HISTOIRE DE LA GRÈCE

CINQUIÈME VOLUME

CHAPITRE XII — AFFAIRES GRECQUES PENDANT LE GOUVERNEMENT DE PISISTRATE ET DE SES FILS À ATHÈNES.

 

 

Nous arrivons maintenant à ce qu’on peut appeler la seconde période de l’histoire grecque, commençant avec le règne de Pisistrate à Athènes et de Crésus en Lydia.

Nous avons déjà dit que Pisistrate se fit despote d’Athènes en 560 avant J.-C. Il mourut en 527, et eut pour successeur son fils Hippias, qui fut déposé et chassé en 510 ; ce qui fait ainsi tout un espace de cinquante ans entre la première élévation du père et l’expulsion finale du fils. Ces points chronologiques sont établis sur de bonnes preuves. Mais les trente-trois années remplies par le règne de Pisistrate sont interrompues par deux périodes d’exil, l’une d’elles ne durant pas moins de dix ans, et l’autre durant cinq ans ; et la place exacte des années d’exil, n’étant- nulle part établie sur une autorité, a été différemment déterminée par les conjectures des chronologistes[1]. A l’aide en partie de cette chronologie à moitié connue, en partie d’une collection de faits très peu abondante, l’histoire du demi-siècle qui nous occupe maintenant ne peut être donnée que très imparfaitement. Et nous ne pouvons nous étonner de notre ignorance, quand nous trouvons que chez les Athéniens eux-mêmes, seulement un siècle plus tard, circulaient au sujet des Pisistratides les renseignements les plus inexacts et les plus contradictoires, comme nous l’apprend Thucydide clairement, et en quelque sorte avec reproche.

Plus de trente ans s’étaient alors écoulés depuis la promulgation de la constitution solonienne, qui avait créé le sénat annuel des Quatre-Cents, et investi l’assemblée publique (précédée dans son action aussi bien qu’aidée et réglée par ce sénat) du pouvoir de demander clés comptes aux magistrats après leur année de charge. Les germes de la démocratie subséquente avaient ainsi été déposés dans le pays et par là, sans doute, l’administration des archontes avait été adoucie en pratique. Cependant rien qui fût de la nature d’un sentiment démocratique n’avait encore été créé. Cent ans plus tard, nous trouverons ce sentiment unanime et fort dans les masses entreprenantes d’Athènes et du Peiræeus (Pirée), et nous serons appelés à entendre de vives plaintes sur la difficulté qu’il y a à avoir des rapports avec cet irascible, bourru, intraitable petit vieillard, Dêmos de Phnyx ; — car c’est ainsi qu’Aristophane[2] appelle le peuple athénien en face, avec une liberté qui prouve que lui, du moins ; comptait sur son bon caractère. Mais, entre 560-510 avant J.-C., le peuple est aussi passif sous le rapport des droits et des garanties politiques que pourrait le désirer l’ennemi le plus ardent de là démocratie, et le gouvernement est transféré de main en main, au moyen de marchés et de changements réciproques entre deux ou trois hommes puissants[3], à la tête de partisans qui se font leurs échos, épousent leurs querelles personnelles et tirent l’épée sur leur ordre. C’était cette ancienne constitution, — Athènes telle qu’elle était avant la démocratie athénienne, — que le Macédonien Antipater déclarait rétablir en 322 avant J.-C., quand il faisait exclure entièrement des droits politiques la majorité des plus pauvres citoyens[4].

Au moyen du stratagème raconté dans un précédent chapitre[5], Pisistrate avait obtenu de l’assemblée publique une garde qu’il avait employée à acquérir de force la possession de l’acropolis. Il devint ainsi maître de l’administration ; mais il fit de son pouvoir un emploi bon ‘et honorable, ne troublant pas les formés existantes plus qu’il n’était nécessaire pour s’assurer une domination complète. Néanmoins nous pouvons voir par les vers de Solôn[6] (seule preuve contemporaine que nous possédions) que l’opinion dominante n’était nullement favorable à sa conduite récente, et qu’il y avait dans bien des esprits un sentirent fort tant de terreur que d’aversion, qu se manifesta bientôt dans la coalition armée de ses deux rivaux, — Megaklês, à la tête des Parali ou habitants des bords de la mer, et Lykurgos, à la tête de ceux de la plaine voisine. Comme l’union des deux formait une force trop puissante pour que Pisistrate pût résister, il fut forcé de s’exiler, après, avoir possédé peu de temps le despotisme. Mais le moment vint (nous ne pouvons pas dire si ce fut bientôt) où les deux rivaux qui l’avaient chassé se querellèrent. Megaklês fit des propositions à. Pisistrate, l’invitant à reprendre la souveraineté, lui promettant son aide personnelle, et stipulant que Pisistrate épouserait sa fille. Les conditions étant, acceptées, les deux nouveaux alliés combinèrent un plan pour leur donner un plein effet au moyen d’un second stratagème, puisque les blessures simulées et le prétexte d’un danger personnel n’étaient plus propres à être joués une ; seconde fois, avec succès. Les deux conspirateurs revêtirent une belle femme, haute de six pieds (1 mètre 82 c.), nommée Phyê, de l’armure et du costume d’Athênê, — l’entourèrent des accessoires de cortège appartenant à la déesse, — et la placèrent dans un char avec Pisistrate à ses côtés. C’est, de cette manière que le despote exilé et ses adhérents arrivèrent la cité et se firent conduire à l’acropolis précédés par des hérauts, qui criaient à haute voix au peuple : Athéniens, recevez cordialement Pisistrate, qu’Athênê a honoré plus que tous les autres hommes, et qu’elle ramène maintenant dans sa propre acropolis. Le peuple de la ville reçut la prétendue déesse avec une foi implicite et des démonstrations d’adoration, tandis que, dans les cantons de la campagne, la nouvelle se répandit rapidement qu’Athênê était apparue en personne pour rétablir Pisistrate, qui se trouva ainsi, même sans ombre de résistance, en possession de l’acropolis, et du gouvernement. Son propre parti, uni à celui de Megaklês, fut assez puissant pour le maintenir au pouvoir, une fois qu’il fut devenu le maître. Et probablement tout le monde, à l’exception des meneurs, crut sincèrement à l’épiphanie de la déesse, et l’on ne finit par savoir que cela avait été une imposture qu’après que Pisistrate et Megaklês se furent querellés[7].

La fille de Megaklês, selon la convention, devint promptement la femme de Pisistrate, mais elle ne lui donna pas d’enfants. On sut que son époux, ayant déjà des fils adultes d’un premier mariage, et considérant que la malédiction kylonienne pesait sur toute la famille Alkmæonide, n’avait pas l’intention qu’elle devînt mère[8]. Megaklês fut si irrité de cette conduite, que non seulement il renonça à son alliance avec Pisistrate, mais même fit sa paix le troisième parti, — les adhérents de Lykurgos, — et prit une attitude si menaçante, que le despote fut obligé d’évacuer l’Attique. Il se retira à Eretria en Eubœa, où il ne resta pas moins de dix années, les employant à faire des préparatifs pour un retour par la force, et exerçant, bien qu’exilé ; une influence de beaucoup supérieure à celle d’un homme privé. Non seulement il prêta une aide importante à Lygdamis de Naxos[9] pour qu’il se fit despote de cette !le, mais il eut, nous ne savons comment, le moyen de rendre des services signalés à différentes villes, à Thèbes en particulier. Elles les reconnurent par des contributions considérables d’argent pour aider à son rétablissement : on loua des mercenaires d’Argos, et le Naxien Lygdamis vint lui-même avec de l’argent et avec des troupes. Ainsi équipé et aidé, Pisistrate aborda à Marathôn en Attique. Comment le gouvernement athénien avait-il été dirigé pendant les dix années de son absence, c’est ce que nous ignorons ; mais ses chefs lui permirent de rester à Marathôn sans l’inquiéter, et de rassembler ses partisans tant de la cité que de la campagne. Ce ne fût que lorsqu’il quitta Marathôn et qu’il eut atteint Pallênê dans sa route vers Athènes, qu’ils ouvrirent la campagne contre lui. De plus, leur conduite, même lorsque les deux armées furent en présence, doit avoir été extrêmement négligente ou très corrompue ; car Pisistrate trouva moyen de les attaquer à l’improviste, et de mettre leurs forces en déroute presque sans résistance. De fait, ce qui se passa eut tout à fait l’air d’une trahison concertée. Car les troupes défaites, bien que n’étant pas poursuivies, se dispersèrent, dit-on, et retournèrent sur-le-champ dans leurs foyers pour obéir à la proclamation de Pisistrate, qui continua sa marche vers Athènes et se trouva maître pour la troisième fois[10].

Après cette troisième entrée heureuse, il prit des précautions vigoureuses pour, rendre son séjour permanent. Les Alkmæonides et leurs partisans immédiats s’exilèrent. Mais il saisit les enfants de ceux qui restèrent et dont les sentiments lui étaient suspects, les garda comme otages qui lui répondraient de la conduite de leurs parents, et les plaça à Naxos, les confiant aux soins de Lygdamis. De plus, il se pourvut d’un corps puissant de mercenaires thraces, payés au moyen de taxes levées sur le peuple[11], et il eut soin de se concilier la faveur des dieux en purifiant l’île sacrée de Délos. Tous les cadavres qui avaient été ensevelis en vue du temple d’Apollon furent exhumés et enterrés de nouveau à une plus grande distance. A cette époque, la fête de Délos, suivie par les Ioniens asiatiques et par les insulaires, et à laquelle Athènes naturellement se rattachait particulièrement, — doit avoir commencé à perdre de son ancienne magnificence ; car, l’asservissement des cités ioniennes continentales par Cyrus avait été déjà accompli, et le pouvoir de Samos, bien qu’augmenté sous le despote Polykratês, semble avoir grandi aux dépens et pour la ruine des îles ioniennes plus petites. En partie d’après les mêmes sentiments qui l’amenèrent à purifier Dêlos, — en partie comme acte de vengeance de parti contre ses ennemis, Pisistrate fit raser les maisons des Alkmæonides, et déterrer ,et jeter hors du pays les corps des membres décédés de cette famille[12].

Cette troisième et dernière période du règne de Pisistrate dura plusieurs années, jusqu’à sa mort en 527 avant J.-C. On dit qu’il fut si doux de caractère, qu’il se laissa même une fois mettre en cause devant le sénat de l’aréopage ; cependant, comme nous savons qu’il avait à entretenir un corps considérable de mercenaires thraces avec les fonds du peuple ; nous pencherons à expliquer cette louange relativement plutôt que positivement. Thucydide affirme que tant lui que ses fils gouvernèrent dans un esprit sage et vertueux, ne levant sur le peuple qu’une taxe de 5 pour 100 sur le revenu[13]. C’est là un bel éloge venant d’une telle autorité, bien qu’il semble que nous devions avoir quelque égard pour cette circonstance, que Thucydide se rattachait par ses ancêtres à la famille des Pisistratides[14]. Le jugeaient d’Hérodote est aussi, très favorable relativement à Pisistrate ; celui d’Aristote est favorable, bien que tempéré, puisqu’il renferme ces despotes dans la liste de ceux qui entreprirent les travaux publics et sacrés dans le dessein arrêté d’appauvrir aussi bien que d’occuper leurs sujets. Ce qui vient à l’appui de cette supposition, c’est l’échelle prodigieuse sûr laquelle le temple le Zeus Olympios, à Athènes, fut commencé par Pisistrate, — échelle dépassant de beaucoup soit le Parthénon, soit le temple d’Athênê-Polias, qui furent néanmoins élevés tous deux à une époque plus récente, où les ressources d’Athènes étaient incontestablement[15] plus considérables et où sa disposition à une piété démonstrative n’était certainement diminuée eu aucune sorte. Il le laissa inachevé, et il ne fut jamais complété avant que l’empereur romain Adrien entreprît cette tâche. En outre, Pisistrate introduisit la grande fête Panathénaïque, célébrée tous les quatre ans, dans la troisième année Olympique : la fête Panathénaïque, désormais appelée la Petite Fête, fut encore continuée.

J’ai déjà mentionné, en grand détail, le soin qu’il mit à se procurer des copies complètes et exactes des poèmes homériques, aussi bien qu’à perfectionner la récitation de ces poèmes à la fête Panathénaïque, — mesure pour laquelle nous lui devons beaucoup de reconnaissance, mais qui a été interprétée d’une manière erronée par divers critiques, ainsi que nous l’avons démontré. Il réunit probablement aussi les ouvrages d’autres poètes, appelés par Aulu-Gelle[16], dans un langage qui ne convient pas bien au sixième siècle avant J.-C., une bibliothèque ouverte au public. Le service qu’il rendit ainsi doit avoir été extrêmement important à une époque où l’écriture et la lecture n’étaient pas répandues air loin. Son fils Hipparchos eut le môme goût, prenant plaisir à la société des poètes les plus éminents de l’époque[17], — Simonide, Anakreon et Lasos ; pour ne pas mentionner l’Athénien mystique Onomakritos, qui, bien que ne prétendant pas lui-même au don de prophétie, passait pour le propriétaire et l’éditeur des diverses prophéties attribuées à l’ancien nom de Musæos[18]. Les Pisistratides, bien versés dans ces prophéties, y attachaient une grande valeur et veillaient à leur intégrité avec tant de soin qu’Onomakritos, étant surpris dans une occasion à y faire des interpolations, fut pour cet acte banni par Hipparchos. Les statues d’Hermès élevées par ce prince ou par ses amis personnels dans diverses ‘parties de l’Attique[19], et sur lesquelles étaient gravées de courtes sentences morales, sont vantées par l’auteur du dialogue platonique appelé Hipparque, avec une exagération qui approche de l’ironie. Il est certain, cependant, que les fils de Pisistrate, aussi bien que lui-même, furent exacts à remplir les obligations religieuses de l’État et ornèrent la cité de plusieurs manières, et particulièrement la fontaine Kallirhoê. Ils conservèrent, dit-on, les formes préexistantes des lois, et de la justice, prenant seulement toujours soin de garder pour eux-mêmes et pour leurs adhérents les charges puissantes de l’État et le pouvoir dans sa réalité complète. En outre, ils furent modestes et populaires dans leur conduite personnelle, et charitables envers les pauvres. Cependant il se présente un exemple frappant, d’inimitié peu scrupuleuse ; c’est le meurtre de Kimôn, qu’ils firent tuer de nuit par le bras d’assassins soudoyés[20]. Il y a toutefois de bonnes raisons pour croire que le gouvernement, tant de Pisistrate que de ses fils, fut en pratique généralement doux jusqu’après la mort d’Hipparchos, immolé par Harmodios et Aristogeitôn ; événement après lequel Hippias, le frère survivant, devint inquiet, cruel et oppressif pendant les quatre dernières années de son règne. C’est de lit que la : dureté de cette dernière période laissa dans l’esprit athénien[21], contre la dynastie en général, cette haine profonde et impérissable que Thucydide n’admet qu’avec répugnance : il s’efforce de démontrer qu’elle ne fut méritée ni par Pisistrate, ni d’abord par Hippias.

Pisistrate laissa trois fils légitimes : Hippias, Hipparchos et Thessalos. L’opinion générale à Athènes, parmi les contemporains de Thucydide, était qu’Hipparchos était l’aîné des trois et lui avait succédé. Cependant l’histoire déclare expressément que c’est une erreur, et il certifie sous sa propre responsabilité qu’Hippias fut à la fois le fils aîné et le successeur. Une telle assertion de sa part, fortifiée par certaines raisons qui en elles-mêmes ne sont pas très concluantes, est une raison -suffisante pour établir notre opinion, d’autant plus qu’Hérodote appuie la même version ; mais nous sommes surpris d’un tel degré de négligence historique dans le public athénien, et vraisemblablement même dans Platon[22], sur un sujet à la fois intéressant et relativement récent. Pour diminuer cette surprise et expliquer comment le nom d’Hipparchos en vint à remplacer celui d’Hippias dans les discours populaires, Thucydide raconte la mémorable histoire d’Harmodios et d’Aristogeitôn.

De ces deux citoyens athéniens[23], appartenant tous deux à l’ancienne gens appelée Gephyræi, le premier était un beau jeune homme, attaché au second par une amitié mutuelle et une intimité dévouée que les moeurs grecques ne condamnaient ; pas. Hipparchos fit à Harmodios des propositions qui furent repoussées, mais qui, aussitôt qu’elles furent connues d’Aristogeitôn, excitèrent à la fois sa jalousie et ses craintes que le prétendant désappointé n’employât la force, — craintes justifiées par les actes non inusités chez les despotes grecs[24], et par l’absence de toute protection légale contre un outrage venant de si haut lieu. Sous l’empire de ces sentiments, il commença à chercher de tous côtés, de la meilleure manière qu’il pût, quelques moyens d’abattre le despotisme. Cependant Hipparchos, bien que ne nourrissant aucun dessein de violence, fut si irrité du refus d’Harmodios, qu’il ne put être satisfait qu’en faisant quelque chose pour l’insulter ou l’humilier. Afin de cacher le motif d’où résultait réellement l’insulte, il la fit non pas directement à Harmodios, mais à sa sœur. Il fit inviter un jour la jeune fille à prendre sa place dans une procession religieuse, comme une des Kanêphoræ ou porteuses de corbeilles, selon la coutume usitée à Athènes. Mais quand elle arriva à l’endroit où étaient assemblées les jeunes filles ses compagnes, elle fut renvoyée avec mépris comme indigne d’une fonction si respectable, et on désavoua l’invitation qui lui avait été adressée[25].

Une insulte faite ainsi publiquement remplit Harmodios d’indignation et exaspéra encore plus les sentiments d’Aristogeitôn. Tous deux, résolus à tout hasard à mettre fin au despotisme, concertèrent des moyens d’agression avec un petit nombre d’associés choisis. Ils attendirent la fête des Grandes Panathénées, où le corps des citoyens avait coutume de monter à l’acropolis en procession armée, avec lance et bouclier, ce jour étant le seul dans lequel un corps armé pouvait se réunir sans éveiller de soupçon. Les conspirateurs vinrent armés comme le reste des citoyens, mais portant en outre des poignards cachés. Harmodios et Aristogeitôn se chargèrent de tuer de leurs propres mains les deux Pisistratides, tandis que les autres promirent de s’avancer immédiatement pour les protéger contre les mercenaires étrangers ; et bien que le nombre total des personnes engagées dans le complot fût peu considérable, ils comptaient sur les sympathies spontanées des assistants armés qui feraient un effort pour reconquérir leurs libertés, aussitôt que le coup serait une fois frappé. ‘Le jour de la fête étant arrivé, Hippias, avec ses gardes du corps étrangers autour de lui, était occupé à ranger pour la procession les citoyens armés, dans le Kerameikos (Céramique), en dehors, des portes, quand Harmodios et Aristogeitôn s’approchèrent avec des poignards cachés pour exécuter-leur projet. Dans ce moment, ils furent atterrés de voir un de leurs complices parler familièrement avec Hippias, que tout homme pouvait aborder facilement. Ils en conclurent immédiatement que le complot était trahi. S’attendant à être arrêtés, et poussés à un état de désespoir, ils résolurent au moins de ne pas mourir sans s’être vengés sur Hipparchos, qu’ils trouvèrent en dedans des portes de la ville, près de la chapelle appelée le Leôkorion, et immédiatement ils le frappèrent à mort. Les gardes de son escorte tuèrent Harmodios sur-le-champ, tandis qu’Aristogeitôn, sauvé pour le moment par la foule environnante, fut pris plus tard, et périt dans les tortures auxquelles on le soumit pour lui faire révéler ses complices[26].

La nouvelle parvint rapidement à Hippias dans le Kerameikos ; il l’apprit avant les citoyens armés qui étaient près de lui et attendaient soli ordre pour commencer la procession. Avec un sang-froid extraordinaire, il profita de cet instant précieux que lui fournissait ce qu’il avait appris le premier et s’avança vers eux, — leur ordonnant de déposer leurs armes pour quelques instants, et de s’assembler sur un terrain adjacent. Ils obéirent sans concevoir de soupçon ; — alors il donna ordre à ses gardes de s’emparer des armes déposées. Étant maintenant maître incontesté, il s’empara des personnes de tous ceux des citoyens dont il se défiait, — particulièrement de tous ceux qui avaient des poignards sur eux, armes qu’il n’était pas d’usage de porter à la procession Panathénaïque.

Tel est le mémorable récit d’Harmodios et d’Aristogeitôn, particulièrement précieux en ce qu’il vient tout entier de Thucydide[27]. Posséder un grand pouvoir, — être au-dessus de toute contrainte légale, — inspirer une crainte extraordinaire, — c’est un privilège tellement convoité par les géants parmi l’humanité, que nous pouvons bien signaler ces cas où il est même pour eux une source de malheurs. La crainte inspirée par Hipparchos de desseins qu’il ne nourrissait pas réellement, mais qu’il était de nature à nourrir et capable d’exécuter sans obstacle, fut en cette occasion la principale cause de sa mort.

La conspiration détaillée ici’ eut lieu en 514 avant J.-C., pendant la treizième année du règne d’Hippias, qui dura encore quatre ans, jusqu’en 510 avant J.-C. Ces quatre dernières années, dans l’opinion du public athénien, comptaient pour tout son règne ; qui plus est, maintes personnes commirent l’erreur historique plus grande encore de retrancher complètement ces quatre dernières années et de supposer que la conspiration d’Harmodios et d’Aristogeitôn avait renversé le gouvernement pisistratide et délivré Athènes. Des poètes et des philosophes partagèrent également cette croyance, qui est distinctement exposée dans le beau et populaire Skolion ou chant sur le sujet ; les deux amis y sont célébrés comme les auteurs de la liberté à Athènes : Ils tuèrent le despote et donnèrent à, Athènes des lois équitables[28]. Un si inestimable présent suffisait seul pour graver dans les esprits de la, démocratie subséquente les noms de ceux qui l’avaient payé de leur vie. De plus, nous devons, nous rappeler que le rapport intime qui existait entre les deux faits, bien que repoussant aux yeux du lecteur moderne, était regardé, à Athènes avec sympathie, — de sorte que l’histoire s’empira de l’esprit athénien par la veine du roman conjointement avec celle du patriotisme. Harmodios et Aristogeitôn furent célébrés dans la suite comme ayant conquis la liberté athénienne, dont ils étaient les protomartyrs. Des statues furent élevées en leur honneur peu après l’expulsion définitive des Pisistratides ; une immunité de taxes et de charges publiques fut accordée aux descendants de leurs familles, et l’orateur qui proposa l’abolition de ces immunités, à une époque où elles avaient été multipliées d’une manière abusive, ne fit qu’une exception spéciale et en faveur de cette lignée respectée[29]. Et puisque le nom d’Hipparchos était universellement connu comme celui de la personne tuée, nous découvrons comment il se fit qu’il en vint a être pris par un public dénué de critique pour le membre prédominant de la famille Pisistratide, — le fils aîné et le successeur de Pisistrate, — le despote régnant, — tandis qu’Hippias fut relativement négligé. Le même public se plaisait probablement à entendre, relativement à cette période pleine d’événements, maintes autres anecdotes[30], auxquelles il n’ajoutait pas une foi moins vive, bien qu’elles ne pussent être prouvées.

Quelle qu’ait pu être la modération antérieure d’Hippias, l’indignation que lui causa la mort de son frère, et la crainte qu’il ressentit pour sa vie[31], l’engagèrent dès lors à y renoncer complètement. Il est attesté et par Thucydide et par Hérodote, et cela na souffre pas de doute, qu’il fit désormais un usage dur et cruel de son pouvoir, qu’il mit à mort un nombre considérable de citoyens. Nous trouvons aussi un renseignement qui n’est nullement, improbable en lui-même et qu’affirment à la fois Pausanias et Plutarque, — autorités secondaires, cependant encore suffisamment croyables dans le cas actuel, — c’est qu’il fit torturer jusqu’à ce que mort s’ensuivit. Leæna, maîtresse d’Aristogeitôn, afin de lui arracher une révélation des secrets et des complices de son amant[32]. Mais comme il ne pouvait pas ne point sentir que ce système de terrorisme était plein de péril pour lui-même, il songea à s’assurer un abri et une aide dans le cas où il serait chassé d’Athènes. Dans cette pensée, il chercha à s’unir avec Darius, roi de Perse, — union grosse de conséquences qui seront développées ci-après. Æantidês, fils d’Hippoklos, despote de Lampsakos sur l’Hellespont, jouissait, à cette époque, d’une grande faveur auprès du monarque persan, ce qui engagea Hippias à lui donner sa fille Archedikè en mariage ; honneur, non médiocre pour le despote de Lampsakos, aux yeux de Thucydide[33]. Pour expliquer comment Hippias en vint à s’arrêter à cette ville, il est nécessaire de dire quelques mots de la politique étrangère des Pisistratides.

Nous avons déjà mentionné que les Athéniens, même dès le temps du poète Alcée, avaient occupé Sigeion dans la Troade et y avaient fait la guerre aux 117itylenoeens, de sorte que leurs acquisitions dans ces contrées datent d’une époque antérieure à Pisistrate. C’est probablement à cause de cette circonstance que, dans la première partie de son règne les Thraces Dolonkiens, habitants de la Chersonèse sur le côté opposé de l’Hellespont, s’adressèrent à eux pour obtenir leur aide contre leurs puissants voisins, la tribu thrace des Absinthiens. Une occasion s’offrait ainsi d’envoyer une colonie, afin d’acquérir pour Athènes cette importante péninsule. Pisistrate entra volontiers dans le projet, tandis que Miltiadês, fils de Kypselos, noble Athénien, supportant impatiemment son despotisme, ne fut pas moins charmé de se mettre en avant pour l’exécuter ; son départ et celui d’autres mécontents en qualité de fondateurs d’une colonie convenaient aux desseins de tout le monde. Selon le récit d’Hérodote, — à la fois pieux et pittoresque, et sans doute circulant comme authentique aux jeux annuels que les Chersonésiens, même à son époque, célébraient en l’honneur de leur œkiste, — c’est le dieu de Delphes qui ordonne l’entreprise et désigne les individus. Les chefs des malheureux Dolonkiens, allant à Delphes pour implorer assistance afin de se procurer des colons grecs, reçurent l’ordre de prendre pour leur œkiste l’individu qui le premier leur donnerait l’hospitalité quand ils quitteraient le temple. Ils s’en allèrent et marchèrent tout le long de ce qu’on appelait la Route Sacrée, entre la Phokis et la Bœôtia, menant à Athènes, sans recevoir une seule invitation hospitalière. Enfin ils entrèrent à Athènes et passèrent à côté de la maison de Miltiadês, tandis que lui-même était assis devant elle. Voyant des hommes dont le costume et les armes indiquaient des étrangers, il les invita à entrer dans sa maison et les traita avec bonté ; alors ils lui apprirent qu’il était l’homme désigné par l’oracle, et le conjurèrent de ne pas refuser son concours. Après avoir demandé pour lui-même personnellement l’opinion de l’oracle, et avoir reçu une réponse affirmative ; il consentit, et fit voile comme œkiste vers la Chersonèse, à la tête d’un corps d’émigrants athéniens[34].

Ayant atteint cette péninsule, et ayant été établi despote de la population thrace et athénienne mêlée, il fortifia sans perdre de temps l’isthme étroit par un mur s’étendant en travers de Kardia à Paktya, distance d’environ quatre milles et demi (= 7 kilomèt. 200 mèt.) ; de sorte que, pour le moment, les invasions des Absinthiens furent efficacement arrêtées[35], bien que la protection n’ait pas été continuée d’une manière permanente. Il eut aussi une guerre à soutenir contre Lampsakos sur le côté asiatique du détroit ; mais il eut le malheur de tomber dans une, embuscade et d’être fait prisonnier. Il ne conserva la vie que grâce à l’intervention immédiate de Crésus, roi de Lydia, jointe à de véhémentes menaces adressées aux Lampsakêni, qui se trouvèrent dans, l’obligation de relâcher le prisonnier. Miltiadês avait acquis une grande faveur auprès de Crésus ; on ne nous dit pas de quelle manière. Il mourut sans enfants quelque temps après, tandis que son neveu Stesagoras, qui lui succéda, périt assassiné quelque temps après la mort de Pisistrate à Athènes[36].

L’expédition de Miltiadês en Chersonèse doit avoir été faite bientôt après la première usurpation de Pisistrate ; puisque même son emprisonnement par les Lampsakêni arriva avant la ruine de Crésus (546 av. J.-C.). Mais ce ne fut que beaucoup plus tard, — probablement pendant la troisième et la plus puissante période de Pisistrate, que ce dernier entreprit son expédition contre Sigeion dans la Troade. Cette ville parait être tombée entre les mains des Mitylénæens. Pisistrate la reprit[37] et y mit son fils illégitime Hegesistratos comme despote. Les Mitylénæens peuvent avoir été affaiblis à cette époque (à un moment quelconque entre 537 et 527 av. J.-C), non seulement par les progrès rapides de la conquête persane sur le continent, mais encore par la défaite ruineuse qu’ils subirent de la part de Polykratês et des Samiens[38]. Hegesistratos défendit la place contre diverses tentatives hostiles pendant tout le règne d’Hippias, de sorte due les possessions athéniennes dans ces régions comprenaient à cette époque et la Chersonèse et Sigeion[39]. C’est en Chersonèse qu’Hippias envoya Miltiadês, neveu du premier œkiste, comme gouverneur, après la mort de son frère Stesagoras. Le nouveau gouverneur trouva un grand mécontentement dans la péninsule, mais il réussit à en triompher, en surprenant et en emprisonnant les principaux personnages de chaque ville. De plus, il prit à sa solde un régiment de cinq cents mercenaires et épousa Hegesipylê, fille du roi thrace Oloros[40]. Ce doit avoir été vers 518 avant J.-C. que lé second Miltiadês se rendit en Chersonèse[41]. Il semble avoir été obligé de la quitter pendant an temps, après l’expédition de Darius en Scythie, pour avoir encourt l’hostilité des Perses ; mais il y fut depuis le commencement de la révolte ionienne jusqu’à 493 avant J.-C environ, c’est-à-dire deux ou trois ans avant la bataille de Marathôn, occasion dans laquelle nous le trouverons à la tête de l’armée athénienne.

La Chersonèse et Sigeion cependant, bien que possessions athéniennes, étaient alors tributaires et indépendantes de la Perse. Ce fut sur la Perse qu’Hippias, pendant ses dernières années d’alarme ; jeta les yeux pour trouver un appui dans le cas où il serait chassé d’Athènes ; il compta sur Sigeion comme sur un asile, et sur Æantidês aussi bien que sur Darius comme sur un allié. Ni l’une ni les autres ne lui firent défaut.

Les mêmes circonstances qui alarmaient Hippias et rendaient sa domination en Attique à la fois plus oppressive et plus odieuse, tendaient naturellement à accroître les espérances de ses ennemis, les exilés athéniens, ayant à leur tête lés puissants Alkmœôn ides. Croyant le moment favorable venu, ils entreprirent même une invasion en Attique, et occupèrent un poste appelé Leipsydrion, dans la chaîne de montagnes de Parnês, qui sépare l’Attique de la Bœôtia[42]. Mais leurs projets échouèrent complètement. Hippias les défit et les repoussa hors du pays. Sa domination alors sembla assurée, car les Lacédæmoniens étaient avec lui dans les termes d’une amitié intime, et il avait pour allié Amyntas, roi de Macédoine, aussi bien que les Thessaliens. Cependant les exilés qu’il avait battus en rase campagne réussirent dans une manoeuvre inattendue, qui, favorisée par les circonstances, amena sa ruine.

Par suite d’un accident qui était arrivé dans l’année 548 avant J.-C.[43], le temple de Delphes avait été incendié et brillé. Réparer cette gravé perte était un objet de sollicitude pour toute la Grèce ; mais la dépense demandée était excessivement lourde, et il semble qu’il se passa beaucoup de temps avant que l’argent pût être réuni. Les Amphiktyons décrétèrent qu’un quart des frais serait supporté par les Delphiens eux-mêmes, qui se trouvèrent si lourdement taxés par cette imposition qu’ils envoyèrent des députés dans toute la Grèce pour recueillir des souscriptions qui leur viendraient en aide, et reçurent entre autres dons, des colons grecs en Égypte, vingt mines, outre un présent considérable d’alun offert par le roi égyptien Amasis : leur libéral bienfaiteur Crésus tomba victime des Perses en 546 avant J.-C., de sorte que son trésor ne leur fut plus ouvert. La somme totale demandée était 300 talents[44], (égale probablement à environ 115.000 liv. sterling = 2.875.000 fr.), total prodigieux a recueillir clans les cités grecques dispersées, qui ne reconnaissaient pas d’autorité souveraine commune, et chez lesquelles la proportion raisonnable à demander de chacune était difficile a déterminer a la satisfaction de tout le monde. A la fin cependant l’argent fut réuni, et les Amphiktyons furent en état de faire un contrat pour la construction du temple. Les Alkmæonides, qui avaient été toujours en exil depuis la troisième et définitive acquisition du pouvoir par Pisistrate, se chargèrent de l’entreprise. En exécutant le contrat, non seulement ils achevèrent le travail de la manière la meilleure, mais même ils allèrent beaucoup au delà des termes stipulés, employant du marbre de Paros pour la façade, où la matière prescrite était de la pierre grossière[45]. Comme nous l’avons fait remarquer auparavant dans le cas de Pisistrate quand il était banni, nous sommes surpris de trouver des exilés (dont les biens avaient été confisqués), si abondamment munis d’argent ; à moins que nous ne devions supposer que Kleisthenês l’Alkmæônide, petit-fils du Sikyonien Kleisthenês[46], ait hérité par sa mère de richesses indépendantes de l’Attique, et les ait déposées dans le temple de Hêrê Samienne. Mais le fait est incontestable, et ils obtinrent une réputation signalée dans tout le monde hellénique par la manière libérale dont ils exécutèrent une entreprise si importante. Nous ne pouvons douter que cette construction n’ait pris un temps considérable. Il semble qu’elle fut achevée, autant que nous pouvons le conjecturer, une année ou deux environ après la mort d’Hipparchos, — 512 avant J.-C., — plus de trente ans après l’incendie.

Pour les Delphiens particulièrement, la reconstruction de leur temple sur une échelle si supérieure était le plus essentiel de tous les services, et leur reconnaissance envers les Alkmæonides fut grande en proportion. En partie grâce à ce sentiment, en partie au moyen de présents pécuniaires, Kleisthenês fut ainsi mis en état de travailler l’oracle dans des buts politiques, et d’appeler le bras puissant de Sparte contre Hippias. Toutes les fois qu’un Spartiate se présentait pour consulter l’oracle au sujet d’affaires soit publiques, soit privées, la réponse de la prêtresse était toujours la même : Il faut délivrer Athènes. La répétition constante de cet ordre finit par arracher à la piété des Lacédæmoniens un consentement forcé. Le respect pour le dieu triompha de leur fort sentiment d’amitié à l’égard des Pisistratides, et Anchimolios, fils d’Aster, fut envoyé par mer à Athènes à la tête d’une armée spartiate pour les chasser. Toutefois, en abordant à Phalêron, il les trouva déjà prévenus et préparés, et de plus renforcés par un millier de chevaux qu’ils avaient spécialement demandés à leurs alliés de Thessalia. Dans la plaine de Phalêron, cette dernière troupe agit particulièrement d’une manière efficace, de sorte que la division d’Anchimolios fut repoussée dans ses vaisseaux avec urne grande perte, et que lui-même fut tué[47]. L’armement défait avait probablement été peu considérable, et son échec ne fit qu’engager les Lacédœmoniens à en envoyer un plus grand sous le commandement de leur roi Kleomenês en personne, qui, dans cette occasion, se rendit en Attique par terre. En atteignant la plaine de Phalêron, il fut assailli par la cavalerie thessalienne ; mais il la repoussa d’une façon si courageuse, qu’elle tourna bride aussitôt et retourna dans son pays natal, abandonnant ses alliés avec une déloyauté qui n’était pas rare dans le caractère thessalien. Kleomenês continus sa marche jusqu’à Athènes sans rencontrer de nouvelle résistance ; là, il se trouva en possession de la ville, avec les Alkmæonides et les Athéniens mécontents en général. A cette époque il n’y avait pas de fortifications, si ce n’est autour de l’acropolis, dans laquelle Hippias se retira avec ses mercenaires et les citoyens qui lui étaient le plus fidèles, ayant pris soin de la bien approvisionner auparavant, de sorte qu’elle n’était pas moins assurée contre la famine que contre un assaut. Il aurait défié l’armée assiégeante, qui n’était nullement préparée pour un long blocus. Cependant, n’ayant pas une confiance entière dans sa position, il essaya de faire sortir ses enfants du pays à la dérobée ; mais, dans cette tentative, les enfants furent faits prisonniers. Pour se les faire rendre, Hippias consentit à tout ce qu’il lui fut demandé, et il s’enfuit d’Attique à Sigeion, en Troade, dans l’espace de cinq jours.

Ainsi tomba la dynastie pisistratide en 510 avant J.-C., cinquante ans après la première usurpation de son fondateur[48]. Elle fut renversée à l’aide d’étrangers[49], et ces étrangers aussi lui voulaient du bien clans leurs coeurs, quoiqu’ils lui fussent hostiles par un sentiment mal compris d’une injonction divine. Cependant les circonstances de sa chute, aussi bien que le cours des événements qui suivirent, concourent à montrer qu’elle possédait peu d’amis dévoués dans le pays, et que l’expulsion d’Hippias fut bien accueillie unanimement par la grande majorité des Athéniens. Sa famille et ses principaux partisans l’accompagnèrent en exil, probablement comme chose toute naturelle, sans qu’une sentence formelle de condamnation fût nécessaire. On éleva un autel dans l’acropolis, avec une colonne placée tout auprès, rappelant à la fois l’iniquité ancienne de la dynastie détrônée et les noms de tous ses membres[50].

 

 

 



[1] M. Fynes Clinton (Fastii Helleni, vol. II, Appendix, c. 21, p, 201) a exposé et discuté les différentes opinions sur la chronologie de Pisistrate et de ses fils.

[2] Aristophane, Equit., 41.

Il n’est guère besoin de mentionner que la Pnyx était le lieu où se tenaient les assemblées publiques à Athènes.

[3] Plutarque (De Herodot. Malign., c. 15, p. 858) est fâché contre Hérodote parce qu’il donne un caractère si mesquin et si personnel aux dissensions qui existaient entre les Alkmæonides et Pisistrate ; toutefois les sévères remarques que renferme ce traité tendent presque toujours à confirmer plutôt qu’if affaiblir la crédibilité de l’historien.

[4] Plutarque, Phokiôn, c. 27. Cf. Diodore, XVIII, 18.

Douze mille des plus pauvres citoyens furent privés de leurs privilèges par ce changement (Plutarque, Phokiôn, c. 28).

[5] V. tom. IV, ch. 4.

[6] Solôn, Fragm. 10, éd. Bergk.

[7] Hérodote, I, 60. Un renseignement (Athénée, XIII, p. 609) représente Phyê comme étant devenue plus tard la femme d’Hipparchos.

La partie qui n’est point la moins remarquable dans cette remarquable histoire, c’est la critique dont Hérodote lui-même l’accompagne. Il la considère comme une chose extrêmement niaise ; il ne peut concevoir comment des Grecs, si supérieurs à des barbares — et même des Athéniens, les plus fins de tous les Grecs — avaient pu tomber dans un tel piége. Quant à lui, l’histoire lui fut contée comme une imposture dès le commencement, et il ne prit peut-être pas la peine de se mettre dans l’état de sentiment où se trouvaient les témoins de cette scène, sans avertissement ni soupçon préconçu. Mais même en faisant cette concession, sa critique nous met sous les yeux le changement et le progrès qui s’étaient opérés dans l’esprit grec pendant le siècle qui sépare Pisistrate de Periklês. Sans doute, ni ce dernier ni aucun de ses contemporains n’auraient pu réussir dans un tour semblable.

Le fait, et la critique de ce fait, actuellement sous nos yeux, sont expliqués d’une manière remarquable par un fait analogue raconté dans un chapitre précédent (V. tom. IV, c. I). Presque à la même époque que ce stratagème de Pisistrate, les Lacédæmoniens et les Argiens convinrent de décider, par un combat de trois cents champions d’élite, leur dispute au sujet du territoire de. Kynuria. Le combat fut livré réellement, et l’héroïsme d’Othryadès, le seul Spartiate survivant, a déjà été raconté. Dans la onzième année de la guerre du Péloponnèse (presque à l’époque, on à peu près, à laquelle nous pouvons concevoir qu’Hérodote avait terminé son histoire), les Argiens, concluant un traité avec Lacédæmone, y introduisirent comme clause la liberté de faire revivre leurs prétentions sur Kynuria, et de décider de, nouveau la dispute par un combat de champions choisis. Les Lacédæmoniens de ce temps considérèrent cette proposition comme une folie extrême, — le même moyen que celui auquel on avait eu réellement recours un siècle auparavant. C’est ici un autre cas dans lequel le changement de point de vue et le progrès de tendances positives dans l’esprit grec nous sont signalés d’une manière non moins forte que par la critique d’Hérodote sur Phyê-Athênê.

Ister (un des Atthidographes du troisième siècle av. J.-C.) et Antiklês publièrent des livres relatifs aux manifestations ou épiphanies personnelles des dieux, v. Istri Fragm. 33-37, éd. Didot. Si Pisistrate et Megaklês ne s’étaient jamais querellés, leur stratagème commun aurait pu continuer de passer pour une épiphanie véritable, et être compris comme telle dans l’ouvrage d’Ister. J’ajouterai que la présence réelle des dieux aux fêtes célébrées en leur honneur était une idée continuellement présente à l’esprit des Grecs.

Les Athéniens ajoutaient complètement foi à l’apparition du dieu Pan à Pheidippidês le courrier, dans sa marche vers Sparte, un peu avant la bataille de Marathôn (Hérodote, VI, 105), et Hérodote même ne la discute pas, bien qu’il diminue le caractère positif de l’histoire jusqu’à ajouter — comme Pheidippidês lui-même le dit et le raconta publiquement aux Athéniens. Ceux de qui il l’apprit le croyaient sincèrement ; tandis que, dans le cas de Phyê, l’histoire lui fut contée d’abord comme une fable.

A Gela, en Sicile, vraisemblablement peu de temps avant ce rétablissement de Pisistrate, Têlinês (un des ancêtres du despote Gelôn) avait ramené à Gela quelques exilés sans aucune force armée, mais seulement au moyen des cérémonies et des accessoires sacrés des déesses souterraines (Hérodote, VII, 153). Hérodote ne nous dit pas les détails qu’il avait appris au sujet de la manière dont s’était accompli ce rétablissement à Gela ; mais son langage général donne à entendre que c’étaient des détails remarquables, et qu’ils auraient pu jeter du jour sur l’histoire de Phyê-Athênê.

[8] Hérodote, I, 61.

[9] Sur Lygdamis, v. Athénée, VIII, p. 348, et la citation qu’il fait de l’ouvrage perdu d’Aristote sur les Ηολιτεϊαι grecques ; et Aristote, Politique, V, 5, 1.

[10] Hérodote, I, 63.

[11] Hérodote, I, 64.

[12] Isocrate, Or. XVI. De Bigis, c. 351.

[13] Pour ce qu’avancent Boeck, le Dr Arnold et le Dr Thirlwall, à savoir que Pisistrate avait levé un dixième ou taxe de dix pour cent, et que ses fils la réduisirent à la moitié, je ne trouve pas de garant suffisant ; certainement la lettre apocryphe de Pisistrate à Solôn ans Diogène de Laërte (I, 53) ne doit pas être considérée comme prouvant quelque chose. Bœckh, Public Economy of Athens, B. III, c. 6 (I, 351, Allemand) ; Dr Arnold, ad Thucyd., VI, 34 ; Dr Thirlwall, Hist. of Gr., ch. XI, p. 72-74. Idomeneus (ap. Athenæ, XII, p. 533) croit que les fils de Pisistrate se livrèrent à des plaisirs beaucoup plus coûteux et plus oppressifs pour le peuple que leur père.

Hérodote (I, 64) nous dit que Pisistrate amena du Strymôn des soldats mercenaires, mais qu’il leva en Attique l’argent pour les payer. C’est sur ce passage, apparemment, que le Dr Thirlwall a fondé une assertion (p. 68), pour laquelle, dans ma première édition, je n’ai pas vu son autorité. — Il (Pisistrate) possédait sur le Strymôn, en Thrace, des terres qui lui fournissaient un revenu considérable. Indubitablement les mots d’Hérodote justifient l’explication du Dr Thirlwall ; mais ils sont compatibles aussi avec une explication différente, qui me semble dans le cas actuel la seule vraie : en rapportant que Pisistrate réunit les soldats mercenaires du Strymôn et l’argent dans son pays. S’il avait besoin de mercenaires, les bords du Strymôn, avec la population thrace adjacente, étaient le lieu naturel pour les chercher. Mais je regarde comme extrêmement improbable qu’il possédât sur le Strymôn des terres qui lui fournissaient un revenu considérable. Si ce fait peut être admis, nous devons supposer qu’il avait fondé une ville à l’embouchure du Strymôn, ou qu’il avait pris une part importante à sa fondation. Car des propriétés foncières privées et considérables, possédées par un homme dans le territoire d’une cité étrangère, étaient à cette époque une chose rare assurément, sinon entièrement inconnue. Mais si Pisistrate avait établi une colonie à l’embouchure du Strymôn, nous devrions certainement en avoir entendu parler davantage dans la suite. Elle aurait été conservée par Hippias quand il fut chassé d’Athènes, et Hérodote (V, 65-94) nous en aurait dit sûrement quelque chose à cette occasion. De plus, l’embouchure du Strymôn était une position capitale, plus convoitée peut-être que toute autre par des Grecs entreprenants, et vigoureusement gardée par les Thraces Edoniens. S’il y avait eu là une colonie établie par Pisistrate, nous aurions dû en trouver quelque mention faite par Hérodote ou par Thucydide, quand ils font allusion aux actes d’Histiæos, d’Aristagoras et des Athéniens, se rattachant à l’établissement subséquent de la localité, et se terminant à la fin par la fondation d’Amphipolis (Hérodote, V, 11, 23, 94 ; Thucydide, IV, 102).

[14] Hermippos (ap. Marcellin, Vie de Thucydide, p. IX), et le Scholiaste de Thucydide (I, 20) affirment que Thucydide se rattachait aux Pisistratidæ par la parenté. La manière dont il parle d’eux appuie certainement l’assertion, non seulement en ce qu’il mentionne deux fois leur histoire, une fois brièvement (I, 20), et une seconde fois avec une longueur considérable (VI, 54-59), bien qu’elle ne se trouve pas comprise dans les limites mêmes de son époque, — mais aussi en ce qu’il annonce si expressément sa propre connaissance personnelle de leurs relations de famille (VI, 55).

Aristote (Politique, V, 9, 21) mentionne comme un bruit que Pisistrate obéit à la citation de paraître devant l’Aréopage ; Plutarque ajoute que la personne qui l’avait cité ne partit pas pour soutenir la cause (Solôn, 31), ce qui n’est pas du tout surprenant : cf. Thucydide, VI, 56, 57.

[15] Aristote, Politique, V, 9, 4 ; Dikæarque, Vita Græciæ, p. 140-166, éd. Fuhr ; Pausanias, I, 18, 8.

[16] Aulu-Gelle, N. A., VI, 17.

[17] Hérodote, VII, 6 ; Pseudo-Platon, Hipparque, p. 229.

[18] Hérodote, V, 93 ; VII, 6. V. Pausanias, I, 22, 7. Comparez, au sujet des tendances littéraires des Pisistratides, Nitzsch, De Historiâ Homeri, c. 30, p. 168.

[19] Philochore, Fragmenta 69, édition Didot ; Platon, Hipparque, p. 230.

[20] Hérodote, VI, 38-103 ; Théopompe, ap. Athenæ, XII, p. 533.

[21] Thucydide, VI, 53 ; Pseudo-Platon, Hipparque, p. 230 ; Pausanias, I, 23, 1.

[22] Thucydide, I, 20, au sujet de l’opinion générale du public athénien à son époque.

Le Pseudo Platon, dans le dialogue appelé Hipparque, adopte cette opinion, et le vrai Platon dans son Symposion (c. 9, p. 182) semble l’appuyer.

[23] Hérodote, V, 55-58. Plutarque affirme qu’Harmodios était du dême Aphidnæ (Plutarque, Symposiacon, I, 10, p. 628).

On doit se rappeler qu’il mourut avant l’introduction des dix tribus et avant la reconnaissance des dêmes comme éléments politiques dans la république.

[24] Pour les terribles effets produits par cette crainte de ϋβρις είς τήν ήλικίαν, v. Plutarque, Kimôn, I ; Aristote, Politique, V, 9, 17.

[25] Thucydide, VI, 56.

Le Dr Arnold, dans sa note, suppose que cette exclusion de la sœur d’Harmodios par les Pisistratides peut avoir été fondée sur la circonstance qu’elle appartenait à la gens Gephyræi (Hérodote, V, 57) ; son sang étranger et son état d’άτιμος à certains égards la rendaient (selon lui) inhabile à servir au culte des dieux d’Athènes.

Il n’y a pas de raison positive à l’appui de la conjecture du Dr Arnold, à laquelle semble de plus s’opposer virtuellement le récit de Thucydide, qui représente clairement le traitement fait à cette jeune femme comme une insulte calculée, concertée à l’avance. S’il avait existé quelque motif assignable d’exclusion, tel que celui que suppose le Dr Arnold, amenant à conclure que les Pisistratides ne pouvaient l’admettre sans violer une coutume religieuse, Thucydide aurait difficilement négligé d’y faire allusion, car cette circonstance aurait amoindri l’insulte ; et en effet, dans cette supposition, on aurait fait passer l’envoi de l’invitation primitive pour une erreur accidentelle. J’ajouterai que Thucydide, bien qu’il ne manque en rien à ses devoirs de vérité historique, n’est évidemment pas disposé à omettre quelque chose qui puisse être dit en faveur des Pisistratides sans violer la vérité.

[26] Thucydide, VI, 58. Cf. Polyen, I, 22 ; Diodore, Fragm., lib. X, p. 62, vol. IV, éd. Wess. ; Justin, II, 9. V. aussi une bonne note du Dr Thirlwall sur le passage, Histor. of Greec., vol. II, c. IX, p. 77, 2e éd. Je crois avec lui que nous pouvons bien expliquer la phrase peu distincte de Thucydide par les renseignements plus précis d’auteurs plus récents qui font mention de la torture.

[27] Thucydide, I, 20 ; VI, 54-59 ; Hérodote, V, 55, 56 ; VI, 123 ; Aristote, Politique, V, 8, 9.

[28] V. les mots du chant, ap. Athenæum, XV, p. 691.

L’épigramme de Simonide de Keôs (Fragm. 132, éd. Bergk, ap. Hephæstion, c. 14, p. 26, éd. Gaisf.) implique une croyance semblable ; et les passages dans Platon, Symposion, p. 182, dans Aristote, Politique, V, 8, 21, et Arrien, Expéd. Alex., IV, 10, 3.

[29] Hérodote, VI, 109. Démosthène, adv. Leptin, c. 27, p. 495 ; cont. Meidiam, c. 47, p. 569 ; et le serment prescrit dans le Psephisme de Demophantos — Andocide, De Mysteriis, p. 13 ; Pline, H. N., XXXIV 4-8. ; Pausanias I, 8, 5 ; Plutarque, Aristeidês, 27.

Les statues furent emportées d’Athènes par Xerxês, et rendues aux Athéniens par Alexandre après la conquête de la Perse (Arrien, Exp. Al., III, 16, 14 ; Pline, H. N., XXXIV, 4-8).

[30] On peut voir, une de ces histoires dans Justin, II, 9, — qui donne à Hipparchos le nom de Dioklês, — Diocles alter ex filiis, per vim stupratâ virgine, a fratre puellæ interficitur.

[31] Ή γάρ δειλίς φονικώτατόν έν ταϊς τυραννίσιν, fait observer Plutarque (Artaxerxés, c. 25).

[32] Pausanias, I, 23, 2 ; Plutarque, De Garrulitat., 15. 897 ; Polyen, VIII, 45 ; Athénée, XIII, p. 596.

[33] Nous pouvons difficilement nous tromper en donnant cette interprétation aux mots de Thucydide (VI, 59).

Quelques tours et quelques fraudes en fait de finances sont attribués à Hippias par l’auteur du second livre, faussement attribué à Aristote, des Æconomica (II, 4). Je fais peu de cas des renseignements que renferme ce traité relativement à des personnes d’une date reculée, telles que Kypselos et Hippias : quant aux faits de la période subséquente de la Grèce, entre 450-300 avant J.-C., les moyens d’information qu’avait l’auteur le rendront sans doute un témoin meilleur.

[34] Hérodote, VI, 36, 37.

[35] Ainsi les Scythes se jetèrent dans la Chersonèse même pendant le gouvernement de Miltiadês, fils de Kimôn, neveu de Miltiadês l’œkiste, environ quarante ans après que le mur eut été élevé (Hérodote, VI, 40). Ensuite Periklês rétablit le mur transversal, en envoyant en Chersonèse une nouvelle bande de mille colons athéniens (Plutarque, Periklês, c. 19) ; enfin, Derkyllidas le Lacédæmonien le construisit de nouveau, par suite des vives plaintes que faisaient entendre les habitants an sujet de leur condition sans défense — vers 397 avant J : C. (Xénophon, Helléniques, III, 2, 8-10). Cependant la protection fut si imparfaite, qu’environ un demi-siècle après, pendant les premières années des conquêtes de Philippe de Macédoine, on nourrit l’idée de couper l’isthme et de transformer la péninsule en île (Démosthène, Philipp., II, p. 92, et De Haloneso, c. 10, p. 86) ; idée toutefois qui ne fut jamais mise à exécution.

[36] Hérodote, VI, 38, 39.

[37] Hérodote, V, 94. J’ai déjà dit que je regarde cette guerre comme différente de celle dans laquelle le poète Alcée fut engagé.

[38] Hérodote, III, 39.

[39] Hérodote, VI, 104, 139, 140.

[40] Hérodote, VI, 39-103. Cornelius Nepos, dans sa Vie de Miltiadês, confond dans une seule biographie les aventures de deux personnages — de Miltiadês, fils de Kypselos l’œkiste — et de Miltiadês, fils de Kimôn, vainqueur de Marathôn — de l’oncle et du neveu.

[41] Il n’y a rien que je sache pour marquer la date, si ce n’est qu’elle fut antérieure à la mort d’Hipparchos en 514 avant J.-C., et aussi antérieure à l’expédition de Darius contre les Scythes (environ 516 av. J.-C.) dans laquelle Miltiadês fut engagé. V. les Fasti Hellenici de M. Clinton, et J. M. Schultz, Beitrag zu genaueren Zeitbestimmungen der Hellen. Geschichten von der 63sten bis zur 72sten Olympiade, p. 165, dans les Kieler Philologische Studien, 1841.

[42] Hérodote, V, 62. La malheureuse lutte de Leipsydrion devint dans la suite le sujet d’un chant populaire (Athénée, XV, p. 695) : v. Hesychius, v. Λειψύδριον, et Aristote, Fragm., Άθηναίων πολιτεία, 37, éd. Neumann.

S’il est vrai qu’Alkibiadês, grand-père du célèbre Alkibiadês, prit partît à cette lutte avec Kleisthenês et les exilés Alkmæonides (V. Isocrate, De Bigis, Or. XVI, p. 351), il doit avoir été un tout jeune homme.

[43] Pausanias, X, 5, 5.

[44] Hérodote, I, 50 ; II, 180. J’ai pris les trois cents talents d’Hérodote comme étant des talents æginéens, qui sont à l’égard des talents attiques dans le rapport de 5 à 3. Les inscriptions prouvent que les comptes du temple étaient tenus par les Amphiktyons d’après l’échelle æginéenne de monnaies ; V. Corp. Inscript., Bœckh, n° 1688, et Bœckh, Métrologie, VII, 4.

[45] Hérodote, V, 62. Les mots de l’historien sembleraient impliquer qu’ils ne commencèrent à songer à ce projet de construire le temple qu’après la défaite de Leipsydrion, et une année ou deux avant l’expulsion d’Hippias, supposition tout à l’ait inadmissible, puisque le temple doit avoir pris quelques années à bâtir.

L’assertion vague et partiale contenue dans Philochore, affirmant que les Pisistratides firent brûler le temple delphien, et aussi qu’ils furent à la fin déposés par le bras victorieux des Alkmæonides (Philochori Fragm., 70, éd. Didot), nous fait sentir la valeur d’Hérodote et de Thucydide comme autorités.

[46] Hérodote, VI, 128 ; Cicéron, De Legibus, II, 16. Le dépôt mentionné ici par Cicéron, qui doit probablement avoir été consigné dans une inscription dans le temple, doit avoir été fait avant l’époque de la conquête de Samos par les Perses, — c’est-à-dire avant la mort de Polykratês en 522 avant J.-C. ; époque après laquelle l’île tomba tout d’un coup dans une situation précaire, et très peu de temps après dans les plus grandes calamités.

[47] Hérodote, V, 62, 63.

[48] Hérodote, V, 64, 65.

[49] Thucydide, VI, 56, 57.

[50] Thucydide, VI, 55.

Le Dr Thirlwall, après avoir mentionné le départ d’Hippias, continue comme il suit : Après son départ, maintes sévères mesures furent prises contre ses adhérents, qui paraissent avoir été pendant longtemps dans la suite un parti formidable. Ils furent punis ou réprimés, quelques-uns par la mort, d’autres par l’exil ou par la perte de leurs privilèges politiques. La famille des tyrans fut condamnée à un bannissement perpétuel, et semble avoir été exceptée des décrets d’amnistie les plus compréhensifs rendus dans, des temps plus récents. (Hist. of Gr., ch. XI, vol. II, p. 81).

Je ne puis m’empêcher de penser que le Dr Thirlwall a été trompé ici par une autorité insuffisante. Il s’en réfère au discours d’Andocide, De Mysteriis, sect. 106 et 78 (la sect. 106 coïncide en partie avec le chapitre 18 de l’édition de Dobree). Une lecture attentive de ce discours montrera qu’il est totalement indigne de crédit par rapport à des faits antérieurs à l’orateur d’une ou de plusieurs générations. Les orateurs se permettent souvent une grande licence en parlant de faits passés ; mais Andocide, dans ce chapitre, dépasse les limites de la licence même de la rhétorique. D’abord il avance quelque chose qui n’a pas la moindre analogie avec le récit d’Hérodote quant aux circonstances précédant l’expulsion des Pisistratides, et par le fait écartant tacitement ce récit ; ensuite il mêle réellement les deux exploits capitaux et distincts d’Athènes — la bataille de Marathôn et l’échec de Xerxès dix ans après. Je rapporte cette première accusation avec les expressions de Sluiter et de Valckenaer, avant d’examiner la seconde : Verissime ad hæc verba notat Valckenaeriusconfundere videtur Andocidês diversissima ; Persica sub Miltiade et Dario et victoriam Marhatoniam (V, 14) — quæque evenere sub Themistocle, Xerxès gesta. Hic urbem incendio delevit, non ille (V, 20). Nihil macis manifestum est, quam diversa ab oratore confundi. (Sluiter, Lection. Andocidem, p. 147).

La critique de ces commentateurs est parfaitement justifiée par les termes de l’orateur, qui sont trop longs pour trouver place ici. Mais, immédiatement avant ces mots, il s’exprime comme il suit, et c’est là le passage qui sert d’autorité au Dr Thirlwall : Οί γάρ πατέρες οί ύμέτεροι, γενομένων τή πόλει κακών μεγάλων, ότε οί τύραννοι εϊχον τήν πόλιν, ό δέ δήμος έφυγε, νικήσαντες μαχόμενοι τούς τυράννους έπί Ηαλληνίω, στρατηγοΰντος Λεωγόρου τοΰ προπάππου τοΰ έμοΰ, καί Χαρίου οΰ έκεινος τήν θυγατέρα εϊχεν έξ ής ό ήμέτερος ήν πάππος, κατελθόντες είς τήν πατρίδα τούς μέν άπέκτειναν, τών δέ φυγήν κατέγνωσαν, τούς δέ μένειν έν τή πόλει έάσαντες ήτίμωσαν.

Sluiter (Lect. And., p. 8) et le Dr Thirlwall (Hist., p. 80) rapportent tous deux cette prétendue victoire de Leogoras et du dêmos athénien à l’action décrite par Hérodote (V, 64) comme ayant été livrée par Kleomenês de Sparte contre la cavalerie thessalienne. Mais les deux événements n’ont pas une seule circonstance commune, si ce n’est que chacun est une victoire sur les Pisistratidæ ou sur leurs alliés ; ils ne pourraient pas bien non plus être le même événement décrit en termes différents, si l’on considère que Kleomenês ; marchant de Sparte sur Athènes, n’aurait pu combattre les Thessaliens à Pallênê, qui était sur la route de Marathôn à Athènes. Pallênê était l’endroit où Pisistrate, allant de Marathôn à Athènes, à l’occasion de son second rétablissement, gagna sa victoire complète sur le parti opposant, et marcha ensuite sur Athènes sans trouver d’autre résistance (Hérodote, I, 63).

Si donc nous comparons le renseignement donné par Andocide au sujet des circonstances précédentes par lesquelles fut abattue la dynastie des Pisistratides, avec celui que donne Hérodote ; nous verrons qu’ils sont radicalement différents ; nous ne pouvons les mêler ensemble, mais nous devons faire notre choix entre eux. Ils ne diffèrent pas moins en représentant les circonstances qui suivirent immédiatement la chute d’Hippias : ils paraîtraient difficilement raconter le même événement. Le fait que les partisans des Pisistratidæ furent punis ou réprimés, quelques-uns par la mort, d’autres par l’exil ou par la perte de leurs privilèges politiques, ce qui est l’assertion d’Andocide et du Dr Thirlwall, ce fait, disons-nous, non seulement n’est pas avancé par Hérodote, mais il est extrêmement improbable si nous acceptons les faits qu’il expose ; car il nous dit qu’Hippias capitula et consentit à se retirer pendant qu’il possédait d’abondants moyens de résistance, — simplement par égard pour le salut de ses enfants. Il n’est pas à supposer qu’il laissa ses partisans intimes exposés à un danger : ceux d’entre eux qui se sentaient compromis se retirèrent naturellement avec lui ; et si c’est cela que signifient ces mots maintes personnes condamnées à l’exil, il n’y a pas lieu de le révoquer en doute. Mais il est peu probable qu’aucun d’eux ait été mis à mort, et encore peu probable qu’il y en ait eu de punis par la perte de leurs privilèges politiques. Dans l’intervalle d’une année après vint la constitution compréhensive de Kleisthenês, qui sera exposée dans le chapitre suivant. Or je regarde comme extrêmement peu vraisemblable qu’il y ait en une classe considérable d’hommes résidant en Attique laissée en dehors de cette constitution, sous la catégorie de partisans de Pisistrate ; en effet, il ne peut en être ainsi, s’il est vrai que précisément la première personne bannie par l’ostracisme kleisthénéen fût une personne nommée Hipparchos, parente de Pisistrate (Androtion, F. 5, éd. Didot ; Harpocration, v. Ίππαρχος) ; et cette dernière circonstance repose sur une preuve meilleure que celle d’Andocide. Qu’il y ait eu un parti en Attique attaché aux Pisistratides, c’est ce dont je ne doute pas. Mais que ce fût un puissant parti (comme l’imagine le Dr Thirlwall), je ne vois rien qui le prouve ; et la vigueur et l’unanimité extraordinaires du peuple athénien sous la constitution kleisthénéenne viendront démontrer qu’il n’aurait pas pu en être ainsi.

J’ajouterai une autre raison pour montrer combien Andocide comprend mal l’histoire d’Athènes entre 510 et 480 avant J.-C. Il dit que, quand les Pisistratidæ furent renversés, un grand nombre de leurs partisans furent bannis, que beaucoup d’autres furent autorisés à rester dans leur partie, en perdant leurs privilèges politiques ; mais que plus tard, quand survinrent les dangers accablants de l’invasion persane, le peuple rendit un vote pour rappeler les exilés et pour lever les privilèges existant à l’intérieur. Il voudrait ainsi nous faire croire que les partisans exilés des Pisistratidæ furent tous rétablis, et que ceux de leurs partisans qui avaient été privés de leurs privilèges les recouvrèrent, précisément au moment de l’invasion persane, et avec l’idée de permettre à Athènes de mieux repousser ce grave danger. Ce n’est rien moins qu’une erreur manifeste ; car la première invasion persane fut entreprise dans l’intention expresse de rétablir Hippias, et avec la présence d’Hippias lui-même à Marathôn ; tandis que la seconde invasion fut également faite en partie à l’instigation de sa famille. Des personnes qui étaient restées en exil ou privées de leurs droits jusqu’à cette époque, par suite de leur attachement aux Pisistratides, ne pouvaient pas, selon les règles de la prudence la plus ordinaire, être appelées à agir au moment du péril pour aider à repousser Hippias lui-même. Il est très vrai que les exilés et les hommes privés de leurs privilèges furent réadmis, peu après l’invasion de Xerxês, et dans les malheurs qui accablaient alors l’État. Mais ces personnes n’étaient pas des amis des Pisistratides ; c’était un nombre accumulé graduellement par suite de sentences d’exil et (d’atimie ou) de privation de privilèges rendues chaque année à Athènes. C’étaient des punitions appliquées par la loi athénienne pour divers crimes ou fautes publiques ; — les personnes condamnées ainsi n’étaient pas politiquement mal disposées, et leur aide pouvait en conséquence servir à défendre l’État contre un ennemi étranger.

Quant à la mesure exceptant la famille de Pisistrate des décrets d’amnistie les plus compréhensifs rendus dans des temps plus récents, je ferai remarquer aussi que, dans le décret d’amnistie, il n’est pas fait mention d’eux par leur nom, et qu’il n’y a aucune exception spéciale contre eux : dans une liste de diverses catégories exceptées, ceux-là sont nommés qui ont été condamnés à la mort ou à l’exil, soit comme meurtriers, soit comme despotes (Andocide, c. 13). Il n’est nullement certain que les descendants de Pisistrate fussent compris dans cette exception, qui mentionne seulement la personne elle-même condamnée ; mais même  s’il en était autrement, l’exception n’est qu’une continuation de termes semblables d’exception dans l’ancienne loi Solonienne, antérieure à Pisistrate, et conséquemment elle ne donne aucune indication de sentiment particulier contre les Pisistratidæ.

Andocide est une autorité utile pour la politique d’Athènes pour sa propre époque (entre 420-390 av. J.-C.) ; mais par rapport à l’histoire antérieure d’Athènes entre 510-480 avant J.-C., ses assertions sont si vagues, si confuses et si peu scrupuleuses, que c’est un témoin sans valeur. La seule circonstance qu’a signalée Valckenaer, à savoir qu’il a confondu Marathon et Salamis, suffirait pour le prouver. Mais quand nous ajoutons à cette véritable ignorance la mention qu’il fait de ses deux arrière-grands-pères dans un commandement supérieur et victorieux, qu’il n’est guère croyable qu’ils aient pu jamais occuper, — quand nous nous rappelons que les faits qu’il allègue comme ayant précédé et accompagné l’expulsion des Pisistratides sont non seulement en opposition avec ceux qu’expose Hérodote, mais encore sont combinés de manière à établir une analogie factice pour la cause qu’il plaide lui-même, — il ne nous sera guère possible de l’absoudre de quelque chose de plus grave que d’ignorance dans sa déposition.