HISTOIRE DE LA GRÈCE

PREMIER VOLUME

CHAPITRE XIII — EXPÉDITION DES ARGONAUTES.

 

 

Le vaisseau Argô fut le sujet d’une foule de chants aux époques les plus reculées de l’épopée grecque, même antérieures à l’Odyssée. Le roi Æêtês, dont ce vaisseau s’éloigne, le héros Jasôn, qui le commande, et la déesse Hêrê, qui veille sur son chef, et qui met l’Argô en état de franchir des distances et d’échapper à des dangers qu’aucun vaisseau n’avait encore jamais affrontés auparavant, sont toutes les circonstances qu’Odysseus touche brièvement dans le récit qu’il fait à Alkinoos. De plus, Eunêos, fils de Jasôn et d’Hypsipylê, gouverne Lemnos pendant le siège de Troie par Agamemnôn, et entretient un commerce amical avec le camp des Grecs, en leur achetant leurs prisonniers troyens[1].

La légende d’Halos dans l’Achaïa Phthiôtis, concernant les solennités religieuses rattachées à la famille d’Athamas et de Phryxos (racontée dans un précédent chapitre) est aussi mêlée au voyage des Argonautes ; et la légende ainsi que les solennités semblent évidemment remonter à une haute antiquité. Nous savons de plus que les aventures de l’Argô étaient racontées non seulement par Hésiode et dans les poèmes hésiodiques, mais encore par Eumêle et par l’auteur des vers naupaktiens, — et dans ces derniers vraisemblablement elles avaient une longueur considérable[2]. Mais par malheur ces poèmes sont perdus, et nous n’avons pas non plus de moyen pour déterminer ce qu’était l’histoire primitive ; car le récit, tel que nous l’avons, emprunté de sources plus récentes, est augmenté de contes locaux venus des colonies grecques postérieures, Kyzikos (Cyzique), Hêrakleia, Sinopê et autres.

Jasôn, ayant reçu de Pelias l’ordre de.,partir à la recherche de la toison d’or appartenant au bélier parlant qui avait emporté Phryxos et Hellê, fut encouragé par l’oracle d’appeler à son aide la plus noble jeunesse de la Grèce ; et cinquante des plus distingués répondirent à son appel. De ce nombre étaient Hêraklês, Thêseus, Telamôn et Pêleus, Kastôr et Pollux, Idas et Lynkeus, — Zêtês et Kalaïs, les fils ailés de Boreas, Meleagros, Amphiaraos, Kêpheus, Laertês, Autolykos, Menœtios, Aktôr, Erginos, Euphêmos, Ankæos, Pœas, Periklymenos, Augeas, Eurytos, Admêtos, Akastos, Kæneus, Euryalos, Pêneleôs et Lêitos, Askalaphos et Ialmenos. Argos, fils de Phryxos, dirigé par les inspirations d’Athênê, fabriqua le vaisseau, et fit entrer dans la construction de la proue une pièce de bois venant du célèbre chêne de Dôdônê, et qui était douée de la faculté de parler[3] : Tiphys était le timonier, Idmôn (fils d’Apollon) et Mopsos les accompagnaient en qualité de prophètes, tandis qu’Orpheus vint pour les distraire de leurs fatigues et apaiser leurs querelles par les sons de sa harpe[4].

Ils touchèrent d’abord à l’île de Lêmnos, où à ce moment il n’y avait pas d’hommes ; car les femmes, rendues furieuses par la jalousie et les mauvais traitements, avaient mis à mort pères, époux et frères. Les Argonautes, après quelque difficulté, furent reçus amicalement, et même admis dans la plus grande intimité. Ils s’arrêtèrent quelques mois, et la population suivante de l’île fut le fruit de leur visite. La reine Hypsipylê donna à Jasôn deux fils[5].

Ils avancèrent alors le long de la côte de Thrace, et remontèrent l’Hellespont jusqu’à la côte méridionale de la Propontis, habitée par les Doliones et leur roi Kyzikos. Ici ils furent accueillis avec bienveillance ; mais après leur départ ils furent ramenés au même endroit par une tempête ; et comme il faisait nuit quand ils abordèrent, les habitants ne les reconnurent pas. Il s’engagea une bataille dans laquelle le chef Kyzikos fut tué par Jasôn ; ce qui occasionna une grande douleur aussitôt que les faits réels furent connus. Après que Kyzikos eut été enterré avec toutes les démonstrations du deuil et tout l’appareil de la solennité, les Argonautes s’avancèrent le long de la côte de Mysia[6]. Dans cette partie du voyage, ils laissèrent Hêraklês derrière. Car Hylas, son jeune compagnon favori, avait été enlevé par les nymphes d’une fontaine, et Hêraklês, errant çà et là à sa recherche, négligea de revenir. Il finit par se retirer plein de chagrin, exigeant des otages des habitants de la ville voisine de Kios pour s’assurer qu’ils continueraient la recherche[7],

Ils s’arrêtèrent ensuite dans le pays des Bébrykiens (Bébryces), où eut lieu la lutte au pugilat entre le roi Amykos et l’Argonaute Pollux[8] : alors ils s’avancèrent vers la Bithynia, résidence du poète aveugle Phineus. Sa cécité lui avait été infligée par Poseidôn comme châtiment pour avoir fait connaître à Phryxos la route vers la Kolchis. On lui avait donné à choisir entre la mort et la cécité, et il avait préféré ce dernier état[9]. Il fut aussi tourmenté par les harpies, monstres ailés qui descendaient des nuages partout où sa table était mise, lui arrachaient la nourriture des lèvres en l’imprégnant d’une odeur mauvaise et intolérable. Au milieu de cette détresse, il salua les Argonautes comme ses libérateurs, — ses pouvoirs prophétiques l’ayant mis à même de prévoir leur arrivée. Le repas étant préparé pour lui, les harpies approchèrent comme de coutume ; mais Zêtês et Kalaïs, les fils ailés de Boreas, les repoussèrent et les poursuivirent. Ils déployèrent toute leur célérité et prièrent Zeus de les mettre en état d’atteindre les monstres, quand Hermês apparut et leur enjoignit de renoncer, à leur pour suite, les harpies ayant reçu la défense de molester désormais Phineus[10], et se retirant dans le lieu de leur naissance, qui était une caverne en Krête[11].

Phineus, reconnaissant du secours que lui avaient fourni les Argonautes, les prévint des dangers de leur voyage et des précautions nécessaires pour assurer leur salut ; et ses conseils les mirent à même de passer entre les- redoutables écueils appelés Symplêgades. C’étaient deux rochers qui s’ouvraient et se fermaient alternativement, avec un choc rapide et violent, au point qu’il était difficile même pour un oiseau de passer au vol pendant ce court intervalle. Lorsque l’Argô arriva à l’endroit dangereux, Euphêmos lâcha une colombe, qui passa en volant et put à peine se sauver en perdant quelques plumes de sa queue. C’était, d’après la prédiction de Phineus, pour les Argonautes un signal indiquant qu’ils pouvaient tenter le passage avec confiance. En conséquence ils firent force de rames et passèrent sains et saufs : les écueils en se fermant, retenus un moment écartés par les puissants bras d’Athênê, n’écrasèrent que les ornements de l’arrière de leur vaisseau. Les dieux avaient décidé qu’aussitôt qu’un vaisseau quelconque aurait franchi ces rochers, le passage serait pour toujours désormais facile et sans danger pour tous. Les rochers séparés furent fixés à leurs places respectives et ne se refermèrent jamais[12].

Après s’être arrêtés de nouveau sur la côte des Mariandyniens, où mourut leur timonier Tiphys, ainsi que dans la contrée des Amazones, et après avoir recueilli les fils de Phryxos, qui avaient été jetés à la côte par Poseidôn clans la tentative qu’ils firent pour retourner de Kolchis en Grèce, ils arrivèrent en sûreté au fleuve Phasis (Phase) et au lieu où résidait Æêtês. En passant par le mont Caucase, ils virent l’aigle qui rongeait le foie de Promêtheus cloué au rocher, et entendirent les gémissements de la victime elle-même. Les fils de Phryxos furent reçus avec cordialité par leur mère Chalkiopê[13].

Demande fut faite à Æêtês qu’il voulût bien mettre les Argonautes, héros d’extraction divine et venus sur l’ordre des dieux, en possession de la toison d’or : en retour on lui offrit leur aide contre l’un de ses ennemis ou contre tous. Mais le roi se mit en colère et fit un refus péremptoire, seulement il posa des conditions qui semblaient impraticables[14]. Hêphæstos lui avait donné deux taureaux féroces et indomptables, aux pieds d’airain, qui soufflaient la flamme de leurs naseaux. On engagea Jasôn, pour fournir une preuve et de son illustre origine et de la sanction donnée par les dieux à son voyage, à soumettre ces animaux au joug, afin de labourer un vaste champ et d’y semer des dents de dragon[15]. Quelque périlleuse que fût la condition, chacun des héros s’offrit pour tenter l’aventure. Idmôn particulièrement encouragea Jasôn à entreprendre l’affaire[16], et les déesses Hêrê et Aphroditê lui aplanirent la route[17]. Mêdea, fille d’Æêtês et d’Eidyia, qui avait vu le jeune héros pendant son entrevue avec son père, avait conçu pour lui une passion qui la disposa à employer tous les moyens pour assurer son salut et son succès. Elle avait reçu d’Hekatê des pouvoirs magiques supérieurs, et elle prépara pour Jasôn le puissant onguent de Promêtheus, extrait d’une herbe qui avait poussé là où tombaient les gouttes du sang de cette victime.

Le corps de Jasôn ayant été imprégné ainsi à l’avance de cette drogue devint invulnérable[18], soit au feu, soit aux armes de guerre. Il se chargea de l’entreprise, soumit les taureaux au joug sans recevoir aucun mal et laboura le champ : quand il eut semé les dents"du dragon, des hommes armés sortirent des sillons. Mais Mêdea lui avait conseillé d’avance de lancer un gros rocher au milieu d’eux ; alors ils se mirent à se battre entre eus, de sorte qu’il fut facile de les vaincre tous[19].

La tâche prescrite avait été ainsi accomplie d’une, manière triomphante. Cependant Æêtês non seulement refusa de livrer la toison d’or, mais même il prit des mesures pour détruire en secret les Argonautes et brûler leur navire. Il résolut de les massacrer pendant la nuit après un banquet de fête ; mais Aphroditê, qui veillait au salut de Jasôn[20], inspira au roi de Kolchis à l’instant critique un désir irrésistible de se rendre à son lit nuptial. Pendant son sommeil, le sage Idmôn conseilla aux Argonautes d’opérer leur fuite, et Mêdea consentit à les accompagner[21]. Elle endormit par une potion magique le dragon qui gardait la toison d’or, plaça ce prix tant désiré à bord du vaisseau et accompagna dans leur fuite Jasôn et ses compagnons, emmenant avec elle le jeune Apsyrtos, son frère[22].

Æêtês, profondément exaspéré de la fuite des Argonautes avec sa fille, assembla sur-le-champ ses forces et mit à la mer pour les poursuivre. Ses efforts furent si énergiques qu’il rejoignit bientôt le vaisseau fugitif, lorsque les Argonautes durent une seconde fois leur salut au stratagème de Mêdea. Elle tua son frère Apsyrtos, coupa son corps en morceaux, et dispersa ses membres tout à l’entour dans la mer. Æêtês, arrivant à cet endroit, trouva ces lamentables traces du meurtre de son fils ; mais pendant qu’il s’arrêtait à recueillir ces membres épars et à donner au corps une sépulture honorable, les Argonautes s’échappèrent[23]. L’endroit où le malheureux, Apsyrtos fut mis en morceaux, reçut le nom de Tomes[24].

Ce fratricide de Mêdea, cependant, excita à un si haut degré l’indignation de Zeus, qu’il condamna l’Argô et son équipage à un voyage pénible, plein de difficultés et de privations, ayant d’être autorisé à atteindre la patrie. Les héros dans leur retour traversèrent une longueur incommensurable et de mer et de fleuves : d’abord par le fleuve Phasis ils remontèrent jusqu’à l’océan qui coule autour de la terre. Puis, suivant la direction de ce courant jusqu’à sa jonction avec le Nil[25], ils descendirent le Nil jusqu’en Egypte, d’où ils transportèrent l’Argô sur leurs épaules dans un pénible voyage par terre jusqu’au lac Tritônis en Libya. Là, réduits à l’extrémité par le besoin et l’épuisement, ils furent sauvés grâce à la bonté du dieu local Tritôn, qui les traita d’une façon hospitalière, et présenta même à Euphêmos une motte de terre, comme promesse symbolique annonçant que ses descendants fonderaient un jour une ville sur le rivage libyen. La promesse fut amplement réalisée par la florissante et puissante ville de Kyrênê[26] (Cyrène), dont les princes les Battiades se vantaient d’être les descendants directs d’Euphêmos.

Refaits par l’hospitalité de Tritôn, les Argonautes se retrouvèrent sur les eaux de la Méditerranée en route pour leur patrie. Mais, avant d’arriver à Iôlkos, ils visitèrent Circê, dans l’île d’Ææa, où Mêdea fut purifiée pour le meurtre d’Apsyrtos : ils s’arrêtèrent aussi à Korkyra (Corcyre), appelée alors Drepanê, où Alkinoos les reçut et les protégea. On montrait encore du temps de l’historien Timée la grotte dans file où avait été consommé le mariage de Mêdea et de Jasôn, ainsi que les autels qu’elle avait élevés à Apollon, et les rites et les sacrifices qu’elle avait institués la première[27].

Après avoir quitté Korkyra, l’Argô fut assailli par une dangereuse tempête près de l’île de Thèra. Les héros furent sauvés d’un péril imminent par l’aide surnaturelle d’Apollon ; le dieu lançant de son arc d’or une flèche qui perça les nuages comme un trait de lumière, fit surgir soudainement sur leur route une île nouvelle, et ce fut pour eux un port de refuge. L’île fut appelée Anaphê ; et les Argonautes reconnaissants y établirent, en l’honneur d’Apollon Æglêtês, un autel et des sacrifices qui y furent toujours continués dans la suite et rapportés par les habitants à cette aventure à laquelle était due leur, origine[28].

En approchant de la côte de Krête, les Argonautes ne purent aborder, en étant empêchés par Talôs, homme d’airain, fabriqué par Hephæstos, qui en fit présent à Minôs pour la défense de l’île[29]. Cette vigilante sentinelle lança contre le vaisseau qui approchait des quartiers de roc, et menaça les héros de destruction. Mais Mêdea le trompa par un stratagème et le tua en découvrant et en frappant le seul point vulnérable de son corps. Les Argonautes purent alors aborder et se refaire. Ils s’avancèrent ensuite vers Ægina, où cependant ils éprouvèrent encore de la résistance avant de pouvoir obtenir de l’eau ; puis le long de la côte de l’,Eubœa et de la Lokris jusqu’à Iôlkos dans le golfe de Pagasie, lieu d’où ils étaient partis. La conduite de Pêlias pendant leur absence et la vengeance signalée que tira de lui Mêdea après leur retour, ont déjà été racontées dans un précédent chapitre[30]. Le vaisseau Argô lui-même, dans lequel l’élite des héros grecs avait accompli un si long voyage et bravé tant de dangers, fut consacré par Jasôn à Poseidôn à l’isthme de Corinthe. D’après un autre récit, il fut transporté parmi les étoiles par Athênê, et devint une constellation[31].

On trouvait des traces de la présence des Argonautes non seulement dans les contrées situées entre Iôlkos et la Kolchis, mais encore dans la partie occidentale du monde grec, — plus ou moins réparties sur tous les lieux visités par des marins grecs ou peuplés par des colons grecs, et à peine moins nombreuses que les courses errantes des Grecs et des Troyens dispersés après la prise de Troie. Le nombre des Jasonia, ou temples consacrés au culte héroïque de Jasôn, était très grand, d’Abdêra en Thrace[32], vers l’est, le long de la côte du Pont-Euxin, jusqu’en Armenia et en Mêdia. Les Argonautes avaient laissé la pierre qui leur servait d’ancre sur la côte de Bébrykia, près de Kyzikos, et elle y était conservée durant les temps historiques dans le temple d’Athênê Jasonienne[33]. Ils avaient fondé le grand temple de la mère Idæenne sur le mont Dindymon, près de Kyzikos, et le Hieron de Zeus Urios sur la pointe Asiatique, à l’entrée du Pont-Burin, près de laquelle se trouvait aussi le port de Phryxos[34]. Idmôn, le prophète de l’expédition, qui, selon l’opinion commune, était mort d’une blessure faite par un sanglier sauvage sur la côte mariandynienne, était adoré par les habitants d’Hêrakleia, du Pont, avec une grande solennité, comme leur héros Poliuchos (protecteur de la cité), et cela aussi sur le conseil spécial du dieu de Delphes ; Autolykos, autre compagnon de Jasôn, était adoré comme Œkistês (fondateur) par les habitants de Sinopê. De plus, les historiens d’Hêrakleia mentionnaient l’existence d’un temple d’Hekatê dans la contrée voisine de la Paphlagonia, fondé par Mêdea[35] ; et la ville importante de Pantikapæon (Panticapée), sur le côté européen du Bosphore Cimmérien, attribuait son premier établissement à un fils d’Æêtês[36]. Quand les dix mille Grecs dans leur retour longèrent par mer la côte appelée rivage Jasonien, de Sinopê à Hêrakleia, on leur dit que le petit-fils d’Æêtês était le roi régnant sur, la contrée, à l’embouchure du Phasis, et on leur montra spécialement les endroits où l’Argô avait jeté l’ancre et s’était arrêté[37]. Dans les hautes régions des Mosques, près de la Kolchis, se trouvait le temple de Leukothea, fondé par Phryxos, qui resta et riche et respecté jusqu’au temps des rois de Pont, et où il existait une règle inviolable de ne pas offrir un bélier[38]. La ville de Dioskurias, au nord du fleuve Phasis, avait, selon l’opinion générale, été sanctifiée par la présence de Kastôr et de Pollux sur l’Argô, et avait reçu d’eux son nom[39]. Même l’intérieur de la Média et de l’Armenia était rempli de souvenirs de Jasôn et de Mêdea, et de leur fils Mêdos, ou d’Armenos le fils de Jasôn, que les Grecs considéraient comme les fondateurs des Mèdes et des Arméniens qui, selon eux, leur devaient leurs noms, mais auxquels ils attribuaient aussi la grande opération de l’ouverture d’un canal à travers les montagnes pour l’écoulement du fleuve Araxês, qui ils comparaient à celui du Peneios en Thessalia[40]. Et le général romain Pompée, après avoir vaincu complètement et chassé Mithridate, fit de longues marches à travers la Kolchis jusqu’aux régions du Caucase, dans le dessein formel de contempler les lieux qui avaient été illustrés par les exploits des Argonautes, des Dioskures et d’Hêraklês[41].

Dans l’ouest, on montrait des souvenirs, soit des Argonautes, soit des gens de Kolchis qui les poursuivaient, à Korkyra, en Krête, en Epiros, prés des monts Acrocérauniens, dans les îles appelées Apsyrtides ; prés de la côte d’Illyrie, à la baie de Caieta aussi bien qu’à Poseidônia, sur la côte méridionale de l’Italie, dans l’île d’Æthalia ou Elbe, et en Libye[42].

Voilà une courte esquisse de l’expédition des Argonautes, qui, parmi les anciens contes de la Grèce, est l’un des plus célèbres et des plus répandus. Puisque tant d’hommes habiles l’ont regardée comme une réalité incontestable, et même en ont fait le pivot de calculs chronologiques systématiques, je puis répéter ici l’opinion exprimée il y a longtemps par Heyne, et même indiquée par Burmann, à savoir que c’est un procédé complètement stérile, que de disséquer l’histoire en vue de trouver une base réelle[43]. Non seulement il nous est impossible de déterminer la date, de connaître l’équipage ou de déchiffrer le livre de loch de l’Argô, mais encore nous n’avons pas le moyen d’établir même la question préliminaire de savoir si le voyage est un fait positif mal rapporté, ou une légende dès le début. Les endroits séparés par une si grande distance, où l’on montrait les monuments du voyage, non moins que les incidents du voyage lui-même, ne font pas supposer d’autre origine que l’imagination épique. Le romanesque et le surnaturel non seulement constituent une portion inséparable du récit, mais même embrassent tous les traits saillants et caractéristiques ; s’ils ne comprennent pas tout l’ensemble de la légende, et s’il s’y trouve mêlée une petite quantité de faits historiques ou géographiques, — question insoluble pour nous, — il n’y a pas du moins de résolvant à l’aide duquel on puisse l’en dégager, ni de critérium qui puisse aider à la faire reconnaître. Partout où allait le marin grec, il emportait avec lui ses mythes religieux et nationaux. Son imagination et sa foi étaient également pleines des longues courses errantes de Jasôn, d’Odysseus, de Perseus, d’Hêraklès, de Dionysos, de Triptolemos ou d’Iô ; c’était pour lui un charme dans le succès, et une consolation dans les difficultés, de penser que leurs voyages les avaient fait passer par les lieux qu’il traversait lui-même. Il n’y avait pas dans la vaste série des poèmes épiques grecs de conte mieux calculé pour être populaire parmi les hommes de mer, que l’histoire du navire primitif Argô et de son équipage d’élite, comprenant des héros de toutes les parties de la Grèce, et particulièrement les Tyndarides Kastôr et Pollux, les protecteurs célestes invoqués pendant la tempête et le péril. Le marin localisait de nouveau la légende partout où il allait, souvent avec quelques circonstances nouvelles suggérées, soit par ses propres aventures, soit par la scène qu’il avait sous les yeux. Par une sorts de prise de, possession religieuse du lieu, il le rattachait à sa terre natale par un lien de foi, et y érigeait un temple ou un autel avec des solennités commémoratives appropriées. Le Jasonium ainsi établi, et à vrai dire tout objet visible appelé du nom du héros, non seulement servirent à faire vivre la légende d’Argô dans les esprits d’arrivants ou d1abitants futurs, mais encore furent acceptés comme preuve manifeste et satisfaisante que ce merveilleux vaisseau avait réellement touché là dans son voyage.

Les poètes épiques, se fondant à la fois sur l’amour général du peuple pour les incidents fabuleux et sur sa foi facile, traitèrent les pays éloignés et inconnus de la même manière que les temps passés dont il n’est pas fait mention dans l’histoire. Ils créèrent une géographie mythique pour lès uns, et une histoire mythique pour les autres. Mais il y avait entre les deux. choses cette différence essentielle : tandis que le temps non mentionné dans les annales échappait à toute vérification, l’espace inconnu fut peu à peu parcouru et examiné. A mesure que la connaissance locale authentique se développa, il devint nécessaire de modifier la géographie ou de déplacer la scène de l’action, c’est-à-dire des vieux mythes ; et ce problème embarrassant fut abordé par quelques-uns des historiens et des géographes les plus habiles de l’antiquité ; car il leur était pénible d’abandonner une portion quelconque de l’ancienne épopée, comme si elle était dépourvue d’une base dé vérité qu’on pût déterminer.

C’est dans Homère, dans Hésiode et les autres poètes et logographes grecs que l’on peut trouver beaucoup de ces localités fabuleuses — Erytheia, le jardin des Hespérides, le jardin de Phœbos[44], où Boreas transporta la vierge attique Orithyia, la délicieuse contrée des Hyperboréens, les Champs-Élyséens[45], l’île flottante d’Æolos, Thrinakia, le pays des Ethiopiens, les Læstrygons, les Cyclôpes, les Lotophages, les Sirènes, les Cimmériens et les Gorgones[46], etc. Ce sont des lieux dont (pour employer l’expression de Pindare au sujet des Hyperboréens) vous ne pouvez approcher ni par mer ni par terre[47] ; les ailes seules du poète peuvent vous y transporter. Ils n’étaient pas introduits dans l’esprit grec par des rapports géographiques inexacts ; mais, au contraire, ils avaient leur origine dans la légende et passaient de là clans les réalités de la géographie, où ils contribuaient beaucoup à jeter le trouble et la confusion[48]. En effet, le navigateur ou l’émigrant, partant avec une foi absolue en leur existence réelle, les cherchait dans sep lointains voyages, et s’imaginait constamment qu’il les avait vus ou qu’il avait entendu parler d’eux, de manière à pouvoir déterminer leur situation exacte. Les rapports les plus contradictoires, en effet, comme on devait s’y attendre, furent souvent donnés sur la latitude et la longitude de ces endroits imaginaires, mais sans mettre fin à la croyance générale que l’on avait de leur existence réelle.

Dans l’état avancé où se trouve actuellement la science géographique, l’histoire de cet homme qui, après avoir lu les voyages de Gulliver, se mit à chercher Lilliput sur sa carte paraît une absurdité. Mais ceux qui déterminaient la place exacte de l’île flottante d’1Eolos ou des rochers des Sirènes faisaient tout à fait la même chose[49] (1) ; et avec leur ignorance de la géographie, et leur manière imparfaite d’apprécier une preuve historique, il était difficile d’éviter l’erreur. L’ancienne opinion qui plaçait les Sirènes dans les îles Sirenusæ à la hauteur de la côte de Naples ; — les Cyclôpes, Erytheia et les Læstrygons en Sicile ; — les Lotophages dans l’île de Mêninx[50], près de la petite Syrte ; — les Phœakiens à Korkyra, — et la déesse Circê au promontoire de Circeium, — prit naissance à une époque où ces régions furent pour la première fois occupées par des Hellènes et étaient relativement peu visitées. Une fois incorporée `dans lias légendes locales et attestée par des monuments et des cérémonies visibles, elle continua pendant un long temps sans être attaquée ; et Thucydide semble l’adopter, par rapport à Korkyra et à la Sicile avant la colonisation hellénique, comme étant un fait positif en général incontestable[51], bien que peu prouvé quant aux détails. Mais quand les connaissances géographiques prirent de l’extension, et que la critique des anciens poèmes épiques fut plus ou moins réduite en système par les lettrés d’Alexandrie et de Pergame, il parut impossible à beaucoup d’entre eus qu’Odysseus pût avoir vu tant de merveilles et affronté des dangers si extraordinaires, dans des espaces si étroits, et dans le parcours bien connu entre le Nil et le Tibre. Le théâtre de ses courses, où il est le jouet de la tempête, fut alors déplacé et mis tout à fait à l’ouest. On découvrit, et ce fut particulièrement Asklépiade de Myrlea, des preuves convaincantes attestant qu’il avait visité divers lieux en Iberia[52] ; quelques critiques ont imaginé qu’il avait erré dans l’océan Atlantique au delà du détroit de Gibraltar[53], et ils reconnurent une section de Lotophages sur la côte de la Mauritanie, outre ceux qui habitaient dans l’île de Mêninx[54]. D’un autre .côté, Eratosthène et Apollodore traitaient les lieux visités par Odysseus comme n’ayant absolument rien de réel, et ce scepticisme les exposait à beaucoup de reproches[55].

L’île fabuleuse d’Erytheia, résidence de Geryôn aux trois têtes avec son magnifique troupeau de bœufs, sous la garde du chien à cieux têtes Orthros, décrite par Hésiode, ainsi que le jardin des Hespérides, comme étant en dehors de la terre, sur le côté le plus éloigné de l’océan coulant autour d’elle ; cette île, les interprètes du poète Stésichore supposaient qu’il la nommait à la hauteur de la région sud-ouest de l’Espagne appelée Tartêssos, et dans le voisinage immédiat de Gadès. Mais l’historien Hécatée, dans son désir de donner à la vieille fable une couleur historique, prit sur lui d’éloigner Erytheia de l’Espagne pour la rapprocher plus prés de sa patrie jusqu’à l’Epiros. Il regarda comme incroyable qu’Hêraklês eût traversé l’Europe de l’est à l’ouest, dans le but d’amener le bétail de Geryôn à Eurystheus, à Mykênæ, et il affirma que Geryôn avait été un roi d’Epiros, prés du golfe d’Ambrakia. Les bœufs élevés clans ce voisinage avaient une beauté proverbiale, et les enlever de là pour les amener à Mykênæ (prétendait-il) n’était pas une tâche peu considérable. Arrien, qui cite ce passage d’Hécatée, partage la même opinion, exemple de la licence avec laquelle les auteurs anciens donnaient leurs noms géographiques fabuleux à la terre réelle, et rabaissaient la matière éthérée de la légende à l’atmosphère moins élevée de l’histoire[56].

Le cours ainsi que le terme du voyage des Argonautes paraît, clans les plus anciennes épopées, aussi peu dans les conditions du réel que les couples parlants ou l’équipage demi-divin du vaisseau. Dans l’Odyssée, Æêtês et Circê (Hésiode nomme aussi Mêdea) sont frère et sœur, enfants de Hêlios. L’île d’Ææa, attenant à l’océan coulant autour de la terre, où sont situés la demeure et le terrain de danse d’Eôs, et où Hêlios se lève, sert de résidence à Circê et à Æêtês, en admettant qu’Odysseus, en s’éloignant de chez la première, suive la même route que l’Argô avait prise antérieurement en revenant de chez le second[57]. Même dans la pensée de Mimnerme, vers 600 ans avant J.-C. Ææa conservait encore ses attributs fabuleux la rattachant à l’Océan et à Hêlios, sans avoir encore été identifiée avec aucune portion connue de la terre solide[58] ; et c’était une remarque juste de Dêmêtrius de Skêpsis dans l’antiquité[59] (quoique Strabon essaye en vain de le réfuter) que ni Homère ni Mimnerme ne désignent la Kolchis soit comme résidence d’Æêtês, soit comme terme du voyage des Argonautes. Hésiode amenait les Argonautes dans leur retour par le fleuve Phasis jusqu’à l’océan. Mais quelques-uns des poèmes attribués à Eumêle furent les premiers qui mentionnèrent Æêtês et la Kolchis, et les firent entrer tous deux dans la trame de la généalogie mythique corinthienne[60]. Ces poèmes semblent avoir été composés postérieurement à la fondation de Sinopê et au commencement de l’établissement grec sur le Borysthène, entre 600 et 500 avant J.-C. Les marins grecs qui explorèrent et colonisèrent la côte méridionale du Pont-Euxin trouvèrent, au bout de leur voyage, le fleuve Phasis et ses habitants barbares : c’était le point extrême à l’orient que la navigation grecque (avant l’époque d’Alexandre le Grand) eût jamais atteint, et il était en vue de l’infranchissable barrière du Caucase[61]. Ils croyaient assez naturellement qu’ils y avaient trouvé la demeure d’Eôs (le Matin) et le lieu où le soleil se lève, et que le fleuve Phasis, s’ils pouvaient le suivre jusqu’à son point de départ inconnu, les conduirait à l’océan coulant autour de la terre. Ils donnèrent’ à l’endroit le nom d’Æa, et le titre fabuleux et le titre réel furent graduellement associés dans une dénomination composée — Æa Kolkienne ou Æa de Kolchis[62]. — Pendant que la Kolchis était ainsi entrée sur la carte comme représentant convenablement la demeure du Matin, comme dit Homère, le détroit resserré du Bosphore de Thrace donna lieu à la poétique fiction des Symplêgades, ou rochers se heurtant l’un contre l’autre, entre lesquels Argô, le vaisseau protégé du ciel, avait passé le premier. Les puissantes cités grecques de Kyzikos, d’Hêrakleia et de Sinopè, fertiles chacune en légendes locales, contribuèrent encore bien plus à donner cette direction à ce voyage ; de sorte que du temps d’Hécatée, c’était une opinion établie que le vaisseau Argô était parti de Iôlkos pour se rendre en Kolchis.

Æêtês dut ainsi sa patrie à la foi et à l’imagination légendaires des Grecs naviguant à l’orient ; sa sœur Circê, dans l’origine résidant avec lui, reçut une place de ceux qui naviguaient à l’occident. Les poèmes hésiodiques et autres, donnant une expression aux produits de l’imagination des habitants de Cumæ et des autres premiers colons grecs en Italie et en Sicile[63], avaient rapporté les courses errantes d’Odysseus à la mer Occidentale ou Tyrrhénienne, et établi les Cyclôpes, les Læstrygons, l’île flottante d’Æolos, les Lotophages, les Phæakiens, etc., à l’entour des côtes de Sicile, d’Italie, de Libye et de Korkyra. Par ce moyen l’île d’Æa — résidence de Circê, et le point extrême des courses d’Odysseus, d’où il passe seulement dans l’océan et dans le royaume d’Hadês — finit par être placée à l’extrême occident, tandis que l’Æa d’Æêtês était à l’extrême orient — à peu près comme nos Indes orientales et occidentales. Le frère et la sœur homériques furent séparés et envoyés aux extrémités opposées de l’horizon terrestre grec[64].

La route de Iôlkos jusqu’en Kolchis, bien que plausible jusqu’à son terme, ne réalisa pas toutes les conditions du voyage fabuleux véritable ; elle n’expliqua pas les preuves de la visite de ces héros de mer qu’on put trouver en Libye, en Krête, à Anaphê, à Korkyra, dans le golfe Adriatique, en Italie et en Æthalia. Il devint nécessaire d’inventer une autre route pour rendre compte de leur retour, et selon le récit hésiodique (comme je l’ai fait remarquer plus haut), ils revinrent par l’océan coulant autour de la terre : d’abord ils remontèrent le Phasis jusqu’à cet océan ; puis ils suivirent ce courant profond et doux jusqu’à ce qu’ils entrassent clans le ‘N il, dont ils descendirent le cours jusqu’à la côte de Libye. Telle semble aussi avoir été l’opinion d’Hécatée[65]. Mais bientôt plusieurs Grecs (au nombre desquels était Hérodote) commencèrent à écarter l’idée du courant océanique autour de la terre, qui avait envahi leurs vieilles fables géographiques et astronomiques, et qui expliquait la facile communication supposée entre l’une des extrémités de la terre et l’autre. On vit naître alors une autre idée destinée à expliquer le retour des Argonautes. On supposa que le fleuve Ister, ou Danube, descendant des monts Rhipées vers le nord-ouest de l’Europe, se divisait en deux bras, dont l’un se jetait dans le Pont-Euxin, et l’autre dans l’Adriatique.

Les Argonautes, fuyant la poursuite d’Æêtês, avaient été obligés d’abandonner la route régulière pour retourner dans leur patrie, et en quittant le Pont-Euxin avaient remonté l’Ister ; alors, descendant l’autre bras de ce fleuve, ils étaient entrés dans l’Adriatique, toujours poursuivis par leurs ennemis de Kolchis. Telle est l’histoire donnée par Apollonius de Rhodes, qui l’emprunte de Timagête, et acceptée même par un géographe aussi habile qu’Eratosthène — qui le précéda d’une seule génération, et qui, bien que sceptique au sujet des lieux visités par Odysseus, semble avoir cru fermement à la réalité du voyage des Argonautes[66]. D’autres historiens encore, parmi lesquels était Timée, bien qu’ils regardassent l’Océan comme une mer extérieure, et n’admissent plus l’existence de l’antique courant océanique d’Homère, imaginèrent une nouvelle histoire du retour des Argonautes ressemblant un peu au vieux conté d’Hésiode et d’Hécatée. Ils avançaient que le vaisseau Argô, après être entré dans le Palus Mæotis, avait remonté le cours du fleuve Tanaïs ; qu’il avait été ensuite transporté par terre et lancé dans un fleuve qui avait son embouchure dans l’océan ou grande mer extérieure. Une fois dans l’océan, il avait longé les côtes au nord et à l’ouest de l’Europe, jusqu’à ce qu’il eût atteint Gadès et le détroit de Gibraltar, où il pénétra dans la Méditerranée, et là visita les différents endroits désignés dans la fable. On affirmait qu’il existait le long des côtes de l’océan[67] de nombreuses traces de ce long voyage, dans la mer extérieure au nord et à l’ouest de l’Europe. Il y avait encore une troisième version, d’après laquelle les Argonautes revinrent comme ils étaient allés, par le Bosphore de Thrace et par l’Hellespont. De cette manière, il est vrai, on conservait la plausibilité géographique ; trais on jetait à la nier une grande portion du fond fabuleux[68].

Telles furent les diverses tentatives faites pour concilier la légende vies Argonautes avec le développement des connaissances géographiques et les progrès de la critique historique. Le problème resta sans solution, mais la foi dans la légende ne laissa pas de persévérer. C’était une foi née dans l’origine à une époque où le récit du poète inspiré, qui ne recevait aucun autre secours, suffisait pour convaincre ses auditeurs ; elle consacrait un des exploits capitaux de cette race héroïque et surhumaine que le Grec était accoutumé è la fois à regarder comme ses ancêtres, et à honorer conjointement avec ses dieux. Elle avait pénétré trop profondément son esprit pour qu’une preuve historique à l’appui fût nécessaire, ou pour qu’elle fût détruite par des difficultés géographiques telles qu’on les appréciait alors. Des traces supposées de l’événement passé, ou conservées dans les noms des lieux, ou incorporées dans des coutumes religieuses existantes avec des commentaires explicatifs, suffisaient aux yeux de l’investigateur curieux pour donner au récit un caractère d’authenticité. Et même des hommes élevés à une école plus sévère de critique se contentaient d’éliminer les contradictions palpables et d’adoucir les événements surnaturels et romanesques, de manière à présenter une expédition des Argonautes de leur propre invention comme l’histoire vraie et accréditée. Strabon, bien qu’il ne pût ni écarter ni expliquer les impossibilités géographiques du récit, s’imagine avoir découvert la base du fait réel, que les poètes primitifs avaient embelli ou exagéré. La toison d’or était le symbole de la grande richesse de la Kolchis, provenant de la poudre d’or charriée par les fleuves ; et le voyage de Jasôn fut en réalité une expédition à la tête d’une armée considérable, avec laquelle il ravagea cette opulente contrée et fit de vastes conquêtes à l’intérieur[69]. Strabon n’a indiqué nulle part ce qu’il suppose avoir été la mesure et la direction exactes de la marche de Jasôn ; mais il doit l’avoir regardée comme très longue, puisqu’il classe Jasôn avec Dionysos et Hêraklês, et les dépeint tous les trois comme ayant traversé de plus vastes espaces de terres qu’aucun homme des temps plus récents ne pouvait le faire[70]. Tel était le compromis qu’un esprit comme celui de Strabon faisait avec les anciennes légendes. Il les façonnait ou les taillait au niveau de sa propre croyance, et dans ce chaos de critiques historiques, sans avoir aucune preuve positive, il s’attribua le mérite d’une plus grande pénétration que ceux qui croyaient littéralement les récits, tandis qu’il échappait à la nécessité de rompre formellement avec le monde héroïque passé.

 

 

 



[1] Odyssée, XII, 69. V. aussi Iliade, VII, 470.

[2] Hésiode, Fragm. Catal., Fragm. 8, p. 33, Düntzer ; Eoiai, Fragm. 36, p. 39 ; Fragm. 72, p. 47. Cf. Schol. ad Apoll. Rhod., I, 45 ; II, 178-297, 1125 ; IV, 254-284.

Autres sources poétiques :

Le vieux poème épique Ægimius, Fragm. 5, p. 57, Düntzer.

Kinæthôn dans le poème Herakléia parlait de la mort d’Hylas près de Kios en Mysia (Schol. Apoll. Rhod., I, 1357).

Le poème épique Naupaktia, Fragm. 1 à 6. Düntzer, p. 61.

Eumélus, Fragm. 2, 3, 5, p. 65, Düntzer.

Epimenidès, le prophète et le poète krêtois, composa un poème de 6.500 vers, (Diogène Laërte, I, 10, 5), qui est mentionné plus d’une fois dans les Schol. ad Apoll. à propos de sujets se rattachant au poème (II, 1125 ; III, 42). V. Mimnerme, Fragm. 10, Schneidewin, p. 15.

Antimachus, dans son poème Lydé, parlait de l’expédition des Argonautes, et a été copié eu partie par Apoll. Rhod. (Schol. Ap. Rh., I, 1290 ; II, 296 ; III, 410 ; IV, 1153).

Les logographes Phérécyde et Hécatée semblent avoir raconté l’expédition dans un récit d’une longueur considérable.

La Bibliothek der alten Literatur and Kunst (Gœtting, 1786, 2tes Stück, p. 61), renferme une Dissertation instructive de Groddeck, Ueber die Argonautika, résumé des diverses autorités concernant cette expédition.

[3] Apollon. Rhod., I, 525 ; IV, 580. Apollod. I, 9, 16. Valerius Flaccus (I, 300) réduit le langage du vaisseau Argô à un songe de Jasôn. Alexandre Polyhistor disait quel bois était employé (Pline, H. N., XIII, 22).

[4] Apollonius de Rhodes, Apollodore, Valerius Flaccus, les Argonautica orphiques et Hygin ont tous donné des catalogues des héros argonautes (il y en avait un aussi dans la tragédie aujourd’hui perdue appelée Λήμνιαι de Sophocle, V. Welcker, Gr. Trag., I, 327). Les différences y étaient nombreuses et inconciliables. Burmann, dans le Catalogus Argonautarum, mis en tête de son édition de Valerius Flaccus, les a amplement discutées. Je transcris une ou deux remarques de ce consciencieux et laborieux critique, parmi beaucoup d’autres d’un sens analogue, sur l’impossibilité d’une chronologie fabuleuse. Immédiatement avant le premier article, AcastusNeque enim in ætatibus Argonautarum ullam rationem temporum constare, neque in stirpe et stemmate deducendâ ordinem ipsum naturæ congruere videbam. Nam et huic militim adscribi videbam Heroas, qui per naturæ leges et ordinem fati eo usque vitam extrahere non potuere, ut aliis ab hac expeditione remotis Heroum militiis nomina dedisse narrari deberent a Pœtis et Mythologis. In idem etiam tempus avos et nepotes conjici, consanguineos ætate longe inferiores prioribus ut æquales adjungi, concoquere vix posse videtur. — Art. Ancæus. Scio objici posse, si seriem ilam majorera respiciamus, hunc Ancmum simul cura proavo suo Talao in eamdem profectum fuisse expeditionem. Sed similia exempla in aliis occurrent, et in fabulis rationem temporum non semper accuratam licet deducere. — Art. Jasôn. Herculi enim jam provecta ætate ad hæsit Theseus juvenis, et in Amazoniâ expeditione socius fuit, interfuit huic expeditioni, venatui apri Calydonii, et rapuit Helenam, quæ circa Trojanum bellum maxime floruit ; quæ omnia si Theseus tot temporum intervallis distincta egit, secula duo vel tria vixisse debuit. Certe Jason Hypsipylem neptem Ariadnes, nec videre, nec Lemni cognoscere potuit. — Art. Meleager. Unum est quod alicui longum ordinem majorum recensenti scrupulum movere possit : nimis longum intervallum inter Æolum et Melcagrum intercedere, ut potuerit interfuisse huic espeditioni : eum nones fere numeretur ab Æolo, et plurimi, ut Jason, Argus, et alii tertiâ tant un ab Æolo generatione distent. Sed sæpe jam notavimus, frustra temporum concordiam in fabulis quæri. Lire aussi les articles Castor et Pollux, Nestor, Pêleus, Staphylos, etc.

On pourra nous excuser si nous n’accueillons pas une chronologie qui n’est féconde qu’en difficultés, et qui ne finit que par des illusions.

[5] Apollodore, I, 9, 17 ; Apoll. Rhod., I, 609-915 ; Hérodote, IV, 1, 15. Théocrite (Idylle, VIII, 29) ne parle nullement de Lêmnos, et représente l’Argô comme arrivant en trois jours d’Iôlkos à l’Hellespont. Diodore (IV, 41) omet aussi Lêmnos.

[6] Apoll. Rhod., 910-1020 ; Apollodore, I, 9, 18.

[7] Apollodore, I, 9, 19. Telle était la légende religieuse qui explique une cérémonie accomplie pendant bien des siècles par le peuple de Prusa ; ils couraient autour du lac Askanios, criant et appelant Hylas, — ut littus Hyla, Hyla omne sonaret (Virgile, Eclog.), ... in cujus memoriam adhuc solemni cursatione lacum populus circuit et Hylam voce clamat. Solin, c. 42.

Il y a une différence qui sera éternelle au sujet de la part que prit Hêraklês à l’expédition des Argonautes. Il est fait dans Aristote (Politique, III, 9) allusion à une histoire disant que le vaisseau Argô lui-même refusa de le prendre à bord, parce qu’il était bien supérieur en taille et en pouvoir à tous les autres héros. Tel était le récit de Phérécyde (Fragm. 67, Didot) aussi bien que d’Antimaque, Schol. Apoll. Rhod., I, 1290 ; c’est probablement une très ancienne partie de la légende, en ce qu’elle attribue au vaisseau la faculté de sentir, qui s’accorde avec ses autres propriétés miraculeuses. L’étymologie d’Aphetæ en Thessalia se rattachait an conte disant qu’Hêraklês y avait été débarqué de l’Argô (Hérodote, VII, 193) ; Ephore prétendait qu’il s’y arrêta volontairement, par tendresse pour Omphalê (Fragm. 9, Didot). Le vieux poète épique Kinæthôn disait qu’Hêraklês avait placé à Trachin les otages de Kios, et que toujours dans la suite les habitants de Kios conservèrent avec cette ville de respectueux rapports (Schol. Ap. Rhod., I, 1357). Telle est la légende explicative se rattachant à quelque coutume existante, et dans laquelle nous ne pouvons pas pénétrer davantage.

[8] V. plus haut, ch. VIII.

[9] Tel était l’ancien récit du Catalogue hésiodique et des Eoiai. V. Schol. Apoll. Rhod., II, 181-296.

[10] Ceci était encore la vieille histoire hésiodique (Schol. Apoll. Rhod., II, 296). — Apollodore (I, 9, 21), Apollonius (178-300) et Valerius Flacons (IV, 428-530) sont d’accord pour la plupart des circonstances.

[11] Tel fut le destin des harpies, comme il est rapporté dans les anciens vers naupaktiens (V. Fragm. Ep. Græc., Düntzer, Naupakt. Fragm. 2, p. 61). L’aventure des Argonautes avec Phineus est donnée par Diodore d’une manière tout k fait différente (Diodore IV, 44) : il semble suivre Denys de Mitylênê (V. Schol. Apoll. Rhod., II, 207).

[12] Apollodore, I, 91 22. Apollon. Rhod., II, 310-615.

[13] Apollodore, I, 9, 23. Apollon. Rhod., II, 850-1257.

[14] Apollon. Rhod., III, 320-385.

[15] Apollon. Rhod., III, 410. Apollodore, I, 9, 23.

[16] Tel était le récit des vers naupaktiens (Schol. Apollon. Rhod., III, 515-525) : Apollonius et d’autres le changeaient. Idmôn, d’après eux, mourut dans le voyage avant l’arrivée en Kolchis.

[17] Apollon. Rhod. III, 50-200. Valerius Flaccus, VI, 440-480. Hygin, fab. 22.

[18] Apollon. Rhod., III, 835. Apollodore, I, 9, 23. Valerius Flaccus, VII, 356. Ovide, Epist. XII, 15.

[19] Apollon. Rhod., III, 1230-1100.

[20] C’est ce qu’affirmaient les vers naupaktiens (V. le Fragm. 6, éd. Düntzer, p. 61), ap. Schol. Apollon. Rhod., IV, 59-86.

[21] Tel était le récit des vers naupaktiens (V. Fragm. 6, p. 61, Düntzer ap. Schol. Apollon. Rhod., IV, 59, 86,87).

[22] Apollodore, I, 9, 23. Apoll. Rhod., IV, 220. — Phérécyde disait que Jasôn tua le dragon (Fragm. 74, Didot).

[23] Tel est le récit d’Apollodore (I, 9, 24), qui semble suivre Phérécyde (Fragm. 73, Didot). Apollonius (IV, 225-480) et Valerius Flaccus (VIII, 262 sq.) rapportent des circonstances totalement différentes touchant la mort d’Apsyrtos ; mais le récit de Phérécyde semble le plus ancien : une histoire aussi révoltante que celle d’un petit enfant mis en morceaux ne peut pas avoir été imaginée dans des temps plus récents.

Sophocle composa deux tragédies sur les aventures de Jasôn et de Mêdea, toutes cieux perdues — les Κολχίδες et les Σxύθαι. Dans la première il représentait le meurtre de l’enfant Apsyrtos comme avant eu lieu dans la maison d’1Eêtês ; dans la seconde, il introduisait cette circonstance atténuante, qu’Apsyrtos était fils d’Æêtês et d’une autre mère que Mêdea (Schol. Ap. Rhod., IV, 223).

[24] Apollodore, I, 9, 24. Ovide, Tristes, III, 9. L’histoire d’Apsyrtos coupé en morceaux est la légende étymologique servant à expliquer le nom de Tomes.

Il y avait cependant un lieu nommé Apsaros, sur la côte méridionale du Pont-Euxin, à l’ouest de Trapézonte, où l’on montrait la tombe d’Apsyrtos, et où l’on affirmait qu’il avait été mis à mort. Il était l’éponyme de la ville, dont le nom, disait-on, avait été jadis Apsyrtos, corrompu seulement par une prononciation barbare (Arrien, Periplus Euxin., p. 6 ; Geogr. Min., V, 1). Cf. Procope, Bell. Goth., IV, 2.

Strabon rattache la mort d’Apsyrtos aux Apsyrtides, îles à la hauteur des côtes de l’Illyrie, dans l’Adriatique (VII, p. 316).

[25] Le récit primitif était que l’Argô retourna en naviguant sur l’océan coulant autour de la terre. Ce fait serait presque certain, même sans témoignage positif, d’après les anciennes idées qu’avaient les Grecs touchant la géographie ; mais nous savons de plus que c’était ainsi qu’était présenté ce retour dans les poèmes hésiodiques, aussi bien que dans Mimnerme, Hécatée et Pindare, et même dans Antimaque. Schol. Parisin. Ap. Rhod., IV, 254. Cf. les Schol. ad IV, 259.

[26] V. la quatrième Pythique de Pindare, et Apollon. Rhod., IV, 1551-1756.

Le trépied de Jasôn était conservé par les Euesperitæ en Libye, Diodore, IV, 56 ; mais la légende rattachant les Argonautes au lac Tritônis en Libye est donnée dans Hérodote avec quelques différences considérables, IV, 179.

[27] Apollon. Rhod., IV, 1153-1217. Timæus, Fragm. 7-8, Didot.

[28] Apollodore, I, 9, 25. Apollon. Rhod., IV, 1700-1725.

[29] Quelques-uns appelaient Talôs un reste de la race d’airain (Schol. Apoll. Rhod., IV, 1641).

[30] Apollodore, I, 9, 26. Apollon. Rhod., IV. 1638.

[31] Diodore, IV, 53. Eratosthène, Catasterism., c. 35.

[32] Strabon, XI, p. 526-531.

[33] Apollon. Rhod. I, 955-960, et les Scholies.

Il y avait Kazikos un temple d’Apollon sous différentes έπιxλήσεις ; quelques-uns l’appelaient le temple d’Apollon Jasonien.

Une autre ancre cependant était conservée dans le temple de Rhea sur les bords du Phasis, et on affirmait que datait l’ancre du vaisseau Argô. Arrien l’y vit, mais il semble avoir douté de son authenticité (Periplus Euxin. Pont., p. 9., Geogr. Min., V, 1).

[34] Neanthês ap. Strabon, I, p. 45. Apoll. Rhod., I, 1125, et schol. Steph. Byz., v. Φρίξος.

Apollonius mentionne la fontaine appelée Jasoneæ sur la colline de Dindymon. Apoll. Rhod., II, 532, et les citations extraites de Timosthène et d’Hérodote dans les Scholies. V. aussi Appien, Syriac., c. 63.

[35] V. les historiens d’Hêrakleia, Nympbis et Promathidas, Fragm. Orelli, p. 99, 100-101. Schol. Ad Apollon. Rhod., IV, 247. Strabon, XII, p. 546. Autolykos, qu’il appelle compagnon de Jasôn, était, selon une autre légende, le frère d’armes d’Hêraklês dans son expédition contre les Amazones.

[36] Stephan. Byz. v. Παντιxαπαϊον, Eustath. ad Dionys., Perieget., 311.

[37] Xénophon, Anabase, VI, 2, 1 ; V, 7, 37.

[38] Strabon, XI, p. 499.

[39] Appien, Mithridate, c. 101.

[40] Strabon, XI, p. 499, 503, 526,531 ; I, p. 45-48. Justin, XLII, 3, dont les récits démontrent la manière dont à son époque on trouvait pour les vieilles fables un lieu et une patrie auxquels on pût les appliquer. Jason, primus humanorum post Herculem et Liberum, qui reges Orientis fuisse traduntur, eam cœli plagam domuisse dicitur. Cum Albanis fœdus percussit, qui Herculem ex Italia ab Albano monte, cum, Geryone extincto, armenta ejus per Italiam duceret, secuti dicuntur ; quique, memores Italiæ criginis, exercitum Cn. Pompeii bello Mithridatico fratres consalutavêre. Itaque Jasoni totus fere Oriens, ut conditori, divinos honores templaque constituit ; quæ Parmenio, dux Alexandri Magni, post multos annos dirui jussit, ne cujusquam nomen in Oriente venerabilius quam Alexandri esset.

Les compagnons thessaliens d’Alexandre le Grand, mis par ses victoires en possession de riches domaines dans ces contrées, se plaisaient à faire revivre et à multiplier toutes ces vieilles fables, en prouvant une ancienne parenté entre les Mèdes et les Thessaliens. V. Strabon, XI, p. 530. Les temples de Jasôn étaient τιμώμενα σφόδρα ύπό τών Βαρβάρων (ibid. p. 526).

L’habile géographe Eratosthène, qui avait l’esprit si investigateur, était de ceux qui croyaient pleinement que Jasôn avait laissé ses navires dans le Phasis, pour aller entreprendre par terre dans l’intérieur du pays une expédition, dans laquelle il avait conquis la Média et l’Armenia (Strabon, I, p. 48).

[41] Appien, Mithrid. 103. Le pic élevé du Caucase, appelé Strobilos, auquel Promêtheus avait été attaché, fut montré à Arrien lui-même dans son Périple (p. 12, Geogr. Minor., vol. I).

[42] Strabon, I, p. 21, 45, 46 ; V. 224-252. Pomponius Mela, II, 3. Diodore, IV, 56. Apoll. Rhod., IV. 656. Lycophron, 1273.

[43] Heyne, Observ. ad Apollod., I, 9, 16, p. 72. Mirum in modum fallitur, qui in his commentis certum fundum historicum vel geographicum aut exquirere studet, aut se reperisse, atque historicam vel geographicam aliquam doctrinam, systema nos dicimus, iode procudi posse, putat, etc.

V. aussi les observations semées çà et la dans le Catalogus Argonautarum de Burmann, placé en tête de son édition de Valerius Flaccus.

Les antiquaires perses, que cite Hérodote au commencement de son histoire (I, 2-4. — Il est très regrettable qu’Hérodote ne nous apprenne pas qui ils étaient, et s’ils étaient les mêmes que ceux qui disaient que Perseus était Assyrien de naissance, et était devenu Grec, VI, 54), réunissaient les enlèvements d’Iô et d’Europê, de Mêdea et d’Hélène, comme des actes se rattachant entre eux deux à deux, la seconde injure étant faite en représaille de la première ; — ils dressaient un doit et avoir d’enlèvements entre l’Asie et l’Europe. Le roi de Kolchis (disaient-ils) avait envoyé en Grèce un héraut pour demander réparation du tort qui lui avait été fait par Jasôn et pour réclamer sa fille Mêdea ; mais il lui fut répondu que les Grecs n’avaient reçu aucune satisfaction pour le rapt antérieur d’Iô.

Il y avait quelque habileté à réunir ainsi les anciennes fables, de manière à représenter les invasions de la Grèce par Darius et Xerxès comme des représailles exercées pour la destruction inexpiée de Troie, œuvre d’Agamemnôn.

[44] Sophocle, ap. Strabon, VII, p. 295.

[45] Odyssée, IV, 562. Les Îles des Bienheureux, dans Hésiode, sont près de l’Océan (Opp. Di., 169).

[46] Hésiode, Théog., 275-290. Homère, Iliade, I, 423. Odyssée, I, 23 ; IX, 86-206 ; X, 4-83 ; XII, 135. Mimnerme, Fragm. 13, Schneidewin.

[47] Pindare, Pyth., X, 29. Hésiode et le vieux poème épique appelé les Épigones mentionnaient tous deux les Hyperboréens (Hérodote, IV, 32-34).

[48] Cette idée est bien établie et soutenue par Wœlcker (Mythische Geographie der Griechen und Rœmer, cap. I, p. 11), et par Kitzsch dans ses commentaires sur l’Odyssée. Introduct. Remarques sur le liv. In, p. xij-xxxiij Le douzième et le treizième chapitre de l’histoire d’Orchomenos, par O. Müller, sont remplis aussi de bonnes remarques sur la géographie du voyage des Argonautes (p. 274-299).

La preuve la plus frappante de cette disposition des Grecs peut être trouvée dans les découvertes légendaires d’Alexandre et de ses compagnons, quand ils traversaient les contrées vierges à l’est de l’empire des Perses (V. Arrien, Hist. Al. V, 3 ; Cf. Lucien, Dialog. Mortuor. XIV, vol. I, p. 212, Tauch.), parce que ces idées furent émises pour la première fois à une époque où la science géographique était assez avancée pour les discuter et les critiquer. Les anciens colons en Italie, en Sicile et dans le Pont-Euxin s’abandonnaient ans rêves de leur imagination sans craindre nu pareil avertissement : il n’y avait rien qui ressemblât à une carte avant le temps d’Anaximandre, disciple de Thalês.

[49] V. M. Payne Knight, Prolegg. ad Homer., c. 49. Cf. Spohn — De extremâ Odysseæ parte, — p. 97.

[50] Strabon, XVII, p. 834. On montrait dans l’île un autel d’Odysseus, ainsi que d’autres preuves (σύμβολα) de sa visite en ce lieu.

Apollonius de Rhodes copie l’Odyssée en parlant de l’île de Thrinakia et du bétail de Hêlios (IV, 965, et Schol.) Pour lui la Sicile est Thrinakia, nom changé plus tard en Trinakria. Le Scholiaste ad Apoll. (l. c.) parle de Trinax, roi de Sicile. Cf. IV, 291 avec les Scholies.

[51] Thucydide I, 25 ; VI, 2. Ces légendes locales sont aux yeux de Strabon une preuve convaincante (I. p. 23-26), la tombe de la Sirène Parthenopê à Naples, les récits faits à Cumes et à Dikæarchia au sujet du νεxυομαντεϊον de l’Averne, et l’existence d’endroits portant les noms de Baios et de Misênos, compagnons d’Odysseus, etc.

[52] Strabon, III, p. 150-157. (J’adopte la correction du texte de γενομένων en περιγενομένων donnée par Grosskurd dans la note de sa traduction allemande de Strabon.)

Asklépiade (de Myrlea en Bithynia, vers 170 av. J.-C.) résida quelque temps en Turditania, contrée au S. O. de l’Espagne, le long du Guadalquivir, comme maître de littérature grecque (παιδεύσας τά γραμματιxά), et composa une périégèse des tribus ibériennes, qui par malheur n’a pas été conservée. Il fit diverses découvertes en archéologie, et rattacha avec succès ses anciennes légendes à plusieurs portions du territoire qu’il avait sous les yeux. Ses découvertes furent : — I. Dans le temple d’Athênê, dans cette ville ibérienne d’Odysseia, il gavait des boucliers et des éperons de vaisseaux attachés aux murs, monuments de la visite d’Odysseus lui-même. — II. Parmi les Kallæki, clans la partie septentrionale du Portugal, plusieurs des compagnons de Tencros s’étaient établis et avaient laissé des descendants : il y avait dans cette région deux cités grecques, l’une appelée Hellenês, l’autre Amphilochi ; car Amphilochos, fils d’Amphiaraos, était mort aussi en Iberia, et beaucoup de ses soldats s’étaient fixés d’une manière permanente dans l’intérieur. — III. Un grand nombre de nouveaux habitants étaient venus en Iberia avec l’expédition d’Hêraklês ; quelques-uns aussi après la conquête de Messênê par les Lacédæmoniens. — IV. Chez les Cantabres, sur la côte septentrionale de l’Espagne, il y avait une ville et un pays de colons Lacédœmoniens. — V. Dans la même, partie de la contrée, il y avait la ville d’Opsikella, fondée par Opsikellas, un des compagnons d’Antenor, quand celui-ci émigra de Troie (Strabon, III, p. 157).

C’est là un spécimen de la manière dont les germes du mythe grec en tinrent à être répandus sur une si vaste surface. Pour un lecteur grec ordinaire, ces découvertes légendaires d’Asklépiade auraient probablement été plus intéressantes que les farts positifs qu’il communiquait touchant les tribus ibériennes ; et quand il déclamait et expliquait à ses auditeurs de la Turditania le passage animé de l’Iliade, où Agamemnon vante la valeur inestimable de l’arc de Teukros (VIII, 281), ils devaient être ravis d’apprendre que l’héroïque archer et ses compagnons avaient réellement mis pied dans la Péninsule ibérique.

[53] C’était l’opinion de Cratês de Malles, un des plus distingués parmi les critiques d’Homère : c’était le sujet d’une controverse animée entre lui et Aristarque (Aulu-Gelle, N. A., XIV, 6 ; Strabon, III, p. 157). V. le traité instructif de Lehrs, De Aristarchi Studiis, c. V, § 4, p. 251. Il y eut aussi de grandes discussions parmi les critiques au sujet du théâtre des courses errantes de Menelaos (Odyssée, IV). Kratês affirmait qu’il avait navigué autour de l’extrémité méridionale de l’Afrique et gagné l’Inde : le critique Aristonique, contemporain de Strabon, énumérait toutes les différentes opinions (Strabon, I, p. 38).

[54] Strabon, III, p.157.

[55] Strabon, I, p. 22-44 ; VII, p. 299.

[56] Stesichori, Fragm., éd. Kleine ; Geryonis, Fragm. 5, p. 60 ; ap. Strabon, III, p. 148 ; Hérodote, IV, 8. Il semble bien douteux que Stésichore ait voulu désigner une île voisine telle qu’Erytheia, si nous comparons Fragm. 10, p. 67 de la Gerionys, et les passages d’Athénée et d’Eustathe qui y sont cités. Il semble s’être attaché à la vieille fable qui plaçait Erytheia sur le côté opposé du courant océanique, puisque Hêraklês traverse l’Océan pour y arriver.

Hécatée, ap. Arrien., Histor. Alex., II, 16. Scylax place Erytheia où Géryon, dit-on, est venu pour faire paître ses bœufs, dans le territoire de Kastis près de la ville grecque d’Apollônia, sur le golfe Ionien, au nord des monts Cérauniens. Il y avait de magnifique bétail consacré à Hêlios, près d’Apollônia, gardé par les citoyens de la ville avec grand soin (Hérodote, IX, 93 ; Scylax, c. 26).

Au sujet d’Erytheia, Cellarius fait cette remarque (Geogr. Ant., II, 1, 127) : Insula Erytheia, quam veteres adjungunt Gadibus, vel demersa est, vel in scopulis quærenda, vel pars est ipsarum Gadium, neque hodie ejus forma aliqua, uti descripta est, fertur superesse. Pour compléter ce catalogue plein de contradictions, il aurait dû ajouter, ou elle n’a jamais existé réellement, — ce qui n’est pas la supposition la moins probable de toutes.

[57] Hésiode, Théog., 956-992 ; Homère, Odyssée, XII, 3-69.

[58] Mimnerme, Fragm., 10-11, Schneidewin, Atheniæ, VII, p. 277.

[59] Strabon, I, p. 45-46. L’adverbe φιλοτιμοτέρως nous révèle la rivalité et la lutte municipales entre la petite ville de Skêpsis et sa puissante voisine Kyzikos, touchant des points d’archéologie comparative.

[60] Eumêlus, Fragm. Εύρωπία 7, Κορινθιαxά 2-5, p. 63-68, Düntzer.

[61] Arrien, Periplus Pont. Euxin., p. 12 ; ap. Geogr. Minor., vol. I. Il vit le Caucase de Dioskurias.

[62] Hérodote, I, 2 ; VII, 193-197. Euripide, Med., 2. Valerius Flaccus, V, 51.

[63] Strabon, I, p. 23. Vœlcker (Ueber Homerische Geographie, V, 66) est instructif sur ce point, comme sur la géographie des poètes grecs en général. Il reconnaît le caractère purement mythique d’Æa dans Homère et dans Hésiode, mais il essaye de prouver, — sans y réussir à mon avis, — qu’Homère place Æêtês dans l’est, tandis que Circê est dans l’ouest, et qu’Homère rapporte le voyage des Argonautes au Pont-Euxin.

[64] Strabon (ou Polybe, qu’il n’a fait que citer) prétend qu’Homère connaissait l’existence d’Æêtês en Kolchis, et de Circé à Circeium, comme personnages historiques, aussi bien que le voyage de Jasôn à Æa comme un fait historique. Sur ce fondement, il (Homère) éleva un nouvel échafaudage de fiction : il représenta ces deux personnages comme étant frère et sœur, et les plaça L’un et Vautre dans l’Océan extérieur ; peut-être aussi Jasôn pouvait-il avoir erré aussi loin que l’Italie, comme on montre des preuves attestant qu’il le fit.

Mais l’idée qu’Homère concevait Æêtês à l’extrême Orient, et Circê à l’extrême Occident, n’est pas conciliable avec l’Odyssée. La supposition de Strabon est aussi forcée que peu satisfaisante.

Circê était adorée comme déesse à Circeii (Cicéron, Nat. Deor., III, 19). Hésiode, dans la Théogonie, représente les deux fils de Circê et d’Odysseus comme régnant sur tous les belliqueux Tyrrhéniens (Théog., 1912), souveraineté occidentale illimitée. La grande gens Mamilia à Tusculum faisait remonter son origine à Odysseus et à Circê (Denys d’Halicarnasse, IV, 45).

[65] Il y a une opinion d’Hécatée citée dans Schol. Apoll. Rhod., IV, 284, et contraire à celle-ci, opinion donnée par le même scholiaste, IV, 2.59. Mais, malgré les remarques de Klausen (ad Fragm. Hekatæi, 187, p. 98), je crois que le Schol. ad IV, 281, s’est trompé en citant Hécatée, d’autant plus que le Scholiaste, tel qu’il est imprimé d’après le Codex Parisinus, cite la même opinion sans mentionner Hécatée. Selon la vieille idée homérique, le courant océanique coulait tout autour de la, terre, et était la source de tous les principaux fleuves qui se jetaient dans la grande mer intérieure ou Méditerranée (V. Hekatæus, Fragm. 349 ; Klausen, ap. Arrian., II, 16, où il parle de la Méditerranée comme de la μεγάλη θάλασσα). Conservant cette ancienne idée du courant océanique, Hécatée devait naturellement croire que le Phasis le rejoignait : je ne puis pas non plus concéder à Klausen (ad Fragm. 187) que ceci suppose un degré d’ignorance trop grossière pour pouvoir le lui imputer.

[66] Apollon. Rhod., IV, 287 ; Schol. ad IV, 284 ; Pindare, Pyth., IV, 447, et Schol. ; Strabon, I, p. 46-57 ; Aristote, Mirabil. Auscult., c. 105. On montrait dans l’Adriatique des autels qui avaient été érigés et par Jasôn et par Mêdea (Ibid.).

Aristote croyait au cours bifurqué de l’Ister, avec une embouchure dans le Pont-Euxin et une autre dans l’Adriatique ; il mentionne certains poissons appelés τρίχιαι, qui entraient dans le fleuve (comme les Argonautes) en quittant le Pont-Euxin, le remontaient jusqu’au point de bifurcation et descendaient jusqu’à l’Adriatique (Histor. Animal., VIII, 15). Cf. Ukert, Geographie des Griech und Rœmer, vol. III, p.145-147, au sujet du cours supposé de l’Ister.

[67] Diodore, IV, 56 ; Timæus, Fragm. 53. Gœller. Scymnus le géographe adoptait aussi cette opinion (Schol. Apoll. Rhod., 284-287). Le pseudo-Orpheus, dans le poème appelé Argonautica semble donner un mélange confus de toutes les histoires différentes.

[68] Diodore, IV, 49. C’était le récit et de Sophocle et de Callimaque (Schol. Apoll. Rhod., IV, 284).

V. la dissertation d’Ukert, Beylage, IV, vol. I, part. 2, p. 320 de sa Geographieder Grieche nund Rœmer, qui traite du voyage des Argonautes avec quelque longueur ; et J. H. Voss, Alto Weltkunde über die Gestalt der Erde, publiée dans le second volume des Kritische Blaetter, pp. 162, 314-326 ; enfin Forbiger, Handbuch der Alten Geographie, Einleitung, p. 8.

[69] Strabon, I, p. 45. Il parle ici du voyage de Phryxos, ainsi que de celui de Jasôn, comme avant été nue entreprise militaire (στρατεία) ; de même encore, III, p. 149, il mentionne l’expédition militaire d’Odysseus. Cf. aussi Justin, XLII, 2-3 ; Tacite, Ann., VI, 34. Strabon ne peut parler des vieilles fables avec une fidélité littérale : sans en avoir conscience, il les transforme en incidents presque historiques de m propre imagination. Diodore donne un récit de la même sorte, en substituant des éléments convenables aux éléments fabuleux (IV, 40-47-56).

[70] Strabon, I, p. 48. Les lointaines expéditions entreprises dans les contrées orientales par Dionysos et Hêraklês étaient sans cesse présentes à l’esprit d’Alexandre le Grand comme objets de comparaison avec lui-même : il imposait à ses compagnons des marches périlleuses et pleines d’épreuves, dans son ardent désir d’égaler ou de surpasser les exploits attribués Sémiramis, à Cyrus, à Perseus et à Hêraklês (Arrien, V, 2, 3 ; VI, 24, 3 ; VII, 10, 12. Strabon, III, p. 171 ; XV, p. 686 ; XVII, p. 81).