HISTOIRE DE LA GRÈCE

DEUXIÈME VOLUME

CHAPITRE II — MYTHES GRECS, TELS QU’ILS SONT COMPRIS, SENTIS ET INTERPRÉTÉS PAR LES GRECS EUX-MÊMES (suite et fin)

 

 

A l’époque de Platon et de Xénophon, cette explication par l’allégorie était une des méthodes reçues pour adoucir les mythes répréhensibles, bien que Platon lui-même la considérât comme une défense insuffisante, en voyant que la masse des jeunes auditeurs ne pouvait pénétrer l’allégorie, mais acceptait littéralement le récit tel qu’il était présenté[1]. Pausanias nous dit que, quand il commença à écrire son ouvrage, il regardait un grand nombre des légendes grecques comme niaises et indignes d’une sérieuse attention ; mais qu’en avançant il arriva à être pleinement convaincu que les anciens sages avaient parlé a dessein dans une langue énigmatique, et qu’il y avait une précieuse vérité enveloppée dans leurs récits : en conséquence, le devoir d’un homme pieux était d’étudier et d’expliquer, mais non de rejeter les histoires répandues et accréditées au sujet des dieux[2]. Et d’autres, s’appuyant sur l’analogie des mystères religieux, que l’on ne pouvait sans impiété révéler à personne, si ce n’est à ceux qui avaient été admis et initiés spécialement, soutenaient que ce serait une profanation de faire connaître directement au vulgaire le véritable dessein de la nature et le gouvernement divin : les anciens poètes et les anciens philosophes avaient pris le seul moyen convenable, c’était de s’adresser à la foule au moyen de figures et de paraboles, et de réserver le sens na pour les intelligences privilégiées et capables de le saisir[3]. Le mode allégorique d’explication appliqué aux anciennes fables[4] devint de plus en plus populaire dans le troisième et quatrième siècle de l’ère chrétienne, surtout parmi les néo-platoniciens ; il avait à la fois de l’affinité avec le tour oriental de leur pensée, et leur servait de bouclier contre les attaques des chrétiens.

Ce fut la nié nie nécessité impérieuse d’accommoder les vieux mythes à une règle nouvelle et de croyance et d’appréciations qui fit naître l’idée de les transformer en histoire et en allégorie, en décomposant le récit littéral dans le but d’arriver à iule base sait de faits positifs particuliers, soit de vérité morale ou de physique générale. Des hommes instruits furent disposés communément à changer en histoire seulement les légendes héroïques, et à mettre plus ou moins d’allégorie dans chacune des légendes divines : la tentative faite par Evhémère pour transformer en histoire les dernières fut, dans la plupart des cas, dénoncée comme irréligieuse, tandis que celle que fit Métrodore d’allégoriser les premières resta sans succès. De plus, en allégorisant même les légendes divines, il était d’usage d’appliquer le système de l’allégorie seulement aux dieux inférieurs, bien qu’il flet poussé plus loin par quelques-uns des grands philosophes stoïciens, qui allégorisaient tous les dieux personnels séparés, ne laissant que l’Ame cosmique[5], pénétrant partout, essentielle comme agissant de concert avec la Matière, dont toutefois elle ne peut être séparée. Mais un grand nombre de païens pieux semblent avoir compris que l’allégorie poussée jusque-là était fatale à toute foi religieuse vive[6], en ce qu’elle dépouillait les dieux de leur caractère de Personnes éprouvant de la sympathie pour l’humanité, et dont les dispositions pouvaient être modifiées par la conduite et les prières du croyant : aussi lie se permettaient-ils d’employer l’explication allégorique que polir quelques-unes des légendes répréhensibles rattachées aux dieux supérieurs, en laissant intacte la personnalité de ces derniers.

Cependant une nouveauté, introduite vraisemblablement par le philosophe Empédocle et étendue dans la suite par d’autres, mérite d’être mentionnée, en ce qu’elle modifie considérablement l’ancienne croyance religieuse en établissant un contraste marqué entre les dieux et les démons, distinction à peine indiquée dans Homère, mais reconnue dans les Travaux et les Jours d’Hésiode[7]. Empédocle élargissait l’abîme qui les séparait, et tirait de là des circonstances importantes. Les dieux étaient des agents bons, immortels et puissants, doués de volonté et d’intelligence, mais exempts d’appétits, de passions ou de faiblesses ; les démons étaient d’une nature mixte entre les dieux et les hommes, ministres et interprètes des premiers dans leurs rapports avec les seconds, mais possédant aussi une activité et des dispositions qui leur étaient propres. Bien que n’étant pas immortels, ils jouissaient encore d’une longue vie, et étaient sujets aux passions et aux penchants des hommes, de sorte qu’il y avait parmi eus des démons bienfaisants et des démons malfaisants avec toutes les nuances d’une différence intermédiaire[8]. L’erreur des vieux mythes (selon ces philosophes) a été d’attribuer aux dieux des actes appartenant réellement aux démons, qui communiquaient toujours immédiatement avec la nature mortelle, inspiraient le pouvoir prophétique aux prêtresses des oracles, envoyaient les songes et les présages, et intervenaient perpétuellement, soit en bien, soit en mal. Les démons méchants et violents, pour avoir commis une foule d’énormités, avaient ainsi parfois encouru une punition de la part des dieux ; en outre, leur naturel méchant avait imposé aux hommes la nécessité de les apaiser par des cérémonies religieuses d’une espèce qui fût agréable à de tels êtres ; de hi les sacrifices humains, les spectacles violents, cruels et obscènes, les lamentations et les jeûnes, l’usage de déchirer et de manger de la viande crue, ce qu’on s’était accoutumé à pratiquer dans diverses occasions consacrées, et particulièrement dans les solennités dionysiaques. En outre, les actions incroyables imputées aux dieux, les combats terribles, les convulsions de Typhon et des Titans, les rapts, les enlèvements, la fuite, la servitude et la séquestration, étaient réellement les actes et lés souffrances de méchants démons, placés bien au-dessous de l’action souveraine des dieux immortels, action uniforme, ininterrompue et toujours pure. Celle que de tels démons exerçaient sur l’humanité était irrégulière et intermittente. Parfois ils périssaient ou changeaient le lieu de leur séjour, de sorte que des oracles qui avaient jadis été inspirés en venaient, après un temps, à être abandonnés et privés de leurs privilèges[9].

Cette distinction entre les dieux et les démons semblait sauver à un haut degré et la vérité des vieilles légendes et la dignité des dieux. Elle obviait à la nécessité de prononcer ou que les dieux étaient indignes, ou les légendes mensongères. Cependant, bien qu’imaginée dans le but de satisfaire une sensibilité religieuse plus scrupuleuse, elle fut trouvée incommode dans la suite, quand il s’éleva des adversaires contre le paganisme en général. En effet, tandis qu’elle abandonnait comme insoutenable une grande portion de ce qui avait été jadis une foi sincère, elle conservait encore le même mot démons avec une signification entièrement altérée. Les écrivains chrétiens dans leurs controverses trouvaient d’abondantes raisons chez les anciens auteurs païens[10] pour regarder tous les dieux comme des démons, et des raisons non moins abondantes chez les païens postérieurs pour dénoncer les démons en général comme des êtres méchants[11].

Voilà les différentes manières dont les anciens mythes furent considérés, pendant la vie littéraire de la Grèce, par les quatre classes nommées plus haut, poètes, biographes, historiens et philosophes. La manière littérale dont on les acceptait, cette foi inconsciente, absolue, qu’ils obtenaient des auditeurs primitifs auxquels ils étaient adressés, ils ne les trouvaient plus désormais que dans la multitude, qui conservait également le sentiment traditionnel[12] et craignait de critiquer les actes des dieux[13]. Mais, pour des hommes instruits, ils devinrent les sujets d’une analyse respectueuse et curieuse, tous convenant que le Mot tel qu’il leur était proposé était inadmissible, tous cependant étant également convaincus qu’il renfermait un sens important qui, bien que caché, pouvait toutefois être découvert. La force de l’intelligence grecque fut appliquée dans une très grande mesure à la recherche de cette base inconnue, au moyen de conjectures, où l’on employa parfois le procédé de l’explication semi-historique, parfois celui de l’explication allégorique, sans aucun témoignage indirect dans full ou dans l’autre cas, et sans possibilité de vérification. De ce double emploi il résulta, d’une part, une suite de phénomènes réels allégorisés, de l’autre, une longue série de ce qui semblait être des événements historiques et des personnes chronologiques, tirés également des mythes transformés et ne sortant d’aucune autre source.

Le plus que nous puissions faire en employant la théorie semi-historique même dans ses applications les plus heureuses, c’est, après avoir laissé de côté tout ce qui, dans le récit mythique, est miraculeux, haut en couleur ou extravagant, d’arriver à une suite d’incidents croyables, qui, peut-être, sont arrivés réellement, et contre lesquels lie peut s’élever aucune présomption intrinsèque. C’est là exactement le caractère d’un roman moderne bien écrit (comme, par exemple, dans plusieurs des compositions de Defoe), dont toute l’histoire est telle qu’elle peut bien avoir eu lieu dans la vie réelle ; c’est une fiction plausible, et rien de plus. Pour élever une fiction plausible à la dignité supérieure de la vérité, on doit montrer quelque témoignage positif ou quelque base positive de preuves ; une probabilité intrinsèque, même dans la plus grande mesure, n’est pas suffisante seule. Un homme qui nous dirait que le jour de la bataille de Platée il plut sur l’emplacement oit s’élève aujourd’hui la ville de New York ne mériterait ni n’obtiendrait créance, parce qu’il n’a pu avoir aucun moyen de parvenir à une connaissance positive, bien que l’assertion ne soit pas improbable le moins du monde. D’autre part, des assertions très improbables en elles-mêmes peuvent bien mériter créance, pourvu qu’elles soient appuyées de preuves positives suffisantes. Ainsi le canal ouvert par ordre de Xerxès à travers le promontoire du mont Athos, et la navigation de la flotte des Perses dans ce canal sont des faits que je crois, parce qu’ils sont bien attestés, nonobstant leur extrême improbabilité, qui trompa Juvénal au point de l’amener à signaler le récit comme un exemple frappant du penchant des Grecs pour le mensonge[14]. De plus, un grand nombre de critiques ont fait observer que le récit général de la guerre de Troie (à l’exception de quelques actes surhumains) n’est pas plus improbable que celui des croisades, que tout le monde admet comme un fait historique. Mais (même si nous accordons ce principe, qui n’est vrai que dans une faible mesure), il ne suffit pas de montrer une analogie entre les deux cas sous le rapport seulement de présomptions négatives ; on devrait aussi prouver que l’analogie existe entre eux sous le rapport des attestations positives. Les croisades sont un curieux phénomène dans l’histoire ; néanmoins, nous les acceptons comme un fait incontestable, parce que l’improbabilité antérieure cède devant des témoignages contemporains suffisants. Si, pour établir la réalité historique de la guerre de Troie, on produisait des preuves pareilles, et en quantité et en qualité, nous n’hésiterions pas à mettre les deux événements au même niveau.

En appliquant la théorie semi-historique au récit mythique grec, on a souvent oublié qu’on devait avant tout présenter des témoignages assez forts ou une base positive de croyance, avant que nous pussions être appelés à discuter la probabilité ou l’improbabilité antérieure des incidents rapportés. On a supposé tacitement que la croyance des Grecs eux-mêmes, sans le plus faible secours de témoins spéciaux ou contemporains, suffisait comme appui dans un cas quelconque, pourvu seulement qu’on tirât des récits mythiques des raisons suffisantes pour écarter toutes les improbabilités antérieures. On a généralement reconnu que la foi du peuple a dû s’appuyer dans l’origine sur quelque événement historique particulier, renfermant les mêmes personnes, les mêmes choses et les mêmes lieux que présentent les mythes primitifs, ou du moins les plus saillants d’entre eux. Mais si nous examinons les influences auxquelles obéissaient les âmes et qui prédominaient dans la société au sein de laquelle cette croyance naquit dans l’origine, nous verrons que sa foi n’a que peu de valeur et n’est pas une preuve convaincante, et que l’on peut expliquer d’une manière satisfaisante sa naissance et sa diffusion sans supposer une base spéciale quelconque de faits positifs. La foi populaire, en tant qu’elle compte pour quelque chose, témoigne en faveur des mythes entiers et littéraux, qui sont maintenant universellement rejetés comme incroyables[15]. Nous avons ainsi le minimum même de preuves positives et le maximum de présomptions négatives ; nous pouvons diminuer les dernières au moyen d’omissions et d’interpolations conjecturales, mais nous ne pouvons à l’aide d’aucun artifice augmenter les premières. Le récit cesse d’être incroyable, mais il reste encore sans attestation, une simple possibilité banale. La fiction n’est pas non plus toujours, ni essentiellement, extravagante et incroyable. Elle est souvent non seulement plausible et cohérente, mais même plus vraisemblable (si on peut nous passer une expression paradoxale) que la vérité elle-même. Nous ne pouvons pas non plus, dans l’absence de tout critérium extrinsèque, compter sur un signe intrinsèque quelconque pour distinguer l’une de l’autre[16].

Dans la théorie semi-historique touchant les récits mythiques grecs, le critique, sans en avoir conscience, transporte dans l’âge homérique ces habitudes de classification et de distinction, et cette règle d’acceptation ou de rejet qu’il trouve en usage de son propre temps. Parmi nous on fait grand cas de la distinction établie entre un fait historique et une fiction aussi bien qu’on la comprend communément ; nous avons une longue histoire du passé, tirée de l’étude de preuves contemporaines, et nous avons toute une littérature d’ouvrages fabuleux, marquée de son propre cachet et intéressante à sa façon. Mais ce sens historique, qui a maintenant de si profondes racines dans l’esprit moderne que nous avons de la peine à nous imaginer un peuple qui en soit privé, ce sens est un résultat produit par des annales et des recherches , appliquées d’abord au présent, et ensuite conservées et étudiées par les générations suivantes ; tandis que, dans une société qui n’a pas encore pris l’habitude d’enregistrer son présent, on ne peut jamais connaître les faits réels du passé, on ne peut ni distinguer ni rechercher la différence qui existe entre des faits attestés et une fiction plausible, entre la vérité et ce qui ressemble à la vérité. Cependant c’est précisément sur la supposition que cette distinction est présente à la pensée habituelle des hommes, que repose la théorie de l’explication semi-historique des mythes.

Il est parfaitement vrai, comme on l’a dit souvent, que l’épopée grecque contient ce qu’on appelle des traditions concernant le passé ; et effectivement elles en composent seules la principale partie. Mais que sont ces traditions ? Elles forment le sujet de ces chants et de ces récits qui avaient acquis de l’empire sur l’esprit public ; elles sont l’œuvre des poètes et des conteurs eux-mêmes ; chacun d’eux trouve quelques histoires préexistantes, et il en ajoute d’autres de son propre fonds, nouvelles, non contées jusque-là, sous l’impulsion et l’autorité de la Muse qui l’inspire. Homère trouva sans doute une foule de chants et de récits en circulation relativement au siège de Troie ; il reçut et transmit quelques-unes de ces traditions, en refondit et en transforma d’autres, et agrandit la masse entière par de nouvelles créations dues à son génie. Pour les poètes postérieurs, tels que Arktinus et Leschês, ces créations homériques formaient des parties d’une tradition préexistante, qu’ils traitèrent de la même manière ; de sorte que toute la masse des traditions constituant la légende de Troie s’agrandit de plus en plus, à mesure que chaque poète y vint apporter sa quote-part. Supposer une différence générique entre les couches plus anciennes et les couches plus nouvelles de la tradition, considérer les premières comme des fragments d’histoire, et les secondes comme des accessoires de la fiction, est une hypothèse gratuite tout au moins, pour ne pas dire inadmissible. Car plus nous remontons dans le passé, plus nous nous éloignons de la clarté de l’histoire positive, et plus nous nous plongeons profondément dans le demi-jour inconstant et dans les nuages brillants de l’imagination et du sentiment. C’était un des agréables rêves de l’épopée grecque, que l’homme qui voyageait assez loin vers le nord, au delà des monts Rhipées, finirait par atteindre la contrée délicieuse et l’heureux climat des vertueux Hyperboréens, les adorateurs et les favoris d’Apollon, habitant à l’extrême nord au delà du souille glacé de Boreas. Or croire que nous pouvons, en remontant dans nos recherches le cours du temps, franchir les limites de la fiction, et finir par aborder sur quelques points de vérité solide, c’est là, ce nie semble, une espérance non moins illusoire que ce voyage vers le nord en quête de l’Elysée hyperboréen.

La tendance générale à adopter la théorie de l’explication semi-historique quant à la création des mythes grecs naît en partie de la répugnance qu’éprouvent les critiques à imputer aux époques qui créent les mythes une extrême crédulité ou un extrême artifice ; et aussi de la présomption habituelle que l’objet d’une foi compréhensive doit renfermer en soi quelque portion de vérité. Ces bases de raisonnement auraient quelque valeur, si les époques soumises à la discussion avaient possédé des annales et avaient été accoutumées eux recherches critiques. Mais parmi un peuple dépourvu des premières et étranger aux secondes, la crédulité atteint naturellement son plus haut point, aussi bien dans le conteur lui-même que dans ses auditeurs. De plus, on ne peut appliquer ni à l’un ni aux autres l’idée d’une fraude calculée[17], car si les auditeurs sont disposés à accepter ce qui leur est rapporté comme étant une révélation de la Muse, l’œstrus de la composition suffit complètement à communiquer une persuasion semblable au poète dont l’esprit en est pénétré. Il est difficile de dire que la foi de cette époque reste seule a part comme un acte de raison. Elle se confond avec une vive imagination et une émotion sérieuse ; et toutes les fois qu’on agit puissamment sur ces dispositions de l’âme, la foi suit d’une manière inconsciente et comme naturellement. Combien de telles tendances étaient actives et prononcées parmi les Grecs des temps anciens, c’est-ce que peuvent nous apprendre la beauté et l’originalité extraordinaires de leur épopée.

Il y a, en outre, une présomption appliquée beaucoup trop largement et sans assez de discernement, même à notre époque avancée ; c’est que l’objet d’une foi compréhensive doit renfermer nécessairement quelque chose de vrai, et que l’on peut toujours faire remonter une fiction accréditée à quelque base de vérité historique[18]. L’influence de l’imagination et du sentiment n’est pas limitée simplement à l’opération de retoucher ; de transformer on de grossir des récits fondés primitivement sur un fait ; elle créera, souvent de nouveaux récits d’elle-même sans une telle base préliminaire. Là où règne un ensemble général de Sentiments, religieux ou politiques, qui pénètrent des hommes vivant en société, amour, admiration ou antipathie, tous les incidents qui tendent à jeter du jour sur ces sentiments sont accueillis avec empressement rapidement mis en circulation, et (en règle générale) aisément accrédités. Si l’on n’a pas sous la main d’incidents réels, on y suppléera, pour répondre à ce besoin, par des fictions propres à faire impression sur les esprits. L’harmonie parfaite qui existe entre de telles fictions et le sentiment dominant tient la place d’une preuve convaincante, et fait que les hommes en les entendant non seulement y ajoutent foi, mais les écoutent même avec délices. Les révoquer en cloute et demander des preuves, c’est une tâche que l’on ne peut entreprendre sans encourir le blâme. L’existence de telles tendances dans l’esprit humain est abondamment prouvée par les innombrables légendes religieuses qui ont eu cours dans diverses parties du monde, et qu’aucun pays n’a produites avec plus de fécondité que la Grèce ; légendes tirant leur origine , non de faits spéciaux rapportés inexactement et exagérés, mais de sentiments pieux pénétrant la société, et traduites en récit par des esprits avancés et imaginatifs ; légendes dans lesquelles non seulement les incident, mais souvent même les personnages ne sont pas réels, où cependant on peut discerner clairement le sentiment qui les a créées en trouvant son propre sujet aussi bien que la forme dont il l’a revêtu. D’autres sentiments encore, de même que les sentiments religieux, pourvu qu’ils soient fervents et largement répandus, trouveront leur ex-pression dans un récit circulant au milieu de tous, et deviendront (les parties de la croyance publique générale. Chaque caractère célèbre et notoire est la source de mille fictions qui en démontrent les particularités par des exemples. Et s’il est vrai, comme la présente observation peut, je pense, nous le démontrer, que de telles actions créatrices soient visibles et réelles, même maintenant que les matériaux d’une histoire véritable sont abondants et étudiés à l’aide de la critique, nous sommes bien mieux autorisés à conclure que dans les âges dépourvus d’annales, étrangers au témoignage historique et croyant pleinement à l’inspiration divine et pour l’avenir et pour le passé, des récits purement fictifs trouveront une foi facile et absolue, pourvu seulement qu’ils soient plausibles et en harmonie avec les idées préconçues des auditeurs.

Plusieurs savants investigateurs, et particulièrement Creuzer, ont rattaché l’explication allégorique des mythes à l’hypothèse d’une ancienne corporation de prêtres doués d’une haute instruction, originaires soit de l’Egypte, soit de l’Orient, et communiquant aux Grecs grossiers et barbares des connaissances religieuses, physiques et historiques sous le voile de symboles. A une époque, nous dit-on, où le langage était encore dans son enfance, des symboles visibles étaient le. moyen le plus actif pour agir sur les esprits d’auditeurs ignorants : le second pas à faire était de passer au langage et aux expressions symboliques ; car une exposition simple et littérale, même est-elle été tant soit peu comprise, aurait tout au moins été écoutée avec indifférence, comme ne correspondant à aucun besoin intellectuel. C’est donc au moyen de ce procédé d’allégorie que les anciens prêtres exposèrent leurs doctrines touchant Dieu, la nature et l’humanité, c’est-à-dire un monothéisme épuré et une philosophie théologique, et c’est dans ce but que furent faits les plus anciens mythes. Mais il s’éleva sous les mains des poètes une autre classe de mythes, plus populaires et plus séduisants, mythes purement épiques et décrivant des événements passés, réels ou supposés. Les mythes allégoriques, repris par les poètes, en vinrent, insensiblement à être confondus dans la même catégorie avec les mythes purement narratifs ; on ne songea plus au sujet symbolisé, tandis qu’on en vint à expliquer dans leur propre sens littéral les mots servant au symbole, et la base de l’ancienne allégorie, ainsi perdue dans le public, en général, ne fut plus conservée que comme un secret parmi différentes confréries religieuses, composées de membres liés ensemble par une initiation à certaines cérémonies mystiques et dirigées par des familles héréditaires de prêtres qui étaient à leur tête. C’est ainsi que dans les sectes orphiques et bachiques, dans les mystères d’Éleusis et de Samothrace, fut précieusement gardée la doctrine secrète des vieux mythes théologiques et philosophiques, qui avaient jadis constitué le fonds légendaire primitif de la Grèce, entre les mains des premiers prêtres et dans des temps antérieurs à Homère. Des personnes qui avaient passé par toutes les cérémonies préliminaires de l’initiation finissaient par être autorisées à entendre, bien que sous la rigoureuse condition de garder le secret, cette ancienne doctrine religieuse et cosmogonique, révélant la destinée de l’homme et la certitude de récompenses et de punitions après la mort, entièrement dégagées des altérations introduites par les poètes, aussi bien que ries symboles et des allégories sous lesquels elles restaient encore ensevelies aux jeux du vulgaire. Ou fit ainsi remonter les mystères de la Grèce aux époques les plus reculées, et on les représenta comme étant les seuls fidèles dépositaires de cette théologie et de cette physique plus pures, que des prêtres éclairés venant du dehors avaient communiquées dans l’origine aux habitants alors grossiers du pays[19], bien qu’avec l’inconvénient inévitable d’une, expression symbolique. Mais on a démontré que cette théorie, quoique défendue par plusieurs savants, était erronée et sans appui. Elle implique une idée fausse et de l’antiquité et du sens des mystères, que l’on ne peut pas sûrement faire remonter même à l’époque d’Hésiode, et qui, bien qu’imposants et vénérables comme cérémonies religieuses, ne renfermaient aucun enseignement secret ni ésotérique[20].

La doctrine que l’on suppose avoir été symbolisée, primitivement et postérieurement obscurcie dans les mythes grées, y fut en réalité introduite pour la première fois par l’imagination inconsciente d’interprètes plus récents. C’était une des diverses voies que prenaient des hommes instruits pour échapper à la nécessité d’admettre littéralement les anciens mythes, et pour arriver à quelque nouvelle forme de croyance plus conforme aux idées qu’ils se faisaient de ce que devaient être les attributs et le caractère des dieu-,. C’était un des moyens de constituer, à l’aide des mystères, une religion philosophique séparément du public entier, et de rattacher cette distinction aux époques les plus reculées de la société grecque. Une telle distinction fut, à la fois avouée et justifiée par les hommes supérieurs du monde païen dans des temps plus récents. Varron et Scævola divisaient la théologie en trois parties distinctes : la théologie mythique ou fabuleuse, la théologie civile et la théologie physique. La première avait sa place au théâtre et était abandonnée exclusivement aux poètes ; la seconde appartenait à la cité ou communauté politique comme telle ; elle comprenait le règlement de tout le culte public et des rites religieux, et était confiée en même temps à la direction du magistrat ; la troisième était le privilège des philosophes, mais elle était aussi réservée pour la discussion particulière dans les écoles séparément du public entier[21]. Comme membre de la cité, le philosophe partageait les sympathies de l’auditoire au théâtre, et prenait une part fervente, aux cérémonies établies, et il ne trouvait pas d’excuse s’il soumettait à sa propre règle morale ce qu’il avait entendu dans l’un ou vu dans les autres. Mais, dans les réunions particulières d’hommes instruits ou investigateurs, il jouissait de la liberté la plus complète de discuter tout principe reçu et d’émettre ses propres théories sans réticence relativement à l’existence et à la nature des dieux. Ces discussions entretenaient l’activité de l’esprit philosophique et en faisaient jaillir la vérité ; mais c’était une vérité telle que la masse du peuple ne devait pas l’entendre, dans la crainte que la foi qu’il avait en son propre culte religieux établi ne fut détruite. En distinguant ainsi la théologie civile de la théologie fabuleuse, Varron pouvait rejeter sur les poètes tout le blâme des points répréhensibles dans la théologie populaire, et éviter la nécessité de censurer les magistrats, qui (prétendait-il) avaient fait avec les préjugés établis dans le public un aussi bon compromis que le cas le permettait.

Le même conflit de sentiments qui amenait les philosophes à décomposer les mythes divins pour les changer en allégories, poussait les historiens à réduire les mythes héroïques en quelque chose qui ressemblât à une histoire politique continue, avec une longue suite chronologique calculée sur les généalogies héroïques. L’un de ces procédés, aussi bien que l’autre, était une oeuvre d’explications conjecturales, ne reposant que sur des hypothèses dénuées d’autorités, et sans critérium ni témoignage quelconque justificatif. Tandis qu’on faisait disparaître la beauté caractéristique du mythe en le réduisant en quelque chose d’antimythique, on cherchait à arriver et à l’histoire et à la philosophie par des routes impraticables. Que les hommes supérieurs de l’antiquité aient fait de grands efforts pour sauver la dignité de légendes qui constituaient le charme de leur littérature, aussi bien que la substance de la religion populaire, c’est ce dont nous ne pouvons nullement être surpris ; mais il est agréable de trouver Platon discutant le sujet dans un esprit plus philosophique. On demande au Socrate de Platon s’il croit la fable attique généralement admise relativement à l’enlèvement d’Oreithyia (fille d’Erechtheus) par Boreas ; il répond en substance : Il ne serait pas étonnant que je n’y crusse pas, à l’exemple des gens habiles ; je pourrais alors montrer mon habileté en disant qu’un souffle de Boreas la précipita du haut en bas des rochers pendant qu’elle jouait, et qu’ayant été tuée de cette manière elle fut, dit-on, emportée par Boreas. De telles spéculations sont assez amusantes, mais elles conviennent à des hommes d’un esprit trop ingénieux et trop actif, et auxquels il ne faut pas beaucoup porter envie, ne serait-ce que pour cette raison qu’après avoir redressé une fable, ils seront dans la nécessité d’appliquer le même procédé à une foule d’autres, telles que les Hippocentaures, les Chimæræ, les Gorgones, Pegasos et autres monstres et invraisemblances sans nombre. Un homme qui, n’ajoutant pas foi à ces récits, essayera de trouver une base probable pour chacun d’eux, déploiera une habileté déplacée et se chargera d’une tâche interminable, pour laquelle, quant à moi du moins, je n’ai pas de loisir : aussi je laisse de côté de pareilles recherches, et je crois la version généralement admise de toutes ces histoires[22].

Ces remarques de Platon sont importantes, non seulement parce qu’elles montrent l’inutilité de chercher dans les mythes une base supposée de vérité, mais parce qu’en même temps elles suggèrent le véritable motif pour lequel on doit se défier de toutes les tentatives pareilles. Les mythes forment une classe à part, abondante aussi bien que particulière. Distraire un mythe individuel quelconque de sa propre classe pour le faire rentrer dans l’histoire ou le philosophie, au moyen d’une simple conjecture et sans témoignage indirect, ne présente aucun avantage, à moins qu’on ne puisse faire usage d’un semblable procédé pour le reste. Si le procédé est digne de foi, il doit être appliqué à tout ; et, e converso, sil n’est pas applicable à tout, il, n’est pas digne de foi appliqué à un seul mythe en particulier, en supposant toujours qu’aucune preuve spéciale ne soit accessible. Détacher un mythe individuel quelconque de la classe à laquelle il appartient, c’est le présenter sous un point de vue erroné nous à avons pas d’autre choix que de les admettre nomme ils sont, en nous mettant approximativement dans la disposition d’esprit de ceux auxquels ils étaient destinés et qui les jugeaient dignes de foi.

Si Platon désapprouve ainsi toutes les tentatives faites pour transformer par une explication les mythes en histoire ou en philosophie, reconnaissant indirectement, la différence générique qui les sépare, nous trouvons absolument la même idée dominant dans les préceptes élaborés que comprend son traité sur la République. Il y considère les mythes, non pas comme renfermant soit des faits positifs, soit des principes philosophiques, mais comme des parties d’une foi religieuse et patriotique, et des instruments d’enseignement moral. Au lieu de permettre aux poètes de les arranger d’après l’impulsion de leur propre génie et en vue d’une popularité immédiate, il enjoint au législateur de fournir des types de son propre fonds pour les caractères des dieux et des héros, et de supprimer toutes les légendes divines et héroïques qui ne sont pas en harmonie avec ces règles, préétablies. D’après le système de Platon, les mythes ne doivent pas être des sujets pour l’histoire, non plus cependant pour une fiction spontanée ou fortuite ; mais ils doivent l’être pour une foi prescrite : il suppose que le peuple croira comme chose naturelle ce que les poètes mettent en circulation ; et en conséquence il recommande que ces derniers ne propagent rien qui ne tende à ennoblir et à améliorer les sentiments. Il conçoit les mythes comme étant des récits composés dans le but de jeter du jour sur les sentiments généraux des poètes et de la communauté, relativement au caractère et aux attributs des dieux et des héros, ou relativement aux relations sociales et aux devoirs moraux aussi bien qu’aux mobiles qui font agir l’humanité de là l’obligation imposée au législateur de prescrire à l’avance les types de caractère qui seront expliqués, et d’empêcher les poètes de suivre quelque inspiration contraire. Ne croyons pas nous-mêmes (s’écrie-t-il) et ne permettons à personne de répandre que Thêseus, fils de Poseidôn, et Peirithôos, fils de Zeus, ou tout autre héros ou fils d’un dieu, aient jamais pu en venir à commettre des enlèvements ou d’autres énormités telles qu’on leur en attribue faussement aujourd’hui. Nous devons obliger les poètes à dire ou que de tels personnages n’étaient pas les fils de dieux, ou qu’ils n’étaient pas les auteurs de tels méfaits[23].

La plupart des mythes que la jeunesse entend et répète (selon Platon) sont faux, mais quelques-uns d’entre eux sont vrais : les mythes saillants et grandioses que l’on trouve dans Homère et dans Hésiode ne sont pas moins des fictions que le reste. Mais la fiction constitue un des instruments indispensables de l’éducation intellectuelle aussi bien que la vérité ; seulement le législateur doit veiller à ce que les fictions employées ainsi soient salutaires et non nuisibles[24]. Comme les fictions nuisibles (dit-il) naissent de préjugés erronés touchant le caractère des dieux et des héros, le moyen de les corriger c’est d’imposer, au moyen de compositions autorisées, l’adoption d’une règle plus juste[25].

Les explications que Platon a données avec tant de force dans sa République, et les lois qu’il en tire sont surtout le développement de ce sentiment qui le poussait, de concert avec tant d’autres philosophes, à condamner urne partie des récits homériques et hésiodiques[26]. Mais la manière dont il a exposé cette opinion nous révèle plus clairement le caractère réel du récit mythique. Ces mythes, produit des esprits créateurs de la communauté, sont tirés des attributs supposés des dieux et des héros ; c’est ainsi que Platon les considère, et c’est dans ce sens qu’il propose de les corriger. Le législateur ferait faire une peinture meilleure et plus vraie du temps passé, parce qu’il partirait de conceptions plus vraies (c’est-à-dire plus croyables) des dieux et des héros. Car Platon rejette les mythes concernant Zeus et Hêrê, ou Thêseus et Peirithôos, non parce qu’ils manquent de preuve, mais parce qu’ils sont indignes de dieux et de héros : il propose de provoquer de nouveaux mythes, qui, bien qu’il les reconnaisse dès le début comme des fictions, seront, selon lui, bientôt revus comme vrais, et fourniront de plus précieuses règles de conduite.

Nous pouvons donc remarquer que Platon désapprouve la tentative faite pour identifier les vieux mythes soit avec une histoire exagérée, soit avec une philosophie déguisée. Il partage la foi générale, sans soupçon ni idée de critique, en ce qui concerne, par exemple, Orpheus, Palamêdês, Dædalos, Amphiôn, Thêseus, Achille, Chirôn et autres personnages mythiques[27] ; mais ce qui remplit surtout son esprit, c’est le sentiment de profonde révérence dont il a hérité pour ces caractères surhumains et pour l’époque à laquelle ils appartenaient ; sentiment assez fort pour l’amener non seulement à ne pas croire des légendes qui le combattent, mais encore à créer à dessein de nouvelles légendes dans le but de le développer et de le satisfaire. A force d’examiner ce sentiment, dans l’esprit de Platon aussi bien que dans celui des Grecs en général, nous serons de plus en plus convaincus qu’il formait une partie essentielle et inséparable de la foi religieuse hellénique. Le mythe présuppose une base établie et une grande force expansive de sentiment religieux, social et patriotique, s’exerçant sur un passé qui n’est guère moins que rien quant à la connaissance positive ; des faits ; et c’est la en même temps sa source. Il ressemble à une histoire, en ce que sa forme est narrative ; il ressemble à la philosophie, en ce que, dans l’occasion, il sert d’explication ; mais, par son essence et sa substance, par les tendances intellectuelles qui le créent aussi bien que par celles qui le jugent et le soutiennent ; c’est l’expression popularisée de la foi divine et héroïque du peuple.

On ne peut en`al cuve façon comprendre l’antiquité grecque, si ce n’est en rapport avec la religion grecque. Elle commence avec des dieux et finit avec des hommes historiques, les premiers étant reconnus non pas seulement comme dieux, mais comme premiers ancêtres, et rattachés aux seconds par une longue généalogie mythique, en partie héroïque et en partie humaine. Or, de telles généalogies n’ont de valeur que si elles sont prises dans leur entier le dieu on le héros placé au sommet est effectivement le membre-le plus important de tout l’ensemble[28] ; car la longueur et la continuité de la série sont dues au désir qu’éprouvaient les hommes historiques de se rattacher par un fil généalogique à l’être qu’ils adoraient dans les sacrifices : de leurs gentes. Sans le dieu, premier auteur de la race ; la généalogie entière aurait non seulement été privée de tête, mais elle aurait perdu toute valeur et tout intérêt. L’orgueil des Hêraklides, ries Asklêpiades, des Æakides, des Nélides, des Dædalides, etc., était attaché au premier héros éponyme et au premier dieu dont ils étaient issus, et non à la ligne des noms, généralement longue et stérile, par laquelle la dignité divine ou héroïque dégénérait insensiblement et rentrait dans l’humanité ordinaire. Il est vrai que la longueur de la généalogie (comme je l’ai déjà fait remarquer) était une preuve de l’humilité de l’homme historique, qui l’amenait à se placer’ à une distance respectueuse des dieux ou des héros ; car Hécatée de Milêtos, qui se disait le quinzième descendant d’un dieu, aurait peut-être regardé comme une impiété présomptueuse dans un homme vivant quelconque la prétention d’avoir un dieu pour père immédiat.

Toute la chronologie de la Grèce, antérieure à 776 ans avant J.-C., consiste en calculs fondés sur ces généalogies mythiques, particulièrement -sur celle des rois de Sparte et sur, l’origine clé leur race attribuée à Hêraklês, trente années étant prises communément comme l’équivalent d’une génération, ou environ trois générations par siècle. Ce procédé de supputation était complètement illusoire, en ce qu’il appliquait des conditions historiques et chronologiques à un cas avec lequel elles n’avaient aucun rapport. Bien que le domaine de l’histoire fut agrandi en apparence, l’élément religieux était tacitement écarté : en rangeant les héros et les dieux dans des séries chronologiques, on les rapprochait insensiblement des limites de l’humanité, et par-là on encourageait indirectement la théorie d’Evhémère. On érigeait en termes définis, pour mesurer la durée du passé, des personnages primitivement légendaires et poétiques ; et s’ils gagnaient ainsi en recevant de l’histoire un caractère distinct, ils n’étaient pas sans perdre sous le rapport de l’association religieuse. Evhémère, ainsi que les écrivains chrétiens postérieurs, qui niaient la divinité primitive et essentielle des dieux païens, avait un grand avantage en faisant remonter ses recherches généalogiques d’une manière rigoureuse et suivie ; car toute chronologie tombe aussitôt que nous supposons une race supérieure à l’humanité commune.

De plus, il est à remarquer que la généalogie des rois spartiates, qu’Apollodore et Eratosthène prenaient pour base de leur appréciation du temps, ne renferme pas plus d’éléments de crédibilité et n’est pas plus digne de foi que les mille autres généalogies de gentes et de familles, dont la Grèce abondait ; elle doit plutôt, en effet, être comptée parmi les plus incroyables de toutes, si l’on considère qu’Hêraklês comme premier père est placé à la tête de peut-être plus de généalogies que tout autre dieu ou tout autre héros grec[29]. La généalogie qui rattache le roi de Sparte Léonidas à Hêraklês ne repose pas sur une preuve meilleure que celle qui rattache Aristote ou Hippocrate à Asklêpios[30], Evagoras ou Thucydide à Æakos, Socrate à Dædalos, la famille spartiate de hérauts à Talthybios, la famille prophétique des Jamides en Elis à Jamos, ceux qui cueillaient des racines sur le Pêlion à Chirôn, et Hécatée et sa gens à, quelque dieu dans la seizième ligne ascendante de la série. Il y a, en vérité, peu d’exagération à dire qu’il n’existait pas de société permanente d’hommes en Grèce, religieuse on sociale, pas de corps de métier qui n’eût une pareille généalogie ; elles avaient toutes leur source dans les mêmes exigences des sentiments et de l’imagination tendant à personnifier aussi bien qu’à sanctifier le lien qui unissait tous les membres. Chacune de ces gentes commençait avec un personnage religieux et finissait avec un personnage historique. A un point ou à un autre, en remontant dans la série, des êtres historiques étaient échangés contre des êtres religieux ; mais où l’un doit trouver ce point, c’est ce qu’il nous est impossible de dire, et le plus éclairé des anciens Grecs n’avait pas non plus de moyen de le déterminer. Voici cependant ce que nous savons, c’est que la série, prise dans son ensemble, quelque chère et précieuse qu’elle fût pour le Grec croyant, n’a, aux yeux de l’historien, aucune valeur comme preuve chronologique.

Quand Hécatée visita Thèbes en Égypte, il mentionna aux prêtres égyptiens, sans doute avec un sentiment de satisfaction et d’orgueil, l’imposante généalogie de la gens à laquelle il appartenait, avec quinze ancêtres en ligne ascendante, et un dieu comme premier père de la race. Mais il se trouva prodigieusement dépassé parles prêtres, qui lui opposèrent une contre généalogie[31]. Ils lui montrèrent trois cent quarante et une statues de bois colossales, représentant la succession des principaux prêtres du temple, formant une série non interrompue de père en fils, dans un espace de 11.300 ans. Avant le commencement de cette longue période (disaient-ils), les dieux, habitant avec les hommes, avaient exercé le pouvoir en Égypte ; mais ils rejetaient absolument l’idée d’hommes engendrés par des dieux ou celle de héros[32].

Ces deux contres généalogies sont au même niveau, sous le rapport de la crédibilité et de l’évidence. Chacune d’elles représente en partie la foi religieuse, en partie l’imagination rétrospective des personnes de qui elle émanait. Dans chacune, les membres plus bas de la série (dans quelle mesure, c’est ce que nous ne pouvons pas dire) sont réels, les membres plus élevés fabuleux ; mais dans chacune aussi ce qui donnait à la série tout son intérêt et tout sols effet imposant, c’est qu’elle était conque entière et non interrompue. Ce qui embarrasse beaucoup Hérodote, c’est la différence capitale qui existe entre la chronologie grecque et la chronologie égyptienne, et c’est en vain qu’il fait d’ingénieux efforts pour les concilier. Il n’y a pas de règle d’évidence objective à laquelle on puisse soumettre l’une ou l’autre. Chacune a sa propre valeur subjective, en rapport avec la foi et les sentiments des Égyptiens et des Grecs, et chacune présuppose dans le croyant certaines préoccupations intellectuelles que l’on ne peut trouver au delà de ses propres limites locales. Le plus ou moins d’étendue de la durée n’a non plus aucune importance, une fois que noms passons les bornes de l’évidence et de la réalité que l’on peut vérifier. Un seul siècle d’une époque constatée, complètement remplie d’événements authentiques et réguliers, présente à l’imagination une plies grande masse de faits et une plus grande difficulté de transition qu’une centaine de siècles d’une généalogie stérile. Hérodote, en discutant l’époque d’Homère et d’Hésiode, considère un point antérieur de 400 ans comme s’il s’agissait seulement de la veille ; nous sommes séparés du règne de Henry VI par un intervalle égal, et le lecteur n’aura pas besoin qu’on lui rappelle quelle longueur cet intervalle nous parait avoir.

L’époque mythique était peuplée d’un agrégat mêlé de dieux, de héros et d’hommes, tellement confondus ensemble qu’il était souvent impossible de distinguer à quelle classe appartenait un nom individuel quelconque. Quant à ce qui concerne le dieu thrace Zalmoxis, les Grecs de l’Hellespont expliquaient son caractère et ses attributs d’après le système de l’évhémérisme. Ils affirmaient qu’il avait été homme, esclave du philosophe Pythagore à Samos, et qu’à force de talents et d’artifice il avait acquis un ascendant religieux sur les esprits des Thraces, et obtenu d’eux les honneurs divins. Hérodote ne peut se résoudre à croire cette histoire, mais il avoue franchement l’impossibilité dans laquelle il est de déterminer si Zalmoxis était un dieu ou un homme[33], et il ne peut pas non plus se tirer d’un embarras semblable à propos de Dionysos et de Pan. Au milieu de la mêlée de la bataille homérique, la déesse Athênê accorde ii Diomêdês la miraculeuse faveur de dissiper le nuage qui offusque sa vue, et lui permet rie distinguer les dieux ries hommes ; il ne faudrait rien moins qu’un pareil miracle pour mettre un 1-ecteurjudicieux des récits mythiques en état de tirer une ligne certaine de séparation entre ces deux catégories[34]. Mais les auditeurs primitifs des mythes n’éprouvaient ni surprise ni déplaisir de cette confusion de la personne divine avec la personne humaine. La foi formait un nuage devant leurs yeux quand ils regardaient le passé ; ils ne connaissaient pas la valeur d’une vue libre, ils ne désiraient pas la posséder. L’intime association qui unissait les dieux et les hommes, et l’erreur d’identité que l’on commettait par occasion d leur égard, étaient en complète harmonie avec l’examen respectueux qu’ils faisaient du passé. Aussi voyons-nous le poète Ovide[35], dans ses Fastes, quand il se charge de la tâche de dérouler les antiquités légendaires de l’ancienne Rome, acquérant de nouveau, par l’inspiration de Junon, la faculté de voir les dieux et les hommes dans un voisinage immédiat et agissant conjointement, ainsi que cela avait lieu avant le développement du sens critique et historique.

Pour résumer brièvement ce qui a été exposé dans ce chapitre et dans les précédents touchant les mythes grecs, nous dirons :

1. Ils sont un produit spécial de l’imagination et des sentiments, différant radicalement et de l’histoire et de la philosophie ; on ne peut les briser et les décomposer pour les revêtir de la forme de la première, ni les allégoriser en leur donnant le caractère de la seconde. Il y a, il est vrai, quelques mythes particuliers, et même que l’on peut signaler, qui font naître la présomption intrinsèque d’une tendance à allégoriser ; et il y en a sans doute quelques autres, bien qu’on ne puisse les préciser spécialement, qui contiennent des parties de faits positifs, ou des noms de personnes réelles, faisant corps avec eux. Mais il n’est possible de vérifier de tels faits au moyen d’aucune marque intrinsèque, et nous n’avons pas le droit de présumer leur existence dans un cas donné quelconque, à moins qu’on ne puisse produire quelque preuve indirecte.

2. Nous ne sommes pas autorisés à appliquer au monde mythique les lois soit d’une crédibilité historique, soit d’une suite chronologique. Ses personnages sont des dieux, des héros et des hommes, dans une juxtaposition constante et unie sympathie réciproque ; des hommes aussi, dont nous savons qu’un grand nombre était fictif, sans qu’il nous soit jamais possible de déterminer combien d’entre eux peuvent avoir été réels. Il n’est pas de généalogie de tels personnages qui puisse servir de matériaux pour un calcul chronologique.

3. Les mythes sont nés, dans l’origine, à une époque qui n’avait ni annales, ni philosophie, ni critique, ni règle de croyance, et à peine une teinture soit d’astronomie, soit de géographie, mais qui, d’autre part, était pleine d’une foi religieuse, distinguée par une imagination vive et sensible, et voyant des agents personnels là où nous cherchons des objets et des lois de connexion ; époque, en outre, désireuse de récits nouveaux, acceptant avec la sensibilité inconsciente de l’enfant (la question de vérité ou de mensonge n’étant jamais soulevée formellement) tout ce qui était en harmonie avec ses sentiments préexistants, et accessible à l’inspiration des prophètes et des poètes autant qu’elle était indifférente à toute preuve positive. C’est à de tels auditeurs que s’adressait le poète ou le conteur primitif. C’était la gloire de son génie créateur de donner une expression narrative convenable à la foi et aux émotions qu’il partageait en commun avec eux, et le riche fonds des mythes grecs atteste de quelle manière admirable il accomplissait sa tâche. Comme les dieux et les héros formaient l’objet saillant du respect national, les mythes étaient soit divins, soit héroïques, ou réunissaient les deux éléments[36]. Les aventures d’Achille, d’Hélène et de Diomêdês, d’Œdipe et d’Adrastos, de Meleagros et d’Althæa, de Jasôn et du vaisseau Argô étaient racontées par les mêmes bouches, et acceptées avec la même confiance absolue que celles d’Apollon et d’Artemis, d’Arès et d :Aphroditê, de Poseidôn et d’Hêraklês.

4. Cependant l’époque arriva où cette plausibilité cessa d’être complète. L’esprit grec fit un important progrès, social, moral et intellectuel. La philosophie et l’histoire furent constituées, la prose et les annales chronologiques devinrent familières ; une règle de croyance plus ou moins critique en vint à, être tacitement reconnue. En outre, des hommes supérieurs tirèrent un plus grand profit du stimulant que leur fournissait leur époque, et contractèrent des habitudes de jugement différentes de celles de la multitude : le dieu Elenchos[37] (pour employer une personnification de Ménandre), qui donne et prouve la vérité, descendit dans leurs esprits. C’est dans ce nouveau milieu intellectuel, dont lei éléments étaient ainsi altérés et dont la qualité n’était plus uniforme, qu’arrivèrent les mythes par héritage mais ils ne se trouvèrent plus, à un certain degré, en harmonie même avec les sentiments du peuple, et ils étaient complètement contraires a ceux des hommes instruits. Toutefois le Grec le plus supérieur était toujours un Grec, nourrissant le sentiment de respect commun à tous à l’égard du passé de son pays. Bien qu’il ne pût ni croire ni respecter les mythes tels qu’ils étaient, il se trouvait réduit à l’impérieuse nécessité intellectuelle de les transformer et de les mettre dans un état (ligne de sa croyance et de son respect. Pendant que le mythe littéral continuait encore a flotter parmi les poètes et le peuple, des critiques se mirent à l’interpréter, à l’altérer, à le décomposer et à l’amplifier, jusqu’à ce qu’ils trouvassent quelque chose qui satisfit leurs esprits en tant que hase supposée réelle. Ils fabriquèrent quelques dogmes d’une philosophie primitive supposée et une longue suite d’histoire et de chronologie imaginaires, en conservant les noms et les générations mythiques, même quand ils étaient obligés d’écarter ou de refondre les événements mythiques. Le mythe expliqué était ainsi élevé à l’état d’un fait réel, tandis que le mythe littéral était rabaissé à, l’état de fiction[38].

L’habitude de distinguer le mythe interprété du mythe littéral a passé des hommes lettrés de l’antiquité à ceux du monde moderne, qui ont pour la plupart expliqué les mythes divins comme étant de la philosophie allégorisée, et les mythes héroïques comme étant de l’histoire exagérée, ornée et chargée de couleurs. On a ainsi peuplé les anciens âges de la Grèce de personnages et d’événements presque historiques, tous extraits des mythes après certaines concessions faites à l’ornement poétique. Mais nous ne devons pas considérer cet extrait comme s’il s’agissait de la substance première. Nous ne pouvons bien le comprendre qu’en le voyant dans son rapport avec les mythes littéraux d’où il était tiré, à leur époque primitive et dans un milieu approprié, avant que les esprits supérieurs eussent dépassé la foi qu’on ajoutait communément à une Nature entièrement personnifiée, et appris à restreindre la libre action divine par la supposition de lois physiques invariables. C’est à ce point de vue que les mythes sont importants pour quiconque voudrait apprécier avec justesse le ton général de la pensée et du sentiment grecs ; car ils formaient le fonds intellectuel de tout le monde hellénique, commun aux hommes et aux femmes, aux riches et aux pauvres, aux savants et aux ignorants ; ils étaient dans toutes les mémoires et dans toutes les bouches[39], tandis que la science et l’histoire étaient confinées dans un nombre d’hommes relativement peu considérable. Nous savons par Thucydide de quelle manière erronée et insouciante le public athénien de son temps retenait l’histoire de Pisistrate, et il n’y avait qu’un siècle d’écoulé[40] ; mais les aventures des dieux et des héros, les innombrables légendes explicatives attachées à des objets visibles et à des cérémonies périodiques, étaient le sujet de la conversation générale, et tout homme qui les eût ignorées se serait trouvé en partie exclu de la sympathie de ses voisins. Les représentations théâtrales, mises sous les yeux de la population entière de la ville et écoutées avec un intérêt enthousiaste, présupposaient à la fois et perpétuaient la connaissance des grands traits de la fable héroïque. En effet, à des époques postérieures, les danseurs de pantomimes embrassaient dans leurs représentations tout le domaine des incidents mythiques, et leur immense succès prouve à la fois combien de tels sujets étaient populaires et comme ils étaient bien connus. On citait sans cesse les noms et les attributs des héros en manière d’explication, pour signaler une morale destinée à consoler, à avertir ou à réprimer : la simple mention de l’un d’eux suffisait à rappeler dans l’esprit de chacun les principaux événements de sa vie, et le poète ou le rhapsode pouvait ainsi compter qu’il toucherait des cordes non moins familières que sensibles[41].

Les fêtes et les processions religieuses multipliées, aussi bien que les oracles et les prophéties qui circulaient dans chaque cité, produisaient le même effet. Le départ annuel du vaisseau qui portait la Théorie d’Athènes à l’île sacrée de Dêlos entretenait dans les esprits des Athéniens en général la légende de Thêseus et son entreprise aventureuse en Krête[42] ; et la plupart des autres cérémonies et rites publics avaient également un caractère commémoratif, tiré de quelque personnage ou de quelque incident mythique familier aux indigènes du lieu, et formant pour les étrangers qui le visitaient une partie dés curiosités[43]. Pendant le temps que les Grecs furent sous la domination des Romains, ils s’attachèrent particulièrement à ces curiosités, ainsi qu’à leurs ouvrages d’art et à leurs légendes, comme à une compensation à la dégradation présente. Le citoyen thébain qui se voyait privé de la liberté, dont jouissaient tous les autres Grecs, de consulter Amphiaraos comme un prophète, bien que le sanctuaire et la chapelle du héros fussent dans sa propre ville, ne pouvait être satisfait s’il n’apprenait par le récit consacré l’origine d’une telle défense[44], et s’il n’était ramené ainsi aux rapports hostiles qui avaient existé primitivement entre Amphiaraos et Thèbes. Nous ne pouvons non plus supposer chez lés citoyens de Sikyôn rien moins qu’une conception complète et respectueuse de la légende de Thèbes, quand nous lisons le récit donné par Hérodote de la conduite du despote Kleisthenês à l’égard d’Adrastos et de Melanippos[45]. Les jeunes gens et les jeunes filles de Trœzen[46], qui, la veille de leur mariage, consacraient tous une offrande de leurs cheveux dans le Herôon d’Hippolytos, entretenaient un souvenir vivant de la légende de cet infortuné qu’Aphroditê avait si cruellement puni pour avoir résisté à son empire. D’abondantes reliques conservées dans un grand nombre de villes et de temples grecs servaient à la fois de mémentos et d’attestations pour d’autres événements légendaires, et les tombeaux des héros comptaient parmi les plus puissants stimulants de réminiscence mythique. Le sceptre de Pélops et d’Agamemnôn, conservé encore du temps de Pausanias à Chæroneia en Bœôtia, était l’ouvrage du dieu Hêphæstos. Pendant qu’une foule d’autres prétendues productions de la même main divine étaient conservées dans diverses villes de la Grèce, celle-ci était la seule que Pausanias lui-même crût être véritable : elle avait été apportée en Phôkis par Elektra, fille d’Agamemnôn, et avait reçu les honneurs divins des citoyens de Chæroneia[47]. Les lances de Mêrionês et d’Odysseus étaient précieusement gardées à Engyion en Sicile, celle d’Achille à Phasêlis : l’épée de Memnôn ornait le temple d’Asklêpios à Nikomêdia ; et Pausanias, avec une confiance absolue, cite les deux dernières comme preuves que les armes des héros étaient faites d’airain[48]. Les Tégéates gardaient et montraient la peau du sanglier de Kalydôn comme un précieux trésor : le bouclier d’Euphorbos était suspendu de la même manière dans le temple de Branchidæ près de Milêtos, aussi bien que dans le temple de Hêrê è, Argos. Il ne manquait pas de reliques visibles d’Epeios et de Philoktêtês ; en outre Strabon élève la voix avec indignation contre les nombreux Palladium que l’on montrait dans différentes villes, chacun d’eux prétendant être l’image véritable venue de Troie[49]. Il serait impossible de spécifier le nombre de chapelles, de sanctuaires, de solennités, de fondations de toutes sortes qui, disait-on, avaient été commencés pour la première fois par dés personnages héroïques ou mythiques, par Hêraklês, Jasôn, Mêdea, Alkmœôn, Diomêdês, Odysseus, Danaos et ses filles[50], etc. Peut-être dans quelques-uns de ces cas des critiques isolés pouvaient-ils élever des objections, mais la grande masse du peuple croyait toujours d’une manière ferme et entière a la légende courante.

Si nous analysons les acquisitions intellectuelles d’un citoyen grec ordinaire, depuis les rudes communautés d’Arcadia ou de Phôkis même jusqu’à Athènes, ce centre des lumières, nous trouverons que, outre les règles d’art et les talents nécessaires à ses besoins journaliers, elles se composaient des divers mythes se rattachant à sa gens, ;Î sa ville, à ses fêtes religieuses et aux mystères auxquels il aurait pu désirer s’initier, aussi bien qu’aux oeuvres d’art et aux objets .naturels plus frappants qu’il pouvait voir autour de lui, le tout orné et embelli par quelque connaissance des poètes épiques et dramatiques. Telle était la portée de l’intelligence et de l’imagination d’un Grec ordinaire, considéré séparément du petit nombre des hommes instruits : c’était un agrégat de religion, de souvenirs sociaux et patriotiques, et de fantaisie romanesque, confondus en une seule croyance indivisible. Et ainsi la valeur subjective des mythes, à ne les considérer que comme éléments de la pensée et du sentiment grecs, paraîtra grande incontestablement, quelque faible que puisse être la portion de réalité objective, soit historique, soit philosophique, que l’on peut découvrir en eux.

Nous ne devons pas omettre l’importance incalculable qu’avaient les mythes comme stimulants pour l’imagination de l’artiste grec dans les arts de la statuaire, de la peinture, de la sculpture et de l’architecture. C’était aux légendes et aux personnes divines et héroïques qu’étaient empruntés ces peintures, ces statues, ces bas-reliefs, qui faisaient des temples, des portiques et des édifices publics, à Athènes et ailleurs, les objets d’une admiration sans bornes. Une telle reproduction visible contribuait encore à fixer dans l’esprit public d’une manière familière et indélébile les types des dieux et des héros[51]. Les figures dessinées sur les coupes et sur les vases, aussi bien que sur les murs des maisons particulières, étaient principalement tirées de la même source, les mythes étant le grand dépôt des scènes et de la composition artistiques.

Il serait déplacé ici de s’étendre sur l’excellence caractéristique de l’art grec : le seul point de vue sous lequel je le considère, c’est qu’ayant dans l’origine tiré des mythes ses matériaux, il réagit sur la foi et sur l’imagination mythiques, réaction qui donnait de la force à la première aussi bien que de la netteté à la seconde. Quiconque avait constamment devant les yeux les représentations des combats des Centaures et des amazones[52], des exploits accomplis par Perseus et Bellerophôn, des incidents dont se composait la guerre de Troie, ou la chasse du sanglier de Kalydôn, arrivait à croire facilement nième à celle de ces conceptions qui était plus fantastique que les autres, à mesure qu’il se familiarisait avec elle. Et si quelqu’un eût été lent à ajouter foi à l’efficacité des prières d’Æakos, grâce auxquelles ce pieux héros obtint jadis un secours spécial de Zeus, à un moment où la Grèce périssait victime d’une stérilité prolongée, ses doutes se seraient probablement dissipés si, dans le cas d’une visite faite à l’Æakeion à Ægina, on lui eût montré les statues des mêmes envoyés qui étaient venus en faveur des Grecs en détresse solliciter Æakos de vouloir bien prier pour eux[53]. Un temple grec[54] n’était pas simplement un lieu de culte, mais le séjour réel d’un dieu qui, suivant l’opinion commune, y était introduit par la dédicace solennelle, et que l’imagination du peuple identifiait avec sa statue de-la manière la plus intime. On concevait la présence ou l’éloignement de la statue comme identiques à l’éloignement ou à la présence de l’are représenté, et tandis que la statue était solennellement lavée, habillée et soignée avec toute la sollicitude respectueuse qu’on eût témoignée à une personne réelle[55], il y avait souvent une foule de récits miraculeux au sujet de la manifestation d’un sentiment réel à l’intérieur du bois et du marbre. Dans des moments périlleux ou critiques, on affirmait que la statue avait sué, pleuré, fermé les yeux ou brandi la lance qu’elle tenait dans ses mains, en signe de sympathie ou d’indignation[56]. De telles légendes, naissant ordinairement aux époques de souffrance et de danger, et trouvant peu d’hommes assez hardis pour les contredire ouvertement, étaient en complète harmonie avec la foi mythique générale et tendaient à la fortifier dans toutes ses ramifications diverses. Ce retour d’activité dans le dieu ou dans le héros servait en même temps à rappeler et à accréditer les mythes préexistants qui se rattachaient à son nom. Quand Boreas, pendant l’invasion de la Grèce par Xerxès, avait, pour exaucer les ferventes prières des Athéniens, envoyé une tempête providentielle et causé un irréparable dommage à l’armada des l’erses, la minorité sceptique (à laquelle Platon fait allusion), doutant du mythe de Boreas et d’Oreithyia et de l’étroite connexion qui le rattachait par là à Erechtheus et aux Erechthides en général, doit pour le moment avoir été réduite à un silence absolu[57].

 

 

 



[1] Οί νΰν περί Όμηρον δεινοΐ, c’est ainsi que Platon appelle ceux qui employaient ce mode d’explication (Cratyle, p. 407). — V. aussi Xénoph., Sympos., III, 6 ; Plat., Ion, p.530 ; Plutarque, De Audiend. Poet., p. 19. Ύπόνοια était le mot primitif ; il fut remplacé plus tard par άλληγορία (Platon, République, II, 17, p. 378).

L’idée d’un sens intérieur et d’un dessein caché dans les anciens poètes se rencontre plusieurs fois chez Platon (Theætet., c. 93, p. 180, et Protagor, c. 20, p. 316). — Modo stoicum Homerum faciunt, modo epicureum, modo peripateticum, modo academicum. Apparet nihil horum esse in illo, quia omnia sunt. (Sénèque, Ep. 88.) Cf. Plutarque, De Defectu Oracul., c. 11-12, t. II, p. 702, Wytt ; et Julien, Orat. VII, p. 216.)

[2] Pausanias, VIII, 8, 2. Dans le même but (Strabon, X, p. 474). Denys d’Halicarnasse admet jusqu’à un certain point l’allégorie dans les fables (Ant. Rom., II, 20.) Le fragment du traité perdu de Plutarque, sur la fête platæenne des Dædala, est fort instructif au sujet de l’allégorie grecque (Fragm. 9, t. V, p. 754-763, éd. Wytt, ap. Eusèbe, Præpar. Evang., III, 1).

[3] Cette doctrine est exposée dans Macrobe (I, 2). Il distingue entre fabula et fabulosa narratio : la première est une pure fiction, imaginée ou pour amuser ou pour instruire, la seconde est fondée sur la vérité, soit par rapport à l’action humaine, soit par rapport à l’action divine. Les dieux (à ce qu’il pense) n’aimaient pas qu’on parlât d’eux publiquement, si ce n’est sous le voile respectueux de la fable (même sentiment que celui d’Hérodote, qui l’amena à s’abstenir d’insérer les ίεροί λόγοι dans son histoire). On ne pouvait parler dans des fables du Dieu suprême, du τάγαθόν, du πρώτον αΐτιον ; on pouvait et on devait le faire de cette seule manière des autres dieux, des puissances de l’air ou de l’éther, et de l’âme. Les intelligences supérieures devaient seilles être admises à la connaissance de la réalité secrète. Cf. aussi Maxime de Tyr, dissert. 10 et 22. Arnobe expose l’explication allégorique comme étant un pur faux-fuyant, et retient les païens dans le fait historique littéral (Adv. Gent. V, p. 183 éd. Elm.). – Sur l’interprétation allégorique appliquée aux fables grecques, Boettiger (Die Kunstmythologie der Griechen, Abschn. II, p. 176) ; Nitzsch (Heldensage der Griech., sect. 6, p. 78) ; Lobeek (Aglaopham., p. 133-155).

[4] Selon l’écrivain anonyme, ap. Westermann (Script. Myth., p. 328), chaque dieu personnel ou portant un nom peut être expliqué de trois manières différentes : soit πραγματιxώς (historiquement, comme ayant été un roi ou un homme), soit ψυχιxώς, théorie dans laquelle Hêrê signifie âme ; Athênê, prudence ; Aphroditê, désir ; Zeus, esprit, etc. ; ou στοχειαxώς, système dans lequel Apollon signifie le soleil ; Poseidôn, la mer ; Hêrê, la couche supérieure de l’air ou l’éther ; Athênê, la couche inférieure ou plus dense ; Zeus, l’hémisphère supérieur ; Kronos, l’inférieur ; etc. Cet écrivain pense qu’on peut faire usage de tous ces trois principes d’interprétation, dans le cas où chacun d’eux peut convenir, et qu’aucun d’eux n’exclue les autres. On verra que le premier est un pur évhémérisme ; les deux autres sont des modes d’allégorie.

L’explication allégorique des dieux et des mythes divins est largement appliquée dans les traités et de Phurnutus et de Sallustius, que comprend la collection d’écrivains mythologiques de Gale. Sallustius considère les mythes comme étant d’origine divine, et les principaux poètes comme inspirés : les dieux étaient propices à l’égard de ceux qui racontaient à leur sujet des mythes dignes de respect et de croyance, et Sallustius les prie de vouloir accepter avec faveur ses propres remarques (cap. 3 et 4, p. 245-251, Gale). Il distribue les mythes en cinq classes : théologiques, physiques, spirituels, matériels et mixtes. Il interdit l’usage de parler des dieux sous le voile de l’allégorie, à peu près de la même manière que Macrobe (dans la note précédente) ; en outre, il trouve une bonne excuse même pour ces mythes qui imputaient aux dieux le vol, l’adultère, les outrages envers un père et autres énormités : de tels récits (dit-il) sont éminemment convenables, puisque l’esprit doit voir tout de suite que les faits tels qu’ils sont racontés ne doivent pus être pris comme étant eux-mêmes la vérité réelle, mais simplement un voile cachant quelque vérité intérieure (p. 247). — Outre la vie d’Homère attribuée à Plutarque (V. Gale, p. 325-332), Héraclide (non Héraclide de Pont) développe le procédé d’allégorie appliqué aux mythes homériques d’une manière très systématique et très sérieuse. L’application de cette théorie est, dans son opinion, le seul moyen de décharger Homère de l’accusation d’une impiété scandaleuse (Héraclide, in init., p. 407, Gale). Il prouve en détail que les flèches destructives d’Apollon, dans le premier livre de l’Iliade, ne signifient au fond qu’une peste contagieuse, causée par les ardeurs d’un soleil d’été dans un terrain marécageux (p. 416-424). Athênê, qui se précipite de l’Olympe au moment où Achille est près de tirer son épée contre Agamemnôn, et qui le saisit par les cheveux, est une personnification de la prudence repentante (p. 435). La conspiration tramée contre Zeus, selon Homère (Iliade, I, 400), par les dieux olympiques, et déjouée grâce au secours opportun de Thetis et de Briareus, Hêrê chargée de chaînes et suspendue, Hêphæstos précipité de l’Olympe par Zeus et tombant dans Lemnos, le rempart grec détruit par Poseidôn après le départ des Grecs, la scène amoureuse entre Zeus et Hêrê sur le mont Gargara, le partage de l’univers entre Zeus, Poseidôn et Hadês ; tous ces récita, il les réduit en manifestations et en luttes particulières des substances élémentaires dans la nature. A la bataille des dieux, si critiquée, il donne un tour en partie physique, en partie moral (p. 481). C’est de la même manière qu’il transforme et justifie les aventures des dieux dans l’Odyssée : les courses errantes d’Odysseus, ainsi que les Lotophages, les Cyclôpes, Circê, les Sirènes, Æolos, Skylla, etc., sont réduits en une suite de tentations imposées comme épreuves à un homme saga et vertueux, emblème de la vie humaine (p. 496). L’histoire d’Arês, d’Aphroditê et d’Hêphæstos, dans le huitième livre de l’Odyssée, semble l’embarrasser plus qu’aucune autre ; il propose deux explications, dont ni l’une ni l’autre ne paraissent le satisfaire lui-même (p. 494).

[5] V. Ritter, Geschichte der philosophie, 2e édit., part. 3, liv. II, eh. 4, p. 592 ; Varron ap. Augustin, Civitat. Dei, VI, 5 ; Ii, 6 ; Cicéron, Nat. Deor., II, 24-28. — Chrysippe admettait la distinction la plus importante entre Zeus et les autres dieux (Plutarque, De Stoicor. Repunant., p. 1052).

[6] Plutarque, De Isid. et Osirid., c. 66, p. 377 ; c. 70, p. 379. Cf. sur ce sujet O. Müller, Prolegom. Mythol., p. 59 sq., et Eckermann, Lehrbuch der Religionsgeschichte, vol. I, sect. 11, p. 46.

[7] Hésiode, Opp. et Di., 122 ; dans le même but, Pythagore et Thalès (Diogène Laërte, VIII, 32, et Plutarque, Placit. Philos., I, 8). — Les démons hésiodiques sont tous bons. Athenagoras (Legat. Chr., p. 8) dit que Thalès admettait une distinction entre de bons et de mauvais démons ; ce qui semble très douteux.

[8] La distinction entre Θεοί et Δαίμονες est exposée spécialement dans le traité de Plutarque, De Defectu Oraculorum, chap. 10, 12, 13, 15, etc. Il semble supposer qu’on peut la rapporter à la doctrine de Zoroastre ou des mystères orphiques, et il la représente comme délivrant le philosophe de grandes perplexités ; car il était difficile de savoir où l’on devait tirer la ligne, en admettant ou en rejetant la divine Providence : on commettait parfois des erreurs en affirmant que Dieu était cause de tout, et dans d’autres moments, en supposant qu’il n’était cause de rien. Cf. Plutarque, de Isid. et Osir., 25, p. 360 et 366. — On excuse des sacrifices humains et d’autres rites répréhensibles, comme étant nécessaires, dans le but de détourner la colère des mauvais démons (c. 14-15). — Empédocle est représenté comme le premier auteur de la doctrine qui imputait des dispositions vicieuses et abominables à beaucoup d’entre les démons (c. 15, 16, 17, 20 ; Plutarque, de Vitand. Aer. Alien., p. 830) ; suivi par Platon, Xénocrate et Chrysippe, c. 17 ; cf. Platon (Apolog. Socrat., p. 27 ; Politique, p. 271 ; Symposion, c. 28, p. 203), bien qu’il semble traiter les δαίμονες comme des êtres imparfaits et inconstants, plutôt qu’activement malfaisants. Xénocrate représente quelques-uns d’entre eux comme étant à la fois méchants et puissants à un haut degré (Plutarque, De Isid. et Osir., c. 26, p. 361 ; Quæst. Rom., p. 283) ; cf. Stobée, Eclog. Phys., I, p. 62.

[9] Platon, De Defect. Orac., c. 15, p. 418. Chrysippe admettait parmi les diverses causes qu’on peut concevoir pour expliquer l’existence du mal, la supposition de quelques démons négligents et indifférents (Plutarque, De Stoicor. Repugnant., p. 1051). Les Lokriens d’Oponte avaient aussi adopté une distinction, que je ne comprends pas entièrement, entre θεοί et δαίμονες : pour eux, δαίμων semble avoir été équivalent de ήρως (Plutarque, Quæst. Græc., c. 6, p. 292). V. la note ci-dessus.

[10] Tatien, adv. Græcos, c. 20 ; Clemens Alexandrin., Admonit. ad Gentes, p. 26-29, Sylb. ; Minucius Felix, Octavius, c. 25. Isti igitur impuri spiritus, ut ostensum a Magis, a philosophis, a Platone, sub statuis et imaginibus conservati delitescunt, et afflatu suo quasi auctoritatem præsentis numinis consequuntur, etc. Cette idée, comme tant d’autres arguments hostiles employés par les chrétiens contre le paganisme, était empruntée des philosophes païens eux-mêmes. — Lactance, De Verâ Philosophiâ, IV. 28. Ergo iidem sunt Dæmones, quos fatentur execrandos esse : iidem Dii, quibus supplicant. Si nobis credendum esse non putant, credant Homero, qui summum illum Jovem Dæmonibus aggregavit, etc.

[11] V. t. I, c. 2, les remarques sur la Théogonie hésiodique.

[12] Il y eut une inondation destructrice à Pheneos en Arcadia, vraisemblablement du temps de Plutarque ; l’issue souterraine (βάραθρον) du fleuve s’était insensiblement fermée, et les habitants en attribuaient l’obstruction à la colère d’Apollon, qui avait été provoquée par le vol du trépied pythien qu’Hêraklês avait dérobé : ce dernier avait porté le trépied à Pheneos et l’y avait déposé. (Plutarque, De Serâ Numin. Vindictâ, p. 557 ; cf. Pausanias, VIII, 14, 1). Quand Plutarque dit que l’enlèvement du trépied par Hêraklês avait eu lien mille ans auparavant, on retrouve le critique auquel il paraît nécessaire de donner un caractère historique et chronologique à la pure légende, qui, aux yeux d’un habitant de Pheneos du temps de l’inondation, était sans doute aussi certaine que si le larcin d’Hêraklês avait été placé dans la génération précédente. — Agathocle de Syracuse commit des déprédations sur les côtes d’Ithakê et de Korkyra : il donnait pour excuse qu’Odysseus était venu en Sicile et avait privé Polyphêmos de la vue, et qu’à son retour il avait été amicalement reçu par les Phæakiens (Plutarque, ibid.). — C’est sans doute une plaisanterie, ou faite par Agathocle, ou plus probablement inventée pour lui ; mais elle repose sur une croyance populaire.

[13] Sanctiusque et reverentius visum, de actis Deorum credere quam scire. (Tacite, Germanie, c. 34.)

Aristide cependant représente la théologie homérique (aurait-il voulu y comprendre la théologie hésiodique, c’est ce que nous ignorons) comme crue d’une manière toute littérale parmi la multitude à son époque, au second siècle de l’ère chrétienne (Aristide, Orat. III, p.25). Cf. Lucien, Ζεύς Τραγώδος, c. 20, et De Luctu, c. 2 ; Denys d’Halicarnasse, A. R., II, p. 90, Sylb. — Callimaque (Hymn. ad Jov., 9) niait clairement l’assertion des Krêtois affirmant qu’ils possédaient en Krête le tombeau de Zeus, et la regardait comme un exemple du mensonge krêtois ; tandis que Celse ne la niait pas, mais l’expliquait d’une manière figurée (Origène, cont. Celsum, III, p. 137).

[14] Juvénal, Satires, X, 174 : Le mont Athos traversé par une flotte, c’est admis, comme tout ce que raconte la Grèce menteuse.

[15] Le colonel Sleeman fait remarquer au sujet de l’esprit historique des Hindous : L’histoire pour ce peuple n’est qu’un conte de fées (Rambles and Recollections of an Indian Official, vol. I, c. 9, p. 70). Et encore : Le poëme populaire du Râmâyana décrit l’enlèvement de l’héroïne par le monstre Rawun, roi de Ceylan, et sa délivrance due à Hunnooman le général des singes. Chaque mot de ce poème, m’affirmait-on, était écrit, non de la main de la Divinité elle-même, du moins sous sou inspiration, ce qui était la même chose, et il devait par conséquent être vrai. Quatre-vingt-dix-neuf sur cent, parmi les hindous, croient implicitement, non seulement chaque mot du poème, mais chaque mot de tout poème qui ait jamais été composé en sanscrit. Demandez à un homme s’il croit réellement une absurdité énorme quelconque, que l’on cite de ces livres, il répond avec la plus grande naïveté du monde : N’est-ce pas écrit dans le livre, et comment y serait-ce écrit, si ce n’était pas vrai ? La religion des Hindous repose sur une entière prostration de l’esprit, cet abandon continuel et habituel des facultés du raisonnement, que nous sommes accoutumés à faire à l’occasion, pendant que nous assistons à une représentation théâtrale ou que nous lisons des ouvrages d’imagination. Nous laissons les scènes, tes caractères et les incidents passer devant Ies yeux de notre esprit et exciter nos sentiments, sans nous arrêter un moment pour nous demander s’ils sont réels ou vrais. Il y a cette seule différence, c’est que, pour les gens instruits parmi nous, même dans ces courts moments d’illusion ou d’abandon, une extravagance dans l’action scénique, ou une improbabilité dans la fiction, détruit le charme, rompt l’enchantement qui nous avait liés d’une façon si mystérieuse, et nous rend à la raison et aux réalités de la vie ordinaire. Pour les Hindous, au contraire, plus grande est l’improbabilité, plus monstrueuse et absurde est la fiction, et plus grand est le charme qu’elle exerce sur leurs esprits ; plus ils sont versés dans le sanscrit, et plus ils sont sous l’influence de ce charme. Croyant que font est écrit par la Divinité ou sous ses inspirations, que les hommes et les choses des anciens temps ont été très différents des hommes et des choses du temps présent, que les héros de ces fables ont été des demi-dieux ou des êtres doués de pouvoirs bien supérieurs à ceux des hommes de leur propre époque, ils n’ont jamais un moment considéré les analogies de la nature ; les questions de probabilité ou de possibilité, d’après ces analogies, ne se sont jamais non plus imposées à leur esprit pour dissiper le charme par lequel ils sont si agréablement séduits. Ils avancent dans la vie en lisant ces monstrueuses fictions, qui choquent le goût et l’intelligence d’autres nations ; ils en parlent, sans jamais révoquer en doute la vérité d’un seul incident, ou l’entendre contester. Il y eut un temps, et il n’est pas bien éloigné, où c’était la même chose en Angleterre et dans toutes les autres nations de l’Europe ; et il y a, je le crains, quelques parties de l’Europe où il en est encore ainsi. Mais la foi des Hindous, en tant qu’il s’agit de questions religieuses, n’est ni plus étendue ni plus absurde que celle des Grecs ou des Romains du temps de Socrate ou de Cicéron ; la seule différence qu’il y ait, c’est que chez les Hindous on met sous le chef de la religion un plus grand nombre des questions qui intéressent l’humanité. (Sleeman, Rambles, etc., vol. I, c. 26, p. 227 ; cf. vol. II, c. 5, p. 51 ; VIII, p. 97.)

[16] Lord Lyttelton, en commentant les contes des bardes irlandais, dans son Histoire de Henry II, fait les justes remarques qui suivent (liv. IV, vol. III, p. 13, quarto) : On peut raisonnablement supposer que dans les manuscrits écrits depuis que les Irlandais repurent de saint Patrick les lettres romaines, quelques vérités traditionnelles rapportées auparavant par les bardes dans leurs poèmes non écrits peuvent avoir été conservées jusqu’à notre époque. Cependant elles ne peuvent avoir été séparées d’une foule d’histoires fabuleuses tirées des mêmes sources, de manière à obtenir une ferme croyance ; en effet, pour établir l’autorité de traditions suspectes, il ne suffit pas de pouvoir montrer qu’elles ne sont pas aussi improbables ni aussi absurdes que d’autres avec lesquelles elles sont mêlées, puisqu’il peut y avoir des fictions spécieuses aussi bien que des fictions dépourvues de sens. Un poète ou un barde, qui vivait an sixième ou au septième siècle après J.-C., si son poème existe encore, ne peut pas non plus servir d’autorité pour des faits qu’on suppose avoir eu lieu avant l’incarnation, bien que son témoignage (en faisant la part de la licence poétique) puisse être admis pour les faits survenus de son propre temps ou que se rappellent les vieillards qu’il fréquentait. Les historiens les plus judicieux ne font aucune attention aux anciennes traditions anglaises ou galloises rapportées par Geoffrey de Monmouth, bien qu’il ne soit pas impossible que quelques-unes d’entre elles puissent être vraies.

Une définition du mythe donnée par Plutarque coïncide exactement avec une spécieuse fiction (Plutarque, Bellone an pace clariores fuerant Athenienses, p. 348). — La pensée fondamentale du mythe (comme Creuzer l’appelle avec justesse) consiste à transformer la pensée en un fait qui a eu lieu. Symbolik der Alten Welt, sect. 43, p. 99.

[17] A propos des libres assertions des highlanders, le Dr Johnson fait les remarques suivantes : Celui qui va dans les hautes terres avec un esprit naturellement disposé à donner son acquiescement, et avec une crédulité avide de merveilles, peut revenir peut-être avec une opinion très différente de la mienne ; car les habitants, connaissant l’ignorance où sont tous les étrangers de leur langage et de leurs antiquités, ne s’attachent peut-être pas très scrupuleusement à la vérité ; toutefois je ne dis pas qu’ils débitent de propos délibéré un mensonge calculé, ni qu’ils aient le dessein arrêté de tromper. Ils ont peu acquis et peu observé, et ils ne sentent pas toujours leur propre ignorance. Ils n’ont pas beaucoup l’habitude d’être interrogés par d’autres, et ils ne semblent jamais avoir songé à s’interroger eux-mêmes ; de sorte que, s’ils ne savent pas si ce qu’ils disent est vrai, ils ne remarquent pas non plus distinctement si c’est faux. M. Boswell mit beaucoup de soin dans ses recherches, et le résultat de ses investigations fut que sa réponse faite à la seconde question était ordinairement telle qu’elle rendait nulle la réponse faite à la première. (Journey to the Western Islands, p. 272, 1ère éd., 1775.)

[18] J’ai examiné ce principe plus en détail dans un article de la Westminster Review, mai 1843, sur les légendes grecques dé Niebuhr, article avec lequel on trouvera que coïncident un grand nombre des idées développées dans le présent chapitre.

[19] Pour ce caractère général des mystères grecs, avec le trésor de doctrines qu’ils cachaient, V. Warburton, Divine Legation of Moses, liv. II, sect. 4.

Payne Knight, On the symbolical language of ancient Art and Mythology, sect. 6, 10, 11, 40, etc. — Sainte-Croix, Recherches sur les Mystères du Paganisme, sect. 3, p. 106 ; sect. 4, p. 404, etc. — Creuser, Symbolik und Mythologie der alten Voelker, sect. 2, 3, 23, 39, 42, etc. Moiners et Hecren adoptent en général la même idée, bien qu’il y ait beaucoup de différences d’opinions entre ces divers auteurs, sur un sujet essentiellement obscur. Warburton soutenait que la doctrine intérieure communiquée dans les mystères était l’existence d’une seule Divinité suprême, combinée avec l’opinion évhéméristique, que les dieux païens avaient été de simples mortels. — V. Clemens Alex., Strom., V, p. 592, Sylb.

L’idée adoptée par Hermann au sujet de l’ancienne mythologie grecque est, en beaucoup de points, semblable à celle de Creuzer, bien qu’avec quelque différence considérable. Il pense qu’elle est un agrégat de doctrine philosophique, théologique, physique et morale, exprimée sous la figure de personnifications systématiques, chaque personne étant appelée d’un nom qui signifiait la fonction personnifiée. Cette doctrine fut importée d’Orient en Grèce, oit les poètes, conservant ou traduisant les noms, mais oubliant leur signification et leur liaison, défigurèrent les récits primitifs, dont le sens ne fut plus conservé que dans les anciens mystères. Toutefois, ce sens vrai (à ce qu’il croit) peut être retrouvé par une analyse attentive de la signification des noms, et ses deus dissertations (De Mythologie Græcorum antiquissima, dans les Opuscula, vol. II) montrent un spécimen de ce développement systématique, qui change l’étymologie en récit. Son dissentiment avec Creuzer est exposé dans leur correspondance publiée, particulièrement dans sa dernière lettre Brief an Creuzer über das Wesen und die Behandlung der Mythologie, à Leipzig, 1819. La citation de sa dissertation latine, expose sa doctrine générale : Hermann, De Mythologiâ Grœcorum antiquissimâ, p. 4 (Opuscula, vol. II, p. 171). Hermann pense toutefois qu’en poursuivant les suggestions de l’étymologie, on peut découvrir encore des traces de la croyance grecque telle qu’elle existait avant Homère et Hésiode, et faire des compilations qui ressembleraient à une histoire (p.172). Dans le même but général, l’ouvrage français de M. Émeric David, Recherches sur le dieu Jupiter, analysé par O. Müller : v. les Kleine Schriften de ce dernier, volume II, page 82.

M. Bryant aussi a déployé à grand luxe de savoir et présenté de nombreuses conjectures étymologiques pour montrer que les mythes grecs ont faussé, altéré et mutilé les exploits et les doctrines, de tribus orientales depuis longtemps perdues et disparues, Ammoniens, Cuthites, Arkites, etc. C’était Noé (pense-t-il) que représentaient ces noms différents, Thoth, Hermès, Menés, Osiris, Zeuth, Atlas, Phorôneus, Promêtheus, liste à laquelle on en pourrait ajouter un nombre beaucoup plus considérable ; le Νοΰς d’Anaxagoras était en réalité le patriarche Noé. (Ant. Mythol., vol. II, p. 253, 272.) Les Cuthites ou Ammoniens, descendants de Noé, vertus de l’Orient, établis en Grèce, célèbres pour leur habileté à bâtir et dans les arts (ibid., I, p. 502 ; II, p. 187). La plus grande partie de la théologie grecque naquit de notions erronées et de bévues, les récits relatifs à leurs dieux et à leurs héros furent fondés sur des termes mal interprétés ou mal employés. (I, p. 452). Les différentes actions attribuées à divers dieux ou à divers héros grecs se rapportent toutes à un seul peuple ou à une seule famille, et sont au fond une seule et même histoire (ibid., II, p. 57). Les fables de Promêtheus et de Tityus furent prises à d’anciens temples ammoniens, à des hiéroglyphes mal compris et mal expliqués (I, p. 426) ; V. particulièrement vol. II, p, 160.

[20] L’Anti-Symbolique de Voss, et plus encore l’Aglaophamus de Lobeck, sont très instructifs au sujet de cette doctrine intérieure supposée et des anciens mystères en général ; le dernier traité en particulier n’est pas moins remarquable pour sa critique judicieuse et circonspecte que pour son abondante érudition. — M. Halhed (Preface to the Gentoo Code of Laws, p. 13-14) fait de bonnes remarques sur la vanité de tous les efforts tentés pour allégoriser la mythologie des Hindous ; il fait observer avec une entière vérité que le vulgaire et les gens illettrés ont toujours compris la mythologie de leur pays dans son sens littéral ; et il y a eu une époque pour toutes les nations, où les hommes du rang le plus élevé étaient sur ce point aussi vulgaires et aussi illettrés que les hommes du rang le plus bais... Un Hindou considère les miracles étonnants attribués à un Brima ou à un Kishen comme des faits de l’authenticité la plus incontestable, et leur relation comme, la plus rigoureusement historique. — Cf. aussi les remarques de Gibbon sur la tendance que les derniers platoniciens avaient à allégoriser (Hist. Decl. and Fall, vol. IV, p. 71).

[21] Varron, ap. Augustin, De Civ. Dei, IV, 27 ; VI, 5-6 ; IV, 31). V. Villoison, De Triplici Theologiâ Commentatio, p. 8 ; et Lactance, de Origin. Error., II, 3. La doctrine du stoïcien Chrysippe, ap. Etymolog. Magn., v. Τελεταί. La triple division de Varron est reproduite dans Plutarque, Amatorius, p. 763.

[22] Platon, Phædr., c. 7, p. 229.

[23] Platon, République, III, 5, p. 391. La complète ignorance de tous les hommes relativement aux dieux facilitait la tâche de la fiction (Platon, Kritias, p. 167).

[24] Platon, République, 16, p. 377. — Le même ordre de pensées, ainsi que les préceptes auxquels il sert de base, est poursuivi dans les chap. 17, 18 et 19 ; cf. de Legg., XII, p. 911. — Au lieu de reconnaître la théologie populaire ou dramatique comme quelque chose de distinct de la théologie civile, (comme le fit Varron), Platon supprime la première comme partie séparée et la fait rentrer dans la seconde.

[25] Platon, République, II, c. 21, p. 382.

[26] On a déjà mentionné le blâme que prononça Xénophane sur les légendes homériques ; Héraclite (Diogène Laërte, II, 1) et Métrodore, le compagnon et le sectateur d’Epicure, n’étaient pas moins prodigues d’invectives (Plutarque, Non posse suaviter vivi secundum Epicurum, p. 1086). Il engageait même des personnes à ne pas rougir d’avouer qu’elles ne connaissaient nullement Homère, au point de ne pas savoir si Hectôr était Grec ou Troyen (Plutarque, ibid., p. 1094).

[27] Platon, République, III, 4-5, p. 391 ; De Legg., III, 1, p. 677.

[28] Pour une description de tendances semblables dans les religions asiatiques, v. Movers, Die Phoenizier, c. V, p.153 (Bonn, 1841) : il fait voir les mêmes phénomènes que chez le Grec, — union entre les idées d’ancêtres et de culte, — les dieux et les hommes confondus dans le passé, — tendance croissante vers l’evhémérisme (p.156-157).

[29] D’après ce qu’Aristote semble reconnaître (Hist. animal., VII, 6), Hêraklês fut père de soixante-douze fils, mais seulement d’une fille ; il était essentiellement άρρενόγονος, servant à expliquer une des particularités physiques mentionnées par Aristote. Toutefois Euripide cite des filles d’Hêraklês au pluriel (Euripide, Hêraklides, 45).

[30] Hippocrate était le vingtième dans la généalogie d’Hêraklès, et le dix-neuvième dans celle d’Asklêpios (Vita Hippocrate, par Soranus, ap. Westermann, Scriptor. Biographie, VIII, 1) ; sur Aristote, V. Diogène Laërte, V. I, Xénophon, le médecin de l’empereur Claude, était aussi un Asklépiade (Tacite, Ann., XII, 61). — A Rhodes, île voisine de Kôs, était la gens Άλιάδαι, où fils de Hêlios, distinguée spécialement des Άλιασταί ou simple association d’adorateurs de Hélios (v. l’Inscription dans la collection de Bœckh, n° 2525, avec une explication de Bœckh).

[31] Hérodote, II, 144.

[32] Hérodote, II, 143-145.

[33] Hérodote, IV, 94-96. Après avoir rapporté la version évhéméristique donnée par les Grecs de l’Hellespont, il conclut avec sa franchise et sa simplicité caractéristiques : Je ne rejette ni n’admets ce qu’on raconte de Zalmoxis et de son logement souterrain, mais je pense qu’il est antérieur de bien des années Pythagore. Au reste, que Zalmoxis ait été un homme, ou que ce soit quelque dieu du pays des Gètes, c’en est assez sur ce qui le concerne. Les Gètes, chez qui se pratique la cérémonie dont je viens de parler, ayant été subjugués par les Perses, suivirent l’armée. C’est ainsi que Plutarque (Numa, c. 19) ne veut pas se charger de déterminer si Janus était un dieu ou un roi. — Héraclite le philosophe disait que les hommes étaient θεοί θνητοί et les dieux άνθρωποι άθάνατοι (Lucien, Vitar. Auctio., c. 13, vol. I, p. 303, Tauchn. Cf. le même auteur, Dialog. Mort., III, vol. I, p. 182, éd. Tauchn.).

[34] Iliade, V, 127.

On peut trouver des exemples frappants de cette confusion inextricable entre les dieux et les hommes et dans le troisième livre de Cicéron, De Natur. Deorum, (16-21), et dans la longue dissertation de Strabon (X. p. 467-474) touchant les Kabires, les Korybantes, les Daktyles de l’Ida ; d’autant plus qu’il cite les assertions de Phérécyde, d’Acusilas, de Dêmêtrius de Skêpsis et d’autres. Sous l’empire romain, les terres, en Grèce, appartenant aux dieux immortels, étaient exemptées de tribut. Les percepteurs romains refusaient de reconnaître comme dieux immortels tous ceux qui avaient été hommes jadis ; ruais cette règle ne pouvait être clairement appliquée (Cicéron, Nat. Deor., III, 20). V. les remarques de Pausanias (II, 26, 7) sur Asklêpios : Galien, aussi, éprouve des doutes au sujet d’Asklêpios et de Dionysos (Galien, in Protreptic., 9, t. I, p. 22, éd. Kuhn). Xénophon (De Venat., c. 1) considère Chirôn comme frère de Zeus. — Les railleries de Lucien (Deorum Concilium, t. III, p. 527-538, Hems.) font ressortir d’une manière encore plus forte la confusion indiquée ici.

[35] Ovide, Fastes, VI, 6-20.

[36] La quatrième églogue de Virgile, sous la forme d’une prophétie, donne une fidèle peinture du passé héroïque et divin auquel appartenaient les légendes de Troie et les Argonautes.

[37] Lucien, Pseudol., c. 4. V. Meineke, ad Ménandre, p.281.

[38] Le passage suivant de l’outrage du Dr Ferguson, Essay on Civil Society (part. II, sect. I, p. 126) vient bien à l’appui du sujet que nous traitons :

Si des conjectures et des opinions formées à distance n’ont pas une autorité suffisante dans l’histoire de l’humanité, on doit pour cette même raison n’admettre qu’avec précaution les antiquités domestiques de toutes les nations. Elles ne sont, pour la plus grande partie, que les conjectures et les fictions des âges postérieurs ; et même là où d’abord elles renfermaient quelque apparence de vérité, elles varient encore avec l’imagination de ceux qui les ont transmises, et reçoivent une forme différente dans chaque génération. On leur imprime le cachet des temps à travers lesquels elles ont passé sous forme de tradition, et non celui des époques auxquelles leurs prétendues descriptions se rapportent quand des fables traditionnelles sont répétées par le vulgaire, elles portent les marques d’un caractère national, et bien que mêlées à des absurdités, souvent elles élèvent l’imagination et touchent le coeur ; quand elles forment la matière de la poésie, et quelles sont ornées par le talent et l’éloquence d’un esprit ardent et supérieur, elles instruisent l’intelligence aussi bien qu’elles captivent les passions. C’est seulement quand elles sont maniées par des antiquaires de profession, ou dépouillées des ornements que les lois de l’histoire leur interdisent d’avoir, qu’elles deviennent peu propres même à amuser l’imaginations ou à servir à un but quelconque.

Il serait absurde de citer la fable de l’Iliade ou de l’Odyssée, les légendes d’Hercule, de Theseus et d’Œdipe, comme autorités dans des faits positifs ayant trait à l’histoire de l’humanité ; mais on peut, à juste titre, les mentionner pour faire connaître ce qu’étaient les conceptions et les sentiments de l’époque où elles furent composées, ou pour caractériser le génie de ce peuple avec l’imagination duquel elles se confondaient, et par qui elles étaient admirées et répétées avec amour. De cette manière on peut admettre la fiction pour attester le génie des nations, alors que l’histoire n’a rien à offrir qui soit digne de crédit.

Dans le même but, M. Paulin Paris (dans sa lettre à M. H. de Monmerqué, mise en tête du roman de Berteaux Grans Piés, Paris, 1836), relativement aux romans du moyen âge : Pour bien connaître l’histoire du moyen âge, non pas celle îles faits, mais celle des moeurs qui rendent les faits vraisemblables, il faut l’avoir étudiée dans les romans, et voilà pourquoi l’histoire de France n’est pas encore faite. (p. 21.)

[39] Vopiscus, au commencement de la vie d’Aurélien, a conservé une preuve curieuse de la popularité dont jouissaient les mythes grecs sans éprouver de diminution, à l’exclusion même de l’histoire récente.

Le préfet de la ville de Rome, Junius Tiberianus, prit Vopiscus dans sa voiture le jour de la fête des Hilaria ; il était uni par des liens de parenté à Aurélien, qui était mort environ une génération auparavant, et comme la voiture passait devant le splendide temple du Soleil, qu’avait consacré Aurélien, il demanda à Vopiscus quel auteur avait écrit la vie de cet empereur. Vopiscus répondit qu’il avait lu quelques ouvrages grecs qui parlaient incidemment d’Aurélien, mais rien en latin, ce dont le vénérable préfet fut profondément affligé : Dolorem gemitûs sui vir sanctus per hæc verba profudit : Ergo Thersitem, Sinonem, cæteraque illa prodigia vetustatis, et nos bene scimus, et posteri frequentabum : divum Aurelianum, clarissimum principem, severissimum imperatorem, per quem totus Romano nomini orbis est restitutus, posteri nescient ? Deus avertat hanc amentiam ! Et tamen, si bene memini, ephemeridas illius viri scriptas habemus, etc. (Historiæ August. Script., p. 209, éd. Salmas.) — C’est à cette touchante remontrance qu’est due la vie d’Aurélien par Vopiscus. Les matériaux semblent avoir été abondants et authentiques ; il est à regretter qu’ils ne soient pas tombés entre les mains d’un auteur capable d’en tirer un meilleur parti.

[40] Thucydide, VI, 56.

[41] Pausanias, I, 3, 3. Le traité de Lucien, de Saltatione, prouve d’une manière curieuse combien les mythes étaient dans la mémoire de tous, et dans quelle grande proportion un bon danseur les connaissait (V. en particulier c. 76-79, t. II, p. 308-310, Hemst.). — Antiphanês ap. Athenæ. VI, p. 223.

Les premières pages du onzième discours de Dion Chrysostome contiennent quelques passages frappants relatifs et à la connaissance universelle que l’on avait des mythes, et à l’extrême popularité dont ils jouissaient (Or. XI, p. 307-312, Reisk.). V. aussi le commencement d’Héraclide, de Allegoriâ Homericâ (ap. Scriptor. Myth., éd. Gale, p. 408), au sujet de la connaissance intime des chants d’Homère. — Le poète Antimaque composa sa Lydê pour se consoler dans sa douleur, en énumérant les ήρωϊxάς συμφοράς (Plutarque, Consolat. ad Apollon., c. 9, p. 106 ; cf. Æschin. cont. Ktesiph., c. 48). Une inscription sépulcrale à Thêra, sur la mort prématurée d’Admêtos, jeune homme de la gens héroïque des Ægidæ, fait une allusion touchante à ses ancêtres Pêleus et Pherês (Bœckh, C. I, t. II, p. 1087). — Dêmêtrius de Phalère a conservé un curieux passage d’Aristote (Περί Έρμηνείας, c. 144, cf. le passage dans l’Éthique de Nicomaque, I, 9). Stahr rapporte ce mot à une lettre d’Aristote écrite dans sa vieillesse, les mythes étant sa consolation dans la solitude (Aristotelia, I, p. 201). — Pour l’emploi des noms et des incidents mythiques comme sujets de comparaison agréable et familière, V. Ménandre, περί Έπιδειxτιx, § 4, c. 9 et 11, ap. Wallz., Coll. Rhet., t. IX. p. 283-29.4. Une inscription touchante, qui se trouve parmi les inscriptions de Chios publiées dans la collection de Bœckh (n° 2236) montre à quel degré ils passaient dans les chants ordinaires des femmes. — Ces deux pauvres femmes ne craignaient pas de se canter de leur généalogie. Elles appartenaient probablement à quelque noble gens qui faisait remonter son origine à un, dieu ou à un héros. Sur les chants des femmes, V. aussi Agathias, I, 7, p. 29, éd. Bonn. — Dans la famille de l’opulent Athénien Dêmokratês existait une légende racontant que le premier auteur de sa race (fils de Zeus et de la fille d’Archêgetês du dême Aixôneis, auquel il appartenait) avait reçu Hêraklês à sa table : cette légende était si commune que les vieilles femmes la chantaient (Platon, Lysis, p. 205). Cf. aussi une légende du dême Άναγυροΰς, mentionnée dans Suidas, ad voc. – Quelle est cette jeune fille ? demande Orestês à Pyladês, dans l’Iphigeneia en Tauris d’Euripide, (662), à propos de sa sœur Iphigeneia, qu’il ne sait pas être prêtresse d’Artemis sur une terre étrangère.

[42] Platon, Phædon, c. 2.

[43] Le Philopseudes de Lucien (t. III, p. 31, Hemst., ch. 2, 3, 4) montre non seulement l’orgueil qu’inspiraient au public d’Athènes et de Thèbes en général ses vieux mythes (Triptolemos, Boreas et Oreithyia, les Sparti, etc.), mais la manière dont il traitait tout homme qui révoquait les récits en doute, l’appelant un fou ou un athée. Il fait remarquer que si les guides qui montraient les antiquités avaient été réduits à ne dire que ce qui était vrai, ils seraient morts de faim ; car les visiteurs étrangers ne se soucieraient pas de n’entendre que la vérité, même quand ils pourraient l’avoir pour rien.

[44] Hérodote, VIII, 134.

[45] Hérodote, V, 67.

[46] Euripide, Hippolyte, 1424 ; Pausanias, II, 32, 1 ; Lucien, De Deâ Syriâ, c. 60, vol. IV, p. 287, Tauch. — Il est curieux de voir dans le récit de Pausanias comment toutes les particularités insignifiantes des objets environnants étaient rattachées aux détails explicatifs naissant de cette touchante légende. Cf. Pausanias, I, 22, 2.

[47] Pausanias, IV, 40, 6.

[48] Plutarque, Marcellus, c. 20 ; Pausanias, III, 3, 6.

[49] Pausanias, VIII, 46, 1 ; Diogène Laërte, VIII, 5 ; Strabon, VI, p. 263 ; Appien, Bell. Mithridate, c. 77 ; Eschyle, Eumène, 380. — Wachsmuth a recueillit dans Pausanias les nombreuses citations ayant trait à ce sujet (Hellenische Alterthumskunde, part. II, sect. 115, p. 111).

[50] Hérodote, II, 182 ; Plutarque, Pyrrhus, c. 32 ; Schol. Apoll. Rhod., IV, 1217 ; Diodore, IV, 56.

[51] Ήμιθέων άρεταΐς, sujets des ouvrages de Polygnote à Athènes (Melanthius, ap. Plutarque, Cimon, c. 4) ; cf. Théocrite, XV, 138.

[52] Les combats des Centaures et des Amazones étaient constamment associés ensemble dans les anciens bas-reliefs grecs (V. l’Expédition scientifique de Morée, t. II, p, 16, dans l’explication du temple d’Apollon Epikureios à Phigaleia).

[53] Pausanias, II, 29, 6.

[54] Ernst Curtius, Die Akropolis von Athen, Berlin, 1841, p. 18. Arnobe, adv. Gent., VI, p. 203, éd. Elmenhorst.

[55] V. le cas des Æginètes prêtant pour un temps les Æakides aux Thébains (Hérodote, V, 80), qui bientôt cependant les leur rendirent ; envoyant également les Æakicles à la bataille de Salamis (VIII, 64.80). Quand les Spartiates décrétèrent qu’un seul de leurs deux rois s’absenterait pour le service militaire, ils décrétèrent en même temps qu’un seul des Tyndarides sortirait avec eux (V, 76) ; ils prêtèrent une fois les Tyndarides comme aides aux ambassadeurs des Locriens Epizéphyriens, qui leur préparèrent une couche à bord de leur vaisseau (Diodore, Excerpt., XVI, p. 15, Dindorf). Les Thêbains concédèrent leur héros Melanippos à Kleisthenês de Sikyôn (V. 68). Ce qui fut envoyé doit probablement avoir été une copie consacrée de la statue véritable. — Touchant les cérémonies en usage à l’égard des statues, V. Plutarque, Alcibiade, 34 ; Callimaque, Hymn. ad. Lavacr. Palladis, init., avec la note de Spanheim ; K. O. Müller, Archæologie der Kunst, 69 ; cf. Plutarque, Quæst. Rom., § 61, p. 279 ; et Tacite, Mor. Germ., c. 40 ; Diodore, XVII, 49.

La manière dont la présence réelle d’un héros était identifiée avec sa statue, (Menander, Fragm. Ήνίοχος, p. 71, Meineke), son terrain consacré et son oracle, ne sont mille part attestés d’une manière plus forte que dans les Heroïca de Philostrate (chap. 2-20, p. 674-692 ; et De Vit. Apollonius Tyane, IV, 11), à propos de Prôtesilaos à Elæos, d’Ajax à l’Aianteion, et d’Hectôr à Ilion ; Prôtesilaos paraissait exactement avec l’appareil de sa statue (p. 674). La présence et la sympathie du héros Lykos sont absolument nécessaires pour satisfaire les dikastes athéniens (Aristophane, Vesp., 389-820). Le fragment de Lucilius cité par Lactance, De Falsâ Religione (1, 22), est curieux. (Lycurgue contre Léocr., c. 1).

[56] Plutarque, Timoléon, c. 12 ; Strabon, VI, p. 264. Théophraste considère la transpiration comme un phénomène naturel dans les statues faites de bois de cèdre (Histor. Plant., V, 10). Plutarque discute la crédibilité de cette sorte de miracles dans sa Vie de Coriolan, c. 37-38.

[57] Hérodote, VII, 189. Cf. la reconnaissance des Mégalopolitains envers Boreas, pour les avoir sauvés de l’attaque du roi lacédæmonien Agis (Pausanias, VIII, 27, 4,-VIII, 36, 4). Lorsque les dix mille Grecs traversèrent, dans leur retraite, les froides montagnes de l’Armenia, Boreas leur envoya au visage un vent brûlant et glacial qui était intolérable. » Un des prophètes recommanda de lui offrir un sacrifiée, ce qui fut exécuté, et l’effet douloureux du vent parut à chacun cesser aussitôt d’une manière marquée. — Xénophon, Anabase, IV.