En faisant un large emploi de la méthode comparative, pour déterminer l’évolution de la solidarité familiale dans le droit criminel des Grecs, on semble peut-être nier l’originalité d’un peuple si profondément original. De fait, on la précise. Dans toutes les sociétés qui sont sorties du régime patriarcal, les coutumes et les institutions juridiques gardent de leur origine commune des traits identiques. Elles se transforment suivant les mêmes lois. Mais ces métamorphoses s’accomplissent avec une rapidité inégale, et les conditions nécessaires ne se rencontrent pas toujours. Voici un pays qui a passé très vite de la vengeance et de la responsabilité collective au principe de la solidarité sociale et de l’individualisme. Si la plupart de ses cités n’ont pas poussé sur ce chemin jusqu’à la dernière étape, retenues par un préjugé politique, l’une d’elles, emportée par l’élan d’une nature généreuse, guidée par la conscience d’un intérêt supérieur, touchait au but, lorsqu’elle fut arrêtée par le destin. Précocité de la Grèce dans le monde, précocité d’Athènes dans la Grèce : tels sont les faits généraux qui se dégagent de notre étude. I. — Dans la période la plus ancienne, celle qui s’étend jusqu’à la fin des siècles homériques, le γένος, malgré sa décadence, conserve dans la cité son organisation particulière. Il a encore sa souveraineté. Les petits groupes dont se compose la grande communauté n’admettent pas qu’elle s’occupe de leurs affaires intérieures, ni même qu’elle intervienne d’autorité dans leurs sanglantes querelles. Chaque famille a pour les siens sa justice, la θέμις consacrée par ses dieux. D’une famille à l’autre, les relations de paix ou de guerre sont réglées par un ensemble de coutumes, la δίκη. Mais déjà, sans que l’État y soit pour rien, la δίκη va puiser assez de force dans la conscience du peuple, la δήμου φάτις, pour altérer de bonne heure la solidarité absolue du γένος primitif. Spontanément, avec la clairvoyance du coeur, elle va établir une distinction remarquable entre les conséquences de la solidarité familiale. Tant que le régime patriarcal avait sa vigueur originelle, tous les membres du γένος étaient solidaires, soit pour demander satisfaction d’une offense, soit pour subir de leurs corps ou de leurs biens la peine d’un crime commis par un seul. En général, les peuples diminuent peu à peu les obligations de la famille proportionnellement à ses droits ; chez les Grecs, la δίκη va faire une différence énorme entre la solidarité active et la solidarité passive. S’il s’agit de revendications ou de représailles à exercer, surtout après un meurtre, le γένος marche à l’ennemi en rangs compacts. Tous les parents sont là, liés les uns aux autres par le devoir. Les morts mêmes combattent avec les vivants, puisque les vivants combattent pour les morts. Libre à la partie lésée de se venger ou de se faire payer une composition. Son droit n’est éteint que du jour ou elle y renonce formellement par une réconciliation solennelle. La vendetta, l’αΐδεσις avec la remise de la ποινή, la φιλότης, toutes ces coutumes sont celles des sociétés les plus rudimentaires. L’avenir ne se fait encore jour que bien timidement. Observez cependant quels concours sont assurés à la famille offensée. Les alliés mêmes qui fortifient ses privilèges font présager comment ils seront ruines. Ces έται, qui s’entraident dans leurs vengeances descendent de générations qui avaient conscience d’une parenté lointaine ; ils ne sont déjà plus que les membres d’associations politiques, des φράτορες pareils à ceux que connaîtra Dracon. Ces voisins qui se garantissent la tranquille possession de leurs terres et de leurs bestiaux ont hérité d’obligations qui se transmettaient jadis avec le sang ; le village forme déjà une communauté territoriale et n’est plus l’habitat d’un γένος. Bon gré mal gré, pour obtenir une juste réparation, la personne lésée a souvent besoin de s’adresser à d’autres qu’à ses parents. Il faut donc qu’elle tienne compte de l’opinion publique. L’intérêt crée ainsi le devoir social. Avec une puissance grandissante, une morale supérieure à celle de la famille oblige la famille à se contenter d’argent, au lieu de prendre du sang. Réserves importantes, et qui pourtant laissent intact le principe de la vengeance privée. Mais, dès les temps épiques, la famille ne répond plus guère des actes perpétrés par l’un de ses membres. La férocité avec laquelle les héros de la légende tuaient indistinctement tous les parents de leurs ennemis n’est plus approuvée par les contemporains d’Homère. Il n’y a pas de force publique pour empêcher de pareils excès, et ils peuvent toujours se produire. D’où vient cependant qu’ils soient si rares ? C’est l’effet d’une coutume qui a existé partout, mais qui n’a été nulle part autant qu’en Grèce féconde en résultats précoces. L’abandon noxal, qui s’est perpétué dans les législations écrites des peuples à haute civilisation, n’a pas servi seulement, dans les sociétés primitives, à libérer le propriétaire responsable pour sa bête ou pour son esclave ; il n’a pas seulement présenté cet avantage de concentrer toutes les responsabilités résultant d’un accident mortel sur un objet inanimé ; il a encore permis à la famille impliquée dans un crime d’échapper à tout châtiment par l’expulsion du coupable. La renonciation formelle de la famille à la solidarité créa la responsabilité personnelle, et lui donna pour sanction obligatoire l’exil. Telle fut la pratique ordinaire dans la Grèce homérique. La δίκη ne voulait plus qu’une responsabilité collective fut mise en jeu par des conflits privés. Seule la communauté se réserva de prendre des mesures collectives contre des familles entières ou même contre d’autres communautés. II. — Quand la juridiction sociale s’établit aux dépens de la famille désorganisée, l’État n’a donc, pour les questions de solidarité passive, qu’à s’en tenir aux règles du vieux temps. Son rôle n’en est pas moins considérable. Il n’innove pas, mais il consolide. D’un progrès qui était toujours à la merci des passions il fait une conquête définitive. La force se met au service de l’équité : la société tout entière se porte à la défense des innocents. Comme pour rendre plus éclatante la valeur morale des lois contre la vengeance collective, il se trouve que la seule de ces lois qui nous soit connue dans sa teneur authentique a été promulguée dans le pays sacré de l’Élide, au nom de Zeus Olympien. Mais toutes les grandes réformes, si simples qu’elles paraient, se hérissent de détails embarrassants. Celle-ci fait surgir des problèmes que compliquent des divergences d’intérêts matériels. Ils reçoivent leur solution, et dans un régime de propriété familiale on introduit la responsabilité pécuniaire de l’individu. Quant à la solidarité active, elle avait beau se rompre d’elle-même, la famille s’obstinait à en renouer les liens épars. C’était sa puissance politique, c’étaient ses traditions les plus vénérées qu’elle cherchait à maintenir, mais une force mystérieuse travaillait contre elle et la mimait sans cesse. Sa justice intérieure languissait, impuissante. Le droit de vengeance n’armait plus en faveur les uns des autres que les parents les plus proches. Le crime impuni s’étalait au grand jour. Le monde passait par l’âge de fer. Aux défaillances du droit privé suppléa la religion. Elle avait toujours régi les coutumes propres à chaque γένος ; pour la première fois elle dicta des lois communes. Elle fit sortir la θέμις de la famille et l’installa dans la cité. Pour réussir dans cette œuvre, elle n’eut besoin que d’une idée nouvelle : cette idée, qui se répandit dans la seconde moitié du VIIIe siècle fut celle de la souillure attachée au meurtre et de la contagion répandue par cette souillure. Le forfait négligé par les parents devenait un danger public ; par l’excommunication, l’expulsion de la famille devint l’exil prononcé au nom du peuple. Tout ce que la religion gagnait était donc bénéfice pour l’État. Faute d’un sacerdoce fortement constitué, les infractions sociales ne pouvaient être réprimées que par la juridiction sociale. La δήμου φάτις, s’inspirant de croyances jadis inconnues, changea les décisions arbitrales des tribunaux en sentences obligatoires. Ainsi, la justice de la cité, franchement laïque malgré ses origines, était de par ses origines, résolument opposée aux droits de la famille. Ce double caractère explique le rapide déclin d’institutions qui répandirent leurs bienfaits en Grèce, comme partout ailleurs, mais qui là disparurent à temps pour ne pas entraver de nouveaux progrès. Le combat judiciaire, jugement d’Arès, permit d’éviter les larges effusions de sang, sans être maintenu par la superstition populaire comme moyen de preuve. La cojuration servit à remplacer définitivement la vengeance par la vindicte judiciaire, et dès lors se scinda de façon à donner naissance au témoignage juré des citoyens quelconques et au privilège familial de l’accusation. On en était là, quand on sentit le besoin de fixer les coutumes par écrit. En général, les premiers législateurs furent favorables à l’État. Les familles de l’aristocratie avaient longtemps défendu leur monopole de formules : elles savaient bien pourquoi, parmi toutes les solutions possibles, prévalurent celles qui donnaient le plus d’autorité aux tribunaux. Les sanctions pénales furent fixées, barrière infranchissable opposée aux revendications des familles. L’État demanda même, dans certains cas où le coupable devait parer un dédommagement pécuniaire, à partager avec les offensés, transformant la composition en amende. Enfin, le privilège exclusif qu’avait conservé la famille, de poursuivre ou de transiger, allait astre entamé à son tour, C’est dans Athènes, de Dracon à Solon, qu’on peut suivre le changement de la vindicte familiale en vindicte publique. Le code de Dracon subordonne encore tout à la nécessité capitale de réfréner la vendetta. Si la famille lésée consent à transiger avec l’offenseur, tout est pour le mieux. Ce gui est inadmissible, c’est qu’elle se lasse justice. Les lois, avec une rigueur implacable, lui offrent toutes les satisfactions où peut prétendre un juste ressentiment, mais exigent qu’elle s’adresse à des juges. Ce résultat, Dracon ne croit pas l’acheter trop cher en reconnaissant le principe de la souveraineté et de la solidarité familiales. Mais, là même, il fait d’importantes réserves. Le γένος de jadis est fractionné en petits groupes de parents que la loi isole. La transaction ne peut l’emporter sur les poursuites que si elle est acceptée par l’unanimité des parents : un seul peut forcer les autres à la décision la plus avantageuse pour la puissance de l’État. Dans la famille démembrée Dracon fait apparaître l’individu. Solon le dégage de la famille. Si l’on va au tond de toutes les réformes accomplies par le célèbre législateur, et qu’on se demande quelle est la conception essentielle qu’il a introduite dans le droit attique, pour lui permettre de suffire désormais aux besoins d’une grande démocratie, c’est à celte-là qu’il faut penser. Solon a démoli l’organisation des γένη, par cela seul qu’il a étendu à tous les citoyens les droits que se réservaient jusqu’alors les parents. Il a libéré la propriété des servitudes ancestrales, en supprimant le retrait lignager, en Faisant porter les biens de Famille à famille par les femmes, en autorisant le testateur à se choisir un héritier où il voulait. Il a prononcé l’affranchissement des personnes en considérant par principe les parents comme des citoyens quelconques et en ramenant au minimum les droits et les devoirs réciproques du père et des enfants. Fidèle à la règle qu’il s’est tracée, il a vu dans le crime un attentat contre l’ordre social, et non plus seulement une offense à un petit groupe de particuliers. Par suite, à côté des actions privées il a créé les actions publiques (les γραφαί). Il a donné à tout Athénien le droit de courir à la défense du faible qu’on opprime et de la loi qu’on viole. Et ainsi, la solidarité, qui semblait se réduire de plus en plus depuis des siècles, s’élargissait à l’infini. III. — Au moment où s’ouvre la période classique de la Grèce, les cités démocratiques ont leur tradition, comme les cités aristocratiques : les unes veulent rendre l’individu toujours plus indépendant, les autres préfèrent maintenir aux familles d’antique noblesse leur organisation et leurs privilèges. Si l’abolition de la solidarité familiale en droit criminel est un progrès, ce progrès va se faire par le développement de la démocratie grecque. Grâce à Sillon, Athènes avait déjà fourni un modèle au reste de la Grèce ; lorsqu’elle revint, après la tyrannie des Pisistratides, au régime démocratique et rit enregistrer par Clisthènes la mort politique des γένη, elle se mettait en état et presque dans l’obligation de marcher de L’avant dans la voie qui était devenue la sienne. Elle ne pouvait plus grand’chose contre la solidarité active de la famille. Il n’y avait qu’à laisser le système des γραφαί prendre son extension naturelle : il devait fatalement s’appliquer à des catégories de crimes toujours plus nombreuses. On ne se donnait même pas la peine de supprimer le privilège de la famille dans les lois de Dracon sur l’homicide. On les conserva, par un pieux respect, sans autre amendement qu’une restriction au droit de transiger. Solon avait interdit qu’un compromis entre particuliers fit opposition à un jugement acquis de l’Aréopage : c’était bien le moins, et l’on ne fit pas plus. L’άπαγωγή, loin d’être une précaution contre les complaisances ou les négligences des parents, fut seulement une arme supplémentaire entre leurs mains. A toute époque il arriva dans Athènes qu’un meurtrier n’eût rien à redouter, hors l’excommunication religieuse, si sa victime ne laissait pas de champions naturels. Mais les Athéniens, qui ne s’émouvaient pas de voir des coupables impunis, ne purent se taire à l’idée de condamner des innocents. La responsabilité collective, bannie du droit privé, avait trouvé dans le droit public un asile qui semblait inexpugnable. Depuis les temps les plus reculés, la communauté menacée dans son existence par une trahison ou un sacrilège s’était reconnu le droit de frapper sans pitié la famille du coupable. Contre la raison d’Etat réagit le sentiment d’humanité. La philanthropie des Athéniens, cette quintessence de civilisation et de démocratie, leur commanda de haïr le crime avec modération et d’aimer passionnément le malheur. Dans le droit criminel ils accomplirent avec persévérance leur oeuvre d’équité. L’histoire de la peine, a-t-on dit, est une abolition constante[1]. Si jamais l’aphorisme a été vrai, ç’a été pour l’histoire de la peine collective dans Athènes. La plupart des cités grecques rirent perpétuellement condamner à mort des familles entières. Les Athéniens avaient encore exécuté sommairement la femme et les enfants d’un traître, dans l’affolement des guerres médiques. Mais, déjà quelques années après, lorsqu’ils n’étaient plus exaspérés par la danger de la patrie, ils cherchaient le moyen d’éluder la cruelle sanction, en promettant la vie sauve aux fils de traître qui avaient fait preuve de civisme. Il leur suffit d’accorder aisément des lettres de rémission, pour arriver à l’abolition de la peine de mort collective. En fait, les sentences les plus sévères, les décrets les plus notoirement injustes que les Athéniens aient rendus depuis 480 n’ont jamais mené au supplice que les personnes reconnues coupables. Un seul document représente les contemporains de Démosthène châtiant le crime d’une femme par l’exécution de sa famille ; nais c’est un document suspect, et l’anecdote prouve seulement la maladresse du faussaire. La peine de l’atimie collective frappe un nombre de personnes toujours plus restreins avec une rigueur toujours plus mitigée, avant de disparaître. L’évolution commence dès le VIe siècle. L’arrêt prononcé centre les Alcméonides expulse un γένος entier, et, pour légitimer son retour, il faut un décret spécial de réhabilitation. Les Pisistratides ne sont bannis qu’avec leurs enfants : le reste de la famille ne quitte pas Athènes, et le peuple se contente, pour ne pas être victime de sa clémence, de prendre des précautions contre l’ingratitude en forgeant l’arme défensive de l’ostracisme. Enfin, quand Thémistocle est banni, sa femme et ses enfante ne le sont pas. Dès lors l’atimie qui se reporte du condamné sur ses descendants n’est plus qu’une dégradation civique. Sous cette forme, l’atimie héréditaire existait encore en 410, quand furent condamnés à mort Archeptolémos et Antiphon, et même en 403, quand fut rendu le décret de Patroclides. Mais, dès 399, année où Andocide prononçait son discours Sur les mystères, on ne savait plus ce qu’était cette peine collective. Que s’était-il passé dans cet intervalle de six ans ? L’avènement définitif de la démocratie, avec la révision générale des lois accomplie sous l’archontat d’Euclide, en 403. A partir de ce moment, Athènes ne connut plus l’atimie transmissible comme peine, mais uniquement comme moyen de contrainte à l’égard des débiteurs publics. La seule peine qui ne cessât jamais de faire pâtir le fils pour la faute du père, ce fut la confiscation des biens. Du moins les Athéniens voulurent qu’elle n’atteignit jamais le fils qu’indirectement. Il y avait un cas où il n’en était pas ainsi, celui où l’on confisquait les biens du condamné à mort. Ce cumul de peines n’était pas admis pour les crimes de droit commun ; mais il semblait juste pour les crimes politiques, et on le constate encore en 406. Il fut aboli par la réforme de 403 ; car, au IVe siècle, la confiscation n’aggrave plus la condamnation capitale, sauf dans les affaires de malversation, quand elle offre à l’Etat le moyen de rentrer dans ses biens. Athènes, dans son droit criminel, a donc rempli une mission d’affranchissement humain. Plusieurs causes expliquent que cette conduite ait toujours été méconnue. On n’a pas assez vu que l’omnipotence de l’État, dans l’antiquité grecque, n’était pais dirigée contre les droits de l’individu, niais les protégeait, au contraire, contre la tyrannie d’un régime familial qui se survivait à lui-même. On a trop souvent parlé d’un droit grec, qui n’a jamais existé avant que la conquête macédonienne et l’expansion de l’hellénisme eussent aboli les frontières des cités ; on a pu ainsi profiter de ce que certaines lois d’Athènes se retrouvent dans d’autres villes, pour attribuer aux Athéniens les excès qui souillèrent la Grèce en général et qui font précisément ressortir la brillante exception du droit attique. On s’est laissé impressionner par les vestiges de responsabilité transmissible que ce droit n’eut pas le temps d’effacer, sans s’apercevoir que la mansuétude der héliastes adoucissait la loi par la jurisprudence et aurait probablement obtenu la réforme suprême, celle de la loi sur la confiscation, si la liberté de la Grèce n’avait pas péri. Mais la véritable raison pour laquelle on n’a pu discerné dans le droit d’Athènes le principe de la responsabilité personnelle, c’est qu’on a subi l’obsession des souvenirs littéraires. Les personnages d’Eschyle semblent exprimer les idées juridiques de son temps, quand ils ne font que rappeler, sous forme de croyances religieuses, le droit périmé de temps très anciens. Nous nous imaginons volontiers que les spéculations des philosophes sont toujours en avance sur la réalité, tandis qu’il faudrait remarquer que Platon et Aristote, l’un par mysticisme, tous les deux par défiance du principe démocratique, devaient rester en deçà des plus obscurs sophistes dans la question de la responsabilité. Enfin, il est incontestable que les dogmes de la théologie grecque ont perpétué les principes primitifs de solidarité familiale et de responsabilité transmissible : la doctrine du châtiment héréditaire a toujours prévalu, chez les peuples de l’antiquité, sur la doctrine du châtiment personnel en un autre monde. La théodicée contredisait le droit positif dans l’Athènes du IVe siècle ; mais les contradictions de ce genre n’ont jamais gêné les consciences. Les dieux pouvaient s’en tenir éternellement à une règle rejetée par les meilleurs des hommes. Que la réforme juridique et le triomphe de la démocratie soient des faits contemporains, il n’y a pas là simple coïncidence, mais relation de cause à effet. En vertu de ses principes les plus constants, pour rester fidèle à la tradition de Solon et de Clisthènes aussi bien qu’à l’idéal récent de la u philanthropie u, le peuple athénien devait poursuivre d’une hostilité infatigable tout ce qui rappelait la solidarité de la famille et jeter a. bas en toute occasion quelque nouveau débris d’une institution détestée. Trop souvent, de nos jours, les historiens qui jugent le rôle d’Athènes distinguent son action politique et son action civilisatrice : pour l’une, leurs sarcasmes ; pour l’autre, leur admiration. L’une ne va pas sans l’autre. Tout ce qui s’est fait de grand dans Athènes a pour source un individualisme puissant qui a trouvé son expression sociale dans le régime de la démocratie et son expression juridique dans la théorie de la responsabilité personnelle. En renonçant aux plaisirs momentanés de la vengeance, malgré l’exemple de leurs adversaires, en refusant de sacrifier la justice à la raison d’État, les démocrates se prouvaient à eux-mêmes la supériorité de leur doctrine et servaient noblement leur cause. Intérêt de parti, soit ; mais c’est pour un parti le plus enviables des mérites et la gloire la plus solide, que son intérêt se confonde avec celui de la patrie et de l’humanité. On a toujours observé qu’après 403 Athènes échappa aux luttes atroces qui ensanglantèrent les autres villes. C’est qu’en cette ville bénie la victoire de la démocratie ne sema point de haines inexpiables. Ailleurs, jusqu’aux derniers jours de l’indépendance, la faction qui l’emporte se venge par des exécutions collectives, des bannissements et des confiscations en masse. Ici le parti qui triomphe, encore chaud de la bataille, proclame que nul ne sera jamais recherché pour leurs actes d’un autre et que les fils ne paieront pas les fautes des pères. La cité d’Athènes domina non seulement par les chefs-d’œuvre de l’art et de la littérature, mais aussi par les conceptions élevées de son droit. En tout elle mérita d’être appelée l’école de la Grèce, le Prytanée de la sagesse grecque, ou, comme l’a dit un poète inconnu qui s’érigeait en coryphée de l’avenir, l’Hellade de l’Hellade. Bien plus que Delphes, qui s’ensevelissait dans les vieilles croyances, elle fut le foyer commun et l’est toujours restée. FIN DE L’OUVRAGE |
[1] Von Ihering, Das Schuldmoment im röm. Privatrecht (Giessen, 1867), trad. de Meulenaëre, Paris, 1880, p. 4.