Si nous devions nous borner à l’étude de la solidarité familiale en droit commun, il nous suffirait de constater ici que depuis longtemps la justice des Grecs n’admettait plus la responsabilité collective dans les relations de la vie privée. Mais l’Etat, en emparant de presque tous les droits qui avaient appartenu à la famille, s’était arrogé celui de punir l’attentat contre les intérêts matériels et moraux de la communauté, sana réserver sa sévérité à la personne et à la propriété du coupable seul, il n’avait supprimé la responsabilité familiale que pour les cas où il devait pas lui même à en revendiquer le bénéfice. Data sa lutte réfléchie ou inconsciente contre l’organisation des γένη, il avait restreint ; leur solidarité passive comme leur solidarité active ; mais son attitude n’avait pu être identiquement la même envers l’un et l’autre de ces phénomènes sociaux. La solidarité active de la famille constituait un élément politique, qui limitait la puissance de la cité. La cité l’avait toujours combattue et, en définitive, ne lui laissait régir dans le droit criminel que l’action en homicide, dans le droit civil que la loi de succession. Le principe de solidarité passive, au contraire, n’avait jamais été défendu avec beaucoup de vigueur : dans chaque conflit une des deux parties au moins s’en trouvait mal. La cité aurait pu la ruiner de fond en comble ; elle en avait conservé tout ça qui pourrait lui servir. Nous allons donc avoir à suivre les manifestations de la responsabilité familiale dans les grands siècles de l’histoire grecque. Il nous faudra examiner les conséquences qu’elle entraîne, exécution capitale, atimie, confiscation, et chaque fois rechercher les progrès qu’a pu réaliser l’esprit de justice. Mais, auparavant, il est nécessaire d’être bien fixé sur les maximes qui règlent les questions de responsabilité dans le droit classique, afin de mieux apprécier les différences créées par la raison d’Etat. En principe, il est impossible de poursuivre au criminel, outre l’auteur du délit ou à sa place, un membre quelconque de sa famille. Les fautes et les peines sont personnelles, Si pourtant on peut être tenu pour responsable à raison d’un tiers en sa puissance, il ne peut s’agir de responsabilité pénale, mais uniquement de responsabilité civile. Le prix attaché par le droit criminel d’Athènes à la responsabilité exclusive de l’agent, quel qu’il soit, se mesure à la rigueur avec laquelle il est recherché dans les cas où la partie lésée pourrait être tentée de s’en prendre à un autre qu’à lui. Ce qui rappelle encore la responsabilité collective de jadis, ce sont les précautions prises contre elle, précautions qui ont toutes été nécessaires en leur temps et dont la plupart sont restées utiles. Quand noue avons regardé par quels procédés la coutume permet aux innocents de décliner toute responsabilité, nous avons pu observer la grandeur et la variété des services rendus par l’abandon noxal, en nous aidant surtout de documents laissés par les siècles postérieurs. Qu’on ramène maintenant ces témoignages à leur véritable date : la procédure qu’ils signalent a perdu l’importance capitale qu’elle avait dans le passé, par la durée de son action bienfaisante ; elle n’en reste pas moins une puissants garantie pour la responsabilité individuelle. L’abandon noxal de l’esclave permet au maître de dégager sa responsabilité civile[1], en se libérant de la responsabilité pénale[2], s’il n’est pas moralement complice[3]. La loi de Solon continue d’exiger que le chien qui a mordu un homme soit livré avec un carcan au cou : cas particulier de la règle qui souchet le propriétaire d’une bête malfaisante à l’alternative de l’abandon ou du dédommagement, sans plus. Des gens graves se réunissent dans un tribunal, près d’un temple, pour juger sans rire un morceau de bois ou une hache homicide, et, s’ils condamnant l’accusé, ils vont cérémonieusement le jeter au delà des frontières : ce n’est pas seulement pour que leur pays sait purifié, c’est encore pour que nul n’ignore qu’il n’y a pas d’autre coupable. Comme jadis, le principe de l’abandon noxal, en réglant la question générale des dommages causés par les agents naturellement irresponsables, règle la question particulière de la responsabilité du père à raison des délits commis par le pila mineur. La loi semble avoir fait le possible pour diminuer cette responsabilité : elle n’y réussit, comme on va le voir, qu’en exagérant la responsabilité des enfants. Sur les obligations délictuelles des enfants, nos textes ne disent rien de net. On peut toutefois discerner les dispositions générales des lois grecques en cette matière. Aristote[4], examinant jusqu’à quel point l’inconscience de l’Agent doit atténuer la criminalité de l’acte, distingue l’ivresse, inconsciente imputable, et l’enfance, inconscience de nature qui échappe à toute responsabilité. Nous avons là, vraisemblablement, la psychologie officielle du droit attique ; car ce que Démosthène admet pour les gaussions de la jeunesse, à savoir qu’elles peuvent servir d’excuse pour demander l’atténuation de la peine[5], est vrai a fortiori pour le manque de discernement propre à l’enfance. Mais comment le principe était-il appliqué ? Platon[6] vaut que l’enfance, placée au même rang que la folie, les nécessités pathologiques et l’imbécillité sénile, fasse obstacle à toute condamnation pénale pour dommage et ne comporte que la réparation au simple. Seulement, il excepte le crime d’homicide : à l’enfant qui a versé le sang il inflige un au d’exil et, en sas de retour prématuré sur la terre natale, deux ans d’emprisonnement. On n’oserait pas affirmer que la législation athénienne portât exactement les mêmes sanctions[7], bien qu’elle posât en principe la réparation au simple du dommage involontaire[8]. On peut dire, du moins, qu’elle établissait la même distinction entre les attentats contre les biens et les attentats contre les personnes, au regard de la criminalité infantile. L’entant était soumis à la responsabilité pénale de l’homicide. On est surpris au premier abord de constater tant de sévérité chez les Athéniens. Sans doute le châtiment exceptionnel de l’enfant homicide est d’accord avec les idées des Grecs sur la souillure du meurtre. Pour éviter toute contagion, il fallait éloigner l’enfant taché de sang, et les esprits prévenus ne pouvaient associer à l’idée d’irresponsabilité celle d’impunité. Mais la religion ne suffit pas à expliquer pourquoi l’on tuait la bête homicide, ni pourquoi l’on expulsait l’objet coupable d’avoir causé accidentellement mort d’homme : elle n’explique pas davantage pourquoi l’enfant, au lieu d’être simplement soumis aux expiations rituelles dans sa patrie, devait partir pour l’étranger. Il est, d’ailleurs, bien des peuples qui, sans partager les croyances des Athéniens, ont usé d’une égale rigueur envers les criminels en bas âge. Ce n’est pan par crainte de l’impureté que la jurisprudence anglaise a autorisé jusqu’à nos jours la condamnation à mort des enfants au-dessus de sept ans[9]. Les Athéniens au temps de Platon, comme les Anglais en notre temps, sont restés fidèles à une coutume qui avait ou toute sa raison d’être dans un passé lointain. Jadis, quand un enfant avait commis un homicide, si la famille lésée ne consentait pas à recevoir la composition, le malheureux devait être mis en sûreté au loin pour le restant de ses jours. Qu’advint-il, lorsque la coutume fut fixée par l’État ? Les législations grecques auraient pu, comme tant d’autres[10], ordonner que le mineur au-dessous d’un certain âge ne fût pas personnellement responsable du meurtre commis par lui, à condition que les parents acquitteraient le prix du sang et l’amende. Mais les lois sur l’homicide avaient pour principe de tolérer les transactions avec ou sans indemnité, sans jamais les prescrire. On aurait pu mettre hors de cause l’enfant sans discernement. Mais la mansuétude absolue envers i’enfant aurait eu pour condition la solidarité passive de la famille. A ce prix, les Grecs n’en voulurent pas. Voilà pourquoi, au IVe siècle, un enfant est chassé par les Spartiates[11], comme le Patrocle de l’Iliade, pour un homicide involontaire. Les Athéniens mêmes aimèrent mieux une légalité dure sur ce point de détail, en se réservant de l’adoucir dans la pratique, qu’une grave atteinte au principe de la responsabilité individuelle en matière pénale. Ce principe, qui règle les obligations du père à raison des enfants mineurs, règle aussi les obligations des enfants à raison de leur père ou, plus généralement, des héritiers à raison de leur auteur. L’héritier qui succéda passivement à toutes les obligations du défunt, n’est astreint qu’à la responsabilité civile[12]. Il est tenu d’acquitter les dettes contractées par le de cujus, quelle qu’en soit l’origine, contrat ou délit ; mais punissable in solidum, il ne l’est pas. Toutes poursuites en dommage, au cas où le coupable vient à mourir avant que la procédure ne soit terminée ou même commencée, peuvent être continuées ou engagées contre les héritiers, à condition de ne tendre qu’à une réparation. Si l’action tend à une condamnation pénale, elle est éteinte par la mort du coupable. L’héritier d’un voleur est mis hors de cause par la restitution de l’objet volé[13]. L’héritier du tuteur infidèle ne peut pan être poursuivi par l’action spécifique de tutelle, la δίκη έπιτροπής, mais par l’action ordinaire de dommage[14]. D’une façon générale, la δίκη βλάβης, qui expose l’auteur du dommage à la réparation au simple si le dommage est involontaire et à une condamnation au double si le dommage est volontaire, comporte, dans le premier cas, la transmissibilité passive sans réserve, main n’est plus recevable, dans le second cas, contre les ayants droit du défendeur décédé et doit alors se transformer en une δίκη άργυρίου, qui entraîne la simple réparation en excluant la sanction pénale[15]. On peut donc dire à Athènes, comme à Rome : Est certissima juris regula ex maleficiis pœnales actiones in heredem nec compelere nec dari solere, velut furti, vi bonorum raptorum, injuriarum, damni injuriæ[16]. Cependant la plupart des auteurs signalent comme passible d’une peine héréditaire une infraction qui fait évidemment tort à des intérêts privés, le vol. Effectivement, d’après Andocide[17], la condamnation pour vol ou corruption entraînait l’atimie du coupable et de sa descendance[18]. Mais comment faut-il comprendre ce témoignage ? L’atimie ne résulte pas indistinctement de toute condamnation pour vol. Est-elle seulement consécutive à toute condamnation de ce chef obtenue par voie de γραφή, ou même à une condamnation au second degré avec la peine accessoire des fers ? Aucune de ces hypothèses n’est confirmée de par ailleurs. Démosthène[19] parle bien de la honte qui s’attache au voleur exposé avec entraves aux pieds ; mais αίσχύνη n’est pas άτιμία, et le déshonneur d’une personne n’implique pas l’infamie légale de ses enfants. Le texte d’Andocide reste donc isolé. Or, il rapproche le vol et la corruption, comme des actes identiques. C’est ainsi qu’Aristote[20] énumère, l’une à la suite de l’autre, la γραφή κλοπής et la γραφή δώρων, toutes deux intentées aux fonctionnaires prévaricateurs. Comme Aristote, Andocide entend par κλοπή la κλοπή δημοσίων χρημάτων. Par conséquent, nos sources cerlit3ent l’existence d’une atimie héréditaire qui réprime la concussion, mais ne parlent nulle part d’une atimie pour vol commis au préjudice des particuliers[21]. En droit commun, une sanction pénale n’est jamais ni collective ni héréditaire. Tout en séparant nettement la responsabilité pénale et la responsabilité civile, le droit athénien aurait pu donner une certaine extension à la solidarité passive de la famille en matière pécuniaire. Il s’en garda bien. Sauf le chef de famille pour les personnes en sa puissance et les héritiers pour leur auteur, les parents ne sont pas tenus de répondre les uns pour les autres de leurs obligations. IL en était ainsi dès la fin de la période épique : la période classique reste datas la tradition. Tout ce qui semble au premier abord contredire cette affirmation s’y Conforme après un examen attentif. Tel est le cas de ces communautés fraternelles qui existaient dans toutes les parties de la Grèce[22] et paraissent avoir été fréquentes en Attique[23]. Ce sont des associations de cohéritiers qui restent dans l’indivision, des sociétés nées de contrats tacites et fonctionnant en vue d’une exploitation commune, mais où chacun des participants a un intérêt propre et une responsabilité limitée. L’Etat considère les parts comme distinctes en droit et simplement juxtaposées en fait. Le fisc n’impose pas la masse indivise comme un tout indivisible[24]. Les obligations d’ordre privé ne lient point les frères mutuellement. Nous voyons un créancier se présenter chez le frère de son débiteur, avec l’intention de prendre des gages : il se retire en apprenant qu’il a été procédé au partage ; mais, dans le cas contraire, il n’aurait pu saisir que la moitié du patrimoine[25]. Même quand les cohéritiers sont tous tenus d’une seule et même dette, à raison du passif laissé par leur auteur, ils en sont tenus individuellement, en proportion de leur part héréditaire, et sans que le créancier soit fondé à poursuivre l’un d’eux in solidum pour la totalité, ni même à invoquer contre tous le jugement obtenu contre un seul[26]. Un client de Lysias se targue d’avoir fait condamner, après la mort d’un débiteur, un fils sur trois pour la dette entière[27] ; mais aussitôt il ramène lui-même cette affirmation à sa valeur réelle : il dit que le défendeur représentait ses deux frères, partis pour l’étranger[28] ; il avoue que l’une des deux évictions faites sans jugement spécial était contestée devant la justice[29] ; il déclare borner finalement ses prétentions à un liera de la succession[30]. Bref, la communauté fraternelle n’impose pas à ses membres une solidarité plus étroite que n’importe quelle société civile, et c’est pourquoi l’action είς δατητών αϊρετιν, qui permet de réclamer le partage, est applicable à ces communautés comme aux sociétés quelconques[31]. Il est vrai qu’en fait les parents offrent souvent de se cautionner mutuellement[32]. Mais c’est tout au plus s’ils remplissent un devoir moral ; d’obligation juridique, il n’y en a plus dans leur cas[33]. L’offre est toujours volontaire et conforme aux règles ordinairement usitées. Nicostrate et Dinon, pour sauver la tête de leur frère Aréthousios, s’engagent à payer conjointement sa dette envers l’état. C’est de leur plein gré qu’ils donnent une garantie que tout autre eût pu donner à leur place et qui est la caution judicatum solvi[34]. Quant au rapport de corréalité créé entre les deux garants, il est général en droit grec et semble obligatoire en droit attique, sauf stipulation contraire, lors même qu’il n’existe aucune parenté des cautions entre elles vu avec le débiteur principal[35]. S’il arrive comme le laissa entendre un plaideur, qu’un créancier prenne des gages sur le père, la mère ou le frère de son débiteur[36], c’est une illégalité aussi grave que la saisie des biens appartenant à l’épouse[37] ou à un tiers quelconque, et la personne lésé a une action à son profit pour résister à cette dépossession[38]. Comme le mari olympien de l’Odyssée, le mari athénien qui a surpris le séducteur de sa femme en flagrant délit peut le retenir comme débiteur, jusqu’à ce qu’il ait obtenu des cautions : mais ces cautions ne sont pas forcément des parents du prisonnier[39], et les traces de responsabilité familiale que laisse encore subsister la disposition de Gortyne sur ce cas ont complètement disparu. Il serait bien extraordinaire dès lors que le père fût tenu à raison des obligations contractées par son fils majeur. Cependant telle est la conclusion[40] qu’on a prétendu tirer d’une anecdote empruntée à Plutarque[41]. Il s’agit d’un vilain tour joué à Périclès par son fils Xanthippos. Ce mauvais sujet était marié à une femme jeune et aussi dépensière que lui. Comme la bourse paternelle s’entrouvrait avec parcimonie, il imagina un jour d’emprunter de l’argent à l’un de ses amis au nom de son père. A l’échéance, l’ami réclama son dû à Périclès, qui refusa et le cita même en justice. Assurément, Xanthippos n’était plus en puissance, puisqu’il était marié au moment de l’emprunt[42]. Mais, s’il pouvait s’obliger valablement, par cela même ses obligations lui étaient strictement personnelles. La réclamation du préteur se fondait sur un mensonge de l’emprunteur, et non pas sur une prétendue loi en vertu de laquelle toute action réelle dirigée contre le fils réfléchirait contre le père. Dans le procès intenté par Périclès, le défendeur était accusé d’avoir émis calomnieusement des prétentions injustifiables, peut-être d’avoir concerté frauduleusement le recouvrement d’une fausse créance, et non pas d’avoir passé un contrat avec le fils à l’insu du père, engagé malgré lui. Par conséquent, dans tous les cas où l’Etat n’intervient pas comme demandeur, qu’une obligation résulte d’un contrat ou d’un délit, que les membres de la famille restent dans l’indivision ou en soient sortis, leur responsabilité pécuniaire est uniquement déterminée par le droit commun, sans qu’il soit tenu aucun compte des liens de parenté. Si l’État a pris à tâche d’abolir le principe de la solidarité familiale là où il ne servait qu’à donner une satisfaction supplémentaire à la haine ou à la cupidité des particuliers, il l’a, au contraire, préservé longtemps avec le plus grand soin là où il favorisait les intérêts de la société ou de la religion. La même règle qui, en droit privé, était considérée comme illégale et immorale dès les siècles homériques n’avait pas cessé, au Ve siècle, d’être exécutoire et sainte dans le droit public et dans le droit sacré. Aux yeux des Grecs, le traître, en rompant le pacte social, se mettait lui-même hors la loi, lui, sa famille et ses biens. La cité ne faisait que constater l’état de choses créé par le coupable, lorsqu’elle lançait une déclaration d’atimie contre sa personne, sa race et sa propriété. Par une assimilation qui semblait toute naturelle, étant donnés ces principes, on traitait en ennemis et en traîtres les tyrans, les révolutionnaires, jusqu’aux auteurs de propositions contraires aux lois fondamentales. Les factions, dont chacune prétendait représenter l’Etat avec tous ses droits, appliquaient à leurs adversaires la raison d’Etat avec toutes ses conséquences. Bien plus, la prérogative sociale s’exerçait à l’encontre des successions, pour peu que le fisc eût un titre à faire valoir. Enfin, comme la trahison et ses variétés, l’impiété avait pour effet d’enlever à une famille entière les garanties résultant de l’ordre social, de l’abandonner à toutes les rigueurs de la vindicte publique. Dans la Grèce de la belle époque, les crimes contre la cité ou contre les dieux étaient des attentats extraordinaires, placés sur le même rang par les législateurs[43], toujours traités d’après les maximes de la justice primitive, et impliquant dans la responsabilité d’un individu toute une famille[44]. C’est un fait général dans l’histoire que cette persistance de la responsabilité collective au profit exclusif de l’Etat et de la religion[45]. Le4 peuples les plus civilisés ne sont pas les moins jaloux de conserver cette arme dans l’arsenal des lois. Parfois on n’hésite pas à sévir contre les parents les plus éloignés du coupable. Chez les Juifs, Moise avait interdit au goël, par la loi du talion, de verser d’autre sang que celui du meurtrier ; mais la famille restait responsable devant Dieu et devant le peuple représenté par le roi. Achar est lapidé avec ses fils et ses filles, ses bestiaux et tous ses biens[46]. Achab fait périr Naboth avec ses fils[47]. Le roi Alexandre fait crucifier des rebelles et massacrer sous leurs yeux leurs femmes et leurs enfants[48]. Dieu lui-même punit le crime des pères sur les enfants jusqu’à la troisième et quatrième génération[49]. Les Égyptiens ne pensaient et n’agissaient pas autrement. Au IIIe siècle, Ptolémée IV, après avoir fait mettre en croix le cadavre du Spartiate Cléoménès, ordonna d’égorger ses enfants, sa mère et les femmes de sa famille[50]. Les Carthaginois livrèrent au supplice Hannon, déclaré coupable de conspiration, et avec lui ses fils et tous ses parents, ne quisquam aut ad imitandum scelus aut ad mortem ulciscendam ex tam nefaria domo superesset[51]. Chez les Perses, chez les Macédoniens, partout où les Grecs jetaient les yeux autour d’eux, ils retrouvaient les mêmes spectacles[52]. Ce qui est particulier à la Grèce, c’est que là, dans une cité unique, il se soit trouvé un peuple qui, sans se soucier d’un intérêt immédiat et bas, a su diminuer peu à peu et réduire à néant une prérogative néfaste. Entraînés par l’esprit démocratique, les Athéniens vont, dans le cours du Ve siècle, expurger le droit public des injustices traditionnelles et l’assujettir au principe qui réglait le droit privé, celui de la responsabilité personnelle. Voyons-les à l’œuvre. |
[1] Loi de Gortyne, VII, 11 ss. ; Hypér., C. Athénog., X, 13- 15 ; Démosthène, C. Nicostr., 20. V. Voir Thalheim, p. 440 ; Beauchet, II, p. 454 ss. ; Guiraud, La main-d’œuvre ind. dans l’anc. Gr., p. 113-114.
[2] Démosthène, C. Pantain., 51.
[3] Id., ibid., 22 ; C. Calliclès, 31-32.
[4] Gr. Mor., I, 34, 24-26.
[5] Démosthène, C. Con., 21.
[6] Lois, IX, p. 864 D-E.
[7] A en croire Ælien (Hist. var., V, 16), des juges grecs pouvaient condamner à mort un enfant coupable de sacrilège, pour peu qu’il montrât de discernement. Mais Ælien arrange une anecdote authentique à sa façon. Un tribunal athénien soumit, en effet, un enfant à une épreuve d’intelligence et le condamna, mais à une peine qui nous est inconnue. Voir Hypér., dans Pollux, IX, 74 (Or. att., Didot, II, p. 429, fr. 239).
[8] Michel, n° 669, B, l. 1-5 ; Démosthène, C. Mid., 43. Comme cas particuliers de la βλάβη, il faudrait joindre à la βλάβη τετραπόδων et à la βλάβη άνδραπόδων, mentionnées par Meier-Schömann-Lipsius, p. 653, une βλάβη πειδίων. A ce dernier cas s’applique toujours le principe défini par Xénophon (Cyrop., III, 11, 38) et par Aristote (l. c., 25).
[9] Déjà dans les vieilles lois du pays de Galles, la responsabilité personnelle commence à cet âge (Dareste, Nouv. ét., p. 371). Aujourd’hui en Angleterre, sont mis hors de cause au criminel Les enfants au-dessous de sept ami (infansia). Les enfants de sept à quatorze ans (pueritia) sont légalement passibles de peines mitigées, s’il est établi qu’ils ont agi avec discernement ; en réalité, sont acquittée ceux de sept à dix ans (ætas infantiæ proxima), et punissables ceux de dix à quatorze ans (ætas pubertati proxima). Au-dessus de quatorze ans (pubertas), on est soumis à toute la rigueur des lois (S. Stepben, Comment., IV, p. 23-25 ; cf. J. Stephen, Hist., II, p. 97-99 ; Digeste, p. 20 ; Gen. view, p. 68), Cette législation n’aurait rien d’extraordinaire, malgré la fixation de la responsabilité complète à quatorze ans, si la jurisprudence n’était pas si sévère pour les enfants de l’ætas pubertati proxima. De notre temps, la justice anglaise n’est plus mise en mouvement pour acquitter des criminels de quatre ans (cf. Pollock-Maitland, II, p. 482) ; elle ne fait plus pendre, comme au XVIIIe siècle, des incendiaires de huit ans ; mais elle a encore fait pendre des meurtriers de dix ans. — En France, le Code pénal pose en principe (art. 66) que, lorsque l'accusé aura moins de seize ans, s’il est décidé qu’il a agi avec discernement, il sera acquitté ; mais, pour les cas de condamnation, elle fixe (art. 67) une échelle de peines mitigées. — Le Strafgesetzbuch de l’Empire allemand n'admet pas de poursuites criminelles pour infraction commise avant l’âge de douze ans, et acquitte l’accusé de douze à dix-huit ans, s’il n’a pas eu l’intelligence de comprendre la criminalité de son acte.
[10] On peut citer l’ancienne législation de l’Islande (Dareste, Ét. d’hist. du dr., p. 353).
[11] Xénophon, Anabase, IV, 3, 25.
[12] Démosthènes, C. Lacr., 4 ; P. Phorm., 36 ; Isée, Sur la succ. d’Arist., 15. Cf. Caillemer, p. 140-192 ; Meier-Schömann-Lepsius, p. 596-600 ; Beauchet, III, p. 634 ; IV, p. 542-543.
[13] Voir l’art. Klopè, dans le Dict. des ant., p. 828.
[14] Tel est l’état de cause dans le plaidoyer de Démosthène contre Nausimaque et Xénopithe. Voir Platner, II, p. 289 ; Meier-Schömann-Lipsius, p. 563 ; Dareste, Plaid. civ. de Dém., I, p. 93-96 ; Schulthess, Vormundsch. nach att. Recht, p. 238-439 ; Lécrivain, art. Epitropos, dans le Dict. des ant., p. 732 ; Beauchet, II, p. 315-316.
[15] Démosthène, C. Callipp., 14-16. Cf. Platner, II, p. 333 ; Caillemer, p. 191. Les objections de Beauchet, IV, p. 600-601, contre cette manière de voir n’ont pas grande force et maintiennent, d’ailleurs, le principe de l’irrecevabilité des actions pénales contre les héritiers de l’offenseur.
[16] Gaius, Institutes, IV, 112.
[17] Sur les mystères, 74.
[18] Voir les références dans l’art. Klopè, l. c., p. 831, n. 13 ; cf. Hermann, Privatalt., § 63, n. 5.
[19] C. Timocr., 115.
[20] Const. des Ath., 54 ; cf. Plutarque, Périclès, 32.
[21] Voir l’art. Klopè, l. c., p. 831 ; p. 859, n. 6. Aux références qu’on y trouvera on peut ajouter Lysias, C. Epicr., 3 ; C. Ergocl., 3, 11 ; C. Philocr., 11 ; Dinarque, C. Dém., 41 ; Aristophane, Nuées, 591. En parlant des hommes placés sous le coup de l’atimie transmissible, un lexicographe (Lex. Rhet., dans Bekker, Anecd. gr., I, p. 247, 11) cite seulement les voleurs έν ταΐς άρχαΐς κλέψαντες. Cf. Blass, Att. Bereds., p. 493 ; R. Schöll, Quæstiones fisc. jur. att. ex Lys. orat. illustratæ, Berol., 1873, p. 12-13 ; Gilbert, Beitr. zur innern Gesch. Ath. Zeitalter des Pelop. Krisges, p. 29 ; Hauvette-Besnault, Les strat. ath., p.107 ss., 139.
[22] L’existence de ces communautés est prouvée à Gortyne, à Hysttos et à Delphes par les inscriptions (loi de Gortyne, V, 28-34 ; I. G. S., n° 2808 ; G. D. I., n° 1938). Ce sont des communautés du même genre, ces associations naturelles dont les membres étaient appelés par Charoudas les όμοσίπυοι et se nommaient en Crète les όμόκαπνοι (Aristote, Pol., I, 1, 6 ; cf. Hesychius, s. v. όμοσίπυοι, όμοτράπεζοι). A Sparte, la coutume des communautés a dû se maintenir, comme ailleurs ; mais nos textes n’en disent rien ; je renvoie, pour plus amples explications, à mon art. Incestus, dans le Dict. des ant., p. 453. Sur ces associations, voir encore Plutarque, De l’am. frat., 1, p. 478 B. Les Grecs d’aujourd’hui ont conservé un certain goût pour l’indivision, ainsi qu’en témoigne une page d’Anstedt, citée par H. E. Seebohm, On the struct. of gr. tribal soc., p. 86-87.
[23] Eschine, C. Tim., 102 ; Démosthène, C. Léoch., 10, 16, 18 ; P. Phorm., 8 ; Lysias, C. Diog., 4 ; Cf. Caillemer, p 34-36 ; Jevons, p. 102 ss. ; Guiraud, p. 54-56, 227 ss. ; Beauchet, III, p. 638-642 ; G. Cohn, p. 63-64.
[24] Démosthène, Sur les symmories, 16 ; Harpocration, s. v. κοινωνικών. Cf. Böckh-Fränkel, Staatsh., I, p. 633 ; Caillemer, p. 34 ; Thumser, De civ. Ath. muneribus eorumque immun., p. 119-121 ; Beauchet, l. c., p. 641-642.
[25] (Démosthène), C. Everg., 34.
[26] Dans Démosthène, C. Nausim., 2, on voit un cas où le créancier et le débiteur sont morts en laissant, l’un deux héritiers, et l’autre quatre. Il faut huit actions différentes pour arriver à un règlement définitif (cf. Caillemer, p. 205 ; Beauchet, III, p, 654-655).
[27] Lysias, XXI, 3, 4, 5.
[28] Id. ibid., 3. Les mêmes circonstances motivent la communauté dont il est question dans le discours contre Léocharès.
[29] Lysias, l. c., 5.
[30] Id. ibid., 6. Cf. Platner, II, p. 332 ; Meier-Schömann-Lipsius, p. 599, n. 308 ; Caillemer, p. 206 ; Schulthess, Vormundsch. nach ayt. Recht, p. 336 ; Beauchet, III, p. 654-655 ; IV, p. 491.
[31] Dans cette action se confondent ainsi l’action familiæ erciscundæ et l’action communi dividundo du droit romain. Cf. Platner, l. c., p. 333. 334 ; Meier-Schömann-Lipsius, p. 482-485. Caillemer, p. 193 ss. ; art. Datètai, dans le Dict. des ant. ; Beauchet, III, p. 842 ss.
[32] Voyez, pour comparaison, les observations de Dareste-Haussoullier-Th. Reinach (I, p. 98-99) sur les garants du vendeur d’après le registre de Ténos. Cf. T. W. Beasley, Le cautionn. dans l’anc. dr. gr. (Bibl. de l’Éc. des Hautes Ét., CXL, 1902), p, 41.
[33] Les Athéniens semblent plus dégagés du droit primitif sur ce point que la généralité des peuples, par exempte, que les Egyptiens de l’antiquité (cf. Révillout, Les oblig. en dr. égypt., p. 183), les Hongrois et les Slaves du Moyen Age (cf. Declareuil, p. 13).
[34] Cf. Caillemer, art. Eggyé, dans le Dict. des ant., p. 492-493 ; Lécrivain, Le cautionn. dans le dr. gr. class., dans les Mém. de l’Ac. des sc., inscr. et belles-lettres de Toulouse, 1894, p. 220 ss.
[35] Voir Dareste-Haussoullier-Th. Reinach. I, p. 100-101 ; Guiraud, p. 273 ; cf. Beauchet, IV, p. 480, 488-492. On voit dans l’Odyssée (VIII, 347 ss.) comment la caution se substituait jadis au débiteur principal (Esmein, Un contrat, p. 429 ss.).
[36] (Démosthène), C. Everg., 80.
[37] (Démosthène), C. Everg., 57.
[38] Cf. Beauchet, III, p. 231.
[39] (Démosthène), C. Néair., 65 ; cf. Meier-Schömann-Lipsius, p. 404 ; Beauchet, I, p. 238.
[40] Jevons, p. 107.
[41] Périclès, 36.
[42] Meier, Att. Proc., 1re éd., p. 435, faisait de Xanthippos un fils de famille en puissance. Cette opinion, réfutée par Van den Es, p. 135, n’est plus soutenue par personne (cf. Lipsius, Att. Proc., 2e éd., p. 539 ; Beauchet, II, p. 101-102).
[43] Xénophon, Helléniques, I, 7, 22 ; Cf. Aristophane, Thesm., 367 ; Lysias, ύπέρ Φανίου παρανόμων, dans Athénée, XII, 16, p, 551 E (Or. att. Didot, II, p. 278, fr. 140) ; Platon, Lois, IX, p. 856 B-C.
[44] Cf. Böckh, dans les Monatsber. d. Ak. d. Wiss. zu Berl., 1853, p. 160 ; Thonissen, p. 153.
[45] Voir Epstein, Das Landesverrat in histor., dogmat. u. rechtsvergl. Darstellung, Bresl., 1898.
[46] Josué, VII, 24-26.
[47] Rois, IV, 9, 26.
[48] Josèphe, Ant. juives, XIII, 22.
[49] Exode, XX, 5.
[50] Plutarque, Cléomène, 36.
[51] Justin, XXI, 4, 8.
[52] De nos jours, l’influence française a fait abolir dans le Cambodge la solidarité passive de la ramille, excepté dans le cas de haute trahison (Leclère, p 156-160, 284).