CINQUIÈME VOLUME
Nous avons déjà dit dans un précédent chapitre que
Psammétichus, roi d’Égypte, vers le milieu du septième siècle avant J.-C.,
leva le premier ces prohibitions qui avaient exclu du pays le commerce grec.
Sous son règne, des mercenaires grecs furent établis pour la première fois en
Égypte, et des marchands grecs admis, sous certains règlements, dans le Nil.
L’ouverture de ce nouveau marché enhardit à traverser en vigne droite la mer
qui sépare la Frète de l’Égypte, dangereux voyage pour des vaisseaux s’aventurant
rarement à perdre la terre de vue, — et qui semble leur avoir fait connaître
pour la première fois la côte voisine de Libye, entre le Nil et le golfe de Il en est de Kyrênê comme de la plupart des autres colonies grecques : sa fondation et son ancienne histoire sont toutes deux très imparfaitement connues. La date dé cet événement, autant qu’il est possible de l’établir au milieu de renseignements très contradictoires, est vers 630 avant J.-C.[1] Thêra en fut la mère patrie, elle-même colonie de Lacédæmone ; et les établissements formés en Libye furent des ornements assez considérables pour le nom dôrien dans la Hellas. Selon le récit d’un historien, perdu aujourd’hui, Meneklês[2], — des dissensions politiques entre les habitants de Thêra amenèrent cette émigration qui fonda Kyrênê. Les détails légendaires plus abondants que recueillit Hérodote, en partie auprès des habitants de Thêra, en partie auprès de Kyrénæens, ne sont pas positivement en désaccord avec ce renseignement, bien qu’ils indiquent plus particulièrement des saisons mauvaises, de la détresse et un excès de population. Mais tous deux signalent expressément l’oracle de Delphes comme l’instigateur aussi bien que comme le directeur des premiers émigrants, dont il fut très difficile de vaincre les appréhensions que leur causaient un dangereux voyage et une contrée inconnue. Tous deux affirmaient que l’œkiste primitif Battos fut choisi et consacré à cette oeuvre par la volonté divine ; tous deux appelaient Battos fils de Polymnêstos, de la race mythique nommée Minyæ. Mais sur d’autres points il y avait divergence complète entre les deux récits, et les Kyrénæens eux-mêmes, dont la ville était peuplée en partie d’émigrants venus de Krête, représentaient la mère de Battos comme fille d’Etearchos, prince de la ville krêtoise d’Axos[3]. Battos avait une difficulté de parole, et ce fut quand il demandait à l’oracle de Delphes un remède pour cette infirmité qu’il reçut l’ordre d’aller comme œkiste éleveur de bétail en Libye. Il fut commandé aux Théræens qui étaient dans le malheur de l’aider. Mais ni lui ni eux ne savaient où était la Libye, et ils ne purent non plus- trouver d’homme résidant en Krête qui l’eût jamais visitée, tant était limitée la sphère de la navigation grecque au sud de la mer Ægée, même un siècle après la fondation de Syracuse. Enfin, à la suite de recherches prolongées, ils découvrirent un homme employé à prendre les coquillages de pourpre, du nom de Korôbios, qui disait avoir été poussé une fois parla violence du temps vers l’île de Platæa, tout près des rivages de la Libye, et du côté peu éloigné de la limite occidentale de l’Égypte. Quelques. Théræens étant envoyés avec Korôbios pour examiner cette île, ils l’y laissèrent avec une quantité de provisions, et retournèrent à Thêra pour conduire les émigrants. On prit des émigrants pour la colonie ‘dans les sept
districts dont se composait Thêra, un seul frère étant choisi par le sort
dans chacune des nombreuses familles. Rais leur retour à Platæa fut différé
si longtemps, que les provisions de Korôbios s’épuisèrent, et il ne fut sauvé
de l’inanition que par l’arrivée fortuite d’un navire samien se rendant en
Égypte, mais poussé par des vents contraires hors de sa direction. Kôlæos,
patron de ce navire — dont nous avons mentionné dans un chapitre précédent
les immenses profits. produits par le premier voyage à Tartêssos —, l’approvisionna
pour une année, — acte de bonté qui, dit-on, fut le premier fondement de l’alliance
et des bons sentiments dominant plus tard entre Thêra, Kyrênê et Samos. A la
fin, les émigrants attendus atteignirent File, ayant trouvé le voyage si
périlleux et $i difficile, que de désespoir ils retournèrent une fois à
Thêra, où l’on ne put les empêcher de débarquer que par Toutefois cette île, bien que voisine de la Libye, et que les colons prenaient pour ce pays, ne l’était pas en réalité les ordres de l’oracle n’avaient pas été littéralement accomplis. Conséquemment la colonie n’eut que de la misère pendant deux années ; et Battos retourna à Delphes avec ses compagnons se plaindre que la terre promise fût devenue un amer désappointement. Le dieu répondit par la voix de sa prêtresse : Si vous qui n’avez jamais visité la Libye élevant du bétail, vous la connaissez mieux que moi qui l’ai visitée, j’admire grandement votre habileté. De nouveau l’ordre inexorable les força à retourner. Cette fois ils s’établir sur le continent réel de la Libye, presque vis-à-vis de l’île de Platæa, dans un district appelé Aziris, entouré des deux côtés de beaux bois ; et avec un cours d’eau adjacent. Après six jours- de résidence dons cet endroit, ils furent persuadés par quelques-uns des Libyens indigènes de l’abandonner, sous la promesse qu’on les conduirait à un emplacement meilleur. Alors leurs guides les menèrent à la situation réelle de Kyrênê, en disant : Ici, hommes de la Hellas, est le lieu que vous devez habiter ; car ici le ciel est troué[5]. La route par laquelle ils passèrent les avait menés à travers la séduisante région d’Irasa avec sa fontaine Thestê, et leurs guides eurent la précaution, de les y mener de nuit, afin qu’ils pussent continuer à en ignorer les beautés. Telles furent les démarches préliminaires, tant divines qu’humaines,
qui amenèrent. Battos et ses colons à Kyrênê. Du temps d’Hérodote, Irasa
était une portion avancée du territoire oriental de cette puissante cité.
Mais nous trouvons dans le récit qui vient d’être rapporté une opinion
prévalant parmi ceux dés Kyrénæens, de qui il tenait ses renseignements, à
savoir, qu’Irasa avec sa fontaine Thestê, était une position plus engageante que
Kyrênê avec sa fontaine d’Apollon, et aurait dû sagement être choisie dans l’origine
; opinion par laquelle, suivant l’habitude générale de l’esprit grec, est
produite et accréditée une anecdote, expliquant, comment l’erreur supposée
fut commise. Quelles peuvent, avoir été les recommandations d’Irasa, c’est ce
qu’il ne nous est pas permis de. savoir ; mais les descriptions dé voyageurs,
modernes, non moins que l’histoire subséquente de Kyrênê ; justifient sous
beaucoup de rapports- le choix fait réellement., La cité était, placée à là
distance d’environ dix milles (= 16 kil.) de la mer, ayant un port abrité appelé Apollonia,
qui fut plus tard lui-même une ville considérable, — il était à environ vingt
milles (= 32 kil.)
du promontoire Phykos, qui forme la projection la plus, septentrionale de la
côte africaine, presque à l’a même longitude que le cap péloponnésien Tænaros
(Matapan). Kyrênê
était située à environ Mais ce ne furent pas seulement les propriétés du sol qui
favorisèrent la prospérité de Kyrênê. Isocrate[9] vante l’emplacement
bien choisi de cette colonie, parce qu’elle était établie au milieu de
naturels indigènes propres à être soumis, et bien éloignée de tout ennemi
formidable. Que les tribus libyennes indigènes aient été amenées à contribuer
dans une large mesure au développement des cités gréco-libyennes, c’est ce
dont il n’y a pas lieu de douter ; et en examinant l’histoire de ces cités,
nous devons nous rappeler que leur population n’était pas purement grecque,
mais qu’elle était plus ou moins mêlée, comme celle des colonies en Italie,
en Sicile ou en Iônia. Bien que nos renseignements soient très imparfaits,
nous en voyons assez pour démontrer que la petite troupe amenée par Battos le
Bègue lui permit d’abord de fraterniser avec les Libyens indigènes, — puis,
renforcé de nouveaux colons, et profitant du pouvoir des chefs indigènes, de
les intimider et de les subjuguer Kyrênê, — liguée avec Barka et Hespérides,
toutes les deux sorties de sa racine[10], — exerçait sur
les tribus libyennes s’étendant entre les frontières de l’Égypte et le fond
le plus reculé de La contrée intérieure s’étendant à l’ouest de l’Égypte (le long du trentième et du
trente et unième parallèle de latitude) jusqu’à Les Libyens, dans le voisinage immédiat de Kyrênê, furent considérablement changés par l’établissement de cette cité. Ils formaient une partie considérable, — probablement d’abord la plus considérable de la population qu’elle renfermait. N’ayant pas cette ténacité farouche d’habitudes que la religion mahométane a imprimée dans l’esprit des Arabes du temps présent, ils étaient ouverts à l’influence mêlée de contrainte et de séduction employée par les colons grecs ; et, à l’époque d’Hérodote, les Kabales et les Asbystæ de l’intérieur en étaient venus à copier les goûts et les usages kyrénæens[25]. Les colons théræens, ayant obtenu non seulement le consentement, mais même la direction des indigènes pour leur occupation de Kyrênê, se constituèrent comme des citoyens spartiates privilégiés au milieu de Periœki libyens[26]. Ils semblent avoir épousé des femmes libyennes, de sorte qu’Hérodote représente les femmes de Kyrênê et de Barka comme suivant, même de son temps, des observances religieuses indigènes et non helléniques[27]. Même les descendants de l’œkiste primitif Battos étaient demi-Libyens, car Hérodote nous donne ce curieux renseignement, à savoir que Battos était le mot libyen pour dire roi, et il en tire la juste conséquence que le nom Battos n’était pas dans l’origine personnel à l’œkiste, mais qu’il l’acquit en Libye pour la première fois comme un titre[28] ; bien que dans la suite il passât à ses descendants comme nom propre. Pendant huit générations, les princes régnants furent appelés Battos et Arkesilaos, la dénomination libyenne alternant avec la grecque, jusqu’à ce que la famille finit par être dépouillée de sa puissance. De plus, nous trouvons le chef de Barka, parent d’Arkesilaos de Kyrênê, portant le nom d’Alazir, nom certainement qui n’est pas hellénique, mais probablement libyen[29]. Nous devons donc nous représenter les premiers colons théræens comme établis dans leur poste élevé et fortifié de Kyrênê, au milieu de Periœki libyens, jusqu’alors étrangers aux murailles, aux arts, et peut-être même à la culture du sol. Probablement ces Periœki furent toujours sujets et tributaires, à un degré plus ou moins grand, bien qu’ils aient continué pendant un demi-siècle à conserver leur propre roi. C’est à ces hommes grossiers que les Théræens communiquèrent
les éléments de l’hellénisme et de la civilisation, non sans en recevoir
eux-mêmes en échange beaucoup qui n’étaient pas helléniques ; et peut-être l’influence
réactionnaire de l’élément libyen contre l’hellénique serait-il devenu le
plus fort des deux, s’ils n’avaient été renforcés par des nouveaux venus
arrivant de Grèce. Après que Battos l’œkiste eut régné quarante ans (vers 630-590 av. J.-C.),
et son fils Arkesilaos, seize ans (vers 590-574 av. J.-C.) un second Battos[30] leur succéda,
appelé Battos l’Heureux, pour marquer l’accroissement extraordinaire de Kyrênê
pendant son gouvernement. Sous son règne, les Kyrénæens se donnèrent de la
peine pour appeler de nouveaux colons de toutes les parties de la Grèce sans
distinction,-circonstance méritant d’être signalée dans une colonisation
grecque qui, habituellement, manifestait une préférence pour certaines races,
si elle n’excluait pas positivement les autres. A chaque nouveau venu on
promettait un lot de terre, et la prêtresse de Delphes seconda vigoureusement
les désirs des Kyrénæens, déclarant que quiconque arriverait à l’endroit trop
tard pour le partage du sol aurait lieu- de s’en repentir. , Cette promesse d’une
-terre nouvelle, aussi bien que la sanction de l’oracle ; fut sans doute
rendue publique à tous les jeux et à toutes les assemblées des Grecs. Une
foule considérable de nouveaux colons s’embarquèrent pour Kyrênê : on n’en
mentionne pas le nombre exact ; mais nous devons croire qu’il a été très
grand, car, on nous dit que, pendant la génération suivante, il ne périt pas
moins de sept mille hoplites grecs de Kyrênê sous les coups des Libyens
révoltés, — laissant cependant et la cité elle-même et sa voisine Barka
encore puissantes. La perte d’un si grand nombre d’hommes que celle de sept
mille hoplites grecs a très peu de pendants durant tout le cours de l’histoire
de Pour fournir tant de nouveaux lots de terre, ou il fut nécessaire, ou l’on regarda comme commode de déposséder un grand nombre de Periœki libyens dont la situation ; sous d’autres rapports aussi, se trouva considérablement changée en pire. Le roi libyen Adikran, qui se trouva lui-même au nombre des personnes lésées, implora l’aide d’Apriès, roi d’Égypte ; alors à l’apogée de sa puissance, se reconnaissant par des envoyés lui-même et son peuple sujets égyptiens, comme leurs voisins, les Adyrmachidæ. Le prince égyptien, acceptant l’offre, envoya, pour attaquer Kyrênê par la route qui longe la mer, des forces militaires considérables de la caste indigène des soldats, qui occupaient constamment un poste à la ville frontière occidentale de Marea. Ils furent rencontrés à Irasa par les Grecs de Kyrênê, et ignorant totalement les armes et la tactique grecques, ils essuyèrent une défaite si complète, que peu d’entre eux revirent leur patrie[31]. Nous avons mentionné, dans un précédent chapitre, les conséquences de ce désastre en Égypte, à la suite duquel le trône fut transféré d’Apriès à Amasis. Naturellement, les Periœki libyens furent accablés, et le
nouveau partage des terres prés de Kyrênê, entre les colons grecs,fut accompli,
ce qui accrut de beaucoup la puissance de Toutefois, de nouvelles perspectives leur furent ouvertes
pendant le règne d’Arkesilaos II, fils de Battos l’Heureux (vers 554-544 av. J.-C.). La conduite de ce
prince irrita et lui aliéna ses propres frères, qui fomentèrent une révolte
contre lui, se retirèrent avec une partie des citoyens et engagèrent un certain
nombre de Periœki libyens à prendre parti pour eux. Ils fondèrent la cité
gréco-libyenne de Barka, dans le territoire des Auschisæ libyens, à environ
douze milles (= 19
kilom. Nous pouvons croire sans peine que le crédit des princes
Battiades fut affaibli par cette série de désastres et d’énormités. Mais il
reçut un choc plus grand encore de cette circonstance, que Battos III, fils et
successeur d’Arkesilaos, était boiteux et avait les pieds difformes. Être
gouverné par un homme aussi personnellement incapable était aux yeux des
Kyrénæens une indignité à ne pas supporter, aussi bien qu’une excuse pour les
mécontentements préexistants. On prit la résolution d’envoyer consulter l’oracle
delphien. La prêtresse leur ordonna d’appeler de Mantineia un modérateur,
revêtu du pouvoir de clore les discussions et de donner un plan de
gouvernement. Les Mantinéens choisirent Demônax, un des plus sages de leurs
concitoyens, pour résoudre un problème analogue à celui qui avait été soumis
à Solôn à Athènes. D’après ses dispositions, la prérogative royale de Il y a de bonnes raisons pour croire que les nouvelles dispositions
introduites par Demônax étaient sages, conformes au courant général de
sentiment grec et calculées pour bien opérer. Aucun mécontentement intérieur
ne les aurait renversées sans l’aide d’une force étrangère. Battos le Boiteux
y acquiesça paisiblement pendant sa vie ; mais sa veuve et son fils,
Pheretimê et Arkesilaos, fomentèrent une révolte et essayèrent de regagner de
force les privilèges royaux de Arkesilaos III, auquel cette prophétie prétend s’être
adressée, revint à Kyrênê avec sa mère Pheretimê et son armée de nouveaux
colons. Il fut assez fort pour vaincre tout devant lui, — pour chasser
quelques-uns de ses principaux adversaires, et pour en saisir d’autres, qu’il
envoya à Kypros pour être exterminés ; cependant des tempêtes détournèrent
les vaisseaux de leur direction, les poussèrent à la péninsule de Knidos, où
les habitants délivrèrent les prisonniers et les envoyèrent à Thêra. D’autres
Kyrénæens, opposés aux Battiades, se réfugièrent dans une haute tour
particulière, propriété d’Aglômachos, où Arkesilaos les fit tous briller, en
entassant du bois tout à l’entour et en y mettant le feu. Mais, après cette
carrière de triomphe et de vengeance, il comprit qu’il s’était départi de l’indulgence
que l’oracle lui avait prescrite, et il chercha à éviter la punition qui le
menaçait en se retirant de Kyrênê. En tout cas il quitta cette ville pour se
rendre à Barka, résidence du prince barkæen Alazir, son parent, dont il avait
épousé La victoire d’Arkesilaos à Kyrênê, et son assassinat à Barka sont sans doute des faits réels. Mais ils semblent avoir été condensés et colorés d’une manière inexacte, afin de donner à la mort du prince kyrénæen l’apparence d’un jugement divin. Car le règne d’Arkesilaos ne peut avoir été très court, puisque des événements de la dernière importance se passèrent pendant son gouvernement. Les Perses sous Kambysês conquirent l’Égypte, et le prince kyrénæen et le prince barkæen envoyèrent tous les deux à Memphis faire leur soumission au conquérant, — offrant des présents et s’imposant un tribut annuel. Kambysês considéra ces présents des Kyrénæens, cinq cents mines d’argent, comme si petits et si méprisables, qu’il les prit d’un coup et les jeta au milieu de ses soldats. Et au moment où Arkesilaos mourut, on trouve établi en Égypte Aryandês, le satrape perse après la mort de Kambysês[41]. Pendant l’absence d’Arkesilaos à Barka, sa mère Pheretimê avait gouverné comme régente, siégeant dans les discussions du sénat. Mais quand arriva la mort du prince, et que le sentiment contre les Battiades se manifesta fortement à Barka, elle ne se sentit pas assez puissante pour le réprimer, et se rendit en Égypte pour solliciter l’aide d’Aryandês. Le satrape, à qui l’on fit croire qui Arkesilaos avait été mis à mort par suite de son dévouement constant aux Perses, envoya un héraut à Barka réclamer les hommes qui l’avaient tué. Les Barkæens assumèrent la responsabilité collective de l’acte, disant qu’il leur avait fait des injures aussi graves que nombreuses, — nouvelle preuve que son règne ne peut pas avoir été très court. En recevant cette réponse, le satrape envoya immédiatement un puissant armement perse, composé de troupes de terre et de forces navales, pour accomplir les desseins de Pheretimê contre Barka. Les Perses assiégèrent la ville pendant neuf mois, essayant de donner l’assaut aux murs, de les battre en brèche et de les miner[42] ; mais leurs efforts furent vains ; et elle ne finit par être prise que par un acte, de la plus grande perfidie. Prétendant abandonner cette tentative désespérée, le général perse conclut avec les Barkæens un traité où il fut stipulé que ces derniers continueraient à payer tribut au Grand-Roi, mais que l’armée se retirerait sans nouvelles hostilités : Je le jure (dit le général perse), et mon serment sera valable aussi longtemps que cette terre gardera sa place. Mais l’endroit sur lequel on échangea les serments avait été frauduleusement préparé : on avait creusé un fossé, on l’avait couvert de claies sur lesquelles on avait encore mis une surface de terre. Les Barkæens, se fiant au serment, et ravis de leur délivrance, ouvrirent immédiatement leurs portes et se relâchèrent de leur garde, tandis que les Perses, brisant les claies et laissant tomber la terre qui y était superposée, de manière à pouvoir exécuter la lettre de leur serment, attaquèrent la ville et s’en emparèrent sans difficulté. Affreuse était la destinée que Pheretimê tenait en réserve pour ces prisonniers surpris ainsi. Elle crucifia ses principaux adversaires et ceux de son fils mort, autour des murailles, auxquelles on attacha aussi les seins de leurs femmes ; puis, à l’exception de ceux des habitants qui étaient Battiades et qui n’avaient eu aucune part a la mort d’Arkesilaos, elle livra les autres pour être esclaves en Perse. Ils furent emmenés captifs dans l’empire des Perses, où Darius leur assigna comme séjour un village en Bactriane, qui portait le nom de Barka, même à l’époque d’Hérodote. Il parait que dans le cours de cette expédition l’armée
perse s’avança aussi loin qu’Hespérides, et réduisit à l’obéissance un grand
nombre des tribus libyennes. Celles-ci, avec Kyrênê et Barka, figurent plus
tard parmi les tributaires et les auxiliaires de. Xerxès dans son expédition
contre Pheretimê accompagna l’armée retournant en Égypte, où elle mourut bientôt d’une maladie horrible, étant mangée par des vers ; montrant ainsi, dit Hérodote[44], qu’une cruauté excessive attire en revanche sur les hommes le déplaisir des dieux. On se rappellera que dans les veines de cette femme barbare le sang libyen était mêlé au sang grec. Dans la Grèce propre, l’inimitié politique tue, — mais rarement, si jamais elle le fait, elle mutile, — ou verse le sang des femmes. Nous laissons ainsi Kyrênê et Barka encore sujettes des
princes Battiades, en même temps qu’elles sont tributaires de La victoire du troisième Arkesilaos et le rétablissement des Battiades détruisirent l’équitable constitution établie par Demônax. Sa triple qualification en tribus doit avoir été complètement refondue, bien que nous ne sachions pas comment ; car le nombre de nouveaux colons introduits par Arkesilaos doit avoir nécessité un nouveau partage du sol, et il est extrêmement douteux que le rapport de la classe des citoyens théræens par rapport à leurs Periœki, tel que l’établit Demônax, ait encore continué d’exister. Il est nécessaire de signaler ce fait ; parce que quelques auteurs parlent des dispositions de Demônax comme si elles formaient la constitution permanente de Kyrênê ; tandis qu’elles ne peuvent avoir survécu au rétablissement des Battiades, et qu’elles ne peuvent pas même avoir été remises en vigueur après que cette dynastie eut été chassée définitivement, puisque le nombre des nouveaux citoyens et le changement considérable de la propriété, introduits par Arkesilaos III, les rendaient inapplicables à la cité subséquente. |
[1] V. la discussion de l’ère de Kyrênê dans Thrige, Historia Cyrênês, ch. 22, 23, 24, où les différents renseignements sont mentionnés et comparés.
[2] Scholiaste ad Pindare, Pythiques, IV.
[3] Hérodote, IV, 150-154.
[4] Hérodote, IV, 155.
[5] Hérodote, IV, 158. Cf. la plaisanterie attribuée aux envoyés byzantins à l’occasion, des vanteries de Lysimaque (Plutarque, De Fortunâ Alexandr. Magn., c. 3, p. 338).
[6] Hérodote, IV, 198.
[7] V. au sujet de la vertu productive de Kyrênê et de la région environnante, Hérodote, IV, 199 ; Callimaque (lui-même Kyrénæen), Hymne ad Apoll., 65, avec la note de Spanheim ; Pindare, Pythiques, IV, avec les Scholies passim ; Diodore, III, 49 ; Arrien, Indica, XLIII, 13. Strabon (XVII, p. 837) vit Kyrênê en passant par mer, et fut frappé de la vue ; il ne parait pas avoir débarqué.
Les résultats d’une observation moderne dans cette contrée sont donnés dans le Viaggio de Della Cella et dans l’expédition d’exploration du capitaine Beechey. V. un abrégé intéressant dans la History of the Barbary States, par le Dr Russell (Edinburgh, 1835), c. 5, p. 160.171 : Le chapitre sur ce sujet (ch. 6), dans l’Historia Cyrênês de Thrige est défectueux, en ce que l’auteur semble n’avoir jamais vu les soigneuses et excellentes observations du capitaine Beechey, et qu’il continue surtout les renseignements de Della Cella.
Je cite brièvement quelques-unes des nombreuses et intéressantes remarques du capitaine Beechey. Pour le site de l’ancienne Hespérides (Bengazi) et de la belle et fertile plaine qui est auprès, s’étendant au pied d’une longue chaîne de montagnes éloignée d’environ 14 milles (- 22 kil. 1/2) au sud-est, — V. Beechey, Expedition, ch. XI, p. 287-315 ; une grande quantité de dattiers dans le voisinage (ch. XII, p. 340-345.
La distance entre Bengazi (Hespérides) et Ptolemeta
(Ptolémaïs, le port de Barka) est de cinquante-sept milles géographiques, le
long d’une belle et fertile plaine, qui s’étend des montagnes à
Une plaine montagneuse étendue, fertile et bien arrosée, celle de Mergê, constituait le territoire de l’ancienne Barka (ibid., ch. XIII, p. 395-401) ; les briques, que les géographes arabes disent avoir été exportées de Barka en Égypte (p. 399), sont mentionnées par Étienne de Byzance (v. Βάρκη) comme composant les matériaux des maisons à Barka.
La route de Barka à Kyrênê présente des marques continues d’anciennes roues de chariots (ch. 14, p. 406) ; après avoir passé la plaine de Mergê, elle devient montueuse et boisée, mais en approchant de Grenna (Kyrênê) elle devient plus dégagée de bois ; les vallées produisent de belles récoltes d’orge, et les collines d’excellents pâturages pour le bétail. (p. 409). Une végétation luxuriante vient après les pluies d’hiver dans le voisinage de Kyrênê (ch. XV, p. 465).
[8] Théophraste, Hist. Pl., VI, 3, 3 ; IX, 1, 7. Skylax, c. 107.
[9] Isocrate, Or. V. ad Philipp., p. 84, p. 107, éd. Bek.). Thêra étant une colonie de Lacédæmone, et Kyrênê de Thêra, Isocrate parle de Kyrênê comme d’une colonie de Lacédæmone.
[10] Pindare, Pythiques, IV, 26. Du temps d’Hérodote, il est possible qu’on ait parlé de ces trois cités comme d’une tripolis ; mais personne avant Alexandre le Grand n’aurait compris l’expression de Pentapolis, employée sous les Romains pour désigner Kyrênê, Apollonia, Ptolémaïs, Teucheira et Berenikê ou Hespérides.
Ptolémaïs, port de Barka dans l’origine, était devenue autonome et d’une importance plus grande que cette dernière.
[11] Les renseignements relatifs au lac appelé dans l’antiquité Tritônis sont toutefois très incertains. V. Travels in Barbary du Dr Shaw, p. 127. Strabon mentionne un lac appelé ainsi près d’Hespérides (XVII, p. 836) ; Phérécyde en parle comme voisin d’Irasa (Pherek. Fragm. 33 d, éd. Didot).
[12] Ératosthène, né à Kyrênê et résidant à Alexandrie, estimait la route par terre entre les deux villes à 525 milles romains (Pline, Hist. nat., V, 6).
[13] Salluste, Bell. Jugurtha, c. 75 ; Valère Maxime, V, 6 ; Thrige (Histor. Cyr., c. 49) place ce partage de la Syrte entre Kyrênê et Carthage à quelque moment entre 400-330 avant J.-C., avant la perte de l’indépendance de Kyrênê ; mais je ne puis croire que ce fût plus tôt que les Ptolémées : cf. Strabon, XVII, p. 836.
[14] L’établissement carthaginois Neapolis est mentionné par Skylax et Strabon dit que Leptis était un autre nom pour désigner le même lieu (XVII, p. 835).
[15] Skylax, c. 107 ; Vopiscus, Vit. Probus, c. 9 ; Strabon, XVII, p. 838 ; Pline, Hist. nat., V, 5. De la tribu libyenne Marmaridæ était tiré le nom de Marmarika appliqué à cette région.
[16] Hérodote, IV, 191 ; Salluste, Bell. Jugurtha, c. 17.
Le capitaine Beechey signale les idées erronées qu’on a conçues au sujet de cette région :
Ce n’est pas seulement dans les ouvrages d’anciens écrivains
que nous trouvons la nature de la Syrte mal comprise ; car tout l’espace s’étendant
entre Mesurata (i. e. le
cap qui forme l’extrémité occidentale de
Il paraît que c’est principalement de Leo Africanus que des historiens modernes ont tiré l’idée qu’ils ont de ce qu’ils appellent le district et le désert de Barca. Cependant toute la Cyrénaïque est comprise dans les limites qu’ils lui assignent ; et l’autorité d’Hérodote, sans citer personne autre, suffirait largement pour prouver que cette étendue de pays non seulement n’était pas un désert, mais qu’elle fut de tout temps remarquable pour sa fertilité... L’impression laissée dans nos esprits, après avoir lu le récit d’Hérodote, s’accorderait bien mieux avec l’apparence et les particularités des deux pays, dans leur état réel, que celle qui résulterait de la description de tout écrivain postérieur.
... Le district de Barca, comprenant toute la contrée qui est entre Mesurata et Alexandrie, n’est pas et ne fut jamais aussi dépourvu et aussi stérile qu’on l’a représenté ; sa partie qui constitue la Cyrénaïque est susceptible du plus haut degré de culture, et maintes portions de la Syrte fournissent d’excellents pâturages, tandis que quelques endroits non seulement sont appropriés à la culture, mais produisent réellement de bonnes récoltes d’orge et de dhurra. (Captain Beechey, Expedition to Northern Coast of Africa, c. 10, p. 263, 265, 267, 269 ; cf. c. 11, p. 321.)
[17] Justin, XIII, 7. Amœnitatem loci et fontium ubertatem. Le capitaine Beechey mentionne cette migration annuelle des Arabes Bédouin : Teucheira (sur la côte qui s’étend entre Hespérides et Barka) abonde en puits d’eau excellente, qui sont réservés par lés Arabes pour leur consommation d’été, et auxquels on n’a recours que quand les provisions du pays situé plus à l’intérieur sont épuisées ; à d’autres époques elle est inhabitée. Un grand nombre des tombes creusées sont occupées comme habitations par les Arabes pendant leurs visites d’été à cette partie de la côte (Beechey, Exp. to North. Afric., c. 12, p. 354).
Et au sujet de la large plaine montueuse, ou plateau de Mergê, l’emplacement de l’ancienne Barka : L’eau des montagnes enfermant la plaine s’assemble dans des mares et dans des lacs dans différentes parties de cette vallée spacieuse, et fournit une provision constante, pendant les mois d’été, aux Arabes qui la fréquentent (c. 13, p. 390). La terre rouge que le capitaine Beechey remarquait dans cette plaine est mentionnée par Hérodote par rapport à la Libye (II, 12). Etienne de Byzance signale aussi les briques employées pour construire (v. Βάρκη). Derna, aussi, à l’est de Kyrênê, sur le rivage de la mer, est amplement pourvue d’eau (c. 16, p. 471).
Relativement à Kyrênê elle-même, le capitaine Beechey dit : Pendant les quinze jours environ que nous fûmes absents de Kyrênê, les changements, qui s’étaient opérés dans l’aspect du pays qui l’entoure étaient remarquables. Nous trouvâmes à notre retour les collines couvertes d’Arabes, de leurs chameaux, de leurs troupeaux de petit et de grand détail ; la rareté de l’eau dans l’intérieur à cette époque ayant poussé les Bédouins vers les montagnes, et particulièrement vers Kyrênê, où les sources fournissent en tout temps une provision abondante. Tout le blé était coupé, et l’herbe haute et la luxuriante végétation, que nous avions eu tant de peine à traverser dans des occasions précédentes, avaient été mangées jusqu’aux racines par le bétail (c. 18, p. 517, 520).
Les pluies d’hiver sont également abondantes, entre janvier et mars, à Bengazi (l’ancienne Hespérides) ; on trouve près de la ville des sources d’eau douce, (c. XI, p. 282, 315, 327). Au sujet de Ptolemeta, ou Ptolémaïs, la port de l’ancienne Barka, ibid., c. 12, p. 363.
[18] Hérodote, IV, 170-171. Strabon, II, p. 131. Pindare, Pythiques, IX, 7.
[19] Hérodote, IV, 186, 187, 189, 190. Pindare, Pythiques, IX, 127. Pomponius Mela, I, 8.
[20]
V. la quatrième, la cinquième et
[21] Hérodote, IV, 172-182. Cf. Hornemann’s Travels in Africa, p. 48, et Heeren, Verkehr, und Handel der Alten welt, Th. II ; Abth. I ; Abschn. VI, p. 226.
[22] Hérodote, IV, 175-188.
[23] Hérodote, IV, 178, 179, 195, 196.
[24] Hérodote, IV, 42.
[25] Hérodote, IV, 170.
[26] Hérodote, IV, 161.
[27] Hérodote, IV, 186-189. Cf. aussi le récit dans Pindare, Pyth., IX, 109-126, au sujet d’Alexidamos, un des ancêtres de Telesikratês le Kyrénæen ; comment le premier gagna, par sa légèreté à la course, une jeune fille libyenne, fille d’Antæos d’Irasa, — et Callimaque, Hymne à Apollon, 86.
[28] Hérodote, IV, 155.
[29] Hérodote, IV, 164.
[30] Relativement à la chronologie des princes Battiades, voir Bœckh, ad Pindare, Pyth., IV, p. 265, et Thrige, Histor. Cyrênês, p. 127 sqq.
[31] Hérodote, IV, 159.
[32] Hérodote, II, 180-181.
[33] Hérodote, IV, 160 ; Skylax, c. 107 ; Hécatée, Fragm. 300, éd. Klausen.
[34] Hérodote, IV., 204.
[35] Hérodote, IV, 160. Plutarque (De virtutibus Mulier, p. 261) et Polyen (VIII, 41) donnent divers détails de ce stratagème de la part d’Éryxô, Learchos étant amoureux d’elle. Plutarque dit aussi que Learchos se maintint pendant quelque temps comme despote grâce à l’aide de troupes égyptiennes fournies par Amasis et qu’il commit de grandes cruautés. Son récita trop l’air d’un roman pour être transcrit dans le texte, et je ne sais de quel auteur il est emprunté.
[36] Hérodote, I.V, 161.
J’explique le mot τεμένεα comme signifiant tous les domaines, sans doute considérables, qui avaient appartenu aux princes Battiades ; contrairement à Thrige (Historia Cyrinês, c. 33, p. 150), qui limite l’expression aux revenus tirés des propriétés sacrées. L’allusion que Wesseling fait à Hesychius — Βάττου σίλφιον — ne sert à rien pour expliquer ce passage.
La supposition de O. Müller, qui pense que le roi précédent s’était fait despote au moyen de soldats égyptiens, me parait improbable et inadmissible sur la simple autorité du récit romanesque de Plutarque, si nous prenons en considération le silence d’Hérodote. Il n’est pas non plus exact d’affirmer que Demônax rétablit la suprématie de la communauté ; ce législateur supprima les anciens privilèges politiques des rois, et forma une nouvelle constitution (V. O. Müller, History of Dorians, b. III, c. 9, sect. 13).
[37] O. Müller (Dor., b. III, 4, 5) et Thrige (Hist. Cyrén., c. 38, p. 148) parlent tous deux de Demônax comme ayant aboli les anciennes tribus et en ayant créé de nouvelles. Je ne comprends pas le changement de cette manière. Demônax n’abolit pas de tribus, mais il distribua pour la première fois les habitants dans des tribus. Il est possible en effet qu’avant lui les Théræens de Kyrênê aient été partagés entre eux en tribus distinctes ; mais les autres habitants, ayant immigré d’un grand nombre d’endroits différents, n’avaient jamais été auparavant mis dans des tribus. Quelque loi ou règle formelle était nécessaire à ce but, pour définir et sanctionner cette communion religieuse, sociale et politique qui servait à établir l’idée de tribu. On ne peut admettre comme chose qui va sans dire, qu’il a dû y avoir nécessairement des tribus avant Demônax, dans une population si mêlée à son origine.
[38] Hesychius, Τριακάτιοι, Eustathe, ad Hom. Odyss., p. 303 ; Hêraklides Pontic., De Polit., c. 4.
[39] Hérodote, IV, 163.
[40] Hérodote, IV, 163-164.
[41] Hérodote, III, 13 ; IV, 165-166.
[42] Polyen (Stratagèmes, VII, 28) donne un récit différent sous bien des rapports de celui d’Hérodote.
[43] Hérodote, IV, 203, 204.
[44] Hérodote, IV, 205.