CINQUIÈME VOLUME
Il ne faut point passer sous silence ces nations barbares ou non helléniques qui formaient les voisins immédiats de la Hellas, à l’ouest de la chaîne du Pindos, et an nord de cette chaîne qui rattache le Pindos à l’Olympos, — non plus que ces autres tribus qui, bien que situées à une plus grande distance de la Hellas propre, furent cependant amenées à des relations commerciales ou hostiles avec les colonies helléniques. Entre les Grecs et ces voisins étrangers, les Akarnaniens, dont j’ai déjà dit quelques mots dans le chapitre précédent, forment le lien propre de transition. Ils occupaient le territoire situé entre le fleuve Achelôos, lamer Ionienne et le golfe d’Ambrakia : ils étaient Grecs, et admis comme tels à lutter aux jeux Panhelléniques[1] ; cependant ils étaient aussi rattachés étroitement aux Amphilochi et aux Agræi, qui n’étaient point Grecs. Sous le rapport des mœurs, des sentiments et de l`intelligence, ils étaient à demi Helléniques et à demi Épirotes, — comme les Ætoliens et les Lokriens Ozoles. Même jusqu’au temps de Thucydide, ces nations étaient subdivisées en une foule de petites communautés ; leurs membres vivaient dans des villages non fortifiés, étaient souvent dans l’habitude de se piller les uns les autres, et ne se permettaient jamais de rester sans armes ; en cas d’attaque, ils mettaient leurs familles et leur modique bien, consistant principalement en bétail, à l’abri de montagnes et de marais d’un accès difficile. Ils se servaient pour la plupart d’armes légères, peu d’entre eux étant exercés à porter l’armure d’un hoplite grec ; mais ils étaient à la fois braves et habiles dans leur manière particulière de faire la guerre, et la fronde dans les mains d’un Akarnanien était une arme d’un effet formidable[2]. Toutefois, nonobstant cet état de désunion et ce manque de
sécurité, les Akarnaniens conservèrent parmi eus une ligue politique peu
resserrée. Une colline près d’Argos d’Amphilochia, sur les bords du golfe d’Ambrakia,
avait été fortifiée pour servir de lieu de jugement ou d’assemblée où l’on
réglait les différends. Et il semble que Straton et Œniadæ avaient fini par
être fortifiées jusqu’à un certain point vers le commencement de la guerre du
Péloponnèse. La première, le municipe le plus considérable de l’Akarnania,
était située sur l’Achelôos, assez en amont ; — la dernière était à l’embouchure
du fleuve, dont les inondations rendaient difficile l’accès de la ville[3]. Astakos, Solium,
Palœros et Alyzia se trouvaient sur la côte de . Les Akarnaniens paraissent avoir produit un grand nombre de prophètes. Ils faisaient remonter leurs ancêtres mythiques, aussi bien que ceux de leurs voisins de l’Amphilochia, à la famille prophétique la plus renommée d’entre les héros grecs, — Amphiaraos, avec ses fils Alkmæôn et Amphilochos ; on supposait qu’Akarnan, le héros éponyme de la nation, et d’autres héros éponymes des villes séparées étaient les fils d’Alkmæôn[4]. Le poète lyrique Alkman ne parle d’eux, en même temps que des Ætoliens, que comme de grossiers bergers, et c’est dans cet état qu’ils semblent être restés avec peu de changement jusqu’au commencement de la guerre du. Pé1oponèse, où nous entendons parler d’eux, pour la première fois, comme d’alliés d’Athènes et comme d’ennemis acharnés des colonies corinthiennes situées sur leur côte. Cependant le contact de ces colonies et la large étendue de la côte akarnanienne accessible ne pouvaient manquer de produire quelque effet en améliorant le peuple et en le rendant sociable. Et il est à présumer que cet effet aurait été senti d’une manière plus marquée, si les Akarnaniens n’avaient été arrêtés par le fatal voisinage des Ætoliens, avec lesquels ils étaient en querelles perpétuelles, — peuple le plus dénué de principes et le moins perfectible de tous ceux qui portaient le nom hellénique, et dont la déloyauté habituelle faisait un contraste prononcé avec la droiture et la constance du caractère akarnanien[5]. Ce fut pour fortifier les Akarnaniens contre ces voisins rapaces que le Macédonien Kassandre les pressa de réunir leurs nombreux, petits municipes et d’en faire un petit nombre de cités considérables. La recommandation fut exécutée en partie da moins, de telle sorte que Stratos et une ou deux autres villes furent agrandies. Mais, dans le siècle suivant, la ville de Leukas semble perdre sa position primitive comme colonie corinthienne séparée, et acquérir celle de capitale de l’Akarnania[6], qui ne lui fut enlevée que par la sentence des conquérants romains. En franchissant les frontières de l’Akarnania, nous
trouvons de petites nations ou tribus non -considérées comme grecques, mais
connues, à partir du quatrième siècle avant J.-C., et en descendant, sous le
nom commun d’Épirotes. Ce mot signifie, à proprement parler, habitants d’un
continent en tant qu’opposés à ceux d’une île ou d’une péninsule. Ce n’est
que par degrés qu’il en vint à être employé par les Grecs comme dénomination compréhensive
pour désigner toutes ces diverses tribus placées entre le golfe Ambrakien au
sud et à l’ouest, le Pindos à l’est, et les Illyriens et les Macédoniens au
nord et au nord-est. Parmi ces Épirotes, les principaux étaient : — les
Chaoniens, les Thesprotiens, les Kassôpiens et les Molosses[7], qui occupaient
le pays de l’intérieur aussi bien que sur la côte, le long de De ces diverses tribus, qui habitaient entre le promontoire Akrokéraunien et le golfe d’Ambrakia, quelques-unes au moins semblent avoir eu une parenté ethnique avec des portions des habitants de l’Italie méridionale. Il y avait des Chaoniens sur le golfe de Tarente avant l’arrivée des colons grecs, aussi bien qu’en Epire. Bien que nous ne trouvions pas le nom de Thesprotiens en Italie, nous y rencontrons une ville nommée Pandosia et un fleuve nommé Acheron, comme chez les Thesprotiens épirotiques : le nom de Pélasge qui se retrouve partout se rattache aussi bien aux uns qu’aux antres. Cette affinité ethnique, lointaine ou rapprochée, entre les Œnotriens et les Epirotes, que nous devons accepter comme un fait sans pouvoir le suivre en détail, est compatible en même temps avec cette circonstance, que les deux peuples semblent avoir été susceptibles d’influences helléniques à tin degré inusité, et avoir été jetés, avec relativement peu de difficulté, dans le moule d’un hellénisme imparfait, semblable à celui des Ætoliens et des Akarnaniens. Les conquérants thesprotiens de la Thessalia devinrent de cette manière des Grecs Thessaliens. Les indigènes de l’Amphilochia qui habitaient Argos sur le golfe Ambrakien furent hellénisés par des Grecs qui vinrent d’Ambrakia, quoique leurs compatriotes situés en dehors de la ville restassent encore barbares du temps de Thucydide[11] : un siècle plus tard probablement, ils furent hellénisés comme le reste par une durée plus longue des mêmes influences, ainsi qu’il arriva pour les Sikels en Sicile. Assigner les noms et les limites exactes des différentes
tribus habitant l’Epire, tels qu’on les voyait au septième et au sixième siècle
avant J.-C., à l’époque où s’avançait le courant occidental de la
colonisation grecque, et où les Ambrakiotes nouvellement établis doivent
avoir été occupés à subjuguer ou à chasser de leur important emplacement les
premiers occupants, c’est en dehors de notre pouvoir. Nous n’avons pas de
renseignements antérieurs à Hérodote et à Thucydide, et ce qu’ils nous disent
ne peut pas être appliqué sans danger à un temps soit beaucoup plus ancien,
soit beaucoup plus moderne que le leur. Un important passage de Strabon nous
apprend qu’il y avait une grande analogie entre les Macédoniens de l’intérieur
et les Épirotes, qui, à partir du mont Bermios, s’étendent en travers du
continent jusqu’à la côte placée vis-à-vis de Korkyra, sous le rapport de l’équipement
militaire, de la manière de couper leurs cheveux et sous celui du langage ;
cet auteur nous dit en outre qu’un grand nombre de ces tribus parlaient deux
langues différentes[12], — fait qui
prouve au moins des relations mutuelles très étroites, sinon une origine et
une incorporation doubles. Des guerres ou des départs volontaires et de
nouvelles alliances changeaient les limites et la situation relative des
diverses tribus. Et cela s’effectuait d’alitant plus facilement, que toute l’Epire,
même au quatrième siècle avant J.-C., était partagée entre un agrégat de
villages, sans grandes cités centrales : de sorte que la séparation d’un
village abandonnant la société des Molosses, et se réunissant avec les
Thesprotiens (abstraction
faite des sentiments qui pouvaient s’y rattacher), faisait en pratique
peu de différence clans sa condition et sa manière d’agir. Le progrès
.graduel de l’influence hellénique tendit en partie à centraliser cette
dispersion politique, en agrandissant quelques-uns des villages et en les
transformant en petites villes par l’incorporation de quelques-uns de leurs
voisins ; et c’est de cette manière probablement que furent formées les
soixante-dix cités épirotiques, qui furent détruites et livrées au pillage le
même jour par Paulus Emilius et le sénat romain. Si nous suivons la côte de l’Epire depuis l’entrée du golfe Ambrakien, au nord, jusqu’au promontoire Akrokéraunien, nous la trouverons rebutante pour des colons grecs. Il n’y a aucune de ces vastes plaines maritimes que présente le golfe de Tarente sur la côte, et qui soutenaient la gra11-deur de Sybaris et de Krotôn. Dans toute son étendue, la région des montagnes, abrupte et ne fournissant que peu de sol cultivable, touche presque à la mer[17], et le terrain plat, partout où il existe, doit être dominé et possédé (comme il l’est maintenant) par des villageois résidant sur des collines, toujours difficiles à attaquer, et souvent inexpugnables. D’après cela, et d’après le voisinage de Korkyra, — elle-même bien située pour un trafic avec l’Epire, et jalouse de rivaux voisins, — nous pouvons comprendre pourquoi les émigrants grecs négligeaient cette contrée peu profitable, et se rendaient, soit au nord vers les plaines maritimes de l’Illyria, soit à l’ouest vers l’Italie. Du temps d’Hérodote et de Thucydide, il semblé qu’il n’y avait pas de colonie grecque entre Ambrakia et Apollonia. Le port appelé Glykys Limên, avec la vallée et la plaine voisines, le plus considérable après celui d’Ambrakia, près de la jonction du lac et du fleuve de l’Achéron avec la mer, était possédé par la ville thesprotienne d’Ephyrê, située sur une éminence voisine ; peut-être aussi en partie par l’ancienne ville thesprotienne de Pandosia, rattachée si formellement, tant en Italie qu’en Epire, au fleuve Achéron[18]. C’est au milieu de ces montagnes et de ces gorges presque inexpugnables qu’était située la mémorable communauté moderne de Souli, qui tenait sous sa dépendance un grand nombre de villages environnants situés sur les terrains plus bas et dans la plaine, pendant des anciens maîtres épirotiques pour la situation, le caractère farouche et l’indolence, mais bien supérieur à eux en bravoure et en patience énergiques. Il parait qu’après l’époque de Thucydide, certains colons grecs doivent être parvenus à être admis dans les villes épirotiques de cette région, car Démosthène[19] mentionne Pandosia, Buchetia et Elæa, comme colonies d’Élis, que Philippe de Macédoine conquit et céda à son beau-frère le roi des Epirotes Molosses ; et Strabon nous dit que. le nom d’Ephyrè fut changé en Kichyros, ce qui paraît expliquer unie adjonction de nouveaux habitants. Les Chaoniens et les Thesprotiens paraissent tous deux, du temps de Thucydide, n’avoir pas eu de rois ; il y avait une race royale privilégiée, mais le chef qui présidait était changé d’année en année. Cependant les Molosses avaient une ligne de rois, se succédant de père en fils, qui déclarait faire descendra sa race par quinze générations successives depuis Achille et Neoptolemos jusqu’à Tharypas, vers l’an 400 avant J.-C. ; formant ainsi une branche de la grande famille Æakide. Admêtos, le roi molosse auquel Themistoklês se présenta comme suppliant, parait avoir vécu dans la simplicité d’un chef de village de l’intérieur. Mais Arrybas, son fils ou son petit-fils, fut élevé, dit-on, à Athènes et introduisit dans son pays natal une régularité sociale perfectionnée ; tandis que les rois suivants imitèrent à la fois l’ambition de Philippe de Macédoine et reçurent son aide, en étendant leur domination[20] sur une portion considérable des autres Epirotes. Même du temps de Skylab, ils couvraient un vaste territoire à l’intérieur, bien que leur portion de côte maritime fût limitée. D’après le récit de Thucydide, nous concluons que tous les Épirotes, bien que n’étant unis ensemble par aucun lien politique, étaient cependant assez disposés à se coaliser dans des vues d’agression et de pillage. Les Chaoniens jouissaient d’une plus haute réputation militaire que le reste. Mais le récit que donne Thucydide de leur expédition contre l’Akarnania montre une impétuosité aveugle, insouciante et fanfaronne, qui contraste d’une manière frappante avec la marche méthodique et régulière de leurs alliés et de leurs compagnons grecs[21]. Réunir le petit nombre de détails connus relatifs à ces communautés grossières voisines de la Grèce est une tâche indispensable pour l’exacte intelligence du monde grec et pour l’appréciation des Grecs eux-mêmes, par comparaison ou par opposition avec leurs contemporains. Quelque indispensable qu’elle soit, cependant, elle ne peut guère être rendue intéressante en elle-même pour le lecteur, à la patience duquel je m’adresse en l’assurant que les faits de l’histoire grecque qui doivent être racontés ci-après ne seraient qu’à moitié compris sans cet examen préliminaire des pays environnants. |
[1] V. Aristote, Fragm. Περί πολιτειών, éd. Neumann ; Fragm, 2. Άκαρνάνων πολιτεία.
[2] Pollux, I, 150 ; Thucydide, II, 81.
[3] Thucydide, II, 102 ; III, 105.
[4] Thucydide, II, 68-102 ; Stephan. Byz., v. Φοίτιαι. V. la discussion dans Strabon (X, p. 462), sur la question de savoir si les Akarnaniens prirent ou non part à l’expédition contre Troie ; Éphore soutenant la négative et rattachant nu récit plausible pour expliquer pourquoi ils n’en firent point partie. Le temps vint où les Akarnaniens obtinrent du crédit à Rome pour cette absence supposée de leurs ancêtres.
[5] Polybe, IV, 30 ; cf. aussi IX, 40.
[6] Diodore, XIX, 67 ; Tite-Live, XXXIII, 16-17 ; XLV, 31.
[7] Skylax, c. 28-32.
[8]
Hérodote, II, 56 ; V, 92 ; VI, 127 ; Thucydide, II, 80 ; Platon, Minos, p. 315. Les Chaoniens et les
Thesprotiens étaient séparés par
[9] Hekatœus, Fragm. 77, éd. Klausen ; Strabon, VII, p. 326 ; Appien, Illyric., c. 7. Du temps de Thucydide, les Molosses et les Atintânes étaient sous le même roi (II, 80). Le nom Ήπειρώται dans Thucydide, signifie seulement habitants d’u continent ; — l’expression οί ταύτη ήπειρώται (I, 47 ; II, 80) comprend les Ætoliens et les Akarnaniens (III, 94-95) et est appliquée aux habitants de la Thrace (IV, 105).
Epeiros est employée dans son sens spécial pour désigner le territoire situé à l’ouest du Pindos, par Xénophon, Helléniques, VI, 1, 7.
Cf. Mannert, Geographie der Griech. und Roemer, part. VII, liv. II, p. 283.
[10] Strabon, VII, p. 324.
[11] Thucydide, II, 68.
[12] Strabon, VII, p. 324. Dans ces mêmes régions, sous le gouvernement turc du temps actuel, le mélange et les rapports des Grecs, des Albanais, des Esclavons Bulgares, des Valaques et des Turcs sont tels, que la plupart des naturels se trouvent dans la nécessité d’acquérir deux langues, quelquefois trois ; V. Dr Grisebach, Reise durch Rumelien und nach Brussa, vol. II, c. 12, P. 68.
[13] Tite-Live, XLV, 34 ; Thucydide, I, 47 ; Phanotê, dans la partie plus septentrionale de l’Épire, n’est appelée que Castellum, bien que ce fût un poste militaire important (Tite-Live, XLIII, 21).
[14] Leake’s Travels in Northern Greece, vol. IV, c. 38, p. 207, 210, 233 ; vol. I, c. 9, p. 411 ; Cyprien Robert, les Slaves de Turquie, liv. IV, c. 2.
Βουβόται πρώνες έξόχοι. — Pindare, Nem., IV, 81 ; César, Bell. Civil., III, 47.
[15] Polybe, II, 5, 8.
[16] Plutarque, Pyrrhus, c. 1 ; Tite-Live, XLV, 26.
[17] V. la description des traits géographiques de l’Épire dans Boué, la Turquie en Europe, Géographie générale, vol. I, p. 57.
[18]
V. la description de ce territoire dans Colonel
Leake’s Travels in Northern Greece, vol. I, c. 5 ; son voyage de Ianina,
par le district de Suli et le cours de l’Achéron, jusqu’à la plaine de Glyky et
le lac Achérusien et les marais près de
Quant aux anciens sites (fait observer le colonel Leake), qui sont si nombreux dans les grandes vallées arrosées par l’Achéron inférieur, et le Thyamis inférieur, et leurs tributaires, c’est un désappointement mortifiant pour le géographe de ne pouvoir leur appliquer un seul nom avec une certitude absolue.
Le nombre de ces sites donne à présumer, entre beaucoup d’autres choses, que chacun d’eux doit avoir été individuellement peu considérable.
[19] Démosthène, De Haloneso, c. 7, p. 84 R ; Strabon, VII, p. 324.
[20] Skylax, c. 32 ; Pausanias, I, 11 ; Justin, XVII, 6.
Il semble probable que l’Arrhybas de Justin, est le même que le Tharypas de Pausanias, peut-être aussi le même que Tharypas dans Thucydide, qui était mineur au commencement de la guerre du Péloponnèse.
[21] Thucydide, II, 81.