HISTOIRE DE LA GRÈCE

SEPTIÈME VOLUME

CHAPITRE V — DEPUIS LES BATAILLES DE PLATÉE ET DE MYKALE JUSQU’A LA MORT DE THEMISTOKLÊS ET D’ARISTEIDÊS.

 

 

Après avoir suivi, dans le dernier chapitre, l’échec que les Grecs siciliens firent essuyer aux Carthaginois, nous revenons maintenant aux Grecs du centre et aux Perses, — cas dans lequel le triomphe était plus intéressant encore pour la cause des progrès de l’humanité en général.

La disproportion qui existe entre l’immense armée réunie par Xerxès et le peu qu’il accomplit, provoque naturellement à la fois du mépris pour les forces persanes et de l’admiration pour la poignée d’hommes, comparativement petite, par laquelle elles furent si ignominieusement défaites. Ces deux sentiments sont justes, mais ils sont tous deux souvent exagérés au delà du point que justifiera un examen attentif des faits. La manière persane de faire la guerre — que nous pouvons comparer à celle des Turcs modernes[1], maintenant que la période de leur fanatisme énergique est passée — était à un haut degré désordonnée et inefficace. Les hommes, à la vérité, pris individuellement, surtout les Perses indigènes, ne manquaient pas des qualités du soldat ; mais leurs armes et leur organisation étaient mauvaises, — et leurs chefs plus mauvais encore. D’un autre côté, les Grecs, égaux, sinon supérieurs, en bravoure individuelle, étaient incomparablement supérieurs sous le rapport de l’ordre militaire aussi bien que sous celui des armes : mais ici également le commandement était défectueux, et la désunion une source constante de péril. Ceux qui, comme Plutarque (ou plutôt le pseudo-Plutarque), dans son traité sur la Malignité d’Hérodote, ne veulent reconnaître que de la magnanimité et de l’héroïsme clans la conduite des Grecs pendant le cours de ces années critiques, sont forcés de traiter durement l’inestimable témoin auquel nous sommes redevables de connaître les faits. Ce témoin doline clairement à entendre que, malgré le courage dévoué montré non moins par les vaincus aux Thermopylæ que par les vainqueurs à Salamis, la Grèce dut son salut surtout à l’imbécillité, à la couardise et à la témérité crédule de Xerxès[2]. Si, en effet, il avait possédé soit l’énergie personnelle de Cirrus, soit le jugement d’Artemisia, on peut douter qu’une supériorité de conduite ou une intimité d’union eût pu défendre les Grecs contre des forces si supérieures. Mais il est certain que tout leur courage comme soldats en ligne ne leur aurait pas fait atteindre ce but, sans un plus haut degré de tactique et sans un esprit plus sincère de coopération que ceux qu’ils montrèrent réellement.

Cent cinquante années après cette période si remplie d’événements, nous verrons la face des affaires changer, et les forces combinées de la Grèce sous Alexandre de Macédoine envahir la Perse. Nous trouverons qu’en Perse aucune amélioration ne s’était effectuée pendant ce long intervalle, — que le plan de défense sous Darius Codoman a les mêmes défauts que celui d’attaque sous Xerxès, — qu’il y a la même confiance aveugle et exclusive dans des batailles rangées, avec des troupes supérieures en nombre[3], — que l’avis de Mentor le Rhodien et celui de Charidêmos sont méprisés comme ceux de Demaratos et d’Artemisia, — que Darius Codoman, essentiellement de la même trempe que Xerxès, est entraîné à livrer la bataille d’Issus par la même témérité ruineuse que celle qui dissipa la flotte persane à Salamis, — et que l’infanterie indigène des Perses (non la cavalerie) paraît même avoir perdu cette valeur individuelle qu’elle déploya à Platée d’une manière si remarquable. Mais du côté des Grecs, le progrès est très grand sous~tous les rapports ; le courage régulier du soldat a été entretenu et même augmenté, tandis que la tactique et le talent des combinaisons militaires ont atteint un point sans exemple dans l’histoire antérieure de l’humanité. La science militaire peut être considérée comme une sorte de création pendant cet intervalle, et l’on verra qu’elle passe par diverses phases, — Demosthenês et Brasidas, — l’armée de Cyrus et Xénophon, — Agésilas, — Iphikratês, — Épaminondas, — Philippe de Macédoine, — Alexandre[4] : car les princes macédoniens ont emprunté la tactique grecque, bien qu’ils l’aient développée et appliquée avec une énergie personnelle qui leur était particulière, et avec des avantages de position tels que ni les Athéniens ni les Spartiates n’en ont jamais eu de pareils. Dans cette comparaison entre l’invasion de Xerxès et celle d’Alexandre, nous mettons en contraste l’ardeur progressive de la Grèce, qui sert de héraut et d’aiguillon à la même ardeur en Europe, — avec l’esprit stationnaire de l’Asie, que réveille par occasion une individualité brillante, mais qui ne s’approprie jamais de nouvelles idées ni de nouvelles facultés sociales, soit pendant la guerre, soit pendant la paix.

C’est à l’invasion de Xerxès que ces nouveaux pouvoirs de combinaisons, politiques aussi bien que militaires, qui éclairent l’histoire grecque pendant le siècle suivant et même plus tard, doivent leur origine. Ils sont mis en action par le changement de position et de caractère des Athéniens, — qui, dans une certaine mesure, perfectionnèrent les ope rations militaires sur terre, mais furent les grands créateurs de la tactique et de la manœuvre maritimes en Grèce, — et qui, les premiers de tous les Grecs, se montrèrent capables d’organiser et de diriger l’action combinée d’alliés et de sujets nombreux : réunissant ainsi les deux qualités distinctives de l’Agamemnôn homérique[5], — l’habileté dans le commandement et la vigueur dans l’exécution.

Dans la confédération hellénique générale qui agit contre la Perse, sous la présidence de Sparte, il serait difficile de dire qu’Athènes occupât un rang ostensible supérieur à celui d’un membre ordinaire. Le second poste d’honneur, clans la ligne de Platée, il est vrai, lui avait été adjugé, toutefois seulement après que Tegea l’avait réclamé comme un droit. Mais sans aucune différence sous le rapport du rang ostensible, elle n’était plus aux yeux et au sentiment de la Grèce la même puissance qu’auparavant. Elle avait plus souffert, et sur mer avait certainement fait plus que tous les autres alliés ensemble. Même sur terre, à Platée, ses hoplites avaient montré contre la formidable cavalerie des Perses une combinaison de bravoure, de discipline et de forcé, supérieure même aux Spartiates. Aucun officier athénien n’avait commis un acte si dangereux de désobéissance que le Spartiate Amompharetos. Après la victoire de Mykale, quand les Péloponnésiens se hâtèrent tous de retourner chez eux pour jouir de leur triomphe, les Athéniens ne reculèrent pas devant un service prolongé dans le dessein important de purger d’ennemis l’Hellespont, et se posèrent ainsi en champions volontaires et empressés des Grecs asiatiques contre la Perse. Outre les exploits d’Athènes collectivement, les deux seuls individus, cloués de quelques talents pour le commandement, que cette lutte critique avait fait surgir, étaient tous les deux des Athéniens : d’abord, Themistoklês ; ensuite, Aristeidês. Depuis le commencement jusqu’à la fin du conflit, Athènes avait déployé un patriotisme panhellénique sans réserve, que les Péloponnésiens avaient payé de la manière la moins généreuse : en effet, ils étaient restés derrière leurs murailles à l’Isthme et avaient livré Athènes deux fois au ravage de l’ennemi ; la première fois, peut-être, sans pouvoir l’éviter, — mais la seconde, par une négligence coupable en différant leur marche de départ contre Mardonios. Et les Péloponnésiens ne pouvaient s’empêcher de sentir que, tandis qu’ils avaient laissé l’Attique sans protection, ils devaient leur propre salut à Salamis, tout à la fois à la dextérité de Themistoklês et à l’imposante flotte athénienne.

En considérant que les Péloponnésiens, n’avaient souffert que peu ou point de mal par suite de l’invasion, tandis que les Athéniens avaient perdu pour le moment même leur ville et leur pays, avec une partie considérable de leurs biens meubles détruits sans retour, — nous pourrions naturellement nous attendre à trouver les premiers, sinon prêtant leur aide reconnaissante et active pour réparer le dommage en Attique, du moins accueillant de bon coeur le rétablissement de la ville ruinée par ses premiers habitants. Au lieu de cela, nous voyons dominer encore parmi eux le même égoïsme. Le mauvais vouloir et la méfiance pour l’avenir, aggravés par une admiration dont ils ne pouvaient se défendre, étouffent toute leur gratitude et toute leur sympathie.

Les Athéniens, en revenant de Salamis, après la bataille de Platée, trouvèrent des foyers désolés pour les recevoir. Leur pays était dévasté, — leur ville brûlée ou détruite, de sorte qu’il ne restait qu’un petit nombre de maisons debout, où les officiers persans avaient pris leurs quartiers, — et leurs fortifications en grande partie rasées ou renversées. Leur première tâche fut de conduire chez eux leurs familles et leurs effets des lieux d’abri temporaires à Trœzen, à Ægina et à Salamis. Après avoir pourvu à ce qui était indispensablement nécessaire pour les besoins immédiats, ils se mirent à rebâtir leur ville et leurs fortifications sur une échelle de plus grande dimension en tous sens[6]. Mais aussitôt qu’on les vit occupés à cette oeuvre indispensable, sans laquelle ni existence politique ni sûreté personnelle n’étaient praticables, les alliés prirent l’alarme, présentèrent des plaintes à Sparte, et la pressèrent vivement d’arrêter le travail. En tête de ces plaignants se trouvaient probablement les Æginètes, comme anciens ennemis d’Athènes, et comme ayant le plus à craindre de sa puissance sur mer. Les Spartiates, qui sympathisaient complétement avec la jalousie et l’inquiétude de leurs alliés, étaient même disposés, par une ancienne association, à pousser encore plus loin leur aversion pour des fortifications, de sorte qu’ils auraient été charmés de voir toutes les autres cités grecques systématiquement sans défense comme Sparte elle-même[7]. Mais tout en envoyant à Athènes une ambassade, pour faire une remontrance amicale contre le projet de fortifier la ville de nouveau, ils ne purent interdire, d’une manière ouverte et péremptoire l’exercice d’un droit commun à toute communauté autonome. Ils n’osèrent même pas, à un moment où les événements des mois passés étaient frais dans les souvenirs de tous, divulguer leurs jalousies réelles quant à l’avenir. Ils affectèrent de présenter des raisons de prudence contre le projet, fondées sur la chance d’une future invasion des Perses : cas dans lequel ce serait un dangereux avantage pour l’envahisseur que de trouver une ville fortifiée en dehors du Péloponnèse pour appuyer ses opérations, comme Thêbes avait récemment secondé Mardonios. En conséquence, ils proposèrent aux Athéniens, non seulement de renoncer à leurs propres fortifications, mais encore de les aider à détruire toutes les fortifications des autres cités au delà des limites du Péloponnèse, — promettant un abri en deçà de l’isthme, en cas de besoin, à toutes les personnes exposées.

Un homme d’État comme Themistoklês n’était pas de nature à s’en laisser imposer par cette diplomatie ; mais il vit que les Spartiates avaient le pouvoir d’empêcher le travail, s’ils le voulaient, et qu’il ne pourrait être exécuté qu’à l’aide d’une ruse heureuse. D’après son conseil, les Athéniens congédièrent les ambassadeurs spartiates, en disant qu’ils enverraient eux-mêmes à Sparte et expliqueraient leurs desseins. Conséquemment, on y expédia bientôt Themistoklês lui-même, comme l’un des trois ambassadeurs chargés d’entrer en explications avec les autorités spartiates. Mais ses deux collègues, Aristeidês et Abronichos, en vertu d’un accord antérieur, tardèrent à arriver, — et il resta inactif à Sparte, donnant leur absence comme excuse pour ne pas même demander une audience, affectant toutefois d’être surpris de les voir différer si longtemps leur arrivée. Mais pendant qu’Aristeidês et Abronichos, les deux autres envoyés, étaient ainsi retenus avec soin, toute la population d’Athènes travaillait sans relâche aux murailles. Hommes, femmes et enfants, tous faisaient de leur mieux pendant ce précieux intervalle. On n’épargna ni les maisons particulières, ni les édifices sacrés, pour fournir les matériaux, et telle fut leur ardeur dans l’entreprise, qu’avant que les trois ambassadeurs fussent réunis à Sparte, le mur avait atteint une hauteur suffisante au moins pour essayer de se défendre. Toutefois l’intervalle avait été assez long pour provoquer le soupçon, même dans l’esprit lent des Spartiates ; tandis que les Æginètes, plus vigilants, leur envoyèrent la nouvelle positive que les murs étaient en train d’avancer rapidement.

Themistoklês, en apprenant cette allégation, nia péremptoirement qu’elle fût vraie ; et l’estime personnelle qu’on avait pour lui était si grande à cette époque, que son assurance[8] obtint pendant quelque temps un crédit complet, jusqu’à ce que de nouveaux messagers vinssent faire naître encore des soupçons dans l’esprit des Spartiates. En réponse à ces messages, Themistoklês pressa vivement les éphores d’envoyer à Athènes des ambassadeurs à eux, et de se convaincre ainsi de l’état des choses. Ils agirent d’après sa recommandation sans avoir de soupçons, tandis que lui, en même temps, il transmit une communication particulière à Athènes, par laquelle il demandait qu’on ne laissât pas partir les ambassadeurs avant que ses collègues et lui-même fussent revenus sains et saufs, ce qu’il craignait qu’on leur refusât si son tour venait à être divulgué. Aristeidês et Abronichos étaient alors arrivés, — on annonçait que le mur était au moins à une hauteur qui défiait le mépris, — et Themistoklês aussitôt jeta le masque. Il avoua le stratagème qu’il avait employé, — dit aux Spartiates qu’Athènes était déjà fortifiée suffisamment pour assurer la sûreté et la libre volonté de ses habitants, — et les avertit que l’heure de la contrainte était actuellement passée, les Athéniens étant en état de définir et de soutenir par eux-mêmes leurs droits et leurs devoirs par rapport à Sparte et aux alliés. Il leur rappela que les Athéniens s’étaient toujours trouvés capables de juger par eux-mêmes, soit dans une consultation commune, soit dans toute affaire séparée telle que la crise importante où il s’agit d’abandonner leur ville et de se réfugier sur leurs vaisseaux. Ils avaient maintenant, dans l’exercice de ce jugement personnel, résolu de fortifier leur cité, comme mesure indispensable pour eux-mêmes et avantageuse même, aux alliés en général. Qu’il ne pouvait y avoir d’échange égal ou loyal d’opinion que si tous les alliés avaient les mêmes moyens de défense : tous devaient être sans fortifications, ou Athènes devait être fortifiée aussi bien que les autres[9].

Quelque mortifiés que fussent les Spartiates par une révélation qui prouvait qu’ils avaient été non seulement découverts dans un dessein malhonnête, mais encore complétement joués, — le ton décidé de Themistoklês leur imposa en même temps, ton qu’ils ne lui pardonnèrent jamais dans la suite. Arrêter auparavant l’érection des murailles aurait été praticable, bien que non peut-être sans difficulté ; agir de force avec le fait accompli était extrêmement dangereux. De plus, les inestimables services que venait de rendre Athènes l’emportèrent encore dans leur esprit, de sorte que le sentiment et la prudence coïncidèrent pour le moment. Ils affectèrent donc d’accueillir la communication sans manifester aucune irritation, comme si dans le fait ils n’avaient pas avancé de prétention qui eût besoin d’être formellement rétractée. Les envoyés des deux peuples retournèrent chez eux, et les Athéniens achevèrent leurs fortifications sans obstacle[10], toutefois non sans murmures de la part des alliés qui, dans la suite, reprochèrent amèrement à Sparte d’avoir laissé échapper cette précieuse opportunité d’arrêter la croissance du géant[11].

Si les alliés craignaient Athènes auparavant, le mélange d’audace, d’artifice et de ruse à l’aide duquel elle venait d’éluder l’obstacle opposé à ses fortifications, était bien fait pour aggraver leur inquiétude. D’autre part, quant aux Athéniens, la simple idée d’une intervention destinée à leur enlever ce droit commun de défense personnelle qui était exercé par toute cité autonome à l’exception de Sparte, a dit leur paraître une injustice outrageante, — aggravée par ce fait qu’elle leur était amenée par leurs souffrances particulières clans la cause commune, et qu’elle leur était faite par les mêmes alliés qui, sans leur dévouement empressé, auraient été dès lors les esclaves du Grand Roi. Et l’intention qu’avaient les alliés de s’opposer aux fortifications a dû être connue de tout le monde à Athènes, par la presse universelle de liras mis en réquisition pour hâter le travail et échapper à l’intervention ; précisément comme elle fut attestée aux générations futures par les fragments sans forme et la construction irrégulière du mur, dans lequel on voyait scellés dès ossements de tombeaux et des colonnes couvertes d’inscriptions[12]. Assurément le sentiment qui se rattachait à ce travail, — accompli comme il le fut par les riches et les pauvres, par les forts et les faibles, — hommes, femmes et enfants, a dû être intense aussi bien que propre à établir l’égalité. Tous ils avaient enduré les misères communes de l’exil, tous ils avaient contribué à la victoire et tous partageaient actuellement la même fatigue pour la défense de la cité qu’ils avaient recouvrée, afin de contre-miner l’opposition peu généreuse de leurs alliés péloponnésiens. Nous devons mentionner ces circonstances pleines d’incitation, particulières aux Athéniens, et agissant sur une génération qui avait alors été nourrie dans la démocratie pendant un quart de siècle et avait remporté sans aucune aide la victoire de Marathôn, — si nous voulons comprendre cette explosion encore plus forte d’activité agressive, d’assurance persévérante et d’aptitude aussi bien que d’ardeur pour le commandement, — avec ce développement encore plus étendu d’organisation démocratique, — qui marque leur caractère pendant le siècle suivant immédiatement.

Le plan de la nouvelle fortification fut projeté sur une échelle bien digne de la grandeur future de la ville. Son enceinte était de six stades ou environ sept milles (11 kilom.), avec l’acropolis presque au centre ; mais on ne tonnait pas. celle des murs antérieurs, de sorte que nous ne pouvons pas mesurer l’étendue de cet agrandissement qui, selon le témoignage de Thucydide, fut effectué de chaque côté. Elle renfermait dans la ville les trois collines de l’Areiopagos, de la Pnyx et du Mouseion (Museum) ; tandis qu’au sud de la ville, elle s’étendait un certain espace même sur la rive méridionale de l’Ilissos, comprenant ainsi également la fontaine Kallirhoê[13]. Malgré la précipitation excessive avec laquelle elle fut élevée, la construction était tout à fait solide et suffisante contre tout ennemi extérieur ; mais il y a lieu de croire que sa surface intérieure et très considérable ne fut jamais remplie de bâtiments. Des espaces vides, pour l’asile temporaire des habitants de la campagne qui venaient s’y réfugier avec ce qu’ils possédaient, étaient éminemment utiles à une communauté municipale grecque ; ils n’étaient à aucune plus utiles qu’à Athènes, dont la force principale consistait dans sa flotte, et dont lés habitants résidaient ordinairement en grande partie dans leurs dêmes séparés d’une extrémité à l’autre de l’Attique.

Le premier pas indispensable dans la rénovation d’Athènes, après son extinction temporaire, était alors heureusement accompli ; la cité avait été mise à l’abri des attaques d’un ennemi extérieur ; mais Themistoklês, auquel les Athéniens devaient le dernier stratagème heureux, et dont l’influence a dû être fort augmentée par son succès, avait conçu des plans d’une étendue plus vaste et plus ambitieuse. Il avait conseillé le premier le grand élan maritime pris par ses compatriotes, aussi bien que la puissante armée navale qu’ils avaient créée pendant les quelques dernières années, et qui avait été si récemment leur salut. Il vit dans cette force, à la fois la seule chance de sûreté pour l’avenir, dans le cas où les Perses renouvelleraient leur attaque par mer, — éventualité vraisemblablement probable à cette époque, — et des perspectives illimitées d’ascendant futur sur les côtes et les îles grecques. Elle fut le grand instrument de défense, d’attaque et d’ambition. Il fallait beaucoup moins de prévoyance et de génie pour continuer ce mouvement que pour le commencer. Themistoklês, aussitôt que les murs de la cité eurent été achevés, ramena l’attention de ses compatriotes vers ces murs de bois qui leur avaient servi de refuge contre le monarque persan. Il les persuada de se pourvoir d’un port à la fois sûr et suffisant, en agrandissant et en fortifiant le Peiræeus. Ceci encore n’était que la continuation d’une entreprise commencée antérieurement ; car, pendant qu’il était en charge deux ou trois années auparavant[14], il avait déjà fait sentir à ses compatriotes que la rade ouverte de Phalêron manquait complétement de sécurité, et il lés avait décidés à améliorer et à employer en partie les ports plus spacieux de Peiræeus et de Munychia, — trois bassins naturels, tous capables d’être fermés et défendus. On avait déjà fait quelque chose en vue d’agrandir ce port, bien qu’il eût été subséquemment ruiné par les envahisseurs perses. Mais Themistoklês reprit ‘alors le plan sur une échelle beaucoup plus grande qu’il n’aurait pu alors oser le proposer, — échelle qui montre les vastes augures présents à son esprit relativement aux destinées d’Athènes.

Peiræeus et Munychia, clans son nouveau plan, constituaient un espace fortifié aussi considérable qu’Athènes agrandie, et avec un mur beaucoup plus élaboré et inattaquable. Le mur qui les entourait, d’un circuit de soixante stades[15], était destiné par lui à être si prodigieux tant en hauteur qu’en épaisseur, qu’il rendrait tout assaut inutile, et permettrait à toute la population militaire de servir à bord, en ne laissant pour garnison que les vieillards et les enfants[16]. Nous pouvons juger de l’étendue de son projet, en apprenant que le mur, bien qu’en pratique il se trouvât toujours suffisant, ne fut élevé qu’à la moitié de la hauteur qu’il avait projetée[17]. Toutefois, quant à l’épaisseur, ses idées furent exactement suivies :, deux chariots se croisant apportaient des pierres qui étaient posées à droite et à gauche du côté extérieur de chacun d’eux, et formaient ainsi deux premiers :purs parallèles, entre lesquels l’espace intérieur (naturellement au moins aussi large que la largeur des deux chariots) était rempli non pas avec du moellon brut, suivant la manière des Grecs, mais construit, dans toute l’épaisseur, en pierres carrées, cramponnées ensemble avec du métal[18]. Le résultat fut un mur solide, n’ayant probablement pas moins de quatorze ou quinze pieds d’épaisseur, puisqu’il était destiné à avoir une hauteur si extraordinaire. Dans les exhortations à l’aide desquelles il animait le peuple à ce fatigant et dispendieux travail, il s’appliquait à le pénétrer de l’idée que Peiræeus était d’une plus grande importance pour eux qu’Athènes elle-même, et qu’il offrait un asile flans lequel, si leur territoire venait à être couvert de nouveau par une armée de terre supérieure, ils pourraient se retirer en sécurité, en conservant la pleine liberté de cette action maritime dans laquelle ils pouvaient tenir tète à tout le monde[19]. Nous pouvons même soupçonner que si Themistoklês avait pu suivre ses propres inspirations, il aurait changé la situation de la ville et transporté Athènes à Peiræeus : l’attachement du peuple pour son saint et antique rocher l’empêcha sans doute de faire toute proposition de ce genre. Il ne songea probablement pas non plus à cette époque à la possibilité de ces longues murailles qui, peu d’années plus tard, des deux cités n’en firent qu’une seule.

Quarante-cinq ans après, au commencement de la guerre du Péloponnèse, nous entendrons Periklês ; qui épousa et mit à exécution les grandes idées de Themistoklês, tenir le même langage, sur la possibilité où était Athènes d’appuyer une grande puissance exclusivement ou principalement sur une action maritime. Mais l’empire athénien était alors une réalité établie, hindis que du temps de Themistoklês c’était encore un rêve, et ses prédictions hardies, surpassées comme elles le furent par la future réalité, marquent cette faculté extraordinaire de divination pratique que Thucydide exalte si expressément en lui. Et ce qui prouve l’exubérance de l’espoir qui avait pénétré l’esprit du peuple athénien, c’est que nous le voyons, sur la foi de ces prédictions, se mettre à une nouvelle entreprise qui exigeait tant de fatigues et de dépenses ; et cela encore quand ils revenaient de l’exil dans une contrée désolée, à un moment de détresse privée et d’appauvrissement public.

Toutefois, Peiræeus servit à d’autres desseins, outre son usage direct comme arsenal pour la marine militaire. La sécurité de ses fortifications et la protection de la flotte athénienne étaient bien faites pour rappeler ces metœki ou étrangers domiciliés, qui avaient été chassés par l’invasion de Xerxès, et qui auraient considéré leur retour comme peu sûr, si on ne leur eût offert quelque moyen de protection nouveau et évident. Pour les faire revenir et pour attirer de nouveaux habitants du même genre, Themistoklês proposa de les exempter du metoikion ou taxe annuelle, que payait l’homme dépourvu du droit de cité[20] ; mais cette exemption n’a pu durer que pendant un certain temps, et la grande tentation qui les engageait à revenir a dû consister dans les garanties et les facilités nouvelles que, présentait maintenant Athènes, avec ses ports fortifiés et sa flotte. La présente de nombreux metœki fut profitable aux Athéniens, tant au point de vue privé qu’au point de vue public. Une grande partie du commerce, des professions et des métiers manuels était entre leurs mains ; et la législation athénienne, tout en les excluant des privilèges politiques, était sous d’autres rapports équitable et favorable pour eux. Quant aux opérations commerciales, les metœki avarient cet avantage sur les citoyens, — qu’ils étaient moins fréquemment emmenés pour le service militaire à l’étranger. Le grand accroissement de leur nombre, à partir de cette époque, tout en contribuant considérablement à augmenter la valeur des biens dans toute l’Attique, mais surtout à Peiræeus et à Athènes, nous sert à expliquer la prospérité extraordinaire ainsi que l’excellente culture que l’on trouvait dans tout le pays avant la guerre du Péloponnèse. L’orge, les légumes, les figues et l’huile, produits dans la plus grande partie du territoire, — le charbon de bois préparé dans le dême florissant d’Acharnæ[21], — et le poisson obtenu en abondance près de la côte, — trouvaient tous de riches acheteurs et des demandes constantes de la part de la population de la ville qui augmentait sans cesse.

On nous dit encore que Themistoklês[22] décida les Athéniens à construire chaque année vingt nouveaux vaisseaux de ligne, — c’est ainsi que nous pouvons désigner la trirème. S’attacha-t-on toujours rigoureusement à ce nombre, c’est ce qu’il est impossible de dire ; mais réparer les vaisseaux aussi bien que maintenir leur nombre, fut toujours compté parmi les obligations les plus indispensables du pouvoir exécutif.

Il ne parait pas que les Spartiates aient fait d’opposition à la fortification du Peiræeus, bien que ce fût une entreprise plus grande, plus nouvelle et plus menaçante que celle d’Athènes. Mais Diodore nous dit, avec assez de probabilité, que Themistoklês jugea nécessaire d’envoyer une ambassade à Sparte[23], donnant à entendre que son projet était de préparer un port sûr pour la marine collective de la Grèce, dans le cas d’une attaque future des Perses.

Des travaux sur une si vaste échelle doivent avoir pris un temps considérable et absorbé une grande partie des forces athéniennes ; cependant ils n’empêchèrent pas Athènes de prêter une aide active à l’expédition qui, l’année après la bataille de Platée (478 av. J.-C.), fit voile pour l’Asie sous le Spartiate Pausanias. Vingt vaisseaux des diverses villes du Péloponnèse[24] étaient sous son commandement ; les Athéniens seuls en fournirent trente, sous les ordres d’Aristeidês et de Kimôn ; d’autres trirèmes vinrent aussi des alliés ioniens et insulaires. Ils se rendirent d’abord à Kypros (Cypre), — île dans laquelle ils délivrèrent la plupart des cités grecques du gouvernement des Perses. Ensuite ils se dirigèrent vers le Bosphore de Thrace, et entreprirent le siège de Byzantion, qui, comme Sestos dans la Chersonèse, était un poste de grande importance aussi bien que de grande force, — occupé par une armée persane considérable, avec plusieurs Perses de distinction et même des parents du monarque. La ville fut prise[25], vraisemblablement après un long siège ; il se pourrait qu’elle ait tenu même plus longtemps que Sestos, ayant été attaquée moins à l’improviste. La ligne de communication entre le Pont-Euxin et la Grèce fut ainsi délivrée d’obstacle.

La prise de Byzantion devint le signal d’un changement capital. et inattendu dans les relations des diverses cités grecques ; changement dont la cause prochaine fut la mauvaise conduite de Pausanias, mais auquel contribuèrent aussi d’autres causes, profondes aussi bien que variées. En racontant l’histoire de Miltiadês[26], je mentionnais la déplorable facilité qu’avaient les principaux chefs grecs à se laisser gâter par le succès. Ce mal agit avec une rapidité singulière sur Pausanias. Comme vainqueur de Platée, il avait acquis un renom sans pareil et sans exemple en Grèce, avec une part prodigieuse du butin. Les concubines, les chevaux[27], les chameaux et la vaisselle d’or, qui étaient devenus ainsi sa possession, étaient bien faits pour le dégoûter de la sobriété et de la discipline de la vie spartiate, tandis que soit pouvoir aussi, quoique grand quand il commandait à l’étranger, devint subordonné à celui des éphores quand il rentra dans sa patrie. Son insolence de fraîche date se manifesta immédiatement après la bataille, dans le trépied commémoratif dédié par son ordre à Delphes, trépied qui le proclamait par son nom et seul comme commandant dés Grecs et destructeur des Perses : vanterie inconvenante, dont les Lacédæmoniens eux-mêmes furent les premiers à marquer leur mécontentement, en faisant effacer l’inscription et énumérer sur le trépied tous lés noms dés villes qui avaient pris part au combat[28]. Néanmoins, il fut encore chargé du commandement contre Kypros et Byzantion, et ce fut lors de la prise de cette dernière ville que son ambition et son mécontentement atteignirent pour la première fois les proportions d’une trahison formelle. Il entra en correspondance avec Gongylos, l’exilé érétrien (alors sujet de la Perse, et investi de la propriété et du gouvernement d’un district en Mysia), auquel il confia sa nouvelle acquisition de Byzantion et la garde des prisonniers importants qu’il y avait faits.

On laissa bientôt échapper ces prisonniers, ou plutôt on les renvoya sous main à Xerxès, avec une lettre écrite par Pausanias lui-même, à l’effet suivant : — Pausanias, le commandant spartiate, ayant fait ces prisonniers, les renvoie dans son extrême désir de t’être agréable. J’ai l’intention, si cela te convient, d’épouser ta fille, et de placer sous ta domination et Sparte et le reste de la Grèce ; avec ton aide, je me crois capable d’y parvenir. Si ma proposition t’agrée, envoie à la côte une personne sûre, par laquelle nous puissions correspondre désormais. Xerxès, extrêmement charmé de l’ouverture qui lui était ainsi faite, envoya immédiatement Artabazos (le même qui avait commandé en second en Bœôtia) pour remplacer Megabatês dans la satrapie de Daskylion. Le nouveau satrape, muni d’une lettre en réponse portant le sceau royal, fut chargé d’encourager activement les projets de Pausanias. Le sens de la lettre était celui-ci : Ainsi dit le roi Xerxès à Pausanias. Ton nom est à jamais enregistré dans notre maison comme celui d’un bienfaiteur, à cause des hommes que tu as récemment sauvés pour moi au delà de la mer, à Byzantion ; et j’agrée les propositions que tu nie fais maintenant. Ne te relâche ni le jour ni la nuit pour accomplir ce que tu me promets ; ne te laisse arrêter ni par la dépense, soit d’or, soit d’argent, ni par le nombre d’hommes, si tu te trouves en avoir besoin ; mais fais en toute confiance avec Artabazos, homme habile que je t’ai envoyé, mes affaires et les tiennes, de la manière qui sera la meilleure et la plus convenable pour nous deux[29].

Pendant tout le cours de cette expédition, Pausanias avait montré un esprit d’insolence et de domination ; il dégradait les alliés aux quartiers et aux aiguades de la façon la plus offensante, comparativement aux Spartiates, et il traitait tout l’armement d’une manière que les guerriers grecs ne pouvaient tolérer, même dans un Héraclide spartiate et un général victorieux. Mais quand il reçut la lettre de Xerxès et qu’il se trouva en communication immédiate avec Artabazos, aussi bien que muni des fonds pour tenter la corruption[30], ses folles espérances ne connurent plus de bornes, et il se crut déjà gendre du grand roi aussi bien que despote de la Hellas. Heureusement pour la Grèce, ses plans de trahison ne furent ni dressés avec réflexion, ni voilés jusqu’à ce qu’ils fussent mûrs pour l’exécution, mais il les manifesta avec une impatience puérile. Il revêtit le costume persan — conduite que l’armée macédonienne, un siècle et demi plus tard, ne put tolérer[31] même dans Alexandre le Grand — ; il traversa la Thrace avec une troupe de gardes mèdes et égyptiens ; — il copia les chefs des Perses tant dans le luxe de la table que dans sa conduite à l’égard des femmes libres de Byzantion. Kleonikê, jeune fille byzantine d’une famille distinguée, ayant été enlevée à ses parents par son ordre, fut amenée de nuit dans sa chambre ; il se trouvait qu’il dormait à ce moment ; et s’étant soudainement réveillé, il ne sut pas d’abord quelle était la personne qui approchait de son lit, mais il saisit son épée et la tua[32]. De plus, sa réserve hautaine, avec des éclats violents de colère, le rendit inabordable ; et les alliés finirent par le regarder plutôt comme un despote que comme un général. La nouvelle de cette conduite outrageante et les preuves manifestes de son alliance avec les Perses furent bientôt transmises aux Spartiates, qui le rappelèrent pour qu’il rendît compte de sa conduite, et vraisemblablement les vaisseaux spartiates avec lui[33].

Malgré les actes flagrants de Pausanias, les Lacédæmoniens l’acquittèrent (477-476 av. J.-C.) sur l’allégation de tort positif et individuel ; toutefois, se méfiant de sa conduite par rapport à une collusion avec l’ennemi, ils envoyèrent Dorkis pour le remplacer comme commandant. Mais une révolution, d’une importance immense pour la Grèce, s’était opérée dans l’esprit des alliés. Le commandement ou hégémonie était entre les mains d’Athènes, et Dorkis le Spartiate trouva les alliés peu disposés à reconnaître son autorité.

Même avant la bataille de Salamis, on avait soulevé[34] la question de savoir si Athènes n’avait pas droit au commandement sur mer, par suite de la prépondérance de son contingent naval. La répugnance des alliés pour tout commandement autre que celui de Sparte, soit sur terre, soit sur mer, avait engagé les Athéniens à se désister de leurs prétentions à ce moment critique. Mais les victoires subséquentes avaient considérablement élevé ces derniers aux yeux de la Grèce ; tandis que l’armement qui servait actuellement, composé autrement que celui qui avait combattu à Salamis, contenait clans une proportion considérable des Grecs ioniens nouvellement affranchis, qui non seulement n’avaient pas de préférence pour le gouvernement spartiate, mais qui même étaient attachés aux Athéniens par toutes les raisons, aussi bien par communauté de race que par la certitude qu’Athènes avec sa flotte supérieure était le seul protecteur sur lequel ils pussent compter contre les Perses. De plus, il se trouvait que les généraux dans cette expédition, Aristeidês et Kimôn, étaient personnellement justes et d’un esprit conciliant, et formaient un contraste frappant avec Pausanias. Aussi les Grecs ioniens de la flotte, quand ils trouvèrent que la conduite de ce dernier était non seulement oppressive à l’égard d’eux-mêmes, mais encore révoltante pour le sentiment grec en général, — s’adressèrent-ils aux commandants athéniens pour obtenir protection et réparation, sur le motif plausible de communauté de race[35] ; ils demandèrent avec instance qu’il leur fût permis de servir sous Athènes comme chef, au lieu de Sparte.

Plutarque nous dit qu’Aristeidês, non seulement essaya de faire des remontrances à Pausanias, qui le repoussa avec arrogance, — ce qui est extrêmement probable, — mais qu’il demanda encore, comme condition de son consentement à la requête des alliés ioniens, qu’ils insultassent personnellement Pausanias, de manière à rendre une réconciliation impraticable : et qu’alors un capitaine de Samos et un de Chios attaquèrent de propos délibéré le vaisseau amiral spartiate dans le port de Byzantion et lui firent des avaries[36]. Les historiens sur qui Plutarque copia ce dernier renseignement ont dû présumer dans les Athéniens une disposition à provoquer cette querelle avec Sparte, qui plus tard s’éleva pour ainsi dire spontanément : mais les Athéniens n’avaient pas d’intérêt à le faire, et nous ne pouvons pas ajouter foi à ce colite, — qui, en outre, n’est pas mentionné par Thucydide. Donner aux Spartiates un Juste motif d’indignation eût été une imprudence manifeste de la part d’Aristeidês. Toutefois, comme il avait toute raison pour accueillir la requête des alliés, il commença à prendre ses mesurés pour agir comme leur protecteur et leur chef. Et ce qui lui rendit les choses plus faciles, ce fut cette circonstance que le gouvernement spartiate vers ce temps rappela Pausanias pour le soumettre à un examen, par suite des plaintes universelles dirigées contre lui qui étaient parvenues à leurs oreilles. Il semble n’avoir laissé aucune autorité spartiate derrière lui, — même la petite escadre spartiate l’accompagna dans sa. patrie ; de sorte que les généraux athéniens eurent la meilleure opportunité pour s’assurer et exercer ce commandement dont les alliés les suppliaient de se charger. Ils profitèrent du moment d’une manière si efficace, que quand Dorkis arriva pour remplacer Pausanias, ils possédaient déjà pleinement la suprématie, tandis que Dorkis, qui n’avait que peu de forces et n’était pas en état d’employer la contrainte, se trouva obligé de retourner à Sparte[37].

Cet incident, quoiqu’il ne fût pas une déclaration de guerre contre Sparte, était la première renonciation ouverte à son autorité comme État ayant la suprématie parmi les Grecs ; la première manifestation avouée d’un compétiteur aspirant à cette dignité, avec des partisans nombreux et dévoués ; la première séparation de la Grèce (considérée seule en elle-même et à part des sollicitations étrangères telles que l’invasion persane) en deux camps distincts organisés, chacun avec des intérêts et des projets collectifs et personnels. Malgré son orgueil mortifié, Sparte fut réduite, et même à quelques points de vue assez disposée à donner un acquiescement patient. Elle n’avait aucun moyen de contraindre les dispositions des alliés ioniens, tandis que la guerre avec la Perse, — qui n’avait plus maintenant un caractère rigoureusement défensif, et était en même temps maritime aussi bien qu’éloignée de son propre territoire, — avait complétement cessé d’être en harmonie avec sa routine domestique et sa sévère discipline. Ses graves sénateurs, particulièrement un ancien Héraclide, nommé Hetœmaridas, réprouvaient l’impatience des citoyens plus jeunes et désapprouvaient l’idée d’un commandement maritime permanent comme une innovation dangereuse. Ils considéraient même comme un avantage que les Athéniens prissent le commandement en poursuivant la guerre contre les Perses, puisqu’on ne pouvait le laisser tomber complétement ; et les Athéniens n’avaient pas encore montré de sentiments positivement hostiles pour exciter leurs alarmes[38]. Qui plus est, les Spartiates furent réellement honorés aux yeux d’Athènes, environ un siècle plus tard, pour avoir conseillé eux-mêmes de séparer ainsi le commandement sur mer chu commandement sur terre[39]. De plus, si la guerre eût continué sous la direction des Spartiates, il y aurait eu une nécessité continue d’envoyer leurs rois, ou leurs principaux personnages pour commander ; et l’exemple de Pausanias leur montrait l’effet corrupteur d’un tel pouvoir militaire, éloigné aussi bien que non contenu.

L’exemple de leur roi Léotychidês aussi, à peu prés vers cette époque, fut une seconde preuve de cette même tendance. Dans le même temps, apparemment, où Pausanias s’embarquait pour l’Asie afin de poursuivre la guerre contre les Perses, Léotychidês fut envoyé avec une armée en Thessalia pour abattre les Aleuadæ et ceux des Thessaliens qui s’étaient rangés du côté de Xerxês et de Mardonios. Heureux dans son expédition, il se laissa gagner, et fut même découvert avec une somme considérable d’argent qu’il avait alors sur lui ; en conséquence, les Lacédæmoniens le condamnèrent au bannissement et rasèrent sa maison jusqu’au sol. Il mourut plus tard en exil à Tegea[40]. Deux exemples pareils étaient bien faits pour inspirer aux Lacédæmoniens de la défiance au sujet de la conduite de leurs chefs hêraklides quand ils servaient à l’étranger, et ce sentiment contribua beaucoup à leur faire abandonner l’hégémonie asiatique eu faveur d’Athènes. Il paraît que leurs alliés péloponnésiens se retirèrent de ce débat en même temps qu’eus, de sorte que le soin de poursuivre la guerre fut ainsi laissé à Athènes, — comme chef des Grecs nouvellement émancipés.

Ce fut par ces considérations que les Spartiates furent amenés à se soumettre à cette perte du commandement que leur avait valu la mauvaise conduite de Pausanias. Leur acquiescement facilita l’immense changement qui était près de s’effectuer dans la politique grecque.

D’après les tendances en état de progrès antérieurement à l’invasion des Perses, Sparte était devenue graduellement de plus en plus l’État président d’une sorte d’union panhellénique, comprenant la plus grande partie des États grecs. Tel était du moins le point vers lequel semblaient tendre les choses ; et si maints États séparés se tenaient loin de cette union, aucun d’eux du moins ne cherchait à former une contre union, si nous exceptons les prétentions surannées et impuissantes d’Argos.

Les volumes précédents de cette Histoire ont montré que Sparte avait dû un tel ascendant, non à sa capacité supérieure dans la gestion d’intérêts collectifs ; ni même, en général, à d’ambitieux efforts qu’elle aurait faits pour l’acquérir, — mais aux tendances convergentes du sentiment des Grecs, qui voulaient qu’un État fût ainsi à leur tête, ainsi qu’à la puissance militaire imposante, à la rigoureuse discipline et à l’ancienne constitution encore intacte, qui attiraient ce sentiment vers Sparte. Les nécessités d’une défense commune contre la Perse augmentaient beaucoup ces tendances ; et le succès de la défense, par laquelle furent émancipés tant de Grecs qui demandaient une protection contre leur ancien maître, semblait destiné à produire plus encore un effet semblable. Pendant un instant, après les batailles de Platée et de Mykale, — quand la ville de Platée fut mise à part comme un terrain neutre consacré pour une confédération armée contre la Perse, avec des solennités et des assemblées de députés à époques fixes, — Sparte fut élevée à la dignité de chef d’une union panhellénique complète, Athènes en étant seulement un des principaux membres. Et si Sparte avait été capable, soit d’une politique compréhensive, d’efforts personnels et persévérants, soit de la flexibilité de conduite nécessaire, embrassant les Grecs éloignés aussi bien que les voisins, — à ce moment sa position était telle, que son propre ascendant, avec une union panhellénique compacte, aurait pu se conserver longtemps. Mais elle manquait d’une manière déplorable de toutes les qualités requises, et plus l’union s’étendit, plus son insuffisance fut manifeste. D’autre part, Athènes, qui alors se posait en rivale comme une sorte de chef d’opposition, possédait toutes ces qualités à un degré remarquable, outre cette puissance navale réelle qui était un besoin du moment ; de sorte que l’ouverture faite par l’incapacité et le crime spartiates (en ce qui concernait Pausanias) la trouva préparée à tous égards.

Mais les sympathies des Péloponnésiens restaient encore attachées à Sparte, tandis que celles des Grecs ioniens avaient tourné vers Athènes : et c’est ainsi que non seulement les symptômes éphémères d’une union panhellénique constante, mais même toutes les tendances à l’établir, disparaissent dès ce moment. Il se présente maintenant un schisme manifeste, avec deux partis prononcés, vers l’un desquels gravitent presque tous les atomes constitutifs du monde grec : les États maritimes nouvellement affranchis de la Perse, vers Athènes, — les États de terre, qui avaient formé la plus grande partie de l’armée confédérée a Platée, vers Sparte[41]. En même temps que ce schisme national, et appelé par lui à agir, parait le schisme intérieur politique dans chaque cité séparée entre l’oligarchie et la démocratie. Naturellement le germe de ces partis avait déjà existé antérieurement dans les États séparés. Mais l’énergique démocratie d’Athènes, et la tendance prononcée de Sparte à s’appuyer sur les oligarchies indigènes dans chaque cité séparée comme sur son principal soutien, commencèrent alors à donner au conflit des partis politiques intérieurs une importance hellénique et un nouvel acharnement qu’il n’avait jamais eus auparavant.

Le départ du spartiate Dorkis laissait libres les généraux athéniens, et leur situation leur imposait le devoir d’organiser la nouvelle confédération qu’ils avaient voulu conduire. Les alliés ioniens étaient à ce moment non seulement bien disposés et unanimes, mais ils agissaient comme les moteurs ardents de l’entreprise ; car ils avaient un besoin évident de protection contre les attaques de la Perse, et ils n’avaient aucune bienveillance ultérieure à attendre de Sparte ni des Péloponnésiens. Mais même n’eussent-ils pas été pressés par la nécessité, la conduite d’Athènes et celle d’Aristeidês comme représentant d’Athènes, auraient suffi pour les amener à une coopération harmonieuse. Le nouveau chef n’était pas moins équitable à l’égard des confédérés qu’énergique contre l’ennemi commun. Les conditions générales de la confédération furent, réglées dans une assemblée commune des membres, qui devaient se réunir périodiquement en vue de délibérer, clans le temple d’Apollon et d’Artémis, à Délos, — jadis l’endroit vénéré des fêtes religieuses des cités ioniennes, et en même temps centre commode pour les membres. Une obligation définie, soit en vaisseaux de guerre équipés, soit en argent, était imposée à chaque ville séparée, et les Athéniens, comme chefs, déterminaient sous quelle forme chacune d’elles devait fournir la contribution. Leur imposition a dû naturellement être reçue par l’assemblée. Ils n’avaient pas à cette époque le pouvoir d’imposer un règlement qui ne fût approuvé par ce corps.

 

À suivre

 

 

 



[1] Les Letters from Greece de M. Waddington, qui décrivent la révolution grecque en 1821, donneront une bonne idée de la stupidité des Turcs dans leur manière de faire la guerre. Cf. aussi le second volume des Mémoires du baron de Tott, partie III. Cf. Thucydide, VI, 33.

[2] Thucydide, I, 69.

[3] Thucydide, I, 142.

[4] V. un remarquable passage dans la troisième Philippique de Démosthène, c. 10, p. 123.

[5] Homère, Iliade, III, 179.

[6] Thucydide, I, 89.

[7] Thucydide, I, 90.

[8] Thucydide, I, 91.

[9] Thucydide, I, 91.

[10] Nous sommes assez heureux pour posséder ce récit, relatif à la reconstruction des murs d’Athènes, racontée par Thucydide. C’est le premier incident qu’il rapporte, dans cette esquisse générale d’événements survenus entre la guerre des Perses et celle du Péloponnèse, esquisse qui précède ce qui est réellement son histoire (I, 89-92). Diodore (XI, 39, 40), Plutarque (Themistoklês, c. 19), et Cornélius Nepos (Themistoklês, c. 6, 7) semblent tous avoir suivi Thucydide, bien que Plutarque mentionne une assertion de Théopompe, selon laquelle Themistoklês aurait atteint son but en gagnant les éphores. Ceci ne serait pas improbable en soi, — et n’est pas non plus incompatible avec le récit de Thucydide ; mais ce dernier on ne l’avait pas entendu dire ou n’y croyait pas.

[11] Thucydide, 1, 69.

[12] Thucydide, I, 93. Cornélius Nepos (Themistoklês, c. 7) exagère ceci et en fait une imagination extravagante.

[13] Pour les dimensions et la direction des murs d’Athènes construits par Themistoklês, voir spécialement l’excellent traité de Forchhammer, — Topographie von Athen, — publié dans les Kieler Philologische Studien, Kiel, 1841.

Le plan d’Athènes, dressé par Kiepert, d’après ses propres recherches et publié parmi ses nouvelles cartes, adopte pour la plupart les idées de Forchhammer quant à la direction des murs.

[14] Thucydide, I, 93.

Il ne semble guère possible, n’ayant pas de preuve plus complète sur laquelle nous puissions nous appuyer, de déterminer à laquelle des années précédentes Thucydide entend rapporter cette άρχή de Themistoklês. M. Fynes Clinton, après avoir discuté les opinions de Dodwell et de Corsini (V. Fasti Hellenici, ad ann. 481 avant J.-C. et Préface, p. XV), insère Themistoklês comme archonte éponyme en 481 avant J.-C., l’année avant l’invasion de Xerxès, et suppose que le Peiræeus fut commencé en cette année. Ceci n’est pas improbable en soi ; mais il cite le scholiaste comme ayant affirmé la même chose avant lui, et ici je crois qu’il n’est pas soutenu par l’analogie du langage : ένιαυτόν ένα à l’accusatif n’indique que la durée de l’άρχή, non la position de l’année (cf. Thucydide, III, 68).

Il ne semble, pas certain que, Thucydide entende désigner Themistoklês comme ayant été archonte éponyme, ou même comme ayant été un des neuf archontes. Il peut avoir voulu dire pendant l’année où Themistoklês était stratêgos (ou général), et l’explication du scholiaste, qui emploie le mot ήγεμών, implique plutôt qu’il le comprenait ainsi. Les stratèges étaient annuels aussi bien que les archontes. Or nous savons que Themistoklês fut un des généraux en 480 avant J.-C., et qu’il commanda en Thessalia, à Artémision et à Salamis. Le Peiræeus peut avoir été commencé dans la première partie de 480 avant J.-C., quand Xerxês était déjà en marche, ou du moins à Sardes.

[15] Thucydide, II, 13.

[16] Thucydide, I, 93.

[17] Thucydide, I, 93.

[18] Thucydide, I, 93. Les expressions sont celles du colonel Leake, résultant de l’examen des restes rares de ces fameuses murailles que l’on peut voir encore. — Topography of Athens, ch. IX, p. 411 : V. trad. allem., p. 293. Cf. Aristophane, Aces, 1127, sur l’épaisseur du mur de Nephelokokkygia.

[19] Thucydide, I, 93 (cf. Cornelius Nepos, Themistoklês, c. 6).

[20] Diodore, XI, 43.

[21] V. la peinture animée des dêmotæ acharniens dans la comédie d’Aristophane de ce nom.

Relativement aux avantages que procuraient la résidence des metœki et le passage des visiteurs étrangers, comparez les observations d’Isocrate, plus d’un siècle après cette période, Orat. IV, De Pace, p. 163, et Xénophon, De Vectigalibus, c. IV.

[22] Diodore, XI, 43.

[23] Diodore, XI, 41, 42, 43. Je veux dire que le fait de l’envoi de cette ambassade à Sparte est assez probable, — en séparant ce fait des discussions préliminaires qui, suivant Diodore, l’avaient précédé dans l’assemblée d’Athènes, et qui semblent aussi insignifiantes qu’incroyables. Il raconte que Themistoklês dit à l’assemblée qu’il avait conçu un plan de grande importance pour l’État, mais qu’il ne pouvait pas être rendu public à l’avance ; alors que l’assemblée nomma Aristeidês et Xanthippos pour l’entendre confidentiellement et le juger. Cette histoire semble indiquer que Diodore avait lu le conte bien connu du projet formé par Themistoklês de briller la flotte grecque dans le port de Pagasæ, et qu’il le confondait dans sa mémoire avec cet autre projet d’agrandir et de fortifier le Peiræeus.

[24] Thucydide, I, 94 ; Plutarque, Aristeidês, c. 23. Diodore (XI, 44) dit que les vaisseaux péloponnésiens étaient au nombre de cinquante ; on ne doit pas accepter son assertion, en opposition à Thucydide.

[25] Thucydide, I, 94.

[26] Voir t. VI, ch. 5 de cette histoire.

[27] Hérodote, IX, 81.

[28] Dans les inscriptions athéniennes sur les offrandes votives consacrées après la prise d’Eiôn, aussi bien qu’après les grandes victoires près du fleuve Eurymedôn, le nom de Kimôn, le commandant, n’est pas même mentionné (Plutarque, Kimôn, c. 7 ; Diodore, XI, 62).

Une énergique protestation, familière apparemment au sentiment grec,contre le fait de choisir le général en particulier et de le désigner seul pour recevoir les honneurs de la victoire, se voit dans Euripide, Andromaque, 694 : — vers frappants, que l’on dit (à tort ou à raison) avoir été répétés avec indignation par Kleitos (Clitus), dans l’ivresse du banquet où il fut tué par Alexandre (Quinte-Curce, VIII, 4, 29 (VIII, 4) ; Plutarque, Alexandre, c. 51).

[29] Thucydide donne ces lettres mot à mot (I, 128, 129) : il les avait vues ou en avait obtenu des copies ; — elles furent sans doute communiquées avec les révélations finales de l’esclave de confiance argilien. Comme elles sont autographes, je les ai transcrites littéralement, en conservant cette brusque transition de la troisième personne à la première, qui est une de leurs particularités. Cornélius Nepos, qui traduit la lettre de Pausanias, a effacé ce trait particulier. Il conserve la troisième personne depuis le commencement jusqu’à la fin (Cornelius Nepos, Pausanias, c. 2).

[30] Diodore, XI, 44.

[31] Arrien, Exp. Alex., IV, 7, 7 ; VII, 8, 4 ; Quinte-Curce, VI, 6, 10 (VI, 21, 11).

[32] Plutarque, Kimôn, c. 6 ; et Plutarque, De Ser. Numin. Vind., c. 10, p. 555. Pausanias, III, 17, 8. Il est à remarquer que ce dernier entendit l’histoire de la mort de Kleonikê de la bouche d’un citoyen de Byzance de son propre temps, et qu’il semble croire qu’elle n’avait trouvé jamais place dans aucun ouvrage écrit.

[33] Thucydide, I, 95-131 : cf. Duris et Nymphis apud Athenæum, XII, p. 535.

[34] Hérodote, VIII, 2, 3. Cf. le langage de l’envoyé athénien, tel qu’il est dans Hérodote (VII, 155), adressé à Gelôn.

[35] Thucydide, I, 95.

[36] Plutarque, Aristeidês, c. 23.

[37] Thucydide, I, 95 ; Diodore, XI, 44-47.

[38] Thucydide, I, 95. Tout en suivant Thucydide dans sa manière de concevoir ces événements, j’ai incorporé dans le récit tout ce qu’il y a de compatible avec lui chez Diodore (XI, 50), qui évidemment n’a pas copié ici Thucydide, mais qui avait probablement

Ephore pour guide. Le nom d’Hetœmaridas, comme homme d’État spartiate influent dans cette occasion, est assez probable ; mais son prétendu discours sur les malheurs de l’empire maritime, que Diodore semble avoir eu sous les yeux, et composé par Ephore, aurait probablement représenté les idées et les sentiments de l’aimée 350 avant J.-C., et non ceux de 476 avant J.-C. Le sujet aurait été traité de la même manière qu’Isocrate, le maître d’Éphore, le traite dans son Orat. VIII, De Pace, p. 179, 180.

[39] Xénophon, Helléniques, VI, 5, 34. C’était au moment où les Spartiates sollicitaient l’aide des Athéniens, après leur défaite à Leuktra.

[40] Hérodote, VI, 72 ; Diodore, XI, 48 ; Pausanias, III, 7, 8 ; cf. Plutarque, De Herodoti Malign., c. 21, p. 859.

Léotychidês mourut, suivant Diodore, en 476 avant J.-C. ; il avait commandé à Mykale en. 479 avant J.-C. L’expédition en Thessalia doit donc avoir été dans l’une des deux années intermédiaires, si la chronologie de Diodore était dans ce cas entièrement digne de foi. Mais M. Clinton (Fasti Hellenici, Appendix, ch. III, p. 210) a montré que Diodore est contredit par Plutarque, au sujet de 19, date de l’avènement d’Archidamos, — et par d’autres, au sujet de la date de la révolte de Sparte. M. Clinton place l’avènement d’Archidamos et le bannissement de Léotychidês (naturellement donc l’expédition de Thessalia) en 469 avant J.-C. J’incline plutôt à croire que l’expédition de Léotychidês contre les Aleuadæ thessaliens s’effectua dans l’année qui suivit la bataille de Platée ou dans la seconde année après, parce qu’ils avaient été les alliés ardents et dévoués de Mardonios en Bœôtia, et que la guerre n’aurait’ pas semblé achevée si l’on ne les avait abattus et si l’on n’avait assuré la prédominance au parti contraire en Thessalia.

Si l’on considère combien nous connaissons imparfaitement la chronologie lacédæmonienne de cette époque, il est très possible que quelque confusion soit née dans le cas de Léotychidês de la différence entre la date de son bannissement et celle de sa mort. Le roi Pleistoanax, dans la suite, ayant été banni pour le même tort que celui dont

Léotychidês s’était rendu coupable, et ayant vécu bien des années en exil, fut rétabli plus tard ; et les années qu’il avait passées en exil furent comptées comme une partie de son règne (Fast. Hellen. l. c., p. 211). Il se peut que la date d’Archidamos ait été calculée dans un compte à partir du bannissement de Léotychidês, — dans un autre à partir de sa mort ; d’autant plus qu’Archidamos doit avoir été fort jeune, puisqu’il régna quarante-deux ans même après 469 avant J.-C. Et la date que Diodore a donnée comme celle de la mort de Léotychidês peut réellement n’être que la date de son exil, dans lequel il vécut jusqu’en 469 avant J.-C.

[41] Thucydide, I, 18.

C’est un exposé clair et concis de la grande révolution opérée dans les affaires grecques, comparant la période qui précède et celle qui suit la guerre des Perses. Thucydide retrace ensuite brièvement les conséquences de cette bissection de la Grèce en deux grandes lignes : — les progrès de plus en plus grands dans l’habileté militaire, et le déploiement croissant d’efforts militaires des deux côtés depuis l’invasion des Perses jusqu’à la guerre du Péloponnèse. Il fait aussi remarquer la différence entre Sparte et Athènes dans leur manière d’agir avec leurs alliés respectivement. Il expose ensuite ce fait frappant, que les forces militaires mises en avant séparément par Athènes et ses alliés d’un côté, et par Sparte et ses alliés de l’autre, étaient de part et d’autre plus considérables que l’armée entière qui avait été employée par les deux États réunis au moment le plus puissant de leur confédération contre les envahisseurs perses (I, 19).

Je mentionne spécialement ce dernier passage (en l’expliquant comme le scholiaste semble le faire), moins parce qu’il offre une comparaison intéressante, que parce qu’il a été compris par le docteur Arnold, par Goeller et par d’autres commentateurs dans un sens qui me parait erroné. Selon eux, — αύτοϊς signifie les Athéniens seulement, et non les Lacédæmoniens ; ή ίδία παρασκευή indique les forces équipées par Athènes elle-même, séparément des alliés ; — et άκραιφνοΰς ξυμμαχίας se rapporte à l’alliance athénienne seulement, à une époque qui précède un peu la conclusion du traité de Trente-Ans, quand les Athéniens étaient maîtres non seulement des îles et des colonies grecques asiatiques, mais avaient encore ajouté à leur confédération la Bœôtia et l’Achaïa sur le continent même de la Grèce (note du docteur Arnold). Or, en s’en tenant aux mots, le sens assigné par le docteur Arnold pourrait être admissible ; mais si nous suivons le fil des idées dans Thucydide, nous verrons que la comparaison, telle que ces commentateurs la conçoivent, entre Athènes seule et Athènes aidée par ses alliés, — entre l’empire athénien tel qu’il était pendant la guerre du Péloponnèse ; pt le même empire tel qu’il avait été avant la trêve de Trente-Ans, — est tout à fait étrangère à ses pensées. Thucydide n’avait pas non plus dit un seul mot pour apprendre an lecteur que l’empire athénien au commencement de la guerre du Péloponnèse avait diminué en grandeur, et ainsi n’était plus άκραιφνής ; et sans cette notification antérieure, la comparaison que suppose le docteur Arnold ne pourrait clairement se comprendre.

Je pense qu’il y a deux périodes, et deux séries de circonstances, que Thucydide a l’intention d’opposer dans tout ce passage : d’abord la Grèce confédérée à l’époque de la guerre des Perses ; ensuite la Grèce partagée en deux dans un état de guerre, sous la double hégémonie de Sparte et d’Athènes. — Αΰτοϊς se rapporte aussi bien à Sparte qu’à Athènes ; — άκραιφνοΰς τής ξυμμαχίας veut dire ce qui avait été exprimé par όμαιχμία ; — et ποτε opposé à τόνδε τόν πόλεμον équivaut à l’expression qui avait été employée auparavant, — άπό τών Μηδικών ές τόνδε άεί τόν πόλεμον.