PREMIER VOLUME
Parmi les anciennes généalogies légendaires, il n’y en avait aucune qui figurât avec un plus grand éclat, ou qui renfermât à un plus haut degré le pathétique -et l’intérêt poétique que celle des Pélopides — Tantalos, Pélops, Atreus et Thyestês, Agamemnôn et Menelaos et Ægysthos, Hélène et Klytæmnêstra, Orestês et Elektra et Hermionê. Chacun de ces caractères est une étoile de la première grandeur dans l’hémisphère grec : chaque nom suggère l’idée de quelque roman intéressant ou de quelque tragédie déchirante : la malédiction, qui souille la famille depuis le commencement, inflige des blessures multipliées à chaque génération successive. C’est ainsi du moins que se présente l’histoire des Pélopides, après avoir été successivement développée et ornée par les poètes épiques, lyriques et tragiques. Il suffira de toucher brièvement des événements avec lesquels tout lecteur de la poésie grecque est plus ou moins familier, et de présenter quelques remarques sur la manière dont ils furent nuancés et modifiés par différents auteurs grecs. Pélops est l’éponyme du Péloponnèse ou celui qui lui a donné son nom : trouver un éponyme pour chaque nom de lieu remarquable était la disposition invariable de l’imagination rétrospective des Grecs. Le nom du Péloponnèse ne se rencontre ni dans l’Iliade ni dans l’Odyssée, pas plus que quelque autre dénomination que ce soit applicable distinctement et spécialement à la péninsule entière. Mais nous trouvons ce nom dans un des plus anciens poèmes post-homériques dont quelques fragments ont été conservés, les Vers Cypriens, poème que beaucoup de personnes (vraisemblablement la plupart) même parmi les contemporains d’Hérodote attribuaient à l’auteur de l’Iliade, bien qu’Hérodote contredise cette opinion[1]. Les attributs qui signalent et distinguent le Pélopide Agamemnôn et sa maison entre les autres héros de l’Iliade sont précisément ceux que l’imagination grecque cherchait naturellement d’ordinaire dans un éponyme, supériorité de richesses, de pouvoir, d’éclat, de souveraineté. Non seulement Agamemnôn lui-même, mais son frère Menelaos, a plus d’un roi même que Nestôr ou Diomèdês. Les dieux n’ont pas donné au roi de Mykênæ, la ville qui a beaucoup d’or, plus de courage, de force ou de talent qu’aux divers autres chefs ; mais ils lui ont accordé une supériorité marquée en richesses, en pouvoir et en dignité, et ils l’ont ainsi distingué comme le chef le plus convenable pour l’armée[2]. Il jouit de cette prééminence comme appartenant à une famille privilégiée et comme héritier du sceptre de Pélops, sceptre descendu du ciel et dont la transmission est décrite par Homère d’une manière très remarquable. Le sceptre fut fait par Hêphœstos, qui le présenta à Zeus ; Zeus le donna à Hermês, Hermês à Pélops le conducteur de char ; Pélops le donna à Atreus, le maître des hommes ; Atreus, à sa mort, le laissa à Thyestês, le riche possesseur de bétail ; Thyestês, à son tour, le laissa à porter à son neveu Agamemnôn, afin qu’il pût étendre sa domination sur beaucoup d’îles et sur Argos entière[3]. Nous avons ici la richesse et la puissance sans égales du
roi des hommes, Agamemnôn, remontant
jusqu’à Pélops, et expliquées, ce qui s’accorde avec les éléments épiques
reconnus, par le don du sceptre spécial de Zeus remis par Hermês lui-même ;
Hermès, le dieu qui donne la richesse, dont la bénédiction est plus efficace
en aidant aux progrès d’un bien acquis, soit par le vol, soit par une
multiplication accélérée du petit et du gros bétail[4]. La richesse des
Atrides et leur caractère de prince étaient passés en proverbe chez les
anciens poètes épiques. Pâris non seulement enlève Hélène, mais il emporte beaucoup
de trésors avec elle[5]. La maison de Menelaos,
quand Têlemachos, dans l’Odyssée, la visite, brille tellement d’or, d’argent
et d’ornements rares[6], qu’elle frappe d’étonnement
et d’admiration quiconque la regarde. Les attributs prêtés à Tantalos, père
de Pélops, s’accordent avec l’idée générale de la famille, abondance et
jouissances surhumaines, commerce intime avec les dieux, au point que la tête
lui tourne, et qu’il commet un péché inexpiable. Mais bien que Tantalos
lui-même soit mentionné, dans l’un des passages les plus suspects de l’Odyssée
(comme souffrant un châtiment
dans les enfers), il n’est pas désigné comme père de Pélops, qualité
qui n’est donnée à personne ailleurs, à moins que nous ne devions interpréter
les vers de l’Iliade comme signifiant que Pélops était fils d’Hermès. Dans la
conception de l’auteur de l’Iliade, les Pélopides, s’ils n’ont pas une
origine divine, sont au moins une race mortelle favorisée et ennoblie
spécialement par les dieux, commençant à Pélops, et établie dans le seul
territoire de Mykênæ. Il n’est pas fait d’allusion à quelque rapport unissant
Pélops soit à Pisa, soit à La légende qui rattachait Tantalos et Pélops au mont
Sipylos a dû probablement naître des établissements æoliens à Magnêsia et à Kymê.
L’origine lydienne et la souveraineté de Pélops à Pisa sont adaptées à des
temps postérieurs à l’Iliade, époque où les jeux olympiques avaient acquis le
respect général de Je raconterai brièvement les légendes de cette grande famille héroïque, telles qu’elles furent en atteignant leur complet et dernier développement, après que l’établissement de Pélops à Pisa eût été ajouté plus tard comme préface à la version homérique de la généalogie des Pélopides. Tantalos, résidant près du mont Sipylos en Lydia ; eut deux enfants, Pélops et Niobê. C’était un homme qui jouissait de possessions immenses et d’un bonheur extraordinaire, au-dessus de la condition humaine : les dieux le fréquentaient librement, le recevaient à leurs banquets, et en retour acceptaient son hospitalité. Enivré d’une telle prospérité, Tantalos se rendit coupable d’un grand crime. Il déroba du nectar et de l’ambroisie à la table des dieux, et révéla leurs secrets à la race humaine ; il tua son propre fils Pélops, et le leur servit dans un festin. Les dieux furent frappés d’horreur quand ils découvrirent quel repas leur avait été préparé : Zeus rappela à la vie le jeune homme mis en morceaux, et comme Dêmêtêr, absorbée alors clans la douleur que lui causait la perte de sa fille Persephonê, avait mangé une partie de l’épaule, il la remplaça par une épaule d’ivoire. Tantalos expia sa faute par une punition exemplaire. Il fut placé dans les enfers : des fruits et de l’eau semblaient être à sa portée ; cependant ils lui échappaient toutes les fois qu’il essayait de les saisir, et le laissaient en proie à une faim et à une soif incessantes et jamais apaisées[7]. Pindare, dans un passage fort remarquable, trouve cette vieille légende révoltante pour les sentiments il rejette le conte de Pélops servi et mangé comme mets, le regardant tout à fait comme indigne des dieux[8]. Niobê, la fille de Tantalos, épousa Amphiôn, et eut une nombreuse et florissante famille, composée de sept fils et de sept filles. Bien qu’admise comme amie et compagne dans l’intimité de Lêtô, mère d’Apollon et d’Artemis[9], elle fut assez présomptueuse pour insulter cette déesse, et se placer sur le pied d’une plus haute dignité, parce que le nombre de ses enfants était supérieur. Apollon et Artemis vengèrent cette insulte en tuant tous les fils et toutes les filles : Niobé, restant, alors mère sans enfants et inconsolable, mourut à force de pleurer et fui : changée en un rocher, que dans la suite les Grecs continuèrent toujours à identifier avec le mont Sipylos[10]. Quelques auteurs représentaient Pélops comme n’étant pas Lydien, mais roi de Paphlagônia ; d’autres disaient que Tantalos, devenu odieux pour ses impiétés, avait été chassé d’Asie par Ilos, le roi de Troie, incident qui servait à un double but : il expliquait le passage de Pélops en Grèce, et donnait au siège de Troie par Agamemnôn le caractère d’une vengeance "pour les injures faites à l’auteur de sa race[11]. Lorsque Pélops arriva en Grèce, il trouva Œnomaos, fils du dieu Arès et d’Harpinna, en possession de la principauté de Pisa, touchant le district même d’Olympia. Œnomaos, averti par un oracle que la mort le surprendrait s’il permettait à sa fille Hippodameia de se marier, -refusa de donner sa mails à tout autre prétendant qu’à celui qui le vaincrait dans une course de chars depuis Olympia jusqu’à l’isthme de Corinthe[12] : le terrain choisi ici pour la victoire légendaire de Pélops mérite attention, en ce que c’est une ligne tirée du centre supposé du Péloponnèse à son extrémité, et qu’ainsi est compris tout le territoire auquel Pélops est rattaché comme éponyme. Tout prétendant vaincu clans cette course était condamné à perdre la vie ; et la rapidité des chevaux pisans, combinée avec l’adresse du conducteur Myrtilos, avait déjà réduit treize compétiteurs malheureux à périr sous la lance d’Œnomaos[13]. Pélops entra dans la lice comme prétendant : par ses prières il parvint à obtenir du dieu Poseidôn un char d’or et des chevaux ailés ; ou, selon un autre récit, il gagna l’affection d’Hippodameia elle-même, qui persuada au conducteur Myrtilos de desserrer les roues du char d’Œnomaos avant son départ, de sorte que celui-ci fut renversé et périt dans la course. Ayant ainsi gagné la main d’Hippodameia, Pélops devint roi de Pisa[14]. Il mit à mort le conducteur Myrtilos, soit par indignation pour sa trahison à l’égard d’Œnomaos[15], soit par jalousie au sujet d’Hippodameia ; mais Myrtilos était fils d’Hermès, et Pélops essaya en vain d’apaiser le dieu en lui érigeant un temple : néanmoins Hermês attacha à sa race une malédiction que ses malheurs futurs étaient destinés à accomplir d’une manière lamentable[16]. Pélops eut d’Hippodameia de nombreux enfants : Pittheus, Trœzên et Epidauros, les éponymes des deux villes argoliques ainsi nommées, furent, dit-on, du nombre : Atreus et Thyestês étaient aussi ses fils, et sa fille Nikippê épousa Sthenelos de Mykênæ et devint la mère d’Eurystheus[17]. Après cela nous n’entendons plus parler de la principauté de Pisa : les villages de la région furent absorbés dans l’ensemble plus vaste d’Elis, après un vain effort pour conserver leur droit séparé de présidence à la fête des jeux Olympiques. Mais la légende disait que Pélops donna son nom à toute la péninsule : selon Thucydide, ce qui lui permit de le faire, ce furent les grandes richesses qu’il avait apportées de Lydia dans un pays pauvre. L’historien omet tout l’intérêt romanesque des véritables légendes ; il ne conserve que cette seule circonstance qui, sans être mieux attestée que le reste, entraîne avec elle par son caractère banal et prosaïque une prétendue plausibilité historique[18]. Outre les nombreux enfants nés d’Hippodameia, Pélops eut un fils naturel nommé Chrysippos, d’une grâce et d’une beauté singulières, auquel il témoigna tant de tendresse qu’il excita la jalousie d’Hippodameia et de ses fils. Atreus et Thyestês formèrent le complot de mettre Chrysippos à mort, et pour cela ils furent bannis par Pélops et se retirèrent à Mykênæ[19], événement qui nous amène dans la voie de la légende homérique. Car Thucydide, ayant trouvé dans la mort de Chrysippos une raison suffisante pour expliquer la séparation d’Atreus et de Pélops, le conduit tout de suite à Mykênæ, et présente une série de circonstances plausibles pour rendre compte de son avènement au trône. Eurystheus, roi de Mykênæ, était le neveu d’Atreus du côté de sa mère. Quand il entreprenait quelque expédition étrangère, il confiait naturellement la régence à son oncle : le peuple de Mykênæ s’habitua ainsi à être gouverné par lui, et lui, de son côté, fit des efforts pour se le concilier, de sorte que quand Eurystheus fut défait et tué en Attique, le peuple de Mykênæ, craignant une invasion des Hêraklides, choisit pour lui succéder Atreus comme étant le personnage à la fois le plus puissant et le plus agréable à la nation[20]. Tel était le récit que Thucydide entendait de ceux qui avaient appris de la manière la plus claire de leurs aïeux les anciens événements du Péloponnèse. L’introduction d’une histoire si sérieuse et presque politique, mais que malheureusement rien ne prouve d’une manière authentique, contraste d’une façon frappante avec les légendes éminemment poétiques de Pélops et d’Atreus, qui la précèdent et la suivent. Atreus et Thyestês ne sont connus dans l’Iliade que comme
ayant possédé tour à tour le sceptre de Zeus, que Thyestês à sa mort lègue à
Agamemnôn. Les dissensions domestiques dans cette famille vouée au malheur
commencent, dans l’Odyssée, avec Agamemnôn le fils d’Atreus et Ægysthos le
fils de Thyestês. Mais les poètes postérieurs s’étendent sur une querelle
implacable entre les deux pères. La cause de leur haine était différemment
représentée : quelques-uns avançaient que Thyestês avait eu une intrigue avec
Jamais la légende homérique n’est aussi révoltante.
Agamemnôn et Menelaos nous sont connus surtout par leurs attributs
homériques, qui n’ont pas été chargés par les poètes postérieurs de couleurs
aussi sombres que ceux d’Atreus et de Thyestês. Agamemnôn et Menelaos sont
deux frères qui s’aiment ; ils épousent deux sœurs, les filles de Tyndareus
roi de Sparte, Klytæmnêstra et Hélène ; car Hélène, née réellement de Zeus,
passe pour la fille de Tyndareus[23]. Le roi des hommes règne à Mykênæ ; Menelaos
succède à Tyndareus à Sparte. Je parlerai ailleurs de l’enlèvement d’Hélène,
et du siége de Troie qui en résulta ; actuellement je ne fais que toucher les
légendes de la famille des Atrides. Menelaos, en revenant de Troie avec
Hélène qu’il a recouvrée, est poussé au loin par les tempêtes dans les
contrées lointaines de Bien différent est le destin du roi des hommes, Agamemnôn. Pendant son absence, Ægisthos, fils de Thyestês, peu enclin à la guerre, avait séduit son épouse Klytæmnêstra, en dépit de l’avertissement spécial des dieux, qui, veillant sur cette famille privilégiée, avaient envoyé exprès leur messager Hermês pour le détourner de cet attentat[25]. Un vénérable barde avait été laissé par Agamemnôn auprès de son épouse comme compagnon et conseiller, et tant que ce gardien fut auprès d’elle, 1Egisthos la poursuivit en vain de ses sollicitations. Mais il se débarrassa du barde en l’envoyant périr dans une île déserte, et alors il gagna facilement Klytæmnêstra restée sans défenseur. Ignorant ce qui s’était passé, Agamemnôn revint de Troie, victorieux et plein d’espoir, dans son pays natal ; mais il était à peine débarqué qu’Ægisthos l’invita à un banquet, et là, avec l’aide de la perfide Klytæmnêstra, dans la salle même où, au milieu de l’allégresse, on lui adressait des félicitations, il le massacra, lui et ses compagnons comme des bœufs attachés à la mangeoire. Sa concubine Kassandra, la prophétesse, fille du roi Priam, périt avec lui de la main de Klytæmnêstra elle-même[26]. Orestês, enfant, le seul rejeton mâle d’Agamemnôn, fut enlevé par sa nourrice, et placé en sûreté dans la demeure du Phôkien Strophios. Pendant sept ans, Ægisthos et Klytæmnêstra régnèrent tranquillement à Mykênæ sur le trône d’Agamemnôn, leur victime. Mais, dans la huitième année, la vengeance annoncée par les dieux vint les surprendre : Orestês, devenu homme, revint et vengea son père, en tuant Ægisthos, d’après Homère ; des poètes postérieurs ajoutent sa mère aussi. Il recouvra le royaume de Mykênæ et succéda à Menelaos dans celui de Sparte. Hermionê, l’unique fille de Menelaos et d’Hélène, fut envoyée dans le royaume des Myrmidons en Thessalia, comme fiancée de Neoptolemos, fils d’Achille, conformément à la promesse faite par son père pendant le siége de Troie[27]. Ici finit la légende homérique des Pélopides ; où l’action finale d’Orestês est citée comme un fait glorieux et sans exemple[28]. Les poètes postérieurs firent beaucoup d’additions : ils insistèrent sur ses remords causés par le meurtre de sa mère, sur son pardon péniblement obtenu et sur son amitié dévouée à l’égard de Pyladês ; ils y mêlèrent aussi une foule de contes intéressants, concernant ses soeurs Iphigeneia et Elektra, et sa cousine Hermionê — noms naturalisés dans tout climat et incorporés dans toute forme de poésie. Ces poètes n’eurent aucun scrupule de s’éloigner d’Homère, et de donner d’autres généalogies relativement aux principaux personnages de la famille des Pélopides. Dans l’Iliade et dans l’Odyssée, Agamemnôn est fils d’Atreus ; dans les Eoiai hésiodiques et dans Stésichore, il est né de Pleisthenês, le fils d’Atreus[29]. Dans Homère, il est désigné spécialement comme régnant à Mykênê ; mais Stésichore, Simonide et Pindare[30] le représentaient comme avant et résidé et péri à Sparte ou à Amyklæ. Selon les anciens vers cypriens, Hélène était représentée comme fille de Zeus et de Nemesis ; dans l’un des poèmes hésiodiques, elle paraissait comme une nymphe océanique, fille d’Okeanos et de Téthys[31]. Les différences généalogiques, même quant aux personnes des principaux héros et des principales héroïnes, sont beaucoup trop nombreuses pour être citées, et il n’est pas non plus nécessaire de s’en occuper, excepté quand leur objet est l’effort inutile tenté pour faire de telle parenté légendaire la base d’un récit historique ou d’un calcul chronologique. Les poèmes homériques représentent probablement cette forme de la légende concernant Agamemnôn et Orestês, qui avait cours et était populaire parmi les colons æoliens. Orestês était le grand chef héroïque de l’émigration æolienne ; on suppose que lui, ou ses fils, ou ses descendants ont conduit les Achæens chercher une nouvelle patrie, quand ils ne pouvaient plus résister à l’invasion dôrienne. Les grandes familles de Ténédos et d’autres cités æoliennes, même pendant les temps historiques, tenaient à honneur de faire remonter leurs généalogies à cette illustre source[32]. Les légendes se rattachant au culte héroïque de ces ancêtres mythiques forment la base du caractère et des attributs d’Agamemnôn et de sa famille, tels que les dépeint Homère, qui désigne Mykênæ comme la première ville du Péloponnèse, et Sparte seulement comme la seconde ; la première de ces villes est la résidence spéciale du roi des hommes ; la seconde est celle de son frère plus jeune, inférieur à lui ; c’est toutefois encore le séjour d’un membre de la famille princière des Pélopides et, de plus, le lieu de naissance de la divine Hélène. Sparte, Argos et Mykênæ sont toutes trois désignées dans l’Iliade par la déesse Hêrê comme ses villes favorites[33] ; cependant les rapports entre Mykênæ et Argos, bien que les deux villes ne fussent qu’à quatre lieues environ l’une de l’autre, sont beaucoup moins intimes que ceux qui existent entre Mykênæ et Sparte. Quand nous réfléchissons sur la manière toute particulière dont Homère identifie Hêrê avec l’armée grecque et avec son chef, — car elle veille sur les Grecs avec l’active sollicitude d’une mère, et son antipathie contre les Troyens est implacable a un point que Zeus ne peut comprendre[34], — et quand nous rapprochons de ce fait l’existence de l’antique et vénéré Hêræon, ou temple de Hêrê, près de Mykênæ, nous pouvons nous expliquer en partie la prééminence donnée à Mykênæ dans l’Iliade et dans l’Odyssée. Le Hêræon était situé entre Argos et Mykênæ ; dans les temps postérieurs, ses prêtresses furent nommées et ses affaires administrées par les Argiens ; mais comme il était beaucoup plus rapproché de Mykênæ que d’Argos, nous pouvons conclure avec probabilité que dans l’origine il appartenait a la première, et que le pouvoir croissant de la dernière leur permit d’usurper un privilège religieux qui était toujours un objet d’envie et de lutte pour les communautés grecques. Les colons æoliens emportèrent sans doute avec eus dans leur émigration les légendes divines et héroïques, aussi bien que le culte, les rites et le cérémonial du Hêræon ; et dans ces légendes, le rang le plus élevé était attribué d’ordinaire à la cité la plus voisine du temple et chargée de l’administrer. Mykênæ conserva son indépendance même jusqu’à l’invasion des Perses. Quatre-vingts de ces citoyens, pesamment armés, dans les rangs de Léonidas aux Thermopyles, et un nombre non inférieur à Platée, soutinrent l’éclatante célébrité héroïque de leur ville à une époque de danger, quand Argos plus puissante se déshonorait par une neutralité, véritable trahison. Très peu de temps après, Mykênæ fut asservie et ses habitants chassés par les Argiens. Bien que cette cité conservât si longtemps une existence séparée, dans les derniers temps son importance s’était réduite à rien, tandis que celle de la dôrienne Argos avait grandi considérablement, et celle de la dôrienne Sparte plus encore. Le nom de Mykênæ occupe une place souveraine et
impérissable dans l’Iliade et dans l’Odyssée ; mais toutes les fluctuations
postérieures de la légende tendent à exalter la gloire d’autres villes à ses
dépens. La reconnaissance des jeux Olympiques comme grande fête religieuse du
Péloponnèse mit en vogue cette généalogie qui rattachait Pélops à Pisa ou à
Elis et l’enlevait à Mykênæ. De plus, dans les poèmes des grands tragiques
athéniens, Mykênæ est constamment confondue avec Argos et traitée comme ne
faisant qu’un avec cette ville. Si un citoyen quelconque de Mykênæ, chassé à
l’époque de sa réduction définitive par les Argiens, eût assisté à Athènes à
un drame d’Eschyle, de Sophocle ou d’Euripide, on eût entendu réciter une ode
de Pindare, c’est avec douleur et indignation qu’il aurait vu donner à la
ville de ses oppresseurs une part dans les gloires héroïques de sa propre
patrie[35]. Mais le grand
ascendant politique acquis par Sparte contribua bien plus encore à rabaisser
Mykênæ, en disposant les poètes qui suivirent à traiter le chef de l’armement
grec contre Troie comme ayant été un Spartiate. On a déjà dit que Stésichore,
Simonide et Pindare adoptèrent cette version de la légende. Nous savons que
Zeus Agamemnôn, ainsi que le héros Menelaos, étaient adorés dans la Dôrienne
Sparte[36] ; et le
sentiment d’identité intime, aussi bien que d’orgueil patriotique, qui avait
grandi dans les esprits des Spartiates et se rattachait au nom d’Agamemnôn,
trouvait un puissant argument dans la réponse du Spartiate Syagros à Gelôn de
Syracuse, à l’époque de l’invasion des Perses en Grèce. On sollicitait Gelôn
de prêter son aide dans le danger qui menaçait |
[1] Hésiode, II, 117. Fragm. Epic. Græc. Düntzer, IX. Κύπρια, 8. Et l’Hymne homérique, Apoll., 419, 430, et Tyrtée, Fragm. 1.
Le Schol. ad Iliad., IX, 246, donne à entendre que le nom IIE),orâvvraoç se rencontrait dans une ou dans plusieurs des épopées hésiodiques.
[2] Iliade, IX, 37. Cf. II, 580.
[3] Iliade, II, 101.
[4] Iliade, XIV, 491. Hésiode, Théogonie, 441. Homère, Hymn. Mercur., 526-568. Cf. Eustathe, ad Iliade, XVI, 182.
[5] Iliade, III, 72 ; VII, 363. Dans les Eoiai hésiodiques étaient les deux vers suivants (Fragm. 55, p. 43, Düntzer) et Tyrtée, Fragm. 9, 4.
[6] Odyssée, IV, 45-71.
[7] Diodore, IV, 77. Homère, Odyssée, XI, 582. Pindare donne une version différente au châtiment infligé à Tantalos : une énorme pierre était perpétuellement suspendue au-dessus de sa tête, menaçant de tomber (Olymp., I, 56 ; Isth., VII, 20).
[8] Pindare, Olymp., I, 45. Cf. l’opinion d’Iphigeneia dans Euripide, Iph. Taur., 387.
[9] Sappho (Fragm. 82, Schneidewin). Sappho attribuait à Niobê dix-huit enfants (Aulu-Gelle, N. A., XX, 7) ; Hésiode lui en donnait vingt ; Homère, douze (Apollodore, III, 5).
L’historien lydien Xanthos présentait une histoire totalement différente et de la généalogie et des malheurs de Niobê (Parth., Narr., 33).
[10] Ovide, Métamorphoses, VI, 164-311. Pausanias, I, 21, 5 ; VIII, 2, 3.
[11] Apoll. Rhod., I, 358, et Schol. ; Ister. Fragm. 59, Dindorf ; Diodore, IV, 74.
[12] Diodore, IV, 74.
[13] Pausanias (VI, 21, 7) avait lu leurs noms dans les Eoiai hésiodiques.
[14] Pindare, Olymp., I, 140. La course de chars de Pélops et d’Œnomaos était représentée sur le coffre de Kypselos à Olympia : les chevaux du premier étaient figurés avec des ailes (Pausanias, V, 17, 4). Phérécyde donnait la même histoire (ap. Schol. ad. Sophocle, Électre, 504).
[15] Hérodote et d’autres mentionnent comme un fait remarquable que jamais on n’élevait de mulets sur le territoire éleien : un Eleien qui désirait avoir un mulet envoyait sa jument pour le temps nécessaire hors du pays. Les Eleiens eux-mêmes attribuaient ce phénomène à une incapacité jetée sur la contrée par une malédiction tombée des lèvres d’Œnomaos (Hérodote, IV, 30 ; Plutarque, Quæst. Græc., p. 303).
[16] Pausanias, V, 1, 1 ; Sophocle, Électre, 508 ; Euripide, Oreste, 985, et Schol. ; Platon, Cratyle, p. 395.
[17] Apollodore, II, 4, 5. Pausanias, II, 30, 8 ; 26, 3 ; V, 8, 1. Hésiode, ap. Schol., ad Iliade, XX, 116.
[18] Thucydide, I, 5.
[19] Nous trouvons deux légendes distinctes concernant Chrysippos : son enlèvement par Laios, roi de Thêbes, sur lequel roulait la pièce aujourd’hui perdue d’Euripide, appelée Chrysippos (V. Welcker, Griech. Tragoedien, II, p. 536), et sa mort par les mains de ses demi-frères. Hygin (f. 85) les réunit toutes les deux en une seule.
[20] Thucydide, I, 9. D’après Hellanicus, Atreus, le fils aîné, retourne à Pisa, après la mort de Pélops, avec une grande armée, et se rend maître de la principauté de son père (Hellanicus, ap. Schol., ad. Iliade, II, 105). Hellanicus ne semble pas avoir été aussi jaloux que Thucydide de faire concorder l’histoire avec Homère. La généalogie circonstanciée donnée dans le Schol. ad. Eurip., Oreste, 5, fait résider Atreus et Thyestês, pendant leur exil, à Makestos en Triphylia : elle est donnée sans aucune autorité spéciale, mais peut bien venir d’Hellanicus.
[21] Eschyle, Agamemnon, 1204, 1253, 1608 ; Hygin. 86 ; Attii Fragm.19.
[22] Hygin, fab. 87-88.
[23] C’est ainsi que nous devons dire, en nous conformant aux idées de l’antiquité : Cf. Homère, Iliade, XVI, 176, et Hérodote, VI, 53.
[24] Homère, Odyssée, 280-300 ; IV, 83-560.
[25] Odyssée, I, 38 ; III, 310.
[26] Odyssée, III, 260-275 ; IV, 512-537 ; XI, 408. Dinias, dans ses Argolica, et d’autres historiens de ce pays, fixaient le jour précis au meurtre d’Agamemnôn — le treize du mois Gamêliôn (Schol. ad Soph., Elect., 275).
[27] Odyssée, III, 306 ; IV, 9.
[28] Odyssée, I, 299.
[29] Hésiode, Fragm. 60, p. 44, éd. Düntzer ; Stesich., Fragm. 44, Heine. Le Schol. de Sophocle, Elect., 539, à propos d’une autre différence entre Homère et les poèmes hésiodiques au sujet des enfants d’Hélène, fait observer que nous ne devons pas détourner notre attention de ce qui est moral et salutaire pour nous dans les poètes, pour pointiller sur leurs contradictions généalogiques.
Welcker s’efforce en vain de montrer que Pleisthenês fut, dans le principe, introduit comme père d’Atreus, non comme son fils (Griech. Tragoed., p. 68&).
[30] Schol. ad Euripide, Oreste, 46. Pindare, Pyth., XI, 31 ; Nem., VIII, 21. Stésichore avait composé une Όρέστεια, copiée en bien des points sur une Oresteia lyrique encore plus ancienne de Xanthos. Cf. Athénée, XII, p. 513, et Élien, V. II, IV, 26.
[31] Hésiode, ap. Schol. ad Pind., Nem. X, 150.
[32] V. l’ode de Pindare adressée à Aristagoras de Ténédos (Nem., XI, 35 ; Strabon, XIII, p. 582). Il y avait des Penthilides à Mitylênê, issus de Penthilos, fils d’Orestês (Aristote, Polit., V, 8, 13, Schneid.).
[33] Iliade, IV, 53. Cf. Euripide, Hêrakleid, 350.
[34] Iliade, IV, 31, et XVIII, 358.
[35] V. la préface de Dissen à la dixième Nem. de Pindare.
[36] Clemens Alexand., Admonit. ad Gent., p. 24. V. aussi Œnomaus ap. Euseb., Præparat. Evangel., V, 28.
[37] Hérodote, VII, 159. Cf. Homère, Iliade, VII, 125. V. ce qui semble être une imitation du même passage dans Josèphe, de Bello Judaico, III, 8, 4.
[38] Pindare, Pyth., XI, 16.
[39] Hérodote, I, 68.
[40] Plutarque, Thêseus, c. 36 ; Kimôn, c. 8 ; Pausanias, III, 3, 6.