HISTOIRE DE LA GRÈCE

SIXIÈME VOLUME

CHAPITRE II — DÉVELOPPEMENT DE L’EMPIRE DES PERSES.

 

 

Dans le précédent chapitre nous avons donné un exposé, le meilleur que nous puissions tirer d’Hérodote, des phases par lesquelles les Grecs asiatiques devinrent sujets de la Perse. Si son récit est maigre sur un sujet qui intéressait essentiellement, non seulement un si grand nombre de ses frères grecs, mais même sa propre ville natale, nous ne pouvons guère nous attendre à ce qu’il nous en dise beaucoup relativement aux autres conquêtes de Cyrus. Il semble taire avec intention divers détails qui étaient venus à sa connaissance, et il donne seulement à entendre en termes généraux que, pendant qu’Harpagon était occupé sur la côte de la mer Ægée, Cyrus lui-même attaquait et soumettait toutes les nations de la haute Asie, sans en omettre aucune[1]. Il parle des Baktriens et des Sakæ (Saces)[2], qui sont aussi nommés par Ktêsias comme étant devenus sujets, en partie par force, en partie par capitulation. Mais il ne regarde comme dignes d’une mention spéciale que deux des exploits de Cyrus, — la conquête de Babylone et l’expédition finale contre les Massagetæ. Dans le court résumé que nous possédons aujourd’hui de l’ouvrage perdu de Ktêsias, on ne trouve aucune mention de l’importante conquête de Babylone. Son récit, en effet, autant que le résumé nous permet de le suivre, s’éloigne considérablement de celui d’Hérodote, et doit avoir reposé sur des données totalement différentes.

Je mentionnerai, dit Hérodote[3], les conquêtes qui donnèrent le plus de peine à Cyrus et qui sont les plus mémorables : après qu’il eut soumis tout le reste du continent, il attaqua les Assyriens. Ceux qui se rappellent la description de Babylone et du territoire qui l’entourait, telle que nous l’avons présentée dans le volume précédent, né seront pas surpris en apprenant que la prise de cette ville donna beaucoup de peine à l’agresseur persan. Ils ne seront étonnés que d’une chose, c’est qu’elle ait pu jamais être prise, — ou, à vrai dire, comment une armée ennemie a pu même arriver jusqu’à elle. Hérodote nous apprend que la reine babylonienne Nitôkris (mère de ce même Labynit qui était roi lorsque Cyrus attaqua la place), craignant une invasion des Mèdes après qu’ils eurent pris Ninive, avait exécuté beaucoup d’ouvrages laborieux près de l’Euphrate, dans le dessein de les empêcher d’approcher. De plus, il y avait ce qu’on appelait le mur de Médie (probablement bâti par elle, mais certainement bâti avant la conquête des Perses), haut de cent pieds et épais de vingt[4], à travers l’espace entier de soixante-quinze milles qui unissait le Tigre à l’un des canaux de, l’Euphrate ; tandis que les canaux eux-mêmes, -comme nous pouvons le voir par la marche des dix mille Grecs après la bataille de Kunaxa, présentaient des moyens de défense tout à fait insurmontables par une armée grossière telle que l’était celle des Perses. A l’est, le territoire de la Babylonie était défendu par le Tigre, qui ne peut être passé à gué plus bas que l’ancienne Ninive ou la moderne Mossoul[5]. Outre ces remparts, naturels aussi bien qu’artificiels, destinés à protéger le territoire, — populeux, cultivé, productif, et offrant tout motif à ses habitants de résister même à l’entrée d’un ennemi, — on nous dit que les Babyloniens étaient si complètement préparés à l’irruption de Cyrus qu’ils avaient accumulé dans l’intérieur de leurs murs une grande quantité de provisions pour beaucoup d’années. Quelque étrange que cela paraisse, nous devons supposer que le roi de Babylone, après tous les frais et tous les travaux faits pour garnir le territoire de moyens de défense, négligea volontairement d’en tirer parti, laissa l’envahisseur fouler aux pieds la fertile Babylonie sans résistance, et se contenta de faire avancer les citoyens pour s’opposer à lui quand il arriva sous les murs de la ville, — si ce que dit Hérodote est exact[6]. Et nous pouvons expliquer cette incompréhensible omission par ce que nous savons être arrivé dans la marche de Cyrus le Jeune vers Kunaxa, contre son frère Artaxerxés Mnémon. Ce dernier avait fait creuser, spécialement pour être prêt à repousser cette invasion, un fossé large et profond (ayant trente pieds de largeur et huit de profondeur) à partir du mur de Médie jusqu’à l’Euphrate, dans une étendue de douze parasangs ou quarante-cinq milles anglais (= 72 kil. 419 m.), ne laissant qu’un passage de vingt pieds de large tout à côté du fleuve. Cependant, quand l’armée d’invasion arriva à ce passage important, elle n’y trouva pas un homme pour le défendre, et elle traversa tout entière, sans rencontrer de résistance, cette voie étroite. Cyrus le Jeune, qui jusqu’à ce moment avait regardé comme certain que son frère combattrait, supposa alors qu’il avait abandonné l’idée de défendre Babylone[7]. Au lieu de cela, deux jours après, Artaxerxés l’attaqua dans une plaine découverte où il n’y avait aucun avantage de position ni d’un côté ni de l’autre, bien que les envahisseurs fussent pris un peu au dépourvu par suite de l’extrême confiance que leur avait inspirée leur entrée facile et sans obstacle de l’autre côté du fossé artificiel. Cette anecdote est d’autant plus importante ; comme explication, que toutes les circonstances nous en sont transmises par un témoin oculaire judicieux. Et les deux incidents que nous comparons ici prouvent l’insouciance, la mobilité et l’impuissance de calcul, appartenant à l’esprit asiatique de cette époque, — aussi bien que la grande autorité que possédaient ces rois sur les bras de leurs sujets, et la prodigalité avec laquelle ils dépensaient le travail humain[8]. A mesure que nous avancerons dans cette histoire, nous verrons de nouvelles preuves de ces attributs, qu’il est essentiel de se rappeler, afin d’apprécier à la fois la conduite grecque à l’égard des Asiatiques, et l’absence comparative de ces défauts dans le caractère grec. De vastes murs et des fossés profonds sont un secours inestimable pour une garnison brave et bien commandée ; mais on ne peut faire qu’ils suppléent entièrement au manque de bravoure et d’intelligence.

De quelque manière que les difficultés, pour approcher de Babylone, aient été surmontées, le fait qu’elles le furent par Cyrus est certain. Ali moment même de partir pour cette conquête, il était sur le point de franchir le fleuve Gyndês — un des affluents de l’est qui se jette dans le Tigre prés de la moderne Bagdad, et le long duquel se trouvait la grande route qui traversait le défilé du mont Zagros, de Babylone à Ecbatane —, quand un des chevaux blancs sacrés qui l’accompagnaient entra dans le fleuve par pétulance pure, et essaya de le traverser seul[9]. Le Gyndês ressentit cette insulte, et le cheval fut noyé ; alors Cyrus jura dans sa colère qu’il briserait la force du fleuve au point que, désormais, les femmes le passeraient sans se mouiller les genoux. En conséquence, il employa son armée entière, pendant toute la saison d’été, à creuser trois cent soixante canaux artificiels pour diviser l’unité du courant. Tel fut, selon Hérodote, l’incident qui ajourna pour une année la chute de la grande Babylone. Mais, le printemps suivant, Cyrus et son armée furent devant les murs, après avoir défait la population qui était sortie pour combattre et l’avoir refoulée dans l’intérieur. Ces murs étaient des montagnes artificielles — ayant trois cents pieds de hauteur, soixante-quinze d’épaisseur, et formant un carré de quinze milles = 24 kil. 153 m. — de chaque côté, derrière lesquelles les assiégés défiaient une attaque, et même un blocus, puisqu’ils avaient à l’avance réuni des provisions en quantité pour plusieurs années. Toutefois, au milieu de la ville coulait l’Euphrate. Ce fleuve, auquel on avait fait des travaux si laborieux pour qu’il assurât le salut, le commerce et l’alimentation des Babyloniens, on en fit alors la voie de leur ruine. Ayant laissé un détachement de son armée aux deux points où l’Euphrate entre dans la ville et la quitte, Cyrus se retira avec le reste à la partie supérieure de son cours, où une ancienne reine babylonienne avait disposé un des grands réservoirs latéraux pour y amener, en cas de besoin, le superflu de ses eaux. Près de ce point, Cyrus fit creuser un autre réservoir et un autre canal de communication, au moyen desquels il détourna l’eau de l’Euphrate à un degré tel qu’elle n’arrivait plus à ceinture d’homme. Le moment qu’on choisit fut celui d’une grande fête babylonienne, quand toute la population se livrait au plaisir et, aux divertissements. Les troupes persanes, laissées près de la ville, guettant l’occasion favorable, entrèrent des deux côtés en suivant le lit du fleuve, et s’emparèrent de Babylone sans rencontrer à peine de résistance. A aucun autre moment, si ce n’est pendant une fête, ils n’auraient pu accomplir cela (dit Hérodote), le fleuve eût-il été toujours aussi bas ; car les deux rives, dans toute la longueur de la ville, étaient garnies de quais, avec des murs continus et avec des portes à l’extrémité de chaque rue conduisant au fleuve à angles droits ; de sorte que si la population n’eût été rendue incapable d’agir par les influences du moment, elle aurait pris les assaillants dans le lit du fleuve comme dans un piège, et les aurait écrasés du haut des murs qui le bordaient. Dans l’intérieur d’un carré de quinze milles de chaque côté, nous ne sommes pas surpris d’apprendre que les deux extrémités étaient déjà au pouvoir des assiégeants, avant que la population du centre en fût instruite, et pendant qu’elle était encore absorbée dans une joie ignorante[10].

Tel est le récit donné par Hérodote des circonstances qui mirent Babylone,-la plus grande cité de l’Asie occidentale, — au pouvoir des Perses. Jusqu’à quel point les renseignements qui lui furent communiqués étaient-ils inexacts ou exagérés, c’est ce que nous ne pouvons décider aujourd’hui. La manière dont la cité fut traitée nous amènerait à supposer que son acquisition n’a pu coûter au vainqueur ni beaucoup de temps ni beaucoup de pertes. Cyrus entre dans la liste comme roi de Babylone, et les habitants avec tout leur territoire deviennent tributaires des Perses, formant la plus riche satrapie de l’empire’ ; mais on ne nous dit pas que le peuple ait été maltraité autrement, et il est certain que les immenses murailles et les vastes portes furent laissées intactes. C’était très différent de la manière dont les Mèdes avaient traité Ninive, qui semble avoir été ruinée, et pendant un long temps absolument inhabitée, bien que de nouveau occupée sur une échelle réduite sous l’empire des Parthes ; et très différent aussi de la manière dont Babylone elle-même fut traitée vingt ans après par Darius, qui la reconquit après une révolte.

L’importance de Babylone, marquant, comme elle fait, une des formes particulières de civilisation appartenant au monde ancien dans un état de développement complet, donne un intérêt aux récits à demi prouvés relativement à sa prise. Les autres exploits attribués à, Cyrus, -- son invasion de l’Inde à travers le désert d’Arachosia[11], — l’attaque qu’il dirigea contre les Massagetie, nomades gouvernés par la reine Tomyris et ressemblant grandement aux Scythes, en franchissant le mystérieux fleuve qu’Hérodote appelle Araxês ; — ces exploits, disons-nous, sont trop peu connus pour qu’on y insiste. On dit qu’il périt dans la dernière expédition, son armée étant défaite dans une sanglante bataille[12]. Il fut enseveli à Pasargadæ, dans sa province natale de Persis propre, où son tombeau fut honoré jusqu’à la fin de l’empire[13], tandis que sa mémoire était tenue en profonde vénération parmi les Perses. De ses exploits réels nous ne connaissons que peu ou rien ; mais, dans ce que nous lisons relativement à lui, nous ne voyons, bien qu’au milieu de combats constants, que très peu de cruauté. Xénophon a choisi sa vie comme sujet d’un roman moral, qui pendant longtemps fut cité comme histoire authentique, et qui même aujourd’hui sert d’autorité, expresse ou implicite, pour des conclusions contestables et même inexactes. Son activité et ses conquêtes extraordinaires ne souffrent aucun doute. Il laissa l’empire des Perses[14] s’étendant depuis la Sogdiane et les fleuves de l’Iaxartês et de l’Indus à l’est, jusqu’à l’Hellespont et la côte syrienne à l’ouest, et ses successeurs n’y firent pas d’addition durable, excepté celle de l’Égypte. La Phénicie et la Judée étaient des dépendances de Babylone, à l’époque où il la conquit, avec leurs princes et leurs grands alors captifs dans cette ville. Comme elles semblent lui avoir cédé et être devenues ses tributaires[15] sans difficulté ; la restitution de leurs captifs leur fut accordée. Ce fut à partir de Cyrus que les rois perses prirent l’habitude de passer l’hiver à Suse et l’été à Ecbatane ; le territoire primitif de la Persis, avec ses deux villes de Persépolis et de Pasargadæ, étant réservé pour le lieu de sépulture des rois et le sanctuaire religieux de l’empire. Comment et quand se fit la conquête de la Susiane, c’est ce que nous ignorons. Elle était située à l’est du Tigre, entre la Babylonie et la Persis propre, et son peuple, les Kissiens, autant que nous pouvons le reconnaître, était de race assyrienne et non arienne. On supposait que le fleuve Choaspês, près de Suse, fournissait la seule eau bonne à être bue par le Grand Roi, et on dit qu’on en transportait avec lui partout où il allait[16].

Tandis que les conquêtes de Cyrus contribuaient à assimiler les types distincts de civilisation dans l’Asie occidentale, — non pas en élevant les moins bons, mais en dégradant les meilleurs, — elles donnèrent aux Perses indigènes un stimulant extraordinaire, en provoquant à la fois leur orgueil, leur ambition, leur cupidité et leurs instincts belliqueux. Non seulement le territoire de la Persis propre ne paya pas de tribut à Suse ni à Ecbatane, — étant le seul district ainsi exempté entre l’Iaxartês et la Méditerranée, — mais les tributs considérables provenant du reste de l’empire étaient distribués en grande partie entre ses habitants. Empire à leurs yeux voulait dire,- pour les grands, lucratives satrapies où pachaliks, avec des pouvoirs complètement illimités, une pompe inférieure seulement à celle du Grand Roi, et des armées permanentes qu’ils employaient selon leur bon plaisir quelquefois les uns contre les autres[17], — pour les simples soldats, tirés de leurs champs ou de leurs troupeaux, pillage constant, nourriture abondante, et licence sans frein, soit dans la suite de l’un des satrapes, soit dans une troupe permanente considérable qui allait de Suse à Ecbatane avec le Grand Roi. Et si la population entière de la Persis propre n’émigra pas de ses demeures pour occuper quelques-uns des lieux plus attrayants que présentait l’immensité des possessions impériales, — possessions s’étendant (pour employer le langage de Cyrus le Jeune avant la bataille de Kunaxa)[18] depuis la région de la chaleur insupportable jusqu’à celle du froid insupportable, — ce fut uniquement parce que les premiers rois découragèrent un tel mouvement, afin que la nation conservât sa hardiesse militaire[19], et fût en état de fournir des renforts de soldats sans diminution. L’estime que les Perses avaient pour eux-mêmes et leur arrogance n’étaient pas moins remarquables que leur soif de jouissances sensuelles. Ils aimaient le vin à l’excès : leurs épouses et leurs concubines étaient également nombreuses ; et ils adoptaient avec ardeur des modes nouvelles de luxe aussi bien que d’ornement qu’ils empruntaient de nations étrangères. Même quant à des nouveautés en religion, ils n’y étaient pas fortement opposés ; car bien que disciples de Zoroastre, avec des mages comme prêtres et comme compagnons indispensables de leurs sacrifices, adorant le soleil, la lune, la terre, le feu, etc., et ne reconnaissant ni image, ni temple, ni autel, — cependant ils avaient adopté le culte voluptueux de la déesse Mylitta des Assyriens et des Arabes. De nombreux rejetons mâles étaient l’orgueil du Perse. Son caractère guerrier et la conscience de sa force se montraient dans l’éducation de ces jeunes gens, auxquels on enseignait, de cinq à vingt ans, trois choses seulement,-à monter à cheval, à tirer de l’arc, et à dire la vérité[20]. Devoir de l’argent, ou même acheter et vendre, était regardé comme déshonorant parmi les Perses, — sentiment qu’ils défendaient en disant que dans l’un et dans l’autre cas on était dans la nécessité de mentir. Exiger un tribut des sujets, recevoir du roi une paye ou des présents, et donner sans prévoyance tout ce dont on n’avait pas un besoin immédiat, telle était leur manière de traiter l’argent. On laissait les occupations laborieuses aux peuples conquis ; et ces derniers étaient heureux si, en payant une contribution fixe et en envoyant un contingent militaire quand on le demandait, ils pouvaient acheter une immunité paisible pour le reste de ce qui les concernait[21]. Ils ne pouvaient pas acheter ainsi la sécurité pour le foyer de famille, puisque nous trouvons des exemples de nobles jeunes filles grecques arrachées à leurs parents pour le harem du satrape[22].

C’est à un peuple de ce caractère, dont les idées de société politique n’allaient pas plus loin qu’une obéissance personnelle à un chef, qu’un conquérant, tel que Cyrus communiqua l’excitation et l’enthousiasme les plus forts dont il fût susceptible. Il avait trouvé les Perses esclaves, et il les fit maîtres ; il fut le premier et le plus grand des bienfaiteurs nationaux[23], aussi bien que le plus entreprenant des chefs en campagne : ils le suivirent de conquête en conquête, pendant les trente années de son règne, leur amour de l’empire grandissant avec l’empire lui-même. Et ce mouvement d’agrandissement dura sans se ralentir pendant le règne de ses trois successeurs immédiats, — Kambysês, Darius et Xerxès, — jusqu’à ce qu’il fût violemment arrêté par les humiliantes défaites de Platée et de Salamis ; après quoi les Perses se contentèrent de se défendre chez eux et de jouer un rôle secondaire. Mais à l’époque où Kambysês, fils de Cyrus, succéda au sceptre de son père, l’esprit des Perses était à son plus haut point. Il ne tarda pas à convoiter une proie à la fois plus riche et moins hasardeuse que les Massagetæ, à l’extrémité opposée de l’empire. La Phénicie et la Judée étant déjà soumises à sa puissance, il résolut d’envahir l’Égypte, alors extrêmement florissante sous le règne long et prospère d’Amasis. Il ne fallait pas beaucoup de prétextes pour colorer cette agression ; de sorte que les diverses histoires que mentionne Hérodote comme causes de la guerre, sont intéressantes seulement en ce qu’elles impliquent une veine, de sentiment de parti favorable à l’Égypte : il affirme que l’invasion fat attirée sur Amasis par une fille d’Apriès, et fut ainsi une punition qu’il subit pour avoir déposé ce prince. Il est vrai que, quant à la manière dont la fille du roi avait produit cet effet, il circulait les récits les plus contradictoires[24].

Kambysês convoqua les forces de son empire pour cette nouvelle entreprise, et entre autres les Phéniciens ainsi que les Grecs asiatiques, Æoliens aussi bien qu’Ioniens[25], insulaires aussi bien que continentaux, presque toutes les forces et l’habileté maritimes de la mer Ægée. Un Grec, déserteur des mercenaires en Égypte, nommé Phanês, lui apprit les difficultés de la marche et la meilleure manière de les surmonter, et particulièrement les trois journées de désert sablonneux, complètement sans eau, qui se trouvait entre l’Égypte et la Judée. Grâce à l’aide des Arabes du voisinage, — avec lesquels il conclut un traité, et qui furent rémunérés pour ce service par le titre d’alliés égaux, libres de tout tribut, — il put surmonter cette sérieuse difficulté et arriver à Péluse, à la bouche orientale du Nil, où les troupes ioniennes et kariennes au service de l’Égypte, aussi bien que l’armée égyptienne, étaient assemblées pour s’opposer à lui[26].

Heureusement pour lui-même, le roi égyptien Amasis était mort pendant l’intervalle des préparatifs des Perses, peu de mois avant que l’expédition fût entreprise, après quarante-quatre ans d’une prospérité constante. Sa mort, à ce moment critique, fut probablement la principale cause de la conquête aisée qui suivit ; son fils Psamménit, succédant à sa couronne, mais sans hériter de sa capacité ni de son influence. Le résultat de l’invasion fut, selon l’usage, figuré à l’avance par un prodige menaçant, — de la pluie tombant à Thèbes dans la haute Égypte. Elle fut accomplie par une seule victoire, bien que bravement disputée, à Pelusium, — suivie de la prise de Memphis avec la personne du roi Psamménit, après un siège de quelque durée. Kambysês avait envoyé en avant un navire mitylénæen à Memphis, avec des hérauts chargés de sommer la ville de se rendre. Les Égyptiens, dans un paroxysme de fureur, s’élancèrent hors des murs, détruisirent le vaisseau, et déchirèrent l’équipage, — procédé sauvage qui leur attira un châtiment sévère après la prise de la ville. Psamménit, après avoir été traité d’abord avec dureté et outrages, finit par être relâché, et il lui fut même permis de conserver sa dignité royale comme dépendant de la Perse. Mais comme on découvrit bientôt, ou du moins que l’on crut qu’il fomentait une révolte contre les vainqueurs, on le mit à mort, et l’Égypte fut placée sous un satrape[27].

Il y avait encore au delà de l’Égypte des territoires à conquérir pour les Perses, bien que Kyrênê et Barka, les colonies grecques, près de la côte de la Libye, se missent immédiatement hors de l’atteinte du danger en envoyant aussitôt à Kambysês, alors à Memphis, un tribut et leur soumission. Il projeta trois nouvelles entreprises : l’une contre Carthage, par mer ; les deux autres, par terre, contre les Éthiopiens, au loin vers le sud, en remontant le cours du Nil, — et contre l’oracle et l’oasis de Zeus Ammon, au milieu des déserts de la Libye. Il dirigea lui-même ses troupes vers l’Éthiopie ; mais il fut forcé de les ramener sans y parvenir, puisqu’elles étaient sur le point de mourir de faim ; tandis que la division qu’il envoya contre le temple d’Ammon fut, dit-on, accablée par une tempête de sable dans le désert. L’expédition contre Carthage fut abandonnée pour une raison qui mérite bien d’être rappelée. Les Phéniciens, qui formaient la partie la plus importante de sa flotte, refusèrent de servir contre leurs parents et leurs colons, alléguant la sainteté de serments mutuels aussi bien que les liens tant de parenté que de trafic[28]. Le frénétique Kambysês lui-même fit contraint d’accepter, et peut-être de respecter cet honorable refus, qui ne fut pas imité par les Grecs ioniens quand Darius et Xerxès leur demandèrent l’aide de leurs vaisseaux contre Athènes ; — nous devons toutefois ajouter qu’ils étaient alors dans une situation beaucoup plus exposée et plus faible que celle dans laquelle se trouvaient les Phéniciens à l’égard de Kambysês.

Parmi les animaux sacrés si nombreux et si différents dans les divers nomes de l’Égypte, le plus vénéré de tous était le bœuf Apis. La religion égyptienne exigeait de telles conditions quant à la naissance, l’âge et les marques de cet animal, que, quand il mourait, il était difficile de trouver un autre veau qui eût proprement les qualités voulues pour le remplacer. On passait quelquefois beaucoup de temps à le chercher, et quand à la fin on lui trouvait un successeur irréprochable, les démonstrations de joie dans Memphis étaient extravagantes et universelles. Au moment où Kambysês retournait à Memphis en revenant de son expédition éthiopienne, plein d’humiliation à cause du résultat, il se trouva qu’on venait précisément de découvrir un nouvel Apis ; et comme la population de la ville donnait carrière à sa pompe et à son plaisir joyeux et habituels, il prit cette conduite pour une insulte intentionnelle faite à ses malheurs récents. En vain les prêtres et les magistrats lui expliquèrent-ils la cause réelle de ces manifestations populaires ; il persista dans son opinion, punit quelques-uns d’entre eux de mort et d’autres de coups de fouet, et ordonna que tout homme vu en costume de fête fût tué. Bien plus, — pour porter au comble l’outrage qu’il faisait au sentiment égyptien, — il fit amener le bœuf Apis nouvellement découvert, et plongea son poignard dans le flanc de l’animal qui mourut bientôt après des suites de la blessure[29].

Après cet acte brutal, — fait pour effacer dans l’esprit des prêtres égyptiens les énormités de Chéops et de Chéphren, et indubitablement sans exemple dans les 24.000 ans de leur histoire antérieure, Kambysês perdit le peu de raison qui lui restait encore. Les Égyptiens trouvèrent dans cette punition une nouvelle preuve de l’intervention vengeresse de leurs dieux. Non seulement il commit toute sorte d’outrages étudiés contre le peuple conquis au milieu duquel il séjournait, aussi bien que contre ses temples et ses sépulcres, — mais encore il dirigea ses coups contre ses amis perses et même contre ses parents les plus proches. Parmi ces atrocités révoltantes, l’une des plus criantes mérite une mention spéciale, parce que plus tard le sort de l’empire en fut considérablement affecté. Son frère cadet Smerdis l’avait accompagné en Égypte ; mais il avait été renvoyé à Suse, parce que le roi devint jaloux de l’admiration que provoquaient sa force et ses qualités personnelles[30]. Cette jalousie fut portée jusqu’à l’alarme et la haine par un songe qui présageait à Smerdis empire et conquête, et le frénétique Kambysês envoya secrètement à Suse un Perse son confident, Prexaspês, avec l’ordre exprès de le débarrasser de son frère. Prexaspês exécuta réellement sa commission ; il tua le prince, l’ensevelit de ses propres mains[31], et laissa le fait ignoré de tout le monde, excepté d’un petit nombre de chefs dans la résidence royale.

Cependant, parmi ce petit nombre de chefs, il en était un, le Mède Patizeithês, appartenant à l’ordre des mages, qui vit dans cette circonstance un marchepied commode pour son ambition personnelle et s’en servit comme d’un moyen pour se substituer secrètement à la dynastie du grand Cyrus. Jouissant de la confiance absolue de Kambysês, il avait été, chargé par ce prince, à son départ pour l’Égypte, de toute l’administration du palais et des trésors, avec une autorité étendue[32]. De plus, il se trouvait avoir un frère extrêmement ressemblant en personne à Smerdis, le prince décédé. Comme la folie déclarée et dangereuse de Kambysês contribuait à lui aliéner les esprits des Perses, Patizeithês résolut de proclamer son frère roi à sa place, comme si c’était le fils cadet de Cyrus qui succédât à l’aîné, frappé d’incapacité. Sur un seul point important le faux Smerdis différait du vrai. Il avait perdu les oreilles, que Cyrus lui-même lui avait fait .couper pour une offense ; mais la ressemblance personnelle, après tout, était de peu d’importance, puisqu’il ne lui était permis que rarement ou jamais de se montrer au peuple[33]. Kambysês apprit cette révolte en Syria, à son retour d’Égypte. Il se hâta de monter à cheval dans le dessein d’aller l’étouffer, quand un accident causé par son épée mit fin à ses jours. Hérodote nous dit qu’avant sa mort il appela les Perses autour de lui, avoua le crime qu’il avait commis en faisant tuer son frère, et leur apprit que le Smerdis qui régnait n’était qu’un prétendant mède, — les conjurant en même temps de ne pas se soumettre à la honte d’être gouvernés par un autre que par un Perse et un Achæménide. Mais, s’il est vrai qu’il ait fait jamais connaître ces faits, personne ne le crut. Car Prexaspês, de son côté, fut forcé, en vue de sa propre sûreté, de nier qu’il eût trempé les mains dans le sang d’un fils de Cyrus[34] ; et c’est ainsi que la mort de Kambysês, survenue à propos, plaça le faux Smerdis sans opposition, à la tête dés Perses, qui tous, ou pour la plupart, se crurent gouvernés par un fils véritable de Cyrus. Kambysês avait régné sept ans et cinq mois.

Pendant sept mois Smerdis régna sans opposition, secondé par son frère Patizeithês. S’il manifesta sa méfiance à l’égard des Perses hautains qui l’entouraient en ne les invitant pas à venir dans son palais et en ne se montrant pas au dehors, il s’appliqua en même temps à se concilier la faveur des provinces soumises, en remettant le tribut et le service militaire pour trois années[35]. Un tel abandon du principe de gouvernement usité en Perse suffisait seul pour dégoûter les belliqueux et rapaces Achæménides à Suse ; mais il paraît que leurs soupçons, quant à son véritable caractère, n’avaient pas encore été entièrement calmés, et dans le huitième mois ces soupçons se changèrent en certitude. Selon ce qui semble avoir été l’usage persan, il avait pris pour lui-même tout le harem de son prédécesseur ; et dans le nombre des femmes qui le composaient on comptait Phædymê, fille d’un Perse distingué nommé Otanês. A la demande de son père, Phœdimê se chargea de la tâche dangereuse de sentir la tête de Smerdis pendant son sommeil, et elle découvrit ainsi l’absence des oreilles[36]. Otanês, maître de ce renseignement décisif, concerta sans tarder, avec cinq autres nobles Achæménides, les moyens de se débarrasser d’un roi qui était à la fois un mède, un mage et un homme sans oreilles[37]. Darius, fils d’Hystaspês, satrape de la Persis propre, arriva juste à temps pour se joindre, lui septième, à la conspiration. Ces sept nobles tuèrent Smerdis dans son palais, à Suse. Ensuite ils discutèrent entre eux la question, de savoir s’ils établiraient en Perse une monarchie, une oligarchie ou une démocratie. Après qu’ils se furent décidés pour la première, ils convinrent que le futur roi, quel qu’il fût, serait tenu de prendre ses femmes seulement dans les familles des sept conspirateurs. Darius devint roi, parce que son cheval fut le premier à hennir parmi ceux des conspirateurs à un endroit donné, grâce au stratagème de son écuyer Œbarês. Otanês, s’étant à l’avance mis à l’écart de cette loterie organisée pour le trône, se réserva, pour lui-même aussi bien que pour ses descendants, une liberté absolue et une exemption entière de l’empire du futur roi, quel que fût celui qui tirerait le bon lot. On peut voir tous ces incidents racontés par Hérodote avec sa vivacité ordinaire, mais avec une addition non médiocre d’idées helléniques aussi bien que d’ornements dramatiques.

Ce fut ainsi que la tiare droite, parure privilégiée de la tête des monarques persans[38], sortit de la lignée de Cyrus, sans abandonner toutefois la grande phratrie des Achæménides, — à laquelle appartenaient Darius et son père Hystaspês, aussi bien que Cyrus. Ce fait important est incontestable, et probablement les actes attribués aux sept conspirateurs sont vrais en général, aux discussions et aux intentions près. Mais, dans cette occasion aussi bien que dans d’autres, nous devons nous tenir en garde contre une illusion que la manière historique d’Hérodote est, de nature à créer. Il nous présente avec tant de force descriptive le récit personnel, — l’action et les discours individuels, avec les espérances, les craintes, les doutes et les passions qui les accompagnent, — que notre attention est distraite de la portée politique de ce qui se passe, et nous sommes forcé souvent de la chercher dans des allusions indirectes que contiennent les paroles des acteurs, ou dans les conséquences signalées plus tard indirectement. Si nous réunissons toutes les observations fortuites qu’il laisse échapper, nous trouverons que le changement du sceptre, passant de Smerdis à Darius, fut un événement politique beaucoup plus considérable que son récit direct ne semblerait l’annoncer. Smerdis représente la prépondérance donnée aux Mèdes sur les Perses et la dégradation comparative de ces derniers, auxquels l’installation de Darius rend l’ascendant. Les Mèdes et les mages sont, dans le cas actuel, identiques ; car les mages, bien qu’indispensables aux Perses en qualité de prêtres, étaient essentiellement une des sept tribus mèdes[39]. Il paraît ainsi que, bien que Smerdis gouvernât comme fils du grand Cyrus, il gouvernait cependant au moyen de Mèdes et de mages, privant les Perses de ce privilège et de cet ascendant suprême auxquels ils avaient été accoutumés[40]. Nous le voyons par ce qui suivit immédiatement après l’assassinat de Smerdis et de son frère, dans le palais. Les sept conspirateurs, en montrant les têtes sanglantes de ces deux victimes comme preuve de leur action, poussèrent les Perses de Suse à un massacre général des mages, dont un grand nombre furent réellement tués, tandis que le reste n’échappa que par la fuite, ou en se cachant, ou grâce à la nuit. Et l’anniversaire de ce jour fut célébré dans la suite chez -les Perses par une solennité et une fête appelées la Magophonia ; aucun mage n’ayant jamais la permission de paraître ce jour-là en public[41]. Les descendants des Sept conservèrent un nom et un rang privilégiés[42], même jusqu’à l’extinction de la monarchie par Alexandre le Grand.

De plus, il paraît que l’autorité de Darius ne fut pas reconnue immédiatement dans tout l’empire, et qu’il s’ensuivit un intervalle de confusion avant qu’il en fût ainsi[43]. Les Mèdes se révoltèrent réellement, et essayèrent de se maintenir par la force contre Darius, qui trouva cependant moyen de les réduire, bien que, quand il convoqua ses troupes des diverses provinces, il ne trouvât pas chez les satrapes une obéissance universelle. Le puissant Orœtês particulièrement, qui avait été nommé par Cyrus satrape de Lydia et d’Iônia, non seulement n’envoya pas de troupes au secours de Darius contre les Mèdes[44], mais même profita du trouble qui régnait dans le gouvernement pour mettre à mort son ennemi particulier Mitrobatês, satrape de Phrygia, et pour s’approprier cette satrapie en l’ajoutant à la sienne. Aryandês aussi, le satrape nommé par Kambysês en Égypte, se conduisit plutôt comme l’égal de Darius que comme son sujet[45]. Les provinces sujettes, auxquelles Smerdis avait accordé une remise de tribut et de service militaire pour l’espace de trois années, étaient reconnaissantes et attachées à sa mémoire, et nullement charmées de la nouvelle dynastie. De plus, la révolte des Babyloniens, conçue une année ou deux avant d’être exécutée, eut sa source dans les sentiments de ce temps[46]. Mais le renouvellement de l’ancien conflit entre les deux principales sections de l’empire, les Mèdes et les Perses, est sans doute le trait le plus important de cette révolution politique. Le faux Smerdis et son frère, tous deux Mèdes et mages, avaient fait revivre la nationalité mède en l’élevant à un état de suprématie au-dessus -de la nationalité persane, rappelant le souvenir de ce qu’elle avait été sous Astyagês ; tandis que Darius, -un Perse pur, et non (comme Cyrus le mulet) un demi-Mède et un demi-Perse, — replaça la nationalité persane dans sa condition supérieure, bien qu’avec la nécessité d’étouffer par la force une rébellion des Mèdes[47].

Nous avons déjà fait observer que la réduction des Mèdes récalcitrants ne fut pas le seul embarras des premières années de Darius. Orœtês, satrape de Phrygia, de Lydia et d’Iônia, qui gouvernait vraisemblablement la côte entière occidentale de l’Asie Mineure, — possédant des forces militaires et un revenu considérables, et ayant autour de lui mille Perses indigènes pour gardes du corps, — conservait une indépendance hautaine. Il se défit secrètement de courriers envoyés pour l’appeler à Suse, et même il assouvit sa vengeance sur quelques-uns des principaux Perses qui l’avaient offensé particulièrement. Darius, ne jugeant pas prudent de l’attaquer à force ouverte, proposa aux principaux Perses, à Suse, le dangereux problème de le faire périr au moyen d’un stratagème. Trente d’entre eux s’engagèrent volontairement à entreprendre cette tâche, et Bagæos, fils d’Artontês, auquel elle échut par le sort, l’accomplit par une manœuvre qui pourrait servir de leçon au gouvernement ottoman dans ses embarras avec des pachas rebelles. Étant allé à Sardes, muni de maintes ordonnances royales différentes, formellement revêtu de tous les pouvoirs et portant le sceau de Darius, il fut présenté à Orœtês en audience, avec le secrétaire public de la satrapie tout près de lui, et entouré des gardes perses. Il présenta ses ordonnances pour qu’elles fussent lues à haute voix par le secrétaire, choisissant d’abord celles qui avaient trait à des objets de peu d’importance ; mais quand il vit que les gardes écoutaient avec un profond respect, et que le nom et le sceau du roi leur imposaient d’une manière irrésistible, il se hasarda à remplir le but réel de sa périlleuse mission. Une ordonnancé fut passée au secrétaire, qui la lut à haute voix ainsi qu’il suit : Perses ! le roi Darius vous défend de servir plus longtemps de gardes à Orœtês. Les gardes, obéissant, rendirent immédiatement leurs lances. Alors Bagæos leur fit lire le mandat final : Le roi Darius commande aux Perses, à Sardes, de tuer Orœtês. Les gardes tirèrent leurs épées et le tuèrent sur-le-champ. Son immense trésor fut transporté à Suse. Darius devint maître incontesté, et probablement Bagæos satrape[48].

Un autre partisan dévoué, et un autre acte d’habileté encore plus remarquable, firent tomber devant Darius les portes et les murailles puissantes de Babylone révoltée. Pendant la surveillance relâchée du faux Smerdis dans les provinces, ainsi que pendant la période de confusion et de luttes qui s’écoula avant que Darius parvînt à être solidement établi et obéi, les habitants de cette cité s’étaient appliqués assidûment à faire tous les préparatifs nécessaires tant pour déclarer que pour défendre leur indépendance. Ayant accumulé une quantité considérable de provisions et d’autres choses indispensables pour un long siège, sans avoir été découverts auparavant, ils finirent par se proclamer ouvertement indépendants. La force de leur résolution pour secouer le joug était si grande, qu’ils eurent recours à un procédé qui, s’il est exactement rapporté par Hérodote, forme une des plus effrayantes énormités enregistrées dans son histoire. Pour faire durer leurs provisions plus longtemps, ils étranglèrent toutes les femmes de la ville, ne réservant que leurs mères et une seule femme pour chaque famille, afin de faire cuire le pain par elles[49]. Nous devons supposer que le fait a été exagéré et qu’on a fait une destruction universelle d’une destruction partielle ; mais, même en l’admettant avec cette concession, il explique cette force féroce de volonté — et cette prépondérance de nationalité forte, combinée avec l’antipathie à l’égard des étrangers, sur toutes les sympathies plus douces, — sentiments qui semblent caractériser les nations sémitiques, et qu’on peut retrouver d’une manière si remarquable dans l’Histoire juive de Josèphe.

Darius, rassemblant toutes les forces dont il pouvait disposer, mit le siège devant la ville révoltée, mais ne put faire impression sur elle ni par la force ni par les stratagèmes. Il essaya de répéter le moyen à l’aide duquel Cyrus s’en était emparé une première fois d’abord ; mais cette fois on trouva les assiégés sur leurs gardes. Le siège avait duré vingt mois sans le plus petit progrès, et les Babyloniens se moquaient des assiégeants du haut de leurs murs imprenables, quand un Perse noble et distingué, Zopyros, — fils de Megabyzos, qui avait été un des sept conspirateurs contre Smerdis, — se présenta un jour devant Darius dans un état de mutilation effrayante. Son nez et ses oreilles étaient coupés, et son corps maltraité de toute manière. Il s’était de cette façon mutilé à dessein, jugeant intolérable que les Assyriens couvrissent ainsi les Perses de ridicule et de mépris[50], dans l’intention, qu’il fit connaître sans retard à Darius, de passer dans la ville comme déserteur, avec la pensée de la trahir : dans ce bût, on concerta des mesures. Les Babyloniens, voyant un Perse d’un si haut rang dans un état si déplorable, le crurent sans peine quand il leur assura qu’il avait été puni ainsi par ordre du roi, et qu’il venait à eux, seul moyen de se procurer une vengeance signalée. Le commandement d’un détachement lui ayant été confié, il remporta plusieurs avantages dans différentes sorties, suivant l’accord fait antérieurement avec Darius, jusqu’à ce qu’enfin les Babyloniens, pleins de confiance et de gratitude, missent sous sa garde les principales portes. Au moment critique, les portes furent ouvertes, et les Perses devinrent maîtres de la ville[51].

C’est ainsi que l’imprenable Babylone fut réduite une seconde fois[52]. Darius, à cette occasion, prit des précautions pour la mettre hors d’état de résister une troisième. Il fit démolir les murs et les portes, et crucifier trois mille des principaux citoyens. Le reste des habitants fut laissé dans la ville démantelée, cinquante mille femmes étant levées en manière d’impôt sur les provinces avoisinantes, pour remplacer les femmes qui avaient été étranglées au commencement de la révolte[53]. Zopyros fut nominé satrape du territoire pour sa vie, avec jouissance de ses revenus entiers ; il reçut encore toutes les récompenses qu’il était au pouvoir de Darius de lui accorder en plus, et les généreuses assurances de la part de ce dernier qu’il aimerait mieux avoir Zopyros sans blessures que la possession de Babylone. J’ai déjà donné à entendre, dans un autre chapitre, que l’on ne doit pas regarder la démolition des murs ici mentionnée comme complète et continue, et qu’il n’y avait aucune nécessité qu’il en fût ainsi. Une démolition partielle était tout à fait suffisante pour laisser la ville sans défense ; et la description donnée par Hérodote de l’état des choses, telles qu’elles étaient à l’époque de sa visite, prouve que des portions dos murs étaient encore debout. Il faut encore ajouter une circonstance par rapport à la ; condition subséquente de Babylone sous l’empire des Perses. La ville avec le territoire à elle appartenant constituait une satrapie, qui non seulement payait un tribut plus considérable (1.000 talents euboïques d’argent), et contribuait pour une plus grande quantité de provisions en nature pour l’entretien de la cour persane qu’aucune des vingt autres satrapies de l’empire, mais fournissait en plus un supplément annuel de cinq cents jeunes eunuques[54]. Nous pouvons supposer que ces charges étaient destinées en partie à les punir de leur dernière révolte, puisque la même obligation n’était imposée à aucune autre satrapie.

Ainsi fermement établi sur le trône, Darius l’occupa pendant trente-six ans. Son règne fut consacré à l’organisation et différa de celui de ses deux prédécesseurs ; différence qui fut bien comprise et signalée par les Perses, qui appelaient Cyrus le père, Kambysês le maître, et Darius le détaillant ou revendeur[55]. Dans la bouche des Perses cette dernière épithète doit être expliquée comme un compliment non insignifiant, puisqu’elle donne à entendre qu’il fut le premier à introduire quelque ordre méthodique dans l’administration impériale et les finances. Sous les deux premiers rois il n’y avait pas une somme définie de tribut levée sur les provinces sujettes. Elles fournissaient ce qu’on appelait des présents, soumis à aucune limite fixe, si ce n’est à celle qui pouvait satisfaire le satrape dans chaque district. Mais Darius, — succédant à Smerdis, qui s’était rendu populaire dans les provinces par des exemptions financières considérables, et ayant de plus à subir la jalousie et le mécontentement des Perses, ses anciens égaux en rang, — sentit probablement qu’il était utile de soulager les provinces du fardeau d’exactions illimitées. Il divisa tout l’empire en vingt départements, imposant à chacun une taxe annuelle fixe, et une contribution fixe pour l’entretien de la cour. Ce dut être sans doute une grande amélioration, bien que la limitation de la somme que demandait le Grand Roi à Suse n’empêchât pas du tout le satrape de faire en outre, dans sa propre province, des réquisitions illimitées. Le satrape était un petit roi qui agissait presque comme il lui plaisait dans l’administration intérieure de sa province, — soumis seulement à la nécessité d’envoyer le tribut impérial, d’éloigner l’ennemi du dehors, et de fournir un contingent militaire’ proportionnel pour les entreprises étrangères du Grand Roi. A chaque satrape était attaché un secrétaire royal ou contrôleur du revenu[56], qui probablement administrait les finances impériales dans la province, et que la cour de Suse considérait peut-être comme un surveillant imposé au satrape lui-même. Il n’est pas à supposer que les autorités persanes dans aucune province se mêlassent des détails de taxation ou de contribution qui pesaient sur les individus. La cour ayant fixé la somme entière payable par la satrapie collectivement, le satrape ou le secrétaire la répartissait entre les divers districts et les différentes villes ou provinces qui la composaient, laissant aux autorités locales, dans chacun de ces derniers, la tâche de l’imposer aux habitants individuellement. En conséquence, par nécessité aussi bien que par indolence de caractère et par incapacité politique, les Perses étaient obligés de respecter les autorités qu’ils trouvaient établies tant dans la ville que dans la campagne, et de laisser entre leurs mains une large mesure de véritable influence ; fréquemment maîtrisée, il est vrai, par une intervention oppressive de la part du satrape, quand il était poussé par une de ses passions, — mais jamais entièrement remplacée. Les villes et les postes importants avaient ordinairement des garnisons persanes, et contre les excès des soldats il n’y avait probablement que peu ou point de protection pour le peuple sujet. Cependant il fut encore permis aux gouvernements provinciaux de continuer d’exister, et souvent même les petits rois qui avaient gouverné des districts séparés pendant leur état d’indépendance, antérieurement à la conquête des Perses, conservaient leur titre et leur dignité comme tributaires de la cour de Suse[57]. L’empire du Grand Roi était ainsi un agrégat d’éléments hétérogènes qui n’étaient unis ensemble par aucun lien, si ce n’est par celui d’une crainte ou d’une sujétion communes, — nullement cohérents ni se suffisant à eux-mêmes, ni dominés par un système ou un esprit commun de nationalité. Il ressemblait, dans ses principaux traits politiques, à l’empire turc et à l’empire persan de nos jours[58], bien que s’en distinguant considérablement par suite des nombreuses différences qui résultent du mahométisme et du christianisme, et peut-être atteignant difficilement en détail le même extrême de rapacité, de corruption et de cruauté.

Darius divisa l’empire des Perses en vingt satrapies, chacune renfermant un certain territoire continu, et une ou plusieurs nations l’habitant, dont Hérodote présente les noms. Le montant du tribut payable par chaque satrapie était déterminé : payable en or, suivant le talent euboïque, par les Indiens dé la satrapie la plus orientale ; — en argent, suivant le talent babylonien, ou talent plus considérable, par les dix-neuf autres. Hérodote calcule le rapport de l’or à l’argent comme 13 : 1. Dans les dix-neuf satrapies qui payaient en argent, on levait annuellement la somme de 7.740 talents babyloniens, équivalant à quelque chose comme 74.100.000 francs. Les Indiens, qui seuls payaient en or, fournissaient une somme égale (au taux de 1 : 13) à 4.680 talents euboïques d’argent, ou à environ 32.250.000 francs[59]. Pour expliquer comment il se faisait que cette seule satrapie flet chargée d’une somme égale aux deux cinquièmes de la charge collective imposée aux dix-neuf autres, Hérodote insiste sur la vaste population, le territoire étendu et le produit abondant en or chez ceux qu’il appelle Indiens, — les habitants les plus orientaux de la terre, puisque au delà d’eux il n’y a rien que des sables inhabitables, s’étendant, autant que nous pouvons le reconnaître, depuis la Bactriane, au sud, le long de l’Indus, jusqu’à son embouchure, sans que nous puissions déterminer jusqu’à quelle distance à l’est. Darius entreprit, dit-on, une expédition contre eux et les soumit. En outre, on affirme qu’il fit construire et envoya des vaisseaux qui descendaient l’Indus, depuis la cité de Kaspatyri et le territoire de Paktyes, dans ses régions supérieures, tout le long de son cours jusqu’à son embouchure ; ensuite dans l’océan Indien, autour de la péninsule de l’Arabia, et dans l’intérieur de la mer Rouge jusqu’en Égypte. Les vaisseaux étaient commandés par un Grec, — Skylax, de Karyanda, sur la côte sud-ouest de l’Asie Mineure[60], qui, si ce rapport est exact, exécuta un projet d’entreprise nautique, non seulement plus ancien de cent soixante-dix ans, mais encore beaucoup plus étendu que le fameux voyage de Néarque, amiral d’Alexandre le. Grand, qui alla seulement de l’Inclus au golfe Persique. Les parties orientales de l’empire des Perses restèrent si inconnues et si peu visitées jusqu’à l’invasion macédonienne, que nous ne pouvons juger en critiques ces rapports isolés d’Hérodote. Aucun des rois perses qui régnèrent après Darius ne parait les avoir visitées, et l’on peut, raisonnablement douter que la somme prodigieuse exigible d’eux, d’après l’état du revenu persan, fût jamais régulièrement levée. En même temps nous pouvons croire sans peine que les montagnes des parties septentrionales de l’Inde persane (le Caboul et le petit Thibet) étaient à cette époque extrêmement productives en or, et que l’on a pu souvent obtenir ces quantités de ce métal, qui aujourd’hui nous semblent presque fabuleuses. Il parait que le produit de l’or dans toutes les parties de la terre, autant qu’on le sait jusqu’ici, s’obtient exclusivement prés de la surface ; de sorte qu’une contrée jadis riche en ce métal peut bien avoir été épuisée de tout ce qu’elle en renfermait, et laissée à une époque plus récente sans or du tout.

Des dix-neuf satrapies payant en argent, là plus lourdement imposée était la Babylonie, qui payait 1.000 talents. Celle qui était la plus imposée après elle était l’Égypte, payant 700 talents, outre le produit des poissons du lac Mœris. Les autres satrapies variaient quant au chiffre de l’impôt, qui s’abaissait jusqu’à 170 talents, somme dont était chargée la septième satrapie (dans l’énumération d’Hérodote), comprenant les Sattagydæ, les Gandarii, les Dodekæ et les Aparytæ. Les Ioniens, les Æoliens, les Magnésiens sur le Mæandros et sur le mont Sipylos, les Kariens, les Lykiens, les Milyens et les Pamphyliens, — comprenant la côte de l’Asie Mineure, au sud de Kanê, et de là autour du promontoire méridional dé Phasêlis, — étaient taxés comme une seule division, et payaient 400 talents. Cependant nous pouvons être certains qu’une somme beaucoup plus considérable que celle-ci était réellement prise au peuple, quand nous lisons que Magnêsia seule payait plus tard, annuellement, à Themistoklês, un revenu de 50 talents[61]. Les Mysiens et les Lydiens étaient compris, avec quelques autres, dans une autre division ; et les Grecs de l’Hellespont dans une troisième, avec les Phrygiens, les Bithyniens, les Paphlagoniens, les Mariandyniens et les Syriens, payant 360 talents, — presque la même somme que payaient la Syrie propre, la Phénicie et la Judée, avec l’île de Kypros. Indépendamment de ce tribut régulier, avec les sommes indéterminées, extorquées en sus[62], il y avait quelques nations dépendantes qui, bien qu’exemptes de tribut, fournissaient par occasion des sommes appelées présents. On exigeait d’autres contributions pour l’entretien de la vaste suite qui accompagnait toujours personnellement le roi. Un tiers entier de cette dernière charge était supporté par la Babylonie seule, à cause de son exubérante fertilité[63]. Il se payait en nature, comme il semble, en effet, que les productions particulières de chaque partie de l’empire étaient envoyées pour la consommation royale.

Quelque imparfaitement que nous puissions aujourd’hui suivre la distribution géographique des nations sujettes, telle que l’expose Hérodote, elle est extrêmement précieuse comme la seule statistique officielle qui reste de tout l’empire des Perses. L’arrangement des satrapies, qu’il décrit, subit des modifications dans des temps postérieurs ; du moins il ne s’accorde pas avec les divers renseignements contenus dans l’Anabasis de Xénophon, et dans d’autres auteurs qui racontent les affaires persanes appartenant au quatrième siècle avant J.-C. Mais nous ne trouvons dans aucun autre auteur qu’Hérodote une vue et une distribution complètes de l’empire. C’est en effet une nouvelle tendance qui se manifeste alors dans le Perse Darius, comparé à ses prédécesseurs. Il ne songe pas simplement à conquérir, à extorquer et à donner, — mais à faire tout cela avec quelque chose qui ressemble à une méthode et à un système[64], et à déterminer les obligations des satrapes à l’égard de Suse. On peut trouver un autre exemple remarquable de la même tendance dans ce fait, que Darius fut le premier roi persan qui ait battu monnaie. Sa monnaie, tant en or qu’en argent, le dareikos (darique), fut le premier produit d’un monnayage persan[65]. Le revenu, apporté à Suse en monnaie métallique de diverses espèces, était fondu séparément, et versé à l’état fluide dans des jarres ou vaisselle de terre. Quand le métal était refroidi et durci, la jarre était brisée, laissant une masse solide et compacte dont on coupait des parties quand l’occasion l’exigeait[66]. Et outre ces dispositions administratives, financières et monétaires dont Darius fut le premier auteur, nous pouvons probablement lui attribuer la première introduction de ce système de routes, de lieus de repos et de relais permanents de courriers, qui rattachaient tant Suse qu’Ecbatane avec les parties éloignées de l’empire. Hérodote décrit en grand détail le route impériale de Sardes à Suse, — voyage de quatre-vingt-dix jours, — franchissant l’Halys, l’Euphrate, le Tigre, le grand et le petit Zab, le Gyndés et le Choaspês. De son temps, elle était entretenue dans un état excellent, avec toute commodité pour les voyageurs[67].

.Ce fut Darius aussi qui compléta la conquête des Grecs ioniens par l’acquisition de l’île importante de Samos. Cette !le avait conservé son indépendance à l’époque où le général persan Harpagos avait effectué la conquête de l’Iônia, et même lorsque Chios et Lesbos se soumirent. Les Perses n’avaient pas de flotte pour l’attaquer, et les Phéniciens n’avaient pas encore appris à doubler le cap Triopien. En effet, l’abaissement qui vint surprendre les autres cités de l’Iônia tendit plutôt à agrandir Samos, sous le despotisme énergique et peu scrupuleux de Polykratês. Cet ambitieux Samien, environ dix ans après la conquête de Sardes par Cyrus (vraisemblablement entre 536-532 avant J.-C.), s’arrangea pour s’emparer de force ou par ruse du gouvernement de son île natale, avec l’aide de ses frères Pantagnôtos et Sylosôn, et une petite bande de conspirateurs[68]. D’abord les trois frères se partagèrent le pouvoir suprême : mais bientôt Polykratês mit à mort Pantagnôtos, bannit Sylosôn et se fit seul despote. Dans ce poste son ambition, sa perfidie et son bonheur furent également remarquables. Il conquit plusieurs des îles voisines, et même quelques villes sur la terre ferme ; il fit une guerre heureuse à Milêtos, et infligea une défaite signalée aux vaisseaux lesbiens qui vinrent au secours de Milêtos ; il réunit une flotte de cent vaisseaux armés appelés pentekonters, et mille archers mercenaires, — n’aspirant pas à moins qu’à la domination de l’Iônia, avec les îles de la mer Ægée. Également terrible à ses amis et à ses ennemis par son désir aveugle d’agression, il acquit une puissance navale qui semble à cette époque avoir été la plus considérable du monde grec[69]. Il avait été uni par une alliance intime avec Amasis, roi d’Egypte, qui cependant finit par rompre avec lui. Si l’on considère sa conduite à l’égard de ses alliés, cette rupture n’a rien de surprenant ; mais Hérodote l’attribue aux craintes que fit concevoir à Amasis le bonheur non interrompu et surhumain de Polykratês, — degré de bonheur’ qui devait certainement finir par attirer de la part des dieux jaloux une somme égale de malheurs. En effet, Hérodote, — profondément pénétré de cette foi dans une Némésis toujours présente, qui ne permet à personne d’être impunément très heureux ni heureux longtemps, — la met sous la forme d’un avertissement épistolaire adressé par Amasis à Polykratês, lui conseillant de s’infliger à propos quelque peine ou quelque souffrance, afin de détourner, s’il est possible, le jugement dernier, — de tirer du sang à temps pour que la pléthore de bonheur ne finisse pas en apoplexie[70]. Pour se conformer à ce conseil, Polykratês jeta dans la mer un anneau favori d’un prix et d’une beauté sans pareils ; mais malheureusement, peu de jours après, l’anneau reparut dans le ventre d’un beau poisson qu’un pêcheur lui avait envoyé en présent. Amasis, alors averti à l’avance que l’apoplexie finale était inévitable, rompit sans délai l’alliance avec Polykratês. Cette histoire bien connue, intéressante comme preuve d’une croyance ancienne, n’est pas moins à signaler en ce qu’elle montre le pouvoir qu’avait cette croyance de faire naître des détails fictifs de caractères réels, comme j’en ai déjà indiqué dans l’histoire de Solôn et de Crésus, et ailleurs.

Les faits mentionnés par Hérodote nous amènent plutôt à croire que ce fut Polykratês qui, avec une déloyauté caractéristique, rompit les liens d’amitié qui l’unissaient à Amasis[71], jugeant convenable à sa politique de cultiver l’alliance de Kambysês, lorsque ce prince se préparait à envahir l’Égypte. Les sujets ioniens de la Perse furent appelés à servir dans cette invasion, et Polykratês, trouvant là une bonne occasion de se débarrasser de quelques mécontents sauriens, envoya offrir au roi de Perse des auxiliaires -qu’il fournirait lui-même. Kambysês saisit avec empressement et avec ardeur la perspective d’un secours donné par le premier potentat naval de la mer figée ; alors quarante trirèmes samiennes furent envoyées jusqu’au Nil, ayant à bord des personnes suspectes, aussi bien que portant une prière secrète adressée au roi de Perse de ne les laisser jamais revenir. Toutefois elles n’arrivèrent pas jusqu’en. Égypte, ou elles trouvèrent moyen d’échapper ; des récits très contradictoires étaient parvenus à Hérodote. Mais elles revinrent certainement à Samos, attaquèrent Polykratês chez lui, et furent repoussées par ses forces supérieures sans avoir obtenu le moindre résultat. Sur ce, elles se retirèrent à Sparte pour solliciter son appui[72].

Nous pouvons signaler ici les progrès graduels de la tendance qu’avait le monde grec à reconnaître Sparte comme une sorte de chef, de protecteur ou d’arbitre, dans des cas soit de danger étranger, soit de dispute intestine (524 avant J.-C.). Le plus ancien exemple authentique que nous connaissions d’une sollicitation auprès de Sparte dans ce caractère est celui de Crésus contre Cyrus ; ensuite celui des Grecs ioniens contré ce dernier ; l’exemple des Samiens dont nous nous occupons maintenant est le troisième. Les événements importants qui se rattachaient à l’expulsion des Pisistratides d’Athènes, et qui en étaient la conséquence, mettant en évidence d’une manière encore plus formelle la suprématie de Sparte, se passent quinze ans après l’événement actuel ; ils ont déjà été racontés dans un autre chapitre, et servent de preuve nouvelle d’un progrès dans la même direction. Être attentif au développement de ces nouvelles habitudes politiques est essentiel à une intelligence vraie de l’histoire grecque.

A leur arrivée à Sparte, les exilés samiens, abattus par le, découragement et la souffrance, entrèrent largement dans les détails de leur situation. Leur long discours ennuya les Spartiates au lieu de les toucher, et ils dirent ou on leur fait dire : Nous avons oublié la première partie du discours, et la dernière est inintelligible pour nous. Après quoi les Samiens parurent, le jour suivant, simplement avec un sac vide, en disant : Notre sac n’a pas de farine. — Votre sac est de trop, dirent les Spartiates ; c’est-à-dire les mots auraient suffi sans lui[73]. L’aide qu’ils imploraient fut accordée.

On nous dit que les Lacédœmoniens et les Corinthiens, — qui se réunirent pour l’expédition projetée alors, — avaient des motifs séparés de querelle avec les Samiens[74], motifs qui agirent plus puissamment que le simple désir d’aider les malheureux exilés. Mais il parait plutôt que les Grecs, dans la suite, expliquèrent en général l’intervention lacédæmonienne contre Polykratês comme un exemple de la haine constante des Spartiates contre les despotes. En effet, les seuls faits que nous connaissions à l’appui de ce sentiment antidespotique qui faisait honneur aux Spartiates sont leurs procédés contre Polykratês et Hippias. Il peut. y avoir eu d’autres cas, mais nous ne pouvons les spécifier avec certitude. Quoi qu’il en soit, une armée combinée de Lacédœmoniens et de Corinthiens accompagna les exilés retournant à Samos, et attaqua Polykratês dans la cité : ils firent, pendant quarante jours, tous leurs efforts pour la prendre et furent un moment sur le point de réussir ; mais ils finirent par être obligés de se retirer sans aucun succès. — La ville aurait été prise, dit Hérodote, si tous les Lacédæmoniens avaient agi comme Archias et Lykôpas, — qui, en pressant de près les Samiens en retraité, furent enfermés en dedans des portes de la ville et périrent. L’historien avait appris cet exploit dans une conversation personnelle avec Archias, petit-fils du personnage ci-dessus mentionné, dans le dême Pitana, à Sparte, — dont le père avait été nommé Samios, et qui respectait les Samiens plus que tous les autres Grecs, parce qu’ils avaient accordé aux deux braves guerriers tués dans l’intérieur de leur ville des funérailles honorables et publiques[75]. Il arrive rarement qu’Hérodote spécifie ainsi ceux de qui il tient ses renseignements : s’il l’avait fait plus souvent, la valeur aussi bien que l’intérêt de son histoire en auraient été considérablement augmentée.

La retraite de l’armée lacédæmonienne laissa les exilés samiens au dépourvu ; ceux-ci, cherchant des yeux quelque communauté à piller, faible aussi bien que riche, s’arrêtèrent à l’île de Siphnos. Les Siphniens de cette époque étaient les insulaires les plus opulents de la mer Ægée, à cause du grand, rapport. de leurs mines d’or et d’argent, — dont le produit était distribué annuellement entre les citoyens, un dixième étant mis en réserve pour le temple de Delphes[76]. Leur trésor était au hombre des plus richement fournis dont ce saint lieu pût se vanter ; et eux-mêmes probablement, dans ces temps d’ancienne prospérité, étaient comptés parmi les plus brillants des visiteurs ioniens à la fête de Dêlos. Les Samiens, abordant à Siphnos, demandèrent, à titre de prêt, une contribution de 10 talents. Sur le refus qu’ils reçurent, ils se mirent à ravager l’île, faisant subir aux habitants une sérieuse défaite, et finissant par leur extorquer 100 talents. Ensuite ils achetèrent des habitants d’Hermionê, dans la péninsule Argolique, l’île voisine d’Hydrea, fameuse dans la guerre grecque moderne. Cependant il parait que leurs plans doivent avoir été changés dans la suite ; car, au lieu de l’occuper, ils la placèrent sous la garde des Trœzéniens, et se retirèrent en Krête, dans le dessein de chasser les colons zakynthiens établis à Kydônia. Ils y ‘réussirent, ce qui les détermina à s’établir dans ce lieu ; mais, après qu’ils y furent restés cinq ans, les Krêtois obtinrent d’Ægina un secours naval, à l’aide duquel la ville fut reprise, et les intrus samiens vendus finalement comme esclaves[77].

Telle fut la déplorable fin des ennemis de Polykratês. Pendant ce temps, ce despote lui-même était plus puissant et plus prospère que jamais. Sous lui, Samos fut la première de toutes les cités, helléniques ou barbares[78]. Les grands travaux admirés dans l’île par Hérodote[79] : — un aqueduc pour la ville, traversant par un tunnel une montagne dans la longueur de quatorze cents mètres, — un môle pour protéger le port, long de quatre cents mètres, profond de trente-six, — et le vaste temple de Hêrê, — peuvent probablement avoir été agrandis et complétés, sinon commencés par lui. Aristote cite les travaux publics de Polykratês comme des exemples de la profonde politique des despotes, pour occuper aussi bien que pour appauvrir leurs sujets[80]. Le plus ancien de tous les thalassokrates grecs, ou rois de la mer, — maître des plus grandes forces navales de la mer Ægée, aussi bien que d’un grand nombre de ses îles, — il montra son amour des lettres par son amitié pour Anakréon, et sa piété en consacrant à Apollon Délien[81] l’île voisine de Rhêneia. Mais pendant qu’il éclipsait ainsi tous ses contemporains, qu’il était vainqueur de Sparte et de Corinthe et qu’il projetait de nouveaux agrandissements, il fut précipité soudain dans l’abîme de la ruine[82] ; et encore, comme pour montrer d’une manière non équivoque l’action des dieux jaloux, ce ne fut pas par la vengeance d’une de ses nombreuses victimes, mais par la méchanceté gratuite d’un étranger auquel il n’avait jamais fait de mal et qu’il n’avait Jamais vu. Le satrape perse Orœtês, sur le continent voisin, conçut contre lui une haine implacable : personne ne put dire pourquoi, — car il n’avait pas le dessein d’attaquer l’île, et les raisons insignifiantes qu’on assigne par conjecture prouvent seulement que la raison réelle, quelle qu’elle fut, était inconnue. Se prévalant de l’ambition et de la cupidité notoires de Polykratês, Orœtês envoya à Samos un messager, prétendant que sa vie était menacée par Kambysês, et qu’il désirait s’échapper avec ses riches trésors. Il proposa à Polykratês une part dans ces richesses, suffisante pour le rendre maître de toute la Grèce, autant que -ce but pouvait être atteint au moyen de l’argent, pourvu que le prince samien vînt le chercher et l’emmener. Mæandrios, secrétaire de Polykratês, fait envoyé à Magnêsia, sur le Mæandros, pour prendre des informations. Là, il vit le satrape avec huit grands coffres pleins d’or, ou plutôt qui paraissaient l’être, étant en réalité pleins de pierres, avec une couche d’or à la surface[83], fermés et tout prêts pour le départ. La cupidité de Polykratês ne fut pas à l’épreuve d’un si riche appât. Il traversa la mer, se rendit à Magnêsia avec une suite considérable, et se mit ainsi au pouvoir d’Orœtês, malgré les avertissements de ses prophéties et la douleur dé sa fille terrifiée, à qui un songe avait révélé le destin qui le menaçait. Le satrape le tua et crucifia son corps ; il relâcha tous les Samiens qui l’accompagnaient, leur donnant à entendre qu’ils devraient le remercier pour leur procurer un gouvernement libre, — mais il retint comme prisonniers et les étrangers et les esclaves[84]. Nous avons déjà décrit la mort d’0’reetês lui-même, qui suivit bientôt après : Hérodote la considère comme une punition de sa conduite infâme dans le cas de Polykratês[85].

Lorsque ce dernier quitta Samos, dans la prévision d’un prompt retour, il y avait laissé comme gouverneur à sa place Mæandrios, qui fut rempli de surprise et de consternation par la catastrophe inattendue de Polykratês. Bien que’ possédant les forteresses, les soldats et les trésors qui avaient formé la machine gouvernementale de son puissant maître, il reconnut le danger qu’il y avait à essayer de les employer pour son propre compte. Par l’effet, en partie, de cette crainte, en partie de la véritable moralité politique qui régnait avec plus ou moins de force dans tout coeur grec, il résolut de déposer son autorité et d’affranchir l’île. Il désirait (dit l’historien dans une phrase remarquable)[86] agir comme le plus juste des hommes, mais il ne lui fut pas donné de le faire. Son premier acte fut d’élever dans les faubourgs un autel en l’honneur de Zeus Eleutherios, et d’enclore un terrain comme enceinte, qui existait encore du temps d’Hérodote : il convoqua ensuite une assemblé des Samiens : Vous savez (dit-il) que toute la puissance de Polykratês est maintenant entre mes mains, et qu’il n’y a rien qui puisse m’empêcher de continuer à régner sur vous. Néanmoins, ce que je désapprouve dans un autre je ne veux pas le faire moi-même, et j’ai toujours désapprouvé Polykratês, et d’autres tels que lui, de chercher à régner sur des hommes aussi bons qu’eux-mêmes. Maintenant que Polykratês est arrivé au terme de sa destinée, je dépose à la fois le commandement et je proclame parmi vous une loi égale, nie réservant comme privilèges d’abord six talents des trésors de Polykratês, ensuite le sacerdoce héréditaire à perpétuité de Zeus Eleutherios pour moi-même et mes descendants. C’est pour lui que je viens de disposer à part une enceinte sacrée, comme étant le dieu de cette liberté que je vous donne aujourd’hui.

Cette raisonnable et généreuse proposition justifie pleinement l’épithète d’Hérodote. Mais elle fut reçue bien différemment par les auditeurs samiens. Un des principaux d’entre eux, Telesarchos, s’écria, aux applaudissements des autres : Toi, nous gouverner, de basse naissance et gueux comme tu es ! Tu n’es pas digne de régner : n’y pense pas ; mais rends-nous compte de l’argent que tu as eu entre les mains ![87]

Une réponse aussi inattendue produisit une complète révolution dans l’esprit de Mæandrios. Elle ne lui laissa pas d’autre choix que de conserver le pouvoir à tout hasard, ce qu’il résolut de faire. Se retirant dans l’acropolis, sous prétexte de préparer ses comptes d’argent pour une vérification, il envoya chercher Telesarchos et ses principaux ennemis politiques, un par un, — donnant à entendre que les comptes étaient prêts à être examinés. A peine furent-ils arrivés, qu’ils furent chargés de chaînes, tandis que Mæandrios resta dans l’acropolis, avec ses soldats et ses trésors, comme le successeur avoué de Polykratês. Après un moment d’orgueil insensé, les Samiens se trouvèrent asservis de nouveau. Ils semblaient (dit Hérodote) ne pas vouloir être libres[88].

Nous ne pouvons nous empêcher de comparer leur conduite dans cette occasion à celle des Athéniens environ vingt ans après, lors de l’expulsion d’Hippias, qui a été racontée dans un autre chapitre. La position des Samiens était de beaucoup la plus favorable des deux pour le jeu paisible et heureux d’un gouvernement libre, puisqu’ils avaient l’avantage d’une renonciation volontaire aussi bien que sincère du despote régnant. Cependant le désir de recherches réactionnaires les empêcha d’apprécier raisonnablement s’ils étaient assez forts pour arriver à leur but. Ils passèrent tout d’un coup d’une extrême soumission à une témérité arrogante et ruineuse. Tandis que les Athéniens, dans des circonstances beaucoup moins favorables, évitèrent l’erreur fatale de sacrifier les perspectives de l’avenir aux souvenirs du passé ; ils se montrèrent à 1a fois désireux d’acquérir les droits et disposés à remplir les obligations d’une communauté libre ; ils écoutèrent de sages conseils, conservèrent une action unanime et triomphèrent par des efforts héroïques de forces considérablement supérieures. Si nous comparons les réflexions d’Hérodote au sujet de l’un et de l’autre cas[89], nous serons frappés de la différence qu’elles impliquent entre les Athéniens et les Samiens, — différence que l’on peut rapporter sans doute en partie à l’hellénisme pur des premiers, opposé à l’hellénisme devenu demi-asiatique des seconds, — mais aussi que l’on peut attribuer dans une large mesure aux leçons préliminaires de la constitution ‘solonienne étouffées, mais non éteintes, pendant le despotisme des Pisistratides qui suivit.

Les événements qui se passèrent ensuite à Samos ne sont guère plus qu’une série de crimes et de malheurs. Les prisonniers, que Mæandrios avait détenus dans l’acropolis, furent tués, pendant une dangereuse maladie qu’il eut, par son frère Lykarêtos, dans l’idée que ce meurtre lui permettrait de s’emparer plus facilement du sceptre. Mais Mæandrios se rétablit, et doit avoir continué d’être despote pendant une année ou deux. Ce fut cependant ùn despotisme faible, contesté plus ou moins dans l’ile, et très différent de la main de fer de Polykratês. C’est dans cet état d’indocilité que les Samiens furent surpris par l’arrivée d’un nouveau prétendant à leur sceptre et à leur acropolis, — et, ce qui était beaucoup plus redoutable, d’une armée de Perses pour l’appuyer.

Sylosôn, frère de Polykratês, ayant pris part dans l’origine à la conspiration et à l’usurpation de son frère, avait été d’abord admis à en partager les fruits, mais il ne tarda pas à être banni lui-même. Il resta dans cet exil pendant toute la vie de Polykratês et jusqu’à l’avènement de Darius, qui monta sur le trône de Perse environ un an après la mort de Polykratês. Il se trouvait à Memphis, en Égypte, dans le temps où Kambysês y était avec son armée conquérante, et où Darius, alors Perse peu marquant, servait parmi ses gardes. Sylosôn marchait dans l’agora de Memphis, portant un manteau d’écarlate, pour lequel Darius éprouva un goût très vif et qu’il proposa d’acheter. Une inspiration divine poussa Sylosôn à répondre[90] : Je ne puis le vendre à aucun prix ; mais je te le donne pour rien, s’il doit t’appartenir. Darius le remercia et accepta le manteau ; et pendant quelques années le donateur s’accusa d’avoir fait là mi acte de simplicité[91]. Mais avec le cours des événements Sylosôn finit par apprendre non sans surprise que’ le Perse inconnu auquel il avait fait don du manteau à Memphis était installé comme roi dans le palais à Suse. Il s’y rendit, se déclara Grec, bienfaiteur du nouveau roi, et fut admis en sa présence. Darius avait oublié sa personne ; mais il se rappela parfaitement bien l’aventure du manteau, quand elle lui fut rappelée, — et se montra disposé à reconnaître d’une manière digne du Grand Roi la grâce, bien que faible, faite jadis au simple soldat à Memphis. On offrit à Sylosôn de l’or et de l’argent à profusion, mais il les refusa, — demandant que, l’île de Samos fût conquise et lui fût livrée, sans que les habitants fussent massacrés ni asservis. On fit droit à sa requête. Otanês, l’auteur de la conspiration contre Smerdis, fut envoyé jusqu’à la côte de l’Iônia avec urge armée, transporta Sylosôn à Samos et le débarqua dans l’île à l’improviste[92].

Mæandrios n’était pas en état de résister à l’invasion, et les Samiens, de leur côté, n’étaient pas en général disposés à- le soutenir. En conséquence, il conclut avec Otanês une convention, en vertu de laquelle il consentit à faire place à Sylosôn, à évacuer l’île et à recevoir tout de suite les Perses dans la ville, gardant toutefois, pendant tout le temps qui serait nécessaire pour embarquer ses biens et ses trésors, la possession de l’acropolis, qui avait un débarcadère séparé, et même un passage souterrain et une porte secrète pour s’embarquer, — probablement une des mesures de précaution prises par Polykratês. Otanês accorda volontiers ces conditions, et lui-même avec ses principaux officiers entra dans la ville, l’armée ayant pris ses quartiers aux alentours, tandis que Sylosôn semblait sur le point de monter sur le siège de son frère décédé sans violence ni effusion de sang.. Mais les Samiens étaient destinés à un sort plus calamiteux. Mæandrios avait un frère nommé Charilaos, violent de caractère et à moitié fou, qu’il était obligé de tenir renfermé. Cet homme, regardant par la fenêtre de sa chambre, vit les officiers perses assis paisiblement dans toute la ville et même sous les portes de l’acropolis, non gardés et se reposant sur la convention ; il semble que c’étaient les principaux chefs auxquels leur rang donnait le privilège d’être promenés sur leurs sièges[93]. Cette vue enflamma à la fois sa colère et sa folle ambition. Il demanda à grands cris d’être mis en liberté et admis auprès de son frère, qu’il traita injurieusement comme un lâche non moins que comme un tyran : Homme indigne, tu me tiens ici, moi ton propre frère, dans un cachot, bien que je n’aie rien fait pour mériter d’être chargé de liens ; tandis que tu n’oses pas te venger des Perses, qui te chassent comme un exilé sans asile et qu’il serait si facile d’accabler. Si tu as peur d’eux, donne-moi tes gardes ; je les ferai repentir d’être venus ici, et je te ferai aussitôt partir de l’île sans danger[94].

Mæandrios, sur le point de quitter Samos pour toujours, avait peu de motifs personnels pour s’inquiéter de ce que deviendrait la population. Il n’avait probablement jamais pardonné aux Samiens d’avoir fait échouer ses honorables intentions après la mort de Polykratês, et il ne lui déplaisait pas non plus de passer à Sylosôn un sceptre odieux et souillé de sang, ce qu’il prévoyait devoir être la seule conséquence du projet insensé de son frère. Conséquemment il partit sur ses vaisseaux avec ses trésors, laissant l’acropolis à son frère Charilaos, qui immédiatement arma les gardes, sortit de la forteresse et attaqua les perses à l’improviste. Beaucoup d’entre les grands officiers furent tués sans résistance avant que l’armée pût être rassemblée ; mais, à la fin, Otanês réunit ses troupes et repoussa les assaillants dans l’acropolis. Tout en commençant sans tarder le siège de cette forteresse, il résolut aussi, comme l’avait prévu Mæandrios, de tirer une vengeance signalée du massacre déloyal de tant de ses amis et de ses compagnons d’armes. Son armée, non .moins irritée que lui-même, reçut l’ordre de tomber sur le peuple samien et de le massacrer indistinctement, — hommes et enfants, sur le terrain sacré aussi bien que sur le profane. Cet ordre sanguinaire fut trop fidèlement exécuté, et Samos fut livrée à Sylosôn privée de ses habitants mâles[95]. Quant à Charilaos et à l’acropolis, nous n’en entendons plus parler : peut-être lui et ses gardes ont-ils pu échapper par mer. Lykarêtos[96], l’autre frère de Mæandrios, doit être resté soit au service de Sylosôn, soit à celui des Perses, car nous le trouvons quelques années plus tard chargé par ces derniers d’un commandement important.

Sylosôn finit ainsi par être installé comme despote dans une lie peuplée surtout, sinon complètement, de femmes et d’enfants ; nous pouvons cependant présumer que l’acte de sang a été décrit par l’historien comme plus radical qu’il ne le fut en réalité. Néanmoins il semble avoir pesé sur la conscience d’Otanês, qui, quelque temps après, fut poussé par un rêve et par une cruelle maladie à prendre des mesures pour repeupler l’île[97]. D’où vint la nouvelle population, c’est ce qu’on ne nous dit pas ; mais les translations en masse d’habitants d’un lieu dans un autre étaient familières à l’es prit d’un roi ou d’un satrape persan.

Mæandrios, suivant l’exemple des premiers exilés sauriens sous Polykratês, alla à Sparte et demanda du secours, dans le dessein de se rétablir à Samos. Mais les Lacédæmoniens n’étaient pas disposés à renouveler une tentative qui avait naguère tourné si malheureusement, et il ne put séduire le roi Kleomenês en lui montrant ses trésors et sa vaisselle d’or artistement travaillée. Cependant le roi, qui n’était pas sans craindre que de telles séductions ne gagnassent quelques-uns des principaux Spartiates, obtint des éphores qu’ils renverraient Mæandrios[98].

Sylosôn semble être resté tranquille à Samos, en qualité de tributaire de la Perse, comme les cités ioniennes sur le continent ; quelques années plus tard, nous trouvons son fils Æakês régnant dans l’île[99]. Strabon dit que ce fut le gouvernement dur de Sylosôn qui amena la dépopulation de l’île. Mais la cause que nous venons de raconter en l’empruntant d’Hérodote est à la fois très différente et suffisamment plausible en elle-même ; et comme Strabon semble en général avoir tiré son récit d’Hérodote, nous pouvons supposer que, sur ce point il s’est rappelé inexactement son autorité[100].

 

 

 



[1] Hérodote, I, 177.

[2] Hérodote, I, 153.

[3] Hérodote, I, 177.

[4] V. Xénophon, Anabase, I, 7, 15 ; II, 4, 12. Pour les inextricables difficultés qui entourèrent les Dix Mille, après la bataille de Kunaxa, et les insurmontables obstacles qui arrêtèrent leur marche, en admettant une armée quelconque qui résiste, v. Xénophon, Anabase, II, 1, 11 ; II, 2, 3 ; II, 3, 10 ; II, 4, 12, 13. Ces obstacles servaient sans doute à les protéger contre une attaque, autant qu’ils les empêchaient d’avancer ; et les villages bien fournis leur permettaient d’avoir une abondance, de provisions : de là le désir du grand roi de les aider à franchir le Tigre pour sortir de la Babylonie. Mais il n’est pas aisé de voir comment, en présence de telles difficultés, une armée d’invasion pouvait parvenir jusqu’à Babylone.

Ritter représente le mur de Médie comme s’étant étendu de l’Euphrate au Tigre au point où ils se rapprochent le plus près l’un de l’autre, dans un espace d’environ 200 stades ou de 25 milles. Mais il n’est dit nulle part, autant que je puis m’en assurer, que ce mur atteignit l’Euphrate — encore moins que sa longueur fut de 200 stades ; car les passages de Strabon cités par Bitter ne prouvent ni l’un ni l’autre de ces points (II, 80 ; XI, 529). Et Xénophon (II, 4, 12) donne la longueur du mur telle que je l’ai indiquée dans le texte = 20 parasangs = 600 stades = 75 milles = 120 kil. 698 m.

Le passage de l’Anabasis (I, 7, 15), semble rattacher le mur des Mèdes aux canaux, et non à l’Euphrate. Le récit d’Hérodote (comme je l’ai fait remarquer dans un précédent chapitre) nous amène à supposer qu’il descendit ce fleuve jusqu’à Babylone ; et si nous supposons que le mur n’arrivait pas jusqu’à l’Euphrate, cela pourrait expliquer jusqu’à un certain point pourquoi il n’en fait pas mention : v. Ritter, West-Asien, b. III. Abtheilung III. Abschn. I, sect. 29, p. 19-22.

[5] Arrien, VII, 7, 7. Par ces mots il entend qu’il n’est pas guéable au-dessous de l’ancienne Ninive ou Mossoul ; car un peu plus haut, Alexandre lui-même le passa à gué, peu de jours avant la bataille d’Arbêles, — non sans une très grande difficulté (Arrien, III, 7, 8 ; Diodore, XVII, 55).

[6] Hérodote, I, 190.

[7] Xénophon, Anabase, I, 7, 14-20 ; Diodore, XIV, 22 ; Plutarque, Artaxerxés, c. 7.

Je suis Xénophon sans hésitation, là où il diffère de ces deux derniers auteurs.

[8] Xénophon, Cyropædie, III, 3, 26, au sujet de la πολυχειρία de ces rois barbares.

[9] Hérodote, I, 189-202.

[10] Hérodote, I, 191. Cette dernière partie de l’histoire, si nous en pouvons juger d’après l’expression d’Hérodote, semble exciter dans son esprit plus de doute que tout le reste ; car il juge nécessaire d’ajouter comme le disent ceux qui résident à Babylone. Cependant, si nous admettons que la grandeur de la place fût telle qu’il l’a affirmé, il ne parait pas qu’il y ait rien de remarquable dans ce fait, que le peuple habitant le centre n’ait pas appris tout de suite la prise ; car la première affaire des assaillants était de s’emparer des murs et des portes. C’est une explication animée d’une prodigieuse grandeur, et Aristote la présente comme telle (Politique, III, 1, 12) ; toutefois il l’exagère en donnant comme un ouï-dire que les habitants du centre ne connurent la prise que le troisième jour. On ne voit dans Hérodote aucune exagération semblable.

Xénophon, dans la Cyropædie (VII, 5, 7-18), suivant le récit qui rapporte que Cyrus dessécha l’Euphrate, représente cette opération comme effectuée d’une manière différente de celle que raconte Hérodote. Selon lui, Cyrus creusa doux fossés vastes et profonds, un de chaque côté autour de la ville, d’amont en aval : guettant le moment favorable d’un jour de fête dans Babylone, il fit entrer dans ces deux fossés latéraux l’eau qui retomba dans le cours principal au-dessous de la ville : par ce moyen le cours principal dans son passage à travers Babylone devint presque sec. Toutefois, le récit de Xénophon montre qu’il n’a pas été écrit d’après des renseignements reçus sur place, comme celui d’Hérodote ; car il parle des αί άκραι de Babylone, précisément comme il parle des άκραι des villes de Karia placées sur des collines (Cf. Cyropædie, VII, 4, 1, 7, avec VII, 5, 34). Il n’y avait pas d’άκραι dans la plaine nue de Babylone.

[11] Arrien, VI, 24, 4.

[12] Hérodote, I, 205-214 ; Arrien, V, 4114 ; Justin, 1, 8 ; Strabon, XI, p. 512.

Selon Ktêsias, Cyrus fut tué dans une expédition contre les Derbikes, peuple habitant les régions caucasiennes, — bien que son armée finit par être ; victorieuse et par conquérir le pays (Persica, c. 8-9). — V. le commentaire de Baehr sur le passage dans son édition de Ktêsias.

[13] Strabon, XV, p. 730, 731 ; Arrien, VI, 29.

[14] La ville de Kyra ou Kyropolis, sur le fleuve Sihon ou Iaxartês, fut fondée, dit-on, par Cyrus, — elle fût détruite par Alexandre (Strabon, XI, p. 517, 518 ; Arrien, IV, 2, 2 ; Quinte-Curce, VII, 6, 16).

[15] Hérodote, III, 19.

[16] Hérodote, I, 188 ; Plutarque, Artaxerxés, c. 3 ; Diodore, XVII, 71.

[17] Xénophon, Anabase, I, 1, 8.

[18] Xénophon, Anabase, I, 7, 6 ; Cyropædie, VIII, 6, 19.

[19] Hérodote, IX, 122.

[20] Les Persans modernes montrent de nos jours une habileté incomparable à tirer avec les armes à feu, aussi bien qu’avec l’arc, étant à cheval. — V. sir John Malcolm, Sketches of Persia, c. 17, p. 201 ; V. aussi Kinneir, Geographical Memoir of the Persian Empire, p. 32.

[21] Au sujet des attributs du caractère des Perses, v. Hérodote, I, 131-140 ; cf. I, 153.

Il s’exprime en termes très forts quant à la facilité avec laquelle les Perses prenaient des coutumes étrangères, et particulièrement le luxe étranger (I, 135). — Cette rigoureuse ténacité des coutumes et ces goûts exclusifs, qui signalent les Orientaux modernes, paraissent résulter du mahométisme et les distinguer beaucoup des anciens Perses disciples de Zoroastre.

[22] Hérodote, IX, 76 ; Plutarque, Artaxerxés, c. 26.

[23] Hérodote, I, 210 ; III, 159.

[24] Hérodote, III, 1-4.

[25] Hérodote, III, 1, 19, 44.

[26] Le récit de Ktêsias est, par rapport tant à l’expédition égyptienne qu’aux autres incidents de l’histoire des Perses, tout à fait différent dans ses détails de celui d’Hérodote ; il ne s’accorde avec lui que dans les événements principaux (Ktêsias, Persica, c. 7). Il est impossible de mêler les deux récits.

Tacite (Histor., I, 11) signale la difficulté que présente l’accès de l’Égypte à une armée d’invasion : Ægyptum, provinciam aditu difficilem, annonæ fecundam, superstitione ac lasciviâ discordem et mobilem, etc.

[27] Hérodote, III, 10-16. Au sujet des Arabes entre la Judée et l’Égypte, v. III, c. 5, 88-91.

[28] Hérodote, III, 19.

[29] Hérodote, III, 29.

[30] Ktêsias appelle le frère Tanyoxarkês, et dit que Cyrus l’avait laissé comme satrape, exempt de tribut, de la Bactriane et des régions voisines (Persica, c. 8). Xénophon, dans la Cyropædie, l’appelle aussi Tanyoxarkês, mais il lui attribue une satrapie différente (Cyropædie, VIII, 7, 11).

[31] Hérodote, III, 30, 62.

[32] Hérodote, III, 61-63.

[33] Hérodote, III, 68-69. — Auribus decisis vivere jubet, dit Tacite à propos d’un fait sous le gouvernement parthe (Annal. XII, 14), — et les autorités turques n’ont pas renoncé à ce châtiment au moment actuel, ou du moins jusqu’à une époque très récente.

[34] Hérodote, III, 64.66.

[35] Hérodote, III, 67.

[36] Hérodote, III, 68-69.

[37] Hérodote, III, 69-73.

Comparez la description de l’insupportable répugnance qu’éprouvaient les Grecs de Kyrênê à être gouvernés par Battos le boitent (Hérodote, IV, 161).

[38] Cf. Aristophane, Aves, 487, avec les Scholies, et Hérodote, VII, 61 ; Arrien, IV, 6, 29. Le bonnet des Perses en général était peu serré, il était bas, s’attachant autour de la tête en formant des plis ; celui du roi était haut et droit sur la tête. Voir les notes de Wesseling et de Schweighhaeuser sur πϊλοι άπαγέες dans Hérodote, l. c.

[39] Hérodote, I, 101-120.

[40] Dans le discours qu’Hérodote prête à Kambysês à son lit de mort, adressé aux Perses qui l’entourent dans un élan d’appel prophétique (III, 65), il dit : — Smerdis, fils de Cyrus, est mort. Le mage Patizithès, que j’ai laissé pour avoir soin de mes biens, et son frère Smerdis, se sont emparés de la couronne. Celui qui aurait dû principalement me venger de leur traitement honteux a été tué par les mains impies de ses plus proches parents. Mais enfin, puisqu’il n’est plus, il ne me reste qu’à vous donner mes ordres ; et c’est une nécessité pour moi de vous faire connaître ce que je veux que vous fassiez après ma mort. Je vous prie donc, ô Perses, par les dieux protecteurs des rois, je vous conjure tous, et vous principalement, Achéménides, qui êtes ici présents, de ne point souffrir que l’empire retourne aux Mèdes. S’ils s’en sont rendus maîtres par la ruse, recouvrez-le par la ruse ; s’ils s’en sont emparés par la force, reprenez-le par la force ; cf. le discours de Gobryas, un des sept conspirateurs persans (III, 73), et celui des Prexaspês (III, 75) ; et Platon, Leg., III, 12, p. 695•

Heeren a donné une idée exacte du règne de Smerdis le Mage et de son caractère politique (Ideen über den Verkehr, etc. der alten Welt, part. I, abth. 1, p. 431).

[41] Hérodote, III, 79.

La célébration périodique de la Magophonia est attestée par Ktêsias, — un des points en petit nombre où il s’accorde complètement avec Hérodote. Il s’accorde encore avec lui en disant qu’un mage usurpa le trône, grâce à une ressemblance personnelle avec le fils décédé de Cyrus, que Kambysês avait tué ; — mais toutes ses autres assertions diffèrent d’Hérodote (Ktêsias, 10-14).

[42] Même à la bataille d’Arbêles : — Summa Orsines prærat, a septem Persis oriundus, ad Cyrum quoque, nobilissimum regem, originem sui referens. (Quintius Curtius, IV, 12, 7, ou IV, 45, 7, Zumpt) : Cf. Strabon, XI, p. 531, Florus, III, 5, 1.

[43] Hérodote, III, 127. — mention de la ταραχή (III, 126, 150).

[44] Hérodote, III, 126.

[45] Hérodote, IV, 166.

[46] Hérodote, III, 67-150.

[47] Hérodote, I, 130.

Ce passage, qui avance que les Mèdes, quelque temps après la déposition d’Astyagês et l’acquisition de la suprématie persane par Cyrus, se repentirent d’avoir souffert que leur mécontentement contre Astyagês mit cette suprématie entre les mains des Perses, se révoltèrent contre Darius, et furent vaincus de nouveau après une bataille ; ce passage, dis-je, me paraît avoir été mal compris par des chronologistes. Dodwell, Larcher et M. Fynes Clinton (à vrai dire la plupart des chronologistes, sinon tous) l’expliquent comme faisant allusion à une révolte des Mèdes contre le roi persan Darius Nothus, mentionnée dans les Hellenica de Xénophon (1, 2, 12), et appartenant à l’année 408 avant J.-C. V. Larcher, ad Herodot., I, 130, et la vie d’Hérodote, mise en tête de sa traduction fr. 89) ; et M. Clinton, Fasti Hellenici, ad annn. 408 et 455, et son Appendice, c. 18, p. 316.

La révolte des Mèdes à laquelle Hérodote fait allusion est, à mon avis, complètement distincte de la révolte mentionnée par Xénophon ; les identifier toutes deux, comme le font ces éminents chronologistes, est une hypothèse qui non seulement n’a rien qui la recommande, mais qui donne lien à une grave objection. La révolte mentionnée par Hérodote était dirigée contre Darius, fils d’Hystaspês, et non contre Darius Nothus ; et j’ai exposé avec un soin particulier les circonstances qui se rattachent à la conspiration et à l’avènement du premier, afin de montrer qu’elles impliquent formellement ce conflit entre la suprématie mède et la suprématie persane, qu’Hérodote annonce directement dans le passage dont nous nous occupons actuellement.

1° Quand Hérodote parle de Darius, sans aucune désignation adjective, pour quoi nous imaginerions-nous qu’il entend un autre que Darius, fils d’Hystaspês, sur lequel il insiste tant dans son récit ? Une fois seulement dans le cours de son histoire (IX, 108), il est fait mention d’un autre Darius (le jeune prince, fils de Xerxês premier) ; mais, à cette exception près, il est parlé uniformément dans tout l’ouvrage de Darius, fils d’Hystaspês, sous son simple nom : il n’est jamais fait allusion à Darius Nothus.

2° La déposition d’Astyagês fut effectuée en 559 avant J.-C. ; le règne de Darius commença en 520 avant J.-C. Or le repentir qu’éprouvaient les Mèdes de ce qu’ils avaient fait à la première de ces deux époques pouvait naturellement les pousser à essayer d’y porter remède dans la seconde. Mais entre la déposition d’Astyagês en 559 avant J.-C., et la révolte contre Darius Nothus en 408 avant J.-C., mentionnée par Xénophon, l’intervalle est de plus de 150 ans. Attribuer une révolte qui éclata en 408 avant J.-C. à un repentir au sujet de quelque chose qui avait eu lieu 150 ans auparavant, est peu naturel et forcé, sinon positivement inadmissible.

Les arguments qui précèdent tendent à prouver que l’explication naturelle du passage d’Hérodote désigne Darius, fils d’Hystaspês, et non. Darius Nothus ; mais ce n’est pas tout. Il y a encore des raisons plus fortes qui doivent faire écarter l’allusion à Darius Nothus.

La mention supposée dans Hérodote d’un fait aussi récent que 408 avant J.-C. embrouille toute la chronologie de sa vie et de sa carrière d’écrivain. Suivant l’exposé ordinaire de sa biographie, qu’il n’y a pas lieu de mettre en question, il était né en 484 avant J.-C. Nous avons donc ici un événement auquel il est fait, allusion dans son histoire, et qui se passa quand l’historien était âgé de soixante-seize ans ; et l’on doit supposer qu’il écrivit cette allusion à l’âge d’environ quatre-vingts ans, sinon plus ; car la mention qu’il donne de ce fait n’implique nullement qu’il fuit particulièrement récent. Ceux qui adoptent cette idée ne croient pas qu’il ait écrit toute son histoire à cet âge ; mais ils soutiennent qu’il fit des additions postérieures, et ils prétendent que ceci en est une. Je ne dis pas que ce soit impossible : nous savons qu’Isocrate a composé son discours Panathénaïque à l’âge de quatre-vingt-quatorze ans ; mais on doit l’admettre comme extrêmement improbable ; — c’est une supposition qu’on ne devrait avancer qu’avec quelque forte preuve à l’appui, -lais ici on ne produit aucune preuve quelconque. Hérodote mentionne une révolte des Mèdes contre Darius ; — Xénophon mentionne également une révolte des Mèdes contre Darius ; de là les chronologistes ont pris comme chose naturelle que les deux auteurs doivent faire allusion au même événement ; bien que la supposition soit peu naturelle quant au texte, et moins naturelle encore quant à la biographie d’Hérodote.

Par rapport à cette biographie, M. Clinton me parait avoir adopté une autre opinion erronée ; toutefois, sur ce point, il a contre lui Larcher et Wesseling, bien que Dahlmann et Heyse soient d’accord avec lui. Il prétend que le passage d’Hérodote (III, 15) où il est dit que Pausiris succéda à son frère Amyrtæos du consentement des Perses dans le gouvernement de l’Égypte, doit être rapporté à un fait qui fut postérieur à l’année 414 avant J.-C., c’est-à-dire avant la dixième année de Darius Nothus ; puisque ce fut dans cette année qu’Amyrtæos acquit le gouvernement de l’Égypte. Mais cette opinion repose complètement sur la supposition qu’un certain Amyrtæos, dont on trouve le nom et la date dans Manéthon (V. Eusèbe, Chronicon), est le même que l’Amyrtæos mentionné dans Hérodote, identité qui non seulement n’est pas prouvée, mais qui est extrêmement improbable, puisque M. Clinton lui-même (F. H. Appendix, p. 317), tout en défendant l’identité, admet que lui (Amyrtæos) avait fait une guerre contre le gouvernement persan plus de cinquante ans auparavant, u ceci, bien que n’étant pas impossible, est assurément très improbable ; il est au moins également probable que l’Amyrtæos de Manéthon était une personne différente de cet Amyrtæos d’Hérodote, et peut-être même différente de son petit-fils, qui avait fait la guerre contre les Perses plus de cinquante ans auparavant ; il me semble en effet que c’est la plus raisonnable des deux hypothèses.

Je me suis permis de donner à cette note une longueur inaccoutumée, parce que la mention supposée dans l’histoire d’Hérodote d’événements aussi récents que ceux du règne de Darius Nothus a donné lieu à des suppositions très gratuites quant à l’époque où cette histoire a été composée et à la manière dont elle l’a été. On ne peut montrer qu’il y ait un seul événement d’une date précise et prouvée, auquel il soit fait allusion dans son histoire, plus récent que la prise des hérauts lacédæmoniens dans l’année 430 avant J.-C. (Hérodote, VII, 137 ; V. Larcher, Vie d’Hérodote, p. 89) ; et ceci rend la composition de son histoire, en tant qu’ouvrage entier, beaucoup plus égale et plus intelligible.

Il peut n’être pas sans importance d’ajouter que, si nous lisons attentivement Hérodote, VI, 98, — et si nous songeons en même temps que la destruction de l’armement athénien à Syracuse (le plus grand de tous les désastres helléniques, peu inférieur pour son temps à la campagne de Napoléon en Russie, et faisant une impression particulière sur quelqu’un qui vivait à Thurii, comme on peut le voir par la vie de Lysias, Plutarque, Vit. 1, Orat., p. 835) arriva pendant le règne de Darius Nothus en 415 avant J.-C., — nous n’admettrons pas facilement l’hypothèse d’additions faites à l’histoire pendant le règne de ce dernier, ou à une date aussi récente que 408 avant J.-C. Hérodote n’aurait guère insisté d’une manière aussi expresse et aussi énergique sur le mal que les Grecs se firent réciproquement pendant les règnes de Darius, fils d’Hystaspês, de Xerxès et d’Artaxerxés, s’il avait vécu pour voir des maux plus grands infligés ainsi pendant le règne de Darius Nothus, et s’il eût gardé son histoire devers lui dans le dessein d’y insérer de nouveaux événements. La destruction des Athéniens devant Syracuse aurait été mille fois plus frappante pour son imagination que la révolte des Mèdes contre Darius Nothus et l’aurait déterminé plus fortement à changer ou à agrandir le chapitre VI, 98.

Le sentiment qu’Hérodote place dans la bouche de Demaratos relativement aux Spartiates (VII, 104) parait aussi avoir été écrit avant la prise des Spartiates dans Sphakteria, en 425 avant J.-C., plutôt qu’après ; cf. Thucydide, IV, 40.

Dahlmann (Forschungen auf dem Gebiete der Geschichte, vol. II, p. 41-47) et Heyse (Quæstiones Herodotæ, p. 74-77, Berlin, 1827), déclarent tous deux indiquer six passages d’Hérodote qui marquent des événements d’une date plus récente que 430 avant J.-C. Mais aucune des indications chronologiques qu’ils produisent ne me parait digne de confiance.

[48] Hérodote, III, 127, 128.

[49] Hérodote, III, 150.

[50] Hérodote, III, 155. Cf. le discours de Mardonios, VII, 9.

Hérodote a donné une forte couleur dramatique à l’horreur qu’éprouva Darius en voyant pour la première fois Zopyros dans cet état.

[51] Hérodote, III, 154-158.

[52] Suivant Ktêsias, la révolte et la seconde prise de Babylone arrivèrent, non pas sous Darius, mais sous Xerxês, son fils et son successeur. Il dit que les. Babyloniens, se révoltant, tuèrent leur satrape Zopyros ; qu’ils furent assiégés par Xerxês, et que Megabyzos, fils de Zopyros, fit prendre la ville en usant du même stratagème qu’Hérodote attribue à Zopyros lui-même (Persica, c. 20-22).

Ceci semble incompatible avec le fait que Megabyzos était général de l’armée des Perses en Egypte dans la guerre avec les Athéniens, vers 460 avant J.-C. (Diodore de Sicile, XI, 75-77). Il aurait difficilement été envoyé en service actif s’il eût été si affreusement mutilé ; de plus, tout le récit de Ktêsias me parait beaucoup moins probable que celui d’Hérodote ; car dans cette occasion, comme dans d’autres, il est impossible de les fondre ensemble.

[53] Hérodote, III, 159, 160. C’est de ces femmes ainsi introduites (dit Hérodote) que sont issus les Babyloniens actuels.

Crucifier des révoltés réduits par milliers est, heureusement, si peu en harmonie avec les mœurs européennes modernes, qu’il ne peut être mauvais de fortifier la confiance qu’a le lecteur dans l’exactitude d’Hérodote, en produisant un récit analogue d’incidents beaucoup plus récents. Voltaire fait, d’après le ms. du général Lefort, un des principaux officiers et l’un des confidents de Pierre le Grand, l’exposé suivant de la répression des Strélitz révoltés à Moscou en 1698 ; ces Strélitz étaient l’ancienne milice indigène, ou les janissaires des czars russes, opposée à toutes les réformes de Pierre.

Pour étouffer ces troubles, le czar part secrètement de Vienne, arrive enfin à Moscou, et surprend tout le monde par sa présence : il récompense les troupes qui ont vaincu les Strélitz ; les prisons étaient pleines de ces malheureux. Si leur crime était grand, le châtiment le fut aussi. Leurs chefs, plusieurs officiers et quelques prêtres furent condamnés à la mort ; quelques-uns furent roués, deux femmes enterrées vives. On pendit autour des murailles de la ville et on fit périr dans d’autres supplices deux mille Strélitz ; leurs corps restèrent deux jours exposés sur les grands chemins, et surtout autour du monastère où résidaient les princesses Sophie et Eudoxe. On érigea des colonnes de pierre, où le crime et le châtiment furent gravés. Un très grand nombre qui avaient leurs femmes et leurs enfants furent dispersés avec leurs familles dans la Sibérie, dans le royaume d’Astrakan, dans le pays d’Azof ; par là, du moins leur punition fut utile à l’Etat ; ils servirent à défricher des terres qui manquaient d’habitants et de culture. (Voltaire, Histoire de Russie, part. I, c. 10, t. XXXI des Œuvres complètes de Voltaire, p. 148, éd. Paris, 1825.)

[54] Hérodote, III, 93.

[55] Hérodote, III, 89. Nous ne savons pas ce qu’était la dénomination persane que traduisait par Hérodote ou ceux de qui il tenait ses renseignements ; mais ce dernier mot était employé souvent par les Grecs pour signifier un fourbe ou trompeur en général. V. Etymologie. Mag., p. 490, 11, et Suidas, v. Κάπηλος. — Æschyle, Fragm. 358, éd. Dindorf ; cf. Euripide, Hippolyte, 953).

[56] Hérodote, III, 128. Cette division de pouvoirs et cette double nomination par le Grand Roi paraissent avoir été conservées jusqu’à la fin de l’empire des Perses, V. Quinte-Curce, V, 1, 17-20 (V, 3, 19-21, Zumpt). Le gouvernement turc actuel nomme un Defterdar comme administrateur des finances dans chaque province, avec une autorité dérivant directement du pouvoir impérial, et ouvertement indépendant du pacha.

[57] Hérodote, III, 15.

[58] Relativement à l’administration de l’empire persan moderne, v. Kinneir, Geograph. Memoir of Persia, p. 29, 43, 47.

[59] Hérodote, III, 95. Le texte d’Hérodote contient un total erroné d’articles que les critiques n’ont aucun moyen de corriger avec certitude. li n’est pas non plus possible de croire à la somme considérable qui, selon lui, était levée sur les Indiens, bien que tous les autres articles contenus dans les dix-neuf divisions payant en argent semblent dans les limites d’une vérité probable. Il est vrai que Rennell et Robertson regardent tous deux le total comme trop petit ; les charges imposées à quelques-unes des satrapies sont décidément au-dessous de la réalité.

On dit qu’Alexandre le Grand trouva l’immense somme de 50,000 talents amassée par des rois successifs à Suse seule, outre les trésors qui étaient à Persépolis, à Pasargadæ et ailleurs (Arrien, III, 16, 22 ; Plutarque, Alexandre, 37). En présumant que ces talents fussent des talents babyloniens ou æginæens (dans la proportion 5 : 3 par rapport aux talents attiques), 50.000 talents égaleraient 475 millions ; si c’étaient des talents attiques, ils égaleraient 290 millions. Les exposés de Diodore donnent même des sommes beaucoup plus considérables (XVII, 66-71 ; cf. Quinte-Curce, V, 2, 8 ; V, 6, 9 ; Strabon, 15, p. 730). Il est évident que les affirmations numériques étaient différentes dans les différents auteurs, et on ne peut prétendre prononcer sur le degré de confiance que méritent ces chiffres considérables, sans être mieux renseignés au sujet des documents originaux sur lesquels ils étaient fondés. Qu’il y eût des sommes prodigieuses d’or et d’argent, cela est tout à fait hors de doute. Relativement aux renseignements que donne Hérodote quant au revenu persan, V. Bœckh, Metrologie, c. 5, 1, 2.

Amédée Jaubert, en 1806, estimait la population de l’empire persan moderne à environ 7 millions d’âmes, dont environ 6 millions à demeure fixe, le reste nomade ; il estimait aussi le revenu du shah à 2.900.000 tomans, ou 37.500.000 francs. D’autres calculaient la population un peu plus haut, à environ 12 millions d’âmes. Kinneir porte le revenu à, un peu plus de 75 millions de francs ; il pense que tout l’empire entre l’Euphrate et l’Indus ne contient pas au-dessus de 18 millions d’âmes (Geogr. Memoir of Persia, p. 44-47 ; cf. Ritter, West-Asien, Abtheil. II, Abschn. IV, p. 879-889.

L’empire persan moderne ne contient pas autant que la moitié orientale de l’ancien, qui occupait en outre toute la Turquie asiatique et l’Égypte.

[60] Hérodote, III, 102, IV, 44. V. les deux Excursus de Baehr sur ces deux chapitres, vol. II, p. 648-671 de son édition d’Hérodote.

Il est certainement singulier que ni Néarque, ni Ptolémée, ni Aristobule, ni Arrien ne fassent aucune attention à ce remarquable voyage qu’Hérodote assure distinctement avoir été accompli. Toutefois un tel silence n’est pas une raison suffisante pour révoquer en doute le récit. L’attention des rois perses successeurs de Darius en vint à être beaucoup plus occupée des parties occidentales que des parties orientales de leur empire.

[61] Thucydide, I, 138.

[62] Hérodote, III, 117.

[63] Hérodote, I, 192. Cf. la description du dîner et du souper du Grand Roi, dans Polyen, IV, 3, 32 ; de plus, Ktêsias et Deinôn, ap. Athenæ, II, p. 67.

[64] Platon, Leg., III, 12, p. 695.

[65] Hérodote, IV, 166. Plutarque, Kimôn, 10,

Le darique d’or, du poids de deux drachmes attiques (stater darieus), équivalant à 20 drachmes d’argent attiques (Xénophon, Anabase, I, 7, 8), ferait environ 20 fr. 30 cent. Mais il semble douteux que ce rapport entre l’or et l’argent (10 : 1) puisse être compté comme le rapport ordinaire dans le cinquième et le quatrième siècle avant J.-C. M. Hussey calcule le darique d’or comme égal à 26 fr. 55 cent. (Hussey, Essay on the ancient Weights and Money, Oxford 1836, c. 4, s. 8, p. 68 ; c. 7, s. 3, p. 103.

Je ne puis penser, avec M. Hussey, qu’il y ait quelque raison pour croire que le nom ou la monnaie darique soit d’une date plus ancienne que Darius fils d’Hystaspês. Cf. Bœckh, Metrologie, IX, 5, p. 129.

Il faut admettre avec quelque réserve, comme base d’une estimation générale quelconque, des renseignements particuliers relativement à la valeur de l’or et de l’argent, en tant qu’échangés l’un contre l’autre, puisque nous n’avons aucun moyen de comparer ensemble un grand nombre de pareils renseignements. Car l’opération du monnayage était exécutée imparfaitement, et les pièces différentes, tant d’or que d’argent, en circulation, différaient considérablement de poids entre elles. Hérodote donne le rapport de l’or à. l’argent comme étant de 13 à 1.

[66] Hérodote, III, 96.

[67] Hérodote, V, 52-53 ; VIII, 98. Il parait que c’est une idée favorite, chez tous les princes barbares, que le mauvais état des routes ajoute considérablement à la force naturelle de leur empire. Les Turcs et les Persans sont sans doute de cet avis ; les grandes voies publiques sont conséquemment négligées, et il en est particulièrement ainsi vers la frontière (Kinneir, Geog. Mem. of Pers., p. 43).

La description d’Hérodote contraste favorablement avec le tableau présenté ici par M. Kinneir.

[68] Hérodote, III, 120.

[69] Hérodote, III, 39 ; Thucydide, I, 13.

[70] Hérodote, III, 40-42. Cf. VII, 203, et I, 32.

[71] Hérodote, III, 44.

[72] Hérodote, III, 44.

[73] Hérodote, III, 46.

[74] Hérodote, III, 47, 46, 52.

[75] Hérodote, III, 54-56.

[76] Hérodote, III, 57.

[77] Hérodote, III, 58, 59.

[78] Hérodote, III, 139.

[79] Hérodote, III, 60.

[80] Aristote, Politique, V, 9, 4.

[81] Thucydide, I, 14 ; III, 104.

[82] Hérodote, III, 120.

[83] Cf. le tour d’Hannibal à Gortyn en Krête. — Cornelius Nepos (Hannibal, c. 9).

[84] Hérodote, III, 124, 125.

[85] Hérodote, III, 126.

[86] Hérodote, III, 142. Cf. la remarque qu’il fait sur Kadmos, qui résigna volontaire ment le despotisme à Kôs (VII, 164).

[87] Hérodote, III, 142.

[88] Hérodote, III, 143.

[89] Hérodote, V, 78, et III, 142, 143.

[90] Hérodote, III, 139.

[91] Hérodote, III, 140.

[92] Hérodote, III, 141-144.

[93] Hérodote, III, 146.

[94] Hérodote, III, 145.

On ne peut adoucir la manière extrêmement dramatique d’Hérodote pour en faire un simple récit historique.

[95] Hérodote, III, 149.

[96] Hérodote, V, 27.

[97] Hérodote, III, 149.

[98] Hérodote, III, 148.

[99] Hérodote, VI, 13.

[100] Strabon, XIV, p. 638. Il cite une phrase proverbiale au sujet de la dépopulation de l’île : Έκητι Συλοσώντος εύρυχωρίη, qui s’accorde parfaitement avec le récit d’Hérodote.