HISTOIRE DE LA GRÈCE

QUATRIÈME VOLUME

CHAPITRE II — CORINTHE, SIKYÔN ET MEGARA. - SIÈCLE DES DESPOTES GRECS.

 

 

J’ai amené ainsi l’histoire de Sparte jusqu’à la période marquée par le règne de Pisistrate à Athènes, époque à laquelle elle avait atteint son maximum de territoire, était de l’aveu de tous l’État le plus puissant de la Grèce, et jouissait d’un degré proportionné de déférence de la part des autres. J’en viens maintenant à parler des trois cités dôriennes situées sur l’isthme et auprès, Corinthe, Sikyôn et Megara, telles qu’elles existaient à la même époque.

Même dans les renseignements peu abondants qui nous sont parvenus, nous trouvons les traces d’une activité et d’un commerce maritimes considérables chez les Corinthiens, aussi loin que le huitième siècle avant J.-C. La fondation de Korkyra et de Syracuse, dans la onzième Olympiade, ou 734 avant J.-C. (dont je parlerai avec plus de détails quand je traiterai de la colonisation grecque en général), due à des expéditions parties de Corinthe, prouve -qu’ils connaissaient bien le moyen de tirer parti de l’excellente situation qui les rattachait à la mer des deux côtés du Péloponnèse. De plus, Thucydide[1], en les signalant comme étant ceux qui ont surtout purgé la mer des pirates dans les anciens temps, nous dit aussi que le premier grand progrès dans la fabrication des navires, à savoir la construction d’une trirème, ou vaisseau de guerre avec un pont plein et trois bancs pour les rameurs, est dû à l’habileté corinthienne. Ce fut dans l’année 703 avant J.-C. que le Corinthien Ameinoklês construisit quatre trirèmes pour les Samiens, les premières que ces insulaires eussent jamais possédées. La mention de ce fait atteste aussi bien l’importance attachée à la nouvelle invention que l’humble échelle sur laquelle, dans ces anciens temps, on équipait les forces navales. Et il est un fait non moins important qui prouve la puissance maritime de. Corinthe dans le septième siècle avant J.-C., c’est. que la plus ancienne bataille navale que connaisse Thucydide, était une bataille qui eut lieu entre les Corinthiens et les Korkyræens, 664 avant J.-C.[2]

Nous avons déjà dit que la ligne des rois Hêraklides à Corinthe descend graduellement, par une série de noms insignifiants, jusqu’à devenir l’oligarchie nommée Bacchiadæ ou Bacchiades, sous laquelle commence la première notion historique que nous ayons de la cité. Les personnes ainsi nommées étaient toutes regardées comme descendant d’Hêraklês, et formaient la caste dominante dans la ville ; ses membres se mariaient habituellement entre eux, et choisissaient dans leur propre sein un prytanis ou président annuel, pour l’administration des affaires. Nous n’avons aucun renseignement sur leur gouvernement intérieur ; excepté le conte relatif à Archias, le fondateur de Syracuse[3], l’un des Bacchiades, qui s’était fait tellement détester par un acte de violence brutale dont la conséquence fut la mort du bel et jeune Actæon, qu’il fut forcé de s’expatrier. Le choix d’un tel homme pour remplir le poste distingué d’œkiste de la colonie de Syracuse ne nous donne pas une idée favorable de l’oligarchie bacchiade ; nous ne savons cependant pas sur quelle autorité originale s’appuie le récit, et nous ne pouvons pas non plus être sûrs qu’il soit raconté exactement. Mais Corinthe, sous leur gouvernement, était déjà devenue une puissante cité commerciale et maritime.

Megara, le dernier État dôrien dans cette direction à l’est, et limitrophe de l’Attique au point où les montagnes appelées Kerata descendent jusqu’à Eleusis et jusqu’à la plaine de Thria, fut, affirme-t-on, établie dans l’origine par les Dôriens de Corinthe, et resta pendant quelque temps une dépendance de cette cité. On dit de plus qu’elle commença seulement par être un des cinq villages séparés — Megara, Heræa, Peiræa, Kynosura, Tripodiskos — habités par une population composée de parents, et vivant en général dans des termes d’amitié, divisés cependant parfois par des querelles, et dans ces occasions faisant la guerre avec un degré de douceur et de confiance chevaleresque qui détruit l’affirmation proverbiale quant au caractère sanguinaire des inimitiés entre parents. Ces deux renseignements nous sont transmis (nous ignorons quelle en est la première source) comme servant à expliquer certaines phrases qui e aient cours[4] ; l’auteur du second ne peut s’être accordé avec l’acteur du premier, en considérant les Corinthiens comme maures de la Mégaris ; puisqu’il les représente comme fomentant des guerres entre ces cinq, villages dans le dessein d’acquérir ce territoire. Quelle que puisse être la vérité relativement à cette ancienne sujétion supposée de Megara, nous la connaissons[5] dans l’âge historique, et cela aussi à une époque aussi reculée que la quatorzième Olympiade, seulement comme une cité dôrienne indépendante, maintenant l’intégrité de son territoire sous son chef Orsippos, le fameux coureur olympique, contre quelques ennemis puissants, probablement les Corinthiens. C’était une cité ne jouissant pas d’une médiocre considération, possédant un territoire qui, passant d’un côté du mont Oeraneia à l’autre côté, s’étendait jusqu’au golfe Corinthien, sur lequel étaient situés la ville fortifiée et le port de Pêgæ, appartenant aux Mégariens. Elle était mère de colonies anciennes et éloignées ; et capable, à l’époque de Solôn, de soutenir une lutte prolongée avec les Athéniens pour la possession de Salamis ; lutte dans laquelle les derniers finirent, il est vrai, par être victorieux, mais ce ne fut pas sans une période intermédiaire de revers et de désespoir.

Quant à l’ancienne histoire de Sikyôn, depuis l’époque où elle devint dôrienne jusqu’au septième siècle avant nous n’en connaissons rien. Le premier renseignement que nous possédions relativement à cette ville se rapporte à l’établissement du despotisme d’Orthagoras, vers 680-670 avant J.-C. Et il est un point qui mérite d’être signalé, c’est que les villes mentionnées plus haut, Corinthe, Sikyôn et Megara, éprouvèrent toutes les trois pendant le cours du même siècle un changement semblable de gouvernement. Dans chacune d’elles il s’établit un despote Orthagoras à Sikyôn, Kypselos à Corinthe, Theagenês à Megara.

Par malheur nous avons trop peu de preuves sur l’état des choses qui précéda et fit réussir ce changement de gouvernement, pour pouvoir en apprécier complètement la portée. Mais ce qui attire plus particulièrement notre attention sur ce fait, c’est que le même phénomène semble s’être présenté à la même époque dans un nombre considérable de cités continentales, insulaires et coloniales, dans beaucoup de parties différentes du monde grec. La période qui s’étend, entre 650 et 500 avant J.-C., vit l’élévation et la chute d’une foule de despotes et de dynasties despotiques, chacun dans sa propre ville séparée. Pendant l’intervalle suivant, entre 500 et 350 avant J.-C., de nouveaux despotes, bien qu’il s’en élève à l’occasion, deviennent plus rares. Les disputes politiques prennent un autre tour, et la question est soulevée d’une manière directe et ostensible entre le grand et le petit nombre, entre le peuple et l’oligarchie. Mais dans les temps plus avancés qui suivent la bataille de Chæroneia, à mesure que la Grèce, déclinant en esprit civique non moins, qu’en esprit militaire, est contrainte d’employer constamment des troupes mercenaires et est humiliée par l’intervention dominante d’étrangers, le despote, avec ses gardes du corps étrangers permanents, devient encore un trait caractéristique du temps ; tendance qui fut combattue partiellement, mais ne fut jamais complètement vaincue par Aratus et la ligue achæenne du troisième siècle avant J.-C.

Il eût été instructif dé posséder un exposé fidèle de ces changements de gouvernement dans quelques-unes dés plus considérables villes grecques : Dans l’absence de telles preuves, nous ne pouvons faire, mieux que de recueillir les courtes phrases d’Aristote et d’autres écrivains relatives aux causes qui les ont produits. En effet, comme le même changement de gouvernement fut commun, presque à la même époque, à des cités différant beaucoup par les localités, les races d’habitants, les goûts, les habitudes et la fortune, il doit en partie avoir dépendu de certaines causes générales qui sont susceptibles d’être déterminées et expliquées.

Dans un précédent chapitre j’essayais d’élucider le gouvernement héroïque de la Grèce, autant que les poèmes épiques pouvaient le faire connaître — gouvernement fondé (si nous pouvons employer la phraséologie moderne) sur le droit divin, en tant qu’opposé à la souveraineté du peuple, mais exigeant, comme condition essentielle, que le roi possédât une force, tant de corps que d’esprit, non indigne de la race élevée à laquelle il appartenait[6]. Dans ce gouvernement, l’autorité, qui pénètre toute la société, réside toute dans le roi. Mais, dans des occasions importantes, elle s’exerce ais moyen des formes de la publicité ; il délibère et même discute avec le conseil des chefs ou anciens ; après cette délibération il communique avec l’Agora assemblée, qui écoute et approuvé, peut-être écoute et murmure, mais n’est pas admise a choisir ou à rejeter. En rendant compte du système,de Lykurgue, je remarquais que les anciennes rhetræ primitives (ou chartes contractuelles) indiquaient l’existence de ces mêmes éléments : un roi d’origine surhumaine (dans ce cas particulier deux rois coordonnés), un sénat composé de vingt-huit vieillards, outre les rois qui y siégeaient, et une ekklêsia, ou assemblée publique des citoyens, réunis dans le but d’approuver ou de rejeter les propositions qui leur étaient soumises ; avec peu ou point de liberté de discussion. Les éléments du gouvernement héroïque de la Grèce se trouvent ainsi être en substance les mêmes que ceux qui existaient dans la constitution primitive de Lykurgue : dans les deux cas, la force- prédominante étant entre les mains des rois, et les fonctions du sénat, et plus encore celles de l’assemblée publique étant comparativement étroites et restreintes : dans les deux cas, l’autorité royale ayant pour base un certain sentiment religieux, qui tendait à exclure toute rivalité et à assurer la soumission dans le peuple jusqu’à un certain point, malgré l’inconduite ou les défauts du souverain. Chez les principales tribus des Epirotes, ce gouvernement subsista jusqu’au troisième siècle avant J.-C.[7], bien que quelques-unes y eussent renoncé et fussent dans l’habitude de choisir annuellement un président au sein de la gens à laquelle le roi appartenait.

En partant de ces points, communs au gouvernement héroïque grec et au système primitif de Lykurgue, nous trouvons que, dans les cités grecques en général, le roi est remplacé par une oligarchie consistant en un nombre limité de familles, tandis qu’à Sparte l’autorité royale, bien que considérablement réduite, n’est jamais abolie. Et le tour différent que prirent les événements à Sparte est susceptible d’être expliqué en partie. Il arriva que, pendant cinq siècles, ni l’une ni l’autre des deux lignes coordonnées de rois spartiates ne furent jamais sans quelques représentants mâles, de sorte que le sentiment de droit divin, sur lequel était fondée leur prééminence, ne dévia en aucun temps de la direction qu’il avait ressue. Ce sentiment ne s’éteignit jamais complètement dans l’esprit tenace de Sparte, mais il finit par s’affaiblir assez pour amener le besoin de garanties contre l’abus. Si le sénat avait été un corps plus nombreux composé d’un petit nombre de familles principales et comprenant des hommes de tous les âges, il eût pu se faire qu’il eût étendu ses pouvoirs au point d’absorber ceux du roi. Mais un conseil dans toutes les familles spartiates, était essentiellement une force accessoire et secondaire. Il était trop faible même pour entraver le pouvoir du roi ; encore moins pouvait-il devenir son rival ; et il lui servait même indirectement d’appui, en empêchant la formation de tout autre ordre privilégié assez puissant pour dominer son autorité. Cette insuffisance de la part du sénat fut une des causes qui amenèrent la formation du conseil annuellement renouvelé des Cinq, appelés les éphores ; dans l’origine, conseil de défense, comme les tribuns romains, créé dans le dessein de restreindre les abus du pouvoir royal, mais devenant dans la suite, en se développant, un directoire exécutif souverain, et irresponsable. Grâce aux dissensions interminables qui divisaient les deux, rois coordonnés, les éphores empiétèrent sur leur pouvoir des deux côtés, les renfermèrent dans de certaines fonctions Spéciales ; et même les rendirent responsables et passibles de punition, mais n’aspirèrent jamais à abolir la dignité. Ce que l’autorité royale perdit en étendue (pour emprunter la juste remarque du roi Theopompos[8]), elle le gagna en durée. Les descendants des jumeaux Eurysthenês et Proklês restèrent en possession de leur double, sceptre depuis les premiers temps historiques jusqu’aux révolutions d’Agis III et de Kleomenês III, généraux des forces militaires, devenant de plus en plus riches, et respectés aussi bien qu’influents dans l’État, bien que les éphores fussent leurs supérieurs. Et ces derniers devinrent avec le temps tout aussi despotes, par rapport aux affaires intérieures, que les rois pouvaient l’avoir jamais été avant eux. Car l’esprit spartiate, profondément pénétré des sentiments de commandement et d’obéissance, resta comparativement insensible aux idées de contrôle et de -responsabilité, et même opposé à la discussion et à la censure libres des mesures ou des agents publics qu’impliquent de telles idées. Nous devons nous rappeler que la constitution politique spartiate fût à la fois simplifiée dans son caractère et aidée dans son action par la portée compréhensive de la discipline de Lykurgue, avec la pression rigoureuse qu’elle exerçait également sur les riches et sur les pauvres, et qui écartait un grand nombre des causes d’où naissaient ailleurs des séditions ; discipline qui habituait les citoyens les plus fiers et les plus rebelles à une vie, d’obéissance continue, qui répondait à tout besoin existant,de système et de régularité, qui rendait les habitudes personnelles d’existence à Sparte beaucoup plus égales que celles que pouvait leur opposer même la démocratique Athènes ; mais ,qui contribuait en même temps à engendrer un mépris pour les parleurs et un dédain pour tout discours méthodique et prolongé, sentiments suffisants par eux-mêmes pour exclure toute intervention régulière .de la masse ides citoyens dans les affaires soit politiques, soit judiciaires.

Tel était l’état de choses à Sparte. Mais, dans le reste de la Grèce, le gouvernement héroïque primitif fut modifié dans un sens tout différent ; le peuple s’éleva, d’une façon bien plus prononcée au-dessus de ce sentiment de droit divin et de respect personnel qui, dans l’origine, donnait au roi son pouvoir. Une soumission volontaire cessa de la part du peuple, et plus encore de la part des chefs inférieurs, et avec elle cessa la royauté héroïque. On en vint à sentir le besoin de quelque chose qui ressemblât à un système ou à une constitution.

On devra chercher sans doute une des causes principales de cette cessation de la royauté, si universelle dans la marche politique de la Hellas, dans la petitesse et la résidence concentrée de chaque société hellénique distincte. Un seul chef, perpétuel et irresponsable, n’était nullement essentiel au maintien de l’union. Dans l’Europe moderne, et dans le plus grand nombre de cas, les différentes sociétés politiques qui sortirent des ruines de l’empire romain embrassaient chacune une population considérable et aine vaste étendue de territoire. La forme monarchique se présentait comme le seul moyen connu d’union entre les parties, le seul symbole visible et imposant d’une identité nationale. Le caractère militaire des envahisseurs teutoniques, aussi bien que les traditions de l’empirer romain qu’ils démembraient, tendaient également à l’établissement d’un chef monarchique. L’abolition de la dignité aurait été considérée commun équivalent à la dissolution de la nation, et elle l’aurait été en réalité ; puisque le maintien d’une union collective au moyen d’assemblées générales était une si grande gêne que, les rois eux-mêmes essayaient en vain de l’exiger de force ; et d’ailleurs le gouvernement représentatif était inconnu alors.

L’histoire du moyen âge, bien que présentant une résistance constante de la part de sujets puissants, des rois isolés déposés fréquemment, et des dynasties changées par occasion, contient peu d’exemples d’efforts faits pour maintenir un vaste agrégat politique uni sans un rai, soit héréditaire, soit électif. Même vers la fin du dernier, siècle, à l’époque où la constitution fédérale des États-Unis d’Amérique fut créée pour la première fois, plus d’un penseur regarda[9] comme une impossibilité l’application de tout autre système que le système monarchique à un territoire d’une étendue et d’une population considérables, de manière à combiner l’union de l’ensemble avec des garanties et des privilèges égaux pour chacune des parties, Et ce pouvait bien être une impossibilité réelle chez un peuple grossier quelconque, avec de fortes particularités : locales, de difficiles moyens de communication, et n’ayant pas encore acquis des habitudes de gouvernement représentatif. Aussi, dans toutes les grandes nations de l’Europe du moyen âge et de l’Europe moderne, à peu d’exceptions prés, le sentiment dominant a été favorable à la monarchie ; mais partout où une seule cité, un district ou un groupe de villages, soit dans les plaines de la Lombardie, soit dans les montagnes de la Suisse, a acquis l’indépendance ; partout où une petite fraction s’est séparée de l’agrégat, on a trouvé le sentiment opposé, et la tendance naturelle a été dirigée vers quelque modification du gouvernement républicain[10], qui a souvent, il est vrai, engendré un despote, comme en Grèce, mais toujours au moyen d’un mélange contre nature de force et de fraude. Le système féodal, né de l’état désordonné de l’Europe entre le huitième et le treizième siècle, supposait toujours un suzerain permanent, investi de droits. étendus, se rapportant à la fois aux personnes et aux propriétés de ses vassaux, bien que sujet aussi .a certaines obligations vis-à-vis d’eux : les vassaux immédiats du roi avaient leurs propres vassaux subordonnés, vis-à-vis desquels ils étaient dans le même rapport ; et dans cette hiérarchie[11] de pouvoir, de propriétés et de territoires fondus ensemble, les droits du chef, qu’il fût roi, duc ou baron, étaient conçus comme constituant un État à part et comme n’étant ni conférés dans l’origine par l’octroi, ni révocables au gré de ceux sur lesquels on les exerçait. Cette idée de la nature essentielle d’une autorité politique était un point dans lequel se rencontraient les trois grands éléments de la société européenne moderne, l’élément teutonique, l’élément latin et l’élément chrétien, chacun toutefois d’une manière différente et avec différentes modifications ; et il en résulta diverses tentatives faites par les sujets pour entrer en accommodement avec leurs chefs, sans aucune idée de lui substituer un pouvoir exécutif délégué. Sur- des points particuliers de ces monarchies féodales il s’éleva insensiblement des villes avec une population concentrée, où l’on vit la remarquable combinai :-son du sentiment républicain réclamant la direction collective et responsable de leurs propres affairés locales, avec la nécessité de l’union et de la subordination vis-à-vis du grand tout monarchique ; et de là vint encore une nouvelle force tendant à la fois à maintenir la forme et à déterminer d’avance la marche du gouvernement royal[12]. Et l’on a trouvé possible en pratique d’atteindre ce dernier objet — de combiner, le gouvernement royal avec une administration fixe, des lois. égales exécutées :sans partialité, la sécurités pour les personnes et les biens, et la Liberté de discussion avec des formes représentatives, et cela à un degré que les plus sages parmi les anciens Grecs auraient considéré comme impossible à atteindre[13]. Un tel progrès dans l’action pratique de cette sorte de gouvernement, en parlant toujours comparativement aux rois des temps anciens en Syrie, en Égypte, en Judée, dans les cités grecques et à Rome, joint à la force croissante, de toute routine établie et à la durée plus grande de toutes les institutions et de toutes les croyances qui ont une fois pris pied dans une vaste étendue de territoire et chez un peuple considérable quelconque ; ces causes, disons-nous, firent, que le sentiment monarchique resta prédominant dans l’esprit européen (non toutefois sans de forts dissentiments nés par occasion), grâce au développement des connaissances et aux progrès de l’expérience politique dans les deux derniers siècles.

Il est important de montrer que les institutions et les tendances monarchiques qui dominaient dans l’Europe, du moyen âge et dans l’Europe moderne ont été et engendrées et perpétuées par des causes particulières à ces sociétés, tandis que de telles causes n’avaient point place dans les sociétés helléniques ; par là nous pourrons étudier les phénomènes de la Hellas dans l’esprit qui leur convient, et avec une appréciation impartiale de la manière de voir universelle parmi les Grecs à l’égard de l’idée de roi. Le sentiment primitif qu’on éprouvait pour le roi héroïque s’éteignit : il devint d’abord de l’indifférence, ensuite, après l’expérience qu’on fit des despotes, une antipathie prononcée.

Pour un historien tel que M. Mitford, rempli d’idées, anglaises relativement au- gouvernement, ce sentiment anti-monarchique paraît tenir de la folie, et les communautés grecques ressemblent à dés fous sans gardien ; tandis que le plus grand des bienfaiteurs est le roi héréditaire qui les conquiert en venant du dehors — le meilleur après lui est le despote indigène qui s’empare de l’acropolis et met ses concitoyens sous le joug. Il ne peut y avoir de moyen, plus sûr de mal comprendre et d’altérer les phénomènes grecs que de les lire dans cet esprit, qui détruit les maximes et de prudence et de moralité ayant cours dans l’ancien monde, La haine des rois telle qu’elle existait chez les Grecs (quoi qu’on puisse penser aujourd’hui d’un pareil sentiment) était une vertu prééminente, tirant directement son origine de la partie la plus noble et la plus sage de. leur nature. C’était une conséquence de la conviction profonde qu’ils avaient de la nécessité d’une contrainte légale universelle ; c’était une expression directe de cette sociabilité réglée qui exigeait le contrôle d’une passion individuelle de : la part de chacun sans exception, et surtout de celui à qui le pouvoir était confié. La conception que les Grecs se formaient d’un seul maître irresponsable, ou d’un roi qui ne pouvait pas faire mal, peut être exprimée par les paroles éloquentes d’Hérodote[14] : Il renverse les coutumes du pays ; il viole des femmes ; il met des hommes a mort sans jugement. Aucune autre conception des tendances probables de la royauté n’était justifiée soit par une connaissance générale de la nature humaine, soit par l’expérience politique telle qu’elle exista à partir de Solon ; aucun autre sentiment que l’aversion ne pouvait être éprouvé pour un caractère ainsi conçu ; personne autre qu’un homme ambitieux et sans principes n’aurait cherché à s’en revêtir.

Notre expérience politique plus étendue nous a appris à modifier cette opinion, en nous montrant qu’avec les conditions de la monarchie dans les meilleurs gouvernements de l’Europe moderne, les énormités décrites par Hérodote ne se rencontrent pas, et qu’il est possible, au moyen de constitutions représentatives agissant sous l’empire d’une certaine force de moeurs, de coutumes et de souvenirs historiques, d’obvier à un grand nombre de maux qui doivent vraisemblablement faire naître l’obligation proclamée d’une obéissance péremptoire vis-à-vis d’un roi héréditaire et irresponsable, que l’on ne peut changer sans employer une violence en dehors de la constitution. Mais un champ aussi considérable d’observation n’était pas ouvert à Aristote, le plus sage aussi bien que le plus prudent des anciens théoriciens ; et l’aurait-il été, il ne lui eût pas non plus été possible d’appliquer avec assurance les levons qu’il en aurait reçues aux gouvernements des diverses cités de la Grèce. La théorie d’un roi constitutionnel particulièrement, telle qu’elle existe en Angleterre, lui aurait paru impraticable, à savoir : établir un roi qui règne sans gouverner, an nom duquel tout le pouvoir s’exerce, et dont cependant la volonté personnelle a en pratique peu ou : point d’effet, exempt de toute responsabilité sans faire usage de cette exemption, recevant de chacun des démonstrations illimitées d’hommages qui ne se traduisent jamais en acte, si ce n’est dans les limites d’une loi connue, entouré de tout l’attirail du pouvoir, agissant toutefois comme un instrument passif dans les mains de ministres désignés à son choix par des indications auxquelles il n’est pas libre de résister. Cette remarquable combinaison de grandeur et de puissance surhumaines et fictives avec une camisole de force invisible et réelle, voilà ce qu’un Anglais a dans la pensée quand il parle d’un roi constitutionnel. Les événements de notre histoire ont fait qu’elle a réussi en Angleterre, au milieu d’une aristocratie la plus puissante que le monde ait encore vue ; mais il nous reste encore à apprendre s’il se peut faire qu’elle existe ailleurs, ou si la rencontre d’un seul roi, à la fois capable, hostile et résolu, ne peut pas suffire pour la détruire. Quant à Aristote, à coup sûr, il n’aurait pu la considérer que comme inintelligible et impraticable, non pas vraisemblablement même dans un seul cas ; mais comme complètement inconcevable en tant que système permanent et arec toutes les diversités de tempérament inhérentes aux membres successifs d’une dynastie héréditaire. Quand les Grecs pensaient à un homme exempt de responsabilité légale, ils le concevaient comme étant réellement et véritablement tel, de fait aussi bien que de nom, et dominant une communauté sans défense exposée à son oppression ; et la crainte et la haine qu’il leur inspirait se mesuraient par leur respect pour un gouvernement de lois égales et de libre parole[15], à l’ascendant desquelles s’associaient toutes leurs espérances de sécurité, dans la démocratie d’Athènes plus peut-être que dans toute autre partie de la Grèce. Et si ce sentiment était un des meilleurs de l’esprit grec ; il était aussi l’un des plus répandus : c’était un point d’unanimité de haute valeur au milieu de poilus si nombreux de division, nous ne pouvons l’expliquer ni le critiquer en le comparant aux sentiments de l’Europe moderne, et encore moins aux sentiments très particuliers de l’Angleterre relativement à la royauté ; et c’est l’application, quelquefois explicite et quelquefois tacite, de cette règle inconvenable, qui rend l’appréciation que fait M. Mitford de la politique grecque si souvent inexacte et injuste.

Quand nous essayerons d’expliquer la marche des affaires grecques, non d’après la position d’autres sociétés, mais d’après celle des Grecs eux-mêmes, nous verrons de bonnes raisons de la cessation de la royauté aussi bien que de la répugnance qu’elle inspirait. Si l’esprit grec avait été aussi stationnaire et aussi peu susceptible (le faire des progrès que celui des Orientaux, le mécontentement causé par quelques rois pris individuellement n’aurait pas amené d’autre changement que la déposition d’un mauvais roi en faveur d’un autre promettant d’être meilleur, sans jamais étendre les vues du peuple jusqu’à une conception plus élevée que celle d’un gouvernement personnel. Mais l’esprit grec était d’un caractère progressif, capable de concevoir et de réaliser graduellement des combinaisons sociales corrigées. De plus, il est dans la nature des choses que tout gouvernement, royal, oligarchique ou démocratique, qui ne comprend qu’une, seule cité, soit beaucoup moins stable que s’il embrassait une plus vaste surface et une population plus considérable. Quand la soumission semi-religieuse et machinale, qui suppléait aux défauts personnels du roi héroïque, devint trop faible pour servir de principe moteur, le petit prince se trouvait dans un contact trop étroit avec son peuple, et trop humblement pourvu de toute manière pour produire un prestige ou une illusion d’une autre sorte. Il n’avait aucun moyen d’imposer à son imagination par cette combinaison de pompe, de retraite et de mystère qu’Hérodote et Xénophon appréciaient si bien parmi les artifices de l’art de régner[16]. Comme il n’y avait pas de sentiment nouveau sur lequel un chef perpétuel pût appuyer son pouvoir, de même il n’y avait rien dans la situation de la communauté qui rendit le maintien d’une telle dignité nécessaire pour créer une union visible et effective[17]. Dans une seule cité, et dans une petite communauté circonvoisine, des délibérations collectives et des règles générales, avec des magistrats temporaires et responsables, étaient praticables sans difficulté.

Conserver un roi irresponsable, et combiner ensuite des institutions accessoires qui le forcent à donner à son pays les avantages d’un gouvernement responsable, c’est en réalité un système extrêmement compliqué, bien que, comme on l’a fait remarquer, nous nous soyons familiarisés avec lui dans l’Europe moderne. Un changement plus simple et plus évident consiste a remplacer le roi lui-même par un magistrat temporaire et responsable ou par plusieurs. Telle fut la marche que les affaires suivirent en Grèce. Lei chefs inférieurs, qui, dans l’origine, avaient servi de conseil au roi, trouvèrent possible à le supplanter et de se partager alter= nativement les fonctions dé l’administration ; ils- conservèrent probablement le droit de convoquer par occasion l’assemblée générale, telle qu’elle avait existé auparavant, et avec aussi peu d’influence pratique. Tel fut en substance le caractère de ce changement qui s’opéra en général dans tous les États grecs, a l’exception de Sparte : la royauté fut abolie, et une oligarchie prit sa place ; conseil délibérant collectivement, décidant les affaires générales à la majorité des voix, et choisissant quelques individus dans son propre sein comme administrateurs temporaires et responsables. L’abrogation de la royauté héroïque fit toujours naître une oligarchie. L’époque du mouvement démocratique était encore bien éloignée, et la condition du peuple, c’est-à-dire de l’ensemble des, hommes libres, ne fut pas immédiatement changée, soit en bien, soit en mal, par la révolution. Le petit nombre de personnes privilégiées, entre lesquelles étaient répartis et alternaient les attributs royaux, étaient celles qui par le rang se rapprochaient le plus du roi lui-même ; c’étaient peut-être des membres de la même vaste gens que lui, et prétendant à une commune origine divine ou héroïque. Autant qu’il nous est possible de le reconnaître, ce changement semble avoir été opéré par le cours naturel des événements et sans violence. Quelquefois la famille royale s’éteignait et n’était pas remplacée ; quelquefois, à la mort d’un roi, son fils qui lui succédait était reconnu seulement[18] comme archonte, ou peut-être écarté complètement pour faine place à un prytanis ou président choisi parmi les hommes de rang à l’entour.

A Athènes, on nous dit que Kodros fut le dernier roi, et que ses descendants furent reconnus seulement comme archontes à vie. Quelques années après, les archontes à vie furent remplacés par des archontes nommés pour dix ans, et pris dans le corps des eupatridæ ou nobles ; dans la suite, la durée de l’archontat fut encore réduite à une seule année. A Corinthe, les anciens rois, dit-on, passèrent de la même manière dans l’oligarchie des Bacchiadæ, dans le sein de laquelle on choisissait un prytanis annuel. Nous pouvons seulement établir le fait général d’un tel changement, sans connaître comment il s’opéra, les premières connaissances historiques que nous ayons des cités grecques commençant avec ces oligarchies.

Ces gouvernements oligarchiques, variant dans leurs détails, mais analogues dans leurs traits généraux, furent communs à toutes les cités de la Grèce propre, aussi bien qu’à celles des colonies, dans tain le cours du septième siècle avant J.-C. Bien qu’ils eussent peu de tendance immédiate à faire du bien à la masse des hommes libres, cependant quand nous les comparons au gouvernement héroïque qui les précédait ; ils indiquent un progrès important, l’adoption pour la première fois d’un système mûri et préconçu dans l’administration des affaires publiques[19]. Ils offrent les premières preuves de nouvelles et importantes idées politiques flans l’esprit grec, la séparation du pouvoir législatif et du pouvoir exécutif ; le premier dévolu à un corps collectif ; non» seulement délibérant, mais encore décidant d’une manière définitive, tandis que le second est confié à des magistrats individuels temporaires, responsables vis-à-vis de ce corps à l’expiration du temps de leur charge. On nous présente d’abord une communauté de citoyens, suivant la définition d’Aristote, d’hommes ayant qualité pour commander et obéir à tour de rôle, et se croyant autorisés à le faire. Le souverain collectif, appelé la Cité, est constitué ainsi. Il est vrai que cette première communauté de citoyens ne comprenait qu’une petite- proportion des hommes personnellement libres ; mais les idées qui lui servaient de bâte commencèrent à pénétrer graduellement dans les esprits de tous. Le pouvoir politique avait perdu son caractère d’institution divine, et était devenu un attribut légalement communicable aussi bien que déterminé en vue de certains buts définis ; ainsi fut posé le fondement de ces mille questions qui agitèrent tant de cités grecques pendant les trois siècles suivants, en partie quant à sa répartition, en partie quant à son emploi ; questions qui s’élevaient parfois entre les membres de l’oligarchie privilégiée elle-même, parfois entre cet ordre comme corps et la masse non privilégiée. On peut ainsi faire remonter à cette première révolution, qui éleva l’oligarchie primitive sur les ruines de la royauté héroïque, l’origine de ces mouvements populaires qui firent naître tant de profonde émotion, tant d’amère antipathie, tant d’énergie et de talent, dans tout le monde grec, avec différentes modifications dans chaque cité particulière.

Comment ces premières oligarchies furent-elles administrées, c’est ce que nous ne savons pas directement. Mais les intérêts étroits et antipopulaires, appartenant naturellement à un petit nombre de privilégiés, avec la violence universelle de mœurs et de passions chez les individus, ne nous permettent pas de présumer favorablement soit de leur prudente, soit de leurs bons sentiments, et les faits que nous apprenons relativement à la condition de l’Attique avant la législation de Solôn (faits qui seront racontés dans le chapitre suivant) donnent lieu à des conclusions toutes d’un caractère défavorable.

Le premier choc qu’elles reçurent, et qui en renversa un si grand nombre, vint des usurpateurs appelés despotes, qui employèrent les mécontentements dominants à la fois comme prétexte et comme aide pour leur ambition personnelle, tandis que leur réussite très fréquente semble impliquer que ces mécontentements étaient répandus au loin aussi bien que sérieux. Ces despotes sortirent du sein des oligarchies, mais non pas tous de la même manière[20]. Parfois le magistrat exécutif, à qui les oligarques eux-mêmes avaient remis d’importants pouvoirs administratifs pour une certaine période temporaire, devenait infidèle à ceux qui l’avaient choisi, et acquérait un ascendant suffisant pour conserver malgré eux sa dignité d’une manière permanente, peut-être même pour la transmettre à son fils. Dans d’autres endroits, et vraisemblablement plus souvent, on vit s’élever ce caractère fameux appelé le démagogue, dont les historiens, tant anciens que modernes, tracent ordinairement un portrait si repoussant[21] : un homme énergique et ambitieux, membre, quelquefois de l’oligarchie elle-même ; se posant comme champion des griefs et des souffrances de la masse non privilégiée, acquérait sa faveur et employait sa force d’une manière assez efficace pour renverser l’oligarchie par la violence et se constituer despote. Il y avait une troisième forme de despote : quelque riche présomptueux, comme Kylôn à Athènes, sans avoir même le prétexte de la popularité, était à l’occasion enhardi, par le succès de semblables aventuriers dans d’autres endroits, à prendre à ses gages une troupe de partisans et à saisir l’acropolis. Et il y eut des exemples, bien que rares, d’une quatrième variété : le descendant direct des anciens rois qui, au lieu de souffrir que l’oligarchie lui imposât des entraves ou le plaçât sous un contrôle, trouvait moyen de la subjuguer, et d’arracher par la force un ascendant aussi grand que celui dont ses ancêtres avaient joui du gré de tous. On doit ajouter encore, dans plusieurs États grecs, l’œsymnête ou dictateur, citoyen investi formellement d’un pouvoir suprême et irresponsable, placé à la tête des forces militaires et pourvu d’une escorte permanente, mais seulement pour un temps déterminé, et dans le dessein de conjurer quelque péril imminent ou quelque ruineuse dissension intérieure[22]. Le personnage élevé ainsi, jouissant toujours de la confiance dans une large mesure et en général plein de capacité, était quelquefois si heureux, ou se rendait si essentiel à la communauté, que l’on prolongeait le terme de sa charge, et qu’il devenait en réalité despote à vie ; ou même, si la communauté n’était pas disposée à lui concéder cet ascendant permanent, il était souvent assez fort pour le garder contre sa volonté.

Telles furent les différentes manières dont les nombreux despotes grecs du septième et du sixième siècle avant J.-C. acquirent leur pouvoir. Bien que les courts renseignements donnés par Aristote nous apprennent ainsi beaucoup de choses en termes généraux, nous n’avons cependant malheureusement pas de tableau contemporain de l’une de ces communautés qui nous mette en état d’apprécier la révolution en détail. Comme exemple des personnes qui, possédant par héritage la dignité royale, étendirent leur pouvoir paternel assez loin pour devenir despotes, Aristote nous cite Pheidôn d’Argos, dont nous avons déjà raconté le règne. Parmi ceux qui se firent despotes au moyen d’un pouvoir officiel exercé antérieurement sous une oligarchie, il nomme Phalaris à Agrigente et les despotes à Milêtos et dans d’autres cités des Grecs Ioniens. Au nombre de ceux qui s’élevèrent en devenant démagogues, il désigne en particulier Panætios dans la ville sicilienne de Leontini, Kypselos à Corinthe, et Pisistrate à Athènes[23]. Pittakos de Mitylênê est l’exemple saillant d’æsymnètes ou despotes choisis. Le démagogue militaire et agressif, renversant une oligarchie qui l’avait dégradé et maltraité, gouvernant en- despote cruel pendant plusieurs années, et finissant par être détrôné et tué, est dépeint avec plus de détails par Denys d’Halicarnasse dans l’histoire d’Aristodêmos de Cumes, la ville italienne[24].

L’assertion générale de Thucydide, aussi bien que, celle d’Aristote, nous apprend que le septième et le sixième siècle avant J.-C. furent des siècles de progrès pour les cités grecques en général sous le rapport de la richesse, du pouvoir et de la population ; et les nombreuses colonies fondées pendant cette période (sujet que je traiterai dans un autre chapitre) serviront encore à expliquer ces tendances progressives. Or, les changements que nous venons de signaler dans les gouvernements grecs, quelque imparfaitement que nous les connaissions, sont en résumé des preuves manifestes du développement du droit de cité. Car le gouvernement héroïque, par lequel commencent les communautés grecques, est le plus grossier de tous les gouvernements et celui qui est encore le plus dans l’enfance ; il ne prétend même pas à un système ou à la sécurité, il ne peut en aucune façon être connu à l’avance et ne dépend que des variations accidentelles dans le caractère de l’individu régnant, qui, dans la plupart des cas, loin de protéger les pauvres contre les riches et les grands, devait vraisemblablement satisfaire ses passions tout aussi librement que ces derniers, et avec une impunité encore plus grande.

Les despotes, qui dans un si grand nombre de villes succédèrent à ce gouvernement oligarchique en s’y substituant, régnèrent d’après des principes habituellement étroits et égoïstes, et souvent oppressifs et cruels, ne songeant (pour employer les termes expressifs de Thucydide) chacun qu’à sa propre personne et à sa propre famille ; cependant, comme ils ne furent pas assez forts pour détruire l’esprit grec, ils lui donnèrent en l’y gravant une leçon politique pénible, mais profitable, et contribuèrent beaucoup à agrandir la sphère d’expérience aussi bien qu’à déterminer pour la suite le caractère du sentiment hellénique[25]. Ils renversèrent en partie le mur de séparation qui s’élevait entre le peuple — proprement appelé ainsi, la masse générale des hommes libres — et l’oligarchie : en effet, les despotes démagogues sont intéressants, comme la première preuve de l’importance croissante du peuple dans les affaires politiques. Le démagogue se posait comme le représentant des sentiments et des intérêts du peuple contre le gouvernement du petit nombre ; probablement il profitait de quelques cas spéciaux de mauvais : traitement, et il s’appliquait à se montrer conciliant et généreux dans sa propre conduite personnelle. Quand, le peuple par son aide armée l’avait mis en état de renverser les maîtres existants, il avait ainsi la satisfaction de voir son propre chef en possession du pouvoir suprême, mais il n’acquit pour lui-même ni droits politiques, ni garanties plus grandes. Dans quelle mesure peut-il avoir retiré, des avantages positifs, outre celui de voir humiliés ses anciens oppresseurs, c’est ce que nous ne savons pas assez pour pouvoir le déterminer[26]. Mais même le pire despote était plus redoutable aux riches qu’aux pauvres ; et il est possible que les derniers aient gagné au change en importance relative, malgré la part qu’ils avaient aux rigueurs et aux exactions d’un gouvernement qui n’avait point d’autre fondement permanent que la simple crainte.

Une remarque que fait Aristote mérite d’être mentionnée spécialement ici, comme servant à expliquer le progrès et l’éducation politiques des communautés grecques. Il établit une distinction marquée entre l’ancien démagogue du septième et du sixième siècle, et le démagogue moderne ; tel que l’avaient vu et lui-même et les générations qui le précédaient immédiatement. Le premier était un chef militaire ; audacieux et plein de ressource, qui prenait les armes à la tête d’un corps d’hommes du peuple insurgés, renversait lé- gouvernement, à l’aide de la force et se faisait le maître et de ceux qu’il déposait et de ceux avec le secours desquels il les déposait ; tandis que le second était un orateur possédant tous les talents nécessaires pour émouvoir un auditoire, mais n’étant pas disposé à attaquer à main armée, et n’ayant pas non plus qualité pour le faire, accomplissant tous ses projets par des voies pacifiques et constitutionnelles. C’est de l’action pratique et continue des institutions démocratiques que sortit ce changement important qui substituait la discussion et le vote d’une assemblée à un appel aux armes, et qui donnait à la décision prononcée de l’assemblée assez d’influence sur les esprits pour la rendre définitive et la faire respecter, rhème par les opposants. J’aurai occasion, dans une période plus avancée de cette histoire, d’apprécier la valeur de ce blâme excessif dont on a chargé les démagogues athéniens de la guerre du Péloponnèse, Kleôn et Hyperbolos ; mais, en admettant qu’en général il soit bien fondé, il n’en sera pas pour cela moins vrai que ces hommes étaient un progrès considérable sur les anciens démagogues, tels que Kypselos et Pisistrate, qui employaient le concours armé du peuple dans le but de renverser le gouvernement établi, et d’acquérir pour eux-mêmes l’autorité ‘despotique. Le démagogue était essentiellement un chef d’opposition, qui gagnait son influence en dénonçant les hou fines jouissant d’un ascendant réel, et remplissant de véritables fonctions exécutives. Or, dans les anciennes oligarchies, son opposition ne pouvait se manifester que par une insurrection armée, et elle le conduisait soit à une souveraineté personnelle, soit à sa perte. Mais le développement des institutions démocratiques lui assura, ainsi qu’à ses adversaires politiques, luné pleine liberté de langage et une assemblée souveraine pour décider entre eux, tandis qu’elle limitait à la fois l’étendue de son ambition et écartait l’appel à la force armée. Le démagogue frondeur d’Athènes du temps de la guerre du Péloponnèse (même si nous acceptons littéralement les portraits que font de lui ses pires ennemis) était ainsi un personnage beaucoup moins nuisible et bien moins dangereux que le démagogue armé des anciens temps ; et le progrès dans l’habitude de parler en public[27] (pour employer une expression d’Aristote) fut la cause de cette différence. L’opposition par la parole remplaça avantageusement l’opposition par l’épée.

L’élévation de ces despotes sur les ruines des oligarchies antérieures était, en apparence, un retour aux principes de l’âge héroïque, la restauration d’un gouvernement de volonté personnelle à la place de cet arrangement systématique connu sous le nom de la Cité. Mais l’esprit grec avait tellement dépassé ces anciens principes, qu’aucun gouvernement nouveau qui les avait pour base ne pouvait rencontrer d’acquiescement volontaire, si ce n’est par quelque excitation temporaire. D’abord sans doute la popularité de l’usurpateur, combinée avec l’ardeur de ses partisans et l’expulsion ou l’intimidation des opposants, et de plus augmentée par le châtiment des oppresseurs opulents, suffisait pour lui procurer l’obéissance ; et la prudence de sa part pouvait prolonger ce gouvernement incontesté pendant un temps considérable, peut-être même pendant toute sa vie. Mais Aristote donne à entendre que ces gouvernements, même quand ils commençaient bien, avaient une tendance à devenir de plus en plus mauvais. Un mécontentement se manifestait, et il était aggravé plutôt que réprimé par la violence employée pour le combattre, jusqu’à ce qu’enfin le despote, devenu la proie d’une inquiétude pleine de mauvais vouloir et de défiance, perdît toute équité et toute sympathie bienveillante dont il avait pu jadis être animé. S’il était assez heureux pour léguer son autorité à son fils, celui-ci, élevé dans une atmosphère corrompue et entouré de parasites, contractait des dispositions encore plus pernicieuses et plus insociables. Ses jeunes instincts étaient plus difficiles à gouverner, tandis qu’il manquait de la prudence et de la rigueur qui avaient été nécessaires à son père pour accomplir lui-même son élévation[28]. Une telle position avait poux seul soutien une acropolis fortifiée et des gardes mercenaires, gardes entretenus aux dépens des citoyens, et nécessitant ainsi des exactions constantes en faveur de ce qui n’était rien moins qu’une garnison hostile. Il était essentiel gis, la sécurité du despote qu’il maintint dais l’abaissement l’esprit du peuple libre qu’il gouvernait ; qu’il isolât les citoyens les uns des autres et qu’il empêchât ces réunions et ces communications mutuelles qu’ordinairement offraient les cités grecques dans l’École, la Leschê ou la Palæstra ; qu’il abattit les épis les plus élevés du champ (pour employer une locution grecque), ou qu’il écrasât les esprits exaltés, et entreprenants[29]. Bien plus, il avait même dans une certaine mesure un intérêt à les dégrader et à les appauvrir, ou du moins à, leur interdire l’acquisition de la richesse ou du loisir. Aristote considère les vastes constructions entreprises par Polykratês à Samos, aussi bien que les riches donations faites par Périandre au temple d’Olympia, comme ayant été extorquées par ces despotes avec la pensée expresse d’absorber le temps et d’épuiser les ressources de leurs sujets.

Il ne faut pas croire que tous fussent également cruels ou sans principes. Mais la suprématie perpétuelle d’un seul homme ou d’une seule famille était devenue si blessante pour la jalousie de ceux qui se sentaient ses égaux, et pour le sentiment, général du peuple, que la répression et la sévérité étaient inévitables, fussent-elles calculées dans l’origine ou non. Et même si un usurpateur, étant une fois entré dans cette carrière de violence, s’en dégoûtait et était éloigné de la continuer, l’abdication seule le laissait dans un danger imminent, exposé à la vengeance[30] de ceux qu’il avait offenses, à, moins, en effet, qu’il ne pût se couvrir du manteau de la religion, et stipuler avec le peuple qu’il deviendrait prêtre de quelque temple ou de quelque divinité ; et, dans ce cas, sa nouvelle fonction le protégeait, exactement comme la tonsure ou le monastère abritait un prince détrôné au moyen âge[31]. Plusieurs d’entre les despotes se firent les protecteurs de la musique et de la poésie, briguant le bon vouloir des hommes d’intelligence de leur temps par des invitations aussi bien que par des récompenses. En outre, il y eut quelques cas, tels que celui de Pisistrate et de ses fils à Athènes, dans lesquels on fit une tentative (analogue à celle d’Auguste à Rome) pour concilier la réalité de l’omnipotente personnelle avec un certain respect pour des formés préexistantes[32]. Dans ces exemples, l’administration — bien que non pure de crime, n’étant jamais autrement qu’impopulaire, et menée au moyen de mercenaires étrangers, — était sans doute plus douce dans la pratique. Mais des cas de cette nature étaient rares ; et les maximes habituelles aux despotes grecs étaient personnifiées dans Périandre le Kypsélide de Corinthe — personnage dur et brutal, bien que n’étant dépourvu ni de vigueur ni d’intelligence.

La position d’un despote grec, telle que la dépeignent Platon, Xénophon et Aristote[33],           et qu’appuient en outre les indications qui se trouvent dans Hérodote, Thucydide et Isocrate, bien que toujours convoitée par des ambitieux, révèle assez clairement ces blessures et ces déchirures de l’âme par lesquelles l’Erinnys intérieure vengeait la, communauté de l’usurpateur qui la foulait aux pieds. Loin de considérer l’usurpation heureuse comme une justification de la tentative — selon les théories dominant aujourd’hui relativement à Cromwell et à Bonaparte, que l’on blâme souvent pour avoir tenu à l’écart un roi légitime, mais jamais pour avoir saisi sans autorisation le pouvoir sur le peuple —, ces philosophes mettent le despote au nombre des plus grands criminels. L’homme qui l’assassinait était l’objet de récompenses et d’honneurs publics, et un Grec vertueux se serait rarement fait scrupule de porter son épée cachée dans des branches de myrte, comme Harmodios et Aristogeitôn, pour exécuter ce projet[34]. Un poste qui s’élevait au-dessus des entraves et des obligations comprises dans le, droit de cité perdait en même temps dans l’opinion générale tout titre a la sympathie et à là protection communes[35] de sorte qu’il y avait danger pour le despote de visiter en personne ces grands jeux Panhelléniques, dans lesquels son propre char pouvait avoir gagné le prix, et où paraissaient avec une pompe fastueuse les theôres, ou députés sacrés, qu’il envoyait comme représentants de sa cité hellénique. Un gouvernement dirigé dans ces circonstances défavorables ne pouvait avoir qu’une courte existence. Bien que l’individu assez audacieux pour s’en emparer trouvât souvent moyen de le garder jusqu’à la fin de sa propre vie, cependant la vue d’un despote vivant jusqu’à la vieillesse était rare, et la transmission de son pouvoir à son fils l’était plus encore[36]. Parmi les points nombreux de discussion dans la morale politique des Grecs, cette antipathie enracinée pour un maître héréditaire permanent était à part comme un sentiment presque unanime, dans lequel se rencontraient également la soif de la prééminence que ressentait le petit nombre des riches, et l’amour d’une liberté égale qui animait le coeur du grand nombre. Il commenta pour la première fois dans les oligarchies du septième et du sixième siècle avant J.-C. : il est le contraire de ce sentiment monarchique prononcé que nous lisons aujourd’hui dans l’Iliade ; et ces oligarchies le transmirent aux démocraties qui ne prirent naissance qu’à une époque plus avancée. Le conflit entre l’oligarchie et le despotisme précéda la lutte entre l’oligarchie et la démocratie, les Lacédæmoniens se présentant activement dans les deux occasions pour soutenir le principe oligarchique. Un sentiment mêlé de crainte et de répugnance les amena à renverser le despotisme dans plusieurs cités de la Grèce pendant le sixième siècle avant J.-C., de la même manière que, pendant leur lutte avec Athènes au siècle suivant, ils aidèrent le parti oligarchique à renverser la démocratie. Et ce fut ainsi que le despote démagogue de ces temps anciens, mettant en avant le nom du peuple comme prétexte, et faisant servir les armes du peuple comme moyen d’accomplissement pour ses ambitieux desseins personnels, servit pour ainsi dire de, préface à la démocratie réelle qui se manifesta à Athènes peu de temps avant la guerre des Perses, comme développement de la semence jetée par Solôn.

Autant que nous permettent de le reconnaître les renseignements imparfaits que nous possédons, ces anciennes oligarchies des États grecs, contre lesquelles luttaient les premiers despotes dans leur tentative d’usurpation, contenaient en elles des éléments plus exclusifs d’inégalité et des barrières plus nuisibles entre les parties constitutives de la population que les oligarchies d’une date plus récente. Ce qui était vrai de la Hellas comme agrégat était vrai, bien qu’à un degré moindre, de chaque communauté séparée dont se composait cet agrégat. Chacune renfermait une variété de clans, d’ordres, de confréries religieuses et de sections soit de lieux, soit de professions, unis ensemble d’une manière très imparfaite ; de sorte que l’oligarchie m’était pas le gouvernement exercé par un petit nombre de riches sur les moins riches et les pauvres (comme le fut le gouvernement oligarchique dans les temps postérieurs), niais celui d’un ordre particulier, quelquefois d’un ordre de patriciens, sur tout le reste de la société. Dans ce cas, la masse soumise pouvait compter des propriétaires opulents et riches aussi bien que le petit nombre qui gouvernait ; mais cette masse sujette était elle-même divisée en diverses fractions hétérogènes, qui n’éprouvaient pas une cordiale sympathie mutuelle, ne se mariaient peut-être pas ensemble et ne partageaient pas non plus les mêmes rites religieux. La population de la campagne, c’est-à-dire les villageois qui labouraient la terre, semble, dans ces temps reculés, avoir : été assujettie à une dépendance pénible vis-à-vis des grands propriétaires vivant dans la ville fortifiée, et avoir été distinguée par un costume et des vêtements qui souvent leur attiraient un sobriquet peu amical. Ces propriétaires de la ville formaient souvent la classe des gouvernants dans les anciens États grecs ; tandis que leurs sujets se composaient : 1° des cultivateurs dépendants vivant dans le district environnant, par qui leurs terres étaient labourées ; 2° d’un certain nombre de petits propriétaires travaillant par eux-mêmes — αύτουργοί —, dont les possessions étaient trop exiguës pour entretenir plus de personnes qu’eux-mêmes par le travail de leurs propres mains sur leur propre petit champ, et qui résidaient ou dans la campagne ou dans la ville, suivant les circonstances ; 3° de ceux qui vivaient dans la ville, n’ayant pas de terre, mais exerçant un métier manuel, les arts ou le commerce.

Les propriétaires qui gouvernaient étaient connus sous le nom de Gamori ou Geomori, selon que l’on employait pour les désigner le dialecte dôrien ou ionien, puisqu’on les trouvait dans des États appartenant à une race aussi bien qu’à l’autre. Ils semblent avoir constitué un ordre fermé, transmettant leurs privilèges à leurs enfants, mais n’admettant aucun nouveau membre à y participer. Le principe appelé parles penseurs grecs timocratie — la répartition de droits et de privilèges politiques suivant la propriété comparative — semble avoir été peu appliqué dans les temps plus anciens, s’il le fut jamais. Nous n’en connaissons aucun exemple antérieur à Solôn. Aussi, par suite de la multiplication naturelle des familles et de la mutation de la propriété, arrivait-il qu’un grand nombre d’individus de la classé des Gamori ne possédaient aucune terre[37], et avaient peut-être une condition pire que ces petits francs-tenanciers qui n’appartenaient pas à l’ordre ; tandis que quelques-uns de ces derniers francs-tenanciers et quelques-uns des artisans et des commerçants dans la ville pouvaient dans le même temps s’élever en fortune et en importance. Dans une classification politique telle que celle-ci, dont l’inégalité exclusive était aggravée par un grossier état de moeurs, et qui n’avait pas de flexibilité pour faire face à des changements dans la position relative des habitants pris individuellement, le mécontentement et les explosions étaient inévitables. Le plus ancien despote, qui était, ordinairement un homme riche de la classe privée de ses privilèges, se faisait le champion et le chef des mécontents[38]. Quelque oppressif que pût être son gouvernement, c’était du moins une oppression dont la rigueur pesait indistinctement sur toutes les fractions de la population ; et quand arrivait l’heure de la réaction contre lui ou contre son successeur, de sorte que l’ennemi commun était chassé par les efforts combinés de tous, il n’était guère possible de ressusciter le système préexistant d’exclusion et d’inégalité sans quelques modifications considérables.

En règle générale, toute communauté grecque formant une cité renfermait dans sa population, indépendamment d’esclaves achetés, les trois éléments dont il a été fait Mention plus haut, — de grands propriétaires fonciers avec des paysans subordonnés, de petits propriétaires travaillant par eux-mêmes et des artisans habitant les villes, les trois éléments se trouvant partout avec des proportions différentes. Mais la marche des événements en Grèce, à partir du septième siècle avant J.-C., tendit continuellement à élever l’importance comparative des deux dernières classes ; tandis que ; dans ces temps anciens, l’ascendant de la première était à son maximum et ne changea que pour décliner. La force militaire de la plupart des cités fut d’abord entre les mains des grands propriétaires dont elle était composée. Elle consistait en cavalerie, formée d’eux-mêmes et de leur suite, avec des chevaux nourris sur leurs terres. Telle fut la première milice oligarchique, ainsi qu’elle était constituée dans le septième et le sixième siècle avant J.-C.[39] à Chalkis et a Eretria en Eubœa,, aussi bien qu’à Kolophôn et dans d’autres cités de l’Iônia, et telle qu’elle continu, on Thessalia jusqu’au quatrième siècle avant J.-C. Mais l’élévation graduelle des petits propriétaires et des artisans des villes fut marquée par la substitution d’une infanterie pesamment armée à la place de la cavalerie. De plus, il se fit un autre changement non moins important, quand la résistance opposée aux Perses amena la grande multiplication des vaisseaux de guerre grecs, montés par une armée de marins qui vivaient réunis dans les villes maritimes. Tous ces mouvements dans les communautés grecques contribuaient à ouvrir ces oligarchies fermées et exclusives par lesquelles commencent nos premières connaissances historiques, et à les amener à devenir ou des oligarchies un peu plus ouvertes, embrassant tous les hommes possesseurs d’une certaine quantité de propriétés, ou bien des démocraties. Mais la transition, dans les deux cas, se faisait ordinairement au moyen du despote comme, intermède.

En énumérant les éléments distincts et discordants dont se composait la population de ces anciennes communautés grecques, nous ne devons pas oublier un autre élément qui se trouvait dans les États dôriens en général, des hommes de race dôrienne, en tant qu’opposés à des hommes non dôriens. Les Dôriens étaient, dans tous les cas, des immigrants et des conquérants, s’établissant à côté des premiers habitants et à leurs dépens. Dans quels termes était constituée la cohabitation et dans quelles proportions envahisseurs et envahis se mêlaient-ils, c’est un point sur lequel nous avons peu de renseignements. Quelque importante que soit cette circonstance dans l’histoire de ces communautés dôriennes, nous ne la connaissons que comme un fait général sans pouvoir en suivre lés résultats en détail. Mais nous en voyons assez pour nous convaincre que, dans ces révolutions qui renversèrent les oligarchies et à Corinthe, et à Sikyôn, peut-être aussi à Megara, les éléments dôriens et non dôriens de la communauté furent en conflit plus ou moins directement.

Les despotes de Sikyôn sont les plus anciens au sujet desquels nous ayons quelque mention distincte. Leur dynastie dura cent ans, période plus longue que la durée de tout autre despote grec connu par Aristote ; de plus, ils gouvernèrent, dit-on[40], avec douceur et respectèrent beaucoup d’ans la pratique les lois préexistantes. Orthagoras, le fondateur de la dynastie, s’éleva à la position de despote vers 676 avant J.-C., en renversant l’oligarchie dôrienne qui existait avant lui[41] ; mais on n’a pas conservé la cause et les circonstances de cette révolution. Il avait été, dit-on, cuisinier dans l’origine. Dans la série de, ses successeurs, nous trouvons mentionnés Andreas, Myron, Aristônymos et Kleisthenês. Myron remporta une victoire à la course des chars à Olympia dans la trente troisième Olympiade (648 av. J.-C.), et construisit dans le même saint lieu un trésor, contenant deux alcôves de cuivre ornées, pour recevoir des offrandes commémoratives données par lui-même et par sa famille[42]. Relativement à Kleisthenês — dont on doit placer l’époque entre 600 et 560 av., J.-C., sans pouvoir guère la déterminer exactement —, on nous rapporte quelques, faits extrêmement curieux, mais d’une nature qu’il n’est pas très facile de suivre ou de vérifier.

Le récit d’Hérodote nous apprend que la tribu à laquelle appartenait Kleisthenês lui-même[43] — et naturellement ses aïeux, Orthagoras ainsi que les autres Orthagoridæ — était distincte des trois tribus dôriennes, qui ont déjà été nommées dans le chapitre relatif à la constitution de Lykurgue à Sparte, les Hylleis, les Pamphyli et les Dymanes. Nous apprenons aussi que ces tribus étaient communes aux Sikyoniens et aux Argiens. Kleisthenês, étant dans un état d’hostilité acharnée vis-à-vis d’Argos, essaya par plusieurs moyens d’abolir les points de communauté entre les deux pays. Sikyôn, rendue dôrienne dans l’origine par des colons venus d’Argos, était comprise dans le lot de Têmenos, ou parmi les villes de la confédération argienne. Le lien de cette confédération était devenu de plus en plus faible, en partie sans doute par l’influence des prédécesseurs de Kleisthenês ; mais peut-être les Argiens ont-ils essayé de le resserrer, en se mettant ainsi dans un état de guerre avec ce dernier, et en l’amenant à détacher Sikyôn d’Argos d’une manière palpable et violente. Il y avait deux ancres auxquelles tenait la connexion : d’abord, une sympathie légendaire et religieuse, puis les cérémonies et les dénominations civiles ayant cours parmi les Dôriens Sikyoniens : Kleisthenês les anéantit toutes les deux. Il changea les noms et des trois tribus dôriennes et de la tribu non dôrienne à laquelle il appartenait lui-même ; là dernière, il la nomma du titre flatteur d’Archelai (chefs du peuple) ; les trois premières il les appela des noms injurieux d’Hyatæ, d’Oneatæ et de Chœreatæ, empruntés aux trois mots grecs signifiant sanglier, âne et petit porc. Nous ne pouvons apprécier tout ce qu’une telle insulte avait d’amer que si nous nous imaginons le respect que les tribus d’une cité grecque avaient pour le héros de qui leur nom était emprunté. Ces nouvelles dénominations données par Kleisthenês renfermaient l’intention d’avilir les tribus dôriennes aussi bien que la prétention d’élever sa propre tribu au-dessus des autres ; c’est ce qu’affirmé Hérodote et ce qui semble bien digne de créance.

Mais la violence dont Kleisthenês était capable dans son antipathie antiargienne est manifestée d’une manière bien plus évidente par sa conduite à l’égard du héros Adrastos et du sentiment légendaire du peuple. Dans un précédent chapitre[44], j’ai déjà dit quelque chose de cet incident remarquable, qu’il est bon cependant de mentionner encore ici brièvement. Le héros Adrastos, dont Hérodote lui-même vit la chapelle dans l’agora de Sikyôn, appartenait en commun et à Argos et à Sikyôn, et était l’objet d’un respect spécial pour les deux villes. Il figure dans la légende tomme roi d’Argos et comme petit-fils et héritier de Polybos, roi de Sikyôn. Il fut le chef malheureux aux deux sièges de Thèbes, si fameux dans l’ancienne épopée. Les Sikyoniens écoutaient avec délices et les exploits des Argiens contre Thèbes tels qu’ils étaient célébrés dans les récits des rhapsodes épiques, et le conte lamentable d’Adrastos et de ses malheurs de famille, tels que les chantait le choeur tragique. Non seulement Kleisthenês défendit aux rhapsodes de venir à Sikyôn, mais encore il résolut de chasser Adrastos lui-même du pays, — telle est l’expression grecque littérale, le héros lui-même étant regardé tomme réellement présent et habitant parmi le peuple[45]. D’abord il demandai l’oracle de Delphes la permission d’effectuer directement ce bannissement ; mais la Pythie répondit en refusant avec indignation : Adrastos est roi des Sikyoniens ; mais toi, tu es un bandit. Ainsi bafoué, il employa un stratagème calculé pour amener Adrastos à partir de son plein gré[46]. Il envoya à Thèbes demander qu’on lui permit d’introduire dans Sikyôn le héros Melanippos, et la permission lui fut accordée. Or Melanippos, célèbre dans la légende comme le puissant champion de Thèbes contre Adrastos et les assiégeants argiens, et comme ayant tué et Mêkisteus le frère, et Tydeus le gendre d’Adrastos, état pour ce dernier l’objet d’une haine profonde. Kleisthenês amena dans Sikyôn ce héros antinational, lui assignant un terrain consacré dans le prytanéion ou palais du gouvernement, et, même dans la partie la plus fortifiée[47] — car, à ce qu’il semble, on regardait comme probable qu’Adrastos attaquerait l’intrus et le combattrait — ; de plus, il enleva et les choeurs tragiques et les sacrifices à Adrastos, assignant les premiers au dieu Dionysos et les seconds à Melanippos.

Les manifestations religieuses, de Sikyôn étant ainsi transportées d’Adrastos à son ennemi mortel, et du parti des Argiens au siège de Thèbes à celui des Thêbains, on supposa qu°Adrastos avait volontairement quitté la place. Et le but que se proposait Kleisthenês de briser la communauté de sentiment entre Sikyôn et Argos fat en partie atteint..

On peut supposer qu’un maître qui pouvait exercer une telle violence sur le sentiment religieux et légendaire de la communauté était capable de faire de propos délibéré aux tribus dôriennes l’insulte qu’impliquent leurs nouvelles dénominations. Toutefois, comme nous ne connaissons pas l’état de : choses qui précédait, nous ne savons pas jusqu’à quel point elle a pu être une représaille pour une insulte antérieure dans le sens opposé. Il est évident que les Dôriens de Sikyôn se tinrent, eux et leurs anciennes. tribus, tout à fait séparés du reste de la communauté, bien que nous ne soyons pas en état d’établir quelles étaient les autres portions constitutives de la population, ni dans quels rapports elles étaient vis-à-vis de ces Dôriens. On parle, il est vrai, d’une population rurale dépendante dans le territoire de Sikyôn, aussi bien que dans celui d’Argos et d’Epidauros, analogue aux Ilotes en Laconie. A Sikyôn on nommait cette classe les Korynêphori (hommes à la massue) ou les Katônakophori, à cause de l’épais manteau de laine qu’ils portaient, avec une peau de mouton cousue à la jupe : à Argos, elle s’appelait les Gymnèsii, parce qu’ils n’avaient pas l’armure militaire ni l’usage des armes régulières : à Epidauros, Konipodes ou les Pieds-poudreux[48]. Nous pouvons conclure qu’une classe semblable existait à Corinthe, à Megara et dans chacune des villes dôriennes de l’Aktê argolique. Mais outre les tribus dôriennes et ces tribus rustiques, il a dû exister probablement des propriétaires non dôriens et habitant dans la ville, et c’est sur eux que nous pouvons supposer que s’appuyait le pouvoir dés Orthagoridæ et de Kleisthenês, pouvoir peut-être plus bienveillant et plus indulgent pour les serfs de la campagne que ne l’avait été antérieurement celui des Dôriens : La modération qu’Aristote attribue aux. Orthagoridæ en général est- démentie par les actes de Kleisthenês. Mais nous pouvons croire avec probabilité que ses prédécesseurs, contents dé maintenir la prédominance réelle de la population non dorienne sur la dôrienne, se mêlèrent très peu de la position séparée et des habitudes civiles de cette dernière ; tandis que Kleisthenês, provoqué ou alarmé par quelque tentative qu’elle fit pour fortifier son alliance avec les Argiens, eut recours à la fois à ‘des mesures de répression et à cette nomenclature injurieuse qui a été citée plus haut. Kleisthenês dut de conserver le pouvoir plutôt a son énergie militaire (selon Aristote) que même a sa modération et a sa conduite populaire. Ce qui y contribua sans doute, ce fut le faste qu’il déploya aux jeux publics ; car il fut vainqueur dans la course des chars aux jeux Pythiens en 582 avant J.-C., aussi bien qu’aux jeux Olympiques en outre. De plus, il fut dans le fait le dernier de la race, et ne transmit pas son pouvoir à un successeur[49].

On peut donc considérer les règnes des premiers Orthagoridæ comme marquant une prédominance, nouvellement acquise, mais exercée doucement, des non Dôriens sur les Dôriens à Sikyôn, et le règne de Kleisthenês comme manifestant une forte’ explosion d’antipathie de la part des premiers s. l’égard des seconds. Et bien que cette antipathie, avec l’application de ces noms de tribus outrageants qui servaient à l’exprimer, soit attribuée à Kleisthenês personnellement, nous pouvons voir que les habitants non Dôriens dans Sikyôn la partageaient en général ; puisque ces mêmes noms de tribus continuèrent à être appliqués non seulement pendant le règne de ce despote, mais encore durant soixante ans après sa mort. Il est à peine nécessaire de faire remarquer que de telles dénominations ne purent jamais être reconnues ni employées parmi les Dôriens eux-mêmes. Après l’intervalle de soixante années à partir de la mort de Kleisthenês, les Sikyoniens en arrivèrent à un arrangement à l’amiable de la querelle, et placèrent les noms des tribus sur un pied satisfaisant pour tout le monde. Les anciennes dénominations dôriennes (Hylleis, Pamphyli et Dymanes) furent rétablies, tandis que le nom de la quatrième tribu, ou habitants non Dôriens, fut changé d’Archelai en Ægialeis, — Ægialeus fils d’Adrastos étant constitué son éponyme[50]. Ce choix du fils d’Adrastos pour éponyme semble prouver que le culte d’Adrastos lui-même fut alors remis en honneur à Sikyôn, puisqu’il existait du temps d’Hérodote.

Je parlerai dans un autre endroit de la guerre que Kleisthenês aida à faire contre Kirrha pour protéger le temple de Delphes. Il semble que sa mort et la fin de sa dynastie arrivèrent en 560 avant J.-C. environ, autant qu’on peut en établir la chronologie[51]. Qu’il ait été déposé par les Spartiates — comme le supposent K.-F. Hermann, O. Müller et le docteur Thirlwall[52] —, c’est ce que l’on ne peut guère admettre d’une manière compatible avec le récit d’Hérodote mentionne la durée des noms injurieux imposés par lui aux tribus dôriennes pendant un grand nombre d’années après sa mort. 0r, si les Spartiates étaient intervenus la force en main pour supprimer sa dynastie, nous pouvons supposer avec raison que, même s’ils ne rétablirent pas la prépondérance prononcée des Dôriens à Sikyôn, ils auraient au moins délivré les tribus dôriennes de cette ignominie manifeste. Mais il semble douteux que Kleisthenês ait eu un fils : et l’importance extraordinaire attachée au mariage de sa fille Agaristô, qu’il accorda à l’Athénien Megaklês de la grande famille des Alkmæônidæ, semble plutôt prouver qu’elle était héritière, non de son pouvoir, mais de sa fortune. Il ne peut exister de doute quant au fait de ce mariage, dont naquit le chef athénien Kleisthenês, plus tard l’auteur de la grande révolution démocratique à Athènes, après l’expulsion des Pisistratidæ ; mais les détails animés et amusants dont Hérodote l’a entouré portent beaucoup plus le cachet du roman que celui de la réalité. Arrangé apparemment par quelque ingénieux Athénien comme compliment à l’adresse de la race alkmæ6nide de sa ville, qui comprenait et Kleisthenês et Periklês, le récit rappelle une rivalité matrimoniale entre cette race et une autre noble maison athénienne, et donne en même temps une explication mythique d’une phrase vraisemblablement proverbiale à Athènes : Hippokleidês, ne t’inquiète pas[53].

Plutarque compte Æschinês de Sikyôn[54] parmi les despotes déposés par Sparte ; à quelle époque cet événement se passa-t-il, ou comment se rattache-t-il à l’histoire de Kleisthenês telle que la donne Hérodote, c’est ce qu’il nous est impossible de dire.

Dans le même temps que les Orthagoridæ à Sikyôn, nais commençant un peu- plus tard et finissant un peu plus tôt, nous trouvons les despotes Kypselos et Périandre à Corinthe. Le premier parait comme ayant renversé l’oligarchie appelée les Bacchiadæ. Nous n’avons aucun renseignement sur la manière dont il accomplit son projet, et cette lacune historique est imparfaitement remplie par divers pronostics et oracles religieux, figurant à l’avance l’élévation, le dur gouvernement et le détrônement après deux générations, de ces puissants despotes.

Suivant une idée profondément imprimée dans l’esprit grec, les dieux annoncent ordinairement à l’avance la destruction d’un grand prince ou d’un grand pouvoir, bien que, soit par dureté de cœur, soit par inadvertance, on ne fasse pas attention à l’avertissement. Relativement à Kypselos et aux Bacchiadæ, nous apprenons que Melas, un des ancêtres, du premier, était l’un des colons primitifs de Corinthe qui accompagnèrent le premier chef dôrien Alêtês, et qu’Alêtês fut en vain averti par un oracle de ne pas l’admettre[55]. Une autre fois encore, immédiatement après la naissance de Kypselos, les Bacchiadæ furent informés que sa mère était sur le point de donner le jour a un enfant qui serait l’auteur de leur ruine ; le dangereux enfant évita la mort d’une façon merveilleuse : il n’échappa aux desseins de ses meurtriers que parce qu’il fut heureusement caché dans un coffre. Labda, mère de Kypselos, était fille d’Amphiôn, qui appartenait à la gens ou famille des Bacchiadæ ; mais elle était boiteuse, et aucun homme de la gens ne voulait consentir a l’épouser avec cette difformité. Eetiôn, fils d’Echekratês, qui devint son mari, appartenait à une généalogie héroïque différente, mais qui cependant n’était guère moins distinguée. Il était un des Lapithæ, descendait de Kæneus et habitait dans le dème corinthien appelé Petra. Nous voyons ainsi que Kypselos était non seulement un homme de haute naissance dans la ville, mais un Bacchiade par sa mère ; ces deux circonstances étaient de nature à lui rendre insupportable l’exclusion du gouvernement. Il acquit une grande popularité auprès du peuple, et avec son aide il renversa et chassa les Bacchiadæ, et continua à régner comme despote à Corinthe pendant trente ans jusqu’à sa mort (655-625 av. J.-C.). Suivant Aristote, il conserva pendant toute sa vie la même conduite conciliante qui, au début, lui avait valu le pouvoir ; et sa popularité se soutint d’une manière si efficace, qu’il n’eût jamais besoin de gardes du corps. Mais l’oligarchie corinthienne du siècle d’Hérodote — dont cet historien a intercalé le récit dans la harangue de l’envoyé corinthien Sosiklês[56] aux Spartiates — fit une description très différente, dépeignit Kypselos comme un maître cruel, qui bannissait, pillait et tuait en masse.

Périandre son fils et son successeur, bien qu’énergique comme guerrier, distingué comme protecteur de la poésie et de la musique, et même compté par quelques-uns parmi les sept sages de la Grèce, est néanmoins uniformément représenté comme oppresseur et inhumain dans sa manière de traiter ses sujets. Les révoltantes histoires que l’on raconte relativement à, sa vie privée, et à ses relations avec sa mère et sa femme, peuvent en grande partie être regardées comme des calomnies suggérées par des idées odieuses associées à sa mémoire. Mais il semble qu’il y ait de bonnes raisons pour lui imputer une tyrannie de la pire espèce. La croyance ordinaire faisait remonter à Périandre[57] et à son contemporain Thrasybule, despote de Milêtos, les maximes sanguinaires de précaution d’après lesquelles agissaient si souvent les despotes grecs. Il entretint une puissante garde du, corps, versa beaucoup de sang, et poussa à l’excès ses exactions, dont une partie fut employée en offrandes votives à Olympia. Aristote et d’autres considéraient une telle munificence à l’égard des dieux comme faisant partie d’un système calculé, dans la pensée de garder ses sujets à la fois durs au travail et pauvres. Dans une occasion il invita, nous dît-on, les femmes de Corinthe à s’assembler pour célébrer une fête religieuse, et alors il leur enleva leurs riches atours et leurs beaux ornements. Quelques écrivains plus récents le dépeignent comme l’austère ennemi de tout ce, qui ressemblait au luxe et aux habitudes dissolues, fortifiant l’industrie, obligeant chaque homme à rendre compte de ses moyens d’existence, et faisant jeter dans la mer les entremetteuses de Corinthe[58]. Bien qu’on puisse avoir assez de confiance dans les traits généraux de son caractère, dans sa cruelle tyrannie non moins que dans sa vigueur et sa capacité, cependant les incidents particuliers rattachés à son nom sont extrêmement douteux. Ce qui, de tous ces faits, semble le plus croyable, c’est le récit de sa querelle acharnée avec son fils et sa conduite brutale à l’égard d’un grand nombre de jeunes Korkyræens, tels que les rapporte Hérodote. Périandre rait à mort, dit-on, sou épouse Melissa, fille, de Proklês, despote d’Epidauros. Son fils Lycophrôn, informé de cette action, en ressentît contre son père une antipathie, sans remède. Périandre, après avoir essayé en vain, et par la rigueur, et par la conciliation, de vaincre, ce sentiment dans l’esprit de son fils, l’envoya résider à Korkyra, alors, dépendant de son empire ; mais quand il se trouva vieux et incapable, il le rappela à Corinthe, pour assurer la durée de la dynastie. Lycophrôn refusa encore obstinément toute communication personnelle avec soli père ; alors celui-ci le pria de venir à Corinthe, et s’engagea à passer à Korkyra. Les Korkyræens furent si terrifiés par l’idée de la visite du formidable vieillard ; qu’ils mirent Lycophrôn à mort ; acte que vengea Périandre en saisissant trois cents jeunes gens de leurs plus nobles familles, et en les envoyant au roi lydien Alyattês à Sardes, pour qu’ils frissent châtrés et employés comme eunuques. Les vaisseaux corinthiens dans lesquels on expédia les jeunes gens touchèrent heureusement à Samos en route ; là les Samiens et les Knidiens, choqués d’un procédé qui blessait tout sentiment hellénique, s’arrangèrent pour délivrer les jeunes gens du sort misérable qui leur était destiné, et après la mort de Périandre ils les renvoyèrent dans leur île natale[59].

Tandis que nous nous éloignons avec dégoût de la vie politique de cet homme, nous apprenons en même temps la grande étendue de sa puissance, plus grande que celle qui a jamais été possédée par Corinthe après l’extinction de sa dynastie. Korkyra, Ambrakia, Leukas et Anaktorion ; toutes colonies corinthiennes, mais États indépendants pendant le siècle suivant, paraissent dans ce temps comme des dépendances de Corinthe. Ambrakia, dit-on, a été sous la domination d’un autre despote nommé Périandre, probablement aussi un Kypsélide de naissance. Il semble en effet que les villes d’Anaktorion, de Leukas, et d’Apollonia sur le golfe Ionien, ou furent fondées par les Kypsélides, ou reçurent des renforts de colons corinthiens, pendant leur dynastie, bien que Korkyra eût été établie bien longtemps avant[60].

Le règne de Périandre dura quarante ans (625-585 av. J.-C.) ; Psammetichos, fils de Gordios, qui lui succéda, régna trois années, et la dynastie kypsélide, dit-on, se termina alors, après avoir continué pendant soixante-treize ans[61]. Sous le rapport du pouvoir, du faste magnifique et des relations étendues tant en Asie qu’en Italie, ils tenaient évidemment une place élevée parmi les Grecs de leur temps. Leurs offrandes consacrées à Olympia, excitaient une grande admiration, particulièrement la colossale statue dorée de Zeus et le vaste coffret de bois de cèdre dédié à Hêrê et placé dans son temple, et qui était orné de diverses figures en or et en ivoire. Ces figures étaient empruntées de l’histoire mythique et légendaire, tandis que le coffret rappelait et le nom de Kypselos et le conte de sa merveilleuse conservation dans son enfance[62]. Si Plutarque est exact, cette puissante dynastie doit être comptée parmi les despotes que Sparte déposa[63]. Toutefois il est difficile qu’Hérodote ait connu cette intervention des Spartiates, en admettant qu’elle, ait été un fait réel.

Coïncidant, sous le rapport du temps, avec le commencement du règne de Périandre à Corinthe, sa trouve Theagenês, despote à Megara, qui acquit aussi, dit-on, son pouvoir par des moyens démagogiques, aussi bien que par de violentes agressions dirigées contre les riches propriétaires, dont il détruisait le bétail dans leurs pâturages à côté de la rivière. On ne nous dit pas par quelle conduite antérieure les riches s’étaient attiré cette haine de. la part du peuple ; mais Theagenês conserva toujours entière la faveur populaire, obtint par un vote public une garde du corps, en apparence pour sa sécurité personnelle, mais il l’employa pour renverser l’oligarchie[64]. Toutefois il ne garda pas son pouvoir, même pendant sa propre vie. Une seconde révolution le. détrôna et le chassa ; et dans cette occasion, après le court intervalle d’un gouvernement tempéré, le peuple, dit-on, renouvela d’une manière encore plus marquée son antipathie contre les riches, bannissant quelques-uns d’entre eux, confisquant leurs propriétés, s’introduisant dans les maisons de quelques autres pour réclamer une hospitalité forcée, et même rendant une palintokia formelle, ou décret pour exiger des riches qui avaient prêté de l’argent à intérêt le remboursement de tout l’intérêt passé que leur avaient payé leurs débiteurs[65]. Pour apprécier exactement une telle demande, nous devons nous rappeler que l’usage de prendre un intérêt pour de l’argent prêté était regardé par une partie considérable de la plus ancienne société avec des sentiments de complète réprobation. Et l’on verra, quand nous en viendrons à la législation de Solôn, combien ce sentiment réactionnaire, si violent contre le créancier, fut provoqué par l’action antérieure de la dure loi qui déterminait ses droits.

.Nous entendons parler en termes généraux de plus d’une révolution dans le gouvernement de Megara — une démocratie anarchique renversée par le retour d’oligarques bannis, et ceux-ci à leur tour incapables de se maintenir longtemps[66] ; mais nous sommes également sans renseignements quant aux dates et aux détails. Et quant à l’une de ces luttes, nous sommes admis aux effusions d’un contemporain et d’une victime, le poète mégarien Théognis. Par malheur ses vers élégiaques, tels que nous les possédons, sont dans un tel état de mutilation, d’incohérence et d’interpolations, que nous ne nous faisons pas une idée distincte des événements qui les provoquent. Encore moins pouvons-nous découvrir dans les vers de Théognis cette force et cette particularité de pur sentiment dôrien que, depuis la publication de l’histoire des Dôriens de O. Müller, il a été à la mode de rechercher d’une manière si étendue. Mais nous voyons que, le poète se rattachait à une oligarchie de naissance, et non de richesse, qui avait été récemment renversée par l’irruption d’une population rustique antérieurement saiette et dépendante, que ces sujets se soumirent volontiers un seul despote, pour échapper à leurs premiers martres, et que Théognis avait été lui-même, par ses propres amis et compagnons, dépouillé de son bien et exilé, par l’effort, injuste d’ennemis dont il espère pouvoir un jour boire le sang[67]. Il dépeint avec de tristes couleurs la- condition des cultivateurs soumis avant cette révolution : Ils habitaient au dehors de la ville, étaient vêtus de peaux de chèvre, et ignoraient les sanctions juridiques ou lois[68]. Après cela, ils étaient devenus citoyens, et leur importance s’était immensément accrue. C’est ainsi (d’après son impression) que la race vile a ; foulé aux pieds la race noble, que les méchants sont devenus maîtres, et que les bons ne sont plus comptés pour rien. L’amertume et l’humiliation réservées à la pauvreté, et l’ascendant immérité que donne la richesse même aux hommes les plus indignes[69], sont au nombre des sujets saillants de ses plaintes. Son poignant sentiment personnel sur ce point suffirait seul pour prouver que la révolution récente n’avait nullement détruit l’influence de la propriété ; ce qui contredirait l’opinion de Welcker, qui conclut sans raison, d’un passage dont le sens est incertain, que le territoire de l’État avait été formellement divisé de nouveau[70]. La révolution mégarienne, autant que, nous pouvons le comprendre par Théognis, paraît avoir améliore considérablement la condition dés cultivateurs autour, de la ville, et fortifié une certaine classe qu’il considère comme les mauvais riches, — tandis qu’elle détruisit les privilèges de cet ordre dominant, auquel il appartenait lui-même ; et qu’il appelait dans son langage les bons et les vertueux, avec un effet ruineux pour sa propre fortune individuelle. Jusqu’à quel point cet ordre dominant était-il exclusivement dôrien, c’est ce que nous n’avons pas le moyen de déterminer. Le changement politique dont souffrit Théognis, et le nouveau despote qu’il indique ou comme installé réellement, ou comme presque imminent, doivent être arrivés très longtemps après le despotisme de Theagenês ; car la vie du poète semble tomber entre 570 et 490, avant J.-C., tandis que Theagenês doit avoir gouverné vers 630-600 avant J.-C. Aussi, d’après le tableau défavorable que le poète présente comme son expérience ancienne et personnelle, de la condition des cultivateurs ruraux, il est évident que le despote Theagenês ne leur a ni accordé aucun bienfait permanent, ni donné accès à la protection juridique- de la cité.

C’est ainsi que les despotes de Corinthe, de Sikyôn et de Megara servent comme échantillons de ces influences révolutionnaires qui, vers le commencement du sixième siècle avant J.-C., semblent avoir ébranlé ou renversé les gouvernements oligarchiques dans un très grand nombre de cités, d’un bout à l’autre du monde grec. Il existait une sorte de sympathie et d’alliance entre les despotes de Corinthe et de Sikyôn[71] ; nous ignorons jusqu’à quel point ce sentiment s’étendait encore à Megara. Cette dernière ville semble évidemment avoir été plus populeuse et plus puissante pendant le septième et le sixième siècle avant J.-C, que nous ne la verrons plus tard durant les deux siècles brillants de l’histoire grecque. Ses colonies, que l’on trouve aussi loin que la Bithynia et le Bosphore de Thrace d’un côté, et, que la Sicile de l’autre, prouvent une étendue de commerce aussi, bien qu’une puissance navale quine le cédaient pas jadis à Athènes ; aussi serons-nous bien moins surpris, en arrivant à la vie de Solôn, de la trouver en possession de l’île de Salamis, et la conservant longtemps, et à un moment avec tout espoir de succès, contre toutes les fonces des Athéniens.

 

 

 



[1] Thucydide, I, 13.

[2] Thucydide, I, 13.

[3] Plutarque, Amator. Narrat., c. 2, p. 772 ; Diodore, Fragm., liv. VIII, p. 26. Alexander Ætolus (Fragm. I, 5, éd. Schneidewin), et le Scholiaste ad Apoll. Rhod., IV, 1212, semblent rattacher ce fait d’outrage à l’expulsion des Bacchiades de Corinthe, qui n’arriva que longtemps après.

[4] Le premier renseignement semble rapporté à Dêmôn (auteur qui écrivait sur l’archéologie attique, ou, comme on l’appelle, un Άτθιδόγραφος, dont la date est environ 280 avant ; J.-C. V. Phauodêmi, Demônis, Clitodêmi, atque Istri, Άτθίδων, Fragmenta, M. Siebelis, Præfatio, p. VIII-XI). On le donne comme explication de la locution ό Διός όρινθος. V. Schol. ad Pindare, Nem. VII, ad finem ; Schol. Aristophane, Ran., 440 : les Corinthiens semblent avoir représenté leur héros éponyme comme fils de Zeus, bien qu’il y eût d’autres Grecs qui ne le croyaient pas (Pausanias, II, 1, I).

Quant a l’obligation dans laquelle étaient les Mégariens devenir à Corinthe comme démonstration de douleur à l’occasion de la mort de l’un des membres de l’oligarchie Bacchiade, c’est peut-être un récit copié sur le règlement de Sparte concernant les Periœki et les Ilotes (Hérodote, VI, 57 ; Pausanias, IV, 14, 3 ; Tyrtée, Fragm.). Pausanias, pense que la victoire des Mégariens sur les Corinthiens, qu’il vit rappelée dans le Θησαυρός mégarien à Olympia, avait été gagnée ayant la première Olympiade, quand Phorbas occupait à Athènes l’archontat à vie ; Phorbas est placé par les chronologistes le cinquième dans la série à partir de Medon, fils de Codrus. (Pausanias, I, 39, 4 ; VI, 19, 9). Il est fait allusion l’ancienne inimitié qui existait entre Corinthe et Megara dans Plutarque, De Malignitate Herodoti, p. 868, c. 35.

La seconde histoire mentionnée dans le texte est donnée par Plutarque, Quæstion. Græc., c. 17, p. 295, pour expliquer le sens du mot Δορύξενος.

[5] Pausanias, I, 44, 1, et l’épigramme sur Orsippos dans Bœckh, Corpus Inscript. Gr., n° 1050, avec le commentaire de Bœckh.

[6] V. un passage frappant dans Plutarque, Præcept. Reipubl. gerend., c. 5, p. 801.

[7] Plutarque, Pyrrhus, c. 5. Aristote, Politique, V, 9, 1.

[8] Aristote, Politique, V, 9, I.

[9] V. ce sujet discuté dans l’admirable collection de lettres, appelée le Fédéraliste, écrite en 1787, dans le temps où l’on discutait la constitution fédérale des Etats-Unis d’Amérique, lettres 9, 10, 14, par M. Madison.

Il est de la nature d’une république  (dit Montesquieu, Esprit des Lois, VIII, 16) de n’avoir qu’un petit territoire, sans cela, elle ne peut, guère subsister.

[10] David Hume, dans son essai XV (vol. I, p. 159, éd. 1760), après avoir fait remarquer que toutes les sortes de gouvernements, libres et despotiques, semblent avoir subi dans les temps modernes (i. e. en tant que comparés aux anciens) un grand changement en mieux, sous le rapport de la politique tant étrangère qu’intérieure, continue en disant : Mais, bien que toutes les sortes de gouvernements se soient améliorées dans les temps modernes, cependant le gouvernement monarchique semble avoir fait les plus grands pas Cers la perfection. On peut aujourd’hui affirmer des monarchies civilisées ce qu’on disait jadis à la louange des républiques seules, à savoir qu’elles sont un gouvernement de lois et non pas d’hommes. On les trouve susceptibles d’ordre, de méthode et de stabilité à un degré surprenant. La propriété y est sûre, l’industrie encouragée, les arts y fleurissent, et le prince vit en sécurité au milieu de ses sujets, comme un père au milieu de ses enfants. II y a peut-être,et il y a eu pendant deux siècles, près de deux cents princes absolus, grands et petits, en Europe ; et en accordant vingt années pour chaque règne, nous pouvons supposer qu’il y a eu en tout deux mille monarques ou tyrans, comme les Grecs les auraient appelés ; cependant de ce nombre il n’y en a pas eu un seul, pas même Philippe II d’Espagne, aussi mauvais que Tibère, que Caligula, que Néron, que Domitien, qui furent quatre sur douze dans la liste des empereurs romains. Il faut cependant avouer que, bien que les gouvernements monarchiques se soient plus rapprochés des gouvernements populaires en douceur et en stabilité, ils leur sont encore bien inférieurs. Notre éducation et nos mœurs modernes inspirent plus d’humanité et de modération que celles des anciens, mais n’ont pas encore pu l’emporter entièrement sur les désavantages de cette forme de gouvernement.

[11] V. les leçons de M. Guizot, Cours d’histoire moderne, leçon 30, vol. III, p. 187, éd. 1829.

[12] M. Augustin Thierry fait observer, Lettres sur l’histoire de France, lettre 16, p. 235 : Sans aucun souvenir de l’histoire grecque ou romaine, les bourgeois des onzième et douzième siècles, soit que leur ville fût sous la seigneurie d’un roi, d’un comte, d’an duc, d’un évêque ou d’une abbaye, allaient droit à la république ; mais la réaction du pouvoir établi les rejetait souvent en arrière. Du balancement de ces deux forces opposées résultait pour la ville une sorte de gouvernement mixte, et c’est ce qui arriva, en général, dans le nord de la France, comme le prouvent les chartes de commune.

Même dans les cités italiennes, qui devinrent autonomes en pratique, et produisirent des despotes aussi nombreux, et aussi dénués de principes que les despotes grecs (j’établirai cette comparaison d’une façon plus étendue ci-après), M. Hallam fait observer que la souveraineté des empereurs, bien que n’étant pas très réelle, était toujours admise en théorie ; leur nom était employé dans les actes publics et paraissait sur les monnaies. Wiew of the Middle Ages, part I, c. 3, p. 346, 6e édit.

V. aussi M. Raynouard, Histoire du Droit municipal en France, liv. III, c. 12, vol. II, p. 156 : Cette séparation essentielle et fondamentale entre les actes, les agents du gouvernement, — et les actes, les agents de l’administration locale pour les affaires locales, — cette démarcation politique, dont l’empire romain avait donné l’exemple, et qui conciliait le gouvernement monarchique avec une administration populaire, — continua plus ou moins expressément sous les trois dynasties.

M. Raynouard pousse trop loin sa théorie de la conservation continue des pouvoirs municipaux dans des villes depuis l’empire romain jusqu’à, la troisième dynastie française ; mais il n’est pas nécessaire que j’entre dans cette question pour le but que je me propose.

[13] Relativement aux républiques italiennes du moyen âge, M. Sismondi fait observer, en parlant de Philippe della Torre, appelé signor par le peuple de Côme, de Verceil et de Bergame : Dans ces villes, non plus que dans celles que son frère s’était auparavant assujetties, le peuple ne croyait point renoncer à sa liberté ; il n’avait point voulu choisir un maître, mais seulement un protecteur contre les nobles, un capitaine des gens de guerre, et un chef de la justice. L’expérience lui apprit trop tard que ces prérogatives réunies constituaient un souverain. Républiques italiennes, vol. III, c. 20, p. 273.

[14] Hérodote, III, 80.

[15] Euripide (Supplices, 429) expose clairement l’idée d’un τύραννος telle qu’elle était admise en Grèce, l’antithèse des lois.

Cf. Sophocle, Antig., 737. V. aussi la discussion dans Aristote, Politique, III, sect. 10 et 11, où il discute le gouvernement du roi par comparaison avec celui des lois ; cf. aussi IV, 8, 2-3. La personne appelée roi selon la loi n’est point du tout roi, à son avis (III, 11, 1).

Relativement à ίσονομίη, ίσηγορίη, παρρησία — lois égales et discours égal, en tant qu’opposés à la monarchie, v. Hérodote, III, 112, V, 78-92 ; Thucydide, III, 62 ; Démosthène, ad Leptin, c. 6, p. 481 ; Euripide, Ion, 671.

On dit de Timoléon, comme partie du vote de reconnaissance émis en son honneur par l’assemblée syracusaine après sa mort : δτι τούς τυράννους καταλύσας, — άπέδωκε τούς νόμους τοϊς Σικελιώταις (Plutarque, Timoléon, c. 39). V. Karl Fried. Hermann, Griech. Staatsalterthümer, sect. 61).

[16] V. l’histoire de Deiokês (Déjocès), le premier roi mède dans Hérodote, I, 99, évidemment esquisse tracée par une imagination grecque ; et la Cyropédie de Xénophon, VIII, 1, 40 ; VIII, 3, 1-14 ; VII, 5, 37.

[17] David Fiume, Essay XVII, On the Rise and Progress of the Arts and Sciences, p.198, éd. 1760. Les effets de l’étendue plus ou moins grande du territoire sur la nature du gouvernement sont aussi bien discutés par Destutt de Tracy, Commentaire sur l’Esprit des Lois de Montesquieu, c. 8.

[18] Aristote, Politique, III, 9, 7 ; III, 10.

M. Augustin Thierry fait remarquer, dans un esprit semblable, que le grand changement politique, commun à une partie si considérable de l’Europe du moyen âge au douzième et au treizième siècle, et d’où naquirent les nombreuses communes différentes ou constitutions urbaines, s’accomplit avec des circonstances très variées et de diverses manières, quelquefois par violence, quelquefois par un accord harmonieux. C’est une controverse qui doit finir, que celle des franchises municipales obtenues par l’insurrection et des franchises municipales accordées. Quelque face du problème qu’on envisage, il reste bien entendu que les constitutions urbaines du douzième et du treizième siècle, comme toute espèce d’institutions politiques dans tous les temps, ont pu s’établir à force ouverte, s’octroyer de guerre lasse ou de plein gré, être arrachées ou sollicitées, vendues ou données gratuitement : les grandes révolutions sociales s’accomplissent par tous ces moyens à la fois. (A. Thierry, Récits des temps mérovingiens, Préface, p. 19, 2e édit.)

[19] Aristote, Politique, III, 10, 7. Έπεί δε (i. e. après que les premiers rois eurent fait leur temps) συνέβαινε γίγνεσθαι πολλούς δμοίους, πρός άρετήν, οΰκετι ύπέμενον (τήν βασιλείαν) άλλ̕ έζήτουν κοινόν τι, καί πολιτείαν καθίστασαν.

Κοινόν τι, une commune, le grand objet pour lequel les villes européennes du moyen âge, au douzième siècle, luttèrent arec tant d’énergie et qu’elles finirent par obtenir. Il charte d’incorporation et un privilège en vertu duquel la hile administre ses propres affaires intérieures.

[20] La définition d’un despote est donnée dans Cornelius Nepos, Vit. Miltiadis, c. 8 : Omnes habentur et dicuntur tyranni, qui potestate sunt perpetuâ in eâ civitate, qua libertate usa est.

Cf. Cicéron, De Republicâ, II, 26, 27 ; III, 14. — Hippias le Sophiste disait que le mot τύραννος, était entré pour la première fois dans la langue grecque vers l’époque d’Archiloque (660 av. J.-C.) ; Bœckh pense qu’il venait des Lydiens ou des Phrygiens (Comment. ad Corp. Inscript., XI, 3139).

[21] Aristote, Politique, V, 8, 2, 3, 4. Denys d’Halicarnasse, VI, 60 : proposition incontestablement trop générale.

[22] Aristote, III, 9, 5 ; III, 10, 1-10 ; 1V, 8, 2. Cf. Théophraste, Fragm., et Denys d’Halicarnasse A. R., V. 73-74 ; Strabon, XIII, p. 617 ; et Aristote, Fragm. Rerum Public., éd. Neumann, p. 122.

[23] Aristote, Politique, V, 8, 2, 3, 4 ; V. 4, 5. Aristote s’en réfère à l’un des chants d’Alcée comme preuve relative à l’élévation de Pittakos : preuve très suffisante sans doute — mais nous pouvons voir qu’il n’avait pas d’autres sources de renseignements que les poètes sur ces temps reculés.

[24] Denys d’Halicarnasse, A. R., VII, 2, 12. Le règne d’Aristodêmos tombe vers 510 avant J.-C.

[25] Thucydide, I, 17.

[26] Waschsmuth (Hellenische Alterthurnskunde, sect. 49-51) et Tittmann (Griechisch. Staatsverfassungen, p.527-533) font trop valoir tous deux la connexion amicale et le bon vouloir mutuel supposé entre le despote et les hommes libres pauvres. Une antipathie commune contre l’ancienne oligarchie était un lien essentiellement temporaire, dissous aussitôt que cette oligarchie était renversée.

[27] Aristote, Politique, V, 4, 4 ; 7, 3.

[28] Aristote, Politique, V, 8, 20. La teneur entière de ce huitième chapitre (du cinquième livre), montre combien peu étaient contenues les passions personnelles, — les désirs immodérés aussi bien que la colère, — d’un τύραννος grec.

Sophocle ap. Schol. Aristides, vol. III, p. 291, éd. Dindorf.

[29] Aristote, Politique, III, 8, 3 ; V, 7 ; Hérodote, V, 92. Selon le récit d’Hérodote, Thrasybule aurait été la personne qui aurait donné cet avis indirect en conduisant le messager de Périandre dans un champ de blé et en y abattant avec son bâton les plus grands épis. Aristote renverse les rôles, et selon lui ce fut Périandre qui donna l’avis. Tite-Live (II, 61) transporte la scène à Gables et à Rome, avec Sextus Tarquin qu’il donne comme le personnage qui envoya à Rome demander conseil à son père. Cf. Platon, Repubic., VIII, c. 17, p. 565 ; Euripide, Supplic., 444-455.

La discussion qu’Hérodote attribue aux conspirateurs perses, se demandant après l’assassinat du roi mage s’ils établiront le gouvernement des Perses en monarchie, en oligarchie ou en démocratie, offre une veine d’idées purement grecques, et complètement étrangères à la conception que les Orientaux avaient du gouvernement. Mais elle présente, — brièvement, et cependant avec beaucoup de clarté et de pénétration, — les avantages et les désavantages des trois formes. La thèse établie, contre la monarchie est de beaucoup la plus forte, tandis que l’avocat de cette forme de gouvernement admet comme partie ce son argumentation que le monarque individuel doit être l’homme le meilleur de l’État. Otanês, l’adversaire de la monarchie, termine une longue série d’incriminations contre le despote par ces mots mentionnés plus haut : Il détruit les coutumes du pays ; il viole des femmes ; il met des hommes à mort sans jugement. (Hérodote, III, 80-82.)

[30] Thucydide, II, 63. Cf. encore le discours de Kleon, III, 37-40.

Le sentiment d’amertume contre des despotes semble aussi ancien qu’Alcée, et nous en trouvons des traces dans Solôn et dans Théognis (Théognis, 38-50 ; Solôn, Fragm. VII, p. 32, éd. Schneidewin. Phanias d’Eresos avait réuni dans un livre les Assassinats de despotes tués par vengeance (Athénée, III, p. 90 ; X, p. 438).

[31] V. l’histoire de Mæandrios, ministre et successeur de Polykratês de Samos, dans Hérodote, III, 142, 143.

[32] Thucydide, VI, 54. L’épitaphe d’Archedikê, fille d’Hippias (qui était gravée à Lampsakos, où elle mourut), bien qu’écrite par un grand ami d’Hippias, nous montre implicitement l’invective la plus vive contre la conduite habituelle des despotes (Thucydide, VI, 59.)

Un passage de Sismondi peut expliquer la position d’Auguste à Rome, et celle de Pisistrate a Athènes (Républiques italiennes, vol. IV, c. 26, p. 208) : Les petits monarques de chaque ville s’opposaient eux-mêmes à ce que leur pouvoir fût attribué à un droit héréditaire, parce que l’hérédité aurait presque toujours été rétorquée contre eux. Ceux qui avaient succédé à une république, avaient abaissé des nobles plus anciens et plus illustres qu’eux ; ceux qui avaient succédé à d’autres soigneurs n’avaient tenu aucun compte du droit de leurs prédécesseurs, et se sentaient intéressés à le nier. Ils se disaient donc mandataires du peuple ; ils ne prenaient jamais le commandement d’une ville, lors même qu’ils l’avaient soumise par les armes, sans se faire attribuer par les anciens ou par l’assemblée du peuple, selon que les uns ou les autres se montraient pins dociles, le titré et les pouvoirs de seigneur général, pour un an, pour cinq ans, ou pour toute leur vie, avec une paye fixe, qui devait être prise sur les deniers de la communauté.

[33] Consultez spécialement le traité de Xénophon, appelé Hiero, ou Τυραννικός, où la vie intérieure ;et les sentiments du despote grec sont exposés d’une manière frappante, dans un dialogue supposé avec le poète Simonide. La teneur des remarques de Platon dans le huitième et le neuvième livre de la République, et celles d’Aristote dans le cinquième livre (c. 8 et 9) de la Politique, présentent le même tableau, bien qu’avec une moins grande abondance de détails. Le discours de l’un des assassins d’Euphrôn (despote de Sikyôn) est remarquable comme spécimen du sentiment grec (Xénophon, Helléniques, VII, 3, 7-12). Les expressions et de Platon et de Tacite, par rapport aux souffrances morales du despote, sont les plus fortes que fournisse le langage (Republic., IX, p. 580.)

Et Tacite, dans le passage bien connu (Annal., VI, 6) : Neque frustra præstantissimus sapientiæ firmare solitus est, si recludantur tyrannorum mentes, posse aspici laniatus et ictus, quando ut corpora verberibus, ita sævitia, libidine, malis consultis animus dilaceretur. Quippe Tiberium non fortuna, non solitudines protegebant quin tormenta pectoris suasque ipse pœnas fateretur.

Il est difficile d’imaginer un pouvoir entouré plus complètement de toutes les circonstances calculées pour le rendre répugnant à un homme de bienveillance ordinaire : le despote grec avait d’immenses moyens pour faire du mal, et à. peine en avait-il pour l’aire du bien. Cependant acquérir le pouvoir sur les autres, à quelque condition que ce soit, est un motif ici absorbant tellement l’esprit, que même ce sceptre précaire et antisocial était toujours fortement convoité (Hérodote, III, 53). V. les vers frappants de Solôn (Fragm. VII, éd. Schneidewin), et le mot de Jason de Pheræ, qui avait coutume de déclarer qu’il avait faim jusqu’à ce qu’il devint despote (Aristote, Politique, III, 2, 6).

[34] V. le beau Skolion de Callistrate, si populaire à Athènes, XXVII, p. 456, ap. Schneidewin, Poet. Græc. Xénophon, Hiero, II, 8. Cf. Isocrate, Or. VIII (De Pace), p. 182 ; Polybe, II, 59 ; Cicéron, Or. pro Milone, c. 29.

Aristote, Politique, II, 4, 8. — Il ne peut y avoir de manifestation plus puissante du sentiment que le monde ancien avait à l’égard d’un despote, que les remarques de Plutarque sur la conduite de Timoléon ; quand il aide à mettre à mort son frère le despote Timophanês (Plutarque, Timoléon, c. 4-7, et Comp. de Timoléon avec Paulus Æmilius, c. 2). V. missi Plutarque, Comparaison de Dion et de Brutus, o. 3, et Plutarque, Præcepta Reipublicæ gerendæ, c. 11, p. 803 ; c. 17, p. 813 ; c. 32, p. 824 (il parle du renversement d’un despote comme de l’un des plus brillants exploits de l’homme), et le récit donné par Xénophon de l’assassinat de Jason de Pheræ, Helléniques, VI, 4, 32.

[35] Tite-Live, XXXVIII, 50. Qui jus æquum pati non possit, in eum vira hand injustam esse. Cf. Théognis, v. 1183, éd. Gaisford.

[36] Plutarque, Sept. Sapient. Conviv., c. 2, p. 147. Cf. la réponse de Thalès dans le même traité, c. 7, p. 152.

L’orateur Lysias, présent aux jeux Olympiques, et voyant les theôres du despote syracusain Denys présents aussi dans des tentes ornées de dorure et de pourpre, adressa une harangue aux Grecs assemblés pour les engager à démolir les tentes (Lysiæ Δογος Όλυμπιακός, Fragm. p. 911, éd. Reiske ; Denys d’Halicarnasse, De Lysiâ Judicium, c. 29-30).- Théophraste attribuait à Themistoklês une recommandation semblable par rapport aux theôres et aux chars de course du despote syracusain Hiéron (Plutarque, Themistoklês, c. 25).

Les lieux communs des rhéteurs prouvent de la manière la plus convaincante combien était unanime la tendance de l’esprit grec à ranger le despote parmi les criminels les plus odieux, et leur meurtrier parmi les bienfaiteurs de l’humanité. Voir ce que dit le rhéteur Théon, traitant des lieux communs (Progymnasmata, c. 7, ap. Walz., Coll. Rhet., vol. I, p. 222. Cf. Aphthonius, Progymn., c. 7, p. 82 du même volume, et Denys d’Halicarnasse, Ars Rhetorica, X, 15, p. 390, éd. Reiske).

[37] Comme divers membres de la noblesse polonaise ou hongroise dans les temps modernes.

[38] Thucydide, I, 13.

[39] Aristote, Politique, IV, 3, 2 ; 11, 10. Aristot. Rerum Public., Fragm., éd. Neumann, Fragm. 5. Εύβοέων πολιτειαί, p. 112 ; Strabon, X, p. 447.

[40] Aristote, Politique, V, 9, 21. Un oracle, dit-on, avait prédit aux Sikyoniens qu’ils seraient soumis pendant la durée d’un siècle à une main qui les flagellerait (Diodore, Fragm., lib. VII-X, Fragm. 14, éd. Maii).

[41] Hérodote, VI, 126 ; Pausanias, II, 8, 1. Il y a quelque confusion au sujet des noms d’Orthagoras et d’Andreas ; ce dernier est appelé cuisinier dans Diodore (Fragm. Escerpt. Vatic., lib. Vil, X. Fragm. 14) ; cf. Libanius in Severus, vol. III, p. 251, Reisk. On a supposé, avec quelque probabilité, que la même personne est désignée sous deux noms ; les deux noms ne semblent pas se rencontrer dans le même auteur. V. Plutarque, Ser. Numin. Vind., c. 7, p. 553.

Aristote (Politique, V, 10, 3) parait avoir compris que le pouvoir avait passé directement de Myron à Kleisthenês, en omettant Aristônymos.

[42] Pausanias, VI, 19, 2. Les Eleiens apprirent à Pausanias que le cuivre de ces alcôves venait de Tartêssos (la côte sud-ouest de l’Espagne depuis le détroit de Gibraltar jusqu’au territoire au delà de Cadix) ; il refuse de garantir cette assertion. Mais 0. Müller la regarde comme une certitude — deux chambres incrustées de cuivre de Tartêssos, et ornées de colonnes doriques et ioniques. Les ordres d’architecture employés dans ces constructions, ainsi que le cuivre de Tartêssos que les Phokæens avaient, apporté alors en Grèce en quantités considérables de chez le roi hospitalier Arganthonios, attestent ici rapports de Myron avec les Asiatiques (Dorians, I, 8, 2). C’est ainsi que le Dr Thirlwall expose aussi le fait : Du cuivre de Tartêssos, qui n’avait pas été introduit en Grèce depuis longtemps. (Hist. Gr., c. 10, p. 433, 2e édit.). Cependant, si nous examinons la chronologie du cas qui nous occupe, nous verrons que la trente-troisième Olympiade (648 av. J.-C.) doit avoir été antérieure même à la première découverte de Tartêssos par les Grecs, avant que le voyage accidentel du marchand samien Kôlæos leur ait fait connaître la contrée pour la première fois, et plus d’un demi-siècle (au moins) avant les rapports des Phokæens avec Arganthonios. Cf. Hérodote, IV, 152 ; I, 163, 167.

[43] Hérodote, V, 67.

[44] V. vol. I, c. XIV.

[45] Hérodote, V, 67.

[46] Hérodote, V, 67.

[47] Hérodote, V, 67.

[48] Julius Pollux, III, 83 ; Plutarque, Quæst. Græc., c. 1, p. 291 ; Théopompe ap. Athenæ, VI, p. 271 ; Welcker, Prolegomen. ad Theognid., c. 19, p. 34.

Nous pouvons mentionner, comme formant une analogie avec ce nom de Konipodes, les anciennes cours de justice en Angleterre appelées Courts of Pie-powder, Pieds-poudrés.

[49] Aristote, Politique, V, 9, 21 ; Pausanias, X, 7, 3.

[50] Hérodote, V, 68.

[51] La chronologie d’Orthagoras et de sa dynastie est embarrassante. L’offrande commémorative de Myron à Olympia est marquée pour l’an 648 avant J.-C., et ceci doit rejeter le commencement du règne d’Orthagoras à une époque placée entre 680 et 670. Ensuite Aristote nous dit que la dynastie entière dura 100 années ; mais elle doit probablement avoir duré un peu plus longtemps, car on ne peut guère placer la mort de Kleisthenês plus tôt que 560 avant J.-C. La guerre contre Kirrha (595 av. J.-C.) et la victoire Pythienne (582 av. J.-C.) tombent pendant son règne : mais le mariage de sa fille Agaristê avec Megaklês peut difficilement être placé avant l’an 570 avant J.-C., si même on peut le placer si haut ; car Kleisthenês l’Athénien, né de ce mariage, opéra la, révolution démocratique à Athènes en 509 ou 508 avant J.-C. La fille que Megaklês donna en mariage à Pisistrate vers 554 avant J.-C, était-elle aussi issue de ce mariage, comme le prétend Larcher, c’est ce que nous ignorons.

Megaklês était fils de cet Alkmæôn qui avait assisté les députés envoyés par Crésus de Lydia en Grèce pour consulter les divers oracles, et que Crésus récompensa si libéralement qu’il fit sa fortune (cf. Hérodote, I, 46 ; VI, 125) ; et le mariage de Megaklês se fit élans la génération suivante, après qu’Alkmæôn avait été enrichi ainsi - μετά δέ, γενέη δευτέρη ϋστερον (Hérodote, VI, 126). Or, le règne de Crésus s’étendit de 560 à 546 avant J.-C., et la députation qu’il envoya aux oracles de la Grèce semble l’avoir été vers 556 avant J.-C. V. la note de Larcher, ad Herodot., V, 66, note longue, mais peu satisfaisante.

Mais quand je raconterai l’entrevue de Solon avec Crésus, je montrerai qu’il y a des raisons pour croire que Hérodote, dans sa manière de concevoir les événements, date très mal le règne et les actes de Crésus aussi bien que de Pisistrate. C’est là une conjecture de Niebuhr, que je croie très juste et qui est rendue encore plus probable par ce que nous trouvons rapporté ici au sujet de la suite des Alkmæonidæ. Car il est évident qu’Hérodote ici conçoit l’aventure qui se passa entre Alkmæôn et Crésus comme étant survenue une génération, (environ vingt-quatre ou trente ans) avant le mariage de Megaklês avec la fille de Kleisthenês. Cette aventure se trouvera donc vers 590-585 avant J.-C., ce qui serait à peu près le temps de l’entrevue supposée (si elle fut réelle) entre Solon et Crésus, indiquant le maximum du pouvoir et de la prospérité du second.

[52] Müller, Dorians, book I, 8, 2 ; Thirlwall, Hist. of Greece, vol. I, c. I, p. 486, 2e éd.

[53] Hérodote, VI, 127-131. La locution expliquée est Ού φροντίς, Ίπποκλείδη ; cf. les allusions qui y sont faites dans les Parœmiographi, Zenob. V, 31 ; Diogenian., VII, 21 ; Suidas, XI, 45, éd. Schott.

La convocation des prétendants que Kleisthenês invita de toutes les parties de la Grèce, et la marque et le caractère distinctifs de chacun, sont agréablement racontés, aussi bien que le caprice d’ivrogne par lequel Hippokleidês perd à la fois la faveur de Kleisthenês et la main d’Agaristê, qu’il était sur lé point d’obtenir. Ce semble être une histoire formée sur le modale de divers incidents que présente la vieille épopée, et particulièrement les prétendants d’Hélène.

En un point, cependant, l’auteur du récit semble avoir négligé à la fois et les exigences de la chronologie, et la position historique et les sentiments de son héros Kleisthenês. En effet, parmi les prétendants qui se présentent à Sikyôn conformément à l’invitation de ce dernier, se trouve Leôkêdês, fils de Pheidôn le despote d’Argos. Or, l’hostilité et la violente antipathie à l’égard d’Argos, qu’Hérodote attribue dans un autre endroit au Sikyonien Kleisthenês, rendent presque impossible qu’un fils d’un roi quelconque d’Argos ait pu devenir un prétendant à la main d’Agaristê. J’ai déjà raconté la violence que fit Kleisthenês au sentiment légendaire de sa ville natale, et les noms injurieux qu’il imposa aux Dôriens Sikyoniens, tout cela sous l’influence d’un fort sentiment antiargien. Ensuite, quant à la chronologie, Pheidôn, roi d’Argos, vécut à quelque moment entre 760-730, et son fils ne peut jamais avoir été un aspirant à la main de la fille de 11leisthenês, dont le règne tombe en 600-560 avant J.-C. Les chronologistes ont recours ici à la ressource habituelle dans des cas difficiles : ils reconnaissent un second Pheidôn plus récent qui, d’après eux, a été confondu par Hérodote avec le premier ; ou ils altèrent, le texte d’Hérodote en lisant descendant de Pheidôn. Mais ni l’une ni l’autre de ces conjectures ne s’appuient sur aucune base ; ce texte d’Hérodote est coulant et clair, et le second Pheidôn n’est prouvé nulle part ailleurs. V. Larcher et Wesseling, ad loc. ; cf. aussi tome III, c. IV de cette histoire.

[54] Plutarque, De Herod. Malign., c. 21, p. 859.

[55] Pausanias, II, 4, 9.

[56] Aristote, Politique, V, 9, 22 ; Hérodote, V, 92. Le récit relatif à Kypselos et à ses exactions exercées en masse sur le peuple, contenu dans le second livre apocryphe des Œconomica d’Aristote, coïncide avec l’idée générale d’Hérodote (Aristote, Œconomica, II, 2) ; mais je n’ajoute pas foi à ce que dit ce traité pour des faits du sixième ou du septième siècle avant J.-C.

[57] Aristote, Politique, V, 9, 2-22 ; III, 8, 3. Hérodote, V, 92.

[58] Éphore, Fragm. 106, éd. Marx. ; Héraclide de Pont, Fragm. V, éd. Koehler ; Nicolas de Damas, p. 50, éd. Orelli ; Diogène Laërte, I, 96-98, Suidas, v. Κυψελίδωω άνάημα.

[59] Hérodote, III, 47-54. Il détaille avec quelque longueur cette tragique  histoire. Cf. Plutarque, de Herodoti Malignitate, c. 22, p. 860.

[60] Aristote, Politique, V, 3, 6 ; 8, 9. Plutarque, Amatorius, c. 23, p. 768, et De Sera Numinis Vindictâ, c. 7, p. 553. Strabon, VII, p. 325 ; X, p. 452. Skymnus Chius, v. 454 ; et Antoninus Liberalis, c. 4, qui cite l’ouvrage perdu appelé Άμβρακικά d’Athanadas.

[61] V. M. Clinton, Fasti Hellenici, ad ann. 625-585 avant J.-C.

[62] Pausanias, V, 2,4 ; 17, 2 ; Strabon, VIII, p. 353 ; cf. Schneider, Epimetrum ad Xenophon., Anabas., p. 570. Pausanias et Dion Chrysostome virent tous deux le coffre à Olympia (Or. XI, p. 325, Reiske).

[63] Plutarque, De Herodot. Malign., c. 21, p. 859. Si Hérodote avait su ou cru que la dynastie des Kypsélides à Corinthe fut déposée par Sparte, il n’aurait pas manqué de faire allusion à ce fait dans la longue harangue qu’il attribue au Corinthien Sosiklês (V,92). Quiconque lira ce discours s’apercevra que, dans ce cas, il est presque impossible de ne pas conclure de son silence qu’il l’ignorait.

O. Müller attribue à Périandre une politique antidôrienne calculée inspirée par le désir de déraciner entièrement les particularités de la race dôrienne. Pour ce motif il abolit les tables publiques, et interdit l’ancienne éducation. (O. Müller, Dorians, III, 8, 3.)

Mais on ne peut démontrer que des tables publiques (συσσίτια) ou une éducation particulière, analogues à celle de Sparte, aient jamais existé à Corinthe. S’il n’est rien entendu de plus par ces συσσίτια que des banquets publics dans des occasions de fêtes particulières (V. Welcker, Prolegom. ad Theognid., c. 20, p. 37), ils ne sont nullement particuliers aux cités doriennes. Théognis, v. 270, ne justifie pas non plus Welcker en affirmant Syssitiorum vetus institutum à Megara.

[64] Aristote, Politique, V, 4, 5 ; Rhetor., I, 2, 7.

[65] Aristote, Politique, IV, 12, 10 ; V, 2, 6 ; 4, 3.

[66] Plutarque, Quæst. Græc., c.18, p. 295.

[67] Théognis, v. 262, 349, 512, 600, 828, 834, 1119, 1200, éd. Gaisf.

[68] Théognis, v. 349, Gaisf.

[69] Théognis, v. 174, 267, 522, 700, 865, Gaisf.

[70] Consultez les Prolégomènes de l’édition de Théognis de Welcker, ainsi que ceux de Schneidewin (Delectus Elegiac. Poetar, p. 46-55).

Les Prolégomènes de Welcker sont particulièrement importants et fort instructifs. Il explique longuement la tendance commune à Théognis et aux autres anciens poètes grecs à employer les mots bon et méchant, non eu égard à quelque règle morale, mais à la richesse en tant qu’opposée à la pauvreté, à la noblesse opposée à une basse naissance, à la force opposée à la faiblesse, à une politique conservatrice et oligarchique opposée à l’innovation (sect. 10-18). Le sens moral de ces mots n’est pas absolument inconnu, quoiqu’il soit rare, dans Théognis ; a se développa graduellement à Athènes, et finit par être popularisé par l’école des philosophes socratiques aussi bien que par les orateurs. Mais la signification ancienne ou politique se conserva toujours, et la fluctuation entre les deux sens a produit de fréquents malentendus. Il faut faire constamment attention quand nous lisons les expressions οί άγαθοί, έσθλοί, βέλτιστος, καλοκάγαθοί, χρηστοί, ou d’autre part, οί κακοί, δειλοί, etc., pour voir si le contexte est tel qu’il leur donne la signification morale ou la signification politique. Welcker semble aller un peu trop loin quand il dit que le dernier sens tomba en désuétude, par l’influence de la philosophie socratique (Proleg., sect. 2, p. 25). Les deux sens continuèrent à exister en même temps, comme nous le voyons par Aristote (Politique, IV, 8,2). On trouve parfois une distinction minutieuse dans Platon et dans Thucydide, qui parlent des oligarques comme de personnes appelées très excellentes (Thucydide, VIII, 48 ; Platon, Rep., VIII, p. 569).

On peut trouver le même double sens dominant également dans la langue latine : Bonique et mali cives appellati, non ob merita, in rempublicam, omnibus pariter corruptis ; sed uti quisque locupletissimus, et injuriâ validior, quia præsentia defendebat, pro bono habebatur (Salluste, Hist. Fragment., ch. I, p. 935, Cort.). Et encore Cicéron (De Repub., I, 34) : Hoc errore vulgi cum, rempublicam, opes paucorum, non virtutes, tenere cœperunt, nomen illi principes optimatium mordicus tenent, re autem, carent eo nomine. Dans le discours de Cicéron pro Sextio (c. 45) les deux sens sont confondus ensemble avec l’intention, quand il donne sa définition de optimus quisque. Welcker (Proleg., s. 12) présente plusieurs autres exemples du sens pareillement équivoque. Il ne manque pas d’exemples du même emploi de langage dans les lois et coutumes des anciens Germains — boni homines, probi homines, Rachinburgi, Gudemaenner. V. Sayigny, Gesphichte des Roemisch. Rechts im Mittelalter, vol. I, p. 184 ; vol. II, p. 22.

[71] Hérodote, VI, 128.