SIXIÈME VOLUME
Dans le dernier chapitre du tome V, j’ai suivi l’histoire de la Grèce centrale presque jusqu’au point où l’histoire des Grecs asiatiques se confond avec elle, et après lequel les deux courants commencent à mêler leurs eaux et à suivre en grande partie le même lit. Je retourne maintenant aux affaires des Grecs asiatiques et des rois asiatiques, en tant que se rattachant à eux, au point où je les ai laissées dans le dixième chapitre du quatrième volume. Les derniers faits racontés dans ce chapitre furent d’une
importance triste et sérieuse pour le monde hellénique. Les. Grecs ioniens et
æoliens sur la côte asiatique avaient été conquis et rendus tributaires par
le roi lydien Crésus : Jusqu’à ce moment (dit Hérodote) tous les Grecs avaient été libres. Leur
vainqueur Crésus, qui monta sur le trône en 560 avant J.-C., paraissait être
au faîte de la puissance et de la prospérité humaines dans sa capitale
inattaquable, et avec ses innombrables trésors à Sardes. Son empire
comprenait presque toute l’Asie Mineure, jusqu’au fleuve Halys, à l’est ; de
l’autre côté de ce fleuve commençait la monarchie des Mèdes, sous l’autorité
de son beau-frère Astyagês, s’étendant vers l’est jusqu’à quelque frontière
que nous ne pou wons déterminer, mais comprenant dans une direction sud-est
la Persis propre ou Farsistan, et séparée des Kissiens et des Assyriens, à l’est,
par la ligne du mont Zagros (la ligne actuelle de frontières entre la Perse et la Turquie).
La Babylonie, avec sa prodigieuse cité, entre l’Euphrate et le Tigre, était
occupée par les Assyriens ou Chaldæens, sous leur roi Labynit ; territoire
rendu populeux et fertile, en partie par-la nature, en partie par des
prodiges de travail, à un degré tel que nous nous défions même d’un honnête
témoin oculaire qui le décrit plus tard à son déclin, — mais qui était alors
dans l’état le plus florissant. L’empire chaldæen, sous Labynit, s’étendait
jusqu’aux frontières de l’Égypte, renfermant comme territoires dépendants et
la Judée et L’élévation et la chute des dynasties orientales ont été dans tous les temps distinguées par les mêmes traits généraux. Un prince brave et aventureux, à la tête d’une population à la fois pauvre, belliqueuse et avide, acquiert un empire ; tandis que ses successeurs, s’abandonnant à la sensualité et à l’indolence, probablement aussi à des dispositions oppressives et irascibles, deviennent, avec la suite des temps, victimes de ces mêmes qualités dans un étranger qui avaient permis à leur propre père de s’emparer du trône. Cyrus, le grand fondateur de l’empire persan, d’abord sujet du Mède Astyagês qu’il détrôna dans la suite, répond à cette description générale, autant du moins que nous pouvons prétendre connaître son histoire. Car, en réalité, même les conquêtes de Cyrus, après qu’il fut devenu maître de la Médie, sont très imparfaitement connues ; tandis que l’on ne petit dire que l’on connaisse du tout les faits qui précédèrent son élévation à cette souveraineté : nous avons à choisir entre différents récits qui varient entre eux, et dont le plus complet et le plus détaillé porte tout le caractère d’un roman. La Cyropédie de Xénophon est mémorable et intéressante, considérée par rapport à l’esprit grec, et comme nouvelle philosophique[1]. Si elle a été si largement citée comme autorité en matière d’histoire, cela démontre seulement, entre beaucoup d’autres choses, combien les auteurs se sont facilement contentés quant aux conditions essentielles de l’évidence historique. Le récit donné par Hérodote des relations existant entre Cyrus et Astyagês, qui ne s’accorde guère avec Xénophon qu’en ce qu’il fait Cyrus fils de Kambysês et de Mandanê, et petit-fils d’Astyagês ; ce récit, disons-nous, dépasse même l’histoire de Remus et de Romulus, sous le rapport de l’incident et du contraste tragiques. Astyagês, alarmé par un songe, condamne l’enfant nouveau-né de sa fille Mandanê à être exposé : Harpagos, auquel l’ordre est donné, remet l’enfant à l’un des bergers royaux, qui l’expose dans les montagnes, où il est miraculeusement allaité par une chienne[2]. Sauvé ainsi, et dans la suite élevé comme l’enfant du berger, Cyrus manifeste une grande supériorité tant physique qu’intellectuelle, est choisi roi au jeu par les enfants du village, et, en cette qualité, châtie sévèrement le fils de l’un des courtisans ; pour cette offense, il est amené devant Astyagês, qui le reconnaît pour son petit-fils, mais auquel les mages assurent que le rêve est fini et qu’il n’a plus de danger à craindre de la part de l’enfant : — en conséquence le roi lui permet de vivre. Toutefois Astyagês est extrêmement irrité contre Harpagos, parce qu’il n’a pas exécuté ses ordres ; il fait tuer le fils de ce dernier et le fait servir, dans un banquet royal, comme mets à son père, qui l’ignore. Le père, instruit plus tard du fait, dissimule ses sentiments, mais médite une vengeance mortelle contre Astyagês pour ce repas thyestéen. Il persuade à Cyrus, qui avait été renvoyé à son père et à sa mère en Perse, de se mettre à la tête d’une révolte des Perses contre les Mèdes., tandis qu’Astyagês, — polir compléter la conception grecque de folie comme précurseur de la ruine, -envoie contre les révoltés une armée que commande Harpagos lui-même. Naturellement l’armée est défaite, — Astyagês, après lute résistance inutile, est détrôné ; — Cyrus devient roi à sa place, — et Harpagos rend à Astyagês l’outrage qu’il a subi par les plus amères insultes. Tels sont les points principaux d’un beau récit qui est donné avec quelque longueur dans Hérodote. Probablement il paraîtra au lecteur assez romanesque, bien que l’historien donne à entendre qu’il en avait entendu trois autres différents, et que tous étaient plus remplis de merveilles, aussi bien que plus répandus que le sien, qu’il devait à quelques Perses d’un esprit sobre contre la coutume, et de qui il tenait ses renseignements[3]. En quels points les trois autres histoires s’éloignaient-elles de celle-ci, c’est ce qu’on ne nous dit pas. A l’historien d’Halikarnassos nous avons à opposer le médecin de la ville voisine Knidos, — Ktêsias, qui contredisait Hérodote, non sans de fortes expressions de blâme, sur beaucoup de points, et particulièrement sur ce qui est le fondement même de l’antique récit relatif à Cyrus ; car il affirmait que Cyrus n’était nullement allié par la parenté à Astyagês[4]. Quelque indigné que nous puissions être contre Ktêsias, à propos des épithètes qu’il se permettait d’appliquer à un historien dont l’ouvrage est pour nous d’un prix inestimable, nous devons néanmoins admettre que, comme chirurgien au service du roi Artaxerxés Mnémon, qui guérit la blessure faite à ce prince à Kunaxa par son frère Cyrus le jeune[5], il avait de meilleures occasions même qu’Hérodote de causer avec des Perses à l’esprit modéré ; et que les différences qui existent entre les deux renseignements doivent être prises comme une preuve de l’empire des récits contradictoires, et cependant également accrédités. Hérodote lui-même fut de fait obligé de choisir un des quatre, tant c’est une plante rare et moderne que l’authenticité historique. Que Cyrus ait été le premier conquérant persan, et que l’espace qu’il envahit ne couvrit pas moins de cinquante degrés de longitude, depuis la côte de l’Asie Mineure jusqu’à l’Oxus et à l’Indus, ce sont là des faits tout à fait incontestables ; mais quant aux moyens qui servirent à l’achèvement de ces conquêtes, nous ne savons que très peu de chose. Les Persans indigènes, qu’il mena à la conquête d’un empire aussi immense, étaient un agrégat de sept tribus agricoles et de sept nomades, — toutes grossières, hardies et braves[6], — habitant une région montagneuse, vêtues de peaux, ne connaissant ni le vin, ni les fruits, ni aucune des jouissances les plus ordinaires de la vie, et méprisant l’idée même d’acheter ou de vendre. Leurs tribus étaient très inégales entre elles en dignité, probablement aussi en nombre et en pouvoir. La plus estimée parmi elles était les Pasargadæ ; et la première phratrie ou clan parmi les Pasargadæ était les Achemenidæ, à laquelle Cyrus appartenait lui-même. Sa parenté avec le roi Mède, qu’il détrôna, fut-elle une réalité ou une fiction politique, c’est ce que nous ne pouvons pas bien déterminer. Mais Xénophon, en signalant les spacieuses cités désertes, Larissa et Mespila[7], qu’il vit dans sa marche avec les dix mille Grecs sur la rive orientale du Tigre, nous fait comprendre que la conquête de la Médie par l’es Perses lui fut présentée comme ayant été une lutte obstinée et prolongée. Quoi qu’il en soit, la prépondérance des Perses finit par être complète : bien que les Mèdes continuassent toujours à être la seconde nation de l’empire, après les Perses proprement nommés ainsi ; et les anciens auteurs grecs appellent souvent le grand ennemi de l’Orient le Mède[8] aussi bien que le Perse. La ville médique Ecbatane aussi resta comme une des capitales et la résidence d’été habituelle des rois de Perse, Suse sur le Choaspês, dans la plaine kissienne plus vers le sud, et à l’est du Tigre, étant leur séjour d’hiver. Le vaste espace de pays compris entre l’Indus à l’est, l’Oxus
et L’analogie générale qui régnait dans la population de l’Iran permit probablement au conquérant persan d’étendre avec une facilité relative son empire à l’est, après la conquête d’Ecbatane, et de devenir l’héritier universel des rois mèdes. Si nous pouvons en croire Ktêsias, même la province éloignée de la Bactriane avait été auparavant soumise à ces rois. D’abord elle résista à Cyrus ; mais trouvant qu’il était devenu gendre d’Astyagês, aussi bien que maître de sa personne, elle se hâta de reconnaître son autorité[11]. Suivant l’exposé d’Hérodote, la guerre entre Cyrus et Crésus, roi de Lydia, commença peu après qu’Astyagês eut été fait prisonnier, et avant la conquête de la Bactriane[12]. Crésus fut l’agresseur : il désirait venger son beau-frère, arrêter l’agrandissement du conquérant persan, et accroître son propre empire. Ses conseillers, plus prudents, lui représentèrent en vain qu’il avait peu à gagner, et beaucoup à perdre, dans une guerre avec une nation à la fois courageuse et pauvre. Il nous le dépeint’ comme se remettant précisément à cette époque de l’affliction que lui avait causée la mort de son fils. Demander l’avis de l’oracle avant de prendre une décision
définitive, c’était une démarche que n’omettait aucun prince cloué de piété.
Mais, dans la question périlleuse actuelle, Crésus fit plus ; — il poussa la
précaution à un tel point que, si sa piété n’avait pas été placée à l’abri de
tout douté par sa munificence extraordinaire à l’égard des temples, il aurait
pu s’attirer le soupçon d’un scepticisme coupable[13]. Avant d’envoyer
demander avis relativement au projet lui-même, il résolut d’éprouver le
crédit de quelques-uns des principaux oracles environnants : — Delphes,
Dôdônê, les Branchidæ près de Milêtos, Amphiaraos à Thèbes, Trophônios à
Lebadeia, et Ammon en Libye. Les envoyés partirent de Sardes le même jour, et
eurent ordre de demander, cent jours après, aux oracles respectifs de quoi
Crésus s’occupait à ce moment même. C’était une rude épreuve ; on ne nous dit
pas comment, de ces six oracles consultés, quatre se tirèrent d’affaire, et
il semble plutôt que leurs réponses ne furent pas satisfaisantes. Mais
Amphiaraos conserva son crédit tout entier, tandis qu’Apollon à Delphes,
possédant plus l’omniscience qu’Apollon aux Branchidæ, résolut la question
avec une précision si infaillible, qu’il fournit un fort argument de plus
contre des personnes qui seraient disposées à se railler de Crésus fut frappé de terreur en recevant cette réponse. Elle décrivait dans le plus grand détail ce qu’il était en train de faire à ce moment-là, de sorte qu’il tint l’oracle de Delphes et celui d’Amphiaraos pour les seuls oracles dignes de foi au monde, — accompagnant ces sentiments d’un holocauste du caractère le plus libéral, afin de gagner la faveur du dieu delphien. Trois mille têtes de bétail furent offertes, et sur un vaste bûcher destiné aux sacrifices on plaça les robes et les tuniques de pourpre les plus magnifiques, avec des couches et des encensoirs d’or et d’argent ; en outre, il envoya à Delphes même les plus riches présents en argent et en or : — des lingots, des statues, des bols, des pots, etc., etc., dont nous lisons avec étonnement la grandeur et le poids ; d’autant plus qu’Hérodote lui-même les vit à Delphes un siècle plus tard[15]. Crésus ne fut pas non plus complètement insensible à Amphiaraos, dont la réponse avait été honnête, bien que moins triomphante que celle de la prêtresse pythienne. Il envoya à Amphiaraos une lance et un bouclier d’or massif qu’Hérodote vit dans la suite à Thèbes ; ce don considérable peut aider le lecteur à concevoir l’immensité de ceux qu’il envoya à Delphes. Les ambassadeurs qui portaient ces présents avaient reçu l’ordre de demander en même temps si Crésus devait entreprendre une expédition contre les Perses, — et, dans ce cas, s’il devait demander à quelques alliés de l’assister. Au sujet de la seconde question, la réponse tant d’Apollon que d’Amphiaraos fut décisive, lui recommandant de provoquer l’alliance des Grecs les plus puissants. Quant à la première et à la plus importante question, leur réponse fut aussi remarquable pour sa circonspection qu’elle l’avait été auparavant pour sa sagacité à découvrir : ils dirent à Crésus que, s’il envahissait les Perses, il renverserait une puissante monarchie. Crésus, dans son aveuglement, interpréta cette déclaration comme une promesse absolue de succès : il envoya de nouveaux présents à l’oracle, et s’informa encore si son royaume serait durable. Quand un mulet deviendra roi des Mèdes (répondit la prêtresse), c’est alors que tu dois t’enfuir ; — n’aie pas honte[16]. Plus assuré que jamais par une telle réponse, Crésus envoya à Sparte, sous le règne des rois Anaxandridês et Ariston ; offrir, des présents et solliciter leur alliance[17]. Ses propositions furent favorablement reçues, — d’autant plus, qu’il avait auparavant fourni gratuitement quelque or aux Lacédæmoniens pour une statue d’Apollon. L’alliance formée alors eut un caractère tout général, — aucun effort exprès ne leur étant encore demandé, bien qu’il ne tardât pas à l’être. Mais l’incident est à mentionner, comme marquant la première immixtion du plus, puissant État grec dans la politique asiatique ; et cela aussi sans rien de la généreuse sympathie hellénique qui dans la suite engagea Athènes à faire traverser la mer Ægée par ses citoyens. A cette époque, Crésus était le maître des Grecs asiatiques ; il recevait leurs tributs ; et leurs contingents semblent avoir formé une partie de son armée pour l’expédition alors projetée ; armée composée principalement, non pas de Lydiens indigènes, mais d’étrangers. Le fleuve Halys formait à cette époque la limite entre l’empire des Mèdes et celui des Lydiens ; et Crésus, traversant ce fleuve pour entrer dans le territoire des Syriens ou Assyriens de Kappadokia, prit la ville de Pteria, avec un grand nombre de ses dépendances environnantes, infligeant le dommage et la ruine à ces sujets éloignés d’Ecbatane. Cyrus, sans perdre de temps, amena pour les défendre une armée beaucoup plus considérable que celle de. Crésus ; essayant en même temps, bien que sans succès, de déterminer les Ioniens à l’abandonner. Une bataille sanglante se livra entre les deux armées, mais avec un résultat indécis : après quoi Crésus, voyant qu’il ne pouvait en faire plus arec ses forces telles qu’elles étaient, crut sage de retourner dans sa capitale et de rassembler une plus grande armée pour la prochaine campagne. A peine fut-il arrivé à Sardes qu’il envoya des ambassadeurs à Labynit, roi de Babylone ; à Amasis, roi d’Égypte ; aux Lacédæmoniens et à d’autres alliés ; les invitant tous à envoyer des auxiliaires Sardes dans le courant du cinquième mois. En même temps il renvoya toutes les troupes étrangères qui l’avaient suivi en Kappadokia[18]. Si ces alliés avaient paru, il est possible que la guerre eût été poursuivie avec succès. Et de la part des Lacédæmoniens du moins, il n’y eut pas de retard ; car leurs vaisseaux étaient prêts et leurs troupes presque embarquées, lorsque leur arriva la nouvelle inattendue que Crésus était déjà ruiné[19]. Crésus avait prévu et prévenu le plan de défense de son ennemi. Poussant avec son armée jusqu’à Sarcles sans délai, il obligea le prince lydien à livrer bataille avec ses propres sujets dénués de secours. La plaine ouverte et spacieuse s’étendant devant la ville était extrêmement favorable à la cavalerie lydienne, qui à cette époque (nous dit Hérodote) était supérieure à celle des Perses. Mais Cyrus, employant un stratagème qui rendit cette cavalerie inutile ; plaça en tête de sa ligne les chameaux des bagages, que les chevaux lydiens ne pouvaient ni voir ni sentir[20]. Les cavaliers de Crésus furent ainsi obligés de mettre pied à terre ; néanmoins ils combattirent bravement à pied, et ne furent repoussés dans la ville qu’après un combat sanglant. Bien que confiné dans les murs de sa capitale, Crésus avait encore de bonnes raisons pour espérer qu’il tiendrait jusqu’à l’arrivée de ses alliés, auxquels il expédiait des envoyés pour hâter leur marche. En effet, Sardes était considérée comme imprenable, — un assaut avait déjà été repoussé ; et les Perses auraient été réduits à la longue opération d’un blocus. Mais le quatorzième jour du siège, un accident fit pour les assiégeants ce qu’ils n’avaient pu accomplir ni par ruse ni de force. Sardes était située sur une cime avancée du versant septentrional du Tmôlos ; elle était bien fortifiée partout, excepté du côté de la montagne ; et, de ce côté, le rocher était si escarpé et si inaccessible, que l’on regardait des fortifications comme inutiles, et que les habitants ne croyaient pas qu’un assaut fût possible dans cette partie. Mais Hyræadès, soldat persan, ayant vu par hasard un des hommes de la garnison descendre ce rocher escarpé pour ramasser son casque qui avait roulé en bas, guetta une bonne occasion, essaya de grimper, et ne trouva pas l’opération impraticable ; d’autres suivirent son exemple, on s’empara ainsi d’abord de la citadelle ; et toute la ville ne tarda pas à être prise d’assaut[21]. Cyrus avait expressément ordonné qu’on épargnât la vie de
Crésus, qui en conséquence fut fait prisonnier. Mais on fit des préparatifs
pour un spectacle solennel et terrible ; le roi captif était destiné à être
brûlé couvert de chaînes, avec quatorze jeunes Lydiens, sur un vaste bûcher.
On nous dit même que le bûcher était déjà allumé et la victime hors de la
portée de tout secours humain, quand Apollon envoya une pluie miraculeuse
pour Le prudent conseil et les remarques relatives aux relations entre les Perses et les Lydiens, qui, selon Hérodote, valurent d’abord à Crésus ce traitement favorable, ne méritent guère d’être répétés ; mais la remontrance indignée envoyée par Crésus au dieu delphien est trop caractéristique pour être passée sous silence. Il obtint de Cyrus la permission de déposer sur le pavé sacré du temple de Delphes les chaînes qui avaient servi d’abord à le lier. Les envoyés lydiens furent chargés de demander au dieu, après qu’ils lui auraient présenté ces humiliants souvenirs, si c’était son habitude de tromper ses bienfaiteurs, et s’il n’avait pas honte d’avoir encouragé le roi de Lydia dans une entreprise si désastreuse. Le dieu, condescendant à se justifier par la bouche de sa prêtresse, répondit : Un dieu même ne peut échapper à sa destinée. Crésus a souffert pour le péché du cinquième de ses ancêtres (Gygès), qui, de concert avec une femme, tua son maître et s’empara injustement du sceptre. Apollon employa toute son influence sur les Mœræ (Parques) pour obtenir que ce péché fût expié par les enfants de Crésus, et non par Crésus lui-même ; mais les Mœræ ne voulurent accorder rien de plus qu’un ajournement de la punition à trois années. Que Crésus sache qu’Apollon lui a procuré ainsi un règne de trois ans plus long que sa destinée primitive[24], après avoir essayé en vain de le sauver tout à fait : De plus il envoya cette pluie qui, au moment critique, éteignit le bûcher enflammé. Crésus n’a pas plus droit de se plaindre de la prophétie qui l’a encouragé à commencer la guerre ; car, lorsque le dieu lui dit qu’il renverserait un grand empire, son devoir était de demander encore quel empire le dieu entendait par là ; et s’il ne comprit pas le sens, ni ne voulut ‘prendre un renseignement, il ne peut que se blâmer lui-même à cause du résultat. En outre, Crésus a négligé l’avertissement qui lui fut donné, au sujet de l’acquisition de l’empire des Mèdes par un mulet : Cyrus était ce mulet, — étant le fils d’une mère mède de sang royal, et d’un père persan à la fois d’une race différente et d’une condition moins élevée. Cette justification triomphante arracha même à Cyrus l’aveu
complet que la faute était à lui, et non au dieu[25]. Elle explique
certainement d’une manière remarquable les idées théologiques du temps. Elle
nous montre combien, dans l’esprit d’Hérodote, les événements des siècles
précédant le sien, non constatés comme ils l’étaient par aucune autorité
contemporaine, tendaient à se fondre en une sorte de drame religieux ; les
fils du tissu historique étant en partie réunis, en partie préparés
primitivement dans la pensée de faire ressortir la doctrine et le sentiment
religieux qui entrent comme dessin dans ce tissu. La prêtresse pythienne
prédit à Gygès que le crime qu’il avait commis en assassinant son maître
serait expié par son cinquième descendant, bien que, comme nous le dit
Hérodote, personne ne fit attention à cette prophétie jusqu’à ce qu’elle
finit par s’accomplir[26] : nous voyons
ainsi que l’histoire du premier roi Mernmade est fabriquée après la
catastrophe du dernier. Il y a dans les faits principaux de l’histoire de
Crésus quelque chose de profondément frappant pour l’esprit grec : un roi au
faîte de la puissance et de la richesse, — pieux à l’extrême et libéral
envers les dieux, — le premier destructeur (le la liberté hellénique en Asie,
— ensuite précipité d’une manière rapide et soudaine dans l’abîme de La destruction de la monarchie lydienne et l’établissement des Perses à Sardes, — événement gros de conséquences pour la Hellas en général, — furent effectués en 546 avant J.-C.[32] Les Grecs ioniens se repentirent alors amèrement d’avoir rejeté la proposition que Cyrus leur avait faite de se révolter et d’abandonner Crésus, — bien qu’à l’époque où cette proposition fut faite il eût été extrêmement imprudent de l’écouter, puisqu’on pouvait raisonnablement considérer la puissance lydienne comme la plus forte. Aussitôt que Sardes fut tombée, ils envoyèrent des députés au vainqueur, le suppliant de les inscrire au hombre de ses tributaires sur le pied qu’ils avaient occupé sous Crésus. La réponse fut un refus dur et plein de courroux, excepté pour les Milésiens, auxquels on accorda les conditions qu’ils demandaient[33] ; nous ignorons pourquoi cette exception favorable fut étendue jusqu’à eux. Les autres Ioniens et Æoliens continentaux — à l’exclusion de Milêtos, et aussi des cités insulaires que les Perses n’avaient pas le moyen d’attaquer —, saisis de crainte, commencèrent à se mettre en état de défense. Il paraît que le roi lydien avait fait démanteler leurs fortifications totalement ou en partie ; car on nous dit qu’ils commencèrent alors à élever des murs, et les Phokæens particulièrement consacrèrent à ce but un présent qu’ils avaient reçu de l’Ibérien Arganthônios, roi de Tartêssos. Ne se contentant pas de fortifier ainsi leurs propres villes, ils jugèrent prudent d’envoyer en commun une ambassade pour solliciter l’aide de Sparte. Sans doute ils n’étaient pas sans savoir que les Spartiates avaient réellement équipé une armée pour soutenir Crésus. Leurs députés se rendirent à Sparte, où le Phokæen Pythermôs, désigné par les autres pour porter la parole, revêtu d’une robe de pourpre[34] afin d’attirer le plus nombreux auditoire possible, exposa le pressant besoin on ils étaient de secours contre le danger qui les menaçait. Les Lacédæmoniens repoussèrent la prière ; néanmoins ils envoyèrent à Phokæa, pour examiner d’état des affaires, quelques commissaires, — qui, peut-être persuadés par les Phokæens, envoyèrent Lakrinês, un des leurs, au vainqueur à Sardes, pour l’avertir de ne mettre la main sur aucune cité de la Hellas, — car les Lacédæmoniens ne le permettraient pas. Qui sont ces Lacédæmoniens ? demanda Cyrus à quelques Grecs qui étaient près de lui. — Combien sont-ils, pour oser m’envoyer une telle notification ? Ayant reçu la réponse, où il était dit que les Lacédæmoniens avaient une cité et un marché régulier à Sparte, il s’écria : Je n’ai encore jamais craint des hommes tels que ceux-ci, qui ont une place fixe au milieu de leur cité, où ils se rencontrent pour se tromper mutuellement et pour se parjurer. Si je vis, ils auront des peines personnelles à conter, séparément des Ioniens. Acheter ou vendre paraissait aux Perses un usage méprisable ; car ils poussaient avec beaucoup de logique à un degré plus loin le principe d’après lequel maints Grecs capables condamnaient le prêt d’argent à intérêt ; et le discours de Cyrus était comme une critique couverte des habitudes grecques en général[35]. Cette vaine menace de Lakrinês, provocation insultante adressée à l’ennemi plutôt qu’appui réel prêté à des malheureux, fut le seul avantage que les Grecs ioniens tirèrent de Sparte. On les laissa se défendre le mieux qu’ils purent contre le vainqueur, qui cependant ne tarda pas à quitter Sardes afin de poursuivre en personne ses conquêtes dans l’Est ; le Perse Tabalos resta avec une garnison dans la citadelle, mais le trésor considérable qui avait été pris, avec l’autorité sur la population lydienne, fut confié au Lydien Paktyas. Comme il emmenait Crésus avec lui, probablement il se croyait sûr de la fidélité de ces Lydiens que recommandait le monarque déposé. Mais il ne fut pas plutôt arrivé dans sa propre capitale, qu’il reçut la nouvelle que Paktyas s’était révolté en armant la population lydienne, et en employant le trésor qui lui avait été confié pour soudoyer de nouvelles troupes. En apprenant cette nouvelle, Cyrus s’adressa à Crésus (suivant Hérodote) avec des termes de grande colère contre les Lydiens, et même il donna à entendre qu’il serait obligé de les vendre tous comme esclaves. A ces mots, Crésus, plein d’alarme pour son peuple, soutint énergiquement que Paktyas seul était en faute et méritait une punition ; mais en même temps il conseilla à Cyrus de désarmer la population lydienne, et de lui imposer et un costume efféminé et l’habitude de jouer de la lyre et de tenir boutique. En agissant ainsi (disait-il), vous les verrez bientôt devenir des femmes au lieu d’hommes qu’ils sont[36]. On dit que Cyrus écouta cette suggestion, dont il confia l’exécution à son général Mazarês. La conversation rapportée ici, ainsi que le plan arrêté d’énerver le caractère lydien, suivi, comme on le supposait, par Cyrus, sont évidemment une hypothèse imaginée par quelques-uns des contemporains ou des prédécesseurs d’Hérodote, pour expliquer le contraste qui existait entre les Lydiens qu’ils avaient sous les yeux, après deux ou trois générations d’esclavage, et les anciens cavaliers irrésistibles dont ils entendaient parler par la renommée, à l’époque où Crésus était maître depuis l’Halys jusqu’à la mer Ægée. Pour en revenir à Paktyas, — il avait commencé sa révolte, était descendu jusqu’à la côte de la mer, et avait employé les trésors de Sardes à lever une armée grecque mercenaire, avec laquelle il investit la place et bloqua le gouverneur Tabalos. Mais il ne manifesta pas un courage digne d’une entreprise aussi dangereuse ; car il n’eut pas plutôt appris que le général mède Mazarês approchait à la tête d’une armée envoyée contre lui par Cyrus, qu’il licencia son armée et s’enfuit à Kymê pour obtenir protection en qualité de suppliant. Aussitôt arriva de la part de Mazarês une sommation menaçante de le livrer sur-le-champ, ce qui plongea les Kymæens dans une profonde terreur. L’idée de livrer un suppliant à la mort était blessante pour le sentiment grec. Ils envoyèrent demander avis au saint temple d’Apollon, aux Branchidæ, prés de Milêtos, et la réponse ordonna de rendre Paktyas. Néanmoins un tel acte parut si ignominieux, qu’Aristodikos et quelques autres citoyens Kymæens dénoncèrent les messagers comme menteurs, et demandèrent qu’une députation plus digne de confiance fût envoyée pour consulter le dieu. Aristodikos lui-même, faisant partie de la seconde ambassade, exposa la difficulté à l’oracle, et reçut une répétition de la même réponse ; sur ce, il se mit à enlever les nids d’oiseaux qui se trouvaient en grande quantité dans le temple et à l’entour. Une voix partie de la chambre intérieure d’où l’on rendait les oracles se hâta de l’arrêter, en s’écriant : Ô toi, le plus impie des hommes, comment oses-tu faire de telles choses ? Veux-tu arracher les suppliants du temple lui-même ? Nullement troublé par le reproche, Aristodikos répliqua — Maître, c’est ainsi que tu défends toi-même des suppliants. Et ordonnes-tu aux Kymæens de livrer un suppliant ? — Oui, je l’ordonne, répondit le dieu sur-le-champ[37], afin que le crime attire sur vous la ruine aussitôt que possible, et que vous ne veniez plus dans l’avenir demander à l’oracle si vous devez livrer des suppliants. L’adresse d’Aristodikos rendit ainsi complètement nulle la
réponse de l’oracle, et laissa les Kymæens dans leur première perplexité. Ne
voulant pas livrer Paktyas, n’osant pas non plus le protéger contre une armée
assiégeante, ils l’envoyèrent à Mitylênâ, on les envoyés de Mazarês le
suivirent et le réclamèrent, en offrant une récompense si considérable que
les Kymæens craignirent de se fier aux Mitylénæens, et transportèrent encore
le suppliant à Chios, olé il chercha asile dans le temple d’Athênê
Poliouchos. Mais ici encore ceux qui étaient à sa poursuite le suivirent. Ils
persuadèrent aux habitants de Chios de l’arracher du temple et de le livrer ;
ils recevraient pour récompense le territoire d’Atarneus (district sur le continent
en face de l’île de Lesbos) comme prix d’achat. Paktyas fut saisi
ainsi et envoyé prisonnier à Cyrus, qui avait donné les ordres les plus
formel de le prendre : de là provenait l’ardeur inusitée de Mazarês se mit ensuite à attaquer et à conquérir les Grecs sur la côte ; comme il ne tarda pas à mourir de maladie, cette entreprise fut complétée par son successeur Harpagos. Les villes attaquées successivement firent une vaillante mais inutile résistance. Le général perse, grâce à ses troupes nombreuses, refoula les défenseurs dans leurs murs, contre lesquels il éleva des remparts de terre, de manière à enlever la place d’assaut ou à la forcer de se rendre. Toutes furent réduites les unes après les autres. Pour toutes, les conditions de la soumission furent sans doute plus dures que celles qui leur avaient été imposées par Crésus, parce que Cyrus avait déjà refusé de les leur accorder, à la seule exception de Milêtos, et qu’elles lui avaient fait une offense de plus en favorisant la révolte de Paktyas. Les habitants de Priênê furent vendus comme esclaves ; ils furent les premiers attaqués par Mazarês, et avaient peut-être été particulièrement en avant dans l’attaque dirigée sur Sardes par Paktyas[39]. Parmi ces malheureuses villes changeant ainsi de maître et passant sous une domination plus dure, deux méritent une mention spéciale, — Teôs et Phokæa. Les citoyens de la première, aussitôt que le rempart élevé autour de leurs murs eut rendu impossible toute résistance ultérieure, s’embarquèrent et émigrèrent, quelques-uns en Thrace, où ils fondèrent Abdêra, — d’autres vers le Bosphore Cimmérien, où ils établirent Phanagoria : toutefois une partie d’entre eux doit être restée pour courir les chances de la soumission, puisque la ville paraît, dans des temps postérieurs, encore peuplée et encore hellénique[40]. Le sort de Phokæa, qui dans ses traits principaux est le même, nous est donné avec des circonstances de détail plus frappantes, et devient d’autant plus intéressant que les marins entreprenants qui l’habitaient avaient été les éclaireurs des découvertes géographiques grecques dans l’ouest. J’ai déjà décrit leurs aventureux voyages d’exploration des premiers temps dans l’intérieur de l’Adriatique et le long de toutes les côtes septentrionales et occidentales de la Méditerranée jusqu’à Tartêssos (la région attenante à Cadix et qui l’environne), — ainsi que l’accueil favorable qui leur fut fait par le vieux Arganthônios, roi du pays, qui les invita à immigrer en corps dans son royaume, leur offrant le choix de l’emplacement qu’ils voudraient. Son invitation ne fut pas acceptée, bien que probablement les Phokæens aient dans la suite regretté leur refus ; et alors il manifesta son bon vouloir à leur égard par un présent considérable pour les défrayer des dépenses des fortifications qu’ils construisirent autour de leur ville[41]. Les murs, élevés en partie par son aide, étaient à la fois étendus et bien bâtis. Cependant ils ne purent empêcher Harpagos d’amonceler contre eux ses remparts de terre, tandis qu’il était assez politique pour tenter les habitants par des offres d’une capitulation modérée ; il leur demandait seulement d’ouvrir leurs murs en un seul endroit en démolissant une de leurs tours, et de consacrer un édifice dans l’intérieur de la ville comme signe d’assujettissement. Accepter ces conditions, c’était se mettre à la discrétion des assiégeants ; car il ne pouvait y avoir aucune garantie qui assurât qu’elles seraient observées. Les Phokæens, en demandant un jour pour délibérer sur la réponse qu’ils devaient faire, prièrent Harpagos de retirer tout à fait ses troupes des murs pendant ce jour. Ce dernier accéda à cette demande, donnant en même temps à entendre qu’il en devinait parfaitement le sens. Les Phokæens, ayant décidé que la servitude inévitable qui menaçait leur ville ne serait pas partagée par ses habitants, employèrent leur jour de grâce à des préparatifs pour un exil collectif, mettant à bord de vaisseaux leurs femmes et leurs enfants aussi bien que leurs meubles et les ornements mobiles de leurs temples. Puis ils firent voile vers Chios, laissant au vainqueur une ville déserte que devait occuper une garnison persane[42]. Il parait que les fugitifs ne furent pas reçus à Chios avec
beaucoup de bienveillance. Du moins, quand ils proposèrent d’acheter aux habitants
les îles voisines d’Œnussæ pour en faire un séjour permanent, ces derniers
furent amenés à refuser par des craintes d’une rivalité commerciale. Il était
nécessaire d’aller plus loin pour chercher un établissement ; Arganthônios
leur protecteur, étant mort à cette époque, Tartêssos n’offrait plus d’attrait.
Toutefois, vingt ans auparavant, la colonie d’Alalia, dans l’île de Corse,
avait été fondée par des citoyens de Phokæa d’après l’ordre de l’oracle, et c’est
là que le corps général des Phokæens résolut actuellement de se retirer.
Ayant préparé leurs navires pour ce lointain voyage, ils retournèrent d’abord
à Phokæa, sur-, prirent la garnison persane que Harpagos avait laissée dans
la ville, et l’exterminèrent. Ensuite ils enfoncèrent dans le port un grand
morceau de fer, s’engageant par un serment solennel et unanime à ne revoir
jamais Phokæa que quand ce fer remonterait à Dans l’intervalle, la partie la plus petite, mais la plus résolue des Phokæens exécutait son voyage d’Alalia en Corse, avec les femmes et les enfants, dans soixante pentekonters ou vaisseaux armés, et s’établissait avec les colons antérieurs. Ils y restèrent cinq années[44] ; pendant ce temps leurs pirateries exercées indistinctement étaient devenues si intolérables — même jusqu’à cette époque, la piraterie commise contre un vaisseau étranger semble avoir été pratiquée fréquemment et sans beaucoup de déconsidération — que les ports de mer tyrrhéniens, le long de la côte d’Italie baignée par la Méditerranée, ainsi que les Carthaginois, s’unirent pour les accabler. Il existait entre eux des traités particuliers, destinés à régler les relations commerciales entre l’Afrique et l’Italie, et dont on peut considérer comme un spécimen[45] l’ancien traité fait en 509 entre Rome et Carthage et conservé par Polybe. Soixante vaisseaux carthaginois et autant de vaisseaux étrusques, attaquant les soixante vaisseaux phokæens, près d’Alalia, en détruisirent quarante, non toutefois sans éprouver eux-mêmes une perte si sérieuse que l’on disait que la victoire était du côté de ces derniers : toutefois les Phokæens, malgré cette victoire kadméienne (on appelait ainsi une bataille dans laquelle les vainqueurs souffraient plus de pertes que les vaincus), furent obligés de ramener à Allalia les vingt vaisseaux qui leur restaient et de se retirer avec leurs épouses et leurs familles à Rhegium, autant qu’ils purent y trouver un asile. Enfin ces malheureux exilés eurent une demeure permanente en établissant la nouvelle colonie d’Elea ou Velia dans le golfe de Policastro, sur la côte italienne (appelée alors Œnôtrienne), au sud de Poseidônia ou Pæstum. Il est probable qu’ils y furent rejoints par d’autres exilés venus d’Iônia, en particulier par le philosophe et le poète de Kolophôn Xenophanês, qui donna naissance à ce qui fut appelé dans la suite l’école philosophique d’Elea, distinguée à la fois par une logique hardie et une subtilité dialectique. Les captifs phokæens faits prisonniers dans le combat naval par les Tyrrhéniens et les Carthaginois furent lapidés et périrent. Mais un châtiment divin vint fondre sur la ville tyrrhénienne d’Agylla par suite de cette cruauté ; et même à l’époque d’Hérodote, un siècle après, les Agyllæens expiaient encore leur forfait par une solennité et un agôn périodiques, conformément à la pénalité que leur avait imposée l’oracle delphien[46]. Tel fut le sort des exilés phokæens, pendant que leurs frères, dans leur patrie, restaient comme sujets d’Harpagos, sort qu’ils partageaient avec tous les autres Grecs Ioniens et Æoliens, à l’exception de Samos et de Milêtos : car même les habitants insulaires de Lesbos et de Chics, bien qu’inattaquables par mer, puisque les Perses n’avaient pas de flotte, jugèrent plus sage de renoncer à leur indépendance et de s’inscrire au nombre des sujets des Perses, — tous deux ils possédaient sur le continent des bandes de terre qu’il ne leur était pas possible de protéger autrement. Samos, d’autre part, conserva son indépendance, et même parvint, peu après cette période, sous le despotisme de Polykratês, à un plus haut degré de puissance que jamais ; peut-être l’humiliation des autres Grecs maritimes qui l’entouraient a-t-elle favorisé un peu l’ambition de ce prince peu scrupuleux, auquel je reviendrai bientôt. Mais nous pouvons comprendre sans peine que les solennités publiques dans lesquelles se mêlaient les Grecs Ioniens, à la place de ces joyeuses et brillantes réunions qui s’assemblaient à Dêlos dans le siècle précédent, telles que les décrit l’hymne homérique, présentassent des scènes d’un abattement marqué. En effet, un de leurs hommes les plus sages, Bias de Priênê, alla jusqu’à proposer, à la fête panionienne, une émigration collective de la population entière des villes ioniennes pour se rendre dans l’île de Sardaigne. Il ne leur restait, disait-il, à attendre en Asie rien qui ressemblât à la liberté ; mais en Sardaigne, on pouvait établir une grande cité panionienne, qui serait non seulement libre elle-même, mais encore maîtresse de ses voisins. La proposition ne fut pas accueillie avec faveur, et la raison en est assez évidente d’après le récit que nous venons de faire relativement à l’invincible attachement local de la part de la majorité phokæenne. Mais Hérodote accorde à ce conseil les éloges les plus complets et les plus grands regrets de ce qu’il n’avait pas été suivi[47]. S’il en avait été ainsi, l’histoire subséquente de Carthage, de la Sicile et même de Rome ; aurait été sensiblement changée. Soumis ainsi par Harpagos, les Grecs Ioniens et Æoliens furent employés par lui comme auxiliaires dans la conquête qu’il fit des habitants du sud-ouest de l’Asie Mineure, — Kariens, Kauniens, Lykiens et les Grecs dôriens de Knidos et d’Halikarnassos. Quant au destin de cette dernière ville, Hérodote ne nous en dit rien, bien que ce fût le lieu de sa naissance. Les habitants de Knidos, ville située sur une langue de terre longue et avancée, essayèrent d’abord de couper l’isthme étroit qui les unissait au continent ; mais ils abandonnèrent leur tentative avec une facilité qu’Hérodote explique en la rapportant à une défense de l’oracle[48]. Ni les Kariens ni les Kauniens ne firent une résistance sérieuse. Les Lykiens seuls, dans Xanthos, leur capitale, se défendirent en désespérés. Ayant essayé en vain de repousser les assaillants en rase campagne, et se trouvant bloqués dans leur ville, ils y mirent le feu de leurs propres mains, et firent périr dans les flammes leurs femmes, leurs enfants et leurs serviteurs, tandis que les citoyens armés sortaient et succombaient jusqu’au dernier dans un combat contre l’ennemi[49]. Un tel acte de désespoir brave et même féroce n’est pas dans le caractère grec. Cependant, en racontant la faible défense et la soumission facile des Grecs de Knidos, nous pouvons être surpris en nous rappelant que c’étaient des Dôriens et des colons de Sparte. Le manque de ferme courage, souvent imputé aux Grecs ioniens, en tant que comparés aux Grecs dôriens, doit proprement être mis sur le compte des Grecs asiatiques, entant que comparés aux Grecs-dôriens, ou plutôt sur celui de ce mélange de population indigène avec la population hellénique, que présentaient toutes les colonies asiatiques, en commun avec la plupart des autres colonies, et qui, dans Halikarnassos, était particulièrement remarquable, car il semble que cette ville était à moitié karienne et à moitié dôrienne, et qu’elle était même gouvernée par une lignée de despotes kariens. Harpagos et les Perses soumirent ainsi, sans rencontrer de
résistance considérable, la partie occidentale et la partie méridionale de l’Asie
Mineure ; probablement aussi, bien qu’on ne nous l’apprenne pas directement,
tout le territoire en deçà de l’Halys qui avait été auparavant gouverné par
Crésus. Les tributs des Grecs vaincus étaient transmis à Ecbatane, au lieu de
l’être à Sardes. Pendant qu’Harpagos était occupé ainsi, Cyrus lui-même avait
fait dans |
[1] Parmi les productions perdues d’Antisthenês, contemporain de Xénophon et de Platon, et émanant comme eux des enseignements de Sokratês, était un Κύρος, ή περί Βασιλείας (Diogène Laërte, VI, 15).
[2] Nous pouvons voir par Hérodote, I, 122, que c’était là l’histoire réelle, — pendant exact de Romulus et de Remus. Des Grecs ou des Perses, disposés à lui enlever son caractère fabuleux, la transformaient en un conte plus plausible en disant que la femme du berger qui allaita l’enfant Cyrus se nommait Κυνώ (Κύων est un chien, mâle ou femelle) ; ils prétendaient que cette dernière circonstance était la base réelle du fait, et que l’intervention de la chienne était une exagération fondée sur le nom de la femme, pour rendre plus manifeste encore la protection divine montrée à Cyrus.
Dans le deuxième chapitre du second volume de cette histoire, j’ai signalé diverses transformations opérées par Palæphate et autres sur les mythes arecs : — le bélier qui porta Phryxos et Hellê à travers l’Hellespont nous est représenté comme ayant été en réalité un homme nommé Krios, qui les aida dans leur fuite ; — le cheval ailé qui transporta Bellerophôn était un vaisseau nommé Pegasos ; etc.
On a fait subir ici la même opération à l’histoire de l’allaitement de Cyrus ; car nous ne courrons pas grand risque en affirmant que l’histoire miraculeuse est la plus ancienne des deux. Les sentiments qui accueillent une histoire miraculeuse sont anciens et primitifs ; ceux qui réduisent le miracle à un fait banal sont d’origine postérieure.
[3] Hérodote, I, 95. Ceux de qui il tenait ses renseignements étaient ainsi des personnes choisies, qui différaient des Perses en général. — Le long récit relatif à l’enfance et au développement de Cyrus est contenu dans Hérodote, I, 107-129.
[4] V. dans Photius, Cod. LXXII, les extraits de l’Histoire persane, aujourd’hui perdue, de Ktêsias, ajoutés aussi à l’édition d’Hérodote de Schweighaeuser, vol. IV, p. 345.
Aux différences qui existent entre Xénophon, Hérodote et Ktêsias, au sujet de Cyrus, il faut ajouter l’assertion d’Eschyle (Persæ, 747), la plus ancienne autorité de toutes, et celle des historiens arméniens. V. Baehr, ad Ktesiam, p. 85 ; cf. les commentaires de Baehr sur les différences, p. 87.
[5] Xénophon, Anabase, I, 8, 26.
[6] Hérodote, I, 71-153 ; Arrien, V, 4 ; Strabon, XV, p. 727 ; Platon, Leg., III, p. 695.
[7] Xénophon, Anabase, III, 3, 6 ; III, 4, 7-12. Strabon avait lu des récits suivant lesquels la dernière bataille entre Astyagês et Cyrus avait été livrée près de Pasargadæ (XV, p. 730).
[8] Xénophane, Fragm., p. 39, ap. Schneidewin, Delectus Poet. Elegiac. Græc. — Cf. Théognis, v. 775, et Hérodote, I, 163.
[9] Strabon, IV, p. 724. V. Heeren, Ueber den Verkehr der Alten Welt, part. I, liv. I, p. 320-340, et Ritter, Erdkunde, West-Asien, b. III. Abtheil. II, sect. 1 et 2, p. 17-84.
[10] Au sujet de la province de Perse, V. Strabon, 1V, p. 727 ; Diodore, XIX, 21 ; Quinte-Curce, V, 13, 14, p. 432-434, avec les importantes notes explicatives de Miitzell (Berlin, 1841). Cf. aussi Morier’s Second Journey in Persia, p. 49-120, et Ritter, Erdkunde, West-Asien, p. 712-738.
[11] Ktêsias, Persica, c. 2.
[12] Hérodote, I, 153.
[13] Il peut paraître singulier que ce point de vue ne soit pas signalé dans Hérodote, quand nous lisons le récit qu’il fait (VI, 86) au sujet du Milésien Glaukos, et du châtiment qui l’atteignit pour avoir éprouvé l’oracle ; mais il est présenté par Xénophon comme constituant une partie de la faute de Crésus (Cyropédie, VII, 2, 17).
[14] Hérodote, I, 47, 48, 49, 50.
[15] Hérodote, I, 52, 53, 54.
[16] Hérodote, I, 55.
[17] Hérodote, I, 67-70.
[18] Hérodote, I, 77.
[19] Hérodote, I, 83.
[20] Le récit de cet heureux emploi des chameaux se trouve aussi dans Xénophon, Cyropédie, VII, I, 47.
[21] Hérodote, I, 84.
[22] Cf. Hérodote, I, 84-87, et Ktêsias, Persica, c. 4 ; ce dernier semble avoir été copié par Polyen, VII, 6, 10.
Il est remarquable qu’au nombre des miracles énumérés par Ktêsias, il ne soit fait mention ni de feu ni du bûcher allumé ; nous voyons les chaînes de Crésus miraculeusement brisées, au milieu du tonnerre et des éclairs, mais il n’est point parlé de feu. Ceci mérite d’être signalé, comme servant à expliquer le fait que Ktêsias tirait ses renseignements de narrateurs persans, qui n’étaient pas dans le cas d’imputer à Cyrus l’usage du feu dans un tel but. Les Perses adoraient le feu comme un dieu, et regardaient comme impie de brûler un cadavre (Hérodote, III, 16). Or Hérodote semble avoir appris de Lydiens l’histoire concernant le brûlement (Hérodote, I, 87). Les Lydiens considéraient-ils le feu au même point de vue que les Perses, c’est ce que nous ignorons ; mais, même dans ce cas, ils n’étaient pas éloignés d’imputer à Cyrus un acte de grave impiété, précisément comme les Égyptiens imputèrent à Cambyse un autre acte également grave, ce qu’Hérodote lui-même traite de mensonge (III, 16).
Quelques-uns ont supposé que le long récit donné par Nicolas de Damas du traitement que Cyrus fit subir à Crésus a été emprunté de l’historien lydien Xanthus, contemporain d’Hérodote, mais plus âgé que lui. Mais ce me semble être une simple compilation, assez mal ajustée, de la Cyropédie de Xénophon et du récit d’Hérodote, renfermant peut-être quelques incidents particuliers pris dans Xanthus (V. Nicolas Damas Fragm., éd. Orelli, p. 57-70, et les Fragments de Xanthus dans les Historic. Græc. Fragm, de Didot, p. 40).
[23] Justin (I, 7) semble copier Ktêsias, au sujet du traitement de Crésus.
[24] Hérodote, I, 91.
[25] Hérodote, 1, 91.
Xénophon aussi dans la Cyropædie (VII,
[26] Hérodote, I, 13.
[27] V. tome IV, c. 4.
[28] Hérodote, VII, 10.
[29] Dans l’oracle rapporté dans Hérodote, VII, 141, comme rendu parla prêtresse pythienne à Athènes à l’occasion de l’approche de Xerxês, Zeus est représenté dans la position suprême analogue à celle que le présent oracle assigne aux Mœræ ou Parques ; Pallas essaye en vain de le rendre favorable à Athènes, exactement comme dans le cas actuel Apollon essaye d’apaiser les Mœræ au sujet de Crésus. Cf. aussi VIII, 109, et IX, 16.
O. Müller (Dissertation sur les Euménides d’Eschyle, p. 222, trad. ang.) dit : Dans aucune occasion Zeus Sôtêr ne montre directement son influence, comme Apollon, minerve et les Erynnies ; mais, tandis qu’Apollon est prophète et exégète, en vertu d’une sagesse qui dérive de lui, et que Minerve lui est redevable de son empire sur les États et sur les assemblées (qui plus est, les mêmes Erynnies exercent leurs fonctions en son nom), ce Zeus reste toujours à l’arrière-plan, et il n’a en réalité qu’à régler un conflit qui existe dans son propre cœur. Car pour Eschyle, comme pour tous les hommes d’un sentiment profond chez les Grecs des temps les plus reculés, Jupiter est le seul Dieu réel dans le sens le plus élevé du mot. Bien que, dans l’esprit de l’ancienne théologie, il soit un dieu créé, né d’un état imparfait de choses, et non produit avant la troisième phase d’un développement de la nature, — il est encore, à l’époque dont nous parlons, l’esprit qui pénètre et gouverne l’univers.
C’est dans le même sens que s’exprime Klausen (Theologumena Æschyli, p. 6-69).
Il est parfaitement vrai qu’on peut produire beaucoup de passages d’auteurs grecs qui attribuent à Zeus le pouvoir suprême mentionné ici. Mais il est également vrai que cette conception n’est pas uniformément admise, et que quelquefois les Parques ou Mœræ sont représentées comme les plus puissantes ; à l’occasion, elles le sont comme plus fortes et Zeus l’est comme plus faible (Promêtheus, 515). En effet, toute la teneur du Promêtheus d’Eschyle nous offre la conception d’un Zeus τύραννος, — dont le pouvoir n’est pas suprême, même pour le moment ; et il n’est pas destiné à rester d’une manière permanente même à cette hauteur. Les explications, que donne Klausen de ce drame me paraissent inexactes ; je ne comprends pas non plus comment on peut le concilier avec le passage qui précède emprunté d’O. Müller.
Les deux oracles cités ici et pris dans Hérodote montrent clairement la fluctuation de l’opinion grecque sur ce sujet : dans l’un, la détermination suprême et l’inflexibilité qui l’accompagne, sont attribuées à Zeus ; — dans l’autre, aux Mœræ. Ce double point de vue s’adaptait à différentes occasions, et aidait à interpréter différents événements. On supposait que Zeus avait certaines sympathies pour des êtres humains ; il arrivait à différents hommes des malheurs que non seulement il ne désirait pas causer, mais qu’il aurait été disposé à détourner ; ici les Mœræ, qui n’avaient pas de sympathies, étaient introduites comme cause explicative, tacitement impliquée comme dominant Zeus. Cum Furiis Æschylus Parcas tantum non ubique conjungit, dit Klausen (Theolog. Æsch., p. 39) ; et cette entière absence de sympathies humaines constitue le point commun des deux, — celui par lequel les Mœræ et les Erynnies différent de tous les autres dieux, (Eschyle, Sept. ad Theb., 720) ; cf. Euménides, 961, 172, et à vrai dire le cours général de cette effrayante tragédie.
Dans Eschyle, ainsi que dans Hérodote, Apollon est représenté comme exerçant une influence persuasive sur les Mœræ (Euménides, 724).
[30] Le langage d’Hérodote est digne d’attention ; Apollon dit Crésus : Je m’adressai aux Mœræ pour obtenir que l’exécution du jugement fût reportée de ton temps à celui de tes enfants. — Mais je ne pus les y décider ; tout ce qu’elles ont voulu accorder de leur propre mouvement, je te l’ai procuré (I, 91).
[31] Thucydide, I, 22.
[32] Cette date importante repose sur la preuve de Solin (Polyhistor, I, 112) et de Sosikratês (ap. Diogène Laërte, I, 95). V. les Fasti Hellen., de M. Clinton, ad ann. 546, et son appendice, c. 17, sur les rois lydiens.
M. Clinton et la plupart des chronologistes adoptent la date sans hésitation ; mais Volney (Recherches sur l’histoire ancienne, vol. I, p. 306-308 ; Chronologie des rois lydiens) la rejette complètement ; il pense que la prise de Sardes fut effectuée en 557 avant J.-C., et que le règne de Crésus commença en 571 avant J.-C. Il traite avec beaucoup de mépris l’autorité de Solin et de Sosikratês, et emploie une argumentation très soignée pour prouver que la date qu’il adopte est appuyée par Hérodote. Ce dernier point ne me paraît pas du tout satisfaisant ; j’adopte la date de Solin et de Sosikratês (bien que je reconnaisse avec Volney qu’une telle autorité positive n’est pas très considérable), parce qu’il n’y a rien qui les contredise, et que la date qu’ils donnent semble s’accorder avec le cours de l’histoire.
Les arguments de Volney supposent dans l’esprit d’Hérodote un degré de précision chronologique tout à fait excessif, par rapport à des événements antérieurs aux annales contemporaines. Il épuise (ainsi que d’autres chronologistes) son habileté à trouver un point propre de temps historique pour la conversation supposée entre Solôn et Crésus (p. 320).
[33] Hérodote, I, 141.
[34] Hérodote, I, 152. Le vêtement de pourpre, spectacle si attrayant au milieu du costume simple universel à Sparte, marque la différence entre la Grèce asiatique et la Grèce européenne.
[35] Hérodote, I, 153.
[36] Hérodote, I, 155.
[37] Hérodote, I, 153-160.
[38] Hérodote, I, 160. Le court fragment de Charôn de Lampsakos, que Plutarque (De Malignitat. Herodot., p. 859) cite ici à l’appui de l’une de ses nombreuses et injustes critiques sur Hérodote, n’est nullement incompatible avec l’assertion de ce dernier, mais plutôt il tend à la confirmer.
En écrivant ce traité sur la prétendue malignité d’Hérodote, nous voyons que Plutarque avait sous-les yeux l’histoire de Charôn de Lampsakos, plus ancien d’une génération que l’historien qu’il attaquait, et appartenant aussi à la Grèce asiatique. Naturellement il convenait au but de son ouvrage de produire toutes les contradictions avec Hérodote qu’il pouvait trouver dans Charôn ; le fait qu’il n’en avait produit aucune de quelque importance tend à augmenter notre foi dans l’historien d’Halikarnassos, et à montrer qu’en général son récit était d’accord avec celui de Charôn.
[39] Hérodote, I, 161-169.
[40] Hérodote, I, 168 ; Skymnus de Chios, Fragm. V, 153 ; Denys le Périégète, v. 553.
[41] Hérodote, I, 163.
Je ne comprends pas pourquoi les commentateurs discutent ce que signifient les mots τόν Μήδον ou qui ils désignent ; cela veut dire simplement la puissance des Mèdes on des Perses en général ; mais la difficulté chronologique est réelle, si nous devons supposer qu’il y eût du temps entre la première alarme que la puissance des Mèdes inspira aux Ioniens, et le siége de Phokæa par Harpagos, pour informer Arganthônios des circonstances, et pour obtenir de lui le secours considérable aussi bien que pour construire les fortifications. Les Grecs ioniens ne concevaient pas réellement, ils n’avaient pas non plus de raison pour concevoir d’alarme relativement à la puissance des Perses, jusqu’à l’arrivée de Cyrus devant Sardes ; et, dans l’espace d’un mois à partir de ce moment, Sardes fut en sa possession. Si nous devons supposer une communication avec Arganthônios fondée sur cette circonstance, à la distance on était Tartêssos et dans les circonstances de la navigation ancienne, nous devons nécessairement penser que l’attaque dirigée par Harpagos sur Phokæa (ville qu’il attaqua avant les autres) fut différée pendant au moins deux ou trois années. Un tel ajournement n’est pas tout à fait impossible, cependant il n’est pas dans l’esprit du récit d’Hérodote, et je ne le crois pas non plus vraisemblable. Il est beaucoup plus probable que ceux de qui Hérodote tenaient ses renseignements se trompèrent sous le rapport de la chronologie, et attribuèrent les dons d’Arganthônios à un motif qui ne les dicta pas réellement.
Quant aux fortifications (que Phokæa et les autres cités ioniennes élevèrent, dit-on, après la conquête de Sardes par les Perses), le cas peut être ainsi qu’il suit. Pendant que ces cités étaient toutes indépendantes, avant d’être prises pour la première fois par Crésus, elles doivent indubitablement avoir eu des fortifications. Quand Crésus s’en empara, il donna ordre de les démolir ; mais une démolition ne veut pas dire nécessairement qu’on abat les murs entiers ; quand il est fait une ou plusieurs brèches, la ville est mise à découvert, et le but de Crésus était ainsi atteint. Tel peut bien avoir été l’état des cités ioniennes à l’époque où elles jugèrent pour la première fois nécessaire de se munir de moyens de défense contre les Perses à Sardes ; elles réparèrent et complétèrent leurs fortifications ouvertes.
La conjecture de Larcher (v. les notes tant de Larcher que de Wesseling), — τόν Λυδόν au lieu de τόν Μήδον, — n’est pas déraisonnable, si elle avait pour elle une autorité quelconque ; le don d’Arganthônios serait transporté alors à la période antérieure à la conquête lydienne : cette conjecture nous débarrasserait de la difficulté chronologique mentionnée plus haut, mais elle introduirait quelque embarras nouveau dans le récit.
[42] Hérodote, I, 164.
[43] Hérodote, I, 165. Ύπερημίσεας τών άστών έλαβε πόθος τε καί οϊκτος τής πόλιος καί τών ήθέων τής χώρης ψευδόρκιοί τε γενόμενοι, etc. Le terme familier que je me suis permis de mettre dans le texte exprime exactement, aussi bien que brièvement, le sens de l’historien. Un serment public, prononcé par la plupart des cités grecques avec une cérémonie semblable de morceaux de fer jetés dans la mer, est mentionné dans Plutarque, Aristeidês, c. 25.
[44] Hérodote, I, 166.
[45] Aristote, Politique, III, 5, 11 ; Polybe, III, 22.
[46] Hérodote, I, 167.
[47] Hérodote, I, 170.
[48] Hérodote, I, 174.
[49] Hérodote, I, 176. La population entière de Xanthos périt, à l’exception de quatre-vingts familles absentes accidentellement : ceux qui occupèrent la ville dans la suite furent recrutés parmi des étrangers. Près de cinq siècles après, leurs descendants se tuèrent dans la même cité, d’une manière également désespérée et tragique, pour éviter de se rendre à l’armée romaine sous les ordres de Marcus Brutus (Plutarque, Brutus, c. 31).