CINQUIÈME VOLUME
La précédente esquisse de cet important système de nations
étrangères, — Phéniciens, Assyriens et Égyptiens, — qui occupaient la portion
sud-est du monde habité — οίκουμένη
—, tel que le connaissait un ancien Grec, les amène à peu près à l’époque où
elles furent toutes absorbées dans le puissant empire des Perses. En suivant
la série des événements qui eurent lieu entre 700 et 530 avant J.-C., nous
observons un accroissement considérable de pouvoir tant chez les Chaldæens
que chez les Égyptiens, et une immense extension de l’activité et du commerce
maritime chez les Grecs, — mais nous remarquons en même temps la décadence de
Tyr et de Sidon, et en puissance et en trafic. Les armes de Nabuchodonosor
réduisirent les cités phéniciennes au même état de dépendance que celui que
subirent les cités ioniennes un demi-siècle plus tard de la part de Crésus et
de Cyrus ; tandis que les vaisseaux de Milêtos, de Phokæa et de Samos se
répandirent graduellement sur toutes ces eaux du Levant qui avaient jadis été
exclusivement phéniciennes. Dans l’année 704 avant J.-C., les Samiens ne possédaient
pas encore une seule trirème[1] : jusqu’à l’année
630 avant J.-C., pas un seul vaisseau grec n’avait encore visité Le cours de l’histoire grecque n’est pas affecté directement par ces contrées. Cependant leur influence sur l’esprit grec fut très considérable, et l’ouverture du Nil par Psammétichus constitue une époque dans la pensée hellénique. Elle fournit à leur observation un champ étendu et varié de réalité présente, tandis qu’elle fut en même temps une grande source de ces tendances au mysticisme qui corrompirent un si grand nombra de leurs esprits spéculatifs. Mais c’est à la Phénicie et à l’Assyria que les Grecs doivent deux acquisitions méritant bien une mention spéciale, — l’alphabet, et le premier étalon et la première échelle de poids aussi bien que d’argent monnayé. Nous ne pouvons reconnaître la date précise ni de l’une ni de l’autre de ces deux acquisitions. L’analogie des deux alphabets prouve, sans qu’on puisse le contester, que celui des Grecs vient de celui des Phéniciens, bien que nous ne sachions comment ni dans quel lieu fut fait cet inestimable présent, dont on ne peut trouver ale traces dans les poèmes homériques[3]. L’alphabet latin, qui est presque identique à la plus ancienne variété dôrienne du grec, dérivait de la même source ; — il en était de même de l’alphabet étrusque, bien que (si la conjecture de O. Müller est exacte) il ne le fût que de seconde main au moyen de l’alphabet grec[4]. Si nous ne pouvons pas établir à quelle époque les Phéniciens firent cette importante communication aux Grecs, encore bien moins pouvons-nous déterminer quand ou comment ils l’acquirent eux-mêmes, — s’il est d’invention sémitique, ou dérivé d’un perfectionnement des hiéroglyphes phonétiques des Égyptiens[5]. Outre les lettres de l’alphabet, l’échelle des poids et celle des monnaies passèrent de Phénicie et d’Assyria en Grèce. Bœckh a démontré dans sa Métrologie que l’échelle Æginæenne[6] — avec ses divisions, talent, mna et obole — sont identiques à celles de Phénicie et de Babylone, et que le mot mna, qui forme le point central de l’échelle, est d’origine chaldæenne. J’ai déjà touché ce point dans un précédent chapitre, en rapportant l’histoire de Pheidôn d’Argos, qui promulgua le premier ce qu’on appelle l’échelle Æginæenne. Ainsi, en suivant l’influence exercée sur l’esprit grec
par les anciens rapports avec les diverses nations asiatiques,.nous trouvons
que, comme les Grecs établirent leur échelle musicale (élément si important
de leur première culture intellectuelle) en l’empruntant en partie des
Lydiens et des Phrygiens,-de même aussi leur système de monnaies et de poids,
leur écriture alphabétique, et leur division duodécimale du jour mesurée par
le gnomon et l’ombre, dérivaient tous des Assyriens et des Phéniciens. L’ancienne
industrie et l’antique commerce de ces contrées furent aussi de bien des
manières profitables aux progrès des Grecs, et l’auraient probablement été
encore davantage si la grande et rapide élévation des Perses, plus barbares,
ne les avait toutes réduites à Le sixième siècle avant J.-C., bien qu’il fût une période de déclin pour Tyr et Sidon, fut une époque de développement pour leur colonie africaine Carthage, qui paraît pendant ce siècle comme engagée dans un trafic considérable avec les villes tyrrhéniennes sur- la côte méridionale de l’Italie, et comme repoussant les colons phokaeens d’Alalia en Corse. Les guerres des Carthaginois avec les colonies grecques en Sicile, autant qu’elles nous sont connues, commencent peu après 500 avant J.-C., et continuent, par intervalles, avec des succès variés, pendant deux siècles et demi. La fondation de Carthage par les Tyriens est placée. à des
dates différentes, dont la plus basse est toutefois 819 avant J.-C. ; d’autres
auteurs le placent en 878 avant J.-C., et nous n’avons aucun moyen de décider
entre eux. J’ai déjà fait remarquer que ce n’est nullement la plus ancienne
des colonies tyriennes. Mais quoique Utique et Gadès fussent plus anciennes
que Carthage[7],
cette dernière les surpassa tellement en richesse et en puissance, qu’elle
acquit une sorte de prééminence fédérale sur toutes les colonies phéniciennes
de la côte d’Afrique. Dans les temps plus rapprochés où la domination de
Carthage avait atteint son maximum, elle comprenait les villes d’Utique, d’Hippone,
d’Adrumète et de Leptis — toutes fondations phéniciennes primitives, et
jouissant même probablement, comme dépendances de Carthage, d’une certaine
autonomie restreinte, — outre un grand nombre de villes plus petites qui s’étaient
établies seules, et habitées par une population mixte appelée
Libyco-Phéniciens. Trois cents villes de cette sorte, — un territoire
dépendant couvrant la moitié de l’espace qui est entre la petite et Mais par quels moyens les Carthaginois s’élevèrent-ils à
ce faite de grandeur, c’est un point sur lequel nous n’avons pas de
renseignements. Nous sommes mêmes réduits à conjecturer quelle partie de
cette puissance Carthage avait déjà acquise au sixième siècle avant J.-C.
Comme dans le cas ide tant d’autres cités, nous avons une légende sur la
fondation, ornant le moment de la naissance, et ensuite rien de plus. La
princesse tyrienne Didon ou Élisa, fille de Bélus, soeur de Pygmalion, roi de
Tyr, et épouse de l’opulent Sichée, prêtre d’Hêraklês dans cette ville, —
resta veuve, dit-on, par suite du meurtre de Sichée par Pygmalion, qui s’empara
des trésors appartenant à sa victime. Mais Didon trouva moyen dé lui enlever
son butin, s’empara de l’or qui avait tenté Pygmalion, et émigra en secret,
emportant avec elle les insignes sacrés d’Hêraklês. Un corps considérable de
Tyriens Les Phokæens d’Iônia, qui dans leurs voyages aventureux à l’ouest établirent la colonie de Massalia (dès l’an 600 av. J.-C.), ne purent accomplir cette œuvre qu’en remportant une victoire sur les Carthaginois, — le premier exemple qui nous ait été conservé d’une lutte entre Grecs et Carthaginois. Les derniers virent avec jalousie une rivalité commerciale, et leur trafic avec les Toscans et les Latins en Italie, aussi bien que leur lucrative exploitation de mines en Espagne, date d’une époque où le commerce grec dans ces régions était à peine connu. Chez les auteurs grecs, la dénomination de Phéniciens est souvent employée pour désigner les Carthaginois aussi bien que les habitants de Tyr et de Sidon, de sorte que nous ne pouvons pas toujours distinguer de qui des deux il est question. Mais il est remarquable que l’établissement éloigné de Gadès, et les nombreuses colonies fondées dans des vues commerciales le long de la côte occidentale de l’Afrique et au delà du détroit de Gibraltar, soient expressément attribués aux Tyriens[10]. Beaucoup d’entre les autres établissements phéniciens situés sur la côte méridionale de l’Espagne semblent avoir dû leur origine à Carthage plutôt qu’à Tyr. Mais les relations entre les deux villes, autant que nous les connaissons, furent constamment amicales, et Carthage même, à l’époque de sa plus haute gloire, envoya des théores avec un tribut de reconnaissance religieuse à l’Hêraklês tyrien : la visite de ces députés coïncida avec le siège de la ville par Alexandre le Grand. Dans cette occasion critique, on expédia à Carthage les épousés et les enfants des Tyriens pour y trouver asile. Deux siècles avant, lorsque l’empire des Perses était dans la période de son développement et de son expansion, les Tyriens avaient refusé d’aider Kambysês de leur flotte dans ses projets de conquête sur Carthage, et avaient probablement ainsi préservé leur colonie de l’asservissement[11]. |
[1] Thucydide, I, 13.
[2] Hérodote, III, 107.
[3]
Les diverses assertions ou les diverses conjectures que l’on peut trouver dans
les auteurs grecs (tous relativement modernes), au sujet de l’origine de l’alphabet
grec, sont réunies par Franz, Epigraphica
Græca, sect. 3, p. 12-20 : Omnino Græci alphabeti ut certa primordia sunt in origine
Phœniciâ, ita certus terminus in litteraturâ Ionicâ sen Simonideâ. Quæ inter
utrumque ponuntur, incerta omnia et fabulosa...... Non commoramur in
iis quæ de litterarum origine et propagatione ex fabulosâ Pelasgorum historiâ
(cf. Knight, p.119-123 ; Raoul Rochette (p. 67-87), neque in iis quæ de Cadmo narrantur, quem
unquam fuisse hodie jam nome crediderit...... Alphabeti Phœnicii omnes 22 literas cum
antiquis Græcis congruere, hodie nemo est qui ignoret (p. 14, 15).
Franz donne de bons renseignements au sujet des changements introduits par
degrés dans l’alphabet grec, et aux assertions erronées des grammairiens quant
à la question de savoir quelles étaient les lettres originales et quelles
étaient celles qui furent ajoutées dans
Les auteurs grecs, comme on pouvait s’y attendre, aimaient beaucoup plus en général rapporter l’origine dés lettres à des héros ou à des dieux indigènes, tels que Palamêdês, Promêtheus, Musæos, Orpheus, Linos, etc., qu’aux Phéniciens. Le renseignement le plus ancien que l’on connaisse (celui de Stésichore, Schol. ap. Bekker Anecdot., II, p. 786) les attribue à Palamêdês.
Franz et Kruse soutiennent tous deux ardemment l’existence et l’usage de l’écriture chez les Grées è une époque de beaucoup antérieure à Homère ; point sur lequel je suis en désaccord avec eux.
[4] V. O. Müller, Die Etrusker (IV, 6), où se trouvent beaucoup de renseignements sur l’alphabet toscan.
[5] Cette question est soulevée et discutée par Justus Olshausen, Ueber den Ursprung des Alphabetes (p. 1-10) dans les Kieler Philologische Studien, 1841.
[6] V. Bœckh, Metrologie, c. 4, 5, 6. (V. vol. II, c. 6.)
[7]
Utique fut, dit-on, fondée 287 ans avant Carthage, l’auteur qui l’avance
déclarant tirer son renseignement de récits phéniciens (Aristote, Mirab. Auscult., c. 134). Velleius
Paterculus dit que Gadès est plus ancienne qu’Utique, et place la fondation de
Carthage en 819 avant J.-C. (1, 2, 6). Il semble suivre en général la même
autorité que l’auteur de la compilation aristotélique mentionnée ci-dessus.
Selon d’antres assertions, la fondation de Carthage date de 878 avant J.-C.
(Heeren, Ideen ueber den Verkehr,
etc., part. II, l. I, p. 29). Appien place la date de la fondation 50 ans avant
la guerre de Troie(De Reb. Pun., c. 1) ; Philiste, 21 ans avant le même
événement (Philiste, Fragm. 50, éd.
Goeller) ; Timée, 38 ans avant
La citation que donne Josèphe d’un ouvrage de Ménandre, tirée des άναγρσφαί tyriennes, plaçait la fondation de Carthage 143 ans après la construction du temple de Jérusalem (Josèphe, cont. Apion, I, c. 17, 18). Apion disait que Carthage fut fondée la première année de la septième olympiade (748 av. J.-C.) (Josèphe, cont. Apion, II, 2).
[8] Quamdiu Carthago invicta fuit, pro Deâ culta est. (Justin, XVIII, 6 ; Virgile, Énéide, I, 340-370.) Nous faisons remonter cette légende sur Didon à Timée (Timæi Frag. 23, éd. Didot). Philiste semble avoir suivi un récit différent : — il disait que Carthage avait été fondée par Azor et Karchêdôn (Philiste, Fr. 50). Appien mentionne deus histoires (De Reb. Pun., 1) : celle de Didon, qui était répandue et chez les Romains et chez les Carthaginois : celle de Zôrus (ou Ezôrus) et de Karebêdôn ; la seconde est évidemment de fabrication grecque, la première semble purement phénicienne : V. Josèphe, Cont. Apion, I, c. 18-21.
[9] V. Movers, Die Phoenizier, p. 609-616.
[10] Strabon, XVII, p. 826.
[11] Hérodote, III, 19.