DEUXIÈME VOLUME
J’ai déjà fait remarquer que l’existence de ce récit populaire, que les Allemands expriment par le mot significatif Sage ou Volks-Sage, est, à un degré plus ou moins élevé de perfection ou de développement, un phénomène commun à presque toutes les classes de la société et à presque toutes les parties du globe. C’est l’effusion naturelle de l’homme illettré, imaginatif et croyant, et son maximum d’influence appartient à un état primitif de l’esprit humain ; car la multiplication des faits constatés, la diffusion- de la science positive et la formation d’une règle critique de croyance tendent à affaiblir sa dignité et à arrêter son épanchement facile et abondant. Il fournit au poète et des matériaux à combiner de nouveau et à orner ; et une base aussi bien qu’un stimulant pour de nouvelles inventions personnelles ; et cela à une époque où le poète enseigne tout à la fois la religion, l’histoire et la philosophie, et n’est pas, comme il le devient à une période plus avancée, celui qui seul fournit une fiction avouée, bien qu’intéressante. lie tels récits populaires et de tels chants historiques (en entendant par historique seulement ce qui est accepté comme histoire) se trouvent dans la plupart des régions du globe, et particulièrement parmi les populations teutoniques et celtiques de l’ancienne Europe. Les vieux chants, gothiques furent fondus et transformés en une histoire continue par l’historien Ablavius[1] ; et les poèmes des Germains touchant Tuisto, le dieu né de la terre, son fils Mannes, et ses descendants, les éponymes des diverses tribus germaniques[2], comme les indique brièvement Tacite, nous rappellent Hésiode, Eumêle ou les hymnes homériques. Jacob Grimm, dans sa savante et remarquable mythologie allemande, a présenté des preuves abondantes de la grande analogie fondamentale qui existe, avec beaucoup de différences particulières, dans le monde mythique des Germaines des Scandinaves et des Grecs ; et la dissertation de M. Price (mise en tête de son édition de l’ouvrage de Warton, History of English Poetry) appuie et explique l’idée de Grimm. La même imagination disposée à tout personnifier, la même conception toujours présente de la volonté, des sympathies et des antipathies des dieux, considérées comme causes premières des phénomènes, et comme distinctes d’une marche suivie et invariable de la nature ; les mêmes relations entre les dieux, les héros et les hommes, avec une égale difficulté de distinguer les uns des autres dans une foule ale noms individuels ; une habitude semblable de transporter en bloc les attributs humains aux dieux, sans les renfermer dans les limites, ni les soumettre aux conditions de l’humanité ; une même disposition à croire aux nymphes, aux géants et à d’autres êtres qui ne sont ni dieux ni hommes, la même union de la foi et du sentiment religieux avec le sentiment et la foi patriotiques, tels sont les traits positifs, communs aux anciens Grecs et aux anciens Germains ; et les conditions négatives chez les deux peuples n’ont pas, moins d’analogie : l’absence d’ouvrages en prose, d’annales positives et de culture scientifique. La faculté qui crée les mythes trouvait ainsi une base préliminaire et des encouragements tout à fait semblables. Mais, quoique les forces productrices fussent de la même espèce, les résultats atteignirent un degré bien différent, et les circonstances qui concoururent à leur développement le furent encore bien davantage. D’abord, l’abondance, la beauté et la longue continuité de l’ancienne poésie grecque, dans l’âge purement poétique, est un phénomène qui n’a pas de pendant ailleurs. En second lieu, la transition par laquelle l’esprit grec passa de son état poétique à son état relativement positif, s’effectua d’elle-même ; elle s’accomplit par sa propre force inhérente et expansive ; elle fut aidée, il est vrai, par les circonstances extérieures, mais elle n’en reçut nullement l’empreinte, elle ne fut pas provoquée par elles. De la poésie d’Homère à l’histoire de Thucydide et à la philosophie de Platon et d’Aristote, il fut fait un pas prodigieux, mais c’était la croissance naturelle du jeune Grec devenant homme fait ; et ce qui est d’une importance plus grande encore, elle s’accomplit sans briser le fil ni de la tradition religieuse ni de la tradition patriotique, sans aucune innovation coercitive ni changement violent dans les sentiments de l’âme. Le monde légendaire, bien que dépassé par les jugements moraux et la critique rationnelle d’hommes supérieurs, conservait encore son empire sur les sentiments comme objet d’un examen passionné et respectueux. Bien différent fut le développement des anciens Germains. Nous savons peu de chose de leur première poésie, mais nous ne serons pas exposés à nous tromper en affirmant qu’ils n’avaient rien à comparer, soit avec l’Iliade, soit avec l’Odyssée. En les supposant laissés à eux-mêmes, auraient-ils eu une force progressive suffisante pour faire un pas semblable à celui des Grecs ? C’est là une question à laquelle nous ne pouvons répondre. Leur condition intellectuelle aussi bien que politique fut violemment changée par une action étrangère venue du dehors. L’influence de l’empire romain introduisit artificiellement parmi eux de nouvelles institutions, de nouvelles opinions, des habitudes de luxe, et, par-dessus tout, une religion nouvelle ; les Germains, après avoir subi cette influence, se faisant successivement les instruments de cette révolution vis-à-vis de tels de leurs frères qui restaient encore païens. Ce fut une révolution qui s’opéra souvent au moyen de mesures pénales et coercitives : on déposa et on. renia formellement les anciens dieux Thor et Wodan ; leurs images furent réduites en poussière, et les chênes consacrés au culte et à la prophétie furent abattus. Mais même là où la conversion fut le fruit des prédications et de la persuasion, elle n’en brisa pas moins tous les rapports qu’avait un Germain avec ce monde mythique qu’il appelait son passé, et dont les anciens dieux faisaient à la fois le charme et la sainteté : il fut réduit alors à l’alternative de les considérer comme des hommes ou comme des démons[3]. Ce regard jeté en arrière, où se mêlaient la religion et le patriotisme, fruit de l’union de la piété avec le sentiment à l’égard des ancêtres, qui constituait la manière particulière de voir et des Grecs et des Germains au sujet de leur antiquité privée d’annales, fut, chez ces derniers, banni par le christianisme ; et, tandis que la racine des vieux mythes était ainsi rongée, les cérémonies et les coutumes commémoratives auxquelles ils se rattachaient, ou perdirent leur caractère consacré, ou disparurent complètement. En outre, des influences nouvelles de grande importance agirent dans le même temps avec succès. La langue latine avec quelque teinture de littérature latine, l’habitude d’écrire et d’enregistrer les événements présents, l’idée d’une loi systématique et d’un accommodement à l’amiable des différends, tout cela forma une part de l’action exercée par la civilisation romaine, même après le déclin de l’empire romain, sur les tribus teutoniques et celtiques. Il se forma une classe d’hommes qui recevaient une instruction spéciale dont la base était latine, et qui avaient des principes chrétiens ; elle était aussi composée presque entièrement de prêtres, opposés, aussi bien par des motifs de rivalité que par le sentiment religieux, aux anciens bardes et aux anciens conteurs de la communauté. Les hommes lettrés[4] furent distingués des hommes versés dans les histoires, et la littérature latine contribua de concert avec la religion à faire déchoir les mythes d’un paganisme ignorant. Charlemagne, il est vrai, dans le même temps qu’il employait des procédés agressifs et violents pour introduire le christianisme parmi les Saxons, prenait aussi le soin spécial de mettre par écrit et de conserver les vieux chants païens. Mais on ne peut guère douter que cette mesure ne lui fût inspirée par l’intelligence large et éclairée qui lui était particulière. La disposition générale des chrétiens lettrés de cette époque est plus exactement représentée par son fils Louis le Débonnaire, qui, ayant appris ces chalets dans son enfance, en vint à les abhorrer quand il fut arrivé à l’âge mûr, et ne put jamais être amené soit à les répéter, soit à les tolérer[5]. Selon l’ancienne foi païenne, la généalogie des rois saxons, angles, danois, norvégiens et suédois, et probablement aussi celle des rois germains et scandinaves en général, remontaient à Odin, ou à quelques-uns de ses compagnons immédiats ou de ses fils héroïques[6]. J’ai déjà fait observer que la valeur de ces généalogies consistait non pas tant dans leur longueur que clans le respect attaché au nom servant de source première. Après que le culte affecté à Odin eut cessé , on prolongea la ligne généalogique jusqu’à Japhet ou à Noé, et Odin n’étant plus regardé comme cligne d’être au sommet, fut dégradé et devint un des simples membres humains de cette généalogie[7]. Et noirs trouvons que cette altération des généalogies mythiques primitives eut lieu même chez les Scandinaves, bien que l’introduction du christianisme eût été plus longtemps retardée dans ces contrées, de manière à laisser à la veine poétique païenne le temps de parvenir à un plus grand développement, et semble avoir fait naître un sentiment moins prononcé d’antipathie (particulièrement en Islande) à l’égard de la foi éteinte[8]. Les poèmes et les contes dont se compose l’Edda, bien qu’ils n’aient été mis par écrit qu’après l’époque du christianisme, ne présentent pas les anciens dieux sous un point de vue odieux ou dégradant à dessein. Le fait mentionné plus haut, à savoir que Noé a pris la
place d’Odin à la tête de la généalogie, est d’autant plus digne d’attention
qu’il jette du jour sur le vrai caractère de ces généalogies, et montre qu’elles
naquirent, non de données historiques erronées, mais du tour ,du sentiment
religieux ; nous voyons en outre qu’elles n’ont de véritable valeur que parce
qu’on les a prises dans leur intégrité, comme rattachant la race existante
des hommes à un premier auteur divin. Si nous pouvions nous figurer le
paganisme grec remplacé par le christianisme l’an 500 av. J.-C., les grandes
généalogies si vénérées des gentes grecques auraient subi la même
modification ; les Hêraklides, les Pélopides, les Æakides, les Asklépiades,
etc., se seraient perdus dans quelque agrégat plus compréhensif ayant pour
racine l’archéologie de l’Ancien Testament. Les anciennes légendes héroïques
se rattachant à ces noms d’ancêtres auraient été ou bien oubliées, ou
transformées de manière à s’accorder avec la nouvelle veine de pensée ; car
le culte, les cérémonies et les coutumes, après leur changement, auraient été
complètement en opposition avec elles, et le sentiment mythique aurait cessé
de s’occuper de ceux auxquels on n’eût plus adressé de prières. Si le chêne
de Dôdônê eût été coupé, ou si l’on eût cessé d’envoyer le vaisseau qui
portait Ainsi donc, tandis qu’en Grèce le courant d’où sortirent les mythes poursuivit la même route, seulement avec une marche moins rapide et une moindre influence, dans l’Europe moderne, son ancien lit étant intercepté, il passa dans des canaux nouveaux et multipliés. L’ancienne religion, bien que comme foi dominante, manifestée publiquement et unanimement, elle ait fini par s’éteindre, persista encore sous forme de morceaux et de fragments détachés et avec divers changements de nom et`de forme. Les dieux et les déesses du paganisme, dépouillés ainsi de leur divinité, continuèrent à être l’objet des souvenirs et des craintes de leurs premiers adorateurs, mais furent parfois représentés (d’après des principes semblables à ceux d’Evhémère) comme ayant été des hommes éminents et glorieux, parfois abaissés à l’état de démons, de magiciens, d’elfes, de fées et d’autres agents surnaturels d’un degré inférieur et d’une nature généralement malfaisante. Des écrivains chrétiens, tels que Saxo Graminaticus et Snorro Sturleson, mirent par écrit les anciens chants oraux des scaldes scandinaves et arrangèrent les événements qu’ils renfermaient en un récit continu ; ils accomplirent sous ce rapport une tâche semblable à celle dont les logographes grecs, Phérécyde et Hellanicus, s’étaient acquittés à l’égard d’Hésiode et des poètes cycliques. Mais, tandis que Phérécyde et Hellanicus compilaient sous l’influence de sentiments réellement semblables à ceux des poètes auxquels ils consacraient leurs soins, les logogriphes chrétiens se firent un devoir de signaler l’Odin et le Thor des anciens scaldes comme des démons et des enchanteurs rusés qui avaient fasciné les esprits des hommes et leur avaient fait croire faussement qu’ils étaient dieux[9]. Dans quelques cas les idées et les récits païens furent modifiés de manière à s’accorder avec le sentiment chrétien. Mais quand ils étaient conservés sans subir un tel changement, ils se montraient d’une manière palpable et étaient signalés par leurs compilateurs comme étant en opposition avec la croyance religieuse du peuple, et comme associés soit à une imposture, soit à des esprits malfaisants. Une nouvelle veine de sentiment était née en Europe, non conforme, il est vrai, aux vieux mythes, laissant cependant encore en vigueur le besoin de récits mythiques en général. Et ce besoin fut satisfait, généralement parlant, par deux classes de récits, les légendes des Saints catholiques et les romans de chevalerie, correspondant a deux types de caractères, tous deux parfaitement appropriés aux sentiments du temps, l’idéal de la sainteté et l’idéal de la chevalerie. Ces deux classes de récits correspondent, pour le caractère aussi bien que pour le dessein général, aux mythes grecs ; ce sont des histoires acceptées comme des réalités, grâce à leur complète conformité avec les prédispositions et la foi profonde d’un auditoire dénué de sens critique, et préparées à l’avance par leurs auteurs, non avec un souci quelconque des conditions de l’évidence historique, mais dans le but de provoquer la sympathie, l’émotion ou le respect. Le type du caractère de la sainteté appartient an christianisme ; c’est l’histoire de Jésus-Christ telle qu’elle est décrite dans les Évangiles, et celle des prophètes dans l’Ancien Testament ; tandis que les vies des saints qui acquirent un renom religieux, du quatrième au quatorzième siècle de l’ère chrétienne, furent revêtues d’attributs et expliquées par d’abondants détails tendant à les assimiler à ce modèle révéré. Les nombreux miracles, la guérison des maladies, l’expulsion des démons, les tentations et les souffrances, l’enseignement et les préceptes dont abonde la biographie des saints catholiques, provinrent surtout de ce pieux sentiment, commun à l’écrivain et à ses lecteurs. Un grand nombre des autres incidents, racontés dans les mêmes ouvrages, naquirent d’allégories mal expliquées, de cérémonies et ale coutumes auxquelles on aimait à trouver une origine consacrée, ou de la disposition à transformer l’étymologie d’un nom en fait historique ; beaucoup ont aussi été suggérés par des particularités locales et par le désir de stimuler ou de justifier les pieuses émotions des pèlerins qui visitaient quelque chapelle ou quelque image consacrée. La foi de l’époque rattacha la colombe au Saint-Esprit, le serpent à Satan ; des lions, des loups, des cerfs, des licornes, etc., furent les sujets d’autres associations emblématiques ; et de tels modes de croyance trouvèrent une expression particulière dans une foule de récits qui présentèrent les saints en conflit ou en communauté d’action avec ces divers animaux. Les légendes de cette espèce, multipliées à l’infini, populaires et touchantes au plus haut degré, a l’époque du moyen âge, ne sont pas des faits ‘particuliers exagérés ; ce sont les émanations détaillées de quelque croyance ou de quelque sentiment répandu alors, qu’elles seraient à satisfaire, et qui en retour les soutenaient et les accréditaient dans une large mesure[10]. Les lecteurs de Pausanias reconnaîtront la grande analogie
qui existe en général entre les histoires qu’on lui racontait dans les
temples qu’il visitait et ces légendes du moyen âge. Bien que le type
caractéristique sur lequel ces dernières jettent du jour diffère en réalité
considérablement, cependant la source aussi bien que la circulation, les
forces productrices aussi bien que les forces servant d’appui, étaient clans
les deux cas les mêmes. De telles légendes étaient le produit naturel d’une
foi religieuse ardente, absolue, et mêlée aux sentiments à une époque où la
raison n’a pas besoin d’être trompée. Les vies des saints nous ramènent même
clans le passé à la théologie simple et toujours active de l’âge homérique ;
tant la main de Dieu se montre d’une manière constante, même dans les plus petits
détails, pour venir en aide à un individu qu’il favorise ; tant le point de
vue scientifique, par rapport aux phénomènes de la nature, est complètement
absorbé dans le point de vue religieux[11]. Pendant que La même veine productrice de mythes, la même sensibilité
et la même facilité à croire, qui avaient créé le besoin des légendes des
Saints et l’avaient satisfait à la fois, préparèrent aussi le fonds abondant
de poésie narrative romanesque, servant à amplifier et à expliquer l’idéal de
la chevalerie. Ce que les légendes de Troie, de Thèbes, du sanglier de
Kalydôn, d’Œdipe, de Thêseus, etc., étaient pour un Grec des anciens temps,
les contes d’Arthur, clé Charlemagne, des Niebelungen le furent pour un
Anglais, un Français ou un Allemand du douzième ou du treizième siècle. Ce n’était
ni une fiction reconnue ni de l’histoire dont on eût prouvé l’authenticité ;
c’était de l’histoire telle qu’elle est sentie et accueillie par vies esprits
qui n’ont pas l’habitude de rechercher l’évidence et qui ignorent la
nécessité de le faire. On sait que Distinguer, parmi les personnages de l’épopée
carlovingienne, les réels des fictifs, examiner si l’expédition attribuée à Charlemagne
contre Jérusalem avait jamais eu lieu ou non, séparer la vérité de l’exagération
dans les exploits des chevaliers de Les romans de chevalerie représentaient, pour ceux qui les entendaient, des faits réels du temps passé, les gloires des hommes d’autrefois, pour nous servir de l’expression hésiodique[17], en même temps qu’ils renfermaient et complétaient les détails d’un idéal héroïque, tel que cet âge pouvait le concevoir et l’admires, une piété fervente, combinée avec, la force, la bravoure, et l’amour d’attaques aventureuses dirigées parfois contre les infidèles, parfois contre des enchanteurs ou des monstres, parfois tentées pour la défense du beau sexe. De tels traits caractéristiques étaient naturellement populaires, dans un siècle de luttes féodales et de manque universel de sécurité, où les principaux sujets de respect et d’intérêts communs étaient l’Église et les Croisades, et où l’on embrassait particulièrement ces dernières avec un enthousiasme véritablement étonnant. Le long poème allemand, le Lied des Niebelungen, aussi
bien que Telles étaient les compositions qui au moyen âge non seulement excitaient les émotions, mais encore satisfaisaient la curiosité historique aveugle du public ordinaire. Les exploits d’une foule de ces héros romanesques ressemblent en plusieurs points à ceux des Grecs : les aventures de Perseus, d’Achille, d’Odysseus, d’Atalantê, de Bellerophôn, de Jasôn, la guerre de Troie ou l’expédition des Argonautes en général, auraient parfaitement convenu à l’épopée carlovingienne ou aux autres épopées de l’époque[19]. L’épopée du moyen âge, comme l’épopée grecque, était éminemment expansive de sa nature. De nouvelles histoires furent successivement rattachées aux noms de Charlemagne et d’Arthur, et à leurs compagnons, précisément comme la légende de Troie fut agrandie par Arktinus, Leschês et Stésichore, comme celle de Thèbes fut étendue par de nouvelles misères accumulées sur la tête maudite d’Œdipe, et celle du sanglier de Kalydôn par l’addition d’Atalantê. A tout prendre, l’état d’esprit des auditeurs semble dans les deux cas avoir été à peu près le même ; avides d’émotion et de sympathie, non seulement ils faisaient un accueil cordial à tout récit qui était à l’unisson de leurs sentiments, mais encore ils y croyaient de bonne foi. Néanmoins il y avait des différences qui méritent d’être
mentionnées et qui rendent la proposition précédente plus absolument exacte
par rapport à Si nous prenons l’histoire de notre propre pays telle qu’elle fut conque et écrite depuis le douzième siècle jusqu’au dix-septième par Hardyng, Fabyan, Grafton, Hollinshed et autres, nous verrons qu’elle était supposée commencer avec Brute le Troyen, et qu’elle était amenée de là, pendant bien des siècles et par une longue succession de rois, jusqu’au temps de Jules César. L’imagination d’autres nations en Europe se plut également à croire qu’elles descendaient de Troie, idée qui avait vraisemblablement sa source dans une imitation respectueuse des Romains et de leur origine troyenne. Quant à ce qui concerne les Anglais, celui surtout qui mit cette croyance en circulation fut Geoffrey (Godefroid) de Monmouth. Elle passa, après peu de résistance ou de discussion, dans la foi nationale, les rois, à partir de Brute, étant inscrits dans une série régulière, chronologique, avec leurs dates respectives annexées. Dans une contestation qui s’éleva entre l’Angleterre et l’Écosse pendant le règne d’Édouard Ier (1301 de l’ère chrétienne), on inséra solennellement dans un document présenté è, l’appui des droits de la couronne d’Angleterre, l’origine des rois d’Angleterre descendant de Brute le Troyen, comme un argument propre à soutenir le point en litige ; et il passa sans être attaqué par la partie adverse[20], incident qui nous remet en mémoire l’appel que, lors de la dispute qui s’éleva entre les Athéniens et Philippe de Macédoine, au sujet d’Amphipolis, fit Eschine aux droits dotaux primitifs d’Akamas, fils de Thêseus, ainsi que la défense produite par les Athéniens è, l’appui de leur conquête de Sigeion, contre les réclamations des Mitylênæens, défense dans laquelle les premiers alléguaient qu’ils avaient autant de droits à posséder la ville qu’aucun des autres Grecs qui avaient formé une partie de l’armement victorieux d’Agamemnôn[21]. La ténacité avec laquelle on défendit cette ancienne série de rois anglais n’est pas moins remarquable que la facilité avec laquelle on l’admit. Les chroniqueurs, au commencement du dix-septième siècle, protestèrent avec chaleur contre le scepticisme importun qui voulait annuler tant de souverains vénérables et effacer tant de nobles actions. Ils en appelèrent aux sentiments patriotiques de leurs auditeurs, représentèrent l’énormité d’un procédé consistant à élever une critique présomptueuse contre la croyance des âges, et insistèrent sur le danger du précédent quant à ce qui concernait l’histoire en général[22]. Cruel était l’état de cette controverse à l’époque et aux yeux de l’illustre auteur du Paradis perdu, c’est ce que montreront ses propres paroles, que je vais citer telles qu’elles se trouvent dans la seconde page de son Histoire d’Angleterre. Après avoir dit quelques mots des histoires de Samothes, fils de Japhet, d’Albion, fils de Neptune, etc., il continue : Mais quant à Brutus et à sa descendance, ainsi qu’à toute la lignée de rois jusqu’au moment où Jules César entre en scène, nous ne pouvons pas si aisément nous en délivrer ; ce sont des séries d’ancêtres longtemps prolongées, des lois et des actions signalées qui ne semblent pas simplement avoir été empruntées ou imaginées, et qui n’ont pas produit une médiocre impression sur la croyance ordinaire : Elles sont défendues par beaucoup de personnes et entièrement niées par un petit nombre. Car quoi ! Bien qu’on abandonnât Brutus et toute la fable troyenne, en voyant que ceux qui songeaient d’abord à nous donner quelque premier auteur illustre commençaient par se contenter de Brutus le consul, jusqu’à ce que, par une invention meilleure, quoiqu’ils ne voulussent pas renoncer au nom, ils apprissent à le faire remonter plus haut dans des temps plus fabuleux, et jetassent en même temps du jour sur les contes troyens, dans leur désir de faire sortir les Bretons de la même source que les Romains, voici où l’on s’arrêta : On ne peut penser sans une trop grande incrédulité qu’aucun de ces anciens rois indigènes n’ait été un personnage réel et n’ait pas fait pendant sa vie au moins quelque chose de ce qui a été si longtemps un objet de souvenir. C’est pour ces raisons, et pour celles que j’ai mentionnées plus haut, que j’ai voulu ne pas omettre ce qui avait reçu l’approbation de tant de personnes. Certain ou incertain, je le laisse sous la responsabilité de ceux que je dois suivre : Quant à ce qui s’éloigne de l’impossible et de l’absurde et est attesté par d’anciens écrivains d’après des livres plus anciens, je ne le rejette pas, comme étant le sujet légitime et propre de l’histoire[23]. Cependant, malgré la croyance générale de tant de siècles, malgré l’accord de conviction chez les historiens et les poètes, malgré la déclaration de Milton, arrachée à ses sentiments plutôt qu’à sa raison, à savoir que cette longue suite de rois et d’exploits presque historiques ne pouvaient pas tous être indignes de foi, malgré un ensemble si considérable d’autorités et de précédents, les historiens du dix-neuvième siècle commencent l’histoire d’Angleterre avec Jules César. Ils n’essaient pas soit de fixer la date de l’avènement du roi Bladud, soit de déterminer quelle peut être la base de vérité dans le touchant récit de Lear[24]. La règle de crédibilité historique, surtout pour ce qui concerne les événements modernes. s’est en effet élevée d’une manière importante et sensible dans les cent dernières années. Mais pour ce qui concerne l’ancienne histoire grecque, les
règles de l’évidence continuent encore à être peu rigoureuses. Le mot de
Milton, au sujet de l’histoire d’Angleterre avant César, représente encore
assez exactement le sentiment qui domine maintenant à propos de l’histoire
mythique de J’ose croire que notre grand poète a suivi des principes erronés, quant aux vieilles fables anglaises, non moins dans ce qu’il écarte que dans ce qu’il conserve. Omettre le miraculeux et le fantastique — c’est là ce qu’il entend réellement par l’impossible et l’absurde —, c’est enlever l’âme de ces récits jadis populaires, c’est leur ôter à la fois leur véritable marque distinctive et le charme par lequel ils agissaient sur les sentiments des croyants. Nous devrions encore moins consentir à briser et à désenchanter de la même manière les mythes de l’ancienne Grèce, en partie parce qu’ils possèdent les beautés et le caractère mythiques à un point bien plus élevé de perfection, en partie parce qu ils entraient plus profondément dans l’esprit d’un Grec et pénétraient à la fois et dans le sentiment public et clans le sentiment privé de la nation à un degré beaucoup plus grand que les anciennes fables anglaises ne le faisaient en Angleterre. Deux voies, et deux seulement, sont ouvertes : l’une
serait d’omettre absolument les mythes, ce qui est la manière dont les
historiens modernes traitent les vieilles fables anglaises ; la seconde
serait de les raconter comme mythes, de reconnaître et de respecter leur
nature particulière, et de s’abstenir de les confondre avec l’histoire
ordinaire et justifiable. Il y a de bonnes raisons pour suivre cette seconde
méthode par rapport aux mythes grecs, et considérés ainsi, ils forment un
important chapitre dans l’histoire de l’esprit grec et, à vrai dire, dans
celle du genre humain en général. La foi historique des Grecs, aussi bien que
celle d’autres peuples, quant aux temps primitifs dénués d’annales, est aussi
subjective et aussi personnelle que leur foi religieuse : chez les Grecs, en
particulier, les deux sentiments sont mêlés d’une façon si intime qu’une
grande violence seule peut les séparer. Dieux, héros et hommes, religion et
patriotisme, choses divines, héroïques et humaines, les Grecs formaient de
tous ces éléments réunis ensemble un seul tissu indivisible, dont ils ne
songeaient pas à distinguer et dont ils ne distinguaient pas réellement les
fils de vérité et de réalité, quels qu’ils pussent avoir été dans l’origine.
Composées de tels matériaux et animées par l’étincelle électrique du génie,
les antiquités mythiques de En tirant cette ligne de démarcation marquée entre le monde mythique et le monde historique, entre des sujets appropriés seulement à l’histoire subjective et des sujets où l’on peut atteindre une évidence objective, nous ne ferons que développer dans la mesure qui lui convient le principe juste et bien connu que Varron a posé il y a longtemps. Cet homme savant reconnaissait trois périodes à distinguer dans le temps qui précédait sa propre époque : D’abord, le temps qui s’était écoulé depuis les commencements de l’humanité jusqu’au premier déluge ; temps complètement inconnu. Secondement, la période depuis le premier déluge jusqu’à la première Olympiade, appelée la période mythique, parce qu’on rapporte une foule de choses fabuleuses qu’elle renferme. En troisième lieu, le temps depuis la première Olympiade jusqu’à nous, temps appelé la période historique, parce que les choses qui s’y sont faites sont comprises clans de vraies histoires[26]. En prenant le commencement de l’histoire véritable ou objective au point indiqué par Varron, je considère encore la période mythique et la période historique comme séparées par un plus grand abîme qu’il ne l’aurait admis. Choisir une seule année comme point absolu de départ ne doit pas naturellement être compris littéralement ; mais, en réalité, ceci a très peu d’importance quant a la question présente, en considérant que ces grands événements mythiques, des sièges de Thèbes et de Troie, l’expédition des Argonautes, la chasse du sanglier de Kalydôn, le retour des Hêraklides, etc., sont tous placés longtemps avant la première Olympiade par ceux qui ont appliqué des limités chronologiques aux récits mythiques. La période qui précède immédiatement la première Olympiade est une des plus stériles en événements ; la chronologie reçue reconnaît 400 ans, et Hérodote en admettait 500 depuis cette date jusqu’à la guerre de Troie. |
[1] Jornandès, De Reb. Geticis, chap. 4-6.
[2] Tacite, Mor. German., c. 2. Celebrant carminibus antiquis, quod unum apud illos memoriæ et annalium genus est, Tuistonem deum terra editum. Ei filium Mannum, originem gentis conditoremque, Manno tris filios adsignant, e quorum nominibus proximi Oceano Ingæuones, medii Herminones, ceteri Istæuones uocentur. Quidam, ut in licentia vetustatis, pluris deo ortos plurisque gentis appellationes, Marsos Gambriuios Suebos Vandilios adfirmant, eaque vera et antiqua nomina.
[3]
Au sujet de l’influence hostile exercée par le changement de religion sur la
vieille poésie scandinave, voir un intéressant article de Jacob Grimm dans les Goettinger Gelerhrte Anzeigen, feb.
1830, p. 268-273 ; examen de
Eichhoff a fait une observation semblable à propos des
vieux mythes des Russes païens : L’établissement du christianisme, ce gage du bonheur des nations,
fut vivement apprécié par les Russes, qui, dans leur juste reconnaissance, le
personnifièrent dans un héros. Vladimir le Grand, ami des arts et protecteur de
la religion, devint l’Arthus et le Charlemagne de
[4] Cette distinction est présentée d’une manière curieuse par Saxo Grammaticus, lorsqu’il dit d’un Anglais nommé Lucas, qu’il était literis quidem tenuiter instructus, sed historiarum scientiâ apprime eruditus (p.330, dans les Historische Forschungen de Dahlmann, vol. I, p. 176).
[5] Barbara et antiquissima carmins (dit Erinhart dans sa Vie de Charlemagne), quibus veterum regum actus et bella canebantur, conscripsit.
Theganus dit de Louis le Débonnaire : Poetica carmina gentilia, quæ in juventute didicerat, respuit, nec legere, nec audire, nec docere, voluit. (De Gestis Ludovici Imperatoris, ap. Pithœum, p. 304, c. 19.)
[6]
V. Deutsche Mythologie de Grimm, art.
Helden, p. 356, 2e édit. Hengist et
Horsa axaient la quatrième place dans la descendance d’Odin (Bode le Vénérable,
Hist., I, 15). Thiodolff, le scalde
de Harold Haarfager, roi de tiorvége, faisait remonter la généalogie de son
souverain, par trente générations, à Yngarfrey, fils de Niord, compagnon d’Odin
à Upsal ; les rois d’Upsal s’appelaient Ynglinger, et le fils de Thiodolff,
Ynglingatal (Dahlmann, Histor. Forschung.,
1, p. 379). Eyvind, autre scalde, un siècle plus tard, tirait la généalogie de
Jarl Hacon de Saming, fils de Yngwifrey (p. 381) ; Are Prode, l’historien
islandais, faisait remonter sa propre origine à Yngwe par trente-six
générations, généalogie qu’accepte Torfæus comme digne de foi, l’opposant à la
série de rois donnée par Saxo Grammaticus (p. 352). Torfæus représente Harold
Haarfager comme descendant d’Odin par vingt-sept générations ; Alfred
d’Angleterre, par vingt-trois ; Offa de Mercie, par quinze (p. 362). V. aussi
la traduction faite par Lange de
M. Sharon Turner pense que l’existence humaine d’Odin est prouvée d’une manière distincte, vraisemblablement sur les mêmes preuves qui faisaient croire à Evhémère à l’existence humaine de Zens (History of the Anglo-Saxons, Appendix au liv. II, ch. 3, p. 219, 5e édit.).
[7]
Dahlmatm, Histor. Forschung., t. I,
p. 390. Il y a un remarquable article sur ce sujet dans
M. John Kemble (Ueber
die Stammtafel der Westsachsen ap. Stuhr, p. 254) fait remarquer que nobilitas
chez ce peuple consistait à descendre d’Odin et des autres dieux. — Le colonel
Sleeman traite de la même manière les légendes religieuses des Hindous, tant
est naturel le procédé d’Evhémère, à l’égard de toute religion à laquelle un
critique ne croit pas : Ils (les Hindous) pensent naturellement que les incarnations de
leurs trois grandes divinités étaient des êtres infiniment supérieurs aux
prophètes, égaux dans tous leurs attributs et toutes leurs prérogatives aux
divinités elles-mêmes. Mais nous sommes disposé à croire que les incarnations n’étaient
rien de plus que des grands hommes que leurs flatteurs et leurs poètes avaient
élevés au’ rang des dieux ; telle était la manière dont les hommes faisaient
leurs dieux dans
[8] V. P. E. Müller, Ueber der Ursprung und Verfall der Islaendischen Historiographie, p. 63. — Dans le Leitfaden zur Nordischen Alterthumskunde, p. 4-5 (Copenhague, 1837), il y a un sommaire instructif des différents systèmes d’explication appliqués aux mythes du Nord : 1° historique ; 2° géographique ; 3° astronomique ; 4° physique ; 5° allégorique.
[9] Interea tamen homines christiani in numina non credant ethnica, nec aliter fidem narrationibus hisce adstruere vel adhibere debent, quam in libri hujus proœmio monitum est de causis et occasionibus cur et quomodo genus humanum a verâ fide aberraverit. (Extrait de l’Edda en prose, p. 75, dans le Lexicon Mytholonicum ad calcem Eddæ Sæmund, v. III, p. 357, Copenh. édit.)
On peut trouver un conseil semblable dans un autre
passage cité par P. E. Müller, Ueber den
Ursprung und Verfall der Islandischen Historiographie, p. 138, Copenhagen,
1813 ; cf. le Prologue de l’Edda en
prose, p. 6, et Mallet, Introduction à l’Histoire
de Danemark, c. 7, p. 114-132. — Saxo Grammaticus représente Odin parfois
comme un magicien, parfois comme un mauvais esprit, parfois comme un grand
prêtre ou pontife du paganisme, qui imposa si puissamment au peuple dont il
était entouré, qu’il en reçut les honneurs divins. Thor aussi est considéré
comme ayant été un mauvais esprit (V. Lexicon
Mytholog., ut supra, p. 567,
915). — Sur la fonction de Snorro comme logographe, v. Præfat. ad. Eddam, ut supra,
p. 11. Il est beaucoup plus fidèle à l’ancienne religion et moins ennemi d’elle
que les autres logographes des anciennes Sagas scandinaves (Leitfaden der nordischen Alterthümer, p.
14, par
[10]
M. Guizot (Cours d’Histoire moderne,
leçon 17) et M. Ampère (Histoire
littéraire de
M. Guizot signale à peine le plus ou le moins de faits positifs contenus dans ces biographies : il les considère entièrement comme nées des émotions prédominantes et des exigences intellectuelles de l’époque et comme y répondant : Au milieu d’un déluge de fables absurdes, la morale éclate avec un grand empire (p. 159, éd. 1829). Les légendes ont été pour les chrétiens de ce temps (qu’on me permette cette comparaison purement littéraire) ce que sont pour les Orientaux ces longs récits, ces histoires si brillantes et si variées dont les Mille et une Nuits nous donnent un échantillon. C’était là que l’imagination populaire errait librement dans un monde inconnu, merveilleux, plein de mouvement et de poésie (p. 175, ibid.). — M. Guizot prend pour terme de comparaison les contes des Nuits arabes, en, les supposant écoutés par un Oriental avec une foi absolue et confiante. Considérée par rapport à un Européen instruit, qui lit ces récits comme une fiction agréable, mais reconnue pour telle, la comparaison ne serait pas juste ; car personne dans cet âge ne songeait à révoquer en doute la vérité des biographies. Toutes les remarques de M. Guizot supposent cette foi accordée implicitement à ces biographies comme à, des histoires littérales : peut-être, en appréciant les sentiments auxquels elles durent leur popularité extraordinaire, attribue-t-il trop peu de prédominance au sentiment religieux et trop d’influence aux antres besoins intellectuels qui alors l’accompagnaient ; d’autant plus qu’il fait remarquer dans la leçon précédente (p. 116) : le caractère général de l’époque est la concentration du développement intellectuel dans la sphère religieuse. — On voit dans l’ouvrage de M. Maury, avec une grande abondance de détails, comment ce sentiment religieux si absorbant agit eu produisant et en accréditant de nouveaux sujets de récits : Tous les écrits du moyen âge nous apportent la preuve de cette préoccupation exclusive des esprits vers l’Histoire sainte et les prodiges qui avaient signalé l’avènement du christianisme. Tons nous montrent la pensée de Dieu et du ciel dominant les moindres œuvres de cette époque de naïveté et de crédule simplicité. D’ailleurs n’était-ce pas le moine, le clerc, qui constituaient alors les seuls écrivains ? Qu’y a-t-il d’étonnant que le sujet habituel de leurs méditations, de leurs études, se reflétât sans cesse dans leurs ouvrages ? Partout reparaissait à l’imagination Jésus et ses saints : cette image, l’esprit l’accueillait avec soumission et obéissance ; il n’osait pas encore envisager ces célestes pensées avec l’œil de la critique, armé de défiance et de doute ; au contraire, l’intelligence les acceptait toutes indistinctement et s’en nourrissait avec aridité. Ainsi s’accréditaient tous les jours de nouvelles fables. Une foi vive veut sans cesse de nouveaux faits qu’elle puisse croire, comme : la charité veut de nouveaux bienfaits pour s’exercer (p. 43). Les remarques sur l’Histoire de saint Christophe, dont la personnalité fut allégorisée par Luther et Melanchthon, sont curieuses (p. 57).
[11] Dans les prodiges que l’on admettait avoir dû nécessairement s’opérer au tombeau du saint nouvellement canonisé, l’expression : Cæci visum, claudi gressum, muti loquelam, surdi auditum, paralytici membrorum officium, recuperabant était devenue plutôt une formule d’usage que la relation littérale du fait. (Maury, Essai sur les légendes pieuses du moyen âge, p. 5.)
Dans le même but, M. Ampère, ch. 14, p. 361 : Il y a un certain nombre de faits que l’hagiographie reproduit constamment, quel que soit son héros ; ordinairement ce personnage a eu dans sa jeunesse une vision qui lui a révélé son avenir, ou bien une prophétie qui lui a annoncé ce qu’il serait un jour. Plus tard il opère un certain nombre de miracles, toujours les mêmes, il exorcise des possédés, ressuscite des morts ; il est averti de sa fin par un songe. Puis sur son tombeau s’accomplissent d’autres merveilles à peu près semblables.
[12] Quelques mots de M. Ampère pour éclairer ce point : C’est donc au sixième siècle que la légende se constitue ; c’est alors qu’elle prend complètement le caractère naïf qui lui appartient, qu’elle est elle-même, qu’elle se sépare de toute influence étrangère. En même temps l’ignorance devient rie plus en plus grossière, et par suite la crédulité s’accroît, les calamités du temps sont plus lourdes, et l’on a un plus grand besoin de remède et de consolation.... Les récits miraculeux se substituent aux arguments de la théologie. Les miracles sont devenus la meilleure démonstration du christianisme ; c’est la seule que puissent comprendre les esprits grossiers des barbares (c. 15, p. 373).
Et, c. 17, p. 401 : Un des caractères de la légende est de mêler constamment le
puéril au grand ; il faut l’avouer, elle défigure parfois un peu ces hommes d’une
trempe si forte, en mettant sur leur compte des anecdotes, dent le caractère n’est
pas toujours sérieux : elle en a usé ainsi pour saint Columban, dont nous
verrons tout à l’heure le rôle vis-à-vis de Brunehaut et des chefs
mérovingiens. La légende aurait pu se dispenser de nous apprendre comment un
jour il se fit rapporter par un corbeau les gants qu’il avait perdus ;
cousinent, un autre jour, il empêcha la bière de couler d’un tonneau percé, et
diverses merveilles certainement indignes de sa mémoire. — Le
miracle par lequel saint Columban employait le corbeau pour recouvrer les gants
qu’il avait perdus présente exactement le caractère de l’époque homérique et
hésiodique. La foi sincère de l’homme homérique, aussi bien que la sympathie
respectueuse à l’égard de Zeus ou d’Athênê, est indiquée par l’invocation qu’il
leur adresse pour obtenir leur aide dans ses souffrances particulières, et dans
ses besoins, et dans ses dangers. La critique de M. Ampère, d’autre part, est
analogue à celle des païens postérieurs, après que la conception d’une marche
régulière de la nature eut fini par s’établir dans les esprits, en tant que
l’en comprenait que cette intervention exceptionnelle des dieux était,
relativement parlant, rare, et supposable seulement dans ce qu’on appelait de
grandes crises. — Dans la vieille légende hésiodique (v. t. I, ch. 9) Apollon
est instruit par un corbeau de l’infidélité de la nymphe Korônis à son égard
(le corbeau parait ailleurs comme compagnon d’Apollon, Plutarque, de Isid. et Osid., p. 379 ; Hérodote,
IV, I5). Pindare, dans la version qu’il donna de la légende, éliminait le
corbeau, sans spécifier comment Apollon avait connu le fait. Les Scholiastes
louent beaucoup Pindare d’avoir rejeté la puérile version de l’histoire. Cf.
aussi la critique du Schol. ad Soph., Œdipe,
col. 1378 sur le vieux, poème épique
[13] La grande collection faite par les Bollandistes des Vies des Saints, qui devait comprendre l’année entière, ne dépassa pas neuf mois, de janvier à octobre, qui occupent cinquante-trois gros volumes. Le mois d’avril remplit trois de ces volumes, et présente les vies de 1.472 saints. Si la collection avait renfermé toute l’année, le nombre total de ces biographies aurait à peine été au-dessous de 25.000, et aurait pu même dépasser ce chiffre (V. Guizot, Cours d’histoire moderne, leçon 17, p. 157).
[14]
V. History of English Poetry, de
Warton, vol. I, dissert. I, p. 17. Et
dans la sect. 3, p. 140 : Vincent de Beauvais, qui vivait sous Louis IX de France
(vers 1260), et qui, à cause de son érudition extraordinaire, fut nommé précepteur
des fils de ce roi, range très sérieusement le Charlemagne de l’archevêque
Turpin parmi les histoires réelles, et le place sur le même niveau que celles
de Suétone et de César. Il était lui-même historien, et il a laissé une
histoire considérable du monde, remplie d’une grande variété de lecture, et qui
jouissait d’une haute réputation dans le moyen age ; mais quelque édification,
quelque charme que cet ouvrage puisse avoir procuré à ses contemporains, à
présent il ne sert qu’à constater !leurs préjugés et à caractériser leur
crédulité. Sur la pleine croyance que le quatorzième siècle
accordait à Arthur et aux Contes de
L’auteur de
[15]
La série des articles de M. Fauriel, publiée dans
[16]
Parmi les formules
consacrées (fait remarquer M. Fauriel) des romanciers de l’épopée
carlovingienne, il y a des affirmations de leur propre véracité, de
l’exactitude de ce qu’ils vont raconter, une spécification de témoins qu’ils
ont consultés, d’appels à de prétendues chroniques : Que ces citations, ces indications soient
parfois sérieuses et sincères, cela peut être ; mais c’est une exception et une
exception rare. De telles allégations de la part des romanciers sont en général
un pur et simple mensonge, mais non toutefois un mensonge gratuit. C’est un
mensonge qui a sa raison et sa convenance : il tient an désir et au besoin de
satisfaire une opinion accoutumée à supposer et à chercher du vrai dans les
fictions du genre de celles où l’on allègue ces prétendues autorités. La
manière dont les auteurs de ces fictions les qualifient souvent eux-mêmes est
une conséquence naturelle de leur prétention d’y avoir suivi des documents
vénérables. Ils les qualifient de chansons de vieille histoire, de haute
histoire, de bonne geste, de grande baronnie : et ce n’est pas pour se vanter
qu’ils parlent ainsi ; la vanité d’auteur n’est rien chez eux en comparaison du
besoin qu’ils ont d’être crus, de passer pour de simples traducteurs, de
simples répétiteurs de légendes ou d’histoire consacrée. Ces protestations de
véracité, qui, plus ou moins expresses, sont de rigueur dans les romans carlovingiens,
y sont aussi fréquemment accompagnées de protestations accessoires contre les
romanciers, qui, ayant déjà traité un sujet donné, sont accusés d’y avoir
faussé la vérité. (Fauriel, Origine
de l’épopée chevaleresque, dans
Sur le cycle de
[17]
Hésiode, Théogonie, 100. Puttenham
parle du reste des bardes existant de son temps (1589) : Harpeurs aveugles, ou ménestrels de taverne de
ce genre, dont les sujets sont pour la plupart des histoires de l’ancien temps,
comme
[18]
Relativement à
P. E. Müller soutient effectivement la base historique des contes concernant les Volsungs (V. p. 102-107), mais à l’aide d’arguments très peu satisfaisants, bien que la véritable origine scandinave du conte soit parfaitement démontrée. Le chapitre ajouté à la fin par Lange lui-même (v. p. 432, etc.) renferme des vues plus justes, quant au caractère de la mythologie primitive, bien qu’il avance aussi quelques idées relativement à quelque chose de purement symbolique à l’arrière-plan, idées qu’il me semble difficile d’adopter (V. p. 477, etc.). — Il y a de très anciennes ballades épiques chantées par le peuple dans les îles Féroé, dont un grand nombre se rapportent à Sigurd et à ses aventures (p. 412). — Jacob Grimm, dans sa Deutsche Mythologie, conserve le caractère purement mythique, en tant qu’opposé au caractère historique de Sigfried et de Dieterich (art. Helden, p. 344-346). — De même aussi, dans la grande épopée persane de Ferdousi, les caractères principaux sont religieux et mythiques. M. Mohl fait les remarques suivantes : Les caractères des personnages principaux clé l’ancienne histoire de Perse se retrouvent dans le livre des Rois (de Ferdousi), tels que les indiquent les parties des livres de Zoroaster que nous possédons encore. Kaioumors, Djemschid, Feridoun, Gushtasp, Isfendiar, etc., jouent, dans le poème épique, le même rôle que dans les livres sacrés : à cela près que, dans les derniers, ils nous apparaissent à travers une atmosphère mythologique qui grandit tous leurs traits ; mais cette différence est précisément celle qu’on devait s’attendre à trouver entre la tradition religieuse et la tradition épique. (Mohl, livre des Rois, par Ferdousi, préface, p. 1.) — Les historiens persans postérieurs à Ferdousi ont tous pris son poème comme base de leurs histoires, et l’ont même copié littéralement et avec fidélité (Mohl, p. 53). Un grand nombre de ses héros devinrent les sujets de longues biographies épiques, écrites et récitées sans art ni grâce, souvent par des écrivains dont les noms sont inconnus (ibid., p. 54-70). M. Morier nous dit que les Persans actuels croient encore que le shah Nameh renferme leur ancienne histoire. (Adventures of Hadgi Baba, c. 32.) Comme les romanciers chrétiens transformaient Apollon en patron des musulmans, ainsi Ferdousi fait d’Alexandre le Grand un chrétien : La critique historique (fait remarquer M. Mohl) était, du temps de Ferdousi, chose presque inconnue. (Ibid., 48.) Au sujet de l’absence non seulement de toute historiographie, mais aussi de toute idée de cette science, ou de goût pour elle chez les Indiens, les Persans, les Arabes, etc., des anciens temps, v. le savant livre de Nork, Die Goetter Syriens, préface, p. 8, sq. (Stuttgart, 1812).
[19] Plusieurs parmi les héros de l’ancien monde furent en effet eux-mêmes des sujets populaires dans les romanciers du moyen âge, Thêseus, Jasôn, etc. ; Alexandre le Grand plus qu’aucun autre.
Le Dr Warton fait remarquer, au sujet de l’expédition
des Argonautes : Peu
d’histoires dans l’antiquité ont plus le caractère de l’un des anciens romans
que celle de Jasôn. Une expédition d’un nouveau genre est entreprise pour aller
dans une contrée étrangère et éloignée. La fille du roi du nouveau pays est tue
enchanteresse : elle devient amoureuse du jeune prince, qui est le chef des
aventuriers. Le prix qu’il cherche est gardé par des taureaux aux pieds d’airain
dont la bouche vomit du feu, et par un hideux dragon qui ne dort jamais. La
princesse lui prête l’assistance de ses charmes et de ses enchantements pour
triompher de ces obstacles ; elle lui assure la possession du pris, quitte la
cour de son père, et le suit dans sa contrée natale. (Warton, Observations on Spenser, vol. I, p.
178.) — Dans le même but, M. Ginguené dit : Le premier modèle des fées n’est-il pas dans Circé, dans
Calypso, dans Médée ? celui des géants dans Polyphème, dans Cacus et dans les
géants ou les Titans, cette race ennemie de Jupiter ? Les serpents et les
dragons des romans ne sont-ils pas des successeurs du dragon des Hespérides et
rie celui de
[20] V. Warton, History of English poetic, sect. 3, p. 131, note. Personne, avant le seizième siècle, n’osait douter que les Francs tirassent leur origine de Francus, fils d’Hector ; que les Espagnols descendissent de Japhet, les Bretons de Brutus, et les Écossais de Fergus. (Ibid., p. 140.) — D’après le prologue de l’Edda en prose, Odin était le roi suprême de Troie en Asie. Ils identifiaient aussi Tros avec Thor. (V. Lexicon Mythologicum ad calcem Eddæ Sæmund. P. 552, vol. III.)
[21] V. vol. II, ch. 1, et Eschine, De Falsâ Legatione, c. 14 ; Hérodote, V, 94. Les Hêraklides prétendaient un droit sur le territoire voisin du mont Eryx en Sicile, par suite de la victoire remportée par Hêraklês, leur premier père, sur Eryx, le héros éponyme du lieu (Hérodote, V, 43).
[22]
Les remarques qui se trouvent dans la chronique de Speed (liv. 5, c. 3, sect.
11-12), et la préface de
[23] Cicéron, De Republicâ, II, 10, p. 147, éd. Maii.
[24] Le Dr Zachary Grey fait les observations suivantes dans ses notes on Shakespeare (London, 1754, vol. I, p. 112). En commentant le passage du roi Lear, Néron est un pécheur dans le lac des ténèbres, il dit : C’est là un des anachronismes les plus remarquables de Shakespeare. Le roi Lear succéda à son père Bladud l’an du monde 3105, et Néron, l’an du monde 4017, était âgé de seize ans, quand il épousa Octavie, fille de César. V. Funccii Chronologia, p. 94. — Une telle différence chronologique supposée ne serait guère signalée dans un commentaire écrit maintenant. L’introduction mise par M. Giles en tête de sa récente traduction de Geoffrey de Monmouth (1842) donne une juste idée et de l’usage que nos vieux poètes faisaient de ses récits, et de la croyance générale et absolue qu’on leur accorda si longtemps. La liste des anciens rois anglais donnée par M. Giles mérite aussi attention, comme servant de pendant aux généalogies grecques antérieures aux Olympiades.
[25] Le passage suivant de la préface de M. Price, mise en tête de Warton’s Hïstory of English Poetry, est à la fois juste et fortement caractérisé : toute la préface est en effet remplie de réflexions philosophiques sur les fables populaires en général. M. Price fait observer (p. 79) :
Le grand mal dont est menacé au jour actuel cette question
si longtemps débattue, c’est un extrême aussi dangereux que l’incrédulité de M.
Ritson, une disposition à admettre comme histoire authentique, sous une couleur
légèrement fabuleuse, tout incident consigné dans
[26] Varron ap. Censorin, De Die Natali ; Varronis Fragm., p. 119, éd. Scaliger, 1623. Dans le même but Africanus, ap. Eusebium, Præp. Ev., XX, p. 487.