. Mais nous pouvons être sûrs qu’il ne fallait rien moins qu’un extrême découragement temporaire pour amener l’assemblée athénienne à écouter un tel avis et à accepter la paix honteuse qui suivit. Une trêve de trente années fut conclue avec Sparte et ses alliés, au commencement de 445, avant J.-C., en vertu de laquelle Athènes rendait Nisæa, Pêgæ, l’Achaïa et Trœzen, — abandonnant ainsi complètement le Péloponnèse[41], et souffrant que les Mégariens (avec tout leur territoire et leurs deux ports) fussent comptés parmi les alliés péloponnésiens de Sparte.

Ce fut surtout aux Mégariens que fut dû le changement de position d’Athènes après cette trêve : ce fut leur séparation d’avec l’Attique et leur jonction avec les Péloponnésiens qui exposèrent l’Attique a une invasion. De là naquit la haine mortelle que les Athéniens conçurent contre Megara et qui se manifesta pendant les années suivantes, — sentiment d’autant plus naturel que Megara avait spontanément recherché l’alliance d’Athènes peu d’années auparavant, comme protection contre les Corinthiens, et avait ensuite, sans aucun mauvais traitement connu de la part d’Athènes, brisé l’alliance et s’était déclarée son ennemie, avec la conséquence de la rendre vulnérable du côté de la terre. Dans dé telles circonstances, nous ne serons pas surpris de voir l’antipathie d’Athènes contre Megara, fortement prononcée, au point que le système d’exclusion que les Athéniens adoptèrent contre elle fut au nombre des causes les plus marquantes de la guerre du Péloponnèse.

Après avoir tracé ce que nous pouvons appeler les relations étrangères d’Athènes jusqu’à la trêve de trente ans, nous devons mentionner les importants changements intérieurs et constitutionnels qu’elle avait éprouvés pendant le même intervalle.

 

 

 



[1] Diodore, XI, 65 ; Strabon, VIII, p. 372 ; Pausanias, II, 16, 17, 25. Diodore place cet incident en 468 avant J.-C. ; mais comme il vient indubitablement après le tremblement de terre à Sparte, nous devons supposer qu’il arriva vers 463 avant J.-C. V. M. Fynes Clinton, Fasti Hellenici, Appendice, 8.

[2] Plutarque, Kimôn, c.17.

[3] Thucydide, I, 103.

[4] Plutarque, Periklês, c. 8.

[5] Thucydide, I, 105 ; Lysias, Orat. funebr., c. 10 ; Diodore, XI, 78.

[6] Thucydide, I, 109.

[7] Lysias, Orat. funebr., c. 10.

L’incident mentionné par Thucydide au sujet des Corinthiens, à savoir l’indignation avec laquelle les vieillards de leur ville les accueillirent à. Leur retour, est un signe extrêmement caractéristique des moeurs grecques.

[8] Thucydide, I, 106. Cf. Diodore, XI, 78, 79,  dont la chronologie cependant est très propre à égarer.

[9] Thucydide, I, 69. — C’est le langage adressé par les Corinthiens aux Spartiates, par rapport à Athènes, un peu avant la guerre du Péloponnèse.

[10] Diodore, XII, 81 ; Justin, III, 6.

[11] Diodore, l. c. Ce doit probablement être aux affaires intérieures de Bœôtia, à quelque moment vers cette époque, remplies comme elles l’étaient de dissensions intestines, que font allusion le mot et la similitude de Periklês, — qu’Aristote mentionne dans sa Rhétorique, III, 4, 2.

[12] Thucydide, I, 107.

[13] Plutarque, Kimôn, c. 14 ; Periklês, c. 10. Plutarque représente les Athéniens comme ayant rappelé Kimôn par crainte des Lacédæmoniens qui venaient de les battre à Tanagra, et dans la pensée de se procurer la paix. Il ajoute que Kimôn obtint la paix pour eux sur-le-champ. Ces deux assertions sont inexactes. Les succès extraordinaires, qu’on remporta si vite après la défaite à Tanagra, montrent que les Athéniens n’étaient pas sous l’impression de la crainte dans cette circonstance, et que le rappel de Kimôn fut dû à des sentiments tout à fait différents. De plus, la paix avec Sparte ne fut faite que quelques années après.

[14] Plutarque, Themistoklês, c. 10.

[15] Plutarque, Kimôn, c. 17 ; Periklês, c. 10 ; Thucydide, VIII, 97. Voir l’observation de Plutarque, relativement à cette réconciliation des partis après la bataille de Tanagra, après avoir mentionné que Periklês lui-même proposa le rétablissement de Kimôn.

Remarques qui sont très analogues à celles de Thucydide quand il raconte les actes mémorables de l’année 411 avant J.-C., après la disposition de l’oligarchie des Quatre Cents (Thucydide, VIII, 97).

Le Dr Arnold dit dans sa note : Il parait que la constitution telle qu’elle fut figée alors fut d’abord, dans l’opinion de, Thucydide, la meilleure dont Athènes eût jamais joui ; autant qu’il s’en souvenait, c’est-à-dire la meilleure depuis l’ascendant complet de la démocratie obtenu sous Periklês. Mais de quelle longueur est la période que donnent à entendre les mots τόν πρώτον χρόνον, et quand et comment s’opéra le changement impliqué ? Τόν πρώτον χρόνον ne peut guère s’appliquer à tout le reste du temps de la guerre, comme si cette constitution améliorée eût été renversée pour la première fois par le triomphe de l’oligarchie sous les Trente, et ensuite remplacée par le rétablissement de l’ancienne démocratie après leur renversement. Cependant Xénophon ne mentionne pas de changement intermédiaire dans le gouvernement entre le commencement de son histoire et la fin de la guerre, etc. »

Je crois que le Dr Arnold comprend les mots εΰ πολιτεύσαντες dans un sens trop spécial et trop limité, — comme indiquant seulement la nouvelle constitution, ou lois organiques positives, que les Athéniens introduisirent alors. Il me semble que les mots ont une, signification plus étendue ; ils signifient le caractère général des partis politiques, et réciproquement à l’égard les uns des autres et à l’égard de la république ; leur inclination à abandonner des antipathies, à accommoder des points de différence, et à coopérer les uns avec les autres sincèrement contre l’ennemi, en suspendant ces ίδίας φιλοτιας, ίδίας διαβολάς περί τής τοΰ δήμου προσταίας (II, 65) que l’on mentionne comme ayant été si funestes auparavant. Naturellement des changements constitutionnels introduits à cette époque participaient de l’esprit modéré et harmonieux dominant alors, et faisaient conséquemment partie de ce que louait Thucydide ; mais son éloge ne se borne pas à eux spécialement. Cf. la phrase dans II, 381.

[16] Thucydide, I, 108 ; Diodore, XI, 81, 82.

[17] Thucydide, I, 108-115 ; Diodore, XI, 85.

[18] Thucydide, I, 111, Diodore, XI, 85.

[19] Hérodote, III, 160.

[20] Thucydide, I, 104, 109, 110 ; Diodore, XI, 77 ; XII, 3. Le récit de Diodore dans le premier de ces deux passages, — à savoir que la plupart des soldats athéniens furent autorisés à revenir en vertu d’une capitulation favorable accordée par les généraux perses, — est contredit par ce qu’il dit dans les derniers passages au sujet d’une ruine totale qui les accabla, aussi bien que par Thucydide.

[21] Thucydide, I, 103 ; Diodore, XI, 84.

[22] Thucydide, I, 112.

[23] Théopompe, Fragm. 92, éd. Didot ; Plutarque, Kimôn, c. 18 ; Diodore, XI, 86.

Il est à présumer que c’est là la paix qu’Æschine (De Fals. Legat., c. 54, p. 300) et Andocide (De Pace, c. 1) disent avoir été faite par Miltiadês, fils de Kimôn, proxenos des Lacédæmoniens, en admettant qu’ils mettent Miltiadês, fils de Kimôn, par erreur de mémoire, pour Kimôn, fils de Miltiadês. Mais les passages de ces orateurs renferment tant d’inexactitudes tant historiques que chronologiques, qu’il est dangereux de les citer, et impossible de les corriger autrement que par conjecture. M. Fynes Clinton (Fasti Hellenici, c, eh. 8, p. 257) a signalé quelques-unes de ces inexactitudes ; et il y en a d’autres, en outre, non moins graves, surtout dans le discours attribué à Andocide. Il est remarquable que tous deux semblent ne reconnaître que deux Longs Murs, le mur septentrional et le méridional ; tandis que du temps de Thucydide il y avait trois Longs Murs : les deux premiers rapprochés, et parallèles, rattachant Athènes à Peiræeus, et un troisième la rattachant à Phalêron. Ce dernier ne fat jamais renouvelé, lorsqu’ils eurent été tous détruits en partie après la fin désastreuse de la guerre du Péloponnèse et il paraît avoir été oublié par Æschine, qui parle des deux murs tels qu’ils existaient à son époque.

[24] Plutarque, Periklês, ch. 10, et Reipub. gerendæ Præcep, p. 812.

Une entente à cet effet entre les deux rivaux est si naturelle, que nous n’avons pas besoin d’avoir recours à la supposition d’un accord secret conclu entre eux par la médiation d’Elpinikê, sœur de Kimôn, que Plutarque avait lue dans quelques auteurs. Les charmes aussi bien que les intrigues d’Elpinikê semblent avoir figuré d’une manière saillante dans les mémoires des biographes athéniens. Un parti s’en servait comme moyen de calomnier Kimôn, l’autre, de décréditer Periklês.

[25] Thucydide, I, 112 ; Diodore, XII, 13. Diodore mentionne le nom du général Anaxikratês. Il affirme que Kimôn .vécut non seulement pour prendre Kitien et Mallos, mais encore pour gagner ces deux victoires. Mais l’autorité de Thucydide, supérieure à Diodore à tous égards, l’est bien plus encore quant à la mort de Kimôn, auquel il était lié par la parenté.

[26] Hérodote, VII, 151 ; Diodore, XII, 3, 4. Démosthène (De Falsa Legat., c. 77, p. 428 R : cf. De Rhodiorum Libert., c, 13, p. 199) parle de cette paix comme de τήν ύπό πάντων θρυλλουμένην εϊρήνην. Cf. Lykurgue, Cont. Leokrat., c. 17, p. 187 ; Isocrate (Panégyrique, c. 33, 34, p. 244 ; Aréogagit., c. 37, p. 150, 229 ; Panathenaic., c. 20, p. 360).

Le langage vague de ces orateurs rend impossible de déterminer quelle était la limite précise par rapport au voisinage de la côte. Isocrate est assez négligent pour parler du fleuve Halys comme borne ; Démosthène dit que c’était une journée de marche pour un cheval.

Les deux limites marquées par mer, d’autre part, sont à la fois claires et naturelles, par rapport à l’empire athénien, — les rochers Kyanéens à une extrémité, — Phasêlis ou les îles Chelidonéennes (il n’y a pas une distance considérable entre ces deux endroits) à l’autre.

Dahlmann, à la fin de sa dissertation sur la réalité de cette paix Kimonienne, rassemble les divers passages des auteurs où elle est mentionnée. Dans le nombre i1y en a plusieurs du rhéteur Aristide (Forschungen, p. 140-148).

[27] Thucydide, II, 14.

[28] Thucydide, VIII, 5, 6, 56. Comme ceci est un point sur lequel quelques savants critiques ont fait des représentations très erronées, et en particulier Dahlmann et Manso (V. les traités cités dans la note subséquente), je transcris le passage de Thucydide. Il parle de l’hiver de 412 avant J.-C. suivant immédiatement la ruine de l’armée athénienne à Syracuse, et après que des efforts redoublés avaient été faits (même quelques mois avant que cette ruine s’effectuât réellement) pour exciter une conduite hostile et active contre Athènes de tous les côtés (Thucydide, VII, 25) : car on voyait que c’était une occasion propice de porter à la puissance athénienne un coup sérieux. Le satrape Tissaphernês encouragea les habitants de Chios et les Erythræens à se révolter, il envoya avec eux un ambassadeur à Sparte chargé de paroles persuasives et de promesses d’aide. Dans le chapitre suivant, Thucydide nous dit que le satrape Pharnabazos eut besoin d’obtenir l’aide lacédæmonienne de la même manière que Tissaphernês pour sa satrapie également, afin de pouvoir détacher d’Athènes les cités grecques et d’être en état de lever le tribut sur elles. Deux Grecs vont à Sparte, envoyés par Pharnabazos.

Ces passages (c’est étrange à dire) sont considérés par Manso et par Dahlmann comme montrant que les cités grecques sur la côte asiatique, bien que soumises à l’empire athénien, continuaient néanmoins à payer régulièrement leur tributs Suse. Quant à moi, ces passages me paraissent réfuter cette même supposition ; ils prouvent qu’il était essentiel pour le satrape de détacher ces cités de l’empire athénien, comme moyen de procurer à la Perse un tribu tiré d’elles : que l’empire athénien, tant qu’il dura, l’empêcha d’obtenir aucun tribut des villes sujettes de cet empire. Manso et Dahlmann ont négligé le sens important de l’adverbe de temps νεωστίdernièrement. Par ce mot, Thucydide donne à entendre expressément que la cour de Suse avait récemment seulement demandé à. Tissaphernês et à Pharnabazos un tribut des Grecs maritimes compris dans leurs satrapies : et il implique que jusqu’à un temps récent aucune demande pareille ne leur avait été faite. La cour de Suse, informée sans doute par des exilés grecs et des agents, des embarras dans lesquels Athènes était tombée, regarda ce moment comme favorable pour exiger des tributs, auxquels elle se considérait toujours sans doute comme ayant droit, bien que la puissance d’Athènes l’eût forcée à y renoncer. En conséquence, la demande fut alors pour la première fois envoyée à Tissaphernês, et il en devint débiteur envers la cour, jusqu’à ce qu’il pût les percevoir ; ce qu’il ne put faire, même alors, malgré les embarras d’Athènes, — et ce que, à fortiori, il n’aurait pu faire auparavant, quand Athènes était dans la plénitude de sa puissance.

Ces passages nous apprennent deux faits importants :

1° Que les cités asiatiques maritimes appartenant à l’empire athénien ne payèrent pas de tribut à Suse, depuis la date de l’organisation complète de la confédération athénienne jusqu’à une époque qui suivit la défaite des Athéniens en Sicile.

2° Que néanmoins ces cités continuèrent toujours, pendant toute cette période, de rester enregistrées sur les livres du roi de Perse, chacune pour son tribut particulier ; la cour de Perse attendant un moment propice pour se présenter, quand elle serait en état d’imposer ses demandes, par suite d’un malheur fondant sur Athènes.

Cet état de relations entre les Grecs asiatiques et la cour de Perse sous l’empire athénien, prouvé par Thucydide, nous permet d’expliquer un passage d’Hérodote, sur lequel Manso et Dahlmann ont insisté tous deux aussi (p. 94) avec une plausibilité un peu plus apparente, comme prouvant leur manière de voir le cas. Hérodote, après avoir décrit le nouvel arrangement et le nouveau mesurage des territoires des cités ioniennes par le satrape Artaphernês (vers 493 avant J.-C., après la répression de la révolte ionienne), continué en disant qu’il établit l’assiette du tribut pour chacune d’elles selon ce nouveau mesurage, et que l’assiette resta sans changement jusqu’à son propre temps (d’Hérodote, VI, 42). Or, Dahlmann et Manso prétendent qu’Hérodote affirme ici que le tribut des cités ioniennes à lu Perse avait été payé d’une manière continue et régulière jusqu’à son époque. Mais, à mon avis, c’est une erreur ; Hérodote ne parle pas du payement, mais de l’imposition : et c’étaient deux choses très différentes, comme Thucydide le donne clairement à entendre dans le passage que j’ai cité plus haut. L’imposition de toutes les cités ioniennes inscrites sur les livres du roi de Perse resta sans aucun changement pendant l’empire athénien ; mais le payement ne fut exigé qu’à une époque précédant immédiatement 412 avant J.-C., où l’on supposa que les Athéniens étaient trop faibles pour s’y opposer. Il est évident par le compte des revenus persans en général, dans toutes les satrapies, que nous trouvons dans le troisième livre d’Hérodote, qu’il avait eu accès aux comptes officiels des finances persanes, ou du moins auprès des secrétaires grecs qui les connaissaient. On lui dit que ces impositions restèrent sans changement à partir de l’époque d’Artaphernês : furent-elles réalisées ou non ? c’était une autre question à laquelle les « livres » ne répondaient probablement pas, et qu’il pouvait savoir ou ne pas savoir.

Les passages de Thucydide cités plus haut me semblent fournir une preuve positive que les cités grecques sur la côte asiatique ne payèrent pas de tribut à la Perse .pendant la durée de l’empire athénien. Niais, quand il n’y aurait pas cette preuve positive, je soutiendrais encore la même opinion. Car, si ces Grecs continuaient à payer tribut, que signifient ces phrases, qu’ils s’étaient révoltés contre la Perse, qu’ils avaient été délivrés du roi —Thucydide, I, 18, 89, 95.

Voilà pour le payement du tribut. On trouvera dans Thucydide (VIII, 56) (cf. Diodore, IV, 26) une preuve relative à l’autre point, à savoir que, entre 477 et 412 avant J.-C., on ne souffrait aucun vaisseau persan le long des côtes de l’Iônia ; lesquelles côtes, bien que réclamées par le roi des Perses, n’étaient pas reconnues par les Grecs comme appartenant à ce prince.

[29] Hérodote, VIII, 151. Diodore dit aussi que cette paix fut conclue par Kallias l’Athénien (XII, 4).

[30] Je conclus, en somme, en faveur de ce traité comme étant un fait historique,-bien que je sente que quelques uns des arguments présentés contre lui ne sont pas sans force. M. Mitford et le Dr Thirlwall (ch. 17, p. 474), aussi bien que Manso et Dahlmann, pour n’en pas mentionner d’autres, ont combattu la réalité du traité ; et l’auteur, cité en dernier lieu, a examiné le cas en détail et avancé tous les motifs d’objection ; parmi quelques-uns qui me paraissent réellement sérieux, il en présente d’autres qui me semblent faibles et non défendables (Manso, Sparta, vol. III. Beylage, X, p. 471 ; Dahlmann, Forschungen auf dem Gébiete der Geschichte, vol. I. Ueber den Kimonischen Frieden, p. 1-148). : Bœckh admet ce traité comme un fait historique.

Si nous nions complètement la réalité historique du traité, nous devons adopter quelque hypothèse : semblable à celle de Dahlmann (p. 40) : La mention et l’affirmation distinctes de cette paix comme ayant été conclue formellement, me paraissent être nées pour la première fois dans les écoles des rhéteurs à Athènes, peu après la paix d’Antalkidas, et comme une antithèse oratoire à. opposer à cette paix.

A ceci nous devons ajouter la supposition que quelques personnes doivent avoir pris la peine de faire graver cette paix fabriquée sur une colonne, et de la faire placer soit dans le Metrôon, soit quelque part ailleurs à Athènes parmi les monuments des gloires athéniennes. Car il est certain qu’elle était gravée ainsi sur une colonne (Théopompe, ap. Harpocration, Άττικοϊς γράμμασι). Le soupçon avancé par Théopompe (et fondé sur le fait que la paix était gravée non en ancien attique, mais en lettres ioniennes, — cette dernière sorte d’écriture n’ayant été rendue légale à Athènes qu’après l’archontat d’Eukleidês), à savoir que le traité fut une invention subséquente et non une réalité historique, n’a pas beaucoup de valeur à mes yeux. En admettant que la paix soit réelle, elle fut naturellement rédigée et gravée dans les caractères employés habituellement parmi les cités ioniennes de l’Asie Mineure, puisque c’étaient elles qui y étaient le plus spécialement intéressées ; ou elle pourrait avoir été gravée de nouveau, si l’on songe que près d’un siècle devait s’être écoulé entre la conclusion du traité et le temps où Théopompe vit la colonne. J’avoue que l’hypothèse de Dahlmann me parait plus improbable que la réalité historique du traité. A mon avis, il est plus vraisemblable qu’il y eut un traité, et que les orateurs ont dit à son sujet des choses exagérées et fausses, — qu’il n’est probable qu’ils aient fabriqué le traité dès, le commencement de propos délibéré, et en y ajoutant le faux nom d’un ambassadeur.

Dahlmann expose avec force et justesse (tâche aisée, à la vérité) les assertions vagues, illogiques et vaniteuses des orateurs relativement à ce traité. L’erreur chronologique à l’aide de laquelle on assurait qu’il avait été conclu peu après les victoires de l’Eurymedôn (et qu’il se rattachait ainsi au nom de Kimôn), est une des circonstances qui ont le plus contribué à décréditer les témoins qui l’attestaient ; mais nous ne devons pas oublier qu’Ephore (en admettant que Diodore dans ce cas copie Ephore, ce qui est extrêmement probable, — XII, 3, 4) ne tomba pas dans cette erreur, mais qu’il mit le traité à sa vraie place chronologique, après l’expédition athénienne sous Kimôn contre Kypros et l’Égypte en 450-449 avant J.-C. Kimôn mourut avant que les grands résultats de cette expédition fussent achevés, comme nous le savons par Thucydide. Sur ce point, Diodore parle d’une manière équivoque, mais qui donne plutôt à entendre que Kimôn vécut pour achever le tout, et qu’il mourut ensuite de maladie.

On a aussi très justement critiqué l’absurde exagération d’Isocrate, qui dit que le traité obligeait, les rois de Perse à ne pas venir à l’ouest du fleuve Halys. Il répète cette assertion dans deux discours différents (Areopagit., p. 150 ; Panathenaic, p. 432).

[31] Plutarque, Periklês, c. 21-28.

[32] Plutarque, Aristeidês, c. 25.

[33] Thucydide, I, 112 : cf. Philochore, Fragm. 88, éd. Didot.

[34] Thucydide, I, 19 ; le même encore, I, 76.

[35] Aristote, Politique, V, 2, 6.

[36] Plutarque, Periklês, c. 18 ; et sa comparaison entre Periklês et Fabius Maximus, c. 3.

Kleinias, père du célèbre Alkibiadês, fut tué dans cette bataille ; il avait servi trente-trois ans auparavant à la bataille navale d’Artémision ; il ne peut donc pas être compté parmi les jeunes guerriers, bien qu’étant un personnage du premier rang (Plutarque, Alkibiadês, c. 1).

[37] Thucydide, I, 113 ; Diodore, XII, 6. Platée parait avoir été considérée comme entièrement séparée de la Bœôtia ; elle resta unie à Athènes aussi intimement qu’auparavant.

[38] Xénophon, Memorab., III, 51 4.

[39] Thucydide, I, 114 ; V, 16 ; Plutarque, Periklês, c. 22.

[40] Thucydide, I, 114 ; Plutarque, Periklês, c. 23 ; Diodore, XII, 7.

[41] Thucydide, I, 114, 115 ; II, 21 ; Diodore, XII, 5. Je ne doute nullement que le mot Achaïa employé ici ne signifie le pays au nord du Péloponnèse, ordinairement connu sous ce nom. Les soupçons de Goeller et d’autres, qui supposent qu’il signifie non pas ce territoire, mais quelque ville inconnue, me semblent tout à fait dénués de fondement. Thucydide n’a jamais mentionné le moment exact où les Athéniens acquirent l’Achaïa comme une alliée dépendante, bien qu’il signale les Achæens (I, 111) dans cette qualité. C’est là un argument, entre bien d’autres, qui prouve que nous devons être prudents en raisonnant d’après le silence de Thucydide contre la réalité d’un événement, — par rapport à cette période entre la guerre des Perses et celle du Péloponnèse, eh tout son sommaire est si bref.

Quant à la chronologie de ces événements, Dr Fynes Clinton fait remarquer : Les désastres en Bœôtia produisirent la révolte de l’Eubœa et de Megara environ dix-huit mois après, en Anthestêrion, 445 avant J.-C, et l’invasion des Péloponnésiens en Attique, à l’expiration de la trêve de cinq ans (ad ann. 447 av. J.-C.).

M. Clinton tue semble admettre un intervalle plus long qu’il n’est probable. J’incline à croire que la révolte de l’Eubœa et de Megara suivit de plus près les désastres subis en 13ceûtia, malgré le compte d’archontes donné par Diodore : ού πολλώ ϋστερον, l’expression de Thucydide, ne veut pas dire probablement plus de trois ou quatre mois, et toute la série d’événements était évidemment le résultat d’un élan. La trêve avant été conclue au commencement de 445 avant J.-C, il semble raisonnable de placer la, révolte de l’Eubœa et de Megara, aussi bien que l’invasion de l’Attique par Pleistoanax, en 446 avant J.-C, — et les désastres en Bœôtia soit au commencement de 446, soit à la fin de 447 avant J.-C.

En outre, il n’est pas sans danger d’admettre (comme le fait M. Clinton, ad ann. 450, aussi bien que le docteur Thirlwall, Hist. Gr., ch. 17, p. 478) que la trêve de cinq ans a dû réellement expirer avant que Pleistoanax et les Lacédæmoniens envahissent l’Attique : la trêve de trente ans, conclue plus tard, n’acheva pas tout son temps.