HISTOIRE DE LA GRÈCE

TROISIÈME VOLUME

DERNIER CHAPITRE — ÉPOPÉE GRECQUE. - POÈMES HOMÉRIQUES.

 

 

A la tête des compositions épiques de la Grèce, jadis si abondantes, malheureusement perdues pour la plupart, se trouvent l’Iliade et l’Odyssée, avec le nom immortel d’Homère attaché à chacune d’elles, embrassant des portions séparées de la légende compréhensive de Troie. Elles forment le type de ce que l’on peut appeler l’épopée héroïque des Grecs, pour la distinguer de l’épopée généalogique, genre dans lequel on remarquait quelques-uns des poèmes hésiodiques : le Catalogue des Femmes, les Eoiai, et les vers Naupaktiens. Des poèmes présentant le caractère homérique (si on peut employer cette expression, quoiqu’elle soit bien vague), qui se bornaient à décrire un seul des grands événements ou une seule des grandes figures de l’antiquité légendaire des Grecs, et comprenaient un nombre limité de types tous contemporains, se rapprochaient au peu, plus ou moins heureusement ; d’une certaine unité poétique ; tandis que les poèmes hésiodiques, plus humbles d’inspiration, et indéterminés aussi bien pour le temps que pour les personnes, joignaient ensemble des événements distincts, sans aucune intention apparente de concentrer l’intérêt, sans commencement ni fin légitimes[1]. Entre ces deux extrêmes il y avait bien des degrés. Des poèmes biographiques, tels que l’Hêrakleia ou la Thêseis, racontant tous les exploits principaux accomplis par un seul héros, présentent un caractère intermédiaire entre les deux, mais se rapprochant de plus près des poèmes hésiodiques. Même les hymnes en l’honneur des dieux, attribués à Homère, sont des fragments épiques qui racontent les grandes actions ou les aventures particulières du dieu qui y est célébré.

La poésie didactique et la poésie religieuse et mystique des Grecs commencèrent toutes deux à être composées en vers hexamètres, la mesure caractéristique et consacrée de l’épopée[2] ; mais elles appartiennent à un genre différent et jaillissent d’une veine différente de l’esprit grec. Il semble qu’on a cru assez communément parmi les Grecs historiques que ces épanchements mystiques étaient plus anciens que leurs poèmes narratifs ; et qu’Orphée, Musée, Linus, Olen, Pamphus et même Hésiode, etc., qu’on regardait comme les auteurs des premiers, étaient antérieurs à Homère. Mais il n’y a pas de preuve à l’appui de cette opinion, et les présomptions sont toutes contre elle. Ces, compositions ; qui au sixième siècle avant l’ère chrétienne passaient sous le nom d’Orphée et de Musée, semblent avoir été, incontestablement postérieures à Homère. Nous ne pouvons pas même admettre la conclusion modifiée de Hermann, d’Ulrici et d’autres, à savoir que la poésie mystique, comme genre (en écartant les compositions particulières faussement attribuées à Orphée et à d’autres), précédait, dans l’ordre des temps, la poésie narrative[3].

Outre l’Iliade et l’Odyssée, nous produisons les titres d’environ trente poèmes épiques perdus, parfois avec une courte allusion à leur contenu.

Relativement à la légende de Troie, il y en avait cinq les vers Cypriens, l’Æthiopis et la prise de Troie, attribuées toutes deux à Arktinus ; l’Ilias Minor, attribuée à Leschês ; les Retours (des héros après la prise de Troie), auxquels est attaché le nom d’Hagias de Trœzên ; et la Telegonia, par Eugammôn, continuation de l’Odyssée. Deux poèmes, la Thêbaïs et les Epigoni (peut-être deux parties d’un seul et même poème), étaient consacrés à la légende de Thêbes, aux deux sièges de cette ville par les Argiens. Un autre poème, appelé Œdipodia, avait pour sujet la destinée tragique d’Œdipe et de sa famille ; et peut-être celui qui est cité sous le titre d’Eurôpia, ou vers sur Europê, a-t-il compris le conte de son frère Kadmos, le fondateur mythique de Thèbes[4].

Les exploits d’Hêraklês furent célébrés dans deux compositions, appelées chacune Hêrakleia, dues à Kinæthôn et à Pisander, et probablement aussi dans beaucoup d’autres dont le souvenir n’a pas été conservé. La prise d’Œchalia, par Hêraklês, formait le sujet d’une épopée séparée. Deux autres poèmes, du nom d’Ægimios et de Minyas, reposaient, suppose-t-on, sur d’autres exploits de ce héros, le secours efficace qu’il prêta au roi dorien Ægimios contre les Lapithae, sa descente aux enfers dans le but de délivrer Thêseus emprisonné, et la conquête qu’il fit de la cité des Minyæ, la puissante Orchomenos[5].

D’autres poèmes épiques, la Phorônis, la Danaïs, l’Alkmæônis, l’Atthis, l’Amazonie[6], ne nous sont connus que de nom. Nous pouvons faire de vagues conjectures, mais rien de plus, quant à leur contenu, d’après ce que le nom indique. La Titanomachie, la Gigantomachie et les Corinthiaques, trois compositions attribuées toutes à Eumêle, donnent, au moyen du titre, une idée un peu plus claire du sujet qu’elles renfermaient. La Théogonie attribuée à Hésiode existe encore, bien que corrompue et mutilée en partie ; mais il parait qu’il y a eu d’autres poèmes, aujourd’hui perdus, ayant le même sens et le même titre.

Entre les poèmes composés dans la manière hésiodique, étendus et pleins de détails généalogiques, les principaux étaient le Catalogue des Femmes et les Grandes Eoiai r le dernier de ces deux poèmes semble en effet avoir été une continuation du premier. Un nombre considérable de femmes célèbres de la Grèce héroïque y étaient rappelées, l’une après l’autre, sans autre lien qu’un lien arbitraire de connexion. On attribue encore à Hésiode le mariage de Kêyx, la Melampodia et une suite de fables appelées Astronomia, et l’on rattache au nom de ce poète, parfois aussi à celui de Kerkops, le poème mentionné plus haut sous le nom d’Ægimios. Les vers Naupaktiens (appelés ainsi probablement du lieu de naissance de leur auteur), et les généalogies de Kinæthôn et d’Asius étaient des compositions présentant le même caractère vagabond, autant que nous en pouvons juger par les chétifs fragments qui restent[7]. Le poète épique orchoménien Chersias, dont Pausanias nous a conservé deux vers seulement, peut à bon droit être rapporté à la même catégorie[8].

Le plus ancien des poètes épiques, auquel on assigne une date portant avec elle une apparence d’autorité, est Arktinus de Milêtos, qui est placé par Eusèbe dans la première Olympiade, et par Suidas dans la neuvième. Eugammôn, l’auteur de la Telegonia, et le dernier du Catalogue, est placé dans la cinquante-troisième Olympiade (566 ayant J.-C.). Entre ces deux poètes nous trouvons Asius et Leschês, vers la trentième Olympiade, époque où la veine de l’ancienne épopée allait tarissant, et où d’autres formes de poésie, élégiaque, iambique, lyrique et chorique, étaient déjà nées ou étaient sur le point de naître, pour rivaliser avec elle[9].

On a déjà dit dans un chapitre précédent que, lors des premiers commencements de la prose, Hellanicus, Phérécyde et d’autres logographes s’occupèrent d’extraire des anciennes fables quelque chose qui ressemblât à un récit continu, disposé en ordre chronologique. Ce fut sur un principe à peu près semblable que les savants Alexandrins, vers le second siècle avant l’ère chrétienne[10], arrangèrent la multitude des vieux poètes épiques en une série fondée sur l’ordre supposé de temps dans les événements racontés, commençant par le mariage d’Uranos et de Gæa et la Théogonie, et finissant par la mort d’Odysseus, que frappe son fils Telegonos. Ce recueil passa sous le nom de Cycle épique, et les poètes dont il renfermait les compositions furent appelés poètes cycliques. Sans doute il y avait dans la bibliothèque d’Alexandrie des trésors plus considérables qu’il n’en avait jamais été réuni auparavant, et ils étaient soumis à des hommes et de savoir et de loisir ; de sorte que plus il se trouvait de compositions de ce genre dans le même muséum, plus il était utile d’établir un ordre fixe de lecture, et d’en faire une édition corrigée et uniforme[11]. Il plut aux critiques de déterminer la priorité non par l’ancienneté ni par la supériorité des compositions elles-mêmes, mais par la suite supposée du récit, de manière à ce que le tout, pris ensemble, constituât un agrégat lisible d’antiquité épique.

Il existe beaucoup d’obscurités[12], et un grand nombre d’opinions différentes ont été émises, relativement à ce cycle épique ; je le considère, non comme un canon exclusif, mais simplement comme une classification embrassant tout, avec une édition nouvelle, à laquelle il sert de base. Il renfermait habituellement tous les poèmes épiques de la bibliothèque antérieurs à la Telegonia, et propres--à former un récit continu ; il n’excluait que deux classes : d’abord les poètes épiques modernes, tels que Panyasis et Antimaque, ensuite les poèmes généalogiques et décousus, tels que le Catalogue des Femmes, les Eoiai et autres, que l’on ne pouvait faire entrer dans une suite chronologique quelconque d’événements[13]. L’Iliade et l’Odyssée étaient toutes deux comprises dans le cycle, de sorte que la dénomination de poète cyclique n’entraîna avec elle dans l’origine et à dessein aucune idée de mépris. Mais comme on parlait surtout isolément des grands et principaux poèmes, ou qu’on les désignait par le nom de leurs propres auteurs séparément, le nom général de poètes du cycle en vint insensiblement à être appliqué aux plus mauvais, et à impliquer ainsi vulgarité ou banalité ; d’autant plus qu’un grand nombre des compositions inférieures renfermées dans la collection semblent avoir été anonymes, et qu’on ne peut conséquemment en indiquer les auteurs que par quelque désignation commune, telle que celle de poète cyclique. C’est de cette manière que nous devons expliquer le sentiment de mépris attaché par Horace et autres à l’idée d’écrivain cyclique, bien que ce sentiment ne fût pas impliqué dans le sens primitif du cycle épique.

On mentionnait ainsi les poèmes du cycle en les mettant en contraste et en opposition avec Homère[14], bien que dans l’origine l’Iliade et l’Odyssée aient été toutes deux comprises parmi eux ; et cette altération dans le sens du mot a donné lieu à une erreur quant au but primitif de la classification, comme si l’on avait eu le dessein spécial de séparer d’Homère les productions épiques inférieures. Mais pendant que quelques critiques sont disposés à distinguer trop formellement d’Homère les poètes cycliques, je crois que Welcker va trop loin dans l’extrême contraire, et qu’il identifie trop étroitement le cycle avec ce poète. Il l’explique comme une classification formée à dessein pour comprendre toutes les diverses productions de l’épopée homérique, avec son unité d’action et son petit nombre relatif et de personnages et d’aventures, en opposition avec l’épopée hésiodique, toute remplie de personnes et de généalogies séparées, et manquant d’action centrale aussi bien que de catastrophe finale. Cette opinion coïncide, en effet, dans une large mesure avec le fait, en ce qu’il semble que le cycle renfermait peu des épopées hésiodiques. Dire qu’il n’en comprenait aucune, ce serait aller trop loin ; car nous ne pouvons nous permettre d’écarter ni la Théogonie ni l’Ægimios ; mais nous pouvons parfaitement bien expliquer leur absence ; sans supposer un dessein quelconque de les exclure ; car il est évident que leur caractère vagabond (semblable à celui des Métamorphoses d’Ovide) s’opposait à la possibilité de les entremêler dans une série continue. Comme la continuité dans la suite des événements racontés, jointe à un certain degré d’ancienneté dans les ouvrages, était le principe sur lequel reposait l’arrangement appelé le cycle épique, les poèmes hésiodiques en étaient généralement exclus, non d’après une intention préconçue, mais parce qu’on ne pouvait les mettre en harmonie avec une telle lecture régulière.

Quels étaient les poèmes particuliers qu’il renfermait, c’est ce que nous ne pouvons pas déterminer aujourd’hui avec exactitude. Welcker les arrange comme il suit : la Titanomachie, la Danaïs, l’Amazonia (ou l’Atthis), l’Œdipodia, la Thébaïs (ou expédition d’Amphiaraos), les Epigoni (ou l’Alkmæônis), le Minyas (ou la Phokaïs), la Prise d’Œchalia, les vers Cypriens, l’Iliade, l’Æthiopis, l’Ilias Minor, l’Iliupersis ou Prise de Troie, les Retours des héros, l’Odyssée et la Telegonia. Wuellner, Lange et M. Fynes Clinton étendent encore la liste des poètes cycliques[15]. Mais toutes ces reconstructions du cycle sont conjecturales et dépourvues d’autorité. Les seuls poèmes pour lesquels nous puissions affirmer sur des raisons positives qu’ils y avaient été compris, sont d’abord la série relative aux héros de Troie, depuis les vers Cypriens jusqu’à la Telegonia, dont Proclus avait conservé les arguments, et qui renferme l’Iliade et l’Odyssée, puis l’ancienne Thêbaïs, qui est expressément appelée cyclique[16], pour la distinguer du poème du même nom composé par Antimaque. Relativement à d’autres compositions particulières, il n’y a pas de preuves qui puisse nous guider soit pour les admettre, soit pour les exclure, excepté nos vues générales quant au plan sur lequel fut formé le cycle. Si l’idée que je me fais de ce plan est juste, les critiques alexandrins y arrangèrent tous leurs anciens trésors épiques, jusqu’à la Telegonia, les bons aussi bien que les mauvais ; l’or, l’argent, le fer, pourvu seulement qu’ils pussent être ajustés dans la suite du récit. Mais je ne puis me permettre d’y enfermer, comme le fait M. Clinton, l’Eurôpia, la Phorônis et d’autres poèmes dont nous ne connaissons que les noms, parce qu’il est incertain si leur contenu pouvait remplir cette condition première. Je ne peux pas non plus partager l’opinion qu’il avance, que là où il existait deux ou plusieurs poèmes avant le même titre et le même objet, l’un d’eux doit nécessairement avoir été adopté dans le cycle, à l’exclusion des autres. Il a pu y avoir deux Théogonies ou deux Herakleias, toutes deux comprises dans le cycle ; le but étant (comme je l’ai fait remarquer plus haut) non de séparer les meilleurs des moins bons, niais de déterminer quelque ordre fixe, utile pour la lecture et les recherches, au milieu d’une foule de compositions éparses, et d’en faire la base d’une édition nouvelle, entière et corrigée.

Quel qu’ait pu être le principe d’après lequel les poèmes cycliques furent réunis dans l’origine, ils sont tous perdus aujourd’hui, excepté ces deux diamants incomparables, dont l’éclat, éclipsant tout le reste, a suffi seul pour répandre une gloire impérissable même sur la phase la plus ancienne de la vie grecque. Ç’a été le privilège naturel de l’Iliade et de l’Odyssée, depuis la naissance de la philologie grecque jusqu’au jour actuel, de provoquer une vive curiosité, à laquelle, même aux époques historiques et littéraires de la Grèce, il a manqué des faits authentiques propres à la satisfaire. Ces compositions sont les monuments d’un âge excessivement religieux et poétique, mais essentiellement aussi dépourvu de philosophie, de réflexion et d’annales. De là vient que nous n’avons aucune connaissance certaine qui nous ait été transmise sur une telle période ; et nous devons bien nous convaincre, quelque fâcheux et pénible que cela soit, que tous les efforts imaginables de l’esprit critique ne pourront pas seuls nous mettre en état de distinguer l’imagination de la réalité, dans l’absence d’un fonds passable de preuves. Après les innombrables commentaires et les controverses acrimonieuses[17] auxquels les poèmes homériques ont donné lieu, c’est à peine si on peut dire qu’un seul des points douteux dans l’origine ait trouvé une solution capable d’imposer un acquiescement universel. Jeter un regard sur ces controverses, même brièvement, ce serait dépasser de beaucoup les limites du présent ouvrage. Mais l’histoire grecque la plus abrégée serait incomplète, si elle ne présentait quelque recherche relative au Poète (c’est ainsi que, dans leur vénération, lés critiques grecs appelaient Homère) et aux productions qui passent aujourd’hui et qui ont passé jusqu’ici sous son nom.

Qui était Homère, ou qu’était-il ? Quelle date peut-on lui assigner ? Quelles étaient ses compositions ?

Si on est posé ces questions à des Grecs de différentes villes et d’époques différentes, on eût obtenu des réponses bien opposées et très contradictoires. Depuis les inappréciables travaux d’Aristarque et des autres critiques alexandrins sur le texte de l’Iliade et de l’Odyssée, il a été en effet d’usage de considérer ces deux ouvrages (en mettant de côté les hymnes et titi petit nombre de poèmes moins considérables) comme étant les seules compositions homériques véritables : et les savants appelés Chorizontes, ou Séparateurs, à la tête desquels étaient Xenôn et Hellanicus, s’efforcèrent plus encore de réduire le nombre en divisant l’Iliade et l’Odyssée, et en montrant que ces cieux poèmes ne pouvaient pas être l’œuvre du même auteur. Pendant tout le cours de l’antiquité grecque, l’Iliade et l’Odyssée, ainsi que les hymnes, ont été admises comme homériques. Mais, si nous remontons au temps d’Hérodote, et plus haut encode, nous trouvons qu’on attribuait aussi à Homère plusieurs autres épopées ; et il ne manqua[18] pas de critiques, antérieurs à l’époque alexandrine, qui regardèrent tout le cycle épique, avec le poème satirique appelé Margitès, la Batrachomyomachie et d’autres petites pièces, comme des ouvrages homériques. La Thêbaïs cyclique et les Epigoni (soit que ce fussent deux poèmes séparés, soit que le dernier fût une seconde partie du premier) étaient dans les anciens temps communément attribués à Homère. Il en était de même pour les vers Cypriens : quelques-uns lui attribuaient même plusieurs autres poèmes[19], la prise d’Œchalia, l’Ilias Minor, la Phokaïs et l’Amazonia. Le titre qu’avait le poème intitulé Thêbaïs à être appelé homérique repose sur une preuve talus ancienne que toutes celles que l’on peut produire pour démontrer l’authenticité de l’Iliade et de l’Odyssée : en effet, Kallinus, l’ancien poète élégiaque (640 avant J.-C.) mentionnait Homère comme en étant l’auteur, et son opinion était partagée par beaucoup d’autres juges compétents[20]. D’après la remarquable relation donnée par Hérodote de l’expulsion des rhapsodes de Sikyôn, par ordre du despote Kleisthenês, à l’époque de Solôn (vers 580 avant J.-C.) nous pouvons penser avec probabilité que la Thêbaïs et les Epigoni étaient alors chantés par des rhapsodes a Sikyôn comme productions homériques[21]. Et il est clair, d’après les paroles d’Hérodote, que de son temps l’opinion générale attribuait à Homère et les vers Cypriens et les Epigoni, bien que lui-même soit d’un avis différent[22]. Toutefois, c’est malgré un tel dissentiment que l’historien doit avoir conçu que les noms d’Homère et d’Hésiode s’étendaient presque à tout l’ensemble de l’ancienne épopée ; sans quoi il eût difficilement prononcé son mémorable jugement, à savoir qu’ils étaient tous deux les auteurs de la Théogonie grecque.

Con sait bien que beaucoup de villes différentes prétendaient avoir donné naissance à Homère (sept est plutôt au-dessous de la vérité, et Smyrna et Chios sont les plus importantes parmi elles), et la plupart de ces villes avaient a raconter des légendes touchant sa parenté romanesque, sa cécité alléguée, et sa vie de barde errant accoutumé à la pauvreté et au chagrin[23]. Les différences dans les renseignements relatifs à la date de sa prétendue existence ne sont pas moins dignes de remarque ; car des huit époques différentes qui lui sont assignées, la plus ancienne est séparée de la plus récente par un intervalle de 460 ans.

Telles eussent été les réponses contradictoires faites dans différentes parties du monde grec à toute question touchant la personne d’Homère. Mais il y avait une gens poétique (confrérie ou corporation) dans l’île ionienne de Chios qui, si la question lui eût été posée, aurait répondu d’une autre manière. Pour elle, Homère n’était pas seulement un homme antérieur, d’une nature analogue à la sienne, mais un éponyme et un premier père divin ou semi-divin, qu’elle adorait dans ses sacrifices particuliers, et dans le nom supérieur et la gloire duquel s’absorbait l’individualité de chaque membre de la gens. Les compositions de chaque Homéride séparé, ou les efforts combinés d’un grand nombre d’entre eux mis en commun étaient les ouvrages d’Homère : le nom du barde individuel périt et son rôle d’auteur est oublié ; mais le père commun de la gens vit et grandit en renommée, de génération en génération, grâce au génie de ses fils qui se renouvellent eux-mêmes.

Telle était la conception qu’avait d’Homère la gens poétique appelée Homêridæ ou Homérides ; et au milieu de l’obscurité générale qui couvre la question entière, je penche vers cette conception, la regardant comme la plus plausible. Homère est non seulement l’auteur réputé des diverses compositions émanant des membres de la gens, mais encore c’est en lui que se concentrent les maintes légendes diverses et la généalogie divine qu’il plaît à leur imagination de lui attribuer. Fabriquer ainsi une personnalité fictive, incorporer ainsi d’une manière parfaite au monde réel les entités de la religion et de l’imagination, c’est lit un procédé familier et même habituel à la vue rétrospective des Grecs[24].

Il est à remarquer que la gens poétique présentée ici, les Homérides, est d’une authenticité incontestable. Son existence et sa considération se conservèrent jusqu’aux temps historiques dans l’île de Chios[25]. Si les Homérides furent encore marquants même aux. époques d’Acusilas, de Pindare, d’Hellanicus et de Platon, où avait cessé leur invention productrice, et ou ils n’étaient plus que les gardiens et les distributeurs, conjointement avec d’autres, des trésors légués par leurs prédécesseurs, combien leur position a-t-elle dû être plus élevée trois siècles auparavant, pendant qu’ils étaient encore les créateurs inspirés de nouveautés épiques, et alors que l’absence de l’écriture leur assurait le monopole incontesté (le leurs propres compositions[26] !

Ainsi Homère n’est pas un homme individuel, mais le père divin ou héroïque de la gens des Homêridæ (les idées de culte et d’ancêtres se confondant, comme elles le faisaient constamment dans l’esprit grec), et il est l’auteur de la .Thêbaïs, des Epigoni, des vers Cypriens, des Proœmia ou Hymnes, et d’autres poèmes, dans le même sens qu’il est l’auteur de l’Iliade et de l’Odyssée, en admettant que ces diverses compositions émanent, comme cela peut être, de différents individus comptés parmi les Homêridæ. Mais ce rejet de la personnalité historique d’Homère est tout à fait distinct de la question, arec laquelle il a été souvent confondu, de savoir si l’Iliade et l’Odyssée sont originairement des poèmes entiers, et si elles sont d’un seul auteur ou autrement. Pour nous, le nom d’Homère signifie ces deus poèmes et peu de chose autre ; nous désirons connaître tout ce que l’on peut savoir quant à leur date, à leur composition primitive, à leur conservation et à la manière dont ils étaient communiqués au public. Toutes ces questions sont plus ou moins mêlées ensemble.

Relativement à la date des poèmes, nous n’avons pas d’antres renseignements que les diverses affirmations, concernant l’époque d’Homère, qui sont séparées (comme je l’ai fait observer plus haut) par un intervalle de 460 ans, et qui dans le plus grand nombre des cas déterminent la date d’Homère en s’en référant à quelque autre événement, lui-même fabuleux et non prouvé, tel que la guerre de Troie, le retour des Hêraklides, ou l’émigration ionienne. Kratês plaçait Homère avant le retour des Hêraklides et moins de quatre-vingts ans après la guerre de Troie : Eratosthène le met 100 ans après cette guerre ; Aristote, Aristarque et Castor le font naître au moment de l’émigration ionienne, tandis qu’Apollodore le place 100 ans après cet événement ; soit 240 ans après la prise de Troie. Thucydide lui assigne une date très postérieure à la guerre de Troie[27]. D’autre part, Théopompe et Euphoriôn rapportent son existence à la période beaucoup plus récente du roi lydien Gygès (Ol. 18-23, 708-688 av. J.-C.), et le font vivre 500 ans après l’époque troyenne[28]. Quelles étaient les raisons de ces diverses conjectures ? C’est ce que nous ignorons, bien que, dans les assertions de Kratês et d’Eratosthène, nous puissions assez bien les deviner. Mais le jugement le plus ancien qui nous ait été conservé relativement à la date d’Homère, et qui indique par conséquent la date de l’Iliade et de !’Odyssée, me parait en même temps le plus croyable et le plus compatible avec l’histoire générale (le l’ancienne épopée. Hérodote place Homère 400 ans avant lui ; il prend pour point de départ, non un événement fabuleux quelconque, mais un moment réel et authentique[29]. Quatre siècles avant Hérodote répondraient à une période commençant en 880 avant J.-C. ; de sorte que la composition des poèmes homériques tomberait ainsi entre 850 et 800 avant J.-C. Nous pouvons conclure des paroles d’Hérodote que tel était son propre jugement, contraire à une opinion courante qui plaçait le poète à une époque plus reculée.

Placer l’Iliade et l’Odyssée à un moment quelconque entre 850 et 776 avant J.-C. me parait plus probable que toute autre date, antérieure ou postérieure, plus probable que la dernière, parce que nous sommes autorisés à regarder ces deux poèmes comme antérieurs à Arktinus, qui vient peu après la première Olympiade, plus probable que la première, parce que plus nous reculons les poèmes dans le passé, plus nous rendons étonnant ce phénomène de leur conservation, phénomène déjà assez merveilleux, depuis une telle époque et une telle société jusqu’aux temps historiques.

Le mode par lequel ces poèmes, et à vrai dire tous les poèmes, épiques aussi bien que lyriques, jusqu’à l’époque (probablement) de Pisistrate, furent mis en circulation et agirent sur le public, mérite une attention particulière. Ils n’étaient pas lus par des individus isolés et à part, mais chantés ou récités dans des fêtes ou à des assemblées. Ceci semble être un des rares faits incontestés en ce qui concerne ce grand poète ; car ceux mêmes qui soutiennent que l’Iliade et l’Odyssée furent conservées au moyen de l’écriture, contestent rarement qu’ils fussent lus.

En appréciant l’effet des poèmes, mous devons toujours tenir compte de la grande différence qui existait entre l’ancienne Grèce et notre propre temps, entre la congrégation réunie à une fête solennelle, stimulée par une sympathie commune, écoutant un récit mesuré et musical tombant des lèvres de bardes ou de rhapsodes exercés, dont on’ supposait que le sujet avait été inspiré par la Muse, et le lecteur solitaire avec un manuscrit sous les yeux ; ce manuscrit étant, jusqu’à une époque très avancée dans la littérature grecque, écrit tant bien que mal, sans division en parties et sans signes de ponctuation. Il en fut pour l’ancienne épopée grecque comme pour les représentations dramatiques. à toutes les époques ; une très grande part de l’effet qu’elle produisait sur les esprits résultait du talent de celui qui la récitait et de la force des accompagnements en général, et cet effet aurait disparu complètement dans une lecture solitaire. Primitivement le barde chantait son propre récit épique en commencent par un proœmium ou hymne en l’honneur de l’un des dieux[30] : sa profession était séparée et spéciale, comme celle du charpentiers du médecin ou du prophète ; son genre et son débit doivent avoir exigé une préparation particulière, non moins que sa faculté imaginative. Son caractère, se présente dans l’Odyssée comme hautement estimé ; et dans l’Iliade. Achille même ne dédaigne pas de jouer de la lyre de ses propres mains et de chanter des exploits héroïques[31]. Non seulement l’Iliade et l’Odyssée, ainsi que les poèmes incorporés dans le. Cycle épique, produisirent tout leur effet et gagnèrent toute leur renommée par ce procédé de débit oral, mais même les poètes lyriques et choriques qui vinrent ensuite furent connus et goûtés de la même manière par le public en général, même après l’établissement complet d’habitudes de lecture parmi les hommes lettrés. Pendant que, dans le cas de l’épopée, le débit ou le chant avait été extrêmement simple et la mesure relativement peu diversifiée, sans autre accompagnement que celui de la harpe à quatre cordes, toutes les modifications apportées à l’hexamètre primitif, commençant par le pentamètre et l’iambe, et allant degrés par degrés jusqu’à la strophe compliquée de Pindare et des tragiques, laissaient encore la poésie dans un état tel, que son effet général dépendait considérablement de la voix et des accompagnements et se distinguait formellement de la simple lecture isolée des mots. Et dans la poésie dramatique, la dernière dans l’ordre des temps, la déclamation et le geste de l’acteur qui parlait alternaient avec le chant et la danse du chœur et avec les instruments de musique, le tout étant rehaussé par d’imposantes décorations visibles. Or l’effet et le chant dramatiques nous sont également familiers dans les temps modernes, de sorte que chacun tonnait la différence qui existe entre lire les mots et les entendre dans les circonstances appropriées ; mais on jouit (et il en a été ainsi longtemps) si exclusivement de la poésie ; comme telle, par la lecture, qu’il faut un souvenir spécial pour nous reporter en arrière jusqu’à l’époque où l’Iliade et l’Odyssée s’adressaient seulement à l’oreille et aux sentiments d’une multitude mélangée et pleine de sympathie. De lecteurs, il n’y en avait point, du moins jusqu’au siècle qui précéda Solôn et Pisistrate ; dans la suite, à partir de ce moment, leur nombre et leur influence grandirent graduellement, bien que faibles sans doute, même à l’époque la plus littéraire de la Grèce, comparativement avec la société moderne en Europe. Cependant, tant qu’il s’agit de la production de la belle poésie épique, la troupe d’élite des lecteurs instruits fut un stimulant moins puissant que la foule illettrée et attentive des époques plus anciennes. Les poèmes de Chœrilus et d’Antimaque, vers la fin de la guerre du Péloponnèse, bien qu’admirés des érudits, n’acquirent jamais de popularité ; et l’empereur Adrien échoua dans la tentative qu’il fit pour mettre à la mode le dernier de ces poètes aux dépens d’Homère[32].

On verra par ce quia été dit ici que cette classé d’hommes, qui formait le moyen de communication entré les vers et l’oreille, était de la plus haute importance dans l’ancien monde, et surtout aux époques plus reculées de sa carrière, les bardes et les rhapsodes pour l’épopée, les chanteurs pour la poésie lyrique, les acteurs et les chanteurs conjointement avec les danseurs pour le chœur et le drame. Les poètes lyriques et dramatiques enseignaient eux-mêmes à débiter leurs compositions, et cette occupation eut aux yeux du public un intérêt si prononcé, que le mot de Didaskalia, qui servait communément à désigner la représentation dramatique, en tira son origine.

Parmi les rhapsodes qui, pour réciter l’ancienne épopée, fréquentaient les fêtes à une époque où les cités grecques étaient multipliées et d’un facile accès, il a dû naturellement y avoir de grandes différences de mérite ; mais nous pouvons admettre comme certain que les individus les plus remarquables d’entre eux étaient préparés avec soin par l’étude et acquéraient une grande perfection dans l’exercice de leur profession. Cependant il se trouve que Socrate et ses deux disciples Platon et Xénophon parlent avec mépris de leur mérite, et bien des personnes ont été disposées, avec un peu trop d’empressement, à admettre cette sentence de condamnation comme concluante, sans tenir compte du point de vue d’où elle a été rendue[33]. Ces philosophes considéraient Homère et d’autres poètes au point de vue de l’instruction, de la doctrine morale et de la pratique de la vertu ; ils analysaient les caractères décrits par le poète, examinaient avec soin la valeur des leçons données, et s’efforçaient souvent de découvrir un sens caché là où le sens apparent encourait leur improbation. Quand ils trouvaient un homme tel que le rhapsode, qui faisait profession de faire pénétrer le récit homérique dans l’esprit des auditeurs, et qui cependant ou ne touchait jamais ou ne touchait que malheureusement au sujet de l’exposition, ils le traitaient avec mépris ; en effet, Socrate déprécie les poètes, en grande partie d’après le même principe, comme s’occupant de matières dont ils ne pourraient rendre un compte raisonné[34]. C’était aussi l’habitude de Platon et de Xénophon de ravaler en général l’emploi du talent comme métier en vue de gagner sa vie, en l’opposant souvent d’iule manière indélicate à l’enseignement gratuit et à la pauvreté pleine d’ostentation de leur maître. Mais nous ne sommes pas autorisés à juger les rhapsodes d’après une telle règle. Bien qu’ils ne fussent ni philosophes ni moralistes, ils avaient pour mission (et il en avait été ainsi longtemps avant que s’ouvrit le point de vue philosophique) de faire sentir leur poète aux cœurs émus d’une foule assemblée, et de se pénétrer du sens autant qu’il convenait pour ce but, en y adaptant les agréments appropriés de l’action et de l’intonation. En accomplissant cette tâche, leur devoir véritable, ils furent des membres précieux de la communauté grecque, et il semble qu’ils ont possédé toutes les qualités nécessaires au succès.

Ces rhapsodes, les successeurs des aœdi ou bardes primitifs, paraissent s’être distingués d’eux en cessant tout accompagnement musical. Pans l’origine, le barde chantait, et il animait son chant en touchant parfois la simple harpe à quatre cordes ; son successeur le rhapsode récitait, ne tenant à la main qu’une branche de laurier, et comptant pour produire de l’effet sur sa voix et son débit, sorte de déclamation musicale et rythmique[35], qui se changeait graduellement en une emphase et une gesticulation véhémentes, jusqu’à ce qu’elle se rapprochât de celles de l’acteur dramatique.

A quelle époque eut lieu ce changement ? Les deux modes différents usités pour énoncer les anciens poèmes épiques peuvent-ils avoir été employés simultanément ? C’est ce que nous n’avons aucun, moyen de déterminer. Hésiode reçoit de la Muse une branche de laurier qui marque qu’il est consacré au service de ces déesses ; par là, il est désigné rhapsode ; tandis qu’on reconnaît encore l’ancien barde dans l’hymne homérique à Apollon Mien comme influent et populaire aux fêtes Panioniennes de l’île de Dêlos[36]. Peut-être les améliorations apportées à la harpe, à laquelle Terpandros (660 av. J.-C.) ajouta trois cordes outre les quatre cordes primitives, et la complication croissante de la musique instrumentale en général ont-elles contribué à faire tomber l’ancien accompagnement en discrédit, et à favoriser ainsi l’emploi de la récitation. L’histoire, qui nous apprend que Terpandros lui-même composa de la musique, non seulement pour des poèmes en hexamètres (son propre ouvrage), mais aussi pour ceux d’Homère, semble indiquer que la musique antérieure cessait d’être en faveur[37]. Quels qu’aient été les degrés par lesquels le barde se changea en rhapsode, il est certain qu’avant le temps de Solen le dernier était l’organe reconnu et exclusif de l’ancienne épopée, récitée parfois en courts fragments dans des compagnies particulières par des rhapsodes isolés, parfois dans une fête publique par plusieurs rhapsodes se succédant sans interruption.

Relativement à la manière dont les poèmes homériques furent conservés, pendant deux siècles (ou, comme quelques-uns le pensent, pendant un plus long intervalle), entre leur composition primitive et la période qui précède de peu Solôn, et relativement à leur composition primitive et h leurs changements postérieurs, il y a de grandes différences d’opinion entre d’habiles critiques. Ont-ils été conservés écrits ou non écrits ? L’Iliade fut-elle composée primitivement comme un seul poème, et l’Odyssée également, ou chacune d’elles est-elle une agrégation de parties existant par elles-mêmes et sans lien dans l’origine ? Chacun de ces poèmes a-t-il un seul auteur ou plusieurs ?

Soit tacitement, soit explicitement, on a en général réuni ces questions, et on les a discutées les unes par rapport aux autres, au moyen de recherches faites dans les poèmes homériques ; cependant les Prolégomènes de M. Payne Knight ont le mérite de les laisser distinctes. Il y a un demi-siècle, les importants et ingénieux Prolégomènes de F.-A. Wolf, mettant à profit les Scholies de Venise, qui avaient été alors publiées depuis peu, ouvrirent pour la première fois une discussion philosophique relative à l’histoire du texte homérique. Une partie considérable de cette dissertation (nullement toutefois la dissertation entière) est employée à défendre ce principe, proclamé antérieurement par Bentley entre autres, que les parties séparées composant l’Iliade et l’Odyssée n’avaient pas été réunies en un corps compacte et mises dans .un ordre invariable avant l’époque de Pisistrate, dans le sixième siècle avant J.-C. Pour arriver à cette conclusion, Wolf soutenait que l’on ne pouvait démontrer qu’il eût existé des copies écrites de l’un ou de l’autre poème pendant les temps reculés auxquels on rapporte leur composition, et que, sans le secours de l’écriture, aucun poète n’aurait pu concevoir dans l’origine la symétrie parfaite d’une givre si compliquée, et que, s’il l’eût réalisée, son œuvre n’aurait pu être transmise arec certitude à la postérité. L’absence, chez les anciens Grecs, d’une écriture facile et commode, telle qu’on doit nécessairement la supposer pour de longs manuscrits, était donc un des points sur lesquels s’appuyait Wolf pour combattre l’intégrité première de l’Iliade et de l’Odyssée. Nitzsch, et d’autres parmi les principaux adversaires de Wolf, semblent avoir accepté la connexion entre l’une et l’autre comme il l’établit dans l’origine, et l’on a regardé comme un devoir pour ceux qui défendaient l’ancien caractère d’ensemble de l’Iliade et de l’Odyssée, de soutenir que c’étaient des poèmes écrits dès le principe.

Pour moi, il me semble que les fonctions architectoniques attribuées par Wolf à Pisistrate et à ses associés, quant à ce qui concerne les poèmes homériques, ne sont nullement admissibles. Mais on gagnerait sans doute beaucoup pour ce point de vue de la question, si l’on pouvait démontrer qu’afin de la discuter, on serait réduit à la nécessité d’admettre de longs poèmes écrits au neuvième siècle avant l’ère chrétienne. Il y a, à mon avis, peu de choses qui puissent être plus improbables ; et M. Payne Knight, opposé comme il l’est à l’hypothèse de Wolf, admet ce point non moins que Wolf lui-même[38]. Les traces d’écriture en Grèce, même au septième siècle avant l’ère chrétienne ; sont excessivement faibles. Parmi les inscriptions qui nous restent, il n’y erg a aucune qui soit antérieure a la quarantième Olympiade, et les anciennes inscriptions sont grossières et exécutées sans, art. Nous ne pouvons pas ‘même non plus nous assurer si Archiloque, Simonide d’Amorgos, Callinus, Tyrtée, Xanthus et les autres anciens poètes élégiaques et lyriques écrivaient, leurs compositions, ou à quelle époque cet usage devint familier. La première raison positive qui nous autorise a supposer l’existence d’un manuscrit d’Homère est dans la fameuse loi de Solen concernant les rhapsodes aux Panathénées ; mais depuis quel temps auparavant les manuscrits avaient-ils existé, c’est ce qu’il nous est impossible de dire.

Ceux qui soutiennent que les poèmes homériques ont été écrits dans le principe se fondent, non sur des preuves positives, ni même sur les habitudes sociales du temps quant à la poésie (car ils admettent généralement que l’Iliade et l’Odyssée n’étaient pas lues, mais récitées et entendues), mais sur la nécessité supposée qu’il a dû y avoir des manuscrits[39] pour assurer la conservation des poèmes, la mémoire des récitateurs dénuée de secours n’étant ni suffisante ni digne de confiance. Mais ici nous n’échappons à une moindre difficulté que pour tomber dans une plus grande ; car l’existence de bardes exercés, doués d’une mémoire extraordinaire, est beaucoup moins étonnante que celle de longs manuscrits à une époque essentiellement privée de lecture et d’écriture, et où l’on ne voit même pas les instruments et les matériaux propres à cet usage. De plus, il y a une puissante raison positive pour croire que le barde n’était pas dans la nécessité de rafraîchir sa mémoire en consultant un manuscrit ; car, s’il en avait été ainsi, la cécité l’aurait rendu incapable d’exercer cette profession ; ce qui n’avait pas lieu, comme nous le savons aussi bien par l’exemple de Demodokos dans l’Odyssée, que par celui du barde aveugle de Chios dans l’hymne à Apollon Mien, barde que Thucydide, ainsi que la légende grecque en général, identifie avec Homère lui-même[40]. L’auteur de cet hymne, quel qu’il soit, n’aurait jamais représenté un aveugle atteignant le plus haut degré de perfection dans son art, s’il avait su que le barde ne soutenait sa mémoire qu’en consultant constamment le manuscrit renfermé dans son coffret.

On ne trouvera pas, après tout, que l’effort de mémoire exigé ou des bardes, ou des rhapsodes, même pour le plus long de ces vieux poèmes épiques, bien que grand sans doute, soit absolument surhumain. En appliquant le cas à l’Iliade et à l’Odyssée entières, nous savons qu’il y attrait à Athènes des personnes de bonne éducation qui pouvaient répéter les deux, poèmes de mémoire[41] ; mais, parmi les récitateurs de profession, nous ne devons pas nous imaginer que la même personne récitât le tout. La récitation était essentiellement une entreprise commune, et les rhapsodes qui visitaient une fête s’entendaient d’ordinaire naturellement entre eux sur la part qui devait échoir à chacun d’eux en particulier. Dans de telles circonstances, et avec de tels moyens de préparation antérieure, l’on mesurait la quantité de vers qu’un rhapsode pouvait débiter, moins par l’épuisement de sa mémoire que par la suffisance physique de sa voix, eu égard à la prononciation sonore, expressive et rythmique exigée de lui[42].

Mais quelle garantie avons-nous de l’exacte transmission du texte pour un espace de deux siècles par un moyen simplement oral ? On peut répondre que la transmission orale passait le texte d’un rhapsode à un autre aussi exactement qu’il a été effectivement transmis. Les grands contours de chaque poème, l’ordre des parties, la veille du sentiment homérique et le ton original de l’élocution, et, dans le plus grand nombre de cas, les mots mêmes étaient conservés ; car l’éducation nécessaire à la profession du rhapsode, avant tout la précision de sa mémoire naturelle, tendaient à homériser son esprit (si l’expression peut être admise) et à le renfermer dans ce cercle magique. D’autre part, quant aux détails du texte, nous avions à nous attendre qu’il y. aurait de brandes différences et de nombreuses inexactitudes ; et il y en avait en effet, comme l’atteste abondamment ce qui est consigné dans les Scholies, ainsi que les passages cités dans les auteurs anciens, mais qui ne se trouvent pas dans notre texte d’Homère[43].

De plus, l’état de l’Iliade et de l’Odyssée, eu égard à la lettre appelée digamma, prouvé qu’elles furent récitées pendant une période considérable avant d’être écrites, en tant que la prononciation orale subit dans l’intervalle un changement sensible[44]. A l’époque oui ces poèmes furent composés, le digamma était une consonne réelle et figurait comme telle dans la structure du vers. Au moment où ils furent écrits, il avait cessé d’être prononcé, et par suite ne trouva place dans aucun des manuscrits, au point que les critiques alexandrins, bien qu’ils en connussent l’existence dans les poèmes bien plus récents d’Alcée et de Sapphô, ne le reconnurent jamais dans Homère. Les hiatus et les diverses perplexités du mètre, occasionnés par la perte du digamma, furent corrigés au moyen de différents stratagèmes grammaticaux. Mais l’histoire entière de cette lettre perdue est très curieuse, et n’est rendue intelligible que par la supposition que l’Iliade et l’Odyssée appartiennent exclusivement, pendant un long espace de temps, à la mémoire, à la voix et à l’oreille.

A quelle époque a-t-on commencé à écrire pour la première fois ces poèmes, ou à vrai dire tout autre poème grec ? c’est là un point qui doit rester conjectural, bien qu’il y ait des raisons pour assurer que ce fut avant le temps de Solôn. Si, dans l’absence de preuve, nous pouvons nous permettre de désigner quelque période plus déterminée, une question se présente tout de suite, celle de savoir à quels buts, dans cette phase de la société, on pouvait destiner un manuscrit à son premier début. Pour qui une Iliade écrite était-elle nécessaire ? Ce n’était pas pour les rhapsodes ; car non seulement elle était fixée dans leur mémoire, mais encore elle était mêlée à leurs sentiments, et conçue comme liée a toutes ces flexions et à ces intonations de la voix, à ces pauses et à ces autres artifices oraux qu’on exigeait pour un débit expressif, et que le manuscrit nu ne pouvait jamais reproduire. Ce n’était pas pour le public en général ; où était accoutumé à la recevoir avec le débit des rhapsodes et avec l’accompagnement ordinaire d’une fête solennelle et pleine de monde. Les seules personnes auxquelles convenait l’Iliade écrite étaient un petit nombre choisi ; des hommes studieux et curieux, classe de lecteurs capables d’analyser les émotions compliquées qu’ils avaient éprouvées comme auditeurs dans la foule, et qui, en lisant les mots écrits, réalisaient dans leur imagination une partie sensible de l’impression communiquée par le récitateur[45].

Quelque peu croyable que puisse paraître une semblable assertion à une époque telle que la nôtre, il y a dans toutes les anciennes sociétés, et il y a eu dans l’ancienne Grèce un temps où pareille classe de lecteurs n’existait pas. Si flous pouvions découvrir à quel moment cette classe commença à se former, nous pourrions conjecturer l’époque où les vieux poèmes épiques furent écrits pour la première fois. Or l’époque que l’on peut .fixer avec le plus de probabilité comme ayant été la première témoin de la formation même de la classe de lecteurs la moins nombreuse en Grèce, c’est le mi-lieu du septième siècle avant l’ère chrétienne (de 660 à 630 av. J. C.), le temps de Terpandros, de Callinus, d’Archiloque, de Simonide d’Amorgos, etc. Je fonde cette supposition sur le changement qui s’opéra alors dans le caractère et les tendances de la poésie et de la musique grecques, les mètres élégiaques et ïambiques ayant été introduits comme rivaux de l’hexamètre primitif, et les compositions poétiques transportées du passé épique aux affaires de la vie présente et réelle. Un tel changement était important à une époque où la poésie était le seul mode connu de publication (pour employer une phrase moderne qui n’est pas tout à fait conforme au sens, mais qui cependant s’en rapproche le plus). Il indiquait une nouvelle manière de considérer les anciens trésors épiques du peuple, aussi bien qu’un désir d’un nouvel effet poétique ; et l’on peut bien croire que les hommes qui s’engagèrent dans cette voie furent désireux d’étudier, et compétents pour critiquer, de leur propre point de vue individuel, les ouvrages écrits des rhapsodes homériques, précisément comme Callinus, nous dit-on, mentionna et loua à la fois la Thêbaïs comme étant une production d’Homère. Il y a clone, ce semble, lieu de conjecturer que (pour l’usage de cette classe nouvellement formée et importante, mais bien peu nombreuse) les manuscrits des poèmes homériques et d’antres anciennes épopées (la Thêbaïs et les vers Cypriens aussi bien que l’Iliade et l’Odyssée) commencèrent à être compilés vers le milieu du septième siècle avant J.-C.[46] ; et l’ouverture de l’Egypte au commerce grec, qui eut lieu vers le même temps, fournit de grandes facilités pour se procurer le papyrus nécessaire à l’écriture. Une classe de lecteurs, une fois formée, s’agrandit salis doute lentement, et le nombre des manuscrits en même temps qu’elle ; de sorte qu’avant le temps de Solôn, cinquante ans après, lecteurs et manuscrits, bien que relativement peu nombreux, pouvaient être parvenus à une certaine autorité reconnue et avoir formé contre la négligence des rhapsodes individuels un tribunal auquel on pût s’en référer.

Nous pouvons, je pense, considérer l’Iliade et l’Odyssée comme ayant été conservées sans le secours de l’écriture pendant une période d’environ deux siècles[47]. Mais est-il vrai, comme l’imaginait Wolf, et après lui encore d’autres habiles critiques, que les parties séparées qui composent ces deux poèmes fussent dans l’origine des ballades épiques destinées, chacune d’elles constituant un tout isolé et destinée à être récitée isolément ? Est-il vrai que non seulement elles n’étaient pas du même auteur, mais que primitivement elles n’avaient ni but commun ni ordre fixe, et que leur premier arrangement permanent et leur première disposition en un ensemble furent différés pendant trois siècles, et accomplis à la fin seulement par le goût de Pisistrate, conjointement avec divers amis lettrés[48] ?

Cette hypothèse, à laquelle le génie de Wolf d’abord a donné de la célébrité, mais qui depuis a été appuyée avec plus de détails par d’autres, particulièrement par Wilhelm Müller et par Lachmann, ne me semble soutenue par aucun témoignage suffisant, et de plus elle me paraît contraire à tout autre témoignage aussi bien qu’y, la force que renferme la probabilité intrinsèque. Les autorités que cite Wolf sont Josèphe, Cicéron et Pausanias[49]. Josèphe ne mentionne rien au sujet de Pisistrate, mais il dit simplement (ce que nous pouvons admettre comme le fait probable) que les poèmes homériques n’étaient pas écrits dans l’origine, et qu’ils furent conservés seulement dans des chants ou récitations, puis écrits à une époque postérieure : de là le grand nombre des différences dans le texte. D’autre part, Cicéron et Pausanias vont plus loin, et affirment que Pisistrate réunit à la fois et arrangea dans l’ordre existant actuellement les rhapsodies de l’Iliade et de l’Odyssée (supposées être dans l’origine des poèmes entiers qui postérieurement auraient été brisés et mis en morceaux) ; il les aurait trouvées en parties confondues et en parties isolées les unes des autres, chaque fraction n’étant alors rappelée que dans la portion du monde grec qui lui était propre. Quant à Hipparque, fils de Pisistrate aussi, on nous dit, dans le dialogue pseudo-platonicien qui porte son nom, qu’il fut le premier qui introduisit dans l’Attique la poésie d’Homère, et qu’il prescrivit aux rhapsodes d’en réciter les parties à la fête des Panathenæa dans une suite régulière[50].

Wolf et Wilhelm Müller parlent parfois comme s’ils admettaient que l’Iliade et l’Odyssée fussent des agrégats formes avant Pisistrate ; mais le plus souvent ils le représentent, lui et ses associés, comme ayant été les premiers à réunir`les poèmes homériques qui étaient auparavant des compositions distinctes et indépendantes. Et Lachmann, qui a exposé récemment la même théorie, attribue à Pisistrate d’une manière moins équivoque encore cette première réunion de parties en ce qui concerne l’Iliade, en distribuant les vingt-deux premiers livres du poème en seize chants séparés, et il regarde comme ridicule qu’on puisse imaginer que ces chants aient été fondus et mis dans l’ordre dans lequel nous les lisons maintenant, à une époque quelconque antérieure à Pisistrate[51] .

Au sujet de cette théorie, nous pouvons faire remarquer d’abord qu’elle est opposée au témoignage existant relatif aux règlements de Solôn, qui, avant le temps de Pisistrate, m’ait imposé un ordre fixe de récitation aux rhapsodes de l’Iliade à la fête des Panathenæa. Non seulement il ordonnait qu’ils récitassent les rhapsodies seriatim et sans omission ni altération, mais encore il établissait un souffleur ou autorité censoriale pour assurer l’obéissance à ses ordres[52], ce qui implique l’existence (en proclamant en même temps l’infraction qui avait parfois lieu) d’un agrégat régulier aussi bien que de manuscrits reconnus complets. Ensuite, cette théorie attribue à Pisistrate un caractère essentiellement différent de celui qu’indiquent Cicéron ‘et Pausanias, qui le représentent, non pas comme ayant réuni des atomes distincts dans l’origine, mais comme le rénovateur d’un ordre ancien postérieurement perdu ; de plus, ce caractère est en lui-même inintelligible et incompatible avec les habitudes et le sentiment grecs. Que Pisistrate se soit appliqué à réprimer la licence ou à suppléer à la mémoire infidèle de rhapsodes individuels et embellir la fête des Panathenæa par la récitation la plus correcte d’un grand et vénérable poème, conforme au modèle adopté par les meilleurs juges de la Grèce, c’est là une tâche à la fois convenable à sa situation et ne demandant rien de plus qu’un texte perfectionné que les rhapsodes suivraient exactement. Mais quel motif avait-il pour réunir en un nouvel ensemble plusieurs poèmes que l’on ne connaissait, antérieurement que comme séparés ? Quel sentiment pouvait-il satisfaire en introduisant les changements et les transpositions considérables que conjecture Lachmann dans le dessein de lier ensemble seize chants que les rhapsodes, suppose-t-on, avaient coutume de réciter, et le peuple d’entendre, isolés et séparément ? Pisistrate n’était pas un poète cherchant à intéresser l’esprit public par des créations et des combinaisons nouvelles ; c’était un chef d’État désirant donner de la solennité à une grande fête religieuse dans sa ville natale. Or il atteignait ce but en choisissant, parmi les divergences des rhapsodes dans les différentes parties de la Grèce, cet ordre de tette que des hommes intelligents pouvaient approuver comme un retour à la pure et primitive Iliade ; mais il le manquait s’il essayait de considérables innovations personnelles et s’il présentait pour la première fois une nouvelle Iliade, en confondant, en altérant et en transposant un grand nombre de chants anciens et bien connus. Une nouveauté si hardie aurait été plus propre à choquer qu’à charmer et les critiques et la multitude. Et eût-elle même été imposée d’autorité à Athènes, on ne peut donner de raison probable qui montre que toutes les autres villes et tous les rhapsodes d’un bout à l’autre de la Grèce eussent renoncé en sa faveur à leurs habitudes antérieures, puisque Athènes, à cette époque, ne jouissait pas d’un ascendant politique tel qu’elle l’acquit dans le siècle suivant. En général, on verra que le caractère et la position de Pisistrate lui-même suffisent pour nous faire repousser la fonction que Wolf et Lachmann lui attribuent. Son intervention présuppose un certain agrégat ancien et connu à l’avance, dont les principaux traits étaient familiers au public grec, bien qu’un grand nombre de rhapsodes, dans la pratique, puissent s’en être écartés et par des omissions et par des interpolations. En corrigeant les récitations à Athènes conformément à un tel type compris en général, il pouvait espérer à la fois rendre sa patrie respectable et établir un modèle pour le reste de la Grèce. Mais ce procédé consistant à réunir les membres en lambeaux d’un Homère sacré, diffère en quelque sorte par le caractère générique de la composition d’une nouvelle Iliade au moyen de chants préexistants : le premier est facile, convenable et contient des promesses, autant que la dernière est violente et gratuite[53].

Pour soutenir cette conclusion, que Pisistrate fut le premier architecte de l’Iliade et de l’Odyssée, on devrait au moins montrer qu’il n’existait pas dans les temps plus anciens d’autres poèmes longs et continus ; mais on sait que c’est tout le contraire. L’Æthiopis d’Arktinus, qui contenait 9.100 vers, date d’une époque antérieure ‘a Pisistrate de plus de deux siècles ; plusieurs autres des épopées cycliques perdues, dont quelques-unes avaient une longueur considérable, paraissent dans le siècle qui suit Arktinus, et il est important de signaler que trois ou quatre de ces poèmes passaient communément sous le nom d’Homère[54]. Il n’y a pas une plus grande difficulté intrinsèque à supposer que de longues épopées ont commencé par l’Iliade et l’Odyssée que par l’Æthiopis : l’ascendant du nom d’Homère et la position subordonnée d’Arktinus, dans l’histoire de l’ancienne poésie grecque, tendent à prouver la première hypothèse plutôt que la seconde.

En outre, nous trouvons des portions particulières de l’Iliade qui déclarent expressément elles-mêmes, par leur propre évidence intérieure, qu’elles appartiennent à un ensemble considérable, et que chacune d’elles ne forme pas un tout séparé. Il nous est difficile de concevoir le catalogue du second livre autrement que comme une composition partielle et se rapportant à une série d’exploits prochains ; en effet, prise à part et en elle-même, cette stérile énumération de noms n’aurait stimulé ni l’imagination du poète ni l’attention des auditeurs. Mais le Catalogue homérique avait acquis une sorte d’autorité canonique même du temps de Solôn, au point que celui-ci y interpola un vers, ou fut accusé de l’avoir fait, dans le but de gagner un point contesté par les Mégariens, qui, de leur côté, présentèrent une autre version[55]. On n’aurait pas éprouvé pour ce document un respect si bien établi, si, longtemps avant Pisistrate, n’avait existé l’habitude de regarder et d’écouter l’Iliade comme un poème continu. Et si le philosophe Xénophane, contemporain de Pisistrate, mentionnait Homère comme le maître universel et le dénonçait comme faisant des dieux une indigne description, il a dû rattacher ce grand empire intellectuel, non à un nombre de rhapsodies, détachées, mais à un double agrégat appelé Iliade et Odyssée, probablement aussi à d’autres poèmes attribués au même auteur, tels que les vers Cypriens, les Epigoni et la Thêbaïs.

Nous trouvons, il est vrai, que divers auteurs s’en sont référés à des parties de l’Iliade, chacune par son propre nom distinct, telles que la Teichomachie, les Aristeia (Exploits extraordinaires) de Diomedês ou d’Agamemnôn, la Doloneia, ou Expédition nocturne (de Dolon aussi bien que d’Odysseus et de Diomedês), etc. ; et de là on a conclu que ces parties existaient dans l’origine comme poèmes séparés, avant d’être unies ensemble et de former une Iliade. Mais cela ne prouve rien pour la chose en question ; car, avant que l’Iliade fût divisée par Aristarque et ses collègues en un nombre donné de livres ou rhapsodies, désignés par la série des lettres de l’alphabet, il n’y avait pas d’autre moyen d’appeler l’attention sur une portion particulière quelconque du poème, si ce n’est l’indication spéciale du sujet qu’elle traitait[56]. Des auteurs postérieurs à Pisistrate, tels qu’Hérodote et Platon, qui incontestablement concevaient l’Iliade comme un tout, en citent les fractions séparées pax des désignations de cette sorte.

Les précédentes remarques sur l’hypothèse de Wolf relative au texte de l’Iliade, tendent h séparer deux points qui ne sont en aucune sorte nécessairement unis, bien que cette hypothèse, telle qu’elle est exposée par Wolf lui-même, par W. Müller et par Lachmann, les présente ainsi. D’abord, l’Iliade fut-elle primitivement projetée et composée par un seul auteur et comme un seul poème, ou les différentes parties furent-elles composées séparément et par des auteurs distincts, et réunies postérieurement en un agrégat ? En second lieu, en admettant que les preuves intrinsèques du poème détruisent la première supposition et nous rejettent vers la seconde, la construction du poème entier fut-elle différée, et les parties existèrent-elles seulement dans leur état séparé, jusqu’à une époque aussi avancée que le règne de Pisistrate ? Il est évident que ces deux questions sont essentiellement distinctes, et qu’on peut croire que l’Iliade a été formée de chants préexistants, sans reconnaître le temps de Pisistrate comme l’époque de la première compilation. Or, quels que puissent être les degrés par lesquels passa le poème pour arriver à son intégrité définitive, il y a une raison suffisante pour croire qu’ils avaient été franchis longtemps avant cette période. Les amis de Pisistrate trouvèrent une Iliade existant déjà, et déjà ancienne de leur temps, même en concédant que le poème n’était pas né primitivement dans un état d’unité. De plus, les critiques alexandrins, dont les remarques sont conservées dans les Scholies, ne mentionnent pas même la rédaction de Pisistrate parmi les nombreux manuscrits qu’ils avaient sous les yeux ; et M. Payne Knight conclut avec raison de leur silence ou qu’ils ne la possédaient pas, ou qu’elle n’avait pas à leurs yeux une grande autorité[57] ; ce qui ne pourrait jamais avoir eu lieu si elle avait été la cause première de l’unité homérique.

Le genre d’arguments au moyen desquels les défenseurs de l’hypothèse de Wolf nient l’unité primitive du poème, consiste à montrer des lacunes, des incompatibilités, des contradictions, etc., entre les parties séparées. Or, si, malgré toutes ces contradictions, souvenirs constants d’un état antérieur de séparation, on fit entrer les poèmes qui le composent dans une union si intime qu’ils semblent n’avoir fait qu’un dès le principe, nous pouvons mieux comprendre le succès complet de l’opération et l’empire universel de l’illusion, en supposant que cette union a eu lieu dans un temps très reculé, pendant la période de production du génie épique, et avant la naissance de la lecture et de la critique. Plus on différait l’agrégation des poèmes séparés, plus on rendait difficile d’effacer dans les esprits le souvenir de l’état antérieur de séparation, ‘et de leur - faire accepter le nouvel agrégat comme un tout original. Les bardes ou rhapsodes avaient peut-être trouvé relativement peu de difficultés en réunissant ainsi des chants distincts, pendant le neuvième ou le huitième siècle avant J.-C. ; mais ai nous supposons que l’opération fut différée jusqu’à la seconde moitié du sixième siècle, si nous imaginons que Solôn, ainsi que tous ses contemporains et ses prédécesseurs, ne connut pas une Iliade formant un tout, mais était accoutumé à lire et à entendre seulement ces seize morceaux épiques distincts, division adoptée par Lachmann, chacun d’eux portant un nom séparé et particulier, aucune compilation faite alors pour la première fois par les amis de Pisistrate n’aurait pu effacer l’habitude établie, ni s’implanter dans les convictions générales de la Grèce comme cette production homérique primitive. Si les seize morceaux fussent restés désunis et considérés individuellement jusqu’au temps de Pisistrate, ils auraient, selon toute probabilité, continué à l’être ainsi toujours dans la suite ; les changements et les transpositions considérables qui (selon la théorie de Lachmann) étaient nécessaires pour les fondre et en faire notre Iliade actuelle, n’auraient pas été non plus universellement admis à cette époque reculée. En supposant vrai que ces changements et ces transpositions aient eu lieu réellement, on doit au moins les rapporter à une période de beaucoup antérieure à Pisistrate ou à Solôn.

Tout ce que nous trouvons dans ces poèmes eux-mêmes confirme les remarques qu’on vient de faire. Il n’y a riels ni dans l’Iliade ni dans l’Odyssée qui sente le moderne, en appliquant ce terme à l’âge de Pisistrate ; rien qui nous présente les changements, amenés par deux siècles, dans la langue grecque, l’argent monnayé, l’usage de l’écriture et de la lecture, les gouvernements despotiques et républicains, l’ordre de bataille régulier, la construction perfectionnée des vaisseaux, les assemblées amphiktyoniques, les rapports mutuels aux fêtes religieuses, la veine orientale et la veine égyptienne de religion, etc., toutes choses familières à la dernière époque. Onomacrite et les autres amis lettrés de Pisistrate n’auraient guère manqué de signaler ces changements même sans intention, s’ils avaient entrepris alors pour la première fois la tâche de réunir beaucoup d’épopées indépendantes en un vaste agrégat[58]. Tout dans les deux grands poèmes homériques, tant pour la substance que pour la langue, appartient à une époque antérieure à Pisistrate de deux ou trois siècles. En effet, même les interpolations (ou ces passages qui sur les meilleures raisons sont déclarés telles) ne trahissent aucune trace du sixième siècle avant J.-C., et peuvent bien avoir été entendues par Archiloque et par Callinus, en quelques cas même par Arktinus et par Hésiode, comme une véritable production homérique. Autant que nous en pouvons juger d’après les preuves relatives à cette question tant intrinsèques qu’extrinsèques, nous nous croyons autorisés à croire que l’Iliade et l’Odyssée étaient récitées en substance comme elles sont actuellement (en concédant toujours les divergences partielles de texte et les interpolations) en 776 avant J.-C., le premier point digne de foi que nous avons pour marquer le temps en Grèce. Et comme cette ancienne date (qu’on nous permette d’ajouter) est le fait établi de la manière la plus authentique, elle est aussi l’attribut le plus important des poèmes homériques, considérés relativement à l’histoire grecque. Car ils nous , permettent ainsi de jeter un regard sur le caractère antéhistorique des Grecs, en nous mettant h même de suivre le progrès postérieur de la nation, et de saisir des contrastes instructifs entre leur condition ancienne et leur état plus récent.

Si donc l’on rejette l’idée de compilation exécutée par Pisistrate, et si l’on rapporte l’état actuel de l’Iliade et de l’Odyssée à une période plus ancienne de plus de deux siècles, il l’este toujours la question de savoir par duel procédé, ou par l’action de qui elles sont arrivées à cet état ? Chacun des poèmes est-il l’œuvre d’un seul auteur, ou de plusieurs ? Si c’est le dernier cas, toutes les parties appartiennent-elles à la même époque ? Cruelle raison a-t-on de croire que ces compositions, en partie ou en totalité, aient existé auparavant comme poèmes séparés, et aient été disposées à la place où on les voit aujourd’hui par un changement plus ou moins systématique ?

Les ingénieux et excellents Prolégomènes de Wolf, il y a un demi-siècle, tournèrent fortement l’attention des savants vers la nécessité de considérer l’Iliade et l’Odyssée sous le rapport de l’époque et de la société on elles prirent naissance, et vers les différences essentielles qui existaient à cet égard entre Homère et des poètes épiques plus récents[59]. Depuis ce temps on a fait une étude approfondie des premières manifestations de la poésie (sagenpoesie - poésie des traditions populaires) chez d’autres nations ; et les critiques allemands en particulier, parmi lesquels ce genre de littérature a été le plus cultivé, l’ont choisi comme le seul terme de comparaison convenable pour les poèmes homériques. Cette poésie, consistant dans le plus grand nombre des cas en effusions courtes et sans art, avec peu de combinaisons réfléchies ou compliquées, a été admise par beaucoup de critiques comme une bonne règle à appliquer, quand il s’agit de mesurer les qualités de l’âge homérique, âge composé exclusivement d’orateurs, de chanteurs et d’auditeurs, et non de lecteurs et d’écrivains. Au lieu de l’admiration illimitée que l’on ressentait pour Homère, non seulement comme poète de détail, mais aussi comme constructeur d’une longue épopée, à l’époque où Wolf écrivit ses Prolégomènes, le ton de la critique passa à l’extrême opposé, et l’attention se fixa entièrement sur les défauts existant dans l’arrangement de l’Iliade et de l’Odyssée. Tout ce que l’on y put trouver de symétrie ou de système dominant fut déclaré décidément post-homérique. C’est avec ces idées préconçues qu’Homère semble avoir été généralement étudié en Allemagne, pendant la génération qui suivit Wolf ; on admit habituellement la partie négative de sa théorie, bien qu’il n’y eût en aucune sorte le même accord au sujet du principe positif à lui substituer, à savoir, comment on devait expliquer l’histoire et la constitution actuelle des poèmes homériques. Pendant les dis dernières années cependant, une tendance contraire s’est manifestée ; la théorie de Wolf a été réexaminée et ébranlée par Nitzsch, qui, aussi bien que O. Müller, Welcker et autres savants, a fait revivre l’idée d’une unité homérique primitive, avec certaines modifications. Le changement dans l’opinion de Goethe, coïncidant avec cette nouvelle direction, est consigné dans un de ses derniers ouvrages[60]. D’autre part, l’opinion originale de Wolf a été aussi reproduite dans les cinq dernières années, et fortifiée de plusieurs nouvelles observations sur le texte de l’Iliade par Lachmann.

 

À suivre

 

 

 



[1] Aristote, Poétique, c. 17-37. Il signale et explique la structure supérieure de l’Iliade et de l’Odyssée, comparées aux poèmes semi-homériques et biographiques ; mais il ne s’occupe pas des poèmes hésiodiques ou généalogiques.

[2] Aristote, Poétique, c. 41. Il considère l’hexamètre comme la mesure naturelle de la poésie narrative ; tout autre mètre serait mal séant.

[3] Ulrici, Geschiehte des Griechischen Epos, 5e leçon, p. 96-108 ; G. Hermann, Ueber Homer und Sappho, dans ses Opuscula, t. VI, p. 89.

L’ancienneté supérieure d’Orphée comparé à Homère passa aux Romains classiques comme un principe admis (Horace, Ars Poet., 392).

[4] Touchant ces épopées perdues, v. Düntzer, collection des Fragmenta Epicor. Græcorum ; Wüllner, de Cycle Epico, p. 43-66 ; et M. Fynes Clinton, Chronology, vol. III, p. 349-359.

[5] Welcker, Der Epische Kyklos, p. 256-266 ; Apollodore, II, 7, 7 ; Diodore, IV, 37 ; O. Müller, Dorians, I, 28.

[6] Welcker (Der Epische Kyklos, p. 209) considère l’Alkmæônis comme étant le même poème que les Epigoni, et l’Atthis d’Hegesinoos comme le même que l’Amazonia : dans Suidas (v. Όμηρος), ce dernier ouvrage est au nombre des poèmes attribués à Homère.

Leutsch (Thebaidos Cyclicæ Reliquiæ, p. 12-14) regarde la Thêbaïs et les Epigoni comme des parties différentes du même poème.

[7] V. les Fragments d’Hésiode, d’Eumêle, de Kinæthon et d’Asius, dans les recueils de Marktscheffel, de Düntzer, de Goettling et de Gaisford.

En parcourant le terrain de la légende grecque, j’ai déjà parlé de tous ces poèmes perdus à la place qui leur convenait

[8] Pausanias, IX, 38, 6 ; Plutarque, Sept. Sap. Conv., p. 136.

[9] V. les Fasti Hellenici de M. Clinton, au sujet de la date d’Arktinus, vol. I, p. 350.

[10] Peut-être Zénodote, le directeur de la bibliothèque Alexandrine sous Ptolémée Philadelphe, au troisième siècle avant J.-C. ; il y a une scholie au sujet de Plaute, publiée il n’y a pas beaucoup d’années par Osann, et depuis plus complètement par Ritschl : Cæcius in commento comœdiarum Aristophanis in Pluto - Alexander Ætolus, et Lycophron Chaleidensis, et Zenodotus Ephesius, impulsu regis Ptolemæi, Philadelphi cognomento, artis poetices libros in unum collegerunt et in ordinem redegerunt ; Alexander tragœdias, Lycophron comoedias, Zenodotus vero Homeri poemata et reliquontm illustrium poetarum. Voir Lange, Ueber die Kvklischen Dieliter, p. 56 (Mainz, 1837) ; Weleker, Der Epische Kyklus, p. 8 ; Ritschl, Die Alexandrinischen Bibliotheken, p. 3 (Breslau, 1838).

Lange ne trouve pas que ce passage suffise pour prouver que Zénodote ait disposé le cycle épique ; toutefois ses raisons ne me semblent pas satisfaisantes.

[11] Deux passages dans les scholies (XVI, 195 ; XVII, 25), avec une remarque de Bœckh dans l’édition de Buttmann, prouvent qu’il existait une copie ou édition cyclique de l’Odyssée ; c’était l’Odyssée copiée ou éditée avec les autres poèmes du cycle.

Notre mot éditer on édition suggère des idées qui ne sont pas exactement en harmonie avec la manière de procéder de la bibliothèque Alexandrine, où nous ne pouvons nous attendre à trouver quelque chose qui ressemble à ce qu’on appelle aujourd’hui publication. Il était naturel que ce magnifique établissement, qui possédait une collection considérable de manuscrits épiques, et avait à sa disposition des moyens abondants de toute sorte, désirât avoir ces compositions mises en ordre et corrigées par des mains habiles, et ensuite copiées avec soin pour l’usage de la bibliothèque. Une telle copie constitue l’édition cyclique : on pouvait peut-être en l’aire faire ou en autoriser des doubles, mais l’έxδοσις ou édition était complète sans cela.

[12] Au sujet de la grande confusion qui entoure le cycle épique, v. la déclaration frappante de Buttmann, Addenda ad scholia in Odysseum, p. 575 ; cf. les opinions des différents critiques, énumérées à la fin du traité de Welcker, Episch, Kyk., p. 420-453.

[13] Ce que nous savons touchant le cycle épique nous vient d’Eutychius Proclus, savant de Sicca au second siècle de l’ère chrétienne, et précepteur de Marc Antonin (Jul. Capitolin., Vit. Marc., c. 2) ; non de Proclus, appelé Diadochus, le philosophe néo-platonicien du cinquième siècle, comme l’ont imaginé Heyne, M. Clinton et autres. Les fragments de son ouvrage intitulé Chrestomathie donnent les arguments de plusieurs des poèmes cycliques perdus rattachés au siége de Troie ; on y voit le fait important que le cycle comprenait l’Iliade et l’Odyssée, et on y trouve la description suivante du principe d’après lequel il fut arrangé (ap. Photium, cod. 239).

Ce passage qui a donné lieu à tant de commentaires, tandis qu’il fait voir clairement le principe fondamental du cycle épique, ne renferme ni affirmation ni négation quant à l’excellence des poèmes qui le composent. Proclus parle de la disposition d’esprit commune de son propre temps ; à cette époque on ne goûtait guère ces poèmes comme tels, maison s’intéressait beaucoup à la suite des événements épiques. — Les résumés qu’il fit lui-même eu forme d’arguments pour plusieurs pommes montrent qu’il se conformait à ce goût. Nous ne pouvons reconnaître d’après les termes qu’il emploie s’il avait l’intention d’exprimer une opinion personnelle quelconque relativement à la bonté on à la faiblesse des poèmes cycliques.

[14] Lange exprime bien le progrès graduel d’un sentiment de mépris à l’égard du scriptor cyclicus (Horace, Ars Poetic., 136), qui n’était pas primitivement compris dans le nom (Ueber die Kyklisch. Dicht., p, 53-56). Lange (p. 36-41) cependant et Ulrici (Geschichte des Griech. Epos, 9e leçon, p. 418) adoptent tous deux au sujet du cycle une autre opinion que je crois inadmissible et dénuée de preuve, à savoir que les divers poèmes qui le composaient n’y étaient pas admis entiers (i. e. seulement avec les changements qui étaient exigés pour avoir un texte correct), mais qu’ils étaient réduits et abrégés de manière à produire une continuité exacte de récit. Lange imagine même qu’on traita de cette manière l’Odyssée cyclique. Mais il ne semble pas qu’il y ait de preuves à l’appui de cette théorie, qui ferait des savants alexandrins des logographes au lieu de critiques. Un fait montre que l’Iliade et l’Odyssée cycliques étaient les mêmes en général (sauf des corrections de texte) que l’Iliade et l’Odyssée ordinaires, c’est que Proclus se contente de les nommer dans la série, sans donner de résumé de leur contenu : elles tuaient trop bien connues pour que ce travail devint nécessaire.

Ni les paroles de Proclus ni celles de Cæcius appliquées à Zénodote n’indiquent non plus qu’on ait fait subir quelque transformation aux poètes dont les ouvrages sont présentés comme ayant été réunis et mis dans un certain ordre. — L’hypothèse de Lange est fondée sur l’idée que la continuité des événements racontés doit nécessairement avoir été exacte et non interrompue, comme si le tout constituait un seul ouvrage. Mais ce ne serait pas possible, même avec les plus grands efforts de la part de ceux qui les ont arrangés ; en outre, en l’essayant, on a dû sacrifier l’individualité de tons les poètes formant le cycle, de telle sorte qu’il serait absurde de discuter leurs mérites séparés. — La continuité du récit dans le cycle épique ne pouvait avoir été qu’approximative, aussi complète que le permettaient Ies poèmes qui le composaient ; néanmoins il serait exact de dire que les poèmes étaient arrangés eu séries d’après ce principe et non d’après un autre. Les bibliothécaires auraient pu arranger de la même manière la masse considérable de tragédies qu’ils avaient en leur possession (s’ils l’avaient voulu) d’après ce principe de continuité dans les sujets ; s’ils l’avaient fait, la série aurait formé un cycle tragique.

[15] Welcker, Der Epische Kyklus, p. 37-41 ; Wuellner, De Cyclo Epico, p. 43 sqq. ; Lange, Ueber die Kyklischen Dichter, p. 47 ; Clinton, Fasti Hellenici, vol. I, p. 349.

[16] Schol. Pindare, Olymp., VI, 26 ; Athenæ. XI, p. 465.

[17] Il y a un exemple mémorable de cette amertume qui a tant déshonoré les controverses des savants à toutes les époques (je crains qu’il ne soit pas possible de faire d’exception) dans les paroles de Pausanias, qui nous dit qu’il a étudié avec l’attention la plus scrupuleuse les temps d’Homère et d’Hésiode, mais qu’il connaît trop bien les dispositions calomniatrices des critiques et des poètes ses contemporains pour déclarer à quelle conclusion il est arrivé (Pausanias IX, 30, 2).

[18] V. l’extrait de Proclus, dans Photius, Cod. 239.

[19] Suidas, v. Όμηρος ; Eustathe ad Iliadem, II, p. 330.

[20] Pausanias, IX, 9, 3. Le nom de Kallinus dans ce passage semble certainement exact.

Dans le même but, l’auteur du Certamen d’Homère et d’Hésiode, et le pseudo-Hérodote (Vit. Homer., C. 9). — On peut à bon dirait identifier avec la Thêbaïs l’Άμφιαρέω έξελασία, dont Suidas parle comme d’une production d’Homère (Suidas, v. Όμηρος). — Le cyclographe Dionysius, qui affirmait qu’Homère avait vécu et du temps de la guerre de Thêbes et du temps de celle de Troie, doit avoir reconnu ce poète comme auteur de la Thêbaïs aussi bien que de l’Iliade (ap. Procl. ad Hesiod., p. 3).

[21] Hérodote, V, 67.

Hérodote raconte ensuite comment Kleisthenês accomplit sou projet de bannir le héros Adrastos : d’abord il s’adressa à Apollon de Delphes pour obtenir la permission d’agir ainsi directement et ouvertement ; puis, cette permission lui étant refusée, il demanda aux Thêbains de l’autoriser à introduire dans Sikyôn leur héros à Melanippos, l’ennemi acharné d’Adrastos dans la vieille légende thébaine : sur leur consentement, il consacra une chapelle à Melanippos dans la partie la plus dominante de l’agora de Sikyôn, et transféra ensuite au héros nouvellement importé les rites et les fêtes célébrés auparavant en l’honneur d’Adrastos.

En rapprochant tous les points de ce conte très curieux, je me hasarde à croire que les rhapsodes encoururent la disgrâce de Kleisthenês en récitant, non l’Iliade homérique, mais la Thêbaïs et les Epigoni homériques. La première ne répond pas aux conditions du récit ; les seconds poèmes les remplissent exactement.

1. On ne peut dire, même avec la plus grande latitude de langage, que dans l’Iliade on ne chante guère autre chose qu’Argos et les Argiens (in illis ubique fire nonnisi Argos et Argivi celebrantur, telle est la traduction de Schweighaeuser). La ville d’Argos y est rarement mentionnée, et jamais elle n’y est placée au premier rang ; les Argiens ne sont jamais désignés comme habitants d’Argos séparément ; ce nom, conjointement avec ce-lui d’Achæens et de Danaens, n’est appliqué dans l’Iliade qu’au corps général des Grecs ; il leur est même appliqué plus fréquemment que celui d’Achæens. — 2. Adrastos est mentionné deux fois, et deux fois seulement dans l’Iliade, comme maître du merveilleux cheval Areion et comme beau-père de Tydeus ; mais il ne figure pas dans le poème et n’attire pas l’intérêt.

Aussi, quelque irrité qu’ait pu jamais être Kleisthenês contre Argos et Adrastos, il ne semble pas qu’il y eût de raison pour qu’il interdît aux rhapsodes de réciter l’Iliade. D’autre part, la Thêbaïs et les Epigoni ne pouvaient manquer de le provoquer spécialement. En effet :

1. Argos et ses habitants étaient le sujet principal du poème et les agresseurs déclares dans l’expédition contre Thêbes. Bien que le poème lui-même soit perdu, le premier vers en a été conservé (Leutsch, Theb. Cycl. Reliq., p. 5 ; cf. Sophocle, Œd. Col., 380 et les scholies). — 2. Adrastos était roi d’Argos et chef de l’expédition.

Il est donc littéralement vrai qu’Argos et les Argiens étaient le refrain du chant dans ces deux poèmes. A ceci nous pouvons ajouter :

1. Les rhapsodes avaient ordinairement le plus puissant motif pour réciter la Thêbaïs et les Epigoni à Sikyôn, où Adrastos était adoré et jouissait d’une si grande popularité, et où il attira même à lui les solennités choriques qui, dans d’autres villes, étaient réservées à Dionysos. — 2. Le moyen que prit Kleisthenês pour se délivrer d’Adrastos indique qu’il songeait spécialement à la Thêbaïs : il appela de Thêbes le héros Melanippos, l’Hectôr de Thèbes dans ce même poème.

D’après ces raisons, nous pouvons conclure, je pense, que les Όμήριεια έπη auxquels il est fait allusion dans ce très instructif récit d’Hérodote, sont la Thêbaïs et les Epigoni, non l’Iliade.

[22] Hérodote, II, 117 ;IV, 32. Les mots par lesquels Hérodote donne à entendre qu’il ne partage pas l’opinion régnante sont regardés comme apocryphes par F.-A. Wolf, mais défendus par Schweighaeuser : qu’on les admette ou non, le courant général de l’opinion que l’on signale est également évident.

[23] La vie d’Homère, qui passe faussement sous le nom d’Hérodote, renferme une collection de ces diverses histoires : on suppose qu’elle a été écrite vers le second siècle après l’ère chrétienne, mais les renseignements qu’elle fournit sont probablement en partie aussi anciens qu’Éphore (Cf. aussi Proclus ap. Photium, c. 239).

La croyance à la cécité d’Homère est sans doute d’une date beaucoup plus ancienne, puisque la circonstance paraît mentionnée dans l’hymne homérique à Apollon Dêlien, où le barde de Chies, dans quelques vers très touchants, recommande sa personne et ses chants à la faveur des vierges de Dêlos employées au culte d’Apollon. Cet hymne est cité par Thucydide comme incontestablement authentique, et sans doute il prenait les vers comme une description de la condition et des relations personnelles de Fauteur de l’Iliade et de l’Odyssée (Thucydide, III, 104) : Simonide de Keûs dit aussi qu’Homère est de Chios (Fragm. 69, Schneidewin). — Il y avait aussi des récits représentant Homère comme le contemporain, le cousin et le rival en composition récitée d’Hésiode, qui (prétendait-on) l’avait vaincu. V. le Certamen Homeri et Hesiodi, annexé aux ouvrages du dernier (p. 314, éd. (Goettling ; et Plutarque, Conviv. Sept. Sapient., c. 10), où, sont aussi disséminées diverses histoires relatives à la vie d’Homère. L’empereur Adrien consulta l’oracle pour savoir qui était Homère : la prêtresse répondit qu’il était natif d’Ithakê, qu’il avait pour frère Telemachos et pour mère Epikastê, fille de Nestôr (Certam. Hom. et Hes., p. 314). L’auteur de ce Certamen nous dit que l’autorité de l’oracle de Delphes mérite une confiance aveugle. — Hellanicus, Damaste et Phérécyde faisaient remonter et Homère et Hésiode jusqu’à Orpheus, par une généalogie de dix générations (V. Sturz, Fragm. Hellanicus, fr. 75-144 ; cf. aussi les remarques de Lobeek, Aglaophamus, p. 322, au sujet de ces généalogies). Les computations de ces auteurs antérieurs à Hérodote ont de la valeur, parce qu’elles expliquent les habitudes d’esprit au milieu desquelles commença la chronologie grecque : la généalogie pouvait aisément être continuée en arrière jusqu’à une longueur indéterminée dans le passé. Toutefois, faire remonter Homère jusqu’à Orpheus ne se serait pas accordé avec la croyance des Homérides. — Les contestations des différentes villes qui se disputaient la naissance d’Homère, et à vrai dire toutes les anecdotes légendaires qui avaient cours dans l’antiquité relativement au poète, sont discutées en grand détail dans Welcker, Der Epische Kyklos (p. 191-199).

[24] Aristote lui-même attribuait à Homère une origine divine : une jeune fille de l’île d’Ios, enceinte des œuvres de quelque dieu, fut transportée par des pirates a Smyrna, du temps de l’émigration ionienne, et là donna naissance au poète (Aristote ap. Plutarque, Vit. Homer., p. 1059).

Platon semble avoir considéré Homère comme ayant été un rhapsode errant, pauvre et presque sans amis (République, p. 600).

[25] Pindare, Nem., II, 1 et Scholies ; Arusilas, Fragm. 31, Didot ; Harpocration, v. Όμήριδαι ; Hellanicus, Fragm. 55, Didot ; Strabon, XIV, p. 615.

Il semble, d’après un passage de Platon (Phèdre, p. 252), que les Homêridæ déclaraient avoir des vers inédits du poète auteur de leur race. Platon, République, p. 599, et Isocrate, Helen., p. 218.

[26] Nitzsch (De Historiâ Homeri, Fascic., I, p. 128, Fascic., II, p. 71) et Ulrici (Geschichte der Episch. Poesie, vol. I, p. 240-381) révoquent ou doute l’ancienneté de la gens des Homérides, et bornent leurs fonctions à celle de réciter, niant qu’ils aient jamais composé par eux-mêmes des chants ou des poèmes. Cependant ces gentes, telles que les Euneidæ, les Lylcomidæ, les Butadæ, les Talthybiadæ, les descendants de Chirôn sur le Peliôn, etc., les Hesychidæ (Schol. Sophocle, Œdip., Col. 489) (pendants reconnus des Homêridæ), peuvent être à coup sûr considérées toutes comme appartenant aux plus anciens éléments connus de l’histoire grecque ; rarement du moins, si même jamais cela est possible, petit-on montrer qu’une telle gens, avec son caractère triparti, tenant à la fois à la cité, à la religion et à une profession, ait commencé à une période récente quelconque. Et dans les anciens temps, le compositeur et le chanteur ne faisaient qu’une personne ; souvent du moins, bien que non pas toujours probablement, le barde réunissait les deux fonctions. L’άοιδός homérique chante ses propres compositions ; et l’on peut imaginer à bon droit que beaucoup des anciens Homêridæ faisaient de même.

V. Niebuhr, Roemisch. Gesch, vol. I, p. 324 ; et le traité, Ueber die Sikeler in der Odyssee, dans le Rheinische Museum, 1828, p. 257 ; et Bœckh, dans la table des matières de ses leçons de 1834. — Le sage Vyasa (fait observer le professeur Wilson, System of Hindu Mythology, Introd., p. 62) est représenté, non pas comme ayant composé, mais comme ayant arrangé et compilé les Védas et les Puranas. Son nom indique son caractère, il signifie l’arrangeur ou distributeur (Welcker donne le même sens au nom Homère) ; et le retour d’une foule de Vyasas, nombreux individus qui prenaient de nouveau pour modèles les livres sacrés hindous, n’a rien en soi d’improbable, si ce n’est les intervalles fabuleux qui séparent leurs travaux. Le rôle individuel d’auteur. et la soif de distinction personnelle sont en ce cas absorbés aussi dans un nom grand et commun, comme dans le cas d’Homère.

[27] Thucydide, I, 3.

[28] V. les renseignements et les citations touchant l’époque d’Homère, réunis dans la Chronologie de M. Clinton, vol. I, p. 116. Il adopte l’opinion d’Aristote, et place l’Iliade et l’Odyssée un siècle plus tôt que je n’incline à le faire, 940-927 avant J.-C.

Kratês plaçait probablement le poète avant le retour des Hêraklides, parce que l’Iliade ne fait point mention de Dôriens dans le Péloponnèse ; on peut supposer qu’Eratosthène prenait pour base de sa date le passage de l’Iliade qui mentionne les trois générations descendant d’Æneas. Nous aurions été content de savoir les raisons de la date si peu élevée assignée par Théopompe et par Euphoriôn. — Le pseudo-Hérodote, dans sa Vie d’Homère, place la naissance du poète 168 ans après la guerre de Troie.

[29] Hérodote II, 53. Héraclide de Pont assurait que Lykurgue avait apporté dans le Péloponnèse les poèmes homériques, qui avaient été inconnus auparavant en dehors de l’Iônia.

On s’est quelquefois servi de l’époque supposée de Lykurgue pour défendre la date assignée ici à ces poèmes ; mais tout ce qui concerne Lykurgue est trop douteux pour être avancé comme preuve dans d’autres recherches.

[30] Les hymnes homériques sont des préambules de cette sorte, quelques-uns très courts, consistant seulement en un petit nombre de vers, d’autres d’une longueur considérable. L’hymne (ou plutôt l’un des deux hymnes) à Apollon est cité par Thucydide comme le Proœmium d’Apollon.

Les hymnes à Aphroditê, à Apollon, à Hermês, à Dêmêtêr et à Dionysos sont de véritables récits épiques. Hermann (Præfat. ad Hymn., p. 89) affirme que l’hymne à Aphroditê est le plus ancien et le plus pur ; des parties de l’hymne à Apollon (Herm., p. 20) sont aussi fort anciennes, mais cet hymne, ainsi que les autres, a reçu de nombreuses interpolations. Toutefois Franke combat son opinion au sujet de ces interpolations (Præfat. ad Hymn. Homeric, p. 9-19) ; et la distinction entre ce gui est vrai et ce qui est apocryphe repose sur des preuves que l’on ne peut déterminer d’une manière bien distincte. Cf. Ulrici, Gesell. der Ep. Poes., 385-391.

[31] Phemios, Demodokos, et le barde anonyme qui gardait la fidélité de Klytæmnêstra, justifient ce principe (Odyssée, I, 155 ; III, 267 ; VII, 490 ; XXI, 330 ; Achille dans l’Iliade, IX, 190).

L’inviolabilité à un certain degré semble attachée à la personne du barde aussi bien qu’à celle du héraut (Odyssée, XXII, 355-357).

[32] Spartien, Vit. Hadrian., p. 8 ; Dion Cassius, 69, 4 ; Plutarque, Timée, 36.

Il y a quelques bonnes observations sur ce point dans les commentaires de Naeke sur Chœrilus, c. 8, p. 59. — Naeke fait remarquer aussi que la splendidissima et propria homericæ poeseos œtas, ea quæ sponte quasi suit inter populum et quasi cum populo viveret, ne s’étendit pas au delà de Pisistrate. Je crois qu’elle n’alla pas même jusqu’à cette époque.

[33] Xénophon, Memor., IV, 2, 10 ; et Sympos., III, 6. Ces ύπονοϊαι sont les sens cachés ou allégories qu’une certaine classe de philosophes entreprit de découvrir dans Homère, et que les rhapsodes n’étaient nullement ‘appelés à étudier.

Le dialogue de Platon appelé Iôn attribue à Iôn la double fonction de rhapsode ou de récitateur frappant les imaginations ou d’interprète critique du poète (Isocrate indique aussi ce même caractère double dans les rhapsodes de son temps, Panathen., p. 240) ; mais cela ne prouve pas d’une manière solide que la classe des rhapsodes filt peu estimée, tandis qu’on voit là d’une manière remarquable l’effet frappant produit par leur récitation (c. 6, p. 535). — Si cette classe d’hommes en vint à combiner l’habitude d’une exposition critique du poète avec leur profession primitive de récitateurs, ce fait prouve les tendances de l’époque ; probablement il en résulta aussi une rivalité entre eux et les philosophes. — Les motifs mis en avant par Aristote (Problem., XXX, 10 ; cf. Aulu-Gelle, XX, 14) contre les acteurs, les chanteurs, les musiciens, etc., de son temps, sont plus sérieux et ont plutôt un air de vérité. — Si Lehrs (De Studiis Aristarchi, Diss. II, p. 46) a raison d’identifier avec les rhapsodes ces anciens glossographes d’Homère, dont les critiques alexandrins condamnaient si sévèrement les explications, cela prouve seulement que les rhapsodes en étaient venus à entreprendre une double tâche, à laquelle n’auraient jamais songé leurs prédécesseurs avant Solôn.

[34] Platon, Apologie de Socrate, p. 22, c. 7.

[35] Aristote, Poetic., c. 47 ; Welcker, Der Episch. Kyklos ; Ueber den Vortrag der Homerischen Gedichte, p. 340-406, qui réunit tous les faits relatifs aux Aœdi et aux rhapsodes. Malheureusement les points prouvés sont en très petit nombre.

La branche de laurier que tenait à la main le chanteur ou le récitateur (car les deux expressions sont souvent confondues) semble avoir été particulière à la récitation d’Homère et d’Hésiode (Hésiode, Théogonie, 30 ; Schol. ad Aristophane, Nub., 1367 ; Pausanias, X, 7, 2). Poemata omise genus (dit Apulée, Florid., p. 122, Bipont.) apta virgæ, lyræ, socco, cothurno. — Ce n’étaient pas seulement Homère et Hésiode qui étaient récités par des rhapsodes, Archiloque l’était aussi (Athenæ, XII, 620 ; et. Platon, Legg., II, p. 658). Consulter, en outre, Nitzsch, De Historiâ Homeri, Fascic. II, p. 114 sq., touchant les rhapsodes ; et O. Müller, History of the Literature of ancient Greece, c. 4, s. 3. — Les idées de chant et de paroles sont toutefois souvent confondues, à propos de vers prononcés d’une manière solennelle et expressive (Thucydide, II, 53). Et l’on dit que les rhapsodes chantent Homère (Platon, Eryxias, c. 13 ; Hesych, v. Βραυρωνίοις) ; Strabon (I, p. 18) a un bon passage sur le chant et la parole. — William Grimm (Deutsche Heldensale, p. 373) suppose que les anciens romans héroïques allemands ont été récités on déclamés de la même manière avec nu simple accompagnement de harpe, comme les lais héroïques serbes le sont même encore de nos jours. — Fauviel nous dit aussi, relativement à l’épopée carlovingienne en France (Romans de Chevalerie, Revue des Deux-Mondes, XIII, p. 559) : Les romans du douzième et du treizième siècle étaient réellement chantés : le jongleur invitait son auditoire à écouter une belle chanson d’histoire (le mot chanter ne manque jamais dans la formule initiale), et il faut le comprendre littéralement ; la musique était simple et intermittente, plutôt semblable à un, récitatif ; le jongleur portait un rebec ou violon à trois cordes, instrument arabe : quand il désirait reposer sa voix, il jouait un air ou une ritournelle sur son rebec ; il allait ainsi de lieu en lieu, et les romans n’existaient parmi le peuple que grâce à l’aide et à la récitation de ces jongleurs. — Il parait qu’il y a eu jadis des représentations de rhapsodes aux fêtes de Dionysos, mais elles avaient cessé (Kléarque ap. Athenæ, VII, p. 275), remplacées probablement parle dithyrambe et la tragédie. — L’étymologie de ραψωδός est un point contesté : Welcker la rapporte à ράβδυς ; la plupart des critiques la tirent de ράπτειν άοιδήν, ce que O. Müller explique par démontrer la réunion de vers sans divisions ni repos considérables, - le cours uniforme, constant, continu du poème épique, en opposition avec les périodes des strophes ou des choeurs (l. c.).

[36] Homère, Hymne à Apollon, 170. Les mots xίθαρις, άοιδή, όρχηθμός, sont constamment réunis dans cet hymne : évidemment l’accompagnement instrumental était essentiel aux hymnes à la fête ionienne. Cf. aussi l’Hymne à Hermès (430), où il est difficile de comprendre que la fonction attribuée aux muses renferme une, récitation pans musique. L’hymne à Hermês est postérieur à Terpaudros, puisqu’il y est fait mention des sept cordes de la lyre, v. 50.

[37] Terpandros, V. Plutarque, De Musicâ, c. 3-4 ; les faits qui le concernent sont réunis dans les Lesbiaca de Plehn, p. 140-160 ; mais un bien petit nombre peut être démontré comme authentique.

Stesandros aux fêtes pythiques chanta les batailles homériques, avec un accompagnement de harpe de sa propre composition (Athénée, YIV, p. 638). — Les principales autorités attestant que les poèmes homériques étaient débités par des rhapsodes à Athènes, surtout à la fête des Panathénées, sont Isocrate, Panegyr., p. 74 ; Lycurgue, cont. Leocrat., p.161 ; Platon, Hipparque, p. 228 ; Diogène Laërte, Vit. Solôn, I, 57. — Des inscriptions attestent que cette récitation par des rhapsodes continua d’être en grande estime jusqu’à une période récente de l’époque historique, tant à Chiôs qu’à Teôs, et particulièrement dans la première : c’était le sujet d’une lutte entre des jeunes gens préparés par l’étude, et de prix pour le vainqueur, dans des solennités religieuses périodiques. V. Corp. Inscript., Bœckh, n° 2214-3083.

[38] Knight, Prolegom. Hom., c. 38-40. Cf. Wolf, Prolegom., XXIV-XXV.

On peut voir réunies dans Kreuser les preuves d’une ancienne écriture parmi les Grecs, et de poèmes écrits même antérieurement à Homère (Vorfragen ueber Homeros, p. 127-159, Frankfort, 1828). Ses preuves ne me paraissent nullement concluantes. Nitzsch soutient la même opinion (Histor. Homeri, fasc. 1, sect. XI, XVII, XVIII), avec aussi peu de bonheur, à mon avis : Franz (Epigraphicê Græc., Introd., s. IV) ne produit aucun argument nouveau. — Je ne souscris pas complètement aux paroles de M. Knight, quand il dit qu’il n’y a rien de merveilleux dans la longue conservation des poèmes homériques non écrits. Il suffit de soutenir que l’existence de longs manuscrits et leur emploi pratique par tous les rhapsodes, dans l’état et au milieu .des circonstances du huitième et du neuvième siècle parmi les Grecs, seraient une plus grande merveille.

[39] Voir cette preuve fortement établie par Nitzsch, dans les remarques préliminaires au commencement de son second volume de commentaires sur l’Odyssée (p. 10-29). Il se donne beaucoup de peine pour écarter toute idée que les poèmes fussent écrits pour être lus. Dans le même but, v. Franz (Epigraphicê Græc., Introd., p. 32), qui adopte les principes de Nitzsch : Audituris enim, non lecturis, carmina parabant.

[40] Odyssée, VII, 65 ; Hymn. ad. Apoll., 172 ; Pseudo-Hérodote, Vit. Homer., c. 3 ; Thucydide, III, 104.

Divers commentateurs d’Homère imaginèrent que sous le malheur de Demodokos, le poète décrivait en réalité le sien propre (Schol. ad Odyssée, I, 1 ; .Maxim. Tyr, XXXVIII, 1).

[41] Xénophon, Sympos., III, 5. Relativement à la discipline laborieuse des druides gaulois, et au nombre de vers non écrits qu’ils retenaient dans leur mémoire, cf. César, B. G., VI, 14 : Mela, III, 2 ; et Wolf, Prolegg. s. XXIV, Hérodote, II, 77, au sujet de la prodigieuse mémoire des prêtres égyptiens à Héliopolis.

Je transcris, de l’intéressant Discours de M. Fauriel (mis en tête de ses chants populaires de la Grèce moderne, Paris, 1824), un petit nombre de particularités touchant le nombre, la puissance de mémoire et la popularité de ces chanteurs ou rhapsodes errants qui fréquentent les fêtes ou paneghyris de la Grèce moderne : il est curieux d’apprendre que cette profession est habituellement exercée par des hommes aveugles (p. 90 sq.).

Les aveugles exercent en Grèce une profession qui les rends non seulement agréables, mais nécessaires ; le caractère, l’imagination et la condition du peuple citant ce qu’ils sont : c’est la profession de chanteurs ambulants... Ils sont dans l’usage, tant sur le continent que dans les îles de la Grèce, d’apprendre, par coeur le plus grand nombre qu’ils peuvent de chansons populaires de tout genre et de toute époque. Quelques-uns finissent par en savoir une quantité prodigieuse, et tous en savent beaucoup. Avec ce trésor dans leur mémoire, ils Bout toujours en marche, traversent la Grèce en tout sens ; ils s’en vont de ville en ville, de village en village, chantant à l’auditoire qui se forme aussitôt autour d’eux, partout où ils se montrent, celles de leurs chansons qu’ils jugent convenir le mieux, soit à la localité, soit à la circonstance, et reçoivent une petite rétribution qui fait tout leur revenu. Ils out l’ait de rechercher de préférence, en tout lieu, la partie la plus inculte de la population, qui en est toujours la plus curieuse, la plus avide d’impressions, et la moins difficile dans le choix de celles qui leur sont offertes. Les Turcs seuls ne les écoutent pas. C’est aux réunions nombreuses, aux fêtes de village connes sous le nom de paneghyris, que ces chanteurs ambulants accourent le plus volontiers. Ils chantent en s’accompagnant d’un instrument à cordes que l’on touche avec un archet et qui est exactement l’ancienne lyre des Grecs, dont il a conservé le nom comme la forme.

Cette lyre, pour être entière, doit avoir cinq cordes : mais souvent elle n’en a que deux ou trois, dont les sons, comme il est aisé de présumer, n’ont rien de bien harmonieux. Les chanteurs aveugles vont ordinairement isolés, et chacun d’eux chante à part des autres ; mais quelquefois ils se réunissent par groupes de deux ou de trois, pour dire ensemble les mêmes chansons... Ces modernes rhapsodes doivent être divisés en deux classes. Les uns (et ce sont, selon toute apparence, les plus nombreux) se bornent à la fonction de recueillir, d’apprendre par cœur, et de mettre en circulation des pièces qu’ils n’ont pas composées. Les autres (et ce sont ceux qui forment l’ordre le plus distingué de leur corps), à cette fonction de répétiteurs et de colporteurs des poésies d’autrui, joignent celle de poètes, et ajoutent à la masse dés chansons apprises d’autres chants de leur façon... Ces rhapsodes aveugles sont les nouvellistes et les historiens, en même temps que les poètes du peuple, en cela parfaitement semblables aux rhapsodes anciens de la Grèce.

Pour passer à un autre pays, la Perse, jadis la grande rivale de la Grèce : Les rhapsodes kurrogliens sont appelés Kurroglou-khans, de khaunden, chanter. Leur devoir est de connaître par cœur tous les mejjlisses (assemblées) de Kurroglou, de les raconter ou de les chanter avec l’accompagnement de l’instrument favori de kurroglou, le chungur ou sitar, guitare à trois cordes. Ferdausi a aussi son Shah-nama-khans, et le prophète Mahommed son Koran-khans. La mémoire de ces chanteurs est vraiment étonnante. A toute requête ils récitent d’un seul trait pendant quelques heures, sans balbutier, en commençant le récit au passage ou au vers indiqué par les auditeurs. (Specimens of the Popular Poetry of Persia, as found in the Adventures and Improvisations of Kurroglou, the Bandit Minstrel of Northern Persia, by Alexander Chodsko ; London, 1842, Introd. p. 13). — Un seul des chants des bardes nationaux calmouks dure quelquefois une journée entière. (Ibid., p. 372.)

[42] M. Mitford a fait de justes remarques sur ce fait, qu’il est possible que les poèmes homériques aient pu être conservés sans le secours de l’écriture (History of Greece, vol. I, p. 135-137).

[43] Villoison, Prolegom., p. 34-56 ; Wolf, Prolegom., p. 37. Düntzer, dans les Epic. Græc. Fragm., p. 27-29, donne une liste considérable des passages homériques cités par des auteurs anciens, mais qui ne se trouvent ni dans l’Iliade ni dans l’Odyssée. On ne peut guère douter cependant qu’un grand nombre de ces passages n’appartinssent à d’autres poèmes épiques qui passaient sous le nom d’Homère. Welcker (Der Episch. Kyklos, p. 20-133) appuie cette opinion avec beaucoup de justesse, et elle s’accorde avec l’idée qu’il a que le nom d’Isomère s’étend à tout le cycle épique.

[44] V. cet argument défendu avec force dans Giese (Ueber den Æolischen Dialekt, sect. XIV, p. 160 sqq.). Il mentionne plusieurs autres particularités dans le langage homérique, la plénitude et la variété de formes grammaticales susceptibles de permutation, les nombreuses licences métriques, rectifiées par une intonation orale appropriée, ce qui indique une langue non encore enchaînée par la cité d’une autorité écrite.

O. Müller adopte la même ligne d’argumentation (History of the Literature of ancient Greece, ch. 4, s. 5). — Giese a montré aussi, dans le même chapitre, que tous les manuscrits d’Homère mentionnés dans les Scholies étaient écrits au moyen de l’alphabet ionien (avec Η et Ω comme marques pour les voyelles longues et sans signe spécial pour l’esprit rude), en tant que nous pouvons la vérifier d’après les citations spéciales qui en sont faites.

[45] Nitzsch et Welcker prétendent que, comme les poèmes homériques étaient écoutés avec grand plaisir et grand intérêt, on employait pour les rappeler les premiers rudiments de l’art d’écrire, même quand ils étaient entourés de mille difficultés mécaniques. Je ne puis adopter cette opinion, qui me semble tirer toute sa plausibilité de l’habitude que nous avons actuellement de la lecture et de l’écriture. Le premier pas fait pour aller du poème récité au poème écrit indique certainement un grand effort, en même temps qu’il est inutile pour un besoin quelconque senti alors réellement. Je suis bien plus d’accord avec Wolf quand il dit : Diu enim illorum hominam vita et simplicitas nihil admodum habuit, quod scripturâ dignum videretur : in aliis omnibus compati agunt illi, quæ posteri scribunt, vel (ut de quibusdam populis accepimus) etiam monstratam operam hanc spernunt tanquam indecori otii : carmina autem quæ pangunt, longo usu sic ore fundere et excipere consueverunt ut canto et recitatione cum maxime vigentia deducere ad mutas notas, ex illius ætatis sensu nihil aliud esset, quitta perimere ea et vitali vi ac spiritu privare (Prolegom., s. 15, p. 59).

On trouvera quelques bonnes remarques sur ce sujet dans l’introduction du savant traité de Wilhelm von Humboldt, Uber die Kawi-Sprache, par rapport aux contes oraux en circulation chez les Basques. Il fait observer aussi combien c’est un procédé important et rebutant, de passer pour la première fois des vers chantés ou récités aux vers écrits ; donnant à entendre que les mots sont conçus comme détachés du Vortrag, de l’accompagnement musical et des sympathies de l’assemblée qui se presse autour du rhapsode et qui sympathise avec lui. Les contes basques n’ont pas de charme pour le peuple lui-même, quand ils sont mis en espagnol et lus (Introduct., sect. XX, p. 258-259). — Mariner mentionne dans les îles Tonga des contes en prose non écrits, conservés de mémoire et répétés, dit-on, presque dans les mêmes termes d’âge en âge (Mariner’s Account, vol. II, p. 377). — Les poèmes druidiques étaient conservés non écrits à dessein, après que l’écriture fart établie et appliquée à d’autres buts (César, B. G., VI, 13).

[46] M. Fynes Clinton (Fasti Hellenici, vol. I, p. 368-373) regarde comme un fait certain qu’Archiloque et Alkman écrivirent leurs poèmes. Je ne connais pas de preuve qui permette de déclarer ceci comme positivement connu, si ce n’est, il est vrai, un point qu’admet Wolf, bon sans doute comme argumentum ad hominem, mais qui ne peut être reçu comme preuve (Wolf, Proleg., p. 50). Celles que mentionne M. Clinton (p. 368) ne peuvent certainement pas être considérées comme prouvant quelque chose à cet égard.

Giese (Ueber den Æolischen Dialekt, p. 172) suppose que les rhapsodies séparées composant l’Iliade furent écrites pour la première fois au septième siècle avant J.-C.

[47] Les chants des skaldes islandais furent conservés oralement pendant une période de plus de deux siècles (P. A. Müller la croit beaucoup plus longue), avant d’être réunis ou incorporés dans une histoire écrite par Snorro et Sæmund (Lange, Untersuchungen über die Gesch. der Nordischen Heldensage, p. 98 ; et Introduct., p. 20-28). Il confond toutefois souvent la conservation des chants de l’ancien temps avec la question de savoir s’ils ont ou non une base historique.

Et il y avait sans doute un grand nombre de vieux bardes et de rhapsodes dans l’ancienne Grèce, auxquels on pouvait appliquer ce que saxo Grammaticus affirme d’un Anglais nommé Lucas, qu’il était literis quidem tenuites instructus, sed historiarum scientiâ apprime eruditus (Dahlmann, Historische Forschungen, vol. II, p. 176).

[48] Homère écrivit une suite de chants et de rhapsodies, qu’il devait chanter lui-même pour de petits profits et un bon repas, aux fêtes et aux autres jours de réjouissance ; il fit l’Iliade pour les hommes, l’Odyssée pour l’autre sexe. Ces chants détachés ne furent réunis sous forme de poème épique que 500 ans après.

Tel est le langage nu dans lequel l’hypothèse capitale de Wolf a été antérieurement présentée par Bontley dans ses Remarks on a late Discourse of Freethinking, by Phileleutherus Lipsiensis, publié en 1713 ; le passage resta sans changement dans la septième édition de ce traité publiée en 1737. V. Prolegom., de Wolf, VII, p. 115. — Ou peut voir la même hypothèse plus amplement développée, en partie dans l’ouvrage d’un disciple et d’un admirateur de Wolf, Wilhelm Müller, Homerische Vorschule (dont la seconde édition fut publiée à Leipsick, 1836, avec une excellente introduction et des ilotes de Baumgarten-Crusius, qui ajoutent beaucoup à la valeur de l’ouvrage primitif par un examen froid et impartial de toute la controverse), en partie dans deux bonnes dissertations de Lachmann, publiées dans les mémoires philologiques de l’Académie de Berlin des années 1837 et 1841.

[49] Josèphe, cont. Apion, 1, 2 ; Cicéron, de Orat., III, 34 ; Pausanias, VII, 26, 6 ; cf. la Scholie sur Plaute dans Ritschl, Die Alexandrin. Bibliothek., p. 4. On ne peut guère regarder comme ajoutant à la valeur de ce témoignage. Élien (V. H., VIII, 14), qui mentionne l’introduction des poèmes homériques dans le Péloponnèse due à Lykurgue, et la compilation faite par Pisistrate ; encore moins Libanius et Suidas. Ce que nous apprenons, c’est que quelques esprits critiques et lettrés de l’époque alexandrine (plus ou moins, n’importe ; mais Wolf exagère quand il parle d’une conviction unanime) dirent de Pisistrate qu’il avait pour la première fois réuni les fractions de l’Iliade et de l’Odyssée et en avait fait des poèmes entiers.

[50] Platon, Hipparque, p. 228.

[51] Et je finirai par être ridicule à mes propres veux, si je continue à croire à la possibilité que l’Iliade, telle que nous la possédons, dans la composition actuelle de ses parties importantes, et non seulement des quelques rares parties les plus importantes, ait jamais pu être conçue avant l’opération de Pisistrate. (Lachmann, Fernere Betrachtungen ; liber die Ilias, sect. XXVIII, p. 32 ; Abhandlungen Berlin. Academ., 18-11.)

Jusqu’où veut-on faire aller cette concession, que pour le petit nombre des parties les plus importantes de l’Iliade il existait réellement un ordre établi de succession antérieur à Pisistrate, c’est ce que j’ignore ; mais le langage de Lachmann va plus loin que Wolf ou que Wilhelm Müller (Sr. Wolf, Prolegom., p. 141-142, et W. Müller, Homerische Vorsebule, c. 7, p. 96, 98, 100, 102). Le dernier admet que ni Pisistrate ni les Diascévastes ne pouvaient avoir fait de changements considérables dans l’Iliade ni dans 17Odyssée, soit par addition, soit par transposition, les poèmes comme agrégats étant trop bien connus, et la veine homérique d’invention trop complètement éteinte pour admettre de telles nouveautés. — J’avoue que je ne vois pas comment ces concessions mentionnées en dernier lieu peuvent se concilier avec la doctrine capitale de Wolf en ce qui concerne Pisistrate.

[52] Diogène Laërte, I, 57.

Relativement à Hipparque, fils de Pisistrate, le pseudo-Platon nous dit (dans le dialogue appelé ainsi, p. 228) : Καί τά Όμήρου έπη πρώτος έxόμισεν είς τήν γήν ταυτηνί, xαί ήνάγxασε τούς ραψωδούς Παναθηναίοις έξ ύπολήψεως έφεξής αύτά διϊέναι, ώσπερ νΰν έτι οϊδε ποιούσι. — Ces mots ont provoqué de nombreuses critiques de la part de tous les savants qui ont touché la théorie des poèmes homériques, afin de déterminer quel était l’usage que Solin avait trouvé existant, et quel était le changement qu’il avait introduit. Les renseignements que nous avons sont trop peu de chose pour que nous puissions prétendre avec certitude, mais je regarde l’explication d’Hermann comme la plus satisfaisante (Quid sit ύποβολή et ύποβλήδην. Opuscula, tom. V, p. 300, tom. VII, p. 162). — Ύποβολεύς est le terme technique pour désigner le souffleur dans une représentation théâtrale (Plutarque, Præcept. gerend. Reip., p. 813) ; ύποβολή et ύποβάλειν ont des sens correspondants, à savoir aider la mémoire de celui qui parle et le maintenir d’accord avec un certain modèle que possède le souffleur ; v. les mots έξ ύποβολής, Xénophon, Cyrop., III, 3, 37. Ύποβολή n’a donc pas une connexion nécessaire avec une suite de rhapsodes, mais s’appliquerait tout aussi bien à un seul ; bien qu’il arrive que dans ce cas il se rapporte à plusieurs qui se succèdent. D’autre part ύπόληψις veut dire une succession de rhapsodes récitant tour à tour. Aussi, bien que les deux mots n’aient pas la même signification, cependant le procédé décrit dans les deux passages relatifs à Solôn et à Hipparque me semble être le même en substance, i. e. assurer, par une surveillance obligatoire, une récitation correcte ou régulière de la part des rhapsodes qui débitaient tour à tour les différentes parties du poème. — Il y a toute raison pour conclure de ce passage que les rhapsodes avant Solôn étaient coupables et de négligence et d’omission dans leur récitation d’Homère ; mais il n’y eu a pas pour imaginer qu’ils transposassent les livres, ni que l’ordre légitime ne fût pas reconnu antérieurement. — L’emploi systématique d’un ύποδολεύς ou souffleur indique entièrement l’existence de manuscrits complets. — L’ordre par lequel Solôn prescrivit aux rhapsodes de réciter Homère sous la garantie d’un souffleur avec son manuscrit me semble précisément le même que celui de l’orateur Lycurgue relativement à Eschyle, à Sophocle et à Euripide (Pseudo-Plutarque, Vit. X, Rhetor. Lycurg. Vit.). Le mot άλλως qui se présente l’avant-dernier est introduit par la conjecture de Grysar, qui a cité et expliqué le passage ci-dessus du pseudo-Plutarque dans une excellente dissertation - De Græcorum Tragœdia, qualis fuit circa tempora Demosthenis (Cologne, 1830). Tous les critiques considèrent comme inintelligible le teste tel qu’il est maintenant, et on a proposé diverses corrections, parmi lesquelles celle de Grysar semble la meilleure. J’emprunte à sa Dissertation le passage suivant, qui explique la récitation d’Homère par les rhapsodes έξ ύποβολής : Quum histriones fabulis interpolandis ægre abstinerent, Lycurgus legem supra indicatam eo tulit consilio, ut recitationes histrionum cura publico illo exemplo omnino congruas redderet. Quod ut assequeretur, constituit ut, dum fabulte in scenâ recitarentur, scriba publicus simul exemplum civitatis inspiceret, juxta cive in theatro, sive in postscenio sedens. Hæc enim verbi παραγινώσxειν est significatio, posita præcipue in præpositione παρά, ut idem sit quod contra sive juxta legere : id quod faciunt ii, qui recta ab altero vel recitata cum suis conferre cupiunt. (Grysar, p. 7.)

[53] Que l’Iliade ou l’Odyssée fût jamais récitée avec toutes les parties entières, à une époque antérieure à Solôn, c’est un point que conteste Ritschl (Die Alexandrin. Bibliothek., p. 67-70). Il pense qu’avant Solôn, elles étaient toujours récitées par parties et sans aucun ordre fixe entre les parties. Solôn non plus (pense-t-il) n’en détermina pas l’ordre ; il ne fit que réprimer la licence des rhapsodes quant à la récitation des livres séparés ; ce fut Pisistrate qui, avec l’aide d’Onomacrite et autres, établit le premier l’ordre des parties et réunit chaque poème en un tout, avec quelques corrections et quelques interpolations. Néanmoins il admet que les parties furent composées dans l’origine par le même poète et qu’elles étaient arrangées de manière à former un tout les unes avec les autres ; mais l’intégrité primitive (assure-t-il) ne fut conservée que comme une sorte de croyance traditionnelle ; jamais elle ne fut réalisée dans la récitation, jamais elle ne fut ramenée à un fait évident, non équivoque et permanent, si ce n’est à l’époque de Pisistrate.

Il n’y a pas de raison suffisante, je pense, pour nier toute récitation entière antérieure à Solôn, et nous faisons intervenir seulement une nouvelle difficulté, à la fois grave et gratuite, en agissant ainsi.

[54] L’Æthiopis d’Arktinus contenait 9.100 vers, comme nous le savons par la Tabula Iliaca ; cependant Proclus ne lui donne que quatre livres. L’Ilias Minor avait quatre livres, les vers Cypricus onze, bien que nous ignorions le nombre des vers de chacun de ces poèmes.

Nitzsch dit comme un fait certain qu’Arktinus récitait son propre poème seul, bien qu’il fit trop long pour admettre qu’il le fit sans interruption (V. sa préface au 2e vol. de l’Odyssée, p. 24). Il n’y a pas de preuve à l’appui de cette assertion, et elle me parait extrêmement improbable. — Relativement aux romans du moyen âge, appartenant au cycle de la Table ronde, M. Fauriel nous dit que le Perceval allemand a près de 25,000 vers (plus de moitié plus long que l’Iliade) ; le Perceval de Christian de Troyes en a probablement plus ; le Tristan allemand, de Godefroid de Strasbourg, en a plus de 23.000, quelquefois le poème est commencé par un auteur et continué par un autre (Fauriel, Romans de chevalerie, Revue des Deux-Mondes, t. VIII, p. 695-697). — Les anciens poèmes non écrits des Skaldes islandais sont autant lyriques qu’épiques ; le plus long d’entre eux ne semble pas excéder 800 vers, et ils sont pour la plupart beaucoup plus courts - (Untersuchungen über die Geschichte der Nordischen Heldensage, aus P. A. Müller’s Sagabibliothek von G. Lange, Frankfort, 1832. Introd. p.42).

[55] Plutarque, Solôn, 10.

[56] Le scholiaste d’Homère s’en réfère à Quintus Calaber έν τή Άμαζονομαχία, qui n’était qu’une partie de son long poème (Schol. ad Iliade, II, 220).

[57] Knight, Prolegg. Homer. XXXII, XXXVI, XXXVII. Il semble qu’il y ait de bonnes raisons pour croire que Pisistrate fit préparer un MS. corrigé de l’Iliade, et la Scholie sur Plaute éditée par Ritschl (v. Die Alexandrinische Bibliothek, p. 4) spécifie les quatre personnes (Onomacrite en était une) employées à cette tâche. Ritschl imagine qu’il servit comme une sorte de vulgate pour le texte des critiques alexandrins, qui nommaient spécialement d’autres manuscrits (de Chiôs, de Sinopê, de Massalia, etc.), seulement quand ils s’éloignaient de cette vulgate ; il pense aussi qu’il formait l’original d’où furent tirés les premiers ces autres MS., appelés dans les Scholies homériques αί xοιναί, xοινότεραι (p. 59-60).

Welcker suppose que le MS. de Pisistrate avait été ou perdu ou enlevé lors de la prise d’Athènes par Xerxês (Der Epische Kyklos, p. 382-388). — Cf. Nitzsch, Histor. Homer., fasc. I, p. 165-167 ; et son Commentaire sur l’Odyssée, XI, 604, la prétendue interpolation d’Onomacrite ; et Ulrici, Geschichte der Hellen. Poes., Part. I, s. VII, p. 252-255. — Les principaux faits relatifs à la rédaction de Pisistrate sont réunis et discutés par Graefenhan, Geschichte der Philologie, sect. 54-64, vol. I, p. 266-311. Par malheur, nous ne pouvons aller au delà des conjectures et de la simple possibilité.

[58] Wolf reconnaît et l’uniformité et l’antiquité de couleur qui règnent dans les poèmes homériques, et aussi la ligne marquée qui les distingue des autres poètes grecs : Immo congruunt in iis omnia ferme in idem ingenium, in eosdem mores, in eamdem formam seutiendi et loquendi. (Prolegom., p. 265 ; et p. 138.)

Il pense, il est vrai, que cette harmonie fut rétablie par le talent et les soins d’Aristarque (mirificum ilium concentum revocatum Aristarcho imprimis debemus). C’est là une appréciation très exagérée de l’intervention d’Aristarque ; mais en tout cas le concentus lui-même était ancien et original, et Aristarque ne le rétablit qu’après qu’il avait été détruit par des accidents survenus dans l’intervalle ; du moins, si nous devons expliquer revocatum d’une manière rigoureuse, ce qui peut-être ne s’accorde guère avec la théorie principale de Wolf.

[59] V. Wolf, Prolegg., c. 12, p. 43. Nondum enim prorsus ejecta et explosa est corum ratio, qui Homerum et Callituachum et Virgilium et Nonnum et Miltouum codem anime legunt, nec quid uniuscujusque ætas ferat, expendere legendo et computare laborant, etc.

Ou peut voir une tentative semblable faite antérieurement pour expliquer les poèmes homériques par rapport à leur époque, dans le traité appelé il vero Omero de Vico, où l’on remarque beaucoup de pensées originales, mais peu d’érudition (Opere di Vico, éd. Milan, vol. V, p. 437-497). — On trouvera dans une récente dissertation publiée à Koenisberd - Die Homerische Kritik von Wolf bis Grote - par Dr Ludwig Friedlænder, Berlin, 1853, une revue intéressante et instructive de la marche de la critique homérique pendant les cinquante dernières années, comprenant quelques nouveaux détails sur le développement successif des théories et de Wolf et de Lachmann. Le Dr Friedlænder approuve plusieurs des opinions que je me suis hasardé à avancer relativement à la structure probable de l’Iliade, et il les appuie de nouvelles raisons personnelles.

[60] Dans le 46e volume de ses œuvres complètes, dans le petit traité Homer, noch einmal ; cf. G. Lame, Ueber die Kyklischen Dichter (Mainz., 1837), Préface, p. 6.