SOLIDARITÉ DE LA FAMILLE DANS LE DROIT CRIMINEL EN GRÈCE

LIVRE DEUXIÈME. — PÉRIODE DE TRANSITION — LA CITÉ CONTRE LA FAMILLE.

CHAPITRE XI. — DE SOLON À CLISTHÈNES.

 

 

Dans la période de transition qui nous a menés de la famille souveraine à l’État souverain, tandis que nous suivions les progrès de l’individualisme dans le droit grec, petit à petit tout l’intérêt de cette étude est concentré sur Athènes. Ce n’est pas seulement parce que cette ville bénéficie de la gloire acquise plus tard et des documents plus nombreux qu’elle a laissés. C’est que réellement, à partir du VIe siècle, en un temps où toutes les cités avaient également supprimé la responsabilité familiale en droit commun, elle surpassa les autres par la vigueur des coups dont elle frappa l’organisme interne et l’action sociale des γένη. L’homme ici fut libre plus tôt que partout ailleurs. A un progrès jusqu’alors continu, mais lent comme une fatalité, Solon donna une poussée décisive. Et c’est ainsi qu’il fit passer sa patrie au premier rang, et que l’histoire des améliorations introduites dans les lois grecques se confond avec l’histoire même de la législation attique.

Cependant, comme Solon avait pratiqué une politique de juste milieu, la lutte continua entre le peuple et les Eupatrides, acharnée, inexorable. Il se glorifiait de s’être dressé entre les deux partis, opposant son grand bouclier à faute victoire excessive. Mais il savait bien que les petits n’étaient pas satisfaits : dans ces yeux haineux dont il se sentait foudroyé il pouvait lire le présage d’un triomphe plus complet. L’usurpation de Damasias et le partage de l’archontat ne servirent qu’à lancer furieusement les unes contre les autres les factions dirigées par les grandes familles. Les Paraliens avec Mégaclès, les Pédiéens avec Lycourgos, les Diacriens avec Pisistrate se battirent, jusqu’à ce que le chef le plus favorable au peuple l’emportât[1].

Pisistrate, soutenu par ces rudes paysans de la Montagne qu’il allait visiter dans leurs champs pierreux, eut tantôt pour adversaires, tantôt pour alliés les commerçants enrichis du Rivage ; il traita toujours en ennemie l’oligarchie qui possédait les terres grasses de la Plaine, Il lit ce qu’il put pour anéantir ce qui restait de puissance aux γένη. Toutes ses mesures s’expliquent par là. Les έκτημόροι étaient affranchis, mais sans ressources : une réforme agraire, qui dut filtre très large, favorisa l’extension de la petite propriété[2]. Le maître se garda bien de porter atteinte à l’autorité des tribunaux établis, surtout de l’Aréopage[3], et envoya même des juges ambulants dans la campagne[4]. C’était se déclarer contre les vengeances et les compromis privés ; c’était montrer aux Eupatrides qu’un avait l’œil sur eux et leur arracher les derniers lambeaux de la juridiction qu’ils pouvaient encore exercer dans leur coin. Ces superbes cavaliers devaient toujours une bonne part de leur force à leur habileté aux armes. Le tyran se donna contre eux une garde du corps[5]. En même temps il ordonna le désarmement général[6] : la coutume aristocratique de la σιδηροφορία disparut définitivement. Peut-être bien que cette interdiction de porter le fer n’eut pas pour seul but la sûreté d’un homme ; en tout cas, l’habitude de sortir sans armes eut pour effet de disposer les esprits aux solutions pacifiques de la justice. La lance, symbole de la vengeance privée, ne fut plus l’insigne du citoyen. Pisistrate réagissait ainsi contre les traditions militaires, comme son contemporain Clisthènes qui combattait à Sicyone les tribus doriennes, les récits guerriers d’Homère et le culte belliqueux du héros Adrastos[7]. Il voulait la tranquillité intérieure : voilà pourquoi il travaillait à la prospérité matérielle du pays, encourageait l’agriculture, l’industrie, les arts, et rendait contre les oisifs une foi dont on a pu dire qu’Athènes lui dut une meilleure exploitation de son sol et un calme plus profond[8]. Il voulait la paix extérieure[9], et sa philoxénie valait le cosmopolitisme cher aux autres tyrans de l’époque[10].

Les idées qui pénétrèrent la politique du vie siècle trouvèrent leur formule mystique dans l’orphisme[11]. Là, comme partout ailleurs, la crise religieuse nous apparaît comme un réflexe de la crise sociale[12]. Ce n’est pas sans raison que le devin Onomacritos fut accueilli, protégé par les Pisistratides, lorsqu’il apporta la foi nouvelle dans Athènes et y fonda une communauté[13]. Ce n’est pas non plus par hasard que la semence jetée par l’apôtre de l’Attique donna de si belles récoltes[14]. L’orphisme s’oppose par tous ses principes aux préjugés aristocratiques. Avec sa répugnance pour le sang versé, il n’a pas le goût des vertus guerrières. Que les rudes Héraclides admirent Héraclès, le justicier homicide, et reconnaissent pour patron Arès ; les néophytes enthousiastes exalteront la passion de Dionysos et la félicite née de la souffrance. Place aux dieux, d’où qu’ils viennent : ils n’ont pas de patrie, s’ils font du bien aux âmes. Une immense sympathie s’épand par le monde, pour assurer le règne des grandes déités, la Loi créatrice d’harmonie et la Justice égale pour tous, Nomos et Diké[15].

Cet état d’esprit mena les Athéniens droit à une réforme définitive. Avant que le siècle fût clos, Clisthènes jeta bas les ruines du régime patriarcal. Il n’eut pas à prononcer par une lui expresse la suppression des γένη [16]. Quelques-uns même survécurent, les plus aristocratiques : il y eut toujours à Athènes, comme dans le reste de la Grèce, de ces sociétés privées dont on faisait partie par droit de naissance et qui préservaient des promiscuités humiliantes leurs privilèges sacerdotaux et la fierté de leur brillant passé[17]. Mais la plupart des γένη disparurent, et les autres n’eurent plus de place spéciale dans les nouveaux cadres de la société. Quand les citoyens d’Athènes furent répartis en dix tribus d’après le domicile et qu’ils furent désignés par le nom de leur dème, rien ne vint plus, dans la vie privée ou publique, leur rappeler les liens de parenté au delà des degrés successibles[18]. Sauf les parents les plus proches, les individus dispersés perdirent la notion de leur origine commune. Il n’est pas téméraire d’admettre... que cet isolement changea leurs habitudes, leur tour d’esprit, leurs intérêts même, qu’ils se virent dés lors plus libres et plus indépendants, que le sentiment de leur personnalité s’accrut, et que leurs pensées, comme leurs affections, au lieu de s’égarer sur une multitude de parents qui leur étaient de plus en plus étrangers, s’enfermèrent dans l’horizon plus étroit du petit ménage qui entourait le chef de famille. Ce fut le coup de grâce pour l’antique organisation du γένος[19]. Dans ce peuple transformé, pour qui reconstituer une généalogie en dehors d’un cercle restreint était une tentative proverbialement chimérique[20], il n’y eut plus de solidarité familiale qui pût s’opposer en droit commun à la souveraineté de l’État.

L’État ne laissa subsister que deux exceptions, l’une par respect d’une tradition devenue religieuse, l’autre en vue de conserver la plénitude de sa puissance. Le droit exclusif de poursuite ou de transaction, en quoi fa famille avait changé le droit primitif de se venger ou de composer, n’était pas aboli en cas de meurtre, parce qu’on n’osait pas toucher à des lois protégées par les dieux et que Io principal offensé, ayant disparu, était forcément représenté par les siens. La responsabilité collective, qui n’existait plus dans aucun cas pour les parents de degrés éloignés, pouvait encore retomber sous forme de peine afflictive ou pécuniaire sur les enfants de ceux qui commettaient un crime contre la cité.

 

 

 



[1] Voir surtout Aristote, Const. des Ath., 11-14 ; Plutarque, Solon, 25, 29 ss.

[2] Voir Busolt, Gr. Gesch., II, p. 327-331.

[3] Aristote, op. cit., 16 ; Plutarque, l. c., 31.

[4] Aristote, l. c.

[5] Hérodote, I, 59 ; Plutarque, l. c., 30 ; Aristote, op. cit., 14. Cf. Hérodote, I, 64 ; Thucydide, VI, 35, 57, 58 ; Aristophane, Chev., 448. Voir Busolt, l. c., p. 311, 326.

[6] Aristote, op. cit., 15.

[7] Hérodote, V, 67-68. Vers cette époque, Pythagore prétendait avoir vu dans les enfers l’âme d’Homère, pendue à un arbre et environnée de serpenta, en expiation de ce qu’il avait dit d’outrageant pour les dieux. Diogène Laërte, VIII, 1, 21).

[8] Plutarque, l. c., 31 (d’après Théophraste).

[9] Aristote, op. cit., 16, 19.

[10] Voir Gomperz, Or. Denker, I, p. 111.

[11] Il n’y eut pas de communautés orphiques avant le milieu du VIe siècle. Voy. Rohde, II, p. 106, n, 2 ; Busolt, Gr. Gesch., II, p. 353.

[12] Gomperz, l. c., p. 110-111.

[13] Hérodote, VII, 6. D’autres orphiques furent reçus par les Pisistratides (Suidas, s. v. Όρφεύς Κροτωνιάτης ; cf. Busolt, l. c., p. 366, n. 1).

[14] Voir Busolt, l. c., p. 364.

[15] Orphica, fragm. 33, 125, 126, Abel.

[16] Aristote, op. cit., 21.

[17] Cf. Guiraud, p. 393 ; Beauchet, I, p. 12.

[18] L’adoption étant une coutume très répandue, le cas de la succession en déshérence n’avait pas d’importance pratique.

[19] Guiraud, p. 109-110 ; cf. Fustel de Coulanges, Cité antique, p. 338-340.

[20] Aristote, l. c.