Du jour où l’État considéra dans les hommes leur capacité personnelle et non plus leurs liens de parenté, la puissance judiciaire de la cité fut assez grande pour traiter certains crimes comme des attentats à la communauté, substituer à la vindicte privée la répression sociale et, par conséquent, transformer le privilège familial d’accusation en un droit civique. La δίκη n’avait jusqu’alors admis que des actions privées qui gardèrent leur nom de δίκαι, le nouveau régime menait à la création des actions publiques, qui furent les γραφαί. Il ne faut cependant pas s’imaginer qu’en aucun pays un législateur vienne décréter tout d’un coup que toua les actes considérés jusqu’à lui comme des lésions familiales ou individuelles seront désormais des lésions uniquement sociales. Il faut qu’un pareil renversement de principes soit préparé depuis longtemps dans les esprits et amené dans l’ordre des faits par des modifications partielles. Plutarque[1] manque de sens historique, quand il écrit : Convaincu qu’il fallait soutenir la faiblesse du grand nombre, Solon autorisa le premier grenu à demander satisfaction pour un tiers offensé. Quelqu’un était-il frappé, lésé, outragé, chacun pouvait assigner et poursuivre l’agresseur : règle sagement posée pour accoutumer les citoyens à se sentir membres d’un même corps et à souffrir mutuellement de leurs maux. On cite un mot de Solon, conforme en tout point à l’esprit de cette loi. On lui demandait, paraît-il, quelle était la ville la mieux policée : Celle, dit-il, où tous les citoyens, lésés ou non, poursuivent et châtient également l’injustice. La doctrine ainsi attribuée à Solon est bien celle que proclament les Athéniens les plus éminents du IVe siècle[2]. Démosthène, lui, s’élève à ces hauteurs. Le législateur a voulu, explique-t-il dans la Midienne[3], que tout acte de violence soit un attentat contre la société entière, contre ceux-là mêmes qui sont placés en dehors de l’acte : la loi étant la garantie de tous, la victime d’une infraction doit pouvoir compter sur l’aide de tous contre celui qui s’est attaqué au bien commun, et secourir un homme c’est défendre la république. Mais pour penser comme Démosthène, Solon est trop près de Dracon. Son intention modeste et pratique se découvre plutôt à la lumière d’un passé réent qu’à celle d’un lointain avenir. Un délit, à cette époque, donnait lieu à une lutte ouverte ou à une transaction entre deux familles bien plus souvent qu’une plainte. Comme à l’époque homérique, un φόνος έμφυλος, quand la victime appartenait à un γένος d’Eupatrides, entraînait généralement ce que Solon lui-même[4] appelait une στασις έμφυλος, à moins que l’affaire ne se réglât par une composition[5]. Pour empêcher à tout prix les guerres privées, Solon fit cette loi si spéciale et si étrange au jugement de Plutarque, qui obligeait tous les citoyens, en cas de στάσις, à prendre les armes et à se ranger à l’un des deux partis sous peine d’atimie[6]. Le peuple était tenu d’intervenir dans une querelle de factions, non pas évidemment pour l’aggraver, mais pour la terminer immédiatement, en faisant prédominer l’intérêt général avec la cause la plus juste. Il y a là une institution remarquable qui occupe une place intermédiaire entre la cojuration et l’ostracisme : déjà le devoir de prendre parti étend du γένος à la cité entière, c’est-à-dire que le conflit est réglé, non plus par la partialité obligatoire de quelques-uns, mais par l’obligation imposée à tous de se décider entre deux adversaires et, concurremment, par une impartialité relative ; un siècle plus tard cette obligation sera régularisée, pacifiée, et il suffira, pour l’accomplir, d’inscrire un nom sur une coquille. C’est dans le même esprit, pour empêcher autant que possible les transactions privées, pour sauver les familles plus faibles des conditions léonines que leur imposaient les familles plus puissantes, pour leur apprendre à toutes que lu république avait avantage à établir dans leurs relations une plus grande équité, que Solon posa la règle : Έξεΐναι τώ βουλομένω τιμωρεΐν ύπέρ τών άδικουμένων. Mais dans cette voie non plus il n’entra le premier, ni n’alla d’un bond jusqu’au bout, Le droit de venger judiciairement une offense, que Solon accordait à un citoyen quelconque, Dracon l’avait reconnu à un membre quelconque de la famille offensée. La disposition solonienne fut l’extension illimitée de cette disposition draconienne : Αίδέσασθαι δ', έάμ μέν πατήρ ή ή άδελφός ή ύής, άπαντες, ή τόν κωλύοντα κρατεΐν. Admettre que l’un des parents énumérés pût à lui seul interdire l’αϊδεσις consentie par tous les autres et donner à l’affaire une suite judiciaire, c’était déjà dire à la famille : Έξεϊναι τώ βουλομένω τιμωρεϊν. On en resta là en matière d’homicide. Mais pour d’autres infractions, le législateur ne tarda pas à enlever à la famille son privilège et à appliquer τώ βουλομένω à tous les Athéniens. La capacité d’agir comme plaignant passa donc par les mêmes vicissitudes que la capacité d’acheter ou le droit d’être institué par testament : elle a existé έν τώ γένει, avant d’être étendue à ceux qui n’étaient pas de la famille. Introduit dans la loi par gradations, le principe nouveau ne prit pas d’emblée dans ses applications l’ampleur qu’il présente à la belle époque. Le système des 7p2lai ne fut pas créé en une fois : c’eût été la suppression immédiate des transactions, hors le cas de meurtre. Il est assez vraisemblable que Solon commença par ouvrir une action τώ βουλομένω dans les cas où la personne lésée était légalement incapable ou pratiquement hors d’état de se faire rendre justice et ne trouvait pas dans sa famille l’appui indispensable. Plutarque l’a dit, c’est pour secourir les faibles, que Solon permit à chacun d’agir pour la victime de mauvais traitements. Les γραφαί κακώσεως sont logiquement les premières en date. Ces actions publiques, par lesquelles l’Etat prenait anus son patronage les parents vieux ou pauvres, les orphelins mineurs et les filles épiclères, gardèrent toujours un aspect archaïque. Elles sont demandées au principal magistrat du vieux temps, à l’archonte, qui n’en saisit jamais les diætètes, d’institution relativement récente. Elles sont privilégiées et produisent leur effet avec une simplicité expéditive. Instruites dans les cinq jours, elles ouvrent les seuls procès qui soient sans danger pour les accusateurs[7] : ni consignation à déposer, ni risque d’amende pour poursuite téméraire ; pas même la gêne de la clepsydre. La peine qu’elles entraînent est l’atimie[8]. Loin donc de paraître une usurpation violente, une mesure révolutionnaire dirigée contre le droit des familles, la faculté de venger l’offense d’autrui servit d’abord à protéger les familles et à combler une lacune de leur droit. Les réformes les plus essentielles peuvent avoir les débuts les plus timides. Tout en assurant la répression sociale de certains crimes par le régime des actions publiques, Solon conserva les lois de Dracon sur l’homicide. Il est donc à croire qu’il laissa aux plus proches parents de la victime le privilège exclusif d’intenter des poursuites et la faculté d’opter pour une transaction. Mais cette renonciation aux droits de l’Etat a été contestée, comme contradictoire avec les principes de la législation solonienne. Il noua faut démontrer qu’Athènes a toujours respecté les prescriptions de ses φονικοί νόμοι sur l’accusation. On a quelquefois soutenu — par exemple, dans le Recueil des inscriptions grecques — que le système des γραφαί conférait ipso facto à tout citoyen te droit d’intenter une accusation d’homicide, sans préjudice de la préférence reconnue aux parents[9]. C’est une erreur. Solon n’a pas déclaré qua le premier venu serait désormais habile à déposer une plainte colore l’auteur d’une infraction quelconque. Nulle γραφή ne résulte d’un droit général. L’action publique ne peut dire mise en mouvement que dans les cas expressément spécifiés par la loi : χωρίς περί αύτών έκάστου οί νόμοι κεΐνται[10]. Existait-il dans Athènes une γραφή φόνου ? Voilà ce qu’il faudrait prouver. Pollux range bien l’action en homicide sur la liste qu’il dresse des γραφαί ouvertes τώ βουλομένω[11] ; mais on nase plus s’en fier il une glose sans autorité. Plutarque attribue à Solon la pensée de faire dénoncer par n’importe qui les attentats contre les personnes ; mais les cas qu’il énumère relèvent de la γραφή ύβρεως[12]. On chercherait donc vainement la mention d’une γραφή φόνου. La raison en est bien simple. Si Solon avait imaginé une γραφή de ce genre, il eut par lui-même ruiné la loi de Dracon sur un point essentiel. Dira-t-on que le principe des φονικοί νόμοι reste sauf, si l’action populaire était une action subsidiaire[13] ? Cette action subsidiaire peut s’entendre en deux sens : un citoyen peut se substituer aux parents qui ne veulent pas agir, ou agir à défaut de tous parents. — La première hypothèse est insoutenable. Dracon reconnaît sans réserve aux parents le droit de poursuivre ou de transiger. Si le père, le frère et les fils sont d’accord pour concéder l’αΐδεσις, les parents plus éloignés n’ont rien à dire ; est-il possible que des étrangers interviennent[14] ? — La seconde hypothèse, non plus, n’est conciliable avec le texte de Dracon. Pour transiger, les parents éloignés doivent prêter serment[15] ; pour prendre part aux poursuites, on est tenu d’indiquer par serment son degré de parenté[16]. Une seule exception, mais qui confirme la règle au fond : le maître poursuit le meurtrier de son esclave, en établissant, lui aussi, son titre par serment[17]. Le principe est si rigoureux, qu’il s’applique encore par fiction au cas, très rare dans les sociétés antiques, où la victime ne laisse pas de parents. Dracon le prévoit, ce cas, et n’y voit pas d’obstacle à une décision des éphètes[18]. Qui donc alors soutient l’accusation ? Ce sont forcément les personnes chargées de συδιώκειν après les cousins, à savoir les alliés, s’il y en a, et, sinon, les phratères[19]. Pour la vengeance privée comme pour la conclusion de la paix, la phratrie, extension de la famille, se substitue à la famille absente. Mais l’État, qui oblige les phratères à autoriser le retour de l’exilé après une condamnation pour homicide involontaire, les laisse libres dans tous les cas d’homicide, comme les parents, d’exercer des poursuites ou de s’abstenir. La seconde hypothèse revient donc à la première. D’aucune façon, la loi de Dracon ne cadre avec le régime des γραφαί. En se refusant à l’abolir, Solon a légué aux siècles futurs un remarquable débris des siècles passés. En effet, malgré tous les changements subis par l’Aréopage et les tribunaux d’éphètes, le privilège de la famille en matière d’accusation est parvenu intact jusqu’au temps des orateurs. — Dernier cas : la victime laisse des parents. Un adversaire de Démosthène, Nicodèmos, était mort, assassiné. Les soupçons se portèrent sur Aristarchos. Mais Midias voulut faire retomber sur Démosthène la responsabilité morale du crime. Il n’épargna rien pour circonvenir les accusateurs naturels ; il tenta de les suborner à prix d’argent[20]. Est-ce parce qu’il n’osait pas attaquer son ennemi lui-même, en face ? La preuve qu’il n’aurait pas hésité à se mettre en avant, s’il l’avait pu, c’est qu’un peu plus tard il le fit ; quand Démosthène fut désigné pour le Conseil, il profita de la docimasie pour diriger contre lui, entre autres imputations, celle de meurtre[21] et pour faire bannir Aristarchos par voie d’eisangélie[22]. Il faut qu’un meurtrier aspire aux charges de l’Etat, pour qu’un citoyen quelconque puisse élever contre lui, dans un procès politique. Le droit commun n’autorise que les parents à porter plainte devant la juridiction ordinaire. — Le second cas, celui où la victime ne laisse pas de vengeur, se présente dans le plaidoyer contre Evergos. Une vieille femme que l’orateur avait recueillie dans sa maison, son ancienne nourrice, a été frappée à mort. Il connaît les coupables, ce sont des ennemis acharnés : il serait heureux de leur rendre coup pour coup. Il va prendre une consultation chez les exégètes. La réponse n’est pas encourageante. Garde-toi de porter une action devant le roi. La loi ne te le permet pas. Car cette femme n’est ni ta parente, ni ton esclave : tu le dis toi-même. Or telles sont les seules personnes dont on peut poursuivre le meurtrier légalement... Prends ton mal en patience, et cherche autre chose, si tu veux te venger. Notre homme tient bon : il va lire les lois de Dracon sur leur stèle même, il se concerte arec ses amis. Pas de doute possible : le poursuivant doit déclarer par serment qu’il est parent de la victime et à quel degré, ou qu’il est son maître[23]. Comment, après cela, peut-on affirmer que le plaideur ne se souciait pas d’engager ce procès[24] ? En droit, on prétend que la loi de Solon, interprétée lato sensu, l’autorisait à intervenir. Mais encore une fois, les Athéniens n’avaient pas une autorisation implicite d’intenter une action publique contre tout criminel. En fait, on veut voir dans l’embarras même du plaideur la preuve qu’il pouvait agir. Mais son. embarras s’explique autrement. Désirait-il agir comme maître de la vieille, il devait reconnaître que son père l’avait affranchie. Songeait-il à faire assimiler les droits du patron à ceux du maître[25], il devait s’attendre à des objections d’autant plus graves, que l’affranchie était tombée en puissance de mari, puis devenue veuve[26]. Personne au monde ne pouvait prendre en main la cause d’une malheureuse morte sans famille et sans maître. Avec le droit exclusif de poursuivre le meurtrier, les parents de la victime allaient conserver le droit de transiger. Jamais les Athéniens ne leur ont imposé l’obligation légale de poursuivre. Jamais ils n’ont inscrit dans leur droit la moindre sanction contre l’héritier qui néglige le devoir moral de donner satisfaction au défunt. Noua sommes bien loin de tout ce qui ne fait ailleurs. Le législateur romain a cru devoir proclamer le principe : Honestati heredis convenit qualemcunque mortem testatoris inultam non prætermittere. Chez les Germains, la loi des Ripuaires, par exemple, fixe à quinze ans l’âge où le fils est tenu de citer en justice le meurtrier de son père[27]. Aujourd’hui encore, parmi ceux qui sont indignes de succéder et, comme tels, exclus des successions, l’article 1727 du Code civil range l’héritier majeur qui, instruit du meurtre du défunt, ne l’aura pas dénoncé à la justice. Le droit attique, au contraire, a toujours laissé subsister l’alternative de la poursuite et du compromis. La seule réserve qu’ait faite l’État se trouve dans un amendement aux dispositions sur le meurtrier en rupture de ban. Nous avons vu que la défense de le rançonner est postérieure à Dracon. Est-ce Solon qui, tout en conservant les φονικοί θεσμοί, a cependant voulu sur ce point affirmer les droits de la société ? Ou bien faut-il prendre au mot les anciens, lorsqu’ils assurent qu’en abrogeant les autres lois existantes, le grand législateur ne voulut en rien toucher à celles-là ? Doit-on, dans ce dernier cas, chercher en deçà des premières années du VIe siècle le moment où fut restreinte la faculté des transactions extrajudiciaires ? Doit-on même prétendre que les άνεγραφεΐς τών νόμων qui furent chargés, après la chute des Quatre-Cents, sur la proposition de Xénophanès, de transcrire et de faire graver à nouveau la loi de Dracon et de Solon, en trouvèrent encore auprès de l’archonte-roi l’original authentique, sans lacune et sans surcharge ? Est-ce donc, dans l’intervalle compris entre l’archontat de Dioclès (409/8), année où fut fait ce travail de transcription, et l’archontat d’Aristodèmes (332/1), année où fut composé le discours contre Aristocratès, que se place le changement subi par la loi de Dracon, et alors n’est il pas vraisemblablement contemporain de la grande révision législative qui signala l’archontat d’Euclide (403/2) ? De toutes ces hypothèses aucune n’emporte la certitude a priori. Cependant te texte commenté par Démosthène était d’une langue bien archaïque, pour qu’il fallût le traduire avec tant de soin en langage moderne. C’est donc, selon toute apparence, longtemps avant Démosthène, mais après Dracon, que les particuliers se virent enlever le droit de rançonner le meurtrier en rupture de ban. La tendance générale de la législation solonienne, le renvoi à l’άξων, l’impossibilité d’admettre une modification à la loi de Dracon entre le commencement du VIe siècle et 409/8, tout indique que cette réforme est due à Solon. Dracon disait : Dans le pays il est permis de tuer ou d’emmener les meurtriers. Solon décida qu’il serait permis dans le pays de tuer les meurtriers et de les traîner devant les magistrats, comme le porte l’άξων, mais non de les maltraiter ou de les rançonner. Ainsi, l’Etat ne se sentit pas avant le VIe siècle la force nécessaire pour interdire le paiement des ύπεφόνις. Encore ne le fit-il que dans des conditions spéciales. Il fallait une sentence rendue antérieurement. La transaction après jugement eût été un défi lancé à la face des juges. Une fois que la loi a parlé, il faut qu’elle reste maîtresse du coupable, maîtresse du châtiment[28]. On peut tuer sans pitié ou mener au bourreau le meurtrier dont la présence sur le sol national est une révolte contre la loi : ce n’est pas satisfaire une haine personnelle, c’est assurer le règne de la justice sociale. Mais blesser le coupable ou lui arracher une rançon, non, cela est défendu, parce qu’il n’a point été condamné à recevoir des coups, parce qu’un contrat entre particuliers ne peut briser l’arrêt public qui prononce la peins de l’exil. Ce principe, Démosthène l’a très clairement démêlé, et il y insiste avec la fermeté d’un homme politique qui veut maintenir les droits de l’Etat et la précision d’un jurisconsulte qui veut établir les prémisses d’une argumentation. La loi qu’il commente traite des άνδροφόνοι, et l’auteur d’un homicide ne tombe sous cette dénomination qu’après avoir succombé devant le tribunal : ce n’est pas le crime, c’est le jugement, qui fait l’άνδροφόνος[29]. Ainsi, la première condition pour que l’interdiction des ύποφόνια soit valable, c’est une condamnation pour homicide passée en force de chose jugée. Une autre condition doit être réalisée. Elle n’est pas énoncée par la loi ; mais elle ressort des principes et des textes. Il faut que l’exil prononcé contre le meurtrier soit le bannissement à perpétuité, par conséquent, que le crime puni soit le, meurtre avec préméditation, et le tribunal compétent, l’Aréopage, Sinon, est-ce offenser la loi, est-ce faire échec à la justice sociale, que de traiter avec le coupable ? Si l’espèce a été jugée par le Palladien, si l’auteur n’a dû quitter son pays que momentanément, la loi alors le juge digne d’αΐδεσις[30]. C’est elle qui recommande une prompte réconciliation ; c’est elle qui décide que l’on reviendra de l’étranger dès qu’on aura obtenu de la famille lésée une transaction[31]. Elle n’ordonne pas, il est vrai, qu’une indemnité pécuniaire figure dans les clauses du pacte ; mais il n’est pas un seul cas où elle ait à l’ordonner. Il suffit qu’elle le tolère : la partie intéressée saura bien profiter de l’autorisation sous-entendue. Si vraiment la raison pour laquelle il est défendu de prendre des ύποφόνια en cas de meurtre prémédité, c’est l’obligation de respecter la sentence antérieure du tribunal, cette même obligation, dans le cas de l’homicide involontaire, a bien plutôt pour résultat d’inviter les adversaires à une transaction que de les en détourner, Pour que la loi prohibitive de la rançon ait son effet, il est donc logiquement nécessaire qu’il y ait jugement rendu, non pas pour homicide quelconque, mais pour meurtre qualifié[32]. Si celte interprétation est exacte, il faut nettement distinguer les cas où l’αϊδεστις est consécutive à un homicide involontaire ou à un meurtre prémédité, et les cas où elle précède ou suit un jugement public. Faute d’avoir fait cette double distinction, les érudits qui ont agité la question de l’αϊδεστις ne sont jamais arrivés à des conclusions solides. Ils ont admis ou rejeté la légitimité de l’αϊδεστις en bloc : ils ne se sont pas doutés que les Athéniens pouvaient avoir des raisons sérieuses pour autoriser ou prohiber l’usage des ύποφόνια d’après les catégories d’homicide et selon que l’autorité delà justice était en cause ou non. Les transactions privées étaient toujours légitimes pour le φόνος ακούσιος ; elles étaient licites pour le φόνος έκούσιος tant que l’Aréopage n’avait pas porté de condamnation. A cette théorie ou peut objecter qu’elle confond le rançonnement et la transaction. Voyons ce qu’il en est de l’αϊδεστις en elle-même. Quand nous l’avons étudiée dans la loi de Dracon, noua avons pu commenter l’inscription de 409/8 avec l’aide de Démosthène. On a ainsi constaté que, du VIIe siècle au IVe, la transaction après homicide involontaire était admise sans réserve ni distinction, et même on a trouvé dans le plaidoyer contre Théocrinès une transaction destinée à éviter une comparution devant l’Aréopage. Et la transaction consécutive à une condamnation pour meurtre prémédité ? D’après certains érudits, il en serait question dans le passage sur l’αϊδεστις après jugement que répètent les deux plaidoyers contre Pantainète et contre Nausimaque : il suffirait, pour arriver à ce sens, de s’en fier à un manuscrit et de remplacer dans le teste άκουσίου par έκουσίου[33]. Jusqu’ici, dans l’hypothèse contraire, on admettait qu’un peu plus loin, quand l’orateur parle du pardon accordé par la victime[34], la peine encourue, la mort[35], détermine le crime commis, le meurtre qualifié ; mais on maintenait que la première partie du développement, celle où les auteurs de l’αϊδεστις sont les parents da la victime, est relative à la réconciliation après homicide involontaire[36]. La controverse n’a plus de raison d’être, si l’on admet le rapport que nous avons indiqué entre la phrase en discussion et celle du discours contre Aristocratès où est formulée la condition de l’αϊδεστις après exil temporaire. Il faut conserver la leçon άκουσίου. Ainsi tombe le seul argument qu’un ait invoqué en faveur de l’αϊδεστις après jugement de condamnation rendu par l’Aréopage. Nous croyons avoir établi que la république athénienne ne s’opposa qu’en un seul cas aux traités conclus entre particuliers à la suite d’un homicide. Notre démonstration a été double. Dès l’abord, la loi tardive qui détend de rançonner le meurtrier ne nous a paru applicable qu’autant que la justice a prononcé une condamnation en meurtre prémédité. Puis, par la contre-preuve, nous avons reconnu que l’auteur d’un homicide involontaire peut toujours obtenir une transaction et que l’auteur d’un meurtre prémédité le peut à condition de n’avoir pas encore passé en justice. Les deux parties de cette argumentation se prêtant un appui réciproque prouvent encore que dans le droit à transiger est compris le droit de demander rançon. La loi qui interdit les άποινα dans un seul cas ne dit rien de l’αϊδεστις ; maïs l’αϊδεστις se trouve être licite dans tous les autres cas, et dans ceux-là seulement. Les documents qui établissent la légitimité de l’αϊδεστις dans trois cas ne parlent pas toujours des ύποφόνια ; mais le seul cas qui ne soit pas compatible avec l’αϊδεστις est précisément celui où sont positivement interdits les άποινα. Le n’est pas coïncidence fortuite, mais identité de nature. En somme, quand Solon a créé les actions publiques, il a usé de tempéraments, comme toujours. Il a ôté aux familles tout ce qui était nécessaire pour faire à la société une part équitable dans l’accusation ; il leur a laissé tout ce qu’il était impossible de leur prendre sans soulever une révolte des consciences. Bien qu’il admette le principe de l’infraction sociale, il conserve dans les lois sur l’homicide le privilège des parents en matière de poursuite et de transaction ; bien qu’il leur conserve ce privilège, il ne les autorise plus à se réconcilier avec le meurtrier en dépit dupe sentence exécutoire. Après lui et grâce à lui, les γρεφαί se multiplièrent au fur et à mesure que la juridiction populaire se fortifia. Peu à peu les citoyens en corps cessèrent de former un simple tribunal d’appel contre les arrêts des magistrats, représentants des Eupatrides, pour constituer des tribunaux en première et dernière instance[37]. Dans tous les procès triomphèrent facilement les décisions les plus favorables au grand nombre, les plus contraires aux privilèges des γένη. La justice ne fut jamais longtemps en retard sur les mœurs dans une ville où le peuple faisait la loi et l’appliquait. L’importance capitale de ce fait n’a pan échappé aux anciens. Maître des bulletins judiciaires, a dit Aristote[38], le peuple est maître de la république. Mais les anciens ne distinguaient guère entre le fait postérieur et l’intention du législateur. L’Atthide où puisaient à la fois Aristote et Plutarque[39] allait jusqu’à dire que Solon rédigea ses lois avec une obscurité voulue, clin de laisser au peuple une liberté absolue d’interprétation. Aristote lui même, qui proteste contre une pareille hypothèse, admet que les lois de Solon manquaient de clarté et l’en excuse sur l’imperfection humaine. S’il avait suivi le conseil qu’il donne si justement, s’il était remonté à l’époque de Solon pour comprendre sa pensée, il aurait vu que les controverses soulevées par le texte des lois tenaient, non pas à leur insuffisance intrinsèque, mais à l’inévitable transformation des idées. Ce n’est ni une habileté prophétique ni une heureuse faute du législateur, c’est la conspiration permanente des esprits rénovateurs dans une cité foncièrement démocratique, qui a rendu si fécond en résultats un régime de citoyens juges et de ministère public à l’état diffus. Aristote[40] signale dans l’œuvre de Solon trois réformes particulièrement favorables au peuple, δημοτικώτατα. La première et la plus importante, πρώτον καί μέγιστον, c’est la défense d’engager pour dettes son corps et celui des siens, τό μή δανείζειν έπί τοΐς σώμασιν : elle a supprimé dans le droit commua la source même de la responsabilité familiale. La seconde, c’est le droit donné à tout citoyen, τώ βουλομένω, d’intenter certaines accusations ; la troisième, c’est l’appel au tribunal populaire contre les arrêts des magistrats, ή εΐς τό δικαστήριον έφεσις : en arrachant à la partie lésée le privilège exclusif des poursuites et en démocratisant la justice, elles ont presque anéanti la solidarité active de la famille. |
[1] Solon, 18.
[2] Voir dans Thonissen, p. 77.
[3] 45.
[4] IV (XIII), 19 (Bergk, II, p. 35 ss.) ; cf. Théognis, 51.
[5] L’affaire des Cylonides et des Alcméonides a pour cause un φόνος έμφυλος, comme dans l’Odyssée le meurtre des prétendants produit une στασις έμφυλος, où Ulysse et Eupeithès sont des chefs de parti (cf. XXIV, 413-471). La lutte de Pisistrate et de Mégaclès est suspendue par un mariage, comme devait se terminer, d’après les propositions faites, celle d’Achille et d’Agamemnon.
[6] Aristote, Constitution des Athéniens, 6 ; Plutarque, Solon, 20 ; Aulu-Gelle, II, 12.
[7] Isée, Sur la succ. de Pyrrh., 46.
[8] Pour références et plus amples détails, je renvoie à l’art Kakôseùs graphe, dans le Dictionnaire des antiquités, p. 745 et 766.
[9] C’est l’hypothèse de Palmerius, dans Petit, Leg. att., éd. Wasseling. p. 635. Philippi y avait adhéré dans les Beitr., p. 195 s. Les auteurs des I. J. G. la reprennent pour leur compte (II, p. 21-22). La théorie contraire est celle de Heffter, p. 142-145 ; Meier-Schömann-Lipsius, p. 144, n. 10 ; Thonissen, p. 83, n. 2. Philippi s’y est rallié (Areop., p. 100-101).
[10] Antiphon, Sur le meurtre d’Hérode, 10.
[11] VIII, 40-41. Pollux, qui vient de mentionner comme sources Platon et les orateurs, est peut-être induit en erreur par un passage des Lois (IX, p. 871 B-C).
[12] Plutarque, Solon, 18. Cf. Philippi, Areop., l. c. ; Dareste-Haussoullier-Th. Reinach, l. c., p. 21, n. 4.
[13] Dareste-Haussoullier-Th. Reinach, l. c., p. 22, n. 2.
[14] Dans les Cyclades, le droit criminel reposait sur les mêmes principes qu’en Attique, ce qui ne veut pas dire, comme on le répète trop facilement après Isocrate (Panég., 60 ; cf. Gilbert, Beitr., p. 534-535), que toutes les cités de la Grèce aient copié les lois de Dracon, mais que l’évolution du droit coutumier a passé partout par les mêmes phases. D’après une inscription trouvée dans l’îlot d’Héracleia, il fallut, dans la seconde moitié du IIIe siècle, une disposition spéciale pour faire assister les parents de la victime par le κοινόν, en cas de meurtre commis par un contrebandier (Rev. de philol., XXVI, 1902, p. 291, l. 7-9). Encore le crime prévu est-il tel, qu’il lève directement la communauté et qu’il a presque certainement pour auteur un étranger en fuite : ces circonstances donnent forcement à l’affaire un caractère public (voir le commentaire de J. Delamarre, Ibid., p. 297-298).
[15] I. J. G., n° XXI, l. 16.
[16] (Démosthène), C. Evergos, 72 ; Pollux, VIII, 118 ; cf. Hesychius, s. v. άγχιστίν δην όμνόναι.
[17] (Démosthène), l. c. ; Pollux, l. c. Dans le plaidoyer C. Néair., 9-10, Stéphanos poursuit Apollodoros devant la Palladion pour le meurtre d’une femme dont il n’est pas le parent ; mais il est certainement son maître (cf. Thonissen, l. c. ; Meier-Schömann-Lipsius, p. 199, n. 10).
[18] L. 16-18.
[19] L. 21-23 ; cf. 18.
[20] Démosthène, C. Midias, 104-105.
[21] 110-111.
[22] 115 ss. Pour H. Weil et pour Dareste, l’eisangélie est certaine. Ou peut arguer en ce sens de la perquisition domiciliaire mentionnée aux §§ 116 et 121 (cf. P. la cour., 132 ; C. Androt., 50, 52-53 ; Plutarque, Démosthène, 25).
[23] (Démosthène), contre Evergos, 68-72.
[24] Dareete-Haussoullier-Th. Reinach, l. c., p. 22, n. 2.
[25] C’est par une assimilation de ce genre que s’explique l’anecdote, d’ailleurs peu conforme aux réalités juridiques, qui se lit dans l’Euthyphron, p. 4 (cf. Meier-Schömann-Lipsius, p. 199, n. 10). Philippi (Areop., p. 99-100) donne une interprétation analogue au cas de Stéphanès, dans (Démosthène), C. Neair., 9.
[26] (Démosthène), C. Everg., 72 : Cette femme n’avait avec moi aucun lien de parenté, sinon qu’elle avait été ma nourrice. Elle n’était même pas ma servante ; car elle avait été affranchie par mon père, elle avait pris domicile hors de chez lui et avait eu un mari. Ibid., 55 : Devenue veuve, n’ayant personne pour l’entretenir dans sa vieillesse, elle était revenue chez moi.
[27] Tit. LXXXI. La vengeance du sang est elle-même souvent prescrite par la loi (cf. Makarewicz, p. 144).
[28] Id., ibid., 32.
[29] Id., ibid., 29-30. Cf. 31 ; Pollux, VIII, 86 ; Dinarque, C. Démosthène, 44. Voir Meier-Schömann-Lipsius, p. 282, n. 435.
[30] Id., C. Midias, 43.
[31] Id., C. Aristocratès, 72.
[32] Démosthène (ibid., 31) dit que la loi s’applique à ceux qu’il appelle τούς έπί φόνω φεύγοντες. Peut-être donne-t-il ici à φεύγοντες le sens étroit, celui qu’il définit (43), lorsqu’il distingue parmi les meurtriers les φεύγοντες (proscrits à perpétuité, dont les biens sont confisqués) et les έξεληλυθότες (expatriés à temps, non frappés dans leurs biens). Cependant Démosthène oublie souvent la distinction (cf. 72). Il est donc impossible d’affirmer qu’au § 31 il n’emploie pas le mot φεύγοντες dans l’acceptation générale.
[33] C’est la leçon du ms. Bavaricus, admise par Reiske. En ce sens se prononcent Hudtwalcker, Ueb. die öffenlt. u. privat — Schiedsrichter in Ath., p. 116 ss. ; Meier, De bon. damn., p. 22 ; Att. Proc., 1re éd., p. 308 ; De gentil. att., p. 18-19 ; Thonissen, p. 89 s., n. 3.
[34] Le plaidoyer contre Nausimaque ne contient pas la phrase où il est parlé de la victime (ούδέ — ρήμα) ; mais c’est une étourderie évidente. Voir Philippi, Arerop., p. 146, n. 48.
[35] 59, 60.
[36] Cette hypothèse est soutenue par Heffter, p. 444 ; O. Müller, p. 137 ; Schömann, Ant. jur. publ. Gr., p. 297, n. 8 ; K.-Fr. Hermann, dans la Zeitschr. f. die Alterthumswiss., 1835, p. 1142 ; De vest. instit. vet., p. 53 (il fait cependant quelques concessions dans les Sraatsalt., § 104, n. 6) ; Fhilippi, Areop., p. 143-146 ; Leist, Gr.-It. Rechtsgesch., p. 358 ; Lipsius, Att. Proc., 2e éd., p. 380, n. 522 ; d’Arbois de Jubainville, Ét. sur le dr. celt., I, p. 86-87, 184-185.
[37] Plutarque, l. c.
[38] Constitution des Athéniens, 9.
[39] Cf. Busolt, Gr. Gesch., II, p. 41. n. 2.
[40] L. c.