HISTOIRE DE LA GRÈCE

QUATRIÈME VOLUME

CHAPITRE XI — PHÉNICIENS.

 

 

Il est nécessaire que je parle des Phéniciens, des Assyriens et des Égyptiens en tant qu’ils influèrent sur la condition ou occupèrent les pensées des anciens Grecs, sans que j’entreprenne de rechercher entièrement leur histoire antérieure. Comme les Lydiens, ces trois peuples finirent par être tous absorbés dans la vaste masse de l’empire des Perses, tout en conservant cependant leur caractère et leurs particularités sociales, après avoir été dépouillés de leur indépendance politique.

Les Perses et les Mèdes, portion de la race Arienne et membres de ce qui a été classifié, eu égard au langage, comme la grande famille indo-européenne, occupaient une partie du vaste espace compris, entre l’Indus à l’est et la ligne du mont Zagros (s’étendant à l’est du Tigre et presque parallèle de ce fleuve) à l’ouest. Les Phéniciens, aussi bien que les Assyriens, appartenaient à la famille Sémitique, Araméenne ou Syro-Arabe, comprenant en outre les Syriens, les Juifs, les Arabes, et en partie les Abyssins. Dans quelle famille convenue de la race humaine doit-on ranger les Égyptiens basanés et aux cheveux frisés, c’est un point qui a été très disputé. Nous ne pouvons les compter comme membres des deux précédentes, et les recherches les plus soigneuses font présumer que leur type physique était quelque Chase de purement africain, approchant en bien des points de celui du nègre[1].

Nous avons déjà fait remarquer que le vaisseau marchand et commerçant phénicien figure dans les poèmes homériques comme un visiteur bien connu, et que les robes aux mille couleurs et les ornements d’or fabriqués à Sidon sont estimés parlai les ornements précieux appartenant aux chefs[2]. Il y a lieu de conclure, en général, que dans ces temps reculés les Phéniciens traversaient habituellement la mer Ægée et même qu’ils formèrent des établissements dans quelques-unes de ses îles pour faire le commerce et exploiter des mines. A Thasos particulièrement, près de la côte de Thrace, on voyait même, à l’époque d’Hérodote, des traces de mines d’or abandonnées, indiquant à la fois un travail persévérant et une durée considérable d’occupation. Mais au moment où s’ouvre l’ère historique, ils semblent avoir été en train de quitter graduellement ces contrées[3]. Leur commerce avait pris une direction différente. Nous ne pouvons donner de détails sur ce changement ; mais nous pouvons aisément comprendre que l’accroissement de la marine grecque, tant de guerre que marchande, rendit incommode pour les Phéniciens de rencontrer des rivaux si entreprenants, — la piraterie (ou guerre privée sur mer) étant alors un procédé habituel, particulièrement à l’égard d’étrangers.

Les villes phéniciennes occupaient une bande étroite de la côte de la Syrie et de la Palestine, ayant environ 120 milles (193 kilomètres) en longueur, — jamais plus et généralement beaucoup moins de 20 milles (32 kilomètres) en largeur, — entre le mont Liban et la mer. Aradus (dans un îlot, avec Antaradus et Marathus vis-à-vis sur la terre ferme) était la plus septentrionale, et Tyr était la plus méridionale (aussi dans une petite !le, avec Palæ-Tyrus et une fertile plaine adjacente vis-à-vis d’elle). Entre les deux étaient situées Sidon, Berytos, Tripolis et Byblos, outre quelques villes plus petites[4] attachées à Tune ou à l’autre des cités que nous venons de mentionner, et plusieurs îles tout prés de la côte, occupées de la même manière ; tandis que la colonie de Myriandros était plus au nord, près des frontières de la Kilikia.

Il ne semble pas possible de déterminer laquelle des deux villes était la plus ancienne, de Sidon ou de Tyr. S’il est vrai, comme l’affirmaient quelques autorités, que Tyr fut fondée dans l’origine par Sidon, la colonie doit avoir grandi assez rapidement pour surpasser sa métropole en puissance et en considération ; car elle devint la principale de toutes les villes phéniciennes[5]. Aradus, la plus importante après elle, fut fondée par des exilés de Sidon, et toutes les autres par des colons tyriens on sidoniens. Dans ce territoire limité étaient concentrées la richesse commerciale, l’activité et l’habileté industrielles à un plus haut degré qu’on ne pouvait les trouver dans aucune autre partie du monde contemporain. Chaque ville était une communauté indépendante, ayant son territoire environnant et sa constitution politique propres et son propre prince héréditaire[6], quoique les annales de Tyr présentent bien des exemples de princes assassinés par des hommes qui leur succédaient sur le trône. Tyr paraît avoir joui d’une certaine autorité prédominante sur toutes ces villes, peut-être d’un certain contrôle ; auquel on ne se soumettait pas toujours volontairement ; et il se présente des exemples dans lesquels les villes inférieures, lorsque Tyr était pressée par un ennemi étranger[7], saisissaient l’occasion de se révolter, ou du moins se tenaient à l’écart. La même difficulté à diriger d’une manière satisfaisante les relations entre une ville dominante et ses confédérés, que manifeste l’histoire grecque, se trouve aussi prévaloir en Phénicie, et sera remarquée ci-après par rapport à Carthage ; tandis qu’on observe aussi les mêmes effets de la constitution politique d’une cité autonome, qui entretient l’énergie individuelle et les aspirations régulières de ses habitants. Le sentiment prédominant d’isolement jaloux dans une ville est expliqué d’une manière, frappante par l’exemple de Tripolis, établie conjointement par Tyr, Sidon et Aradus. Elle consistait en trois villes, distinctes chacune d’elles à la distance d’un furlong (200 mètres) des deux autres, et chacune avec ses propres murailles séparées, bien que probablement constituant dans une certaine mesure une seule communauté politique, et servant de lieu d’assemblée et de délibération communes pour tout le nom phénicien[8]. Les promontoires avancés du Liban et de l’Anti-Liban touchaient la mer le long de la côte phénicienne, et ces chaînes de montagnes, bien que rendant une portion très considérable de la surface très restreinte impropre à la culture du blé, fournissaient ce qui peut-être était plus indispensable encore, — une grande quantité de bois pour la construction des navires ; tandis que le manque absolu de tout bois en Babylonie, excepté le dattier, empêchait les Assyriens de ce territoire de faire un trafic maritime sur le golfe Persique. Il parait cependant que les montagnes du Liban donnaient asile à des tribus d’Arabes pillards, qui infestaient continuellement et le territoire phénicien et la riche plaine voisine de Cœlésyrie[9].

Le magnifique temple de ce grand dieu phénicien (Melkarth), que les Grecs appelaient Hêraklês[10], était situé à Tyr Les Tyriens affirmaient que sols établissement avait été effectué en même temps que la première fondation de la cité, 2,300 ans avant l’époque d’Hérodote. Ce dieu, le compagnon et le protecteur de leurs établissements coloniaux, et le premier père des rois phénico-libyens, se trouve particulièrement à Carthage, à Gadès et à Thasos[11]. Quelques-uns supposaient que les Phéniciens étaient venus s’établir sur la côte de la Méditerranée en quittant des demeures antérieures près de l’embouchure de l’Euphrate[12], ou dans les îles (nommées Tylos et Arados) du golfe Persique ; ; tandis que d’autres considéraient les Phéniciens de la Méditerranée comme indigènes et les autres comme colons. Qu’il en soit ainsi ou non, l’histoire ne les connaît pas élans un temps antérieur dans une autre portion de l’Asie que dans la Phénicie propre.

Bien élue l’industrie, et l’activité infatigables des Phéniciens leur aient conservé leur importance jusqu’à l’époque de l’empire romain, cependant on doit chercher beaucoup plus tôt la période de leur essor le plus étendu et de leur plus grande puissance, — antérieurement à 700 ans avant J.-C. Dans ces temps reculés, eux et lents colons naviguaient seuls sur la Méditerranée : la naissance des établissements maritimes grecs bannit dans une grande mesure leur commerce de la mer Ægée, et le gêna même dans les eaux plus occidentales. Ils établirent leurs colonies en Afrique, en Sicile, en Sardaigne, dans Ies Baléares, en Espagne. La grandeur aussi bien que l’ancienneté de Cartilage, d’Utique et de Gadès atteste les plans à longue portée des commerçants phéniciens, et même dans les temps qui précèdent la première Olympiade. Nous retrouvons la richesse et l’industrie de Tyr, et la lointaine navigation de ses vaisseaux dans lamer Rouge et le long de la côte de l’Arabie, dès l’époque de David et de Salomon. Et comme ni les Egyptiens, ni les Assyriens, ni les Perses, ni les Indiens ne se livraient à une vie de courses sur mer, il semble que et l’importation et la distribution des produits de l’Inde et de l’Arabie dans l’Asie occidentale et dans l’Europe étaient faites par les Arabes Iduméens entre l’Arabie Pétrée et la mer Rouge, — par les Arabes de Gerrha sur le golfe Persique, augmentés comme ils le furent plus tard par un corps d’exilés chaldéens de la Babylonie, — et par les Phéniciens plus entreprenants de Tyr et de Sidon dans ces deux mers aussi bien que dans la Méditerranée[13].

Les plus anciennes colonies phéniciennes étaient Utique, presque sur le point le plus septentrional de la côte d’Afrique et dans le même golfe (appelé aujourd’hui le golfe de Tunis) que Carthage, — vis-à-vis du cap Lilybæon en Sicile, — et Gadès ou Gadeira, dans l’île de Tartêssos, c’est-à-dire sur la côte sud-ouest de l’Espagne. Cette dernière ville, fondée peut-être près de mille ans avant l’ère chrétienne[14], a conservé plus longtemps qu’aucune ville d’Europe une prospérité continue et un nom (Cadix) qui n’est pas réellement changé. Ce qui peut prouver combien la situation d’Utique était bien adaptée aux besoins des colons phéniciens, c’est ce fait que Carthage fut plus tard établie dans le même golfe et près du même endroit, et que les deux villes atteignirent un haut point de prospérité. La distance qui sépare Gadès de Tyr semble surprenante, et si nous calculons par le temps plutôt que par l’espace, les Tyriens étaient séparés de leurs colons tartêssiens par un intervalle plais grand que celui qui sépare aujourd’hui un Anglais de Bombay ; car l’ancien navigateur longeait toujours les côtes, et Skylax compte soixante-quinze jours[15] de voyage depuis la bouche Kanôpique (la plus occidentale) du Nil jusqu’aux colonnes d’Hêraklès (détroit de Gibraltar) ; calcul auquel il faut ajouter quelques jours de plus pour représenter la distance complète entre Tyr et Gadès. Mais la hardiesse de ces anciens marins surmontait toutes les difficultés compatibles avec le principe de ne jamais perdre la côte de vue. S’avançant le long de la côte septentrionale de la Libye, à une époque où les bouches du Nil étaient encore fermées par la jalousie égyptienne à tout navire étranger, ils paraissent avoir été peu tentés de coloniser[16] sur la dite dangereuse voisine des deux golfes appelés la grande Syrte et la petite Syrte, — dans un territoire pour la plus grande partie dépourvu d’eau et occupé par de grossiers nomades libyens, répandus en petit nombre sur le vaste espace qui est entre le Nil occidental[17] et le cap Hermæa, appelé aujourd’hui le cap Bon. Les villes grecques de Kyrênê et de Barka, fondées dans la suite, dont la situation bien choisie formait une exception au caractère général de la contrée, ne furent pas établies dans des vues commerciales ; tandis que la ville phénicienne de Leptis[18], près du golfe appelé la grande Syrte, fut fondée plutôt comme un asile pour des exilés venus de Sidon que d’après un plan préconçu de colonisation. La situation d’Utique et de Carthage, dans le golfe immédiatement à l’ouest du cap Bon, était favorable pour le commerce avec la Sicile, l’Italie et la Sardaigne ; et les autres colonies phéniciennes, Adrumêtum, Neapolis, Hippone (deux villes de ce nom), la Petite Leptis, etc., furent fondées sur la côte, à peu de distance du promontoire oriental ou du promontoire occidental où était renfermé le golfe de Tunis, commun à Carthage et à Utique.

Ces anciennes colonies phéniciennes furent fondées ainsi dans le territoire aujourd’hui connu comme royaume de Tunis et comme portion orientale de la province française de Constantine. Delà jusqu’aux colonnes d’Hêraklês (détroit de Gibraltar), nous n’entendons parler d’aucun autre établissement. Mais la colonie de Gadès, en dehors du détroit, formait le centre d’un commerce vaste et florissant, et qui s’étendait d’un côté loin jusqu’au sud, à une distance non moindre que trente jours de navigation le long de la côte occidentale de l’Afrique[19], et de l’autre côté jusqu’à la Bretagne et aux îles Sorlingues. Il y avait de nombreux comptoirs phéniciens et beaucoup de petites villes commerçantes le long de la côte occidentale de ce qui est aujourd’hui l’empire du Maroc ; tandis que file de Kernê, à douze jours de navigation le long de la côte à partir du détroit de Gibraltar, formait un dépôt fixe pour les marchandises phéniciennes dans les rapports commerciaux avec l’intérieur. Il y avait, en outre, à peu de distance de la côte, des villes de Libyens et d’Ethiopiens auxquelles se rendaient les habitants des régions centrales, et où ils apportaient leurs peaux de léopards et leurs dents d’éléphants pour les échanger contre les onguents de Tyr et la poterie d’Athènes[20]. Un commerce si éloigné avec la navigation restreinte de cette époque n’était pas de nature à embraser des marchandises d’un très gros volume.

Mais ce commerce, bien que vraisemblablement important, ne constituait qu’une faible partie des sources, de richesses ouvertes aux Phéniciens de Gadès. Les Turdetani et les Turduli, qui occupaient la portion sud-ouest de l’Espagne, entre le neuve Anas (Guadiana) et la Méditerranée, semblent avoir été la section la plus civilisée et la plus perfectible des tribus ibériennes, bien placée pour entretenir- des relations commerciales avec les colons qui occupaient file de Léon, et qui établirent le temple, dans la suite si riche et, si fréquenté, du Tyrien Hêraklês. Et l’extrême fertilité de la région septentrionale de l’Espagne, en blé, poisson, bétail et vin, aussi bien qu’en argent et en fer, est un point au sujet duquel nous ne trouvons qu’unanimité chez les écrivains anciens. Le territoire autour de Gadès, de Carteia et des autres colonies phéniciennes dans ce district, était connu ales Grecs dès le sixième siècle avant J.-C., sous le nom de Tartêssos, et considéré, par eux à peu prés sous, le même Jour sous lequel le Mexique et le Pérou paraissaient aux Espagnols du seizième siècle. Pendant trois ou quatre siècles les Phéniciens avaient possédé le monopole entier de ce commerce tartêssien, sans aucune concurrence, de la part ales Grecs. Probablement les métaux qu’ils s’y procuraient étaient à cette époque leur plus précieuse acquisition, et les tribus qui occupaient les régions à mines de l’intérieur trouvaient un nouveau marché et un débit important pour un produit obtenu alors avec un degré de facilité exagérée jusqu’à la fable[21]. Ce fut de Gadès comme d’un centre que ces entreprenants marchands, poussant leur voyage le long des côtes encore plus loin, établirent des relations avec les mines d’étain du Cornouailles, peut-être aussi avec ceux qui recueillaient l’ambre sur les côtes de la Baltique. Il faut quelque effort pour reporter notre imagination jusqu’au temps où, le long de toute cette vaste longueur de pays, de Tyr et de Sidon jusqu’à la côte de Cornouailles, il n’y avait pas d’autres navires marchands pour acheter ou vendre des marchandises que ces navires phéniciens. Les tribus les plus grossières trouvent un avantage à avoir de pareils visiteurs ; et nous ne pouvons douter que les hommes qu’un amour résolu du gain poussait à braver tant de hasards et de difficultés, ne doivent avoir été récompensés par les produits du monopole sur la plus grande échelle.

Les colons phéniciens sur la côte d’Espagne devinrent .graduellement de plus en plus nombreux et paraissent avoir été répartis dans des municipes séparés ou mêlés à la population indigène, entre l’embouchure de l’Anas (Guadiana) et la ville de Malaka (Malaga) sur la Méditerranée. Par malheur nous savons très peu de chose au sujet de leurs localités et de leurs particularités précises ; mais nous n’apprenons rien de colonies phéniciennes sur la côte espagnole de la Méditerranée au nord de Malaka ; en effet, Carthagène, ou nouvelle Carthage, était un établissement carthaginois, fondé seulement dans le troisième siècle avant J.-C., — après la première guerre punique[22]. Le mot grec, Phéniciens, étant employé pour signifier aussi bien les habitants de Carthage que ceux de Tyr et de Sidon., il n’est pas aisé de distinguer ce qui appartient à chacun d’eux. Néanmoins nous pouvons distinguer une grande et importante différence dans le caractère de leurs établissements, spécialement en Ibêria. Les Carthaginois combinaient avec leurs projets commerciaux de vastes plans de conquête et d’empire. C’est ainsi que les établissements phéniciens indépendants, sur le golfe de Tunis et auprès, furent réduits sous leur domination, tandis que beaucoup de nouveaux petits municipes, issus directement de Carthage elle-même, furent fondés sur la dite africaine de la Méditerranée, et que toute la côte, depuis la Syrtis grecque à l’ouest jusqu’aux colonnes d’Hêraklês (détroit de Gibraltar), est représentée comme leur territoire dans le Périple de Skylax (360 av. J.-C.). En Ibêria, pendant le troisième siècle avant ils entretenaient des armées considérables[23], soumettaient les tribus de l’intérieur, et acquirent une domination que rien, si ce n’est la fore supérieure de Rome, ne put empêcher d’être durable ; tandis qu’en Sicile aussi, la résistance des Grecs prévint un semblable résultat. Mais les colonies étrangères de Tyr et de Sidon furent formées dans des vues purement commerciales. Dans la région de Tartêssos aussi bien que sur la côte occidentale de l’Afrique, en dehors du détroit de Gibraltar, nous n’entendons parler que d’échange pacifique et de métallurgie ; et le nombre des Phéniciens qui acquirent graduellement des établissements dans l’intérieur fut si grand, que Strabon représente ces villes (qui n’étaient pas moins de deux cents) comme devenues complètement phéniciennes[24]. Puisque, de son temps, les circonstances favorables aux nouvelles immigrations phéniciennes avaient disparu depuis longtemps, — on ne doit guère hésiter à attribuer la prépondérance que cet élément étranger avait acquise alors, à une période plus ancienne de plusieurs siècles, commençant à une époque où Tyr et Sidon jouissaient toutes deux d’une autonomie incontestée chez elles et du monopole entier du commerce ibérien, sans intervention de la part des Grecs.

La plus ancienne colonie fondée en Sicile fut celle de Naxos, établie par les Chalcidiens en 735 avant J.-C. Syracuse suivit l’année d’après, et pendant le siècle qui vint ensuite plus d’une cité grecque florissante prit racine dans l’île. Ces Grecs trouvèrent les Phéniciens déjà en possession d’une foule d’îlots et de promontoires avancés autour de l’île, qui leur servaient dans leur commerce avec les Sikels ou Sicaniens occupant l’intérieur. Les nouveaux venus enlevèrent tellement à ce commerce établi sa sûreté et ses facilités, que les Phéniciens, abandonnant leurs nombreux petits établissements autour de l’île, se concentrèrent dans trois villes considérables, à l’angle sud-ouest près de Lilybæon[25], — Motyê, Soloeis et Panormos, — et dans l’île de Malte, où ils furent le moins éloignés d’Utique et de Carthage. Les Tyriens, à cette époque, étaient vivement pressés par les Assyriens sous Salmanasar, et le pouvoir de Carthage n’avait pas encore atteint son apogée, autrement il est probable que cette retraite des Phéniciens de Sicile devant les Grecs ne se serait pas effectuée sans lutte. Mais les Phéniciens des premiers temps, supérieurs aux Grecs en activité commerciale, et peu disposés à combattre, si ce n’est dans le cas d’une force très supérieure, avec des aventuriers belliqueux déterminés à s’établir d’une manière permanente, prirent le sage parti de circonscrire leur sphère d’opérations. I1 paraît qu’il se fit un changement semblable dans Kypros, l’autre île où les Grecs et les Phéniciens en. vinrent à être dans un étroit contact. Si nous pouvons ajouter foi aux annales tyriennes que consulta l’historien. Ménandre, Kypros était sujette des Tyriens, même du temps de Salomon[26]. Nous ne savons pas les dates de l’établissement de Paphos, de Salamis, de Kition et des autres cités grecques qui y furent fondées, — mais l’on ne peut douter qu’elles ne fussent postérieures à cette période, et qu’une portion considérable du sol et du commerce de Kypros n’ait passé ainsi des Phéniciens aux Grecs, qui, de leur côté, embrassèrent partiellement et répandirent les rites, parfois cruels, parfois voluptueux, que renfermait la religion phénicienne[27]. En Kilikia aussi, particulièrement à Tarsos, l’intrusion de colons grecs semble avoir graduellement hellénisé une ville phénicienne et assyrienne dans l’origine, contribuant, avec les autres colonies grecques (Phasêlis, Aspendos et Sidê) sur la côte méridionale de l’Asie Mineure, à diminuer la sphère des aventures pour les Phéniciens dans cette direction[28].

C’est ainsi que les Phéniciens eurent à souffrir de l’expansion des colonies grecques. Et si les Ioniens de l’Asie Mineure, quand ils furent conquis pour la première fois par Harpagos et les Perses, avaient suivi le conseil de Bias de Priène, d’émigrer en corps et de fonder une grande colonie pan-ionienne dans l’île de Sardô (Sardaigne), ces premiers marchands auraient éprouvé le même empêchement[29] reporté encore plus à l’ouest, — peut-être, en effet, toute l’histoire postérieure de Cartilage eût-elle été sensiblement modifiée. — Mais l’Ibêria et la région d’or de Tartêssos restèrent comparativement pela visitées et encore moins colonisées par les Grecs ; elles ne finirent même par leur être connues que plus d’un siècle après que leurs premiers établissements eurent été formés en Sicile. Quelque facile que le voyage de Corinthe à Cadix puisse nous paraître aujourd’hui, pour un Grec du septième ou du sixième siècle avant J.-C., c’était une entreprise formidable. Il était dans la nécessité d’abord de longer les dites de l’Akarnania et de l’Epeiros, ensuite de traverser la mer pour se rendre d’abord à l’île de Korkyra, puis au golfe de Tarantos (Tarente). Doublant ensuite le cap le plus septentrional de l’Italie, il suivait les sinuosités de la côte de la Méditerranée, par la Tyrrhénie, la Ligurie, la Gaule méridionale et l’Ibêria orientale, jusqu’aux colonnes d’Hêraklês ou détroit de Gibraltar ; ou, s’il ne suivit pas cette route, il avait l’alternative de franchir la pleine mer de Krête ou du Péloponnèse pour aller en Libye, puis de longer à l’ouest la côte dangereuse des Syrtes, jusqu’à ce qu’il fût arrivé au même point. Les deux voyages présentaient des difficultés pénibles à affronter ; hais de tous les hasards le plus sérieux était la traversée directe, par la pleine mer, de Krête en Libye. Ce fut vers l’an 630 avant J.-C. que les habitants de l’île de Thêra, à la suite d’une sécheresse de sept années, reçurent de l’oracle de Delphes l’ordre de fonder une colonie en Libye. Rien moins que le commandement divin les aurait engagés à obéir à une si terrible sentence de bannissement ; car non seulement la région désignée leur était complètement inconnue, mais ils ne pouvaient découvrir, au moyen des recherches les plus soigneuses parmi les navigateurs grecs exercés, un seul homme qui eût jamais à dessein fait le voyage en Libye[30]. Ils ne purent trouver qu’un seul Krêtois, nommé Korôbios, qui y avait été poussé accidentellement par des vents violents, et il leur servit de guide.

.Dans ces conjonctures, l’Egypte venait seulement d’être ouverte au commerce grec, — Psammétichus ayant été le premier roi qui se fût en partie relâché de la jalousie qui empêchait les navires d’entrer dans le Nil, exclusion imposée par tous ses prédécesseurs. Le stimulant d’un trafic si avantageux enhardit quelques marchands ioniens à faire le voyage direct de Krête à l’embouchure de ce fleuve. Ce fut dans l’accomplissement de l’un de ces voyages, rattaché à la fondation de Kyrênê (qui sera racontée dans un autre chapitre), que nous apprenons la mémorable aventure du marchand samien Kôlæos. Tandis qu’il allait en Egypte, il avait été jeté hors de sa route par des vents contraires et avait trouvé asile sur un îlot inhabité appelé Platea, à la hauteur de la côte de Libye, — lieu où les émigrants destinés pour Kyrênê s’établirent d’abord, peu de temps après. De là" il partit de nouveau pour se rendre en Egypte, mais encore sans succès ; des vents d’est violents et continus le repoussèrent continuellement vers l’ouest, jusqu’à ce qu’enfin il franchit les colonnes d’Hêraklês, et que, sous la direction providentielle des dieux[31], il se trouvât, visiteur inattendu, chez les Phéniciens et les Ibériens de Tartêssos. Quelle cargaison transportait-il en Egypte, c’est ce qu’on ne nous dit pas. Mais il vendit sur ce marché encore neuf aux prix les plus exorbitants. Lui et son équipage (dit Hérodote)[32] réalisèrent un profit plus considérable qu’aucun Grec connu n’avait jamais eu la chance de le faire, excepté Sostratos l’Æginète, avec lequel personne autre ‘ne peut entrer en concurrence. On peut juger de la grandeur de leurs profits d’après l’offrande votive qu’ils élevèrent à leur retour dans l’enceinte sacrée de Hêrê, à Samos, en reconnaissance de la protection que cette déesse leur avait accordée pendant leur voyage. C’était un immense vase de bronze, orné de têtes de griffons en saillie, et supporté par trois figures de bronze agenouillées de taille colossale : il coûtait six talents et représentait le dixième de leurs gains. Le total de soixante talents[33] (environ 16.000 liv. = 400.000 fr. en compte rond), correspondant à ce dixième, était une somme que peu même des personnes riches d’Athènes, au moment de sa plus grande richesse, pouvaient se vanter de posséder,

C’est à l’heureux hasard de cet énorme vase et à l’inscription qu’il portait sans doute, et qu’Hérodote vit dans le Hêræon à Samos, ainsi qu’à l’impression que fit sur son imagination un enrichissement si merveilleux, que nous sommes redevables de connaître l’époque précise à laquelle le secret du commerce phénicien à Tartêssos en vint, pour la première fois, à être connu des Grecs. Le voyage de Kôlæos leur ouvrit dans ce temps un nouveau monde, qui n’était guère moins important (si l’on tient compte de leur somme antérieure de connaissances) que la découverte de l’Amérique pour les Européens de la seconde moitié du quinzième siècle, Mais Kôlæos ne fit guère plus que de leur faire connaître l’existence de cette région éloignée et lucrative : on ne peut dire qu’il en ait montré le chemin. Nous ne trouvons pas non plus, — malgré la fondation de Kyrênê et de Barka, qui rendit les Grecs beaucoup plus familiers avec la côte de Libye qu’ils ne l’avaient été auparavant, — que la route par laquelle il avait été entraîné contre sa propre volonté ait jamais été suivie de propos délibéré par des marchands grecs.

Probablement les Carthaginois, complètement sans scrupules dans leur conduite à l’égard de rivaux de commerce[34], avaient aggravé ces difficultés maritimes naturelles par de faux renseignements et des procédés hostiles. Toutefois le simple récit de tels gains était bien fait pour agir comme stimulant sur d’autres navigateurs entreprenants. Les Phokæens, dans le cours du demi-siècle suivant, poussant leurs voyages d’exploration, tant le long des côtes de l’Adriatique que le long des côtes de la mer Tyrrhénienne, et fondant Massalia (Marseille) dans l’année 600 avant J.-C., parvinrent enfin aux colonnes d’Hêraklês et à Tartêssos le long de la dite orientale d’Espagne. Ces hommes étaient les marins les plus aventureux[35] que la Grèce eût encore produits, créant une inquiétude jalouse même parmi leurs voisins ioniens[36]. Ils voyageaient, non pas sur des navires marchands ronds et gros, calculés seulement pour le maximum de cargaison, mais sur des penteconters armés, — et ils étaient ainsi en état de défier les corsaires des cités tyrrhéniennes sur la Méditerranée, qui avaient longtemps empêché le marchand grec de faire un trafic habituel près du détroit de Messine[37]. On ne peut guère douter que les progrès des Phokæens ne fussent très lents, et la fondation de Massalia, une des colonies grecques les plus éloignées, a pu pendant un temps absorber leur attention ; de plus ; ils avaient à recueillir dés renseignements à mesure qu’ils avançaient, et leur marche était un voyage de découvertes, dans le sens rigoureux du mot. L’époque à laquelle ils atteignirent Tartêssos peut vraisemblablement être placée entre 570-560 avant J.-C. Ils surent se faire si bien venir d’Arganthônios, roi de Tartêssos, ou au moins roi d’une partie de cette région, qu’il les pressa d’abandonner leur ville de Phokæa et de s’établir sur son territoire, leur offrant la position qu’ils voudraient occuper. Bien qu’ils déclinassent cette offre tentante, il n’en fut pas moins désireux encore de les aider contre les dangers qui les menaçaient dans leur patrie, et leur fit un don considérable d’argent qui les mit en état, à Un moment critique, d’achever leurs fortifications. Arganthônios mourut peu de temps après, ayant vécu (nous dit-on) jusqu’à l’âge de cent vingt ans, sur lesquels il en avait régné quatre-vingts. Les Phokæens eurent probablement lieu de se repentir de leur refus ; puisque après un intervalle de temps assez rapproché, leur ville ayant été prise par les Perses, la moitié de ses citoyens fut exilée et obligée de chercher une demeure précaire en Corse, au lieu de l’établissement avantageux que le vieux Arganthônios leur avait offert à Tartêssos[38].

C’est par cette série d’actes que les Grecs suivirent graduellement les lignes du commerce phénicien dans la Méditerranée, et accomplirent ce vaste progrès dans leurs connaissances géographiques, — la circumnavigation de ce que Eratosthène et Strabon appelaient notre mer, en tant que distincte de l’océan Extérieur[39]. Il ne résulta cependant que peu d’avantage pratique de la découverte, qui ne fut faite que pendant les dernières années de l’indépendance ionienne. Les cités ioniennes devinrent sujettes de la Perse, et Phokæa particulièrement fut mise hors de combat et à demi dépeuplée dans la lutte. Si la période d’entreprises des Ioniens s’était prolongée, nous aurions probablement entendu parler d’autres colonies grecques en Ibêria et à Tartêssos, outre Emporia et Rhodes, fondées par les Massaliotes entre les Pyrénées et l’Ebre, — aussi bien que des progrès du commerce grec avec ces régions. Les malheurs de Phokæa et des autres villes ioniennes évitèrent aux Phéniciens de Tartêssos une intervention et une rivalité de la part des Grecs, telles que celles que leurs compatriotes en Sicile avaient eu à subir pendant un siècle et demi.

Mais bien que ces circonstances eussent empêché que l’Artemis éphésienne, la divine protectrice de l’émigration phokæenne, ne devînt consacrée à Tartêssos avec l’Hêraklês tyrien, une impulsion non moins puissante fut donnée à l’imagination de philosophes tels que Thalês et de poètes tels que Stésichore, qui vécurent dans l’intervalle séparant le voyage surnaturel de Kôlæos emporté sur les ailes du vent, de l’exploration persévérante, bien calculée, qui émana de Phokæa. Tandis que d’un côté l’Hêraklês tyrien avec son temple vénéré à Gadès fournissait une nouvelle localité et de nouveaux détails pour des mythes relatifs à l’Hêraklês grec, — d’un autre côté, des Grecs intelligents apprirent pour la première fois que les eaux qui entouraient leurs îles et le Péloponnèse formaient une partie d’une mer circonscrite par des limites assignables. La navigation continue des Phokæens autour des côtes, d’abord de l’Adriatique, puis du golfe de Lyon jusqu’aux colonnes d’Hêraklês et à Tartêssos, mit pour la première fois ce fait important en lumière. Pour les auditeurs d’Archiloque, de Simonide d’Amorgos et de Kallinus, vivant avant le voyage de Kôlœos ou à la même époque, il n’y avait pas de limite maritime connue, soit au nord de Korkyra, soit à l’ouest de la Sicile ; mais ceux d’Anacréon et d’Hippônax, un siècle plus tard, trouvaient le Pont-Euxin, le Palus Mœotis, l’Adriatique, la Méditerranée occidentale et les Syrtes libyennes, tous assez explorés pour présenter à l’esprit une conception déterminée et pour pouvoir être représentés d’une manière visible sur une carte par Anaximandre. Quelque familière qu’une telle connaissance nous soit devenue aujourd’hui, à l’époque dont nous nous occupons maintenant, c’était un pas prodigieux. Les colonnes d’Hêraklês, particulièrement, restèrent profondément fixées dans l’esprit grec, comme un terme pour les aventures et les aspirations de l’homme ; quant à l’océan qui s’étend au delà, on se contentait en général de rester dans l’ignorance à son sujet.

Fous avons déjà dit que les Phéniciens, comme explorateurs des côtes, furent plus entreprenants même que les Phokæens. Mais leur jaloux esprit commercial les poussa à cacher leur route, — à donner des renseignements faux à dessein[40] relativement aux dangers et aux difficultés, — et même à noyer tout rival de commerce, quand ils pouvaient le faire sans danger[41].

Nous ne devons pas cependant passer sous silence un exploit remarquable des Phéniciens, contemporain de la période de l’exploration phokæenne. Ce fut à peu près vers 600 avant J.-C. qu’ils firent par mer le tour de l’Afrique ; partis de la mer Rouge, par ordre du roi égyptien Néchao, fils de Psammétichus, ils doublèrent le cap de Bonne-Espérance, se rendirent à Gadès, et de là revinrent au Nil.

Il paraît que Néchao, désireux d’établir une communication par eau entre la mer Rouge et la Méditerranée, commença à creuser un canal de cette mer au Nil, mais qu’il renonça à l’entreprise après avoir fait un progrès considérable. Pour poursuivre le même objet, il expédia des Phéniciens dans un voyage d’essai à partir de la mer Rouge autour de la Libye, voyage qui s’accomplit heureusement, bien qu’il n’eût pas duré moins de trois années ; car, pendant chaque automne, les marins abordaient et restaient à terre assez de temps pour semer et récolter une moisson de blé. Ils revinrent en Égypte par le détroit de Gibraltar, dans le cours de la troisième année, et racontèrent un conte que (dit Hérodote) d’autres croiront peut-être, mais que je ne puis croire, — à savoir qu’en faisant voile autour de la Libye ils avaient le soleil à leur droite, c’est-à-dire au nord[42].

La réalité de cette circumnavigation fut confirmée à Hérodote par des renseignements qu’il reçut de divers Carthaginois[43], et lui-même y croit pleinement. Il semble qu’il y ait de bonnes raisons pour partager sa croyance, bien que plusieurs habiles critiques rejettent le conte comme incroyable. Les Phéniciens étaient experts et audacieux dans la navigation le long des côtes, et en faisant le tour de l’Afrique, ils n’eurent jamais occasion de perdre la terre de vue. Nous pouvons présumer que leurs vaisseaux, étaient abondamment approvisionnés, de sorte qu’ils pouvaient choisir leur temps et s’arrêter quand il faisait mauvais ; nous pouvons aussi regarder comme certain que la récompense dépendant du succès était considérable. En effet, pour tous les autres marins qui existaient alors, l’entreprise eût été trop difficile ; mais il n’en était pas de même pour eux, et ce fut, pour ce motif que Néchao les choisit. A ces raisons, qui montrent que l’histoire ne présente pas d’incrédibilité intrinsèque (ce qui en effet est à peine allégué même par Mannert et autres qui n’y croient pas), nous pouvons en ajouter une autre, qui va jusqu’à prouver qu’elle est positivement vraie. Ils disaient que dans le cours de leur voyage, en allant vers l’ouest, ils avaient le soleil à leur droite (c’est-à-dire au nord) ; et ce phénomène, observable suivant la saison même quand ils étaient entre les tropiques, ne pouvait manquer de s’imposer à leur attention comme constant, après qu’ils eurent atteint la zone tempérée méridionale. Mais Hérodote déclare sans hésiter que cette partie, de l’histoire est incroyable, et elle pouvait paraître telle à presque tout homme Grec[44], Phénicien ou Égyptien, non seulement de l’époque de Néchao, mais du temps même d’Hérodote, qui l’entendait raconter, puisque personne n’avait une expérience réelle des phénomènes que présente la latitude méridionale, ni une théorie suffisamment exacte de la relation qui existe entre le soleil et la terre, pour comprendre la direction changeante des ombres ; et peu de personnes auraient consenti à renoncer aux idées reçues relativement aux mouvements solaires, par pure confiance dans la véracité de ces narrateurs phéniciens. Or, il est extrêmement improbable que, dans de telles circonstances, ces derniers aient inventé le conte ; et s’ils n’en étaient pas les inventeurs, ils doivent avoir éprouvé le phénomène pendant la partie méridionale de leur passage.

Quelques critiques ne croient pas à cette circumnavigation, en supposant que si un exploit aussi remarquable avait réellement été accompli une fois, il avait dû être renouvelé, et une application pratique en avait dû être faite. Mais bien que ce soupçon soit assez naturel pour ceux qui se rappellent quelle grande révolution s’opéra lorsque le passage au sud de l’Afrique fut découvert de nouveau dans le quinzième siècle — cependant on trouvera que le raisonnement n’est pas applicable au sixième siècle avant l’ère chrétienne.

La curiosité scientifique pure, à cette époque, comptait pour rien. Le motif de Néchao, en ordonnant cette entreprise, était le même que celui qui l’avait engagé à creuser son canal, — afin de pouvoir établir la meilleure communication entre la Méditerranée et la mer Rouge. Mais, comme il en fut pour le passage au nord-ouest de l’Amérique à notre époque, de même en fut-il pour la circumnavigation de l’Afrique à l’époque de ce roi, — la preuve qu’il était praticable démontra en même temps qu’il n’était pas propre à ales desseins de trafic ou de communication, si l’on considère les ressources que les navigateurs avaient alors à leur disposition, — fait, cependant, qui ne pouvait être connu qu’après l’expérience faite. Passer de la Méditerranée à la mer Rouge au moyen du Nil continua encore à être la route la plus facile, soit en voyageant par terre, ce qui du temps des Ptolémées se faisait ordinairement, de Koptos, sur le Nil, à Berenikê, sur la mer Rouge, — soit en prenant le canal de Néchao, que Darius acheva plus tard, bien qu’il semble avoir été négligé pendant l’empire des Perses en Egypte et qu’il ait été réparé dans la suite et mis en état de servir sous les Ptolémées. Sans aucun doute, les marins phéniciens qui réussirent eurent à supporter à la fois de sérieuses fatigues et à affronter de grands périls réels, outre ces périls supposés encore plus grands, dont l’appréhension affaiblissait si constamment, dans l’Océan inconnu, les âmes des hommes résolus et éprouvés. Telle fut la force de ces terreurs et de ces difficultés, auxquelles on lie connaissait pas de terme, sur l’esprit de l’achæménide Sataspês à qui la circumnavigation de l’Afrique fut imposée comme une peine pire que la mort, par Xerxès, en commutation d’une sentence capitale, qu’il revint sans avoir achevé le tour, bien qu’en agissant ainsi il s’exposât à perdre la vie. Il affirma qu’il avait fait voile jusqu’à ce que son vaisseau s’arrêtât court, sans pouvoir aller plus loin, — ayant la persuasion assez commune dans les temps anciens et même jusqu’à Christophe Colomb, qu’il y avait un point au delà duquel l’Océan, soit à cause de la vase, des sables, des bas-fonds, des brouillards, soit à cause d’amas d’herbes marines, n’était plus navigable[45].

Or, nous apprenons par là que l’entreprise, même aux veux de ceux qui croyaient aux récits des capitaines de Néchao, passait pour être à la fois désespérée et inutile ; mais sans doute beaucoup de gens la regardaient comme un pur mensonge phénicien[46] (pour employer une express Sion proverbiale des temps anciens).

La circumnavigation de la Libye fut, dit-on, un des projets conçus par Alexandre le Grand[47]. Noirs pouvons croire sans peine que, s’il eût vécu plus longtemps, elle eût été confiée à Néarque ou à quelque autre officier aussi capable, et selon toute probabilité, elle aurait réussi, surtout puisqu’elle aurait été entreprise-en partant de l’est, — et cela au grand profit des connaissances géographiques chez les anciens, mais avec peu de profit pour leur commerce. Il y a clone des raisons suffisantes pour admettre que ces Phéniciens doublèrent le cap de Bonne-Espérance par l’est, vers l’an 600 avant J.-C., plus de 2.000 ans avant que Vasco de Gama fit la même chose par l’ouest, bien que la découverte ait été dans le premier cas sans avantage, soit pour le commerce, soit pour la science géographique.

Outre la carrière maritime de Tyr et de Sidon, le commerce qu’ils faisaient par terre dans l’intérieur de l’Afrique était d’une grande valeur et d’une grande importance. Ils étaient les marchands spéculateurs qui dirigeaient la marche des caravanes chargées des produits assyriens et égyptiens à travers les déserts qui les séparaient de l’intérieur de l’Asie[48], — opération qui, à considérer les pillards Arabes, qu’ils étaient obligés de se concilier et même d’employer comme porteurs, ne présentait guère moins de difficultés que le plus long voyage fait le long des côtes. Ils semblent avoir été les seuls dans l’antiquité qui aient voulu braver et qui aient pu surmonter les périls d’un lointain trafic parterre[49] ; et leurs descendants à Carthage et à Utique ne furent pas moins actifs pour mener des caravanes jusque dans l’intérieur de l’Afrique.

 

 

 



[1] V. la discussion dans le Dr Prichard, Matural History of Man, sect. 17, p. 152.

Μελαγχρόες καί ούλότριχες (Hérodote, II, 104 ; et Ammien Marcellin, XXII, 16, subfasculi, atrati, etc.) sont des attributs certains des anciens Égyptiens, reposant sur la preuve d’un témoin oculaire.

Par leur teint et par beaucoup de leurs particularités physiques (fait observer le docteur Prichard, p. 138), les Égyptiens étaient une race africaine. Vans les parties orientales et même dans les parties centrales de l’Afrique, nous retrouverons l’existence de diverses tribus qui, par des caractères physiques, ressemblent presque aux Égyptiens ; et il rie serait pas difficile de remarquer chez beaucoup de nations de ce continent une déviation graduelle du type physique de l’Égyptien jusqu’au caractère fortement marqué du nègre, et cela sans aucune solution de continuité ni interruption bien décidée. La langue égyptienne aussi, dans les grands principes dominants de la construction grammaticale, a beaucoup plus d’analogie avec les idiomes de l’Afrique qu’avec ceux qui règnent chez les peuples d’autres contrées.

[2] Homère, Iliade, VI, 290 ; XXIII, 740 ; Odyssée, XV, 116

Tyr n’est nommée ni dans l’Iliade ni dans l’Odyssée, bien qu’un passage dans Probus (ad Virgil. Georg., II, 115) semble prouver qu’elle était mentionnée dans un des poèmes épiques qui passaient sous le nom d’Homère ; Tyrum Sarram appellatam esse, Homeras docet ; quem etiam Ennius sequitur cum dicit, Pœnos Sarrâ oriundos.

Le catalogue hésiodi que semble avoir signalé et Byblos et Sidon. V. Hesiodi Fragm., 30, éd. Marktscheffel, et Etymol. magnum, v. Βύβλος.

[3] Le nom d’Adramyttion ou Atramyttion (très semblable au nom africo-phénicien Adrumétum) est, dit-on, d’origine phénicienne (Olshausen, De Origine Alphabeti, p. 7, dans Kieler Philologische Studien, 1841). Il y avait près de Pergamos des mines importantes exploitées dans la suite pour le compte de Crésus, et ces mines peuvent avoir engagé des colons phéniciens à s’établir dans ces régions (Aristotel. Mirab. Auscult., c. 52).

Les inscriptions africaines, dans les Monumenta Phœnic. de Gesenius, reconnaissent Makar comme un surnom de Baal, et Movers croit que le héros Makar, qui figure d’une manière saillante dans la mythologie de Lesbos, de Chios, de Samos, de Kôs, de Rhodes, etc., peut être reporté à ce dieu phénicien et à d’anciennes colonies phéniciennes dans ces îles (Movers, Die Religion der Phœniker, p. 420).

[4] Strabon, XVI, p. 754-758 ; Skylax, Périple, c. 104 ; Justin, XVIII, 3 ; Arrien, Exp. Al., II, 16-19 ; Xénophon, Anabase, I, 4, 6.

Par malheur, le texte de Skylax cet extrêmement altéré ici, et l’exposé de Strabon est embarrassé sur bien des points, parce qu’il n’avait pas voyagé en personne dans la Phénicie, la Cœlésyrie ou la Judée. V. une note de Grosskurd à la page 755, et l’Introduction à sa traduction de Strabon, sect. 6.

Relativement aux rapports qui existaient dans l’origine entre Palæ-Tyrus et Tyr, il y a quelque difficulté à concilier tous les renseignements que nous possédons, quelques faibles qu’ils soient. Le nom Palæ-Tyrus (on l’a supposé comme chose toute naturelle ; cf. Justin, XI, 10) indique cette ville comme étant la fondation primitive d’oie les Tyriens passèrent dans l’île : il y avait aussi sur la terre ferme un endroit nommé Palæ-Byblos (Pline, H. N., V, 20 ; Ptolémée, V, 15), que l’on considérait également comme le siège original d’où sortait la ville appelée proprement Byblos. Cependant le récit d’Hérodote représente clairement la Tyr insulaire, avec son temple d’Hêraklês, comme la fondation originale (II, 44), et on désigne les Tyriens comme vivant dans une île même du temps de leur roi Hiram, le contemporain de Salomon (Josèphe, Ant. Jud., VIII, 2, 7). Arrien regarde le temple d’Hêraklês dans la Tyr insulaire comme le temple le plus ancien de mémoire d’homme (Exp. Al., II, 16). Les Tyriens vivaient aussi dans leur île pendant l’invasion de Salmanasar, roi de Ninive, et leur position leur permit de lui résister, tandis que Palæ-Tyrus sur la terre ferme fut obligée de se rendre (Josèphe, ibid., IX, 14, 2). La ville prise (ou réduite à capituler), après un long siège, par Nabuchodonosor, était la Tyr insulaire, non la continentale ou Palæ-Tyrus, qui s’était rendue sans résistance à Salmanasar. En conséquence , il n’est pas exact de dire — avec Volney (Recherches sur l’Hist. anc., c. 14, p. 249), Heeren (Ideen ueber den Verkehr der Alten Welt, part. I, abth. 2, p. 11) et autres — que la Tyr insulaire était appelée Nouvelle Tyr, et que la situation de Tyr, de continentale qu’elle était, devint insulaire, par suite de la prise de la Tyr continentale par Nabuchodonosor : la situation resta sans changement, et les Tyriens insulaires devinrent ses sujets et ceux de ses successeurs jusqu’à la destruction de la monarchie chaldéenne par Cyrus. La dissertation de Hengstenberg, Die Rebus Tyriorum (Berlin, 1832), est instructive sur beaucoup de ces points : il démontre d’une manière suffisante que Tyr, depuis les temps les plus anciens auxquels l’on puisse remonter, était une cité insulaire ; mais il désire en même temps prouver que dés le commencement elle était aussi réunie à la terre ferme par un isthme (p. 10-25), — ce qui ne s’accorde pas avec la première assertion, et de plus n’est appuyé par aucune preuve solide. Elle resta une île dans toute la force du terme, jusqu’au siège fait par Alexandre ; la digue, au moyen de laquelle ce conquérant lui avait donné l’assaut, dura après son époque, peut-être agrandie, de manière à former une union permanente désormais entre l’île et la terre ferme (Pline, H. N., V, 19 ; Strabon, XVI, p. 757) et à rendre la Tyr insulaire capable d’être enfermée par Pline dans un calcul de circonférence conjointement avec Palæ-Tyrus, la ville continentale.

On peut douter que nous connaissions le sens exact du mot que les Grecs appelaient Παλαι-Τύρος. Il est évident que les Tyriens eux-mêmes ne lui donnaient pas ce nom ; peut-être le nom phénicien que portait cette ville adjacente sur le continent a-t-il été quelque chose de ressemblant à Palæ-Tyrus sous le rapport du son, sans coïncider par le sens.

La force de Tyr consistait dans sa situation insulaire ; car le continent adjacent, où se trouvait Palæ-Tyrus, était une plaine fertile, décrite ainsi par William de Tyr pendant le temps des croisades : Erat prædicta civitas non solum munitissima, sed etiam fertilitate præcipuâ et amœnitate quasi singularis ; nam licet in medio mari sita est, et in modum insulæ tota fluctibus cincta ; habet tamen pro foribus latifundium per omnia commendabile ; et planitiem sibi continuam divitis glebæ et opimi soli, multas civibus ministrans commoditates. Quæ licet modica videatur respectu aliarum regionum, exiguitatem suam multâ redimit ubertate, et infinita jugera multiplici fœcunditate compensat. Nec tamen tantis aretatur angustiis. Protenditur enim in Austrum versus Ptolemaidem usque ad eum locum, qui hodie vulgo dicitur districtum Scandarionis, milliaribus quatuor aut quinque : e regione in Septentrionem versus Sareptam et Sidonem iterum porrigitur totidem milliaribus. In latitudinem vero ubi minimum ad duo, ubi plurimum ad tria, habens milliaria (Apud Hengstenberg, ut sup., 5), Cf. Maundrell, Journey from Aleppo to Jerusalem, p. 50, éd. 1749 ; et Volney, Travels in Egypt and Syria, vol. II, p. 210-226.

[5] Justin (XVIII, 3) dit que Sidon était la métropole de Tyr ; mais la série d’événements qu’il raconte est confuse et inintelligible. Strabon aussi, dans un endroit, appelle Sidon la μητρόπολις τών Φοινίκων (I, p. 40) ; dans un autre endroit il avance comme un point disputé entre les deux cités, de savoir laquelle était la μητρόπολις τών Φοινίκων (XVI, p. 756).

Quinte-Curce affirme que Tyr et Sidon furent toutes les deux fondées par Agênôr (IV, 4, 15).

[6] V. les citations intéressantes que fait Josèphe des ouvrages de Dius et de Menander, qui avaient accès aux άναγραφαί ou chroniques tyriennes (Josèphe, cont. Apion, I, c. 17, 18, 21 ; Antiq. J., IX, 14, 2).

[7] Josèphe, Antiq. Jud., IX, 14, 2.

[8] Diodore, XVI, 41 ; Skylax, c. 104.

[9] Strabon, XVI, p. 756.

[10] Une inscription maltaise identifie le Tyrien Melkarth avec Ήρακλής (Gesenius, Monument Phœnic., tab. VI.)

[11] Hérodote, II, 44 ; Salluste, Bell. Jug., c. 18 ; Pausanias, X. 12, 2 ; Arrien, Exp. Al., II, 16 ; Justin, 44, 5 ; Appien, VI, 2.

[12] Hérodote, I, 2 ; Éphore, Fragm. 40, éd. Marx ; Strabon, XVI, p. 766-784, avec une note de Grosskurd sur le premier passage ; Justin, XVIII, 3. Dans la discussion animée qui s’éleva entre les critiques homériques et les grands géographes de l’antiquité, pour déterminer où alla réellement Menelaos pendant ses courses de huit années (Odyssée, IV, 85), une idée mise en avant était qu’il avait visité ces Sidoniens dans le golfe Persique ou dans la mer Érythrée (Strabon, I, p. 42). Les diverses opinions que cite Strabon, comprenant celles d’Eratosthène et de Kratês, aussi bien que ses propres explications, sont très curieuses. Kratês supposait que Menelaos avait franchi le détroit de Gibraltar et fait le tour de la Libye jusqu’en Éthiopie et en Inde, voyage qui suffirait (pensait-il) pour remplir les huit années. D’autres supposaient que Menelaos avait d’abord remonté le Nil, et qu’ensuite il était entré dans la mer Rouge, au moyen du canal (διωρύξ) qui existait du temps des critiques alexandrins entre le Nil et la mer ; à quoi Strabon répond que ce canal ne fut fait qu’après la guerre de Troie. Eratosthène émettait une idée encore plus remarquable : il pensait que du temps d’Homère le détroit de Gibraltar n’avait pas encore été ouvert, de sorte que la Méditerranée était de ce côté une mer fermée ; mais, d’autre part, son niveau était alors beaucoup plus haut, au point qu’elle couvrait l’isthme de Suez et rejoignait la mer Rouge. Ce fut (pensait-il) la rupture du détroit de Gibraltar qui pour la première fois abaissa le niveau de l’eau, et laissa l’isthme de Suez à sec, quoique Menelaos, de son temps, crût passé de la Méditerranée dans la mer Rouge sans difficulté. Eratosthène avait puisé cette idée dans Stratôn de Lampsakos, le successeur de Théophraste ; Hipparque la combattit, ainsi que beaucoup d’autres opinions d’Eratosthène (v. Strabon, I, p. 38, 49, 56, Seidel, Fragmenta Eratosthenis, p. 39).

Quant à l’idée de Kratês, à savoir que Menelaos avait navigué auteur de l’Afrique, il est à remarquer que tous les géographes de ce temps se formaient une idée très insuffisante de l’étendue de ce continent, croyant qu’il ne s’étendait pas même au sud jusqu’à l’équateur.

Strabon lui-même n’adopte ni l’une ni l’autre de ces trois opinions, mais il explique les mots homériques qui décrivent les courses errantes de Menelaos comme s’appliquant seulement aux côtes d’Egypte, de Libye, de Phénicie, etc. Il avance plusieurs raisons, plus curieuses que convaincantes, pour prouver que Menelaos peut aisément avoir employé’ huit années dans ces visites, tantôt d’ami, tantôt de pirate.

[13] V. Ritter, Erdkunde von Asien, West-Asien, b. III. Abtheil, III. Abschn. I, sect. 29, p. 50.

[14] Strabon parle des plus anciennes colonies des Phéniciens en Afrique et en Ibêria comme μικόν τών Τροϊκών ΰστερον (I, p. 48).

On affirme qu’Utique est de 287 ans plus ancienne que Carthage (Aristote, Mirab. Auscult., c. 134) ; cf. Velleius Paterculus, I, 2.

Archaleus, fils de Phœnix, était représenté comme le fondateur de Gadès dans l’histoire phénicienne de Claudius Julius, aujourd’hui perdue (Etymolog. Magn., v. Γαδεϊρα). Archaleus est un changement du nom Hercules, suivant Movers.

[15] Skylax, Périple, c. 110. Carteia, ut quidam putant, aliquando Tartessus ; et quam transvecti et Afriecâ Phœnices habitant, atque onde nos sumus, Tingeutera (Mela, II, 6, 75). L’expression transvecti ex Africa s’applique autant aux Phéniciens qu’aux Carthaginois : uterque Pœnus (Horace, Odes, II, 11) veut dire les Carthaginois et les Phéniciens de Gadès.

[16] Strabon, XVII, p. 836.

[17] Le cap Soloeis, considéré par Hérodote comme le promontoire le plus occidental de la Libye, coïncide par le nom avec la ville phénicienne de Soloeis dans la Sicile occidentale, et aussi (vraisemblablement) avec la colonie phénicienne Suel (Mela, II, 6, 65) dans l’Ibêria méridionale ou Tartêssos. Le cap Hermæa était le nom du promontoire nord-est du golfe de Tunis, et aussi celui d’un cap en Libye à deux jours de navigation à l’ouest des colonnes d’Hêraklês (Skylax, c. 111).

Probablement tous les promontoires remarquables dans ces mers reçurent leurs noms des Phéniciens. Mannert (Geog. der Gr. und Roem., X, 2. p. 495), et Forbiger (Alte Geogr., sect. 111, p. 867) identifie le cap Soloeis avec ce qui est appelé aujourd’hui le cap Cantin ; Heeren le considère comme étant le même que le cap Blanc ; Bougainville, que le cap Boyador.

[18] Salluste, Bell. Jug., c. 78. On l’appelait Leptis magna, pour la distinguer d’une autre Leptis, plus à l’ouest et plus près de Carthage, nommé Leptis parva ; mais cette dernière semble avoir été généralement connue sous le nom de Leptis (Forbiger, Alte Geograph., sect. 109, p. 841). Dans Leptis magna, la proportion des colons phéniciens était si peu considérable que la langue phénicienne s’était perdue, et qu’on y parlait la langue des indigènes, que Salluste appelle Numides ; mais ces peuples avaient adopté les institutions et la civilisation sidoniennes (Salluste, ibid.).

[19] Strabon, XVII, p. 825, 826. Il trouva avancé par quelques auteurs qu’il y avait eu jadis trois cents établissements de commerce le long de cette côte, s’étendant jusqu’à trente jours de navigation au sud de Tingis (Tanger) ; mais qu’ils avaient été ruinés surtout par les tribus de l’intérieur, — les Pharusiens et les Nigritæ. Il soupçonne le renseignement d’exagération, suais il ne paraît y avoir rien d’incroyable. Nous concluons des paroles de Strabon qu’Eratosthène produisit ce renseignement comme étant vrai à ses yeux. Le texte de Strabon, p. 825, tel que nous le lisons, confond Tingis avec Lixus, autre colonie phénicienne à environ deux jours de marche au sud le long de la côte, et selon quelques récits plus ancienne même que Gadès. V. les intéressants et importants voyages du Dr Barth, celui qui a décrit le dernier cette contrée aujourd’hui si peu attrayante. — Wanderungen durch  die Küstenlaender des Mittelmeers, c. I, p. 23-49. J’avais dans ma première édition suivi Strabon en confondant Tingis avec Lixus, erreur signalée par le Dr Barth et par Grosskurd.

[20] Cf. Skylax, c. 3, et le Périple d’Hannon, ap. Hudson, Geogr, Græc. Min., vol. I, p. 1-6. J’ai déjà fait remarquer que le τάριχος (provisions salées) de Gadeira se vendait continuellement dans les marchés d’Athènes, à partir de la guerre du Péloponnèse. — Eupolis, Fragm. 23 ; Μαρικάς, p. 506, éd. Meineke, Comic. Græc.

Cf. les citations des autres écrivains comiques, Antiphane et Nikostrate ap. Athenæ, III, p. 128. Les marchands phéniciens achetaient en échange de la poterie attique pour leur commerce avec l’Afrique.

[21] Sur la nature productive des mines d’Espagne, Polybe (XXXIV, 9, 8) ap. Strabon, III, p. 1-17 ; Aristote, Mirab. Ausc., c. 135.

[22] Strabon, III, p. 156, 158, 161 ; Polybe, III, 10, 3-10.

[23] Polybe, I, 10 ; II, 1.

[24] Strabon, III, p. 141-150.

[25] Thucydide, VI, 3 ; Diodore, V, 12.

[26] V. ce qu’en dit Josèphe, Antiq. Jud. VIII, 5,3, et Josèphe, cont. Apion, I, 18. On trouve une allusion dans Virgile, Énéide, I, 612, dans la bouche Didon.

[27] Relativement au culte à Salamis (de Kypros) et de Paphos, v. Lactance, I, 21 ; Strabon, XIV, p. 683.

[28] Tarsos est mentionnée par Dion Chrysostome comme une colonie de la ville phénicienne Arados (Orat. Tarsens., II, p. 20, éd. Reisk), et selon Hérodote, Kilix est frère de Phœnix et fils d’Agênôr (VII, 92).

On trouve des monnaies phéniciennes de la cité de Tarsos qui datent de la fin de l’empire des Perses environ. V. Movers, Die Phoenizier, I, p. 13.

[29] Hérodote, I, 170.

[30] Hérodote, IV, 151.

[31] Hérodote, IV, 152.

[32] Hérodote, IV, 152.

On trouve dans Anakreon des allusions à la prodigieuse richesse de Tartêssos, Fragm. 8, éd. Bergk ; Stephan. Byz., Ταρτησσός. Eustathe ad Denys le Périégète, 332 ; Himerius, ap. Photium, cod. 243, p. 599.

[33] Ces talents ne peuvent pas avoir été des talents attiques ; car le talent attique résulta pour la première fois de l’altération que Solôn fit subir à l’étalon de la monnaie athénienne et qui ne fut effectuée qu’une génération après le voyage de Kôlæos. Ils ont dû être des talents ou euboïques ou æginæens ; probablement les premiers, si l’on considère que le cas se rapporte à l’île de Samos. Soixante talents euboïques équivaudraient à. peu près à la somme indiquée dans le texte. Sur la proportion des diverses échelles monétaires grecques, V. vol. III, c. 4, et vol. IV, c. 5.

[34] Strabon, XVII, p. 802 ; Aristote, Mirab. Ausc., c. 84-132.

[35] Hérodote, I, 163. — les termes sont remarquables.

[36] Hérodote, I, 164, 165, donne un exemple de la jalousie des habitants de Chios au sujet des îles appelées Œnussæ.

[37] Éphore, Fragm. 52, éd. Marx ; Strabon, VI, p. 267.

[38] Hérodote, I, 165.

[39] Ή καθ̕ ήμάς θάλασσα (Strabon) ; τής δε θαλάττης (Hérodote, IV, 41).

[40] Le géographe Ptolémée, avec un véritable zèle scientifique, se plaint amèrement de la réserve et des fraudes communes aux anciens commerçants, relativement aux contrées qu’ils visitaient (Ptolémée, Géographie, I, 11).

[41] Strabon, III, p. 175, 176 ; XVII, p. 802.

[42] Hérodote, IV, 42.

[43] Ces Carthaginois, auxquels Hérodote fait ici allusion, lui dirent que l’on pouvait faire par mer le tour de la Libye ; mais ils ne semble pas qu’ils connussent d’autre voyage réel de circumnavigation, excepté celui des Phéniciens envoyés par Néchao ; autrement Hérodote y aurait fait quelque allusion, au lieu de passer, comme il le fait immédiatement, à raconter l’histoire du Perse Sataspês, qui essaya sans succès.

Le témoignage des Carthaginois a d’autant plus de valeur, qu’il atteste la persuasion où ils étaient de la vérité du renseignement donné parles Phéniciens.

Quelques critiques ont expliqué les mots dans lesquels Hérodote fait allusion aux Carthaginois comme étant ceux qui’ l’avaient renseigné, en supposant que ce qu’ils lui dirent était l’histoire de la tentative inutile faite par Sataspês. Mais ce n’est pas là évidemment la pensée de l’historien ; il présente l’opinion des Carthaginois comme servant à confirmer l’assertion des Phéniciens qu’avait employés Néchao.

[44] Diodore (III, 40) parle avec exactitude de la direction des ombres au sud du tropique du Cancer (cf. Pline, H. N., VI, 29), — marque entre autres de l’extension des observations géographiques et astronomiques pendant les quatre siècles qui s’écoulèrent entre lui et Hérodote.

[45] Skylax, après avoir suivi la ligne de c8tes de la Méditerranée au delà du détroit de Gibraltar, et ensuite au sud-ouest de l’Afrique jusqu’à l’île de Kernê, continue en disant que au delà de Kernê la mer n’est plus navigable à cause de bas-fonds, de vases et d’herbes marines (Skylax, c. 109). Néarque, quand il entreprend son voyage en descendant l’Indus, pour aller de là jusqu’au golfe Persique, n’est point certain s’il trouvera la mer extérieure navigable (Nearchi Periplus, p. 2 ; cf. p. 40, ap. Geogr. Minor., vol. I, éd. Hudson). Pytheas représentait le voisinage de Thulê comme une sorte de chaos, — un mélange de terre, de mer et d’air dans lequel on ne pouvait ni marcher ni naviguer (Strabon, II, p, 104). De plus, les prêtres de Memphis dirent à Hérodote que Sésostris, leur héros conquérant avait équipé une flotte dans le golfe Arabique et fait un voyage dans la mer Erythrée, subjuguant des peuples partout, jusqu’à ce qu’il fût arrivé à une mer qui n’était plus navigable à cause des bas-fonds (Hérodote, II, 109). Platon représente la mer eu dehors des colonnes d’Hercule comme inaccessible et impropre à la navigation, à cause du mélange considérable de terre, de vase, ou d’une surface végétale, qui s’y était formé à la suite de la rupture de la grande île eu du continent Atlantis (Timée, p. 25, et Kritias, p. 1011) ; passages bien expliqués par le Scholiaste, qui semble avoir lu des descriptions géographiques du caractère que présente cette mer Extérieure. V. aussi l’imagination de Plutarque relative à une mer Kronienne épaisse, terreuse et visqueuse (quelques journées à l’ouest de la Bretagne), dans laquelle un vaisseau ne pouvait avancer qu’avec difficulté, et seulement en ramant avec de grands efforts (Plutarque, De Faciæ in Orbe Lunæ, c. 26, p. 941). Ainsi encore dans les deux ouvrages géographiques en vers de Rufus Festus Avienus (Hudson, Geogr. Minor., vol. IV, Descriptio orbis terra, v. 57, et Ora maritima, v. 406-415) ; dans la première de ces deux productions, la densité de l’eau de l’océan occidental est attribuée à ce qu’elle est saturée de sel ; — dans la seconde, nous avons des bas-fonds, des amas considérables d’herbes marines, et des animaux sauvages nageant çà et là, que le Carthaginois Himilcon affirmait avoir vus lui-même.

Cf. aussi v. 115-130 du même poème, où l’auteur fait une citation empruntée d’un voyage d’Himilcon, qui avait été quatre mois dans l’océan en dehors des colonnes d’Hercule.

Le calme plat, la vase et les bas-fonds de l’océan intérieur sont mentionnés par Aristote, Meteorolog., II, 1, 14, et semblent avoir été ni, sujet favori de déclamation chez les rhéteurs du siècle d’Auguste. V. Sénèque, Suasoriar., I, 1.

Même les compagnons et les contemporains de Colomb, quand la navigation avait fait comparativement de tels progrès, conservaient encore beaucoup de ces craintes relativement aux dangers et aux difficultés de l’océan inconnu : Le tableau exagéré (fait observer A. von Humboldt, Examen critique de l’Histoire de la Géographie, t. III, p. 95) que la rude des Phéniciens avait tracé des difficultés qu’opposaient à la navigation au delà des colonnes d’Hercule, de Cerné et de l’île Sacrée (Ierné), le fucus, le limon, le manque de fond et le calme perpétuel de la mer, ressemble d’une manière frappante aux récits animés des premiers compagnons de Colomb.

Colomb fut le premier homme qui traversa la mer de Sargasso, ou partie de l’Océan Atlantique au sud des Açores, où il est couvert d’une masse immense d’herbes marines dans un espace six ou sept fois aussi considérable que la France : l’alarme de son équipage à ce spectacle inattendu fut très grande. Les herbes marines sont quelquefois accumulées à une telle épaisseur, qu’il faut un vent violent pour que le navire puisse les traverser. Les remarques et les comparaisons de M. von Humboldt an sujet de la navigation ancienne et de la moderne sont d’un haut intérêt (Examen, ut sup., p. 69, 88, 91, etc.).

J.-M. Gessner (Dissertat. de Navigationibus extra Columnas Herculis, sect. 6 et 7) renferme une bonne justification du récit fait par Hérodote. Le major Rennel adopte aussi la même idée et démontre par de nombreux arguments combien la circumnavigation était plus facile en venant de l’est que de l’ouest (Geograph. System of Herodotus, p. 680) ; et Ukert, Geograph. der Griechen und Roemer, vol. I, p. 61 ; Mannert, Geograph. der Griechen und Roemer, vol. I, p. 19-26. Gosselin (Recherches sur la Géogr. des anc., I, p. 119) et Mannert rejettent tous les deux ce récit comme indigne de foi ; Heeren le défend (Ideen weber den Verkebr der Alten Welt, I, 2, p. 86-95).

Agatharchidès, dans le second siècle avant J.-C., déclare que la côte orientale de l’Afrique, au sud de la mer Rouge, n’a pas encore été explorée ; il regarde comme un fait certain, cependant, que la mer au sud-ouest fait suite à l’océan occidental (De Rubro Mari, Geogr. Minores, éd. Huds., vol. I, p. 11).

[46] Strabon, III, p. 170. Sataspês (le Perse mentionné plus haut, qui avait tenté sans succès de faire le tour de la Libye) avait violé la fille d’un autre noble Perse, Zopyros, fils de Megabyzos, et Xerxès avait ordonné qu’il fût crucifié pour cette action : sa mère obtint qu’il conservât la vie en suggérant l’idée de le condamner à quelque chose de pire que la mort, — la circumnavigation de la Libye (Hérodote, IV, 43). Il y a deux choses à remarquer un sujet de son voyage : — 1° Il prit avec lui un vaisseau et des marins d’Egypte ; on ne nous dit pas qu’ils fussent Phéniciens ; probablement il n’y avait pas d’autres marins que des Phéniciens qui fussent en état de faire tu tel voyage, — et même si Sataspês avait eu un équipage composé de Phéniciens, il ne pouvait pas, en cas de succès, offris des récompenses égales à celles que pouvait accorder Néchao. 2° Il commença son entreprise par le détroit de Gibraltar au lieu de commencer par la mer Rouge ; or, il semble que le courant qui se trouve entre Madagascar et la côte orientale de l’Afrique pousse très fortement vers le cap de Bonne-Espérance, de sorte que, s’il est d’un grand secours pour le voyage méridional, d’un autre côté, il rend le retour par le même chemin très difficile (V. Humboldt, Examen critique de l’Histoire de la Géographie, t. I, p. 343). Strabon cependant affirme que tous ceux qui avaient essayé de faire le tour de l’Afrique, tant par la mer Rouge que par le détroit de Gibraltar, avaient été forces de retourner sans succès (I, p. 32) ; aussi pensait-on généralement qu’il y avait un isthme continu qui rendait impraticable d’aller par mer d’un point à un autre ; toutefois il est persuadé que l’Atlantique est σύρρους des deus côtés de l’Afrique, et qu’en conséquence la circumnavigation est possible. Lui aussi, bien que Posidonius (II, p. 98-100), ne croyait pus à la vérité de cette histoire des Phéniciens envoyés par Néchao. Il devait être arrivé à la conviction complète qu’on pouvait faire le tour de la Libye, d’après une théorie géographique qui le conduisit à diminuer les dimensions de ce continent au sud. En effet, dans son opinion, la chose n’avait jamais été faite, bien qu’elle exit été souvent tentée. Mannert (Geogr. der Griech. und Roem., I, p. 24) dit par erreur que Strabon et autres fondaient leur opinion sur le récit d’Hérodote.

Il est à propos de faire remarquer que Strabon ne peut avoir lu le récit dans Hérodote avec beaucoup d’attention, puisqu’il cite Darius comme étant ce roi qui envoya les Phéniciens autour de l’Afrique, et non Néchao ; il ne fait pas non plus attention au remarquable renseignement que donnent ces navigateurs relativement à la position du soleil. Il y avait sans doute maints récits apocryphes circulant à son époque au sujet de tentatives, heureuses et malheureuses, en vue de faire le tour de l’Afrique, comme nous pouvons le voir par le conte d’Eudoxe (Strabon, II, 98 ; Cornelius Nepos, ap. Pline, Hist. nat., II, 67, qui donne l’histoire tout différemment ; et Pomponius Mela, III, 9).

[47] Arrien, Exp. Al., VII, 1, 2.

[48] Hérodote, I, 1.

[49] V. dans Heeren (Ueber den Verkehr der Alten Welt, I, 2. Abschn. 4, p. 96) l’important Chapitre sur le commerce de terre des Phéniciens.

Le vingt-septième chapitre du prophète Ezéchiel présente un tableau frappant du commerce général de Tyr.