HISTOIRE DE LA GRÈCE

TROISIÈME VOLUME

CHAPITRE V — IMMIGRATION ÆTOLO-DÔRIENNE DANS LE PÉLOPONNÈSE. - ELIS, LACONIE ET MESSÊNIA.

 

 

Nous avons déjà dit que le territoire appelé Elis, hormis l’agrandissement qu’il acquit par conquête, renfermait le pays le plus occidental du Péloponnèse, au sud de l’Achaïa et à l’ouest du mont Pholoé et de l’Olenos en Arkadia, mais ne s’étendant pas au sud jusqu’au fleuve Alpheios, dont le cours longeait la portion méridionale de la Pisatis et les frontières. de la Triphylia. Ce territoire, qui parait dans l’Odyssée comme la divine Elis, où dominaient les Epeiens[1], est dans les temps historiques occupé par une population d’origine ætolienne. La connexion de race entre les Eleiens historiques et les Ætoliens historiques était reconnue des deux côtés, et il n’y a pas non plus lieu de la contester[2].

Que des envahisseurs ou des immigrants ætoliens venant en Elis aient passé de Naupaktos ou de quelque point voisin dans le golfe de Corinthe, c’est dans la marche naturelle des choses, et telle est la route que, suivant la légende hêraklide, prit Oxylos, le conducteur de l’invasion. Cette légende (comme on l’a déjà raconté), introduit Oxylos comme le guidé des trois frères Hêraklides, Têmenos, Kresphontês et Aristodêmos, et comme stipulant avec eux que dans la nouvelle distribution du Péloponnèse qui aurait bientôt lieu, il lui serait accordé de posséder le territoire éleien, joint à beaucoup de saints privilèges quant à la célébration des jeux Olympiques.

Dans le chapitre précédent, j’ai tâché de montrer que les établissements des Dôriens dans la péninsule Argolique et auprès, autant que nous pouvons en juger par les probabilités que présente le cas, ne furent pas le résultat de quelque invasion dans cette direction. Mais les localités occupées par les Dôriens de Sparte et par ceux de Stenyklêros dans le territoire appelé Messênê, nous amènent à une conclusion différente. La route la plus aisée et la plus naturelle par laquelle des immigrants pouvaient arriver à l’un ou à l’autre de ces deux endroits, c’est de passer par le pays éleien et la Pisatis. Le colonel Leake fait observer[3] que la routé directe du territoire éleien à Sparte, en montant la vallée de l’Alpheios près d’Olympia jusqu’aux sources du Theios, bras de ce fleuve, et de là en descendant l’Eurotas, offre la seule route aisée pour parvenir à cette cité très inaccessible ; et les anciens ainsi que les modernes ont remarqué le voisinage de la source de l’Alpheios de celle de l’Eurotas. La position de Stenyklêros et d’Andania, établissements primitifs des Dôriens Messêniens, attestant aux Parrhasii Arkadiens, n’est qu’à une faible distance du cours de l’Alpheios ; on y parvenait ainsi très aisément par la même route. Écartant l’idée d’un grand armement dôrien collectif, assez puissant pour s’emparer tout d’un coup de la péninsule entière, nous pouvons concevoir deux médiocres détachements de hardis montagnards venus des froides régions de la Dôris et des pays qui l’avoisinent, s’attachant aux Ætoliens, leurs voisins, qui s’avançaient pour envahir l’Elis. Après avoir aidé les Ætoliens à la fois à occuper l’Elis et à soumettre la Pisatis, ces Dôriens montèrent la vallée de l’Alpheios en quête d’établissements pour eux-mêmes. Un de ces corps avec le temps forme la grande, opiniâtre et victorieuse nation des Spartiates ; l’autre, le peuple éphémère des Messêniens, opprimé et luttant sans cesse.

Au milieu des ténèbres qui couvrent ces établissements primitifs, nous croyons discerner quelque chose qui ressemble à des causes spéciales propres à les déterminer les uns et les autres. Pour ce qui concerne les Dôriens Spartiates, on nous dit qu’un personnage nommé Philonomos leur livra Sparte, en persuadant au souverain qui la possédait de se : retirer avec son peuple dans les habitations des Ioniens au nord de la péninsule, et qu’il reçut comme récompense pour cet utile service Amyklæ avec le district environnant. On dit de plus, et il ne semble pas qu’il y ait lieu d`e douter de ce fait important, qu’Amyklæ, bien que n’étant située qu’à vingt stades ou deux milles et demi (4 kil.) de Sparte, conserva et son indépendance et ‘ses habitants achæens longtemps après que les Dôriens immigrants étaient devenus maîtres de cette dernière ville, et qu’elle ne fut prise par eux que sous le règne de Têleklos, une génération avant la première Olympiade[4]. Sans vouloir combler par des conjectures les lacunes irrémédiables que présentent les renseignements fournis par nos autorités, nous pouvons dès ce moment présumer avec raison que les Dôriens furent amenés à envahir Sparte et mis à même de l’acquérir, sur l’invitation et avec le secours d’un parti dans l’intérieur du pays. En outre, pour ce qui concerne les Dôriens Messêniens, une tentation différente, mais non moins efficace, s’offrit, grâce à l’alliance des Arkadiens, dans la portion sud-ouest de cette région centrale du Péloponnèse. Kresphontês le chef hêraklide épousa, dit-on, la fille[5] du roi arkadien Kypselos, ce qui lui procura l’appui d’une section puissante de l’Arkadia. Son établissement à Stenyklêros était à fine distance considérable de la mer, à l’extrémité nord-est de la Messênia[6], tout près de la frontière arkadienne ; et on verra ci-après que cette alliance arkadienne est un élément perpétuel et important dans les disputés des Dôriens Messêniens avec Sparte.

Nous pouvons ainsi suivre une série raisonnable d’événements, en montrant comment deux corps de Dôriens, ayant d’abord aidé les Æolo-Eleiens à conquérir la Pisatis, et se trouvant ainsi sur les bords de l’Alpheios, suivirent le cours de ce fleuve en le remontant, l’un pour s’établir à Sparte, l’autre à Stenyklêros. L’historien Ephore, de qui sont tirés nos chétifs fragments de connaissance relatifs à ces anciens établissements (il est important de signaler quel vivait dans le temps qui suivit immédiatement la première fondation de Messène comme cité, le rétablissement des Messêniens longtemps exilés, et le démembrement de la Laconie opéré en leur faveur par Épaminondas, qui leur en donna la fertile moitié. occidentale), Éphore, disons-nous, attribue à ces actes un effet décisif et immédiat qui ne leur appartient proprement pas ; comme si les Spartiates étaient devenus tout de suite maîtres de toute la Laconie et les Messêniens de toute la Messênia ; Pausanias, aussi, parle comme si les Arkadiens collectivement avaient aidé Kresphontês et s’étaient alliés avec lui. Tel est l’esprit général qui domine dans son récit, bien que les faits particuliers, en tant que nous en trouvons de tels, n’y répondent pas toujours. Or nous ignorons les divisions antérieures du pays, soit à l’est, soit à l’ouest du mont Têygetês, à l’époque où les Dôriens l’envahirent. Mais considérer l’une et l’autre comme des royaumes entiers, remis tout de suite à deux chefs Dôriens, c’est là une illusion empruntée de l’antique légende, des imaginations d’Éphore transformant tout en histoire, et du fait que dans les temps bien connus ce territoire finit par être réellement uni sous le pouvoir de Sparte.

A quelle date furent effectués les établissements dôriens à Sparte et à Stenyklêros, c’est ce que nous n’avons aucun moyen de déterminer’ ; cependant il a dû exister entre eux, dans les temps les plus anciens, un degré de confraternité qui ne régnait pas entre Lacédæmone et Argos. C’est un fait que nous pouvons bien présumer d’après le temple commun, avec une communauté de sacrifices religieux, d’Artémis Limnatis (ou Artemis qui habite les marais), élevé sur les confins de la Laconie et de la Messênia[7]. La première fois que nous voyons ces deux pays d’une manière quelque peu distincte semble dater d’une époque antérieure d’environ Lin demi-siècle à la première Olympiade (776 av. J.-C.), vers le règne du roi Têleklos de la ligne Eurysthénide ou Agide, et l’introduction de la discipline de Lykurgue. Dans la liste, Têleklos est le huitième roi à partir d’Eurysthenês. Mais des sept rois qui le précèdent combien faut-il regarder comme des personnages réels, ou des courtes expéditions guerrières qui leur sont attribuées, combien faut-il considérer comme de l’histoire authentique, voilà ce que je n’ai pas la prétention de décider.

Le plus ancien événement que l’on puisse déterminer dans l’histoire intérieure de Sparte est l’introduction de la discipline de Lykurgue ; les événements extérieurs les plus anciens sont la conquête d’Amyklæ, de Pharis et de Geronthræ, effectuée par le roi Têleklos, et la première querelle avec les Messêniens, dans laquelle ce prince fut tué. En voyant à quel déplorable degré de confusion et d’ignorance on était relativement à un sujet d’une si haute importance que Lykurgue et sa législation, nous ne serons pas disposé à croire que des faits beaucoup moins importants et appartenant à une époque plus ancienne puissent avoir été transmis avec l’appui de quelque bonne autorité.. Et quand nous apprenons qu’Amyklæ, Pharis et Geronthræ — toutes villes au sud de Sparte et la première n’en étant éloignée que de deux milles et demi (4 kilom.) —, furent indépendantes des Spartiates jusqu’au règne de Têleklos ; nous demanderons également quelque témoignage décisif avant de pouvoir croire qu’une communauté, aussi petite et aussi enfermée de toutes parts que Sparte doit avoir été alors, ait dans des temps antérieurs entrepris des expéditions contre Helos sur la côte maritime, contre Kleitor à l’extrémité septentrionale de l’Arkadia, contre les Kynuriens, ou contre les Argiens. Si Helos et Kynuria furent conquises par les anciens rois, il paraît qu’elles devaient l’être une seconde fois par des successeurs de Têleklos. Il serait plus naturel qu’on nous apprit quand et comment ils conquirent lés places plus rapprochées d’eux, Sellasia, ou Belemina, la vallée de l’Œnos ou la vallée supérieure de l’Eurotas. Mais ces faits semblent être admis comme chose naturelle ; les actes attribués. aux anciens rois spartiates sont tels qu’ils pourraient seulement convenir aux temps glorieux où Sparte exerçait sur toute la Laconie un empire incontesté.

La série des rois messêniens, commençant à Kresphontês, le frère Hêraklide, et continuant de père en fils, Æpytos, Glaukos, Isthmios, Dotadas, Subotas, Phintas, le dernier contemporain de Têleklos, est encore moins marquée par des incidents que celle des anciens rois de Sparte. On dit que le règne de Kresphontês fut troublé par des révoltes soulevées parmi ses sujets, et que lui-même finit par être tué ; Æpytos, tout jeune alors, s’étant enfui en Arkadia, fut replacé dans la suite sur le trône par les Arkadiens, les Spartiates et les Argiens[8]. On dit qu’à partir d’Æpytos les rois de la ligne messênienne furent nommés Æpytides de préférence à Hêraklides, ce qui fournit une autre preuve de leur intime connexion avec les Arkadiens, puisque Æpytos était un très ancien nom dans l’antiquité héroïque arkadienne[9].

Il y a une ressemblance très grande entre la conduite prêtée à Kresphontês lors du premier établissement à Stenyklêros, et celle d’Eurysthenês et de Proklês à Sparte, autant que nous pouvons le conjecturer d’après des renseignements à la fois peu considérables et dénués de preuves, reposant sur l’autorité d’Éphore. Ils ont essayé dans les deux cas, dit-on, de mettre les habitants antérieurs du pays sur la même ligne que leurs propres bandes dôriennes ; ils ont par cette tentative provoqué des mécontentements et encouru le blâme, de leur temps aussi bien que dans la postérité, et ils n’ont ni les uns ni les autres réussi non plus d’une manière durable. Kresphontês fut forcé de concentrer tous, ses Dôriens dans Stenyklêros, tandis que, après tout, les mécontentements finirent par sa mort violente. Et Agis, fils d’Eurysthenês, mit à néant, dit-on, toutes les tentatives libérales de son père, de manière à réduire toute la Laconie sous la domination et l’empire des Dôriens de Sparte, à l’exception d’Amyklæ seule. La conduite d’Eurysthenês fut si odieuse aux Dôriens Spartiates, qu’ils refusèrent de le reconnaître pour leur œkiste, et conférèrent cet honneur à Agis ; lés deux lignes de rois étant appelées Ægide et Eurypontide, au lieu d’Eurysthénide et de Proclide[10]. Nous voyons dans ces assertions le même tour d’esprit que celui qui règne dans le Panathénaïque d’Isocrate, le maître d’Éphore — les faits d’une époque inconnue colorés de manière à s’accorder avec un idéal de sentiments dôriens, hautains et exclusifs.

D’autre part, de même qu’Eurysthenês et Proklês sont présentés, dans le tableau d’Éphore, comme étendant leur autorité tout de suite sur toute la Laconie, de même aussi Kresphontês soumet la Messênia entière, toute la région sud-ouest du Péloponnèse, à l’ouest du mont Têygetês et du cap Tænaros, et au sud de la rivière Neda. Il fait partir un envoyé pour Pylos et Rhion, la partie occidentale et la partie méridionale du promontoire sud-ouest du Péloponnèse, considérant le territoire entier comme s’il n’était qu’une souveraineté, et invitant les habitants à se soumettre è, des lois égales[11]. Mais nous ayons déjà fait observer que cette unité et cette indivisibilité supposées sont aussi peu prouvées pour la Messênia que pour la Laconie. Sur quelle proportion du premier territoire ces rosis de Stenyklêros peuvent-ils avoir régné, c’est ce que nous n’avons aucun moyen de déterminer ; mais il y en avait certainement des portions qui n’étaient pas sous leur pouvoir, non seulement pendant le règne de Têleklos à Sparte, mais encore plus tard, pendant la première guerre messênienne. Car non seulement nous savons que Têleklos établit trois municipes, Poiêessa, Echeiæ[12] et Tragion, près du golfe Messênien et sur le cours du fleuve Nedon, mais nous lisons aussi une autre preuve dans le registre des vainqueurs olympiques. Chaque compétiteur aspirant au prix à l’une de ces grandes fêtes était toujours inscrit comme membre de quelque communauté hellénique autonome, qui constituait son droit à figurer sur les listes ; s’il était vainqueur, il était proclamé avec le nom de la communauté à laquelle il appartenait. Or, pendant les dix premières Olympiades, sept vainqueurs furent proclamés comme Messêniens ; dans la onzième nous trouvons le nom d’Oxythemis Korônœos, Oxythemis, non pas de Korôneia, en Bœôtia, mais de Korônê sur le coude occidental du golfe Messênien[13], à quelques milles de l’a rive droite du Pamisos, et à une distance considérable du nord de la moderne Coron. Or si Korônê avait alors été comprise dans la Messênia, Oxythemis aurait été proclamé en qualité de Messênien, comme les sept vainqueurs qui le précédaient ; et le fait de sa proclamation en qualité de Koronæen prouve que Korônê était alors une communauté indépendante, et non sous la domination des Doriens de Stenyklêros. Il semble donc clair que ces derniers ne régnèrent pas, sur tout le territoire généralement connu comme Messênia, quoique nous ne puissions déterminer la proportion de ce territoire qu’ils possédaient réellement.

La fête Olympique, qui à son origine était sans doute un privilège des Pisans voisins, semble avoir tiré son importance considérable, qui se répandit graduellement, de rétablissement ætolo-éleien dans le Péloponnèse, combiné avec les Doriens de Laconie et de Messênia. On prétend que Lykurgue de Sparte et Iphitos d’Élis unirent leurs efforts dans le but d’établir à la fois la sainteté de la trêve olympique et l’inviolabilité du territoire éleien. Bien que ce récit ne doive pas être expliqué comme fait réel, nous pouvons voir par là que les Lacédæmoniens regardaient les jeux Olympiques comme une partie de leurs propres antiquités. En outre, il est certain et que la dignité de la fête s’accrut en même temps que leur ascendant[14], et que leurs usages particuliers s’introduisirent de très bonne heure dans la pratique des compétiteurs olympiques. Probablement les trois bandes d’envahisseurs agissant de concert, Dôriens Ætoliens, Spartiates et Messêniens, peuvent avoir adopté cette fête comme un renouvellement périodique d’union mutuelle et de fraternité ; c’est à cette cause que les jeux durent de devenir un centre d’attraction pour la portion occidentale du Péloponnèse avant qu’ils fussent beaucoup fréquentés par les peuples venant de la portion orientale, ou plus encore de la Hellas, située en dehors du Péloponnèse. En effet, quand nous lisons les noms des douze premiers vainqueurs proclamés à Olympia (occupant prés d’un demi-siècle à partir de 776 av. J.-C. en descendant), ce n’est pas complètement par hasard que nous trouvons que sept d’entre eux sont Messêniens, trois Eleiens, un seul de Dymê en Achaïa, et un seul de Korônê ; tandis qu’après la douzième Olympiade, on commence à rencontrer des Corinthiens, des Mégariens et des Épidauriens ; un peu plus tard encore, des vainqueurs étrangers au Péloponnèse. Nous pouvons conclure de là avec raison que les cérémonies olympiques étaient à cette époque reculée fréquentées surtout par des visiteurs et des compétiteurs venus des régions occidentales du Péloponnèse, et que l’affluence à ces fêtes d’hommes arrivant des parties plus éloignées du monde hellénique ne devint considérable que lorsque la première guerre messênienne fut terminée.

Après avoir ainsi exposé les conjectures qu’indique la très faible connaissance que nous avons relativement à la première fondation des établissements dôriens et ætoliens en Elis, en Laconie et en Messênia, rattachés comme ils le sont à la dignité et à la fréquentation constamment croissantes de la fête olympique, j’arrive dans le chapitre suivant à cette mémorable circonstance qui à la fois détermine ; le caractère et produisit l’ascendant politique des Spartiates séparément : je veux dire les lois et la discipline de Lykurgue.

On sait si peu de chose des premiers habitants de la Laconie et de la Messênia, que nous sommes accoutumés à appeler Achæens et Pyliens, que nous ne pouvons nullement apprécier la différence qui existe entre eux et leurs envahisseurs dôriens, quant au dialecte, aux habitudes ou à l’intelligence. On ne voit pas de traces d’une différence quelconque de dialecte parmi les diverses parties de la population de la Laconie : les alliés messêniens d’Athènes, dans la guerre du Péloponnèse, parlent le même dialecte que les Ilotes, et le même aussi que les colons d’Ambrakia vénus de Corinthe : tous parlaient le dôrien[15]. Nous ne devons pas non plus supposer que le dialecte dôrien fût en quoi que ce soit particulier au peuple appelé Dôrien. Autant que peut l’établir la preuve des inscriptions, il semble avoir été le dialecte des Phokiens, des Delphiens, des Locriens, des 1Etoliens et des Achæens de la Phthiôtis : quant aux derniers, les inscriptions de Thaumaki dans l’Achæa Phthiôtis fournissent une preuve d’autant plus curieuse et d’autant plus forte d’un dialecte indigène, que les Phthiôtes étaient à la fois voisins immédiats et sujets des Thessaliens, qui parlaient une variété de l’Æolien. De même aussi, dans le. Péloponnèse, nous trouvons des preuves du dialecte dôrien chez les Achæens au nord du Péloponnèse, les habitants dryopiens d’Hermionê[16], et chez les Eleuthero-Lacones ou municipes laconiens (composés de Periœki et d’Ilotes) émancipés par les Romains dans le second siècle avant J.-C. Relativement au langage de la population que les envahisseurs dôriens trouvèrent en Laconie, nous n’avons aucun moyen d’en juger : la présomption serait plutôt qu’il ne différait pas essentiellement du dialecte dôrien. Thucydide désigne les Corinthiens, que les envahisseurs dôriens attaquèrent en venant de la colline Solygeios, comme étant ,Æoliens, et Strabon parle des Achæens comme d’une nation æolienne et du dialecte æolien comme ayant été dans l’origine prépondérant dans le Péloponnèse[17]. Plais nous avons de la peine à voir quels moyens d’information possédait l’un ou l’autre de ces deux auteurs relativement au langage parlé à une époque qui doit avoir été antérieure de quatre siècles même à Thucydide.

Il y a trois variétés marquées qu’on peut distinguer dans ce qu’on appelle le dialecte æolien, le lesbien, le thessalien et le bœôtien ; le thessalien formant un terme moyen entre les deux autres. Ahrens a montré que les anciens grammairiens ont coutume d’affirmer des particularités, comme appartenant au dialecte æolien en général, qui n’appartiennent en réalité qu’à la variété lesbienne de ce dialecte, ou aux poèmes d’Alcée et de Sapphô, que ces critiques étudièrent avec attention. L’æolien lesbien, l’æolien thessalien et l’æolien bœôtien sont tous différents : et si, abstraction faite de ces différences, nous limitons notre attention à ce qui est commun à tous trois, nous trouverons peu dé chose à distinguer entre cet æolien abstrait et le dôrien abstrait ou ce qui est commun aux nombreuses variétés du dialecte dôrien[18]. Ce sont deux soeurs qui représentent toutes deux plus ou moins le côté latin de la langue grecque ; tandis que le rapport de l’une om de l’autre avec l’attique et l’ionique est plus éloigné. Or il semble que (mettant l’attique à part) le langage de toute la Grèce[19], depuis la Perrhæbia et le mont Olympos jusqu’au cap Male& et au cap Akritas, consistait en variétés différentes soit du dialecte dôrien, soit de l’æolien ; ceci étant vrai (autant que nous en pouvons juger) non moins des Arkadiens, aborigènes que du reste. Le dialecte laconien contenait plus de particularités qui lui étaient propres, et se rapprochait plus de l’æolien et de l’éleien que de toute autre variété du dorien : il se trouve d l’extrémité de ce qui a été désigné comme le dorien rigoureux, c’est-à-dire le plus éloigné ; de l’ionien et de l’attique. Lés Filles krêtoises présentent aussi un dôrisme rigoureux, aussi bien que la colonie lacédæmonienne de Tarente et probablement la plupart des Grecs d’Italie, quoique quelques-uns d’entre eux soient appelés colonies achéennes : La plupart des autres variétés du dialecte dorien (phokien, lokrien, delphien, achæen de la Phthiôtis) offrent une forure qui s’éloigne beaucoup moins de l’ionien et de l’attique : Argos et les villes de la péninsule argolique semblent former un trait d’union entre les deux.

Ce que nous venons d’exposer représente tous les chétifs renseignements que nous avons relativement à ces variétés de la langue grecque qui ne nous sont pas cornues par des ouvrages écrits. La faible présomption qui en peut naître vient à l’appui de cette opinion que les envahisseurs dôriens de la Laconie et de la Messênia y trouvèrent un dialecte différant peu de celui qu’ils apportaient avec eux, conclusion qu’il est d’autant plus nécessaire d’énoncer d’une manière distincte depuis que l’ouvrage de O. Müller a fait naître une idée exagérée des particularités distinctives qui séparaient le dôrisme du reste de la Hellas.

 

 

 



[1] Odyssée, XV, 297.

[2] Strabon, X, p. 479.

[3] Leake, Travels in Morea, vol. III, ch. 23, p. 29 ; cf. Diodore, XV, 66.

La distance d’Olympia à Sparte, marquée sur une colonne que Pausanias vit à Olympia, était de 660 stades, environ 77 milles anglais = 123 kilom. 900 mètres (Pausanias, VI, 16, 6).

[4] Strabon, VIII, 364, 365 ; Pausanias, III, 2, 5 ; cf. l’histoire de Krios, Pausanias, III, 13, 3.

[5] Pausanias, IV, 3, 3 ; VIII, 29,4.

[6] Strabon (VIII, p. 366) blâme Euripide d’appeler Messênê un pays placé dans l’intérieur des terres ; mais le poète semble avoir été tout à fait exact en le faisant.

[7] Pausanias, IV, 2, 2.

[8] Pausanias, IV, 3, 5-6.

[9] Homère, Iliade, II, 604. Schol., ad loc.

[10] Cf. les deux citations d’Éphore, Strabon, VIII, p. 361-365. Par malheur une portion de la dernière citation est mutilée d’une manière irrémédiable dans le texte. O. Müller (History of the Dorians, Book I, ch. V, 13) a proposé une ingénieuse conjecture, qui cependant ne peut être considérée comme digne de confiance. Grosskurd, le traducteur allemand, ordinairement si habile dans ces restitutions, laisse le passage sans y toucher.

Pour une nouvelle manière de colorer la mort de Kresphontês, arrangée par Isocrate en vue de servir le dessein d’une allocution qu’il met dans la bouche d’Archidamos, roi de Sparte, v. dans ses ouvrages le discours qui passe sous ce nom (Or. IV, p. 120-122). Isocrate dit que les Dôriens Messêniens tuèrent Kresphontês, dont les enfants s’enfuirent à Sparte comme suppliants, implorant vengeance pour la mort de leur père et abandonnant le territoire aux Spartiates. Le dieu de Delphes conseilla à ces derniers d’accepter l’offre, et ceux-ci, en conséquence, attaquèrent les Messêniens, vengèrent Kresphontês et s’approprièrent le territoire. — Isocrate part toujours de la base de l’ancienne légende, la triple conquête dôrienne faite tout d’un coup. Cf. Panathenaic. Or. XII, p. 270-287.

[11] Éphore ap. Strabon, VIII, p. 361. Le Dr Thirlwall fait observer (Hist. of Greece, ch. XII, p. 300, 2e éd.) : La Messênienne Pylos semble avoir conservé longtemps son indépendance et avoir été occupée pendant plusieurs siècles par une seule branche de la famille de Neleus ; car en mentionne des descendants de Nestôr comme alliés des Messêniens pendant leur lutte avec Sparte dans la seconde moitié du septième siècle avant J.-C.

A l’appui de cette assertion le Dr Thirlwall cite Strabon (VIII, p. 355). Je suis d’accord avec lui quant au fait : je ne vois rien qui prouve que les Dôriens de Stenyklêros aient jamais régné sur ce qu’on appelle la Messênienne Pylos ; car, naturellement, s’ils ne régnèrent pas sur elle avant la seconde guerre de Messênia, ils ne l’ont jamais acquise. Mais quant au passage de Strabon, on verra qu’il ne prouve rien pour le point en question ; car Strabon parle non de la Messênienne Pylos, mais de la Triphylienne Pylos ; il se donne de la peine pour montrer que Nestôr n’a rien à faire avec la Messênienne Pylos, — Νέστορος άπόγονοι veut dire les habitants de la Triphylia prés de Lepreon ; cf. p. 350.

[12] Strabon, VIII, p. 360. Relativement à la situation de Korônê dans le golfe Messênien, V. Pausanias, IV, 34, 2 ; Strabon, VIII, p. 361 ; et les observations du colonel Leake, Travels in Morea, ch. 10, vol. I, p. 439-448. Il la place près de la moderne Petalidhi, vraisemblablement d’après de bonnes raisons.

[13] V. les Tables chronologiques de M. Clinton pour l’année 732 avant J.-C. ; O. Müller (dans la Table chronologique ajoutée à son Histoire des Dôriens) appelle ce vainqueur Oxythemis de Korôneia en Bœôtia. Mais cela est inadmissible, pour deux raisons : 1° La rencontre d’un compétiteur bœôtien aux jeux Olympiques dans ce temps reculé. Les onze premiers vainqueurs j’écarte Oxythemis, puisqu’il est le sujet de la discussion) sont tous du Péloponnèse occidental et méridional ; alors viennent des vainqueurs de Corinthe, de Megara et d’Epidauros, ensuite d’Athènes ; il y en a un de Thèbes dans la quarante et unième Olympiade. Je conclus de là que la célébrité et la fréquentation des jeux Olympiques ne s’accrurent que par degrés, et n’étaient pas sorties du Péloponnèse dans le huitième siècle avant. J.-C. 2° Le nom Koronæos, Κορωναϊος, est le titre propre et formel pour un citoyen de Korônê, et non pour un citoyen de Korôneia ; le dernier s’appelle Κορωνεύς. Le nom ethnique Κορωνεύς comme appartenant à Korôneia en Bœôtia est mis hors de cloute par plusieurs inscriptions de la collection de Bœckh ; particulièrement par le n° 1583, dans lequel un citoyen de cette ville est proclamé comme vainqueur à la fête des Charitesia à Orchomenos ; cf. les numéros 1587-1593, dans lesquels se rencontre le même nom ethnique. Les inscriptions bœôtiennes attestent de la même manière la prédominance de la même loi étymologique dans la formation de noms ethniques, pour les villes voisines de Korôneia ; ainsi Chæroneia fait Καιρωνεύς ; Lebadeia, Λεβαδεύς ; Elateia, Έλατεύς ou Έλατειεύς.

Les inscriptions fournissent une preuve entièrement décisive quant au titre ethnique sous lequel un citoyen de Korôneia en Bœôtia se serait fait inscrire et proclamer aux jeux Olympiques ; preuve meilleure que celle d’Hérodote et de Thucydide, qui tous deus les appellent Κορωναϊοι (Hérodote, V, 79 ; Thucydide, IV, 93) ; Polybe est d’accord avec l’inscription et parle des Κορωνεϊς, Αεβαδεϊς, Χαιρωνεϊς (XXVII, 1). O. Müller lui-même admet dans un autre endroit (Orchomenos, p. 480) que le propre nom ethnique est Κορωνεύς. La leçon de Strabon (IX, p. 411) ne mérite pas de confiance. V. Grosskurd, ad loc. ; cf. Steph. Byz., Κορώνεια et Κορώνη. — Quant à la formation de noms ethniques, la règle générale semble être qu’une ville finissant en η ou αι précédé par une consonne ait son dérivé ethnique en αιος, telles que Σκιώνη, Τορώνη, Κύμη, Θήβαι, Άθήναι ; tandis que des noms finissant en εια avaient leur dérivé ethnique en ευς, comme Άλεξάνδσεια, Άμάσεια, Σελευκεια, Αυσιμάχεια (les villes modernes fondées ainsi par les successeurs d’Alexandre sont peut-être les meilleures preuves qu’on puisse prendre pour les analogies de la langue), Μελάμπεια, Μελίτεια, ajoutées aux noms bœôtiens de villes cités plus haut. Il y a toutefois une grande irrégularité dans des cas particuliers, et le nombre de villes appelées du même nom fit naître le désir de varier le dérivé ethnique pour chacune d’elles. V. Steph. Byz., v. Ήράκλεια.

[14] La nudité entière pour les compétiteurs à Olympia fut adoptée d’après la pratique spartiate, vraisemblablement dans la quatorzième Olympiade, comme l’atteste l’épigramme sur Orsippos le Mégarien. Avant cette époque, les compétiteurs olympiques avaient διαζώματα περί τά αιδοϊα (Thucydide, I, 6).

[15] Thucydide, III, 112 ; IV, 41 ; cf. VII, 41, au sujet de la similitude de son du cri de guerre ou pæan, tel que le poussaient les différents Dôriens.

[16] Corpus Inscript., Bœckh, n° 1771, 1772, 1773 ; Ahrens, De Dialecto Doricâ, sect. 1-2, 49.

[17] Thucydide, IV, 42 ; Strabon, VIII, p. 333.

[18] V. l’excellent ouvrage de Ahrens, De Dialecto Æolicâ, sect. 51. Il fait observer, par rapport aux dialectes lesbiens, thessaliens et bœôtiens : Tres illas dialectos, quæ optimo jure Æolicæ vocari videntur, quia qui illis usi sunt Æoles erant, comparantem mirum habere oportet, quod Asianorum Æolum et Bœotorum dialecti tantum inter se distant, quantum vix ab aliâ quâvis Græcæ linguæ dialecto. (Il énumère ensuite de nombreux points de différence.) Contra tot tantasque differentias pauca reperiuntur eaque fere levia, quæ utrique dialecto, neque simul Doricæ, communia sunt.... Vides his comparatis tantum interesse inter utramque dialectum ut dubitare liceat an Æoles Bœoti non magis cum Æolibus Asianis eonjuncti fuerint quam qui hodie miro quodam casa Saxones vocantur cum antiquis Saxonibus. Nihilominus Thessalieâ dialecta in comparationem vocatâ, diversissima qua videntur aliquo vincula conjungere licet. Quamvis enim pauca de câ comperta habeamus, hoc tamen certum est, alia Thessalis cum Lesbiis, alia cum solis Bœotis communia esse (p. 222-223).

[19] Au sujet du dialecte æolien des Perrhæbiens, v. Stephan. Byz., v. Γόννος, et ap. Eustath. ad Iliade, p. 335. L’opinion attique dans la comparaison de ces diverses variétés de la langue grecque est exprimée dans l’histoire d’un homme à qui on demandait lesquels des Bœôtiens ou des Thessaliens étaient les plus barbares en parlant. Il répondit : Les Eleiens (Eustath. ad Iliade, p 304).