HISTOIRE DE LA GRÈCE

QUATRIÈME VOLUME

CHAPITRE VII — GRECS ÆOLIENS EN ASIE.

 

 

Sur la côte de l’Asie Mineure, au nord des douze cités ioniennes confédérées, étaient situées les douze cités æoliennes, apparemment unies de la même manière. Outre Smyrna, dont nous avons déjà raconté les destinées, les onze autres étaient : Têmnos, Larissa, Neon-Teichos, Kymê, Ægæ, Myrina, Gryneion, Killa, Notion, Ægiroessa, Pitanê. Ces douze anciennes villes sont spécialement signalées par Hérodote comme étant les douze cités æoliennes continentales, et se distinguant, d’un côté, des Grecs æoliens insulaires de Lesbos, de Ténédos et des Hecatonnêsoi, et, de l’autre côté, des établissements æoliens sur le mont Ida et à l’entour, qui semblent avoir été formés dans la suite et tirés de Lesbos et de Kymê[1].

De ces douze villes æoliennes, onze étaient situées très près les unes des autres, groupées autour du golfe Elæitique ; leurs territoires, tous d’une étendue modérée, semblent avoir été limitrophes. Smyrna, la douzième, était située au sud du mont Sipylos et à une plus grande distance des autres, — une des raisons qui firent qu’elle frit sitôt perdue pour ses habitants primitifs. Ces villes occupaient surtout une bande de territoire étroite, mais fertile, située entre la base de la chaîne de montagnes boisée appelée Sardênê et la mer[2]. Gryneion, comme Kolophôn et Milêtos, possédait un sanctuaire vénéré d’Apollon., de date plus ancienne que l’immigration æolienne. Larissa, Têmnos et Ægæ étaient peu éloignées de la mer ; la première, à une courte distance au nord de l’Hermos, qui baignait et parfois inondait son territoire au point de rendre des digues nécessaires[3] ; les deux dernières sur des monts rocheux si inaccessibles à l’attaque, que les habitants furent en état, même lorsque la puissance des Perses était à son apogée, de conserver constamment une indépendance réelle[4]. Elæa, située a l’embouchure du fleuve Kaïkos, devint, à une époque postérieure, le port de la forte et florissante cité de Pergamos ; tandis que Pitanê, La plus septentrionale des douze, était placée entre l’embouchure du Kaïkos et le promontoire élevé de Kanê, qui clôt le golfe Elæitique au nord. Il existait, dit-on, jadis une petite ville du nom de Kanæ tout près de ce promontoire[5].

Nous avons déjà dit que la légende attribue l’origine de ces colonies à un certain événement spécial appelé l’émigration æolienne, dont les chronologistes déclarent connaître la date précise, nous disant combien d’années elle fut effectuée après la guerre de Troie, bien longtemps avant l’émigration ionienne[6]. Il y a lieu de penser que les habitants de l’Asie, Æoliens aussi bien qu’Ioniens, étaient des émigrants venus de Grèce ; mais quant à l’époque ou aux circonstances de leur émigration, nous ne pouvons prétendre à aucune connaissance certaine. Le nom de la ville de Larissa, et peut-être celui de Magnêsia sur le mont Sipylos (d’après ce que nous avons fait remarquer dans le chapitre précédent), ont fait supposer que les habitants antérieurs étaient des Pélasges, qui, ayant anciennement occupé les rives fertiles de l’Hermos aussi bien que celles du Kaïstros près d’Ephesos, employaient leur industrie au travail de l’endiguement[7]. Kymê était la plus ancienne aussi bien que la plus puissante des douze cités æoliennes ; la ville de Neon-Teichos ayant été établie clans l’origine par les Kymæens comme forteresse, clans le but de s’emparer de la pélasgique Larissa. Kymê et Larissa étaient’ toutes les deux désignées par l’épithète de Phrikônis. Quelques-uns rapportaient ce mot à la montagne Phrikion dans la Locris, d’où l’on disait que les émigrants æoliens étaient partis pour traverser la mer Ægée ; d’autres semblent l’avoir rattache’ à un héros éponyme du nom de Phrikôn[8].

Ce fut probablement en partant de Kymê et des cités ses sœurs, sur le golfe Elæitique, que des habitants helléniques pénétrèrent dans les villes plus petites situées dans la plaine du Kaïkos, à l’intérieur, — Pergamos, Halisarna, Gambreion, etc.[9] Dans la plaine plus méridionale de l’Hermos, sur le versant septentrional du mont Sipylos, était située la cité de Magnêsia, appelée Magnêsia ad Sipylum, pour la distinguer de Magnêsia sur le fleuve Mæandros. Ces deux villes nommées Magnêsia étaient à l’intérieur l’une confinant aux Grecs ioniens, l’autre aux Grecs æoliens, mais n’étant vraisemblablement pas comprises dans une amphiktyonie avec les uns ou avec les autres. On rapporte chacune d’elles à une immigration séparée et ancienne, soit des Magnêtes de Thessalia, soit de ceux de Krête. Comme un grand nombre des autres villes anciennes, Magnêsia ad Sipylum paraît avoir été établie, dans l’origine, plus haut sur la montagne, — dans une situation plus voisine de Smyrna, dont elle était séparée par la chaîne du Sipylos, — et avoir été dans la suite rapprochée de la plaine, sur le côté septentrional, aussi bien que du fleuve Hermos. L’emplacement primitif, Palæ-Magnêsia[10] était encore occupé comme municipe dépendant,’même d l’époque des rois attalides et seleukides. Un changement semblable de situation, d’une hauteur difficile d’accès quelque position plus basse et plus commode, s’effectua pour d’autres villes dans cette région et près d’elle ; tel était le cas pour Gambreion et Skêpsis, qui avaient leur Palæ-Gambreion et leur Palæ-Skêpsis à une petite distance.

Des douze villes æoliennes, il paraît que toutes, excepté Kymê, étaient petites et sans importance. Thucydide, en récapitulant les alliés dépendant d’Athènes au commencement de la guerre du Péloponnèse, ne les juge pas dignes d’être énumérées[11]. Nous ne sommes pas non plus autorisés à conclure, parce qu’ils portaient le nom général d’Æoliens, que les habitants fussent tous alliés de race, bien qu’une partie considérable d’entre eux aient été, dit-on, des Bœôtiens, et que le sentiment de fraternité entre Bœôtiens et Lesbiens fût conservé pendant tous les temps historiques. Une seule étymologie du nom est en effet fondée sur la supposition qu’ils avaient une origine mêlée[12]. En outre, nous n’entendons pas parler de poètes considérables produits par les villes æoliennes continentales. Sous ce rapport, Lesbos était seule, — île qui, dit-on, était la plus ancienne de toutes les colonies æoliennes, antérieure même à Kymê. Il y eut, dans l’origine, six villes établies dans Lesbos : — Mitylênê, Mêthymna, Eresos, Pyrrha, Antissa et Arisbê ; cette dernière fut dans la suite asservie et détruite par les Methymnæens, de sorte qu’il ne resta en tout que cinq villes[13]. Suivant la subdivision politique habituelle en Grèce, l’île eut ainsi d’abord six, puis cinq gouvernements indépendants ; de ces gouvernements, toutefois, celui de Mitylênê, situé dans la partie sud-est et faisant face au promontoire de Kanê, était de beaucoup le premier, tandis que celui de Mêthymna, au nord de l’île vis-à-vis le cap Lekton, était le second. Comme tant d’antres colonies grecques, la cité primitive de Mitylênê avait été fondée sur un îlot séparé de Lesbos par un détroit resserré ; elle fut étendue, dans la suite, jusqu’à Lesbos elle-même, de sorte que le port présentait deux entrées distinctes[14].

Il paraît que les poètes et les fabulistes indigènes, qui prétendaient donner l’archéologie de Lesbos, insistaient moins sur les colons æoliens que sur les différents héros et les diverses tribus qui, disait-on, avaient possédé l’île avant cet établissement, à partir du déluge de Deukaliôn, — précisément comme les poètes de Chios et de Samos semblent avoir insisté principalement sur les antiquités anté-ioniennes de leurs îles respectives. Après le Pélasge Xanthos, fils de Triopas, virent Makar, fils de Krinakos, le grand héros indigène de l’île, que Plehn suppose être l’éponyme d’une race occupant le pays et nommée les Makares. L’hymne homérique à Apollon rattache Makar aux habitants æoliens en l’appelant fils d’Æolos ; et Myrsilos, l’historien indigène, semble aussi I’avoir considéré comme æolien[15]. S’étendre sur de tels récits convenait à la disposition des Grecs ; mais quand nous en tenons à rechercher l’histoire de Lesbos, nous nous trouvons dénués de matériaux authentiques, non seulement pour l’époque antérieure à l’occupation æolienne, mais encore pour un longtemps après ; nous ne pouvons pas non plus prétendre déterminer à quelle date se fît cette occupation. Vous pouvons raisonnablement croire qu’elle, s’effectua avant 776 avant J.-C., et elle devient ainsi une partie des plus anciennes manifestations de l’histoire grecque réelle. Kymê, arec les onze villes ses soeurs sur le continent, et les îles de Lesbos et de Ténédos, étaient alors æoliennes. J’ai déjà fait remarquer que l’émigration du père d’Hésiode le poète, qui alla de l’æolienne Kymê à Askra en Bœôtia, est le plus ancien fait authentique que nous connaissions sur un témoignage contemporain, — vraisemblablement entre 776 et 700 avant J.-C.

Mais, outre ces îles et la bande du continent s’étendant entre Kymê et Pitanê (qui constituait le territoire proprement appelé Æolis), il y avait beaucoup d’autres établissements æoliens dans la région voisine du mont Ida, de la Troade et de l’Hellespont, et même dans la Thrace européenne. Toutes ces colonies semblent être venues de Lesbos, de Kymê et de Ténédos ; et à quelle époque furent-elles fondées, c’est là un point sur lequel nous n’avons aucun renseignement. Trente villes différentes furent, dit-on, établies par ces cités[16], ce qui finit par rendre æolienne presque toute la région du mont Ida — en entendant par ce terme le territoire placé à l’ouest d’une ligne tirée depuis la ville d’Adramyttion, au nord, jusqu’à Priapos su la Propontis —. Une Æolis nouvelle[17] fut ainsi formée, tout à fait différente de l’Æolis voisine du golfe Elæitique, et séparée d’elle en partie par le territoire d’Atarneus, en partie par la portion de la Mysia et de la Lydia, entre Atarneus et Adramyttion, renfermant la fertile plaine de Thêbê. Une partie des terres de cette côte semble, en effet, avoir été occupée par Lesbos ; mais la portion de beaucoup la plus considérable de ce pays ne fut jamais æolienne. Éphore n’était pas non plus exact quand il disait que tout le territoire placé entre Kymê et Abydos était connu sous le nom d’Æolis[18].

Les habitants de Ténédos s’emparèrent de la bande de la Troade placée vis-à-vis de leur île, au nord du cap Lekton ; — ceux de Lesbos fondèrent Assos, Gargara, Lampônia, Antandros[19], etc., entre Lekton et l’extrémité nord-est du golfe Adramyttien ; — tandis que les Kymæens semblent s’être établis à Kebrên et dans d’autres endroits du district Idæen à l’intérieur des terres[20]. Autant que nous pouvons le reconnaître, cette extrémité nord-ouest (â l’ouest d’une ligne tirée de Smyrna à l’extrémité orientale de la Propontis) semble avoir été occupée, avant les colonies helléniques, par des Mysiens et des Teukriens, — qui sont déjà mentionnés ensemble, de telle manière qu’il ne parait pas qu’il y eût entre eux une grande différence ethnique[21]. Le poète élégiaque Kallinus, dans le milieu du septième siècle avant J.-C., fut le premier qui mentionna les Teukriens ; il les considérait comme des émigrants venus de Krête, bien que d’autres auteurs les représentassent comme indigènes ou comme étant partis de l’Attique. Quoi qu’il en soit de leur origine, nous pouvons conclure que du temps de Kallinus ils étaient encore les principaux possesseurs de la Troade[22]. Insensiblement des colonies successives de Grecs æoliens, pour lesquels le fer et le bois de construction pour les vaisseaux fournis par le mont Ida étaient des acquisitions précieuses, occupèrent la côte méridionale et la dite occidentale aussi bien que l’intérieur de cette région. C’est ainsi que les petits municipes teukriens (car il n’y avait pas de cités considérables) devinrent æoliens ; tandis que sur la côte, au nord de l’Ida, le long de l’Hellespont et de la Propontis, des établissements ioniens furent formés par Milêtos et Phokæa, et des colons milésiens furent reçus dans la ville de Skêpsis, située dans l’intérieur des terres[23]. Du temps de Kallinus, les Teukriens semblent avoir été en possession d’Hamaxitos et de Kolonæ, avec le culte d’Apollon Sminthien, dans la région sud-ouest de la Troade ; yin siècle et demi après, à l’époque de la révolte des Ioniens, Hérodote mentionne les habitants de Gergis — qui occupaient une portion de la région septentrionale de l’Ida, dans la ligne à l’est de Dardanos et d’Ophrynion — comme étant le reste des anciens Teukriens[24]. Nous trouvons aussi les Mitylénæens et les Athéniens se disputant par les armes, vers 600-580 avant J.-C., la possession de Sigeion à l’entrée de l’Hellespont[25]. Probablement les établissements lesbiens sur la côte méridionale de la Troade, placés, comme ils l’étaient, beaucoup plus près de l’île, aussi bien que les établissements ténédiens sur la côte occidentale vis-à-vis de Ténédos, avaient été formés à quelque période antérieure à cette époque. On nous apprend, en outre, que des habitants æoliens possédaient Sestos ; sur le côté européen de l’Hellespont[26]. Le nom de teukriens disparut insensiblement de l’usage actuel, et finit par n’appartenir qu’aux légendes du passé, conservé soit en connexion avec le culte de l’Apollon Sminthien, soit par Hellanicus et Kephalôn de Gergis, d’où il passa aux poètes postérieurs et à l’épopée latine. Il paraît que le lieu de naissance de Kephalôn était une ville appelée Gergis ou Gergithes près de Kymê ; il y avait aussi une autre place nommée Gergêtha sur le fleuve Kaïkos, près de ses sources, et conséquemment un peu plus haut en Mysia. Ce fut par Gergithes, près de Kymê (selon Strabon), que la ville appelée Gergis, sur le mont Ida, fut fondée[27] : probablement les habitants non helléniques, tant ceux près de Kymê que ceux dans la région de l’Ida, étaient parents de race ; mais les colons qui vinrent de Kymê à Gergis sur l’Ida étaient sans doute Grecs, et contribuèrent de cette manière, à transformer cette ville, de teukrienne qu’elle était, en un établissement hellénique. Dans l’un de ces violents démembrements parmi les habitants, qui furent si fréquents dans la suite sous le règne des successeurs d’Alexandre en Asie-Mineure, Attalos de Pergamos emmena, dit-on, la population teukrohellénique de l’idæenne Gergis pour peupler le village de Gergêtha, près du fleuve Kaïkos.

Nous devons considérer les Grecs éoliens comme occupant non seulement leurs douze cités sur le continent autour du golfe Elæitique et les îles voisines, dont les principales étaient Lesbos et Ténédos, mais encore comme pénétrant graduellement dans la région idæenne et la Troade et les hellénisant. Cette dernière transformation appartient probablement à une période postérieure à 776 avant J.-C. ; mais Kymê et Lesbos sans doute comptent comme æoliennes depuis une époque plus ancienne.

Quant à Mitylênê, la capitale de Lesbos, nous apprenons sur elle quelques faits entre la quarantième et la cinquantième Olympiade (620-580 av. J.-C.), qui par malheur ne nous arrivent qu’en un faible écho. Cette cité comptait alors comme lui appartenant les noms distingués de Pittakos, de Sappho et d’Alcée. Comme beaucoup d’autres communautés grecques de ce temps, elle souffrit beaucoup dd commotions intestines, et subit plus d’une violente révolution. Les anciens oligarques appelés les Penthilides (vraisemblablement une gens avec une origine héroïque) se rendirent intolérablement odieux par une tyrannie du caractère le plus éhonté : l’emploi brutal qu’ils faisaient de l’assommoir en pleine rue fut vengé par Megaklês et ses amis, qui les tuèrent et renversèrent leur gouvernement[28]. Vers la quarante-deuxième Olympiade (612 ans av. J.-C.), nous entendons parler de Melanchros, comme despote de Mitylênê, qui fut victime de la conspiration de Pittakos, de Kikis et d’Antimonidas, les deux derniers frères du poète Alcée. D’autres despotes, Myrsilos, Megalagyros et les Kleanaktidæ, que nous ne connaissons que de nom, et qui semblent avoir été immortalisés surtout par les stances amères d’Alcée, acquirent dans la suite la souveraineté de Mitylênê. Parmi tous les citoyens de la ville cependant, le plus fortuné et le plus méritant fut Pittakos, fils d’Hyrrhados, — champion en qui se confiaient ses concitoyens aussi bien dans des guerres étrangères que dans des querelles intestines[29].

La guerre étrangère clans laquelle les Mitylénæens furent engagés et eurent Pittakos polir chef fat contre les Athéniens, sur la côte continentale vis-à-vis de Lesbos, dans la Troade, près de Sigeion. Les Mitylénæens avaient déjà établi le long de la Troade diverses colonies, dont la plus septentrionale était Achilleion. Ils prétendaient à la possession de toute la ligne de côte, et quand Athènes (vers la quarante-troisième Olympiade, comme on le dit[30]), essaya de fonder un établissement à Sigeion, ils y résistèrent par la force. A la tète des troupes mitylénæennes, Pittakos engagea un combat singulier avec le commandant athénien Phrynôn, et eut la bonne fortune de le tuer. Le combat général fat livré cependant sans résultat très décisif. Dans une occasion mémorable, les Mitylénæens s’enfuirent ; et Alcée le poète, servant comme hoplite dans leurs rangs, rappela dans une de ses odes et sa fuite et la perte humiliante de son bouclier, que les Athéniens vainqueurs suspendirent comme trophée dans le temple d’Athênê à Sigeion. Son prédécesseur Archiloque, et son imitateur Horace ont tous les deux été assez francs pour avouer un semblable malheur, auquel Tyrtée n’aurait peut-être pas voulu survivre[31]. Mitylênê et Athènes convinrent à la fin de remettre la décision de la querelle à Périandre de Corinthe. Tandis que les Mitylénæens prétendaient à toute la ligne de côtes, les Athéniens alléguaient que, comme un contingent d’Athènes avait servi dans l’armée d’Agamemnôn contre Troie, leurs descendants avaient un aussi bon droit que n’importe quels Grecs à partager le territoire conquis. Il parait que Périandre se sentit peu disposé à décider cette délicate question de loi légendaire. Il ordonna que chaque partie conservât ce qu’elle possédait ; verdict[32] que, même du temps d’Aristote, les habitants de Ténédos rappelèrent et invoquèrent contre ceux de Sigeion.

Bien que Pittakos et Alcée se fussent trouvés tous deux dans les mêmes rangs des hoplites contre les Athéniens à Sigeion, cependant, dans la politique intérieure de leur ville natale, leur conduite fut celle d’ennemis acharnés. Alcée et Antimenidas son frère furent vaincus dans cette lutte de partis et bannis ; mais même comme exilés ils furent assez forts pour alarmer et affliger sérieusement leurs concitoyens, tandis que leur parti à l’intérieur et la division générale clans l’enceinte des murs réduisirent Mitylênê au désespoir. Dans cette situation calamiteuse, les Mitylénæens eurent recours à Pittakos, qui, par son rang élevé dans l’État (son épouse appartenait à l’ancienne gens des Penthilides), son courage sur le champ de bataille et sa réputation de sagesse, inspirait une confiance plus grande qu’aucun autre citoyen de son temps. Il fut d’un consentement unanime nommé æsymnêtês ou dictateur pour dix ans, avec des pouvoirs illimités[33] ; et cette nomination fut éminemment heureuse. Ce qui montre le mieux avec quel succès il repoussa lés exilés et maintint la tranquillité à l’intérieur, ce sont les plaintes douloureuses d’Alcée, dont les chants (malheureusement perdus) exhalèrent l’hostilité politique du temps de la même manière que les discours des orateurs athéniens deux siècles plus tard, et qui, dans ses vigoureuses invectives contre Pittakos, n’épargne pas même les sobriquets les plus grossiers, fondés sur de prétendues difformités personnelles[34]. Quant aux actes de cet éminent dictateur, le contemporain et l’ami de Solôn suivant la tradition, nous savons seulement en général qu’il réussit à rétablir la sécurité et la paix, et qu’à la fin de son temps il déposa volontairement son pouvoir[35], donnant lieu de supposer en lui non seulement une probité supérieure aux séductions de l’ambition, mais encore cette modération consciente pendant la période de sa dictature, qui le laissa dans la suite à l’abri de toute crainte comme simple citoyen. Il rendit pour Mitylênê diverses lois, dont l’une était assez curieuse pour faire qu’elle fût conservée et commentée ; car elle prescrivait double peine pour des offenses commises par des hommes en état d’ivresse[36]. Mais il n’introduisit pas (comme Solôn à Athènes) de changements constitutionnels, et il ne donna pas de nouvelles garanties formelles pour la liberté publique et un bon gouvernement[37] ; ce qui explique la remarque faite précédemment, à savoir que Solôn, en agissant ainsi, décrassait son époque et montrait de nouvelles voies à ses successeurs ; puisque, sous le rapport du désintéressement personnel, Pittakos et lui sont également inattaquables. Quelle fut la condition de Mitylênê dans la suite, il n’y a pas d’autorité qui nous le dise Pittakos — si l’on peut ajouter foi aux calculateurs de chronologie d’une époque plus récente — mourut, dit-on, dans la cinquante-deuxième Olympiade (572-568 av. J.-C.). Lui et Solôn sont comptés tous les deux parmi les Sept Sages de la Grèce, dont il sera dit quelque chose dans un autre chapitre. Les diverses anecdotes courantes à son sujet ne sont guère plus que des exemples non prouvés d’un esprit de civisme constant et généreux. Mais ses chants et ses poèmes élégiaques étaient familiers aux Grecs lettrés et l’époque de Platon.

 

 

 



[1] Hérodote, I, 149. Hérodote ne nomme pas Elæa, à l’embouchure du Kaïkos ; d’un autre côté, aucun autre auteur ne mentionne Ægiroessa (V. Mannert, Geogr. der Gr. und Roemer, VIII, p. 396).

[2] Hérodote, ut sup. ; Pseudo-Hérodote, Vie d’Homère, c. 9.

[3] Strabon, XIII, p. 621.

[4] Xénophon, Helléniques, IV, 8, 5. Le rhéteur Aristide (Orat. Sacr., XXVII, p. 347, p. 535 D.) décrit en détail son voyage de Smyrna à Pergamos, en franchissant, l’Hermos et en passant par Larissa, Kymê, Myrina, Gryneion, Elæa. Il ne semble pas avoir passé par Têmnos, du moins il ne la nomme pas ; de plus nous savons par Pausanias (V, 13, 3) que Têmnos était sur la rive septentrionale de l’Hermos. Dans les meilleures cartes de ce district elle est placée, par erreur, et sur la rive méridionale, et comme si elle était sur la grande route de Smyrna à Kymê. Nous pouvons conclure d’un autre passage d’Aristide (Or. 43, p.351, p. 468 D.) que Larissa était plus près de l’embouchure de l’Hermos que les cartes ne paraissent la placer. Selon Strabon (XIII, p. 622), il semblerait que Larissa était sur la rive méridionale de l’Hermos ; mais le témoignage meilleur d’Aristide prouve le contraire ; Skylax (c. 94) ne nomme pas Têmnos, ce qui semble indiquer que ce territoire était à quelque distance de la mer.

Les investigations des voyageurs modernes ont jusqu’ici jeté peu de lumière sur la situation de Têmnos ou des autres villes æoliennes. V. Arundel, Discoveries in Asia Minor, vol. II, p. 292-298.

[5] Pline, Hist. Nat., V. 30.

[6] Strabon, XIII, p. 582-621, comparé avec Pseudo-Hérodote, Vie d’Homère, c. 1-38, qui dit que Lesbos fut occupée par les Æoliens cent trente ans après la guerre de Troie ; Kymê , vingt ans après Lesbos ; Smyrna, dix-huit ans après Kymê. Les renseignements chronologiques de différents écrivains sont réunis dans les Fast. Hellen. de M. Clinton, c. 5, p. 104-105.

[7] Strabon, XIII, p. 621.

[8] Strabon, XIII, 621 ; Pseudo-Hérodote, c. 14. Φρίκωνος, comparé avec c. 38.

Φρίκων paraît à une époque plus récente comme un nom propre ætolien ; Φρίκος comme lokrien. V. Anecdota Helphica par E. Curtius, Inscript. 40, p. 75 (Berlin, 1843).

[9] Xénophon, Helléniques, III, 1, 6 ; Anabase, VII, 8, 24.

[10] Il y a une précieuse inscription dans la collection de Bœckh, n° 3157, contenant la convention faite entre les habitants de Smyrna et ceux de Magnêsia. Palœ-Magnesia semble avoir été un poste fort et important.

Magnêtes à Sipylo, Tacite, Annales, II, 47 ; Pline, H. N., V. 29 ; Pausanias, III, 24, 2. Πρός βόρραν τοΰ Σιπύλου.

Étienne de Byzance mentionne seulement Magnêsia ad Mæandrum, et non Magnêsia ad Sipylum.

[11] Thucydide, II, 9.

[12] Strabon, IX, p. 402 ; Thucydide, VIII, 100 ; Pseudo-Hérodote, Vie d’Homère, I. Etymolog. Magn., v. Αίολεϊς.

[13] Hérodote, I, 131 ; Strabon, XIII, p. 590.

[14] Diodore, XIII, 79 ; Strabon, XIII, p. 617 ; Thucydide, III, 6.

[15] Hymne ad Apollin., v. 37. Myrsilos ap. Clément d’Alexandre, Protreptic., p. 19 ; Diodore, V, 57-82 ; Denys d’Halicarnasse, A. R., I, 18 ; Stephan. Byz. v. Μυτιλήνη. — Plehn (Lesbiaca, c. 2, p. 25-37) a réuni toutes les fables principales relatives à cette archéologie lesbienne ; cf. aussi Raoul Rochette, Histoire des Colonies grecques, t. I, c. 5, p.182, etc.

[16] Strabon, XIII, p. 621, 622.

[17] Xénophon, Helléniques, III, 1, 10.

Xénophon comprend tout l’ensemble de la Troade sous la dénomination d’Æolis. Skylax distingue la Troade de l’Æolis : il désigne comme Troade les villes de la côte depuis Dardanos vraisemblablement jusqu’à Lekton ; sons le nom d’Æolis il comprend Kebrên, Skêpsis, Neandreia et Pityeia, bien qu’il ne soit pas facile de voir comment ces quatre villes ont pu être appelées έπί θαλάσση (Skylax, 94, 95). Skylax ne mentionne non plus ni la Peræa de Ténédos, ni Assos et Gargara.

[18] Strabon, XIII, p. 583.

[19] Thucydide, IV, 52 ; VIII, 108. Strabon, XIII, p. 610 ; Stephan. Byz., Άσσος ; Pausanias, VI, 4, 5.

[20] Pseudo-Hérodote, Vie d’Homère, c. 20.

[21] Hérodote, VII, 20.

[22] Kallinus ap. Strabon, XIII, p. 604 ; cf. p. 613.

[23] Strabon, XIII, p.607-635.

[24] Hérodote, V, 122.

Les Teukriens, dans l’idée d’Hérodote, étaient les Troyens désignés dans l’Iliade ; — la Τευκρίς γή semble la même que l’Ίλιάς γή (II, 118).

[25] Hérodote, V, 94.

[26] Hérodote, IV, 115.

[27] Strabon, VIII, 589-616.

[28] Aristote, Politique, V, 8, 13.

[29] Diogène Laërte, 1, 74 ; Suidas, v. Κίκις, Πίττακος ; Strabon, XIII, p. 617. On a conservé deux vers d’Alcée, où il se réjouit de la mort de Myrsilos (Alcée, Fragm. 12, éd. Schneidewin). Melanchros aussi est nommé (Fragm. 13), et Pittakos, dans un troisième fragment (73, éd. Schneidewin), est mis en rapport avec Myrsilos.

[30] Quant à la chronologie de cette guerre, voir une note presque à la fin de mon précédent chapitre sur la législation solonienne. J’ai déjà signalé ce que je regarde comme une erreur chronologique d’Hérodote par rapport à la période qui s’écoule entre 600 et 560 avant J.-C. Hérodote croit que cette guerre entre les Mitylénæens et les Athéniens, à laquelle prirent part Pittakos et Alcée, fut ordonnée par Pisistrate, dont le gouvernement ne commença pas avant 560 avant J.-C. (Hérodote, V, 94, 95).

Je soupçonne qu’il v eut deux expéditions athéniennes dans ces contrées, — l’une (probablement coloniale) du temps d’Alcée et de Pittakos ; une seconde, beaucoup plus tard, entreprise par ordre de Pisistrate, dont le fils illégitime Hegesistratos, devint, par suite de cette expédition, despote de Sigeion. Hérodote me semble avoir confondu les deux en une seule.

[31] V. le difficile fragment d’Alcée (Fragm. 24, éd. Schneidewin) conservé dans Strabon, VIII, p. 600 ; Hérodote, V, 94, 95 ; Archiloque, Fleg. Fragm. 1, 5, éd. Schneidewin ; Horace, Carm., II, 7, 9 ; peut-être aussi Anacréon, mais non avec certitude (V. Fragm. 81, éd. Schneidewin), doit être considéré comme ayant jeté son bouclier.

[32] Aristote, Rhétor., I, 16, où έναγχος marque la date ; Aristote passa quelque temps dans ces contrées, à Atarneus, avec le despote Hermeias.

[33] Aristote, Politique, III, 9, 5, 6 ; Denys d’Halicarnasse, Ant. Rom., V, 73 ; Plehn, Lesbiaca, p. 46-50.

[34] Diogène Laërte, I, 81.

[35] Strabon, VIII, p. 617 ; Diogène Laërte, I, 75 ; Valère Maxime, VI, 5, 1.

[36] Aristote, Politique, II, 9, 9 ; Rhetor., II, 27, 2.

Les femmes esclaves à Lesbos qui moulaient le grain chantaient, dit-on, une chanson lorsque le moulin allait lentement : Mouds, moulin, mouds ; car Pittakos aussi moud, Pittakos le maître de la grande Mitylênê. Ceci a l’air d’une composition véritable du temps, mise en vogue par les ennemis de Pittakos, et lui imputant (par une métaphore très intelligible) une conduite tyrannique ; cependant Plutarque (Sept. Sap. Conv., c. 14, p. 157) et Diogène Laërte (I, 81) l’expliquent tous les deux littéralement, comme si Pittakos avait eu l’habitude de prendre un exercice corporel au moulin.

[37] Aristote, Politique, II, 9, 9.