PREMIER VOLUME
La mémorable généalogie héroïque des Æacides établit un lien fabuleux entre Ægina (Égine), Salamis (Salamine) et Phthia (Phthie), que nous pouvons seulement reconnaître comme un fait, sans pouvoir en trouver l’origine. Æakos, fils de Zeus, était né d’Ægina, fille d’Asôpos, que
le dieu avait enlevée et transportée dans l’île à laquelle il donna son nom ;
dans la suite elle épousa Aktôr, dont elle eut Menmtios, père de Patroklos.
Comme il y avait deux fleuves du nom d’Asôpos, l’un entre Phlionte et Sikyôn,
et l’autre entre Thèbes et Platée, — la généalogie héroïque des Æginêtes sue
rattachait et à celle de Thêbes et à celle de Phlionte ; et cette croyance
fit naître des conséquences pratiques dans l’esprit de ceux qui acceptaient
les légendes comme de l’histoire véritable. En effet, lorsque les Thêbains,
dans Æakos était seul à Ægina : afin de le délivrer de cette
vie solitaire, Zeus changea toutes les fourmis de l’île en hommes, et ainsi
lui fournit une nombreuse population, qui, d’après sou origine, reçut le nom
de Myrmidons[3],
De son épouse Endêis, fille de Chirôn, Æakos eut pour fils Pêleus et Telamôn
; de la néréide Psamathê il eut Phôkos. Un crime monstrueux avait été
récemment commis par Pélops : c’était le meurtre du prince arcadien
Stymphalos sous un faux semblant d’amitié et d’hospitalité ; en punition de
ce forfait les dieux avaient frappé toute Pêleus et Telamôn, fils d’Æakos, devenus jaloux de leur frère bâtard, Phôkos, à cause de son habileté supérieure dans les luttes gymnastiques, se concertèrent pour le mettre à mort. Telamôn lui lança son disque pendant qu’ils jouaient ensemble, et Pêleus l’acheva en lui lançant dans le dos un coup de sa hachette. Alors ils cachèrent le cadavre clans un bois, mais Æakos ayant découvert et le forfait et les auteurs, bannit de l’île les deux frères[6]. A chacun d’eux étaient réservées d’éclatantes destinées. Pendant que nous remarquons l’indifférence que la vieille légende hésiodique montre à l’égard du caractère moral des actions lorsqu’elle impute d’une manière distincte et ouverte une telle conduite à deux des personnages les plus admirés du monde héroïque, — il n’est pas moins instructif d’observer le changement qui s’était opéré dans les sentiments à l’époque de Pindare. Cet ardent panégyriste de la grande race des diacides baisse la tète avec confusion et refuse de raconter, bien qu’obligé d’y faire une allusion vague, la cause qui força le pieux Æakos à bannir ses fils d’Ægina. Il parait que Callimaque, si nous pouvons en juger par un court fragment, manifestait la même répugnance à en faire mention[7]. Telamôn se retira à Salamis, gouvernée alors par Kychreus, fils de Poseidôn et de Salamis, qui récemment avait délivré l’île du fléau d’un terrible serpent. Cet animal, chassé de Salamis, se retira à Eleusis en Attique, où il fut reçu par la déesse Dêmêtêr, qui lui donna asile dans son domicile sacré[8]. Kychreus mourant sans enfants laissa ses États à Telamôn, qui épousa Peribœa, fille d’Alkathoos et petite-fille de Pélops, et eut pour fils le célèbre Ajax. Telamôn prit part d la chasse du sanglier de Kalydôn et à l’expédition des Argonautes, il fut aussi l’ami intime et le compagnon d’Hêraklês, qu’il accompagna dans son entreprise contre les Amazones et dans l’attaque faite avec six vaisseaux seulement et dirigée contre Laomedôn, roi de Troie. Cette dernière entreprise ayant eu un plein succès, Telamôn reçut d’Hêraklês pour récompense la main de la fille de Laomedôn, Hêsionê — qui lui donna pour fils Teukros, l’archer le plus distingué dans l’armée d’Agamemnôn et le fondateur de Salamis dans l’île de Cypre[9]. Pêleus se rendit à Phthia, où il épousa la fille d’Eurytiôn,
fils d’Aktôr, et reçut de lui lé tiers de ses États. Prenant part à la chasse
du sanglier de Kalydôn, il tua involontairement son beau-père Eurytiôn et fut
obligé de s’enfuir à Iôlkos, où il fut purifié par Akastos, fils de Pelias ;
il a déjà été parlé brièvement, dans un précédent chapitre, du danger auquel
il fut exposé, par suite des accusations calomnieuses de l’épouse d’Akastos,
éprise de lui. Pêleus fut aussi au nombre des Argonautes ; toutefois, l’événement
le plus mémorable de sa vie fut son mariage avec la déesse de la mer, Thetis.
Zeus et Poseidôn avaient tous deux conçu une violente passion pour Thetis.
Mais le premier ayant été averti par Promêtheus que Thetis était destinée à
donner naissance à un fils qui serait plus puissant que son père, la força,
bien contre sa volonté, à épouser Pêleus ; celui-ci, instruit par les avis
indirects du sage Chirôn, put la saisir sur la côte appelée Sépias, dans la
partie méridionale de Le rôle marquant attribué à Thetis dans l’Iliade est bien connu, et les poètes post-homériques de la légende de Troie l’ont représentée comme concourant d’abord activement à favoriser la gloire, enfin à pleurer la mort de son remarquable fils[11]. Pêleus, qui avait survécu et à son fils Achille, et à son petit-fils Neoptolemos, reçoit en dernier lieu l’ordre de se placer à l’endroit même où il avait primitivement saisi Thetis, et là la déesse vient en personne l’emmener, afin qu’il puisse échanger l’abandon et la décrépitude de la vieillesse contre une vie immortelle avec les Néréides[12]. Quand Xerxès s’avança en Grèce, le lieu lui fut indiqué par les Ioniens qui l’accompagnaient, et les mages offrirent des sacrifices solennels à. Thetis aussi bien qu’aux autres Néréides, comme aux déesses sous l’empire et la protection desquelles était la côte[13]. Neoptolemos ou Pyrrhos (Pyrrhus), fils d’Achille, trop jeune pour combattre au commencement du siège de Troie, parait sur la scène, après la mort de son père, comme l’acteur indispensable et marquant dans la prise finale de la ville. Vainqueur de Troie, il revient non à Phthia, mais en Epiros, amenant avec lui sa captive Andromachê, veuve d’Hectôr, qui lui donne pour fils Molossos. Il périt lui-même à Delphes clans toute la force de la vie, victime des machinations d’Orestês, fils d’Agamemnôn. Mais son fils Molossos, — comme Fleance, le fils de Banquo, dans Macbeth, — devient père de la puissante race des rois Molosses, qui jouèrent un rôle si remarquable pendant la décadence des cités grecques, et auxquels le titre et la parenté des Æacides inspiraient un orgueil particulier, en les identifiant par la communauté d’une origine héroïque avec les véritables et incontestés Hellènes[14]. Les exploits d’Ajax, le second petit-fils d’Æakos, devant Troie, ne sont surpassés que par ceux d’Achille. Il périt de sa propre main, victime d’un sentiment insupportable d’humiliation, parce qu’un compétiteur moins digne que lui obtient à son détriment les armes d’Achille après la mort du héros. Son fils Philæos reçoit le droit de cité à Athènes, et la gens ou dême du nom de Philaidæ faisait remonter jusqu’à lui son nom et son origine : de plus, les illustres Athéniens Miltiade et Thucydide étaient regardés comme membres de cette race héroïque[15]. Teukros échappa aux périls du siège de Troie aussi bien qu’à ceux du retour dans sa patrie, et il parvint à Salamis sain et sauf. Mais son père Telamôn, indigné de le voir revenir sans Ajax, refusa de le recevoir, et le força à s’expatrier. Teukros conduisit ses compagnons à Cypre ; où il fonda la ville de Salamis : Evagoras, un de ses descendants, était reconnu comme un Teukride et un Æacide, même à l’époque d’Isocrate[16]. Telle était la brillante généalogie héroïque des Æacides, — famille renommée pour sa supériorité militaire. L’Æakeion à Ægina, dans lequel on offrait à Æakos des prières et des sacrifices, conserva sa dignité intacte jusqu’au temps de Pausanias[17]. Cette généalogie sert de lien à diverses familles éminentes dans l’Achaïa Phthiôtis, à Ægina, à Salamis, à Cypre et chez les Molosses d’Epiros. Avons-nous le droit de conclure de là que file d’Ægina était primitivement peuplée par des Myrmidons venus de l’Achaïa Phthiôtis, comme se l’imagine O. Müller[18], c’est ce que je n’affirmerai pas. Ces généalogies mythiques semblent unir ensemble des clans ou groupes de familles spéciaux, plutôt que le corps de quelque communauté,- précisément comme nous savons que les Athéniens en général n’avaient point place dans la généalogie des Æacides, bien que certaines familles athéniennes particulières y eussent des droits. L’intime amitié unissant Ajax et le héros d’Opos (Oponce) Patroklos — la communauté de nom et la liaison fréquente existant entre le Lokrien Ajax, fils d’Oïleus, et Ajax, fils de Telamôn — rattachent les Æacides à Opos et aux Lokriens Opontiens, d’une manière que nous n’avons aucun autre moyen d’expliquer. Pindare aussi représente Menœtios, père de Patroklos, comme fils d’Aktôr et d’Ægina, et par conséquent comme frère maternel d’Æakos[19]. |
[1] Hérodote, V, 81.
[2] Nem., IV, 22. Isthm., VII, 16.
[3] Ce conte concernant la métamorphose des fourmis en hommes est aussi ancien que le Catalogue hésiodique des femmes. V. Düntzer, Fragm. Epic. 21, p. 34 ; c’est évidemment un conte étymologique né du nom des Myrmidons. Pausanias rejette et l’étymologie et les détails du miracle, il dit que Zeus fit naître les hommes de la terre, à la prière d’Æakos (II, 29, 2) ; d’autres auteurs conservaient l’étymologie de Myrmidons tirée de μύρμηxες, mais donnaient une explication différente (Callimaque, Fragm. 114, Düntzer). Μυρμιδόνων έσσήνα (Strabon, VIII, p. 375). Έσσήν, δ οίxιστής (Hygin, fab. 52).
Selon la légende thessalienne, Myrmidôn était fils de Zeus et d’Eurymedusa, fille de Kletor ; Zeus, pour se déguiser, s’étant transformé en fourmi (Clem. Alex., Admon. ad Gent., p. 25, Sylb.).
[4] Apollodore, III, 12, 6. Isocrate, Evag. Encom., vol. II, p. 278, Auber. Pausanias, I, 44, 13 ; II, 29, 6. Schol. Aristophane, Equit., 1253.
De même dans le 106e Psaume, concernant les Israélites et Phinées, v. 29. Ils ont provoqué la colère du Seigneur par leurs artifices, et la plaie fait grande parmi eux ; alors Phinées se leva et pria, et alors la plaie cessa ; et cela lui a été imputé à justice dans tous les âges.
[5] Pindare, Olymp., VIII, 41, avec les Scholies. Didyme ne trouva cette histoire dans aucun autre poète plus ancien que Pindare.
[6] Apollodore III, 12, 6, qui rapporte le conte d’une manière un peu différente ; mais le vieux poème épique Alckmæonis donne les détails (ap. Schol. Euripide, Andromach., 685).
[7] Pindare, Nem., V, 15, avec les Scholies, et Callimaque, Fragm. 136. Apollonius de Rhodes représente le fratricide comme involontaire et commis par inadvertance (I, 92) ; exemple entre mille de la tendance é adoucir les anciens récits et à leur donner une couleur morale.
Pindare, toutefois, semble oublier cet incident quand il parle dans d’autres endroits du caractère général de Pêleus (Olymp., II, 75-86. Isthm., VII, 40).
[8] Apollodore, III, I2, 7. Euphorion, Fragm. 5, Düntzer, p. 43, Epic. Græc.
Il a pu y avoir un serpent tutélaire dans le temple d’Éleusis, comme il y en avait un dans celui d’Athênê Polias à Athènes (Hérodote, VIII, 41, Photius, v. Οίxοΰρον όφιν. Aristophane, Lysistr., 759, avec les Schol.).
[9] Apollodore, III, 12, 7. Hésiode, ap. Strabon, IX, p. 393.
La libation et la prière d’Hêraklês, au moment qui précéda la naissance d’Ajax, et la dénomination donnée par le héros h l’enfant avant sa naissance, et empruntée d’un aigle (αίετός) qui parut en réponse à, ses paroles, étaient détaillées dans les Eoiai hésiodiques, et sont célébrées par Pindare (Isthm., V, 30-54), V. aussi les Scholies.
[10] Apollodore, III, 13, 5. Homère, Iliade, XVIII, 434 ; XXIV, 62. Pindare, Nem., IV, 50-68 ; Isthm., VII, 27-50. Hérodote, VII, 192. Catulle, Carm. 64. Epithal. Pel. et Thetidos, avec les remarques préliminaires de Dœring.
Les noces de Thetis et de Pêleus étaient exaltées dans le Catalogne hésiodique, ou peut-être dans les Eoiai (Düntzer, Epic. Græc., Fragm. 36, p. 39) et dans Ægimius. V. Schol. ad Apollon. Rhod., IV, 869, où l’on voit un curieux effort de Staphylus pour enlever au mariage de Pêleus et de Thetis son caractère surnaturel.
Il y avait une ville, vraisemblablement près de Pharsalos en Thessalia, appelée Thêtideion. On dit que Pêleus conduisit Thetis dans ces deux endroits : probablement elle se développa tout autour d’un temple et d’un sanctuaire consacrés à cette déesse (Phérécy., Fragm. 16, Didot, Hellanicus ap. Steph. Byz. Θεστιδεϊον).
[11]
V. les arguments des poèmes perdus aujourd’hui, les Cypria et l’Æthiopis,
tels que les donne Proclus, dans Düntzer, Fragm. Epic. Græc., p. 11-16 ; de plus Schol. ad Iliade, XVI, 140 ; et l’extrait de la Ψυχοστασία
perdue d’Eschyle, apud Platonem, de
Republicâ., II, caput 21, (p.
[12]
Euripide, Androm.,
[13] Hérodote, VII, 198.
[14] Plutarque, Pyrrhus, I ; Justin, XI, 3 ; Euripide, Androm., 1253 ; Arrien, Exp. Alexand., I, 11.
[15] Phérécyde et Hellanicus ap. Marcellin, Vit. Thucyd., init. ; Pausanias, II, 29, 4 ; Plutarque, Solôn, 10. D’après Apollodore, cependant, Phérécyde disait que Telamôn était seulement l’ami de Pêleus, et non son frère, — non le fils d’Æakos (III, 12, 7) : ceci semble une contradiction. Il y eut cependant une rive querelle entre les Athéniens et les Mégariens au sujet du droit, que les deux peuples prétendaient avoir, de posséder le héros Ajax (V. Pausanias, I, 42, 4 ; Plutarque, l. c.) : les Mégariens accusaient Pisistrate d’avoir interpolé un vers dans le Catalogue de l’Iliade (Strabon, IX, p. 394).
[16] Hérodote, VII, 90 ; Isocrate, Enc. Evag., ut sup. ; Sophocle, Ajax, 984-995 ; Velleius Paterculus, I, 1 ; Eschyle, Pers., 891, et Schol. Le retour de Teukros, revenant de Troie, son bannissement par Telamôn et son établissement à Cypre, formaient le sujet du Τεΰxρος de Sophocle et d’une tragédie de Pacuvius ayant le même titre (Cicéron, de Orat., I, 58 ; II, 46) ; Sophocle, Ajax, 892 ; Pacuvii, Fragm. Teucr., 15.
Te repudio, nec recipio, natum abdico,
Facesse.
La légende de Teukros se rattachait, dans l’archéologie athénienne, aux fonctions et aux formalités particulières de la justice, έν Φρεαττοϊ (Pausanias, I, 28, 12 ; II, 29, 7).
[17] Hésiode, Fragm. Düntzer. Eoiai, 55, p. 43. Polybe, V, 2.
[18] V. son premier ouvrage, intitulé Æginetica, p. 14.
[19] Pindare, Olymp., IX, 74. Le héros Ajax, fils d’Oïleus, était spécialement adoré à Opos ; des fêtes et des jeux solennels étaient célébrés en son honneur.