PRÉFACEIl y a bien des années que j’ai conçu la première idée de cette Histoire. C’était à une époque où les pages de Mitford principalement faisaient connaître au public anglais l’ancienne Hellas, et mon but, en l’écrivant, était non seulement de rectifier les assertions erronées quant aux faits contenus dans ce livre, mais encore de présenter les phénomènes généraux du monde grec sous un point de vue qui me semblait être plus juste et plus compréhensif. Toutefois, à ce moment, je n’avais pas le loisir nécessaire pour exécuter une vaste entreprise littéraire quelconque, et ce n’est que clans ces trois ou quatre dernières années qu’il m’a été possible de consacrer à cet ouvrage le soin continu et exclusif sans lequel, bien que l’on puisse arriver a éclaircir des points isolés, il n’est pas possible de produire aux veux du public, d’une manière digne de son attention, un sujet entier ou compliqué. Dans l’intervalle, l’état du monde littéraire en
Angleterre, au sujet de l’ancienne Hellas, a changé considérablement sous
plus d’un rapport. Si l’Histoire de Le libre esprit de critique qui distingue à un si haut
degré le docteur Thirlwall de Mitford lui appartient en propre : il y a
d’autres traits de supériorité qui lui sont communs avec son époque. En
effet, pendant la génération qui a suivi la publication de l’ouvrage de
Mitford, les études philologiques ont été poursuivies en Allemagne avec un
remarquable succès. La somme de faits et de documents, relativement modique,
transmise par le monde ancien, a été combinée et commentée de mille manières
différentes ; et si le nombre de nos témoins ne peut être augmenté, nous
avons du moins une foule d’interprètes pour saisir, répéter, amplifier et
expliquer leurs dépositions incomplètes et à peine intelligibles.
Quelques-uns des meilleurs écrivains dans cette branche de la science, —
Bœckh, Niebuhr, O. Müller, — ont été traduits dans notre langue ; par là le
public anglais a pu se former quelque idée des nouvelles lumières jetées sur
maints sujets de l’antiquité, grâce à l’inappréciable secours de l’érudition
allemande. Poètes, historiens, orateurs et philosophes de C’est ce tableau général qu’un historien de Exposer l’histoire d’un peuple qui le premier a éveillé .les facultés intellectuelles encore sommeillantes de notre nature, présenter les phénomènes helléniques comme servant à expliquer l’esprit et le caractère helléniques : telle est la tâche que je me propose dans le présent ouvrage ; non seins songer avec peine combien le résultat est au-dessous de l’intention, et non sans avoir la conviction plus pénible encore de l’impossibilité d’obtenir un plein succès, à cause d’un obstacle qu’aucun talent humain ne peut actuellement lever : l’insuffisance de témoignages originaux ; car, malgré les précieux travaux de tant d’habiles commentateurs, la somme des documents que nous avons sur le inonde ancien reste encore à un point déplorable au-dessous des exigences d’une curiosité éclairée. Noirs possédons seulement les épaves qui ont échappé au naufrage d’un navire échoué ; et, bien qu’il y ait parmi ces débris quelques-uns des plus, précieux articles d’une cargaison jadis si riche, si cependant on veut jeter les yeux sur les citations contenues dans Diogène de Laërte, dans Athénée ou dans Plutarque, ou sur la liste des noms que donne Vossius dans son livre de Historicis Grœcis, on verra avec douleur et surprise combien plus considérable est la partie engloutie sans retour, par suite de l’esclavage des Grecs eux-mêmes, de la décadence de l’empire romain, du changement de religion, et de l’invasion des conquérants barbares. Nous sommes par là réduits é, porter un jugement sur l’ensemble du monde hellénique, dans son infinie variété, d’après un petit nombre de compositions, excellentes, il est vrai, en elles-mêmes, mais portant trop exclusivement l’empreinte d’Athènes. On ne peut, en effet, trop exalter Thucydide et Aristote, à la fois comme investigateurs dans l’ordre des faits positifs, et comme esprits libres de sentiment local étroit ; mais, par malheur, on n’a pas conservé l’ouvrage de ce dernier écrivain, Recueil et comparaison des Constitutions de cent cinquante villes différentes, qui eût été pour nous la source la plus abondante de documents sur la vie politique des Grecs. D’autre part, Thucydide, dans sa concision, ne nous donne souvent qu’un seul mot là où une phrase n’eût pas été de trop, et des phrases que nous serions heureux de voir développées en paragraphes. Une telle insuffisance de matériaux originaux et dignes de
foi, si on la compare avec les ressources regardées à peine comme suffisantes
pour l’historien d’un royaume moderne quelconque, ne doit être ni dissimulée
ni atténuée, quelque grands que puissent être nos regrets. Je signale ici ce
point pour plus d’une raison. En effet, non seulement se trouve limitée par
là la somme de connaissances qu’un historien de La loi touchant la suffisance de preuves devrait être la
même pour les temps anciens que pour les temps modernes ; et le lecteur
trouvera dans cette Histoire, appliqués aux premiers, des critérium analogues
à ceux qui ont été depuis longtemps reconnus dans les seconds. Me rapprochant
de ce type, sans m’y astreindre avec la dernière rigueur, je fais commencer
l’histoire réelle de là Grèce à la première Olympiade dont il soit fait
mention, c’est-à-dire en 776 avant J.-C. Les esprits habitués aux usages
jadis universels, et qui ne sont pas rares encore aujourd’hui, usages suivis
dans les recherches concernant le monde ancien, pourront croire que je
retranche un millier d’années des annales de l’histoire ; mais, quant à ceux
qui prennent pour règle d’évidence M. Hallam, M. Sismondi, ou tout autre
historien d’événements modernes, je suis certain qu’ils me jugeront plutôt
facile et crédule qu’exigeant ou sceptique. Car, à vrai dire, les monuments
historiques dignes de ce nom , ne commencent que longtemps après cette date ;
et, si l’on considère de bonne foi l’extrême pénurie de faits attestés pendant
les deux siècles qui ont suivi l’an 776 avant J.-C., personne ne sera étonné
d’apprendre que l’état de Les temps que j’écarte par là de la région de l’histoire ne peuvent être distingués qu’à travers une atmosphère différente, celle de la poésie épique et de la légende. Confondre ces objets disparates, c’est, à mon avis, user d’un procédé absolument contraire à l’esprit philosophique. Je décris les temps plus anciens séparément, tels qu’ils ont été conçus par la foi et par le sentiment des premiers Grecs, et tels qu’ils sont connus seulement au moyen de leurs légendes, sans me permettre de mesurer la quantité, grande ou petite, d’éléments historiques que ces légendes peuvent renfermer. Si le lecteur me reproche de ne pas l’aider dans cette appréciation, s’il me demande pourquoi je n’enlève pas le rideau pour découvrir le tableau, je répéterai la réponse du peintre Zeuxis à la même question, qui -lui fut faite quand il exposa son chef-d’œuvre d’art imitatif : Le tableau, c’est le rideau. Ce que nous lisons maintenant comme poésie et légende était jadis de l’histoire généralement acceptée, et la seule véritable histoire de leur passé que les premiers Grecs pussent, concevoir ou goûter : rien n’est caché derrière le rideau, qu’aucun art pie pourrait tirer. J’entreprends simplement de le montrer tel qu’il est, non de l’effacer, et encore moins de le repeindre. Les trois quarts des deux volumes que je présente maintenant au public sont destinés à jeter du jour sur cette époque de foi historique, telle qu’elle se distingue de l’époque postérieure de raison historique ; à faire voir sa base établie dans l’âme humaine, c’est-à-dire une interprétation de la nature, religieuse, personnelle et répandue partout ; à l’éclairer par une comparaison avec les mêmes habitudes intellectuelles dans les premiers temps de l’Europe moderne ; â montrer sa richesse et sa variété infinies en sujets narratifs, sans grand soin des rapports logiques entre les différents récits ; enfin, à exposer les causes qui ont dominé et en partie détruit l’antique sentiment épique, et introduit, à la place d’une foi littérale, un grand nombre de compromis et d’interprétations. L’époque légendaire des Grecs doit sa dignité et son charme particuliers aux poèmes homériques : aussi un chapitre entier leur est-il consacré, ainsi qu’aux autres poèmes compris dans l’ancienne poésie épique, et les noms de l’Iliade et de l’Odyssée devront en justifier la longueur. J’ai cru devoir ne pas négliger la controverse de Wolf dans l’état où elle est actuellement en Allemagne, et j’ai même hasardé quelques conjectures touchant la structure de l’Iliade. La société et les coutumes de l’âge héroïque, considérées comme connues en général, d’après les descriptions et les allusions d’Homère, sont également décrites sous un point de vue critique. Je passe ensuite à l’époque historique, qui commence en
776 avant J.-C. ; je fais précéder le récit de quelques remarques sur le’
traits géographiques de L’histoire de I. De 776 à 560 avant J.-C., avènement de Pisistrate à Athènes et de Crésus en Lydie. Il. Depuis l’avènement de Pisistrate et de Crésus jusqu’à la défaite et la`fuite de Xerxès. III. Depuis la défaite de Xerxès jusqu’à la fin de la guerre du Péloponnèse et la destruction d’Athènes. IV. Depuis la fin de la guerre du Péloponnèse jusqu’à la bataille de Leuktra. V. Depuis la bataille de Leuktra jusqu’à celle de Chæroneia. VI. Depuis la bataille de Chæroneia jusqu’à la fin de la génération d’Alexandre. Les cinq périodes qui vont de Pisistrate à la mort d’Alexandre et de sa génération présentent les actes d’un drame historique susceptibles d’être racontés dans une suite lumineuse et rattachés entre eux, comme par un fil, dans une sensible unité. J’entremêlerai, a leur véritable place, les aventures importantes, mais accessoires, des Grecs de Sicile et d’Italie, en intercalant à l’occasion, à propos des constitutions politiques, de la philosophie, de la poésie et de l’éloquence des Grecs, les observations qui sont nécessaires pour exposer l’activité multiple de ce peuple pendant sa courte, mais brillante carrière. Après la génération d’Alexandre, l’action politique de Je me propose d’amener l’histoire des sociétés grecques jusqu’à l’an 300 avant J.-C., c’est-à-dire jusqu’à la fin de la génération qui tire son nom d’Alexandre le Grand, et j’espère accomplir cette tâche entière en huit volumes. Pour les deux ou trois volumes suivants, j’ai déjà d’abondants matériaux préparés, et je publierai le troisième (peut-être le quatrième) dans le courant de l’hiver prochain. II y a de grands inconvénients à publier une partie d’une histoire séparée du reste ; car les phénomènes, à leurs diverses époques, ne peuvent être complètement compris sans la lumière dont ils s’éclairent mutuellement. Mais cet usage est devenu habituel, et n’est en effet que trop justifié par cette vérité bien connue, que la courte durée de la vie humaine ne permet pas les longues espérances. Cependant il m’est impossible de ne pas craindre que nies deux premiers volumes ne perdent dans l’estime de plus d’un lecteur pour paraître seuls, et que les esprits qui apprécient les Grecs pour leur philosophie, leur politique et leur éloquence, ne regardent les anciennes légendes comme indignes d’attention. Et il faut avouer que le sentiment, attribut caractéristique de l’esprit grec, sa veine religieuse et poétique, s’y montrent dans un relief disproportionné, si on les compare avec ces facultés plus vigoureuses et plus mâles, avec cette puissance d’action, d’organisation, de jugement et de spéculation, qu’on verra exposée dans les volumes suivants. Toutefois, je me permets d’avertir à l’avance le lecteur qu’il se présentera dans la vie politique ultérieure des Grecs des circonstances nombreuses qu’il ne saisira pas, s’il n’est pas initié à la marche de leurs sociétés légendaires. Il ne comprendra pas la folle terreur du public athénien pendant la guerre du Péloponnèse, à propos de la mutilation des statues appelées Hermœ, s’il n’entre pas dans l’idée qui lui faisait rattacher sa stabilité et sa sécurité à l’habitation des dieux dans sa patrie ; il ne pourra non plus exactement apprécier l’habitude qu’avait le roi de Sparte dans les expéditions militaires, quand il offrait ses sacrifices publics quotidiens en faveur de son armée et de son pays, de toujours remplir ce devoir du matin immédiatement avant le lever du soleil, à l’effet de pouvoir prendre les devants pour obtenir la faveur des dieux[1], s’il n’est point familier avec la conception homérique de Zeus allant se reposer le soir, se réveillant pour se lever à l’aurore, et quittant les côtés d’Hêrê aux bras blancs. L’occasion, en effet, se présentera souvent de faire remarquer combien ces légendes donnent de jour et de vie aux phénomènes politiques des temps suivants, et maintenant j’ai seulement à insister sur la nécessité de les considérer comme le commencement d’une suite, et non comme un ouvrage entier. Londres, PRÉFACE À
|
Grecs |
Latins |
Grecs |
Latins |
Zeus |
Jupiter |
Athênê |
Minerve |
Poseidôn |
Neptune |
Artémis |
Diane |
Arès |
Mars |
Aphroditê |
Vénus |
Dionysos |
Bacchus |
Eôs |
L'Aurore |
Hermès |
Mercure |
Hestia |
Vesta |
Hélios |
Le Soleil |
Letô |
Latone |
Hêphœstos |
Mercure |
Dèmêtèr |
Cérès |
Hadès |
Pluton |
Hêraklès |
Hercule |
Hêrê |
Junon |
Asklêpios |
Esculape |
Quelques mots sont nécessaires ici touchant l’orthographe des noms grecs adoptée dans la table ci-dessus, et en général dans toute cette Histoire. Je me suis approché aussi prés que je l’ai osé des lettres grecques, de préférence aux lettres latines ; et à cet égard je tente une innovation que, sans aucun douté, je justifierais facilement aux yeux de tout Anglais lettré sans prévention ; car l’usage ordinaire de substituer dans un nom grec le c anglais au k grec est, en vérité, une incorrection si manifeste, qu’on ne peut le défendre par aucune raison valable. Notre k répond exactement et en tout point au k grec : nous avons ainsi le moyen de représenter le nom grec pour l’œil aussi bien que pour l’oreille, et cependant nous prenons gratuitement la mauvaise lettre de préférence à la bonne. Et le précédent des Latins est ici plutôt contre nous qu’il n’est en notre faveur, car leur c coïncidait réellement pour le son avec le k grec, tandis que notre c s’en éloigne complètement, et devient une s devant e, i, œ, et y. Quoique notre c se soit tant écarté pour le son du e latin, cependant il y a quelque raison pour que nous continuions à en faire usage en écrivant des noms latins, parce que ainsi nous représentons le nom pour l’œil, sinon pour l’oreille. Mais ce n’est pas le cas lorsque nous employons notre c pour désigner le Z, grec, car nous nous éloignons ici de la forme primitive qui frappe la vue autant que de celle qui frappe l’ouïe ; tandis que nous défigurons l’incomparable euphonie de la langue grecque par ce sifflement multiplié qui est le trait le moins engageant de la nôtre. Les philologues allemands emploient aujourd’hui universellement le k en écrivant les noms grecs, et je l’ai adopté dans une très large mesure dans cet ouvrage, en faisant exception pour certains noms que le lecteur anglais a été tellement habitué à entendre prononcer avec le c, qu’on peut les considérer comme étant presque devenus anglais. De plus, j’ai marqué l’e long et l’o long — η, ω — d’un accent circonflexe quand ils se rencontrent dans la dernière syllabe ou dans la pénultième d’un nom[4].
[1] Xénophon, République Lacédémonienne, ch. XIII, 3.
[2] Ch. III du 2e vol. et ch. II de la traduction.
[3] Ch. VIII du 3e vol.
[4]
Approuvant entièrement le système adopté par le savant et illustre auteur de
l’histoire de