HISTOIRE DE LA GRÈCE

SIXIÈME VOLUME

CHAPITRE IV — RÉVOLTE IONIENNE.

 

 

Jusqu’ici l’histoire des Grecs asiatiques a coulé dans un lit distinct de celui des Grecs européens. Le présent chapitre marquera l’époque où ces deux courants se réunissent.

Au moment où Darius quitta Sardes pour retourner à Suse, emmenant avec lui le Milésien Histiæos, il laissa son frère Artaphernês en qualité de satrape de Sardes, investi du commandement suprême de l’Asie Mineure occidentale. Les cités grecques sur la côte comprises dans sa satrapie paraissent avoir été gouvernées surtout par des despotes indigènes établis dans chacune d’elles ; et Milêtos en particulier, dans l’absence de Histiæos, était régie par son gendre Aristagoras. Cette ville était alors à l’apogée de sa puissance et de sa prospérité ; — c’était à tous égards la première ville de l’Iônia. Le retour de Darius à Suse peut être placé vraisemblablement vers 512 avant J.-C., époque à partir de laquelle l’état de choses décrit plus haut continua, sans trouble, pendant huit ou dix ans, — répit au malheur, pour employer la phrase significative de l’historien[1].

Ce fut vers l’an 506 avant J.-C. qu’Hippias, le despote athénien exilé, après avoir été chassé de Sparte par le, refus unanime des alliés lacédæmoniens de prendre parti pour lui, se présenta en venant de Sigeion comme suppliant à Artaphernês à Sardes. Il recueillit sans doute alors le fruit de l’alliance qu’il avait formée pour sa fille avec le despote 1Eantidês de Lampsakos, dans l’espérance que la faveur dont celui-ci jouissait auprès de Darius lui serait utile. Il fit au satrape de pressantes représentations, dans l’idée d’obtenir son rétablissement à Athènes, à condition de la tenir sous la domination persane ; et Artaphernês était prêt, s’il s’offrait une occasion favorable, à l’aider dans son projet. Il avait si complètement résolu d’épouser activement la cause d’Hippias, que les Athéniens envoyèrent des ambassadeurs à Sardes pour exposer le cas de la cité contre le prétendant exilé. Artaphernês leur fit une réponse non seulement de refus, mais même de menace, — leur enjoignant de recevoir Hippias de nouveau, s’ils tenaient à la vie[2]. Une telle réponse équivalait à une déclaration de guerre, et c’est ainsi qu’elle fut expliquée à Athènes. Elle nous amène à induire. que ce satrape décidait même alors dans son esprit une expédition contre l’Attique, conjointement avec Hippias ; mais, heureusement pour les Athéniens, d’autres projets et d’autres nécessités survinrent, qui firent différer de plusieurs années l’exécution du projet.

Le premier de ces nouveaux projets fut de conquérir l’île de Naxos. Ici aussi, comme dans le cas d’Hippias, l’instigation partit d’exilés naxiens, — riche oligarchie qui avait été chassée par un soulèvement du peuple. Cette île, comme tout le reste des Cyclades, était encore indépendante des Perses[3]. Elle était riche, prospère, possédait une population considérable tant d’hommes libres que d’esclaves, et était défendue aussi bien par des vaisseaux de guerre que par un corps de huit mille hommes d’infanterie pesamment armés. Les exilés sollicitèrent l’aide d’Aristagoras, qui vit qu’il pouvait en faire des instruments de domination pour lui-même dans l’île, pourvu qu’il pût amener Artaphernês à entrer avec lui dans le projet, — sa propre armée n’étant pas suffisante seule. En conséquence il alla à Sardes, et ex-posa, son plan devant le satrape, en donnant à entendre qu’aussitôt que les exilés aborderaient avec un puissant secours, Naxos, serait réduite avec peu de difficulté ; que les îles voisines de Paros, d’Andros, de Tênos, et les autres Cyclades ne pourraient pas tenir longtemps après la conquête de Naxos, ni même la grande et importante île d’Eubœa. Il s’engageait, si on lui accordait une flotte de cent vaisseaux, à accomplir toutes ces conquêtes pour le Grand Roi, et à supporter en outre les frais de l’armement. Artaphernês accueillit la proposition avec empressement, le combla d’éloges, et lui promit pour le printemps prochain deux cents vaisseaux au lieu de cent. Des messagers envoyés à Suse ayant rapporté le prompt consentement de Darius, un armement considérable fut équipé sur-le-champ sous le commandement du Perse Megabatês, pour être mis à la disposition d’Aristagoras ; — il était composé tant de Perses que de tous les tributaires voisins de l’a côte[4].

Avec cette armée Aristagoras et les exilés naxiens partirent de Milêtos, répandant le bruit qu’ils se dirigeaient sur l’Hellespont : étant arrivés à Chios, ils attendirent dans son port occidental de Kaukasa un vent favorable qui les poussât directement à Naxos. Dans cette île on ne concevait aucun soupçon de son but réel, et on ne faisait aucun préparatif de défense ; de sorte que le succès d’Aristagoras aurait été complet si un incident fâcheux, se terminant en dispute, ne l’avait fait échouer. Megabatês, avec une sollicitude que nous sommes surpris de trouver dans un général persan, fit personnellement le tour de sa flotte, pour s’assurer si tous les vaisseaux étaient bien gardés. Il découvrit un vaisseau de Mindos (cité dôrienne asiatique voisine d’Halikarnassos) laissé sans un seul homme à, bord. Irrité d’une telle négligence, il appela devant lui Skylax, commandant (lu vaisseau, et il ordonna qu’on le chargeât de chaînes, avec la tête sortant par une des ouvertures pratiquées pour les rames au côté du bâtiment. Skylax était l’hôte et l’ami d’Aristagoras, qui, en apprenant cette punition, intercéda auprès de Megabatês pour qu’il le relâchât ; mais voyant sa requête repoussée, il prit sur lui de relâcher le prisonnier lui-même. Il alla même jusqu’à, traiter avec dédain la remontrance de Megabatês, lui rappelant que, selon les instructions d’Artaphernês, il n’était que second, — lui-même (Aristagoras) étant le premier. L’orgueil de Megabatês ne put endurer un pareil traitement : aussitôt que la nuit fut arrivée, il envoya à, Naxos un avis secret de l’approche de la flotte, avertissant les insulaires de se tenir sur leurs gardes. Les Naxiens tirèrent le meilleur parti de l’avis aussi heureusement reçu. Ils rentrèrent leurs propriétés, amassèrent des provisions, et firent tous les préparatifs nécessaires pour un siège ; de sorte que, quand la flotte, retardée probablement par la dispute qui s’était élevée entre ses chefs, arriva enfin, elle trouva une vigoureuse résistance, resta dans l’île pendant quatre mois à, poursuivre un siège inutile, et fut obligée de se retirer sans avoir accompli autre chose que l’érection d’un fort pour y loger les exilés naxiens. Après des dépenses considérables, faites non seulement par les Perses, mais encore par Aristagoras lui-même, l’armement malheureux fut ramené à la côte d’Iônia[5].

L’insuccès de cette expédition menaçait Aristagoras d’une ruine entière. Il avait irrité Megabatês, trompé Artaphernês, et il avait contracté une obligation dont il ne savait comment s’acquitter, celle d’indemniser ce dernier des dépenses de la flotte. Il commença, à rouler dans son esprit le projet de se révolter contre la Perse, et il se trouva qu’il lui arriva presque au même moment un messager de la part de son beau-père Histiæos, qui était détenu à la cour de Suse, et qui le poussait secrètement à cette même résolution. Ne sachant à qui confier ce dangereux message, Histiæos avait fait raser la tête d’un esclave fidèle, — marquer avec un fer chaud les mots nécessaires, — et ensuite, dès que ses cheveux avaient repoussé, il l’avait envoyé à Milêtos, en lui recommandant verbalement d’avertir Aristagoras qu’il eût à faire raser sa tête de nouveau et à l’examiner[6]. Histiæos cherchait à provoquer ce soulèvement périlleux, simplement comme moyen de se procurer sa propre délivrance de Suse, et dans la pensée que Darius l’enverrait à la côte pour rétablir l’ordre. Son message, arrivant à un moment si critique, détermina la résolution hésitante d’Aristagoras, qui convoqua ses principaux partisans à Milêtos et leur exposa le formidable projet de révolte. Tous l’approuvèrent, à une seule et remarquable exception près, — l’historien Hécatée, de Milêtos, qui s’y opposa comme étant complètement ruineux, et prétendit que la puissance de Darius était trop grande pour leur laisser aucune perspective de succès. Trouvant son opposition directe inutile, il insista ensuite sur la nécessité de saisir immédiatement les trésors considérables du temple voisin d’Apollon aux Branchidæ, dans le but d’effectuer la révolte. Par ce moyen seul (disait-il), les Milésiens, trop faibles pour soutenir la lutte avec leurs seules forces, pourraient espérer devenir maîtres sur mer, — tandis que, si ce n’étaient pas eux qui prenaient les trésors, ce serait l’ennemi victorieux qui le ferait assurément. On n’écouta ni l’une ni l’autre de ces recommandations, qui toutes lés deux indiquaient de la sagacité et de la prévoyance de la part de celui qui les faisait. Bien que ces trésors eussent été extrêmement utiles pour la lutte imminente, et qu’ils aient fini par tomber dans les mains de l’ennemi, comme le prévoyait Hécatée, les prendre eût été insupportable aux pieux sentiments du peuple, et serait devenu ainsi plus préjudiciable que profitable[7] : peut-être, en effet, Hécatée lui-même l’a-t-il proposé avec l’intention indirecte d’étouffer tout ce projet clans son germe. Nous pouvons faire remarquer qu’il semble avoir discuté la question comme si Milêtos devait être seule dans la révolte, ne prévoyant pas, comme en vérité aucun homme prudent ne pouvait alors le prévoir, que les cités ioniennes en général imiteraient son exemple.

Aristagoras et ses amis résolurent sur-le-champ de se révolter. Leur première démarche fut de se concilier la faveur populaire dans toute la Grèce asiatique en déposant dans toutes les diverses cités les despotes,-instruments non moins que soutiens de la domination des Perses, comme Histiæos l’avait bien montré au pont du Danube. L’occasion était favorable pour frapper ce coup à la fois sur une grande échelle. Car la flotte, récemment employée à Naxos, n’était pas déjà dispersée ; mais elle était encore réunie à Myonte avec un grand nombre des despotes présents à la tête de leurs vaisseaux. En conséquence, on envoya de Milêtos Iatragoras, à la fois pour en saisir autant qu’il le pourrait et pour exciter les soldats à la révolte. Cet acte décisif fut le premier manifeste contre Darius. Iatragoras réussit : la flotte vint avec lui, et un grand nombre de despotes tombèrent entre ses mains, — entre autres Histiæos (second personnage de ce nom) de Termera, Oliâtos de Mylasa (tous deux Kariens)[8], Kôês de Mitylênê et Aristagoras (aussi second personnage nommé ainsi) de Kymê. En même temps le Milésien Aristagoras lui-même, tandis qu’il se déclarait formellement en révolte contre Darius, et engageait les Milésiens à .le suivre, déposa sa propre autorité et affecta de remettre le gouvernement entre les mains du peuple. Dans la plupart des villes de la Grèce asiatique, insulaires et continentales, une semblable révolution fut accomplie ; on chassa les despotes, et les sentiments des citoyens furent ainsi chaudement intéressés à la révolte. Ceux de ces despotes qui tombèrent entre les mains d’Aristagoras furent livrés à leurs anciens sujets, qui les renvoyèrent pour la plupart sans leur faire aucun mal, et nous les trouverons ci-après auxiliaires actifs des Perses. La seule exception qu’on mentionne est Kôês, qui fut lapidé et tué par les Mitylénæens[9].

Ces premières démarches heureuses donnèrent à la révolte ionienne un caractère étendu et formidable, probablement beaucoup plus que le prudent Hécatée ne l’avait cru possible. Les forces navales des Perses dans la mer Ægée leur furent enlevées tout d’un coup et passèrent à leurs adversaires, qui se virent ainsi complètement maîtres de la mer ; et de fait ils auraient continué de l’être, si une seconde flotte n’avait été amenée de la Phénicie contre eux, — moyen auquel on n’avait jamais eu recours auparavant, et auquel peut-être on ne songeait pas à ce moment.

Après avoir exhorté toutes les villes révoltées à nommer leurs généraux et à se mettre en état de défense, Aristagoras traversa la mer 1Egée pour obtenir l’assistance de Sparte, gouvernée alors par le roi Kleomenês ; c’est à lui qu’il s’adressa «.en tenant à la main une tablette d’airain, sur laquelle était gravé le tour de la terre entière, avec toute la mer et tous les fleuves ». Probablement c’était la première carte ou le premier plan qui eût jamais paru à Sparte, et l’impression qui en résulta fut si profonde, qu’on s’en souvenait encore même du temps d’Hérodote[10]. Après avoir supplié instamment les Spartiates de venir en aide à leurs frères d’Iônia, maintenant engagés dans une lutte désespérée pour recouvrer leur liberté, il en vint à décrire la richesse et l’abondance (or, argent, cuivre, vêtements, bétail et esclaves), en même temps que les armes et la guerre impuissantes des Asiatiques. Des ennemis tels que ces derniers (disait-il) pouvaient aussitôt être accablés, et leurs richesses prises, par une éducation militaire telle que celle des Spartiates, — que leur longue lance, leur casque et leur cuirasse d’airain et leur vaste bouclier mettaient en état de mépriser l’arc, la courte javeline, la légère targe d’osier, le turban et le pantalon d’un Perse[11]. Il traça alors sur son plan d’airain la route d’Éphesos à Suse, indiquant les nations qui se trouvaient entre les deux villes, présentant toutes un butin plus ou moins riche. Il termina en exaltant particulièrement lés immenses trésors réunis à Suse. — Au lieu de combattre vos voisins (concluait-il), Argiens, Arkadiens et Messêniens, dont vous ne tirez que de rudes coups et qu’un faible avantage, pourquoi ne vous rendez-vous pas maîtres de toute l’Asie[12], prix non moins aisé qu’avantageux ? Kleomenês répliqua à ces incitations séduisantes en le priant de venir chercher une réponse trois jours après. Quand ce jour fut arrivé, il lui adressa cette simple question : Quelle distance y a-t-il de Suse à la mer ? Aristagoras répondit avec plus de franchise que d’adresse qu’il y avait trois mois de marche ; et il se mettait en devoir d’insister sur les facilités de la route, quand Kleomenês l’interrompit : Quitte Sparte avant le coucher du soleil, étranger Milésien ; tu n’es pas l’ami des Lacédæmoniens, si tu veux les emmener à trois mois de marche de la mer. Malgré cet ordre péremptoire, Aristagoras essaya une dernière ressource. Prenant à la main le rameau du suppliant, il retourna à la maison de Kleomenês, qui était assis avec sa fille Gorgô, enfant de huit ans. Il pria Kleomenês de renvoyer l’enfant, mais on ne fit pas droit à sa demande et on le pria d’avancer ; alors il se mit à offrir au roi spartiate un présent pour obtenir son consentement, enchérissant continuellement de plus en pins et montant depuis dix talents jusqu’à cinquante. A la fin, la petite fille s’écria tout à coup : Père, l’étranger te corrompra si tu ne pars pas tout de suite. Cette exclamation frappa, tellement Kleomenês, qu’il rompit l’entrevue, et Aristagoras quitta Sparte sur-le-champ[13].

Hérodote apprit sans doute cette entrevue de Lacédæmoniens de qui il tirait ses renseignements. Cependant, on nous permettra de douter que des suggestions aient été réellement faites, ou que des espérances aient été présentées pareilles à celles qu’il met dans la bouche d’Aristagoras, — suggestions et espérances que l’on pouvait bien concevoir en 450-440 avant J.-C., après une génération de victoires remportées sur les Perses, mais qui n’ont aucun à-propos dans l’année 502 avant J.-C. Même jusqu’à la bataille de Marathôn, le nom des Mèdes était un objet de terreur pour les Grecs, et on vante hautement et avec raison les Athéniens comme étant les premiers qui osèrent les regarder en face[14]. Parler d’une marche facile pour gagner les trésors de Suse et l’empire de toute l’Asie aurait été considéré comme une preuve de folie. Aristagoras peut très probablement avoir représenté que les Spartiates étaient supérieurs aux Perses en campagne ; mais même ainsi, cette idée eût été considéré, en 502 avant J.-C., plutôt comme la vive espérance d’un suppliant que comme l’appréciation d’un observateur modéré.

Le chef milésien s’était adressé à Sparte comme étant la puissance dominante de la Hellas, — caractère que nous trouvons de plus en plus reconnu, et passant clans le sentiment habituel des Grecs. Cinquante années avant ce fait, les Spartiates avaient été flattés de la circonstance que Crésus les distinguât parmi tous les autres Grecs pour les appeler comme alliés ; actuellement ils acceptaient cette priorité comme chose naturelle[15].

Rejeté de Sparte, Aristagoras se rendit è, Athènes, incontestablement alors la seconde puissance de la Grèce. Il y trouva une tâche plus facile, non seulement parce qu’elle était la métropole (ou cité mère) de l’Iônia asiatique, mais encore parce qu’elle avait encouru l’inimitié prononcée du satrape persan, et qu’elle pouvait s’attendre à être attaquée aussitôt que le projet viendrait à lui convenir, à l’instigation d’Hippias ; tandis que les Spartiates non seulement n’étaient unis à l’Iônia par aucun lien de parenté, si ce n’est par celui d’un hellénisme commun, mais encore n’étaient pas en relations hostiles avec la Perse, et auraient provoqué un nouvel ennemi en se mêlant de la guerre asiatique. Les promesses et-les représentations d’Aristagoras furent conséquemment accueillies avec une grande faveur par les Athéniens qui, outre les droits de sympathie, avaient un puissant intérêt à soutenir la révolte ionienne comme protection indirecte pour eux-mêmes, — et auxquels l’enlèvement de la flotte ionienne sur les Perses procurait un soulagement notable et important. Les Athéniens résolurent aussitôt d’envoyer une flotte de vingt vaisseaux, sous Melanthios, pour secourir les Ioniens révoltés, — vaisseaux qui sont désignés par Hérodote le commencement des maux entre Grecs et Barbares, — comme les vaisseaux dans lesquels Paris traversa la mer Ægée avaient été appelés auparavant dans l’Iliade d’Homère. Hérodote fait remarquer, en outre, qu’il semble plus facile de tromper beaucoup d’hommes réunis qu’un seul, — puisque Aristagoras, après avoir échoué auprès de Kleomenês, en imposa ainsi aux trente mille citoyens d’Athènes[16]. Mais cette remarque suggère deux réflexions. D’abord, la position d’Athènes et de Sparte m’était pas la même par rapport à la querelle ionienne, — observation qu’Hérodote lui-même avait faite un peu avant : les Athéniens avaient un intérêt considérable dans la querelle, intérêt politique aussi bien que sympathique, tandis que les Spartiates n’en avaient aucun. En second lieu, le résultat définitif de leur intervention, tel qu’il était au temps d’Hérodote, quoique acheté au prix de maux cruels éprouvés dans l’intervalle, fut éminemment profitable et glorieux, non moins pour Athènes que pour la Grèce[17].

Quand Aristagoras revint, il parait qu’il trouva les Perses occupés au siège de Milêtos. Les vingt vaisseaux athéniens franchirent bientôt la mer Ægée, et y trouvèrent cinq vaisseaux érétriens qui étaient venus aussi au secours des Ioniens ; les Erétriens saisissant généreusement cette occasion de rendre l’aide que leur avaient jadis prêtée les Milésiens dans leur ancienne guerre avec Chalkis. A l’arrivée de ces alliés, Aristagoras organisa une expédition d’Ephesos à Sarcles, sous le commandement de son frère Charopinos, avec d’autres. On laissa les vaisseaux à Korêssos[18], montagne et port de mer à cinq milles d’Ephesos, tandis que les troupes marchaient, sous des guides éphésiens, d’abord le long du Kaystros, et ensuite franchissaient la chaîne de montagnes du Tmôlos à Sardes. Artaphernês n’avait pas assez de troupes pour faire plus que de garder la forte citadelle, de sorte que les assaillants se rendirent maîtres de la ville sans opposition. Mais il rappela immédiatement son armée qui était près de Milêtos[19], et fit venir des Perses et des Lydiens de tous les districts environnants : ainsi Charopinos ne put plus guère le lui disputer, et il se trouva, en outre, obligé d’évacuer Sardes, à cause d’un incendie accidentel. La plupart des maisons de cette ville étaient bâties en grande partie avec des roseaux ou de la paille, et, toutes, elles étaient couvertes en chaume. De là il arriva qu’une étincelle, touchant l’une d’elles, mit toute la cité en flammes. Obligée de quitter ses demeures, par suite de cet accident, là population de la ville se réunit sur la place du marché, — et comme des renforts s’y pressaient d’heure en heure, la position des Ioniens et des Athéniens devint précaire. Ils évacuèrent la ville, prirent position sur lé mont Tmôlos, et quand vint la nuit, ils firent du mieux qu’il> purent pour regagner la côte de la mer. Les troupes d’Artaphernês les poursuivirent, les surprirent près d’Ephesos et les défirent complètement. Enalkidês, le général érétrien, homme distingué et vainqueur célèbre aux jeux solennels, périt dans l’action, avec un nombre considérable de soldats. Après ce malheureux début, les Athéniens se retirèrent sur leurs vaisseaux et firent voile vers leur patrie, malgré de pressantes instances de la part d’Aristagoras pour les engager à rester. Ils ne prirent plus aucune part à la lutte[20], retraite à la fois si soudaine et si complète, qu’ils doivent probablement avoir éprouvé quelque désertion manifeste de leurs alliés asiatiques ; semblable à celle qui exposa à tant de dangers le général spartiate Derkyllidas, en 396 avant J.-C. A moins qu’il n’en soit ainsi, ils paraissent mériter le blâme plutôt pour avoir trop tôt retiré leurs secours que pour les avoir prêtés dans l’origine[21].

Toutefois l’incendie d’une ville si importante que Sardes, renfermant les temples de la déesse locale Kybêbê, qui périrent avec les autres bâtiments, produisit un effet puissant des deux côtés, — en encourageant les révoltés aussi bien qu’en irritant les Perses. Aristagoras envoya des vaisseaux le long de la côte, au nord jusqu’à Byzantion, et au sud jusqu’à Kypros. Les cités grecques voisines de l’Hellespont et de la Propontis furent amenées, soit de gré, soit de force, à prendre parti pour lui : les Kariens embrassèrent chaudement sa cause ; même les Kauniens, qui ne s’étaient pas déclarés auparavant, se joignirent à lui aussitôt qu’ils apprirent la prise de Sardes, tandis que les Grecs de Kypros, à la seule exception de la ville d’Amathonte, renoncèrent à la fois à l’autorité de Darius, et se préparèrent à une lutte vigoureuse. Onesilos, de Salamis, la cité la plus considérable de l’île, trouvant la population bien disposée, mais son frère, le despote Gorgos, plein d’hésitation, mit ce dernier hors des portes, prit le commandement des forces combinées de Salamis et des autres cités qui se révoltaient, et assiégea Amathonte. Ces villes de Kypros étaient alors, et elles semblent toujours dans la suite avoir continué d’être, sous le gouvernement de despotes ; ceux-ci, toutefois, différant des despotes d’Iônia en général, prirent part avec leurs sujets à la révolte contre la Perse[22].

La rébellion avait alors pris un caractère si sérieux, que les Perses furent obligés de faire leurs efforts les plus vigoureux pour la réduire. Leur empire, comprenant un grand nombre de nations différentes, ils purent se servir des antipathies des unes contre les autres ; et l’ancien sentiment hostile des Phéniciens contre les Grecs se trouva à ce moment extrêmement avantageux. Après une année occupée à réunir, des forces[23], la flotte phénicienne fut employée à transporter dans l’île de Kypros le général persan Artybios avec une armée de Kilikiens et d’Egyptiens[24], tandis que les forces sous le commandement d’Artaphernês à Sardes furent augmentées au point de lui permettre d’agir immédiatement contre toute la côte de l’Asie Mineure, depuis la Propontis jusqu’au territoire triopien. D’autre part, le danger commun avait pour le moment amené les Ioniens à un état d’union étranger à leurs habitudes ordinaires, de sorte que nous entendons parler alors, pour la première et la dernière fois, d’une autorité panionienne assez puissante[25].

Informés de l’approche d’Artybios avec la flotte phénicienne, Onesilos et ses partisans kypriens sollicitèrent l’aide de la flotte ionienne, qui arriva, peu de temps après le débarquement de l’armée persane dans l’île : Onesilos offrit aux Ioniens de combattre les Phéniciens sur mer ou les Perses sur terre, à leur choix. Leur détermination naturelle fut en faveur du combat sur mer, et ils le livrèrent avec un degré de courage et d’unanimité qui leur procura une brillante victoire ; les Samiens s’y distinguèrent particulièrement[26]. Mais le combat sur terre, qui s’engagea en même temps, prit une autre tournure. Onesilos et les Salaminiens mirent en campagne, à la manière des Orientaux plutôt qu’à la manière grecque, une quantité de chars armés de faux, destinés à rompre les rangs de l’ennemi ; tandis que, d’autre part, le général persan Artybios était monté sur un cheval exercé à se dresser sur ses jambes de derrière et à frapper de ses jambes de devant un adversaire à pied. Dans le fort du combat, Onesilos et son porte bouclier karien en vinrent à un engagement personnel avec ce général et son cheval. D’après un accord antérieur, lorsque le cheval se dressa ainsi pour avancer ses jambes de devant sur le bouclier d’Onesilos, le Karien avec une faux sépara les jambes de sou corps, tandis qu’Onesilos tua Artybios de sa propre main. Mais la bravoure personnelle des Kypriotes fut rendue inutile par tune trahison dans leurs propres rangs. Stêsènor, despote de Kurion, déserta au milieu de la bataille, et même les chars armés de faux de Salamis suivirent son exemple, tandis que le brave Onesilos, ainsi affaibli, périt dans la déroute totale de son armée, avec Aristokypros, despote de Soli, ville située sur la côte septentrionale de l’île : ce dernier était fils ‘de Philokypros, qui avait été immortalisé plus de soixante ans auparavant dans les poèmes de Solôn. Comme il ne restait plus alors d’espérance aux révoltés, la flotte ionienne victorieuse retourna dans son pays. Salamis retomba sous la domination de son ancien despote Gorgos, tandis que les autres cités de Kypros furent successivement assiégées et prises, non toutefois sans une résistance déterminée, puisque Soli seule tint cinq mois[27]. Cependant la principale armée de Darius ayant été rassemblée à Sardes, Daurisês, Hymeas et autres généraux qui avaient épousé des filles du Grand Roi, firent chacun des efforts pour réduire différentes parties de la côte occidentale. Daurisês attaqua les villes voisines de l’Hellespont[28], — Abydos, Perkôtê, Lampsâkos et Pæsos, qui firent peu de résistance. Il reçut ensuite l’ordre d’aller au sud en Karia, tandis qu’Hymeas, qui, avec une autre division, avait pris Kios sur la Propontis, marcha jusqu’à l’Hellespont et compléta la conquête de la Troade, aussi bien que celle des Grecs Æoliens dans la région de l’Ida. Artaphernês et Otanês attaquèrent les villes ioniennes et æoliennes de la côte, — le premier prenant Klazomenæ[29], le second Kymê.

Il restait la Karia, qui, avec Milêtos clans son voisinage, fit à Daurisês une résistance déterminée. Avertis de son approche, les Kariens se réunirent dans un endroit appelé les Colonnes-Blanches, près du confluent des rivières Mæandros et Marsyas. Pixodaros, un de leurs chefs, recommanda l’expédient désespéré de combattre en ayant la rivière à dos, pour enlever toute chance de fuite ; mais la plupart des chefs se décidèrent en faveur d’une politique contraire[30], — c’est-à-dire à laisser les Perses passer la rivière, avec l’espérance de les y jeter et de rendre ainsi leur défaite complète. Cependant la victoire, après une lutte acharnée, se déclara en faveur de Daurisês, surtout par suite de la supériorité du nombre. On dit qu’il périt dans la bataille deux mille Perses, et pas moins de dix mille Kariens. Les fuyards kariens, réunis après la fuite dans le bois de beaux platanes, consacré à Zeus Stratios, près de Labranda[31], étaient en train de délibérer s’ils se soumettraient maintenant aux Perses ou s’ils émigreraient pour toujours, quand l’apparition d’un renfort milésien ranima leur courage. Une seconde bataille s’engagea, et ils furent défaits une seconde fois : la perte, dans cette occasion, tombant particulièrement sur les Milésiens[32]. Les Perses, victorieux, se mirent alors en devoir d’attaquer les cités kariennes ; mais Herakleidês de Mylasa leur tendit une embuscade avec tant d’adresse et de bonheur que leur armée fut presque détruite et que Daurisês périt avec d’autres généraux persans. Cet effort heureux, venant, après deux sérieuses défaites, fait honneur à la constance des Kariens, auxquels des proverbes grecs attachent ordinairement une médiocre réputation. Il sauva pour le moment les villes kariennes que les Perses ne parvinrent à réduire qu’après la prise de Milêtos[33].

.Sur terre, les révoltés furent ainsi battus partout, bien que sur mer lès Ioniens restassent maîtres encore. Mais Aristagoras, peu belliqueux, commença à désespérer du succès et à méditer une lâche désertion à l’égard de ses compagnons et de ses compatriotes, qu’il avait lui-même entraînés dans le danger. Rassemblant ses principaux conseillers, il leur représenta l’état peu favorable des affaires et la nécessité de s’assurer quelque lieu de refuge, dans le cas où ils seraient chassés de Milêtos. Il leur soumit alors la question de savoir si l’île de Sardaigne, ou Myrkinos, en Thrace, .près du Strymôn — qu’Histiæos avait commencé à fortifier quelque temps auparavant, comme je l’ai mentionné dans le chapitre précédent —, leur paraissait la mieux appropriée à ce but. Parmi les personnes consultées se trouvait Hécatée, l’historien, qui n’approuva ni l’un ni l’autre de ces plans, mais suggéra l’idée d’élever un poste fortifié dans l’île voisine de Leros, colonie milésienne, où l’on pouvait chercher une retraite temporaire, s’il devenait impossible de garder Milêtos ; mais qui permettait un retour facile clans cette ville aussitôt que l’occasion s’en présenterait[34]. Cette opinion doit sans doute avoir été fondée sur la supposition qu’ils seraient en état de conserver la supériorité sur mer. Il est important de signaler cette confiance fissurée en cette supériorité dans l’esprit d’un homme sagace, qui ne s’abandonnait pas à de vives espérances, tel que Hécatée, — même dans des circonstances très peu favorables sur terre. L’émigration à Myrkinos, telle que la proposait Aristagoras, ne présentait aucun espoir de refuge, puisque les Perses, s’ils regagnaient leur autorité dans l’Asie Mineure, ne manqueraient pas de l’étendre encore jusqu’au Strymôn. Néanmoins la consultation se termina par l’adoption de ce plan, parce que probablement aucun Ionien ne pouvait supporter la Sardaigne à une distance incommensurable comme nouvelle patrie. Aristagoras fit voile pour Myrkinos, emmenant avec lui tous ceux qui voulaient l’accompagner. Mais il périt peu de temps après avoir abordé, avec presque tous ses compagnons, au siège d’une ville thrace voisine[35]. Bien qu’il déclarât déposer son autorité suprême au commencement de la révolte, il s’était arrangé encore pour la conserver dans une grande mesure ; et en partant pour Myrkinos, il la transmit à Pythagoras, citoyen jouissant d’une haute estime. Il parait toutefois que les Milésiens, contents d’être délivrés d’un chef qui ne leur avait amené que le malheur[36], rendirent peu d’obéissance à son successeur, et depuis cette époque leur gouvernement devint populaire de fait aussi bien que de nom. La désertion d’Aristagoras avec les citoyens qu’il emmenait doit avoir sérieusement refroidi l’ardeur de ceux qui restaient. Néanmoins il semble que la cause des révoltés ioniens fut tout aussi bien menée sans lui.

Peu de temps après son départ, un autre despote, — Histiæos de Milêtos, son beau-père, et conjointement avec lui le fauteur de la révolte, — se présenta aux portes de Milêtos pour être admis dans la ville. L’explosion de la révolte lui avait permis, comme il l’avait calculé, d’obtenir de Darius la permission de partir. Ce prince avait ressenti une violente indignation de l’attaque et de l’incendie de Sardes, et de la révolte générale de l’Iônia, que dirigeait (c’est ainsi que lui en arrivait la nouvelle) ce Milésien Aristagoras, mais à laquelle l’active coopération des Athéniens donnait son plein effet. Les Athéniens (s’écria Darius), — qui sont-ils ? Quand on lui eut répondu, il demanda son arc, plaça une flèche sur la corde et la lança aussi haut qu’il put vers le ciel, en disant : Accorde-moi, Zeus, de me venger des Athéniens. Il voulut en même temps qu’un serviteur lui rappelât trois fois par jour à dîner : — Maître, souviens-toi des Athéniens. En effet, quant aux Ioniens, il regardait comme assuré que leur heure de châtiment viendrait assez vite et assez facilement[37].

Cet incident homérique mérite d’être signalé comme servant à expliquer la manière épique d’Hérodote. Il a pour sujet les invasions de la Grèce par la Perse. Il est actuellement arrivé à la première explosion, dans le cœur de Darius, de cette passion qui poussa les forces des Perses sur Marathôn et Salamis, — et il marque le commencement de cette nouvelle phase par un acte et par un mot tous deux également significatifs. On peut les comparer à la libation et à la prière adressées à Zeus par Achille, dans l’Iliade, au montent où il envoie Patroklos et les Myrmidons délivrer les Grecs désespérés.

D’abord, Darius avait été disposé à attribuer le mouvement de l’Iônia à la secrète instigation de Histiæos, qu’il fit venir en sa présence et qu’il questionna. Mais ce dernier trouva moyen de le satisfaire, et même de prouver qu’aucun malheur semblable ne serait arrivé si lui (Histiæos) avait été à Milêtos au lieu d’être détenu à Suse. Envoie-moi sur les lieux (affirmait-il solennellement), et je m’engage, non seulement à réprimer la révolte et à remettre entre tes mains le traître qui la dirige,mais encore à ne pas retirer cette tunique de dessus moi avant d’avoir ajouté à ton empire la grande île de Sardaigne. Une expédition en Sardaigne, bien qu’elle ne fût jamais réalisée, paraît avoir été au nombre des imaginations favorites des Grecs ioniens de ce temps[38]. Ces vanteries et ces assurances lui valurent la liberté, et il se rendit à Sardes, promettant de revenir aussitôt qu’il aurait accompli ces projets[39]. Mais, en arrivant à Sardes, il trouva le satrape Artaphernês mieux informé que le Grand Roi à Suse. Bien que Histiæos, quand on l’interrogea sur les causes qui avaient amené l’explosion, affectât seulement l’ignorance et l’étonnement ; Artaphernês découvrit ses défaites et dit : Je te dirai ce qu’il en est, c’est toi qui a cousu ce soulier, et c’est Aristagoras qui l’a chaussé[40]. Une telle déclaration promettait peu de sécurité au Milésien suspect qui l’entendait ; et en conséquence, aussitôt que la nuit arriva, il prit la fuite, alla à la côte, et de là passa à Chios. Ici il se trouva arrêté sur le motif contraire, comme le confident de Darius et l’ennemi de l’Iônia. Toutefois il fut relâché quand il déclara qu’il était non seulement un fugitif échappant à la garde des Perses, mais encore le premier auteur de la révolte ionienne ; et il ajouta de plus, pour augmenter sa popularité, que Darius avait médité la translation de la population ionienne en Phénicie, aussi bien que celle de la population phénicienne en Iônia ; — c’était pour empêcher cette translation que lui (Histiæos) avait excité la révolte. Cette allégation, bien qu’elle ne fût rien de plus qu’une pure invention, lui valut le bon vouloir des habitants de Chios, qui le ramenèrent a Milêtos ; mais, avant son départ, il expédia à Sardes quelques lettres, adressées à des Perses distingués, composées comme s’il était déjà en intrigue établie avec eux pour se révolter contre Darius, et destinées à les engager à une révolte réelle. Son messager, Hermippos d’Atarneus, le trahit, et porta ses lettres directement à Artaphernès. Le satrape voulut que,ces lettres fussent remises aux personnes auxquelles elles étaient adressées, mais que tes réponses envoyées à Histiæos lui fussent données à lui-même. La teneur des réponses était telle qu’Artaphernês fut amené à saisir et à mettre à mort plusieurs des Perses de son entourage ; mars Histiæos se vit désappointé dans son projet d’accomplir une révolte dans la ville[41].

En arrivant à Milêtos, Histiæos n’y rencontra pas Aristagoras, mais il trouva les citoyens entièrement opposés, au retour de leur ancien despote. Néanmoins il essaya d’entrer de force, la nuit, dans la ville ; mais il fut repoussé et même blessé à la cuisse. Il retourna à Chios, mais les habitants lui refusèrent l’aide de leurs vaisseaux. Il passa ensuite à Lesbos, dont les habitants lui accordèrent huit trirèmes, qu’il employa à s’emparer de Byzantion ; pillant et détenant les navires marchands ioniens quand ils entraient dans le Pont-Euxin ou qu’ils en sortaient[42]. Les quelques autres pirateries de ce misérable, traître, funeste à ses compatriotes même jusqu’au jour de sa mort, ne méritent guère notre attention au milieu des dernières luttes et des dernières souffrances des Ioniens subjugués, événements auxquels nous nous hâtons d’arriver maintenant.

Une immense armée de Perses, tant de terre que de mer, était en train de se concentrer graduellement près de Milêtos, ville contre laquelle Artaphernês avait résolu de diriger ses principaux efforts. Non seulement l’armée entière de l’Asie Mineure, mais encore les troupes kilikiennes et égyptiennes, qui venaient récemment de conquérir Kypros, et même les Kypriotes vaincus, furent amenés comme renforts ; taudis que toute la flotte phénicienne, qui ne comptait pas moins de six cents vaisseaux, coopérait sur la côte[43]. Se mesurer avec de telles troupes de terre en rase campagne dépassait de beaucoup la force des Ioniens, et le conseil panionien réuni décida que les Milésiens seraient laissés pour défendre leurs propres fortifications, tandis que les forces entières des cités confédérées seraient rassemblées à bord des vaisseaux. Sur mer ils n’avaient pas encore de raisons de désespérer, ayant vaincu les Phéniciens près de Kypros et n’ayant pas essuyé de défaite. La flotte ionienne combinée, comprenant les Lesbiens Æoliens, montant en tout au nombre de 353 vaisseaux, fut en conséquence passée en revue à Ladê, — alors petite île voisine de Milêtos, mais aujourd’hui réunie à la côte par l’accumulation graduelle de terre dans la baie, à l’embouchure du Mæandros. 80 vaisseaux milésiens formaient l’aile droite, 100 vaisseaux de Chios le centre et 60 vaisseaux samiens l’aile gauche, tandis que l’espace laissé entre les Milésiens et ceux de Chios était occupé par 12 vaisseaux de Priênê, 3 de Myonte et 17 de Teôs ; — l’espace entre ceux de Chios et les Samiens était rempli par 8 vaisseaux d’Erythræ, 3 de Phokæa et 70 de Lesbos[44].

L’armement total composé ainsi n’était guère inférieur en nombre à celui qui, quinze ans plus tard, gagna la bataille de Salamis contre une flotte persane beaucoup plus considérable que la flotte réunie alors. En outre, le courage des Ioniens, à bord de leurs vaisseaux, était égal à celui de leurs contemporains de l’autre côté de la mer Ægée, tandis qu’au sujet de la mésintelligence régnant parmi lés alliés, nous verrons ci-après que les circonstances précédant la bataille de Salamis étaient encore plus menaçantes que celles qui existaient avant la bataille prochaine de Ladê. Les chances de succès étaient donc au moins égales dans les deux cas, et à vrai dire les prévisions des Perses et des Phéniciens furent remplies de cloute, de sorte qu’ils jugèrent nécessaire d’employer un moyen exprès de désunir les Ioniens. — Il fut heureux pour les Grecs que l’on n’ait pu faire comprendre à Xerxès, à Salamis, quelle sagesse il y aurait à viser au même objet. Il y avait alors dans le camp des Perses tous ces différents despotes qu’Aristagoras, au commencement de la révolte, avait chassés de leurs villes respectives. A l’instigation d’Artaphernês, chacun de ces hommes envoya des communications secrètes à leurs concitoyens dans la flotte alliée, s’efforçant de les détacher individuellement du corps général par des promesses de doux traitements dans le cas d’adhésion, et par des menaces de châtiments très rigoureux de la part des Perses s’ils persévéraient dans leurs efforts armés. Bien que ces communications eussent été envoyées à chacun d’eux à l’insu des autres, cependant la réponse de tous fut unanime et négative[45]. Les confédérés à Ladê semblaient plus unis de coeur et d’esprit que les Athéniens, les Spartiates et les Corinthiens ne le furent à Salamis, comme on le montrera ci-après.

Mais il y avait une grande différence qui fit pencher la balance : l’énergie et l’habileté supérieures des chefs athéniens à, Salamis, combinées avec le fait qu’ils étaient Athéniens, c’est-à-dire à la tète du contingent le plus considérable et le plus important de toute la flotte.

Par malheur, à Ladê il en fut tout autrement. Chaque contingent séparé avait son propre chef ; mais on ne parle pas du tout d’un commandant commun. Les chefs qui venaient des cités plus considérables, de Milêtos, de Chios, de Samos ou de Lesbos, n’étaient pas non plus des hommes tels que Themistoklês, capables et désireux de se mettre en avant en se faisant commandants eux-mêmes, et d’usurper pour le moment, du consentement de tous et dans l’intérêt général, un privilège qui ne leur était pas destiné. Le seul homme qui eût assez d’énergie et de hardiesse pour le faire était le Phokæen Dionysios, qui malheureusement avait sous ses ordres le plus faible contingent de la flotte, et qui, en conséquence, n’avait que la moindre considération ; car Phokæa, jadis l’audacieuse exploratrice des eaux occidentales, avait tellement décliné depuis la conquête de l’Iônia par les Perses, qu’elle ne pouvait pas fournir actuellement plus de trois vaisseaux, et son ancienne ardeur maritime ne survivait que dans le coeur de son chef. Quand Dionysios vit les Ioniens rassemblés à Ladê, pleins de bon vouloir et d’ardeur, prompts à parler et à s’encourager mutuellement, mais inexpérimentés et ne songeant ni à la discipline, ni aux exercices nautiques, ni à la coopération à l’heure du combat, — il comprit le danger que leur faisait courir l’absence de ces précautions, et il leur fit d’énergiques remontrances. Notre sort est sur le tranchant du rasoir, hommes de l’Iônia ; être libres ou esclaves, et de plus esclaves saisis dans leur fuite. Mettez-vous sur-le-champ à l’œuvre et à la tâche. Vous aurez, il est vrai, de la peine en commençant, mais vous serez sirs ensuite de la victoire et de la liberté ; mais si vous persévérez dans cette négligence et dans ce désordre, n’espérez pas échapper à la vengeance du roi qu’appelle votre révolte. Laissez-vous persuader et confiez-vous à moi. Je m’engage, si les dieux se contentent de tenir la balance égale, à faire ou que vos ennemis ne combattent pas, ou qu’ils soient rudement battus[46].

La sagesse de ce conseil était si manifeste que les Ioniens, quittant leurs tentes confortables dressées sur le rivage de Ladê et montant à bord de leurs vaisseaux, se soumirent aux travaux nautiques et aux manoeuvres continues que leur imposa Dionysios. Les rameurs et les hoplites sur le pont furent exercés dans leurs fonctions distinctes, et même, quand ils n’étaient pas occupés ainsi, on tint les vaisseaux à l’ancre et les équipages à bord, au lieu de les laisser sur le rivage ; de sorte que le travail durait tout le jour, sous un brillant soleil d’été. Un pareil labeur était nouveau pour les équipages ioniens. Ils l’endurèrent pendant sept jours de suite ; après quoi ils éclatèrent d’un commun accord en mutinerie et en refus déterminés : Lequel des dieux avons-nous offensé pour attirer sur nous un châtiment pareil ? Fous que nous sommes de nous mettre entre les mains de ce fanfaron phokæen, qui n’a fourni que trois vaisseaux ![47] Il nous tient maintenant et nous ruine sans remède ; beaucoup d’entre nous sont déjà malades, bien d’autres sont en train de le devenir. Nous ferions mieux de nous résigner à l’esclavage chez les Perses, ou à tout autre malheur, plutôt que de continuer à endurer les souffrances actuelles. Venez, nous n’obéirons pas plus longtemps à cet homme. Et ils refusèrent sur-le-champ d’exécuter ses ordres, reprenant leurs tentes sur le rivage avec les jouissances de l’ombre, du repos et de la causerie inactive, comme auparavant.

Je n’ai pas voulu enlever à cette scène instructive la vivacité dramatique avec laquelle elle est présentée dans Hérodote, — d’autant moins qu’elle a tout l’air de la réalité, et que Hécatée l’historien était probablement présent dans l’île de Ladê, et qu’il peut avoir décrit ce qu’il avait réellement vu et entendu. En voyant la peine intolérable que ces manoeuvres et ces travaux donnaient aux Ioniens, hommes qui cependant n’étaient pas étrangers au travail ordinaire du vaisseau, — et en observant leur complète impuissance à se soumettre à une pareille discipline, même avec un danger extrême se dressant à leurs yeux, — nous serons à même d’apprécier les sérieuses et incessantes fatigues au prix desquelles le marin athénien acquit cette perfection de discipline nautique qui le caractérisait au commencement de la guerre du Péloponnèse. Nous verrons, à mesure que nous avancerons dans cette histoire, que le complet développement de la démocratie athénienne opéra une révolution dans la marine militaire grecque, surtout en imposant au marin citoyen de vigoureux exercices continus tels que l’éducation lacédæmonienne sur terre les surpassait seule, — et en rendant ainsi praticable une sorte de science de manœuvres nautiques qui était inconnue même à l’époque de la bataille de Salamis. Je démontrerai ce point plus complètement ci-après ; actuellement je l’oppose en peu de mots à l’impuissance des. Ioniens à Ladê, afin que l’on puisse comprendre combien de tels exercices étaient pénibles en réalité. On apprend habituellement au lecteur de l’histoire grecque à n’associer que des idées de turbulence et d’anarchie avec la démocratie athénienne ; mais on verra la marine athénienne, l’enfant et le champion de cette démocratie, déployer un travail et une obéissance infatigables qu’on ne remarque nulle part ailleurs en Grèce, et dont même les premières leçons, comme dans le cas dont nous nous occupons maintenant, paraissent à d’autres si fatigantes, qu’elles l’emportent sur la perspective d’un péril extrême et imminent. La même impatience avec laquelle les Ioniens supportèrent pour leur propre ruine une fatigue et une discipline constantes avant la bataille de Ladê, nous la retrouverons comme le signe qui les caractérise cinquante ans plus tard, quand ils sont, alliés d’Athènes, ainsi que j’aurai occasion de le montrer en arrivant à décrire l’empire athénien.

Aboutissant ainsi brusquement à une mutinerie, les judicieuses suggestions du chef phokæen firent plus de mal que de bien. Peut-être sa manière d’agir a-t-elle été imprudemment sévère ; mais nous sommes surpris de voir qu’aucun parmi les chefs des contingents plus considérables n’ait eu le bon sens de profiter de la première bonne volonté des Ioniens et de faire servir son influence supérieure à assurer la continuation d’une bonne habitude une fois prise. Cette révolte ionienne ne produisit aucun homme supérieur de cette sorte. Depuis le jour où les Ioniens écartèrent Dionysios, leur camp devint un théâtre de désunion et de défiance. Quelques-uns d’entre eux devinrent même si indifférents à tout et si indociles, que la partie meilleure désespéra. de soutenir une bataille régulière, et les Samiens en particulier se repentirent alors d’avoir décliné les offres secrètes que leur avait faites leur despote expulsé[48], Æakês, fils de Sylosôn. Ils envoyèrent secrètement renouer la négociation, reçurent une nouvelle promesse de la même indulgence et convinrent de déserter quand, l’occasion s’en présenterait. Le jour de la bataille, quand les deux flottes étaient sur le point d’engager l’action, les soixante vaisseaux samiens firent tous voile au large, à l’exception de onze dont les capitaines dédaignèrent une pareille trahison ; d’autres Ioniens suivirent leur exemple. Cependant, parmi les accusations réciproques qu’Hérodote avait entendues, il trouve qu’il est difficile de déterminer qui était le plus à blâmer, bien qu’il nomme les Lesbiens comme étant au nombre des premiers déserteurs[49]. Les cent vaisseaux de Chios, constituant le centre de la flotte, — chaque vaisseau portant quarante soldats d’élite complètement armés, — formèrent une glorieuse exception au reste. Ils combattirent avec la plus grande fidélité et la plus grande résolution, faisant subir à l’ennemi et éprouvant eux-mêmes de graves pertes. Dionysios le Phokæen aussi se conduisit d’une manière digne de son langage antérieur, et il captura avec ses trois vaisseaux le même nombre de vaisseaux phéniciens ; mais ces exemples de bravoure ne compensèrent pas la déloyauté ni la lâcheté du reste. La défaite des Ioniens à Ladê fut complète aussi bien qu’irréparable. Pour les fidèles citoyens de Chios, la perte fut terrible, et pendant et après la bataille ; car, bien que quelques-uns de leurs vaisseaux eussent échappé à la défaite et se fussent retirés en sûreté à Chios, d’autres furent si endommagés qu’ils furent obligés de faire côte tout prés du promontoire de Mykale, où les équipages les abandonnèrent dans l’intention de marcher au nord par le territoire éphésien jusqu’au continent faisant face à leur propre île. Nous apprenons avec étonnement qu’à ce moment critique, les femmes éphésiennes étaient occupées à solenniser les Thesmophoria, — fête qui se célébrait de nuit, en plein air, dans quelque partie inhabitée du territoire et sans la présence d’aucune personne mâle. Comme les fugitifs de Chios entrèrent la nuit sur le territoire éphésien, — leur arrivée n’étant ni connue ni attendue, — on crut que c’étaient des voleurs ou des pirates venant pour s’emparer des femmes, et, par suite de cette erreur, ils furent attaqués et tués par les Ephésiens[50]. Cet incident ferait croire que les Éphésiens n’avaient point pris part à la révolte ionienne, et ils ne sont pas mentionnés parmi les divers contingents ; il n’est rien dit non plus ni de Kolophôn, ni de Lebedos, ni de Eræ[51].

Le Phokæen Dionysios, sentant que la défaite de Ladê était la ruine de la cause ionienne, et que sa ville natale était destinée de nouveau à être sujette des Perses, ne jugea pas prudent même de retourner chez lui. Immédiatement après la bataille il fit voile, non pour Phokæa, mais pour la côte phénicienne, privée à ce moment des croiseurs qui la protégeaient. Il saisit plusieurs bâtiments marchands phéniciens, dont il tira un profit considérable ; ensuite, faisant voile pour la Sicile, il prit le métier de corsaire contre les Carthaginois et les Tyrrhéniens, s’abstenant de causer du dommage à des Grecs[52]. Une telle occupation semble alors avoir été considérée comme entièrement admissible. Un corps considérable de Samiens émigra aussi en Sicile, indignés de la trahison de leurs amiraux pendant le combat, et plus indignés encore du rétablissement prochain de leur despote Æakês. Comment ces émigrés sauriens finirent-ils par s’établir dans la ville sicilienne de Zanklê[53], c’est ce que je mentionnerai comme faisant partie de la suite des événements siciliens, qui sera racontée ci-après.

La victoire de Ladê permit aux Perses d’attaquer Milêtos par mer aussi bien que par terre ; ils poussèrent le siège avec là dernière vigueur, en minant les murs et, au moyen de divers engins d’attaque. Leurs ressources, sous ce rapport, semblent avoir augmenté depuis l’époque d’Harpagos. En peu de temps la ville fut prise d’assaut, et un destin déplorable lui était réservé. La. population mâle adulte fut principalement tuée, tandis que ceux d’entre les défenseurs qui furent conservés, avec les femmes et les enfants, furent envoyés en corps à Suse pour attendre les ordres de Darius, qui leur assigna une résidence à Ampê, non loin de l’embouchure du Tigre. Le temple des Branchidæ fut incendié et pillé, comme Hécatée l’avait prédit au commencement de la révolte. Les trésors considérables qu’il renfermait doivent avoir servi à. défrayer en grande partie les dépenses de l’armée persane. Le territoire milésien fut, dit-on, dépouillé de ses anciens habitants, — les Perses gardant pour eux la ville avec la plaine adjacente et cédant les parties montagneuses aux Kariens de Pedasa. Un petit nombre de Milésiens trouvèrent place parmi les émigrants samiens qui se rendaient en Sicile[54]. Il est cependant certain que de nouveaux habitants grecs doivent avoir été postérieurement admis à Milêtos, car elle parait toujours dans la suite comme ville grecque, bien qu’avec une puissance et une importance diminuées.

La prise de Milêtos, dans la sixième année à partir du commencement de la révolte[55], entraîna avec elle la soumission rapide des villes voisines de Karia ; et pendant l’été suivant, — la flotte phénicienne ayant hiverné à Milêtos,-les forces persanes de terre et de mer reconquirent tous les Grecs asiatiques, insulaires aussi bien que continentaux[56]. Chios, Lesbos et Tenedos, — les villes de la Chersonèse, — Selymbria et Perinthos en Thrace, — Prokonnêsos et Artake dans la Propontis, — toutes ces villes furent prises ou saccagées par la flotte des Perses et par celle des Phéniciens[57]. Les habitants de Byzantion et de Chalkêdôn s’enfuirent pour la plupart à Mesambria, sans même attendre son arrivée, tandis que l’Athénien Miltiadês n’échappa à la captivité des Perses qu’en se sauvant rapidement de sa demeure dans la Chersonèse pour gagner Athènes. Ceux qui le poursuivaient étaient en effet si près de lui, qu’un de ses vaisseaux, sur lequel était son fils Metiochos, tomba entre leurs mains. Comme Miltiadês avait conseillé avec ardeur la destruction du pont sur le Danube, à l’occasion de l’expédition de Scythie, les Phéniciens désiraient particulièrement se rendre maîtres de sa personne, comme le plus agréable de tous les prisonniers grecs à offrir au roi de Perse ; cependant, quand Metiochos, fils de Miltiadês, fut amené à Suse, ce prince non seulement ne lui fit pas de mal, mais encore il le traita avec une grande bienveillance et lui donna une épouse persane avec des moyens confortables d’existence[58].

Bien différente fut la conduite des généraux perses à l’égard des villes reconquises sur la côte et auprès d’elle. Les menaces qui avaient été faites avant la bataille de Ladê furent réalisées pleinement. On choisit les plus beaux jeunes gens et les plus belles vierges des Grecs, pour les distribuer entre les seigneurs persans comme eunuques ou habitantes des harems. Les villes, avec leurs édifices sacrés aussi bien que profanes, furent livrées aux flammes ; et quant aux îles, Hérodote nous dit même qu’on forma une ligne de Perses d’un rivage à l’autre, qui balaya chaque territoire du nord au sud et- en chassa les habitants[59]. Qu’une grande partie de ce cruel traitement ait été réellement infligé, on ne peut en douter ; mais il doit être exagéré quant à ce qui regarde la dépopulation et la destruction ; car ces îles et ces cités paraissent toujours clans la suite comme occupées par une population grecque, et même comme étant -dans une condition .passable, bien que réduite. On fit une exception pour Samos, que les Perses épargnèrent complètement, pour récompenser ses capitaines d’avoir donné l’exemple de la désertion à la bataille de Ladê, tandis qu’Æakês, le despote de cette île, fut réinstallé dans son gouvernement[60]. Il paraît que plusieurs autres despotes furent réinstallés en même temps dans leurs cités respectives, bien qu’on ne nous dise pas qui.

Parmi les souffrances endurées par tant de personnes innocentes, de tout âge et des deux sexes, le sort d’Histiæos n’inspire que peu de sympathie. Il était en train d’exercer ses pirateries à Byzantion quand il apprit la reddition de Milêtos ; il jugea alors avantageux de faire voile avec ses vaisseaux lesbiens pour Chios, où l’on refusa de le recevoir. Mais les habitants de Chios, affaiblis comme ils l’avaient été par la dernière bataille, n’étaient guère en état de résister, de sorte qu’il battit leurs troupes et pilla l’île. Pendant la dispersion actuelle des Grecs asiatiques, il y en avait sans doute beaucoup (comme le Phokæen Dionysios) qui ne voulaient pas rentrer dans leur ville asservie, sans toutefois avoir de plan fixe pour une nouvelle demeure, Un nombre considérable de tes exilés se mirent sous le commandement temporaire d’Histiæos, et l’accompagnèrent au pillage de Thasos[61]. Pendant, le siège de cette ville, il apprit la nouvelle que la flotte phénicienne avait quitté Milêtos pour attaquer les autres villes ioniennes. En conséquence, il laissa inachevés ses desseins sur Thasos pour aller défendre Lesbos. Mais, dans cette dernière île, la disette des provisions était telle qu’il fut forcé de cingler vers le continent pour moissonner le blé sur pied, autour d’Atarneus et dans la fertile plaine de Mysia, près du fleuve Kaïkos. Ici il rencontra une armée considérable de Perses commandée par Harpagos, fut battu, contraint de fuir et fait prisonnier. Quand on l’eut amené à Sardes, Artaphernês le satrape le fit crucifier sur-le-champ, en partie sans doute par une haine véritable, mais en partie aussi dans la persuasion que, s’il était envoyé comme prisonnier à Suse, il deviendrait dangereux de nouveau, puisque Darius épargnerait même alors sa vie, poussé par un sentiment indélébile de reconnaissance pour le service qu’il lui avait rendu en conservant le pont sur le Danube. La tête d’Histiæos fut embaumée et envoyée à Suse, on Darius la fit honorablement ensevelir, condamnant l’exécution précipitée d’un homme qui jadis avait été son sauveur[62].

Nous ne devons pas nous étonner que la prise de Milêtos ait excité parmi les Athéniens le sentiment le plus fort, tant de sympathie que de consternation. L’année suivante (c’est ainsi du moins que nous sommes amené à le penser, bien que la date ne puisse pas être déterminée positivement), le poète dramatique Phrynichos choisit pour sujet d’une tragédie — la Prise de Milêtos, — qui, lorsqu’elle fut représentée, tortura d’une manière si pénible l’âme des auditeurs athéniens, qu’ils fondirent-en larmes dans le théâtre, et le poète fut condamné à payer une amende de 1.000 drachmes, comme leur ayant rappelé leurs propres malheurs[63]. On défendit de jouer désormais la pièce, et elle ne nous est pas parvenue. Quelques critiques ont supposé qu’Hérodote n’a pas exactement donné le motif réel qui détermina les Athéniens à imposer cette amende[64] ; car il est certain que les sujets choisis ordinairement pour la tragédie étaient des parties de légende héroïque et non des objets d’histoire récente ; de sorte que les Athéniens pouvaient se plaindre de Phrynichos pour deux raisons, — pour avoir violé une règle établie de convenance, aussi bien que pour toucher trop profondément leur sensibilité. Néanmoins, je ne vois pas de motif pour douter que la cause assignée par Hérodote soit en substance la véritable. Cependant il est très possible que Phrynichos, à une époque où la poésie tragique n’avait pas encore atteint son développement complet, ait touché ce sujet très délicat d’une main rude et blessante, devant un peuple qui avait de bonnes raisons pour craindre le même sort cruel pour lui-même. Æschyle, dans ses Persæ, entraînait naturellement avec lui tout le courant de la sympathie athénienne, en insistant sur les victoires de Salamis et de Platée. Mais intéresser l’auditoire aux succès des Perses et aux malheurs des Grecs, c’était une Miche dans laquelle auraient échoué de bien plus grands poètes que Phrynichos, — et qu’aucun poète judicieux n’aurait entreprise. Il n’est pas probable que le sac de Magdebourg par le comte Tilly, pendant la guerre de Trente ans, eût été supporté dans une ville protestante quelconque d’Allemagne comme sujet d’une représentation dramatique.

 

 

 



[1] Hérodote, V, 27. Μετά δέ ού πολλόν χρόνον, άνεως κακών ήν, — ou άνεσις κακών, — si l’on adopte lit conjecture de quelques critiques. M. Clinton, avec Larcher et autres (v. Fasti Hellen., App. 18, p. 314), explique ce passage comme si la virgule devait être placée après μετά δέ, de sorte qu’on ferait affirmer à l’historien que la période de repos ne dura que peu de temps. Il me semble que la virgule devrait être placée plutôt après χρόνον, et que le peu de temps se rapporte à ces maux que l’historien avait décrits auparavant. Il doit y avoir un intervalle de huit années au moins, sinon de dix, entre les événements que l’historien avait décrits (les maux infligés par les attaques d’Otanês) et l’explosion de la révolte ionienne ; événement que personne ne place plus tôt que 504 avant J.-C., bien que quelques-uns préfèrent 502 avant J.-C., d’autres même 500 avant J.-C.

Si, en effet, nous admettions avec Wesseling (ad Hérodote, VI, 40, et M. Clinton semble pencher pour la même opinion, V. p.. 314 ut sup.) que l’expédition en Scythie doit être placée en 508-507 avant alors en réalité l’intervalle entre la campagne d’Otanês et la révolte ionienne serait resserré dans une année ou dans deux. Mais j’ai déjà fait observer que je ne puis croire 508 avant J.-C. une date exacte pour l’expédition en Scythie : elle me parait appartenir à 515 avant J.-C. environ. Je ne sais pas quelle raison il existe pour déterminer la date comme le fait Wesseling, si ce n’est cette même phrase ού πολλόν χρόνον, qui est, dans toute supposition, excessivement vague, et qu’il ne me semble pas avoir expliquée de la meilleure manière possible.

[2] Hérodote, V, 96.

[3] Hérodote, V, 31. Plutarque dit que Lygdamis, établi comme despote à Taros par Pisistrate (Hérodote, I, 64), fut chassé de ce poste par les Lacédæmoniens (De Herodot. Malignitat., c. 21, p. 859). J’avoue que j’ajoute peu de confiance aux renseignements de ce traité quant aux nombreux despotes chassés de Sparte. Vous ne saurons ni la source où Plutarque les puisa, ni aucune des circonstances qui s’y rattachent.

[4] Hérodote, V, 30, 31.

[5] Hérodote, V, 34, 35.

[6] Hérodote, V, 35 ; Cf. Polyen, I, 24, et Aulu-Gelle, N. A., XVII, 9.

[7] Hérodote, V, 36.

[8] Cf. Hérodote, V, 121, et VII, 98. Oliatos était fils d’Ibanôlis, comme l’était aussi le Mylasien Herakleidês, mentionné dans V, 121.

[9] Hérodote, V, 36, 37 ; VI, 9.

[10] Hérodote, V, 49.

La carte la plus ancienne dont il soit fait mention fut préparée par Anaximandre en Iônia, apparemment peu de temps avant cette époque. V. Strabon, I, p. 7 ; Agathemerus, I, c. 1 ; Diogène Laërte, II, 1.

Grosskurd, dans sa note sur le passage ci-dessus mentionné de Strabon, aussi bien que Larcher et autres critiques, paraissent croire que, bien que cette tablette ou carte d’Anaximandre fût la plus ancienne qui embrassât toute la terre connue, il y en avait chez les Grecs d’autres plus anciennes qui représentaient des contrées particulières. Il n’y a pas de preuve à l’appui de cette opinion, et je ne puis la croire probable ; le passage d’Apollonius de Rhodes (IV, 279), avec les scholies qui s’y rapportent, cité comme preuve, ne me paraît pas mériter d’attention.

Parmi les Agrimensores romains, c’était l’usage ancien de graver les plans des terres qu’ils avaient arpentées sur des tablettes de cuivre qui étaient déposées dans les archives publiques, et dont on faisait des copies pour l’usage des particuliers, bien qu’on s’en référât à l’original en cas de dispute légale (Siculus Flaccus, ap. Rei Agrariæ scriptores, p. 16, éd. Goes ; cf. Giraud, Recherches sur le droit de propriété, p. 116, Aix, 1838).

[11] Hérodote, V, 49.

[12] Hérodote, V, 49.

[13] Hérodote, V, 49, 50, 51. Cf. Plutarque, Apophthegm. Laconic., p. 240. Nous pouvons faire remarquer, tant dans cet exemple que dans toute la vie et l’époque de Kleomenês, que le roi spartiate a l’administration et la direction actives des affaires étrangères ; — il est cependant soumis à un jugement et à une punition de la part des éphores en cas de mauvaise gestion (Hérodote, VI, 82). Nous verrons ci-après les éphores prendre graduellement entre leurs mains, plus ou moins, l’administration réelle.

[14] Hérodote, VI, 112.

[15] Hérodote, V, 49, le discours d’Aristagoras aux Spartiates. Par rapport à l’incident plus ancien, Hérodote, I, 70.

Un intervalle d’un peu plus de quarante années sépare les deux événements, et pendant ce temps les sentiments des Spartiates, ainsi que ceux d’autres peuples à leur égard, avaient subi un changement considérable.

[16] Hérodote, V, 99.

[17] Hérodote, V, 98 ; Homère, Iliade, V, 62. La critique de Plutarque (De Malignitat. Herod., p. 861) sur ce passage est un peu plus à propos que ne le sont en général les critiques dans cette composition peu bienveillante.

[18] Sur Korêssos, v. Diodore, XIV, 99, et Xénophon, Helléniques, I, 2, 7.

[19] Charôn de Lampsakos, et Lysanias dans son histoire d’Eretria, semblent avoir mentionné ce premier siège de Milêtos, et le fait de la levée de ce siège par suite de l’expédition à Sardes. V. Plutarque, De Herod. Malignit., p. 861, — quoique la citation soit donnée ici d’une manière confuse, de sorte que nous ne pouvons pas beaucoup en tirer parti.

[20] Hérodote, V, 102, 103. C’est un fait curieux que Charôn de Lampsakos n’ait point fait mention de cette défaite des forces athéniennes et ioniennes combinées. V. Plutarque, De Herod. Malign., ut sup.

[21] Sur Derkyllidas, V. Xénophon, Helléniques, III, 2,17-19.

[22] Hérodote, V, 103, 104, 108. Cf. la conduite de Kypros contre Artaxerxés Mnémon, sous l’énergique Evagoras de Salamis (Diodore, XIV, 98, XV, 2) vers. 386 avant J.-C. ; la plupart des petits princes de l’île devinrent pour le moment ses sujets ; mais, en 351 avant il y en avait neuf d’entre eux indépendants (Diodore, XVI, 42), et vraisemblablement tout autant à l’époque où Alexandre assiégea Tyr (Arrien, II, 20, 8).

[23] Hérodote, V, 116.

[24] Hérodote, VI, 6.

[25] Hérodote, V, 109. Cf. VI, 7.

[26] Hérodote, V, 112.

[27] Hérodote, V, 112-115. Il n’est pas sans intérêt de comparer, avec cette seconde conquête de Kypros par les Perses, la conquête de la même île par les Turcs en 1570, quand ils en chassèrent les Vénitiens. V. le récit de cette conquête (effectuée sous le règne de Selim II, par le séraskier Mustapha Pacha), dans von Hammer, Geschichte des Osmannischen Reichs, l. XXXVI, vol. III, p. 578-589.

Des deux villes principales, Nikosia au centre de l’île, et Famagusta sur la côte nord-est, la première, après un long siège, fut prise d’assaut, et les habitants de tout sexe et de tout ;âge furent ou mis à mort ou emmenés en esclavage ; tandis que la seconde, après la plus vaillante défense, obtint de capituler. Mais les termes de la capitulation furent violés de la manière la plus honteuse par le séraskier, qui traita le brave gouverneur vénitien Bragadino avec une cruauté effrayante, lui faisant couper le nec et les oreilles, l’exposant à toute sorte d’insultes, et finissant par le faire écorcher vif. La peau de cet infortuné général fut portée à Constantinople comme trophée, mais dans la suite elle revint à Venise.

Nous ne lisons rien qui ressemble à ce traitement de Bragadino dans la nouvelle conquête de Kypros par les Perses, bien qu’elle fut subjuguée après une révolte ; il n’y a, à vrai dire, rien de pareil dans toute la guerre des Perses.

Von Hammer donne une brève esquisse (non pas toujours très exacte quant aux temps anciens) de la condition de Kypros sous ses maîtres successifs : — Perses, Græco-Égyptiens, Romains, Arabes, la dynastie de Lusignan, Vénitiens et Turcs ; — la dernière semble décidément la pire de toutes.

Au sujet de l’acte de cruauté signalé plus haut, je puis mentionner que le roi perse Kambysês fit écorcher vif un des juges royaux (suivant Hérodote, V, 25), qui avait reçu un présent pour rendre une sentence injuste, et que sa peau fut étendue sur le siége sur lequel devait s’asseoir son fils en lui succédant, comme leçon de justice pour ce dernier. On raconte une histoire semblable relativement au roi perse Artaxerxés Mnémon ; et ce qui est encore plus remarquable, le même récit se retrouve dans l’Histoire turque comme un acte de Mahomet II (Von Hammer, Geschichte des Osmannich. Reichs, l. XVII, vol. II, p. 209 ; Diodore, XV, 10). Ammien Marcellin (XXIII, 6) avait de bonnes raisons pour considérer la réalité du fait comme problématique.

[28] Hérodote, V, 117.

[29] Hérodote, V, 122-124.

[30] Hérodote, V, 118. Sur la topographie de ce lieu, telle que la décrit Hérodote, voyez une bonne note dans Weissenborn, Beytraege zur genaueren Erforschung der alt. Griechischen Geschichte, p. 116, Iéna, 1844.

Il pense, avec beaucoup de raison, que la rivière Marsyas ici mentionnée ne peut être celle qui traverse Kelænæ, mais une autre du même nom qui se jette dans le Mæandros en venant du sud-ouest.

[31] Sur le village de Labranda et le temple de Zeus Stratios, V. Strabon, XIV, p. 659. Labranda était un village situé dans le territoire de la ville intérieure de Mylasa, et à sept milles de distance de cette ville. Il était Icarien à l’époque de la révolte ionienne, mais il fut partiellement rendu hellénique avant l’année 350 avant J.-C. Vers cette dernière époque, les trois tribus rurales de Mylasa, — constituant avec les citoyens de la ville la communauté mylasienne, — étaient Ταρκόνδαρα, Οτώρκονδα, Λάβρανδα. — V. l’Inscription dans la collection de Bœckh, n° 2695, et dans Franz, Epigraphice Græca, n° 13, p. 191. On dit que dans la langue lydienne λάβρυς signifiait une hache (Plutarque, Quæst. Græc., c. 43, p. 314).

[32] Hérodote, V, 118, 119.

[33] Hérodote, V, 120, 121 ; VI, 25.

[34] Hérodote, V, 125 ; Strabon, XIV, p. 635.

[35] Hérodote, V, 126.

[36] Hérodote, VI, 5.

[37] Hérodote, V, 105. Cf. l’usage des Thraces de communiquer avec les dieux, en lançant des flèches dans l’air (Hérodote, IV, 94).

[38] Hérodote, V, 107 ; VI, 2. Comparez l’avis donné par Bias de Priênê aux Ioniens, quand Cyrus le conquérant perse approchait, de fonder une colonie panionienne en Sardaigne (Hérodote, I, 170) ; nous venons de citer plus haut l’idée émise par Aristagoras (Hérodote, V, 124).

Pausanias (IV, 23, 2) met dans la bouche de Mentiklos, fils d’Aristomenês, une recommandation aux Messêniens, quand ils furent vaincus une seconde fois par les Spartiates, d’émigrer en Sardaigne.

[39] Hérodote, V, 106, 107.

[40] Hérodote, VI, 1.

[41] Hérodote, VI, 2-5.

[42] Hérodote, VI, 5-26.

[43] Hérodote, VI, 6-9.

[44] Hérodote, VI, 8.

[45] Hérodote, VI, 9, 10.

[46] Hérodote, VI, 11.

[47] Hérodote, VI, 12.

[48] Hérodote, VI, 13.

[49] Hérodote, VI, 14, 15.

[50] Hérodote, VI, 16.

[51] Thucydide, VIII, 14.

[52] Hérodote, VI, 17.

[53] Hérodote, VI, 22-25.

[54] Hérodote, VI, 18, 19, 20, 22.

[55] Hérodote, VI, 18. C’est presque le seuil renseignement chronologique distinct que nous trouvions dans Hérodote relativement à la révolte ionienne. Les autres preuves chronologiques dans ses chapitres sont plus ou moins équivoques ; et nous n’avons pas sous les yeux de témoignage suffisant qui nous permette de placer les événements, entre le commencement de la révolte ionienne et la bataille de Marathôn, dans les années précises auxquelles ils appartiennent. La bataille de Marathôn est fixée au mois de septembre 490 avant J.-C. ; le siège de Milêtos a pu finir probablement en 496-495 avant J.-C., et la révolte ionienne peut avoir commencé en 502-501 avant J.-C. Telles sont les dates qui, en général, me paraissent les plus probables, bien que je sois loin de les considérer comme certaines.

Des critiques qui s’occupent de chronologie diffèrent considérablement quant à leur manière de placer dans des années particulières les événements auxquels il est fait allusion ici. V. Appendice, n° 5, p. 244, dans les Fasti Hellenici de M. Clinton ; Prof. Schultz, Beytraege zu genaueren Zeitbestintmungen von der 63sten mur 72sten Olympiade, p. 177-183, dans les Kieler Philologische Studien ; et Weissenborn, Beytraege zur genaueren Erforschung der alten Griechischen Geschichte, Iéna 1844, p. 87 sqq. : pour ne pas mentionner Reiz et Larcher. M. Clinton ne compte que dix ans depuis le commencement de la révolte ionienne jusqu’à la bataille de Marathôn ; ce qui me parait trop court, bien que, d’autre part, les quatorze années comptées par Larcher, — bien plus, les seize années comptées par Reiz, — soient un espace trop long. M. Clinton resserre mal à propos la dernière partie de cet intervalle, — la partie qui s’écoula entre le siège de Milêtos et la bataille de Marathôn ; et la supposition très improbable à laquelle il est obligé d’avoir recours, — à savoir, d’une confusion dans le langage d’Hérodote entre les années attiques et les années olympiques,-indique qu’il serre trop étroitement le texte de l’historien, quand il dit qu’Hérodote spécifie un terme de trois années entre la prise de Milêtos et l’expédition de Datis : v. F. H., ad ann. 499. Il place la prise de Milêtos en 494 avant J.-C. ; ce que je suis disposé à croire une année, — sinon deux, — plus tard que la réalité. Et effet, comme M. Clinton place l’expédition d’Aristagoras contre Naxos (qui fut immédiatement avant l’explosion de la révolte, puisque Aristagoras s’empara des despotes ioniens pendant que cette flotte restait encore rassemblée à la fin même de l’expédition), en 501 avant J.-C., et qu’Hérodote dit expressément que Milêtos fut prise dans la sixième année après la révolte, il s’ensuivrait que cette prise devrait appartenir à 495 et non à 494 avant J.-C. J’incline à la placer soit en 496, soit en 495, et l’expédition de Naxos en 502 ou en 501, en penchant pour la première de ces deux dates. Schultz s’accorde avec Larcher en plaçant l’expédition naxienne en 504 avant J.-C., cependant il assigne la prise de Milêtos à 496 avant J.-C., — tandis qu’Hérodote dit que le dernier de ces deux événements arriva dans la sixième année après la révolte, qui succéda immédiatement au premier des deux, dans le même été. Weissenborn place la prise de Milêtos en 496 avant J.-C., et l’expédition de Naxos en 499, — soupçonnant que le texte d’Hérodote, — έκτώ έτεϊ, — est incorrect, et qu’il devrait y avoir τετάρτω έτεϊ, la quatrième année (p. 125 ; Cf. la table chronologique de son ouvrage, p. 222). Il essaye de prouver qu’on ne peut faire occuper plus de quatre ans aux incidents particuliers composant la révolte ionienne, telle qu’Hérodote la raconte ; mais, à mon avis, son raisonnement est peu satisfaisant, et la conjecture inadmissible. L’affirmation distincte de l’historien, quant à l’intervalle entier qui sépare les deux événements, a une signification bien plus évidente que notre addition conjecturale des détails.

Il est inutile, je pense, d’essayer d’arranger ces détails suivant des années précises ; cela ne peut se faire que d’une manière très peu rigoureuse.

[56] Hérodote, VI, 25.

[57] Hérodote, VI, 31-33. C’est peut-être à cet incendie et à ce sac des villes situées dans la Propontis et sur la côte asiatique de l’Hellespont que Strabon (XIII, p. 591) fait allusion, bien qu’il attribue cet acte à une cause différente, — à la crainte qu’éprouvait Darius devoir les Scythes passer en Asie pour se venger de son agression, et les villes de la côte leur fournir des vaisseaux pour le passage.

[58] Hérodote, VI, 41.

[59] Hérodote, VI, 31, 32, 33.

[60] Hérodote, VI, 25.

[61] Hérodote, VI, 26-28.

[62] Hérodote, VI, 28, 29, 30.

[63] Hérodote, V, 21. Cf. VIII. 152 ; et Kallisthenês, ap. Strabon XIV, p. 635, et Plutarque, Præcept. Reipubl. Gerend., p. 814.

[64] Welcker, Griechische Tragoedien, vol. I, p. 25.