SOLIDARITÉ DE LA FAMILLE DANS LE DROIT CRIMINEL EN GRÈCE

LIVRE DEUXIÈME. — PÉRIODE DE TRANSITION — LA CITÉ CONTRE LA FAMILLE.

CHAPITRE PREMIER. — DÉVELOPPEMENT DE LA JUSTICE SOCIALE.

 

 

Durant le Moyen Age hellénique, c’est-à-dire du VIIIe au VIe siècle, le γένος morcelé en familles est déchu de sa souveraineté. L’Etat va désormais fortifier sa juridiction, jusqu’à la rendre obligatoire, et ruiner peu à peu la solidarité des familles, au point d’en conserver seulement les débris utilisables pour l’accroissement de sa propre puissance.

Malgré l’obscurité qui plane sur cette période de transition, on y discerne des points de repère certains. Pour la première fois, l’historien du droit a pour fil conducteur autre chose que des légendes, des bribes d’épopée ou des coutumes ramenées à leur origine par hypothèse. Il dispose assez souvent de renseignements positifs et même de fragments échappés au naufrage des législations grecques. Il ri est pas impossible, par conséquent, d’indiquer dans quel milieu s’est déroulée pendant ces deux ou trois siècles l’évolution du droit criminel, de rechercher les causes morales et politiques qui en ont déterminé les transformations les plus profondes.

La désorganisation du γένος, se produisant à une époque où la justice de la cité n’était encore qu’arbitrale, eut pour premier effet de rendre la réparation des offenses moins efficace et plus aléatoire. Passé, le temps où toutes les forces du groupe se coalisaient spontanément, instantanément, contre toute agression, d’où qu’elle vint. Le meurtrier riche et puissant n’avait plus à. craindre un aussi grand nombre de vengeurs ; il c’était plus contraint de fuir par un aussi formidable soulèvement de haines. Ne devait-il pas avoir la tentation de défier la colère impuissante de quelques hommes isolés ? N’avait-il pas le moyen, en tout cas, de se tirer d’affaire avec une somme insignifiante ? La partie lésée se trouvait elle-même en situation de se prêter plus complaisamment aux transactions. Le consentement unanime, condition de l’αΐδεσις, s’obtenait plus facilement d’une famille restreinte que d’un grand γένος. Le système de la vengeance privée ne rendait donc plus les mêmes services.

Il semblerait de prime abord que la répression des crimes familiaux fût, au contraire, mieux assurée que par le passé. La famille gardait toujours son droit de juridiction intérieure, et rien ne l’empêchait, théoriquement, de déférer l’un des siens à la juridiction sociale. Mais la famille eût considéré comme une déchéance, une trahison, de snume3ttre il des étrangers une affaire qu’elle pouvait régler par une décision unilatérale et souveraine. D’autre part, les familles du γένος ; morcelé trouvaient plus sage de laisser faire la famille directement intéressée. Le meurtrier d’un parent pouvait avoir des complices ou trouver des complaisante parmi ses, plus proches : il pouvait être le κύριος de sa victime : qui donc alors avait qualité pour gui demander satisfaction[1] ? Au delà du duré de cousins issus de germains, on ne se considérait môme plus comme parents. Ainsi, les homicides commis à l’intérieur d’une famille étaient moins sûrement punis à l’époque où s’organisèrent les tribunaux de l’Etat que dans la période précédente, où la justice du γένος avait encore toute son efficacité[2]. Faute de champions attitrés, les victimes des plus horribles forfaits pouvaient rester sans vengeance. Il y eut un moment où vraiment, dans certains cas, le parricide n’avait rien à redouter d’aucune justice.

C’est alors que les hommes opposèrent au présent, dont ils souffraient sans présager encore un avenir meilleur, un passé que dorait leur imagination et où ils voyaient réalisés dans la lueur d’une aurore idéale tous leurs désirs de bonheur calme et pur, toutes leurs aspirations vers la sagesse facile, tous leurs rêves de justice. Le poète qui exhalait continuellement des plaintes douloureuses sur les iniquités de son temps devait aussi chanter le mythe des âges. Sans doute Hésiode n’a pas inventé cette doctrine de la déchéance humaine : les Hindous connaissaient déjà les quatre Yougas[3]. Mais, s’il a emprunté à la tradition les couleurs dont il peint la félicité parfaite et la corruption grandissante des âges écoulés, il décrit l’âge de fer à sa façon : il en ramène toutes les misères à la rupture du lien familial et au triomphe insolent du crime impuni. Rien que désunion, de père à enfants, d’hôte à hôte, d’έταϊρος à έταϊρος ; plus d’amour fraternel, comme jadis. Vite on jette l’opprobre sur les parents qui vieillissent ; on leur parle un langage dur et insultant, impie, sans souci de la vindicte divine : on refuse à la vieillesse de ses parents les vivres qu’on a reçus d’eux dans l’enfance ; car on ne connaît que le droit de la force... Pas d’égards pour la bonne foi, la justice, la vertu ; au crime et à la violence tous les honneurs. Le droit, c’est un bras vigoureux, et plus rien n’est sacré[4].

Oit les hommes étaient impuissants, surgirent les dieux. Jadis ils ne se souciaient guère de promener dans le monde l’éternelle justice : chacun d’eux se bornait à venger ses injures, égoïstement. Les voilà prêts à venger toute violation des lois naturelles qui sont le fondement de l’harmonie universelle. Déjà dans les temps homériques, la νέμεσις vient en aide à la φάτις δήμου. A mesure que décline le régime patriarcal, les crimes perdent de jour en jour le caractère d’offenses privées, sans apparaître encore comme des infractions sociales : ils prennent insensiblement l’aspect de péchés. L’homicide surtout est un attentat contre l’ordre établi par la divinité. La terre qui a bu du sang crie vengeance jusqu’au ciel. Enfin le ciel répond à l’appel désespéré de la terre.

Il suffit de regarder où va frapper la justice des dieux, pour savoir d’où leur vient leur juridiction. On s’attendrait à voir Zeus foudroyer sur place le criminel. Le criminel est généralement le dernier qu’atteigne le courroux céleste. La raison en est bien simple : c’est que les hommes éprouvèrent le besoin d’imaginer une divinité vengeresse dans des cas où l’impunité du criminel était manifeste. Comment ne pas admettre l’existence du mal auquel on cherchait un remède ? De là le principe- qui va s’accréditer chez les Grecs et passer à l’état de dogme : à l’égard du criminel, la justice divine est tardive, et c’est par quoi elle l’emporte sur la justice humaine[5]. Ainsi, quand la colère des dieux éclate immédiatement, elle retombe moins sur le criminel que sur ceux qui le laissent tranquillement jouir de son crime. Si la famille ne le punit pas, il faut que la cité le punisse, ou, sinon, la vindicte suprême s’abat sur la famille et la cité. On connaît la légende d’Œdipe et sa grandeur tragique, et la terreur qui pèse sur Thèbes tant que le meurtre de Laïos n’est pas expié. Une obscure légende d’Arcadie nous en apprend peut-être encore davantage. Leimôn a tué son frère Sképhros. Ni son père ni ses autres frères ne bougent. Artémis se charge alors du châtiment. Le criminel tombe sous ses flèches. Le peuple qui n’a pas su faire justice est décimé par le fléau de la stérilité. Les dieux ne désarment qu’après avoir procuré toutes satisfactions à la victime : il faut que le meurtrier soit immolé périodiquement dans une fête symbolique ; il faut que sa famille quitte la ville pour toujours[6]. Rien de plus clair. La religion force la société à intervenir dans les affaires de sang intrafamiliales, et la société agit, non pas contre le coupable, mais contre la famille qui refuse d’agir.

Une idée nouvelle se fait jour dans l’esprit des Grecs, l’idée de la souillure qui s’attache à l’homicide. Malgré les apparences, la purification du meurtrier n’est pas une coutume primitive[7]. Cette procédure religieuse n’était pas connue à l’époque homérique.

Les contemporains de l’Iliade et de l’Odyssée doivent être en état de pureté pour se présenter devant les autels ; mais la pureté matérielle leur suffit[8]. Ils n’en imaginent pas d’autre. Aussi le sang versé ne fait-il pas contracter de souillure interne[9]. Le guerrier ou le meurtrier ne songe qu’à se débarrasser de la tache rouge qui l’empêche d’entrer en rapports avec les dieux[10]. Le meurtrier suppliant, ne se distingue pas de tout autre malheureux qui erre loin de sa patrie. Quand il frappe à la porte d’un homme riche et puissant, c’est pour implorer asile et protection[11], au nom de Zeus hospitalier[12]. On le reçoit sans scrupule, on repose sous le même toit, un mange à la même table[13]. Bien mieux, on s’expose avec lui au péril de mer. Théoclyménos vient de tuer son grand-oncle ; sans tarder, il construit des vaisseaux et trouve à rassembler une troupe nombreuse : il est trimé de Zeus et combla de ses bienfaits[14]. Ulysse raconte qu’après un assassinat commis en Crète, il courut directement di lieu du crime à bord d’un bateau en partance[15] : étrange invention, pour se faire bien venir de gens qui redouteraient la souillure du sang[16]. Télémaque voit accourir éperdu le meurtrier Théoclyménos ; il le laisse assister aux libations et aux prières, le prend sur son navire, le fait asseoir à ses côtés, et met à la voile, sans craindre les malheurs qu’entraîne la contagion, et même favorisé d’un bon vent par Athènè[17].

Pour comprendre à quel point de pareils récits sont en contradiction avec I’idée de souillure morale, il suffit de les placer en regard d’un passage d’Antiphon[18]. Accusé d’homicide, un jeune homme invoque ces preuves d’ordre divin, les plus grandes et les plus dignes de lui, sa présence à des sacrifices propices et l’heureuse issue de voyages sur mer. Vous savez, dit-il, que souvent des hommes aux mains impures..., en s’embarquant sur un même vaisseau, entraînèrent dans leur perte ceux qui étaient en règle avec les dieux, et que d’antres n’ont échappé à la mort qu’après avoir couru les derniers dangers par la faute de pareilles gens. Beaucoup encore, en assistant aux cérémonies sacrées, curent reconnus comme atteints d’une souillure qui empêchait l’accomplissement rituel des closes suintes. Riais mai, dans toutes ces occasions, j’ai éprouvé le contraire. D’abord, tous ceux qui ont voyagé sur mer avec moi ont fait une excellente traversée[19] ; ensuite, chaque fois que j’ai assisté à un sacrifice, tout c’est toujours passé le mieux du monde[20]. Voilà, je pense, qui prouve catégoriquement mon innocence. Voilà, pouvons-nous ajouter, qui prouve suffisamment que les contemporains de Télémaque et de Théoclyménos ne croyaient pas encore à la souillure du sang versé[21].

La purification pour homicide est mentionnée pour la première lois dans l’Aithiopis[22], dont l’auteur, Arctinos de Milet, vivait dans la seconde moitié du VIIIe siècle. On y voit Achille obligé, après le meurtre de Thersite, d’aller à Lesbos pour se soumettre à des purifications, mais assistant à un sacrifice préalable : le besoin commence à se faire sentir de laver la tache de l’homicide, sans que la souillure entraîne encore l’exclusion des sanctuaires. La nouvelle doctrine n’apparut donc pas longtemps avant la mention qui en est faite dans nos textes ; et déjà au temps de Dracon, elle avait produit toutes ses conséquences et fixé les rites de la πρόρρησις. Ainsi, son développement coïncide avec la disparition du régime patriarcal et les progrès décisifs de la cité, Elle venait à point nommé aider la religion à faire l’intérieur de la justice et de la vindicte privées[23].

La souillure attachée au crime en fit désormais un objet d’horreur. Cette tache tenace et contagieuse, malheur qui en était marqué ! Malheur à tous ceux à qui le misérable la communiquait ! Il suffisait, pour la contracter, de manger à la môme table, d’habiter sous le même toit, de le toucher, même d’un geste involontaire. Sa présence dans l’agora, dans les temples, en tout lieu public on sacré, vouait la cité entière à la malédiction des dieux. Repoussé des étrangers, abandonné des siens, odieux à tous, il n’avait plus qu’à cacher sa honte dans une retraite ténébreuse ou à chercher bien loin une terre où son forfait fût ignoré. Bref, l’excommunication entraînait l’expulsion de la famille et le bannissement de la cité.

C’est certainement une des plus grandes curiosités qui se présentent dans l’histoire du droit, un des faits qui heurtent le plus violemment notre notion romaine des formes juridiques, que cette contrainte exercée par la conscience universelle sur la conscience d’un seul et produisant les effets d’une condamnation en règle. On songe involontairement à l’excommunication fulminée au Moyen Age. Mais la différence est grande, et elle nous montre bien la façon particulière dont le génie grec a toujours conçu et réalisé le droit. Nous sommes dans un pays réfractaire, à la théocratie : la πρόρρησις elle-même., cette proclamation par laquelle le coupable est exclu du culte, n’est pas une mesure prise par l’autorité sacerdotale. Le résultat voulu est produit par l’influence persistante, quoique transformée, de la δήμου φάτις. Dans l’âme de cet être éminemment sociable, de ce πολιτικόν ζώον qu’est le Grec de l’antiquité, la préoccupation de ce que pense autrui est un mobile tout-puissant. L’opinion publique n’est pas, chez les Hellènes, une abstraction gave et stérile, mais une force à la fois concrète et idéale, dont l’action sur les générations successives est d’autant plus énergique, qu’elle se conforme en ses métamorphoses aux plus subtiles nuances des idées nouvelles. Elle empêche en tout temps l’asservissement superstitieux de l’esprit à la lettre. A l’origine, elle aidait le faible à obtenir satisfaction ; un jour viendra où elle soutiendra les jurés qui feront pénétrer l’équité démocratique dans des textes de ]ois surannés. Dans l’intervalle, elle oblige le criminel à éprouver une sensation de souillure, l’envahissant en entier, et, pour faire exécuter ses arrêts, elle peut compter sur celui-là même contre qui elle les a prononcés.

Il y a donc une bonne part de vérité dans les mythes postérieurs à Homère, où l’on voit le meurtrier d’un parent se faire son propre juge et son bourreau. Les parricides sont plus sûrement punis que jamais : ils se punissent eux-mêmes. Oreste, jadis couvert de gloire, court maintenant de pays en pays, pourchassé par les Erinyes, en quête d’une paix impossible. La légende d’Alcmaion est bien la réduction de l’Orestie, comme on l’a dit[24], mais de l’Orestie sous sa seconde forme[25] : cet ordre d’aller s’établir sur une terre qui ne fût pas encore éclairée par le soleil au moment où l’horrible forfait souillait le monde[26]. Deux légendes ont eu cours sur Œdipe. La plus ancienne ne se trouve cependant que dans une interpolation de l’Odyssée[27] ; le fils impie est en proie à toutes les souffrances que peuvent causer les Erinyes d’une mère ; mais il reste à Thèbes et continue de régner. La plus récente, celle qui est devenue classique, celle qui représente le roi obligé de s’enfuir, fait son apparition dans l’Œdipodia, un de ces poèmes cycliques où il est parlé pour la première fois de purification. Voyez encore, à Rhodes, l’histoire d’Althaiménès : elle porte clairement sa date. Le héros tue son père, sans le reconnaître, au milieu d’une bande ennemie. Désormais, de lui-même, il évite tout commerce, toute rencontre avec les hommes ; il erre dans les solitudes, jusqu’à ce qu’il meure de chagrin[28]. Partout la mythologie conserve ainsi le souvenir d’un temps où le γένος n’assurait plus la répression des crimes commis dans les familles[29], mais où la religion frayait les voies de la justice sociale.

Sous ce régime, le crime perpétré par une personne sur un membre de sa famille devient même particulièrement grave. Aristote[30] parle des expiations légales et traditionnelles (νομιζομένας λύσεις) qu’entraînaient leu meurtres prémédités ou non, les voies de fait, rixes et injures, au cas oit le coupable avait frappé ou insulté son père, sa mère ou l’un de ses proches. Platon donne là-dessus de précieux renseignements dans les Lois. A la vieille jurisprudence des exégètes il emprunte, outre un tarif de purifications, des aggravations de peines ou des peines spéciales qui, fondées sur des motifs religieux, n’en constituent pas moins des sanctions de l’ordre civil. En cas d’homicide, ta parenté est une circonstance aggravante, comme la préméditation : elle fait relever la peine d’un degré[31]. L’origine de ce principe est révélée par le plus importante des prescriptions destinées à l’appliquer : revenu d’exil, le meurtrier d’un proche parent ne doit pas retourner dans la maison qu’il a mise en deuil ; avec ceux qu’il a privés d’un fils ou d’une fille, d’un père ou d’une mère, d’un frère ou d’une sœur, plus jamais il ne vivra au même foyer, ne s’assoira à la même table, ne prendra part aux mêmes sacrifices. Voilà une νομιζομένη λύσις. C’est la peine en usage dans la justice primitive, l’expulsion de la famille, à peine dissimulée sous une croyance de date postérieure, la croyance à la souillure du meurtre. Donc, quand la conscience sociale se mit à intervenir contre les criminels, elle se proposait seulement de faire respecter les vieux usages. Elle obligea tous les meurtriers à quitter le pays, au moins pour un certain temps ; le meurtrier d’un proche, elle l’obligea, en sus, à sortir de sa famille pour toujours. Elle admit la composition entre personnes de familles différentes, mais constata l’impossibilité de faire composer à prix d’argent des membres de la même famille, vivant sur le même patrimoine : les homicides susceptibles d’αΐδισις en vertu de la δίκη se distinguèrent des homicides inexpiables, ceux qui avaient fait rouler le sang protégé par la θέμις (αΐμα ού θέμιστον)[32]. C’est ainsi qu’en fait, sans qu’il y eût de tribunaux où un tiers pût agir, soit au nom de la partie offensée, soit au nom de l’État, sans qu’il existât une conception théorique des circonstances aggravantes, on en vint à châtier avec une rigueur spéciale le crime commis contre un parent. Il suffit qu’aux coutumes amalgamées de la justice familiale et du droit interfamilial fût assuré l’appui moral de l’opinion publique.

La théorie de la souillure a fait plus que de confirmer l’ancienne justice des γένη. Elle l’a complétée. Bien des actes qui n’étaient pas punissables jadis entraînèrent désarmais la nécessité d’une purification que le coupable ne pouvait pas obtenir sur la terre polluée par lui. Il ne serait pas veau à l’idée des anciennes générations de représenter Héraclès fuyant en pays étranger après avoir massacré ses enfants ; les générations nouvelles ne pouvaient se le figurer tranquillement impur dans une ville résignée à la contamination. Le droit du mari sur la vie de sa femme resta en droit strict ce qu’il était, faute de vengeur ; mais il fut aboli dans la réalité par la morale religieuse. L’histoire légendaire de Corinthe, telle que la raconte Hérodote[33], présente à ce sujet une anecdote bien suggestive et bien souvent citée. Lorsque le tyran Périandre eut tué la femme Mélissa, personne ne put rien, contre lui, même le père de la victime, Proclès, pas même son fils, Lycophrôn : l’un n’était plus le κύριος de sa fille, depuis qu’il l’avait mariée ; l’autre n’avait pas le droit de venger sa mère sur son père, comme il aurait eu le droit de venger son père sur sa mare, parce qu’il eût bien été le maître légal de sa mère, mais qu’il ne pouvait l’être de son père. Ce que pouvait Lycophron, ce qu’il devait, c’était de traiter Périandre en homme impur. Il ne consentit plus à lui adresser un seul mot. Ni les persécutions ni les bonnes paroles ne le fléchirent. Chassé de la demeure paternelle, traqué d’asile en asile et se traînant de portique en portique, exténué de privations, hâve, sordide, il se retrouve en présence de sort père, qui, saisi de pitié, fait miroiter à ses yeux les splendeurs d’un palais, l’espoir d’une belle succession : il reste ferme en sa résolution, implacable.

Chassé de sa patrie, il ne daigne même pas recevoir le héraut qu’on lui envoie. Aux prières insinuantes, aux pressantes supplications de sa sœur, il répond qu’il ne retournera jamais à Corinthe, son père vivant. Et c’est Périandre qui cède : le meurtrier promet de quitter la maison et la ville qu’il souille de sa présence. Que sur le fond véridique de cette anecdote se soit déposée une, couche plus ou moins épaisse de détails légendaires, il importe beaucoup à la biographie de Périandre et à l’histoire de Corinthe ; mais cela est presque indifférent à qui étudie le droit et les idées du Moyen Age hellénique. De toute façon, on voit comment ce fait matériel, le sang versé, qui ne déterminait pas nécessairement la culpabilité dans le droit primitif, a pour la première fais été frappé d’une sanction universelle, indépendante de tous rapports entre les personnes. La religion limita le droit absolu du père sur ses enfants, du mari sur sa femme, du maître sur ses esclaves[34]. Le profit en revint à l’Etat.

C’est un fait assez fréquent dans l’histoire, qu’à l’origine de la législation sociale il y ait une révolution religieuse. Là où du même coup triomphent l’unité politique et le monothéisme, la transformation est ai complète et d’une telle importance, que l’auteur d’une œuvre pareille laisse un nom illustre entre tous dans la mémoire des hommes. Les Grecs n’ont pas eu leur Moïse ou leur Mahomet. Ils avaient trop fortement imprimés au mur des sentiments que leur dictait l’impérieuse nature de leur pays : ils tenaient trop à l’autonomie de leurs cités et de leurs dieux. Cette, ténacité du patriotisme local et du polythéisme n’empêcha pas les esprits de s’élever, durant le vue, siècle, à de nouvelles conceptions sur les rapports des hommes entre eux et avec la divinité ; mais la révolution qui en résulta fut diffuse. Elle ne fut personnifiée que par un dieu. Vers les temps où la Grèce commence à se purifier et à demander au ciel un supplément de justice pour la terre, elle voit sur son horizon rayonner d’une lumière inconnue le sévère et doux guérisseur du mal et de la souillure, Apollon. C’est lui qui s’installe à Delphes, sur le trépied jusqu’alors consacré à l’antique Thémis, lui, le dieu jeune et beau des rites cathartiques, capable de laver les mortels de la tache dont il s’est lavé lui-même dans la vallée de Tempé. Il exige que tout crime soit expié et s’en prend au peuple qui manque à ce devoir, parce qu’il faut assurer le châtiment du coupable pour défendre à l’offensé de toucher aux innocenta. L’expiation, il la fait consister, chaque fois qu’il peut, à élever un sanctuaire : par là il donne aux dieux leur part de la ποινή et aux juges la première idée de l’amende, en même tempe qui il multiplie les lieux d’asile et fait servir l’homicide même à sauver des vies humaines. La trêve de Dieu, proclamée à l’occasion des grandes panégyries, apprend aux particuliers, aux familles, aux cités, que les pansions les plus furieuses peuvent désarmer sans humiliation devant l’intérêt supérieur de la paix. Longtemps encore, jusqu’à la fin du VIe siècle, les inspirés d’Apollon, prophètes et poètes, iront subjuguant les peuples par le prestige d’une splendeur surnaturelle et d’un verbe mystérieux, pacifiant les &mes par les purification et les lois[35].

Tandis que le droit religieux absorbait la plus grande partie de la θέμις familiale pour la transmettre à la δίκη sociale, la juridiction de l’Etat perdait son caractère de pur arbitrage. C’est encore la conscience populaire, la δήμου φέτις, qui a le plus contribué à ce résultat. Sous la pression de l’opinion publique, une action anonyme tenant lieu de législation, l’offensé fut tenu de plus  en plus strictement d’accepter une transaction aux conditions modérées de la coutume et, s’il ne voulait pas s’y prêter, de demander aux chefs de la cité leur assentiment à la solution impitoyable. L’offenseur qui trouvait exorbitantes les exigences de l’offense, put rejeter une αΐδεσις trop onéreuse ; l’innocent qui ne croyait devoir aucun dédommagement put refuser le paiement d’une ποινή injuste, sans craindre la mort ou l’exil. Sauf le droit d’entente privée, le recoure en justice, de facultatif qu’il était, devint obligatoire par sa fréquence même. A ce moment, le tribunal des 8éroiites, sentant son pouvoir plus ferme, franchit par un empiètement fatal et naturel les limites étroites où sa compétence était primitivement circonscrite. Ce qui eût semblé un intolérable abus de pouvoir, à l’époque où le consentement des parties faisait toute l’autorité des arbitres et ne pouvait être obtenu que dans les affaires pécuniaires, est désormais une attribution légitime et bienfaisante. La juridiction criminelle est créée,

Elle dut son développement ultérieur et ses rapides progrès aux circonstances politiques qui, en produisant une désorganisation toujours plus complète du γένος, amenèrent la décadente du régime oligarchique et l’avènement de la démocratie.

En effet, après la chute de la royauté, l’aristocratie se cantonna dans ses γένη, pour écraser de sa toute-puissance quiconque n’y participait point. Les Eupatrides, fiers de leur sang divin, avaient tout pour eux : ils disposaient de la force militaire par leurs chevaux, ils possédaient des terres immenses et d’innombrables serfs, qui leur fournissaient une richesse toujours croissante ; par le monopole qu’ils s’étaient arrogé, tant pour la nomination des magistrats que pour la composition du conseil, de l’assemblée et des tribunaux, ils étaient les maîtres de la république. Ce fut pour les petites gens une époque d’oppression et de souffrance. Soit que le mal s’aggravât avec le temps, soit que l’inégalité parût plus douloureuse à mesure qu’un en comprenait mieux l’injustice, il arriva un moment oit, de-ci de-là, on cessa de se résigner. Au-dessus de la tourbe confuse commençait à surgir une classe capable de lutter. Dans certaines villes, l’industrie et le commerce prirent une extension inouïe. La transformation économique s’accomplit quelquefois au profit d’un grand γένος, comme les Bacchiades à Corinthe ; mais le plus souvent ce furent des particuliers isolés et d’origine obscure qui créèrent les grosses fortunes en numéraire. Une élite se forma, capable d’entraîner la masse des plébéiens. Les uns voulaient améliorer leur situation morale, les autres avaient des besoins matériels : l’entente se fit sans effort. La démocratie prit conscience d’elle-même, en se soulevant contre les dédains et les vexations. Là où la haine désordonnée se brisait contre l’organisation trop forte des nobles ou l’égoïsme des riches, traîtres à leur passé, le peuple se donna des chefs qu’il suivit aveuglément : les tyrans se chargèrent pour lui de couper les épis qui dépassaient le nouveau moyen. La révolution triompha donc, entre le VIIIe et le VIe siècle, dans les cités où l’accroissement de la richesse mobilier et le despotisme démagogique vinrent en aide au mécontentement des pauvres courbés sur la glèbe. Il fallut la coalition des γεωργοί et des δημιουργοί contre les Εύπάτριδαι pour pousser Athènes dans une voie nouvelle ; pour l’y maintenir, il fallu la domination des Pisistratides, appuyée sur des Discriens. Il y eut ainsi en Grèce deux catégories de villes. Ici, le régime oligarchique dura longtemps encore, avec une prédilection marquée pour les coutumes patriarcales et les larges solidarités. Ailleurs, le régime démocratique dépouilla les γένη de toute puissance réelle, pour mettre face à face, sans groupements intermédiaires, l’Etat et les individus.

De toutes les satisfactions réclamées par les partis nouveaux, la plus urgente fut la promulgation d’un code. Il faut voir, en effet, ce qu’était la justice aux mains de l’oligarchie !

Dans la δίκη, telle qu’elle existait à l’origine, l’idée fondamentale est celle d’exemple, de modèle[36]. On cherche des analogies dans le passé ; on indique une solution possible par une comparaison ; on découvre le caractère spécifique de l’affaire à l’aide de spécimens ; pour définir la cause, on l’assimile à des types traditionnels. C’est là une méthode qui offre tout avantage aux arbitres : du même coup ils ont chance de trouver une sentence aussi juste que possible et se dégagent de toute responsabilité. Or, on sait avec quelle prudence intéressée l’homme primitif se garde d’intervenir dans la querelle d’autrui, avec quelle rouerie craintive il enveloppe son opinion de formalités qui la rendent impersonnelle. Il s’arrange donc en sorte que les véritables auteurs d’un jugement soient les juges de jadis. Lorsque les anciens siègent à l’agora, leur mission consiste à trouver le précédent d’où découle tout droit la sentence. Un jugement droit, l’θεΐα δίκη, n’a besoin que d’être exactement moulé sur une sentence rendue jadis dans une cause exactement semblable. L’iniquité n’est autre chose qu’un jugement gauche, σκολία δίκη, c’est-à-dire une décision qui invoque à faux une décision antérieure, suit qu’il n’y ait pas identité entre les deux verdicts, soit qu’on établisse un rapprochement forcé entre deux espèces dissemblables[37]. Le jugement consiste si bien dans la recherche d’un précédent, que le mot δίκη désigne à la fois le jugement et le précédent lui-même. Par le pluriel δίκη, Homère entend la science même des précédents, est non seulement la science des exemples juridiques, la jurisprudence[38], mais encore la science des événements passés, quels qu’ils soient[39]. Tant il est vrai que l’idée de moralité est absente de ce mot δίκη, où prédomine l’idée de connaissance !

On comprend dés lors ce qu’est le bon juge, à l’origine de la justice cruciale. Il doit porter en sa tête une ample collection d’exemples juridiques ; il doit avoir appris soigneusement de son père ces formules rythmées, ces précieux adages, ces ρήτραι[40] qui ressemblaient à des oracles par leur langage serré, impératif, mystérieux, et qui renfermaient toute l’expérience des générations disparues[41]. Le mérite qu’on prise le plus en lui, c’est moins une intégrité incorruptible qu’une impeccable mémoire aven une intelligence déliée, toute délibération judiciaire, il y a un avis qui force l’adhésion générale. Les autres juges ont trouvé des δίκαι, plus ou moins approchantes, un seul a cité le précédent le plus droit, prononcé la sentence la plus juste, δίκην ίθύντατα εΐποι[42]. Ses conclusions sont adoptées par acclamation, dans qu’on mette aux voix l’évidence. La confiance qu’inspire une habileté reconnue à mettre le doigt sur le précédent décisif, voilà l’honneur suprême. S’il en est un, parmi les βασιλήες divins, que les Muses, filles du grand Zeus, aient honoré et vu naître, elles lui versent sur lu langue une suave rosée, et les mots coulent de sa bouche, doucement persuasifs. Le peuple entier a les yeux sur lui, quand il fixe des jugements par de droites δίκαι : infaillible, sa parole savante a vite fait d’apaiser la plus forte querelle ; car les βασιλήες sont sages, qui aux gens lésés font donner sur l’agora toute satisfaction, sans difficulté, par le prestige d’une parole onctueuse[43].

Mais c’est un système dangereux, que celui où la justice des sentences c’est que la justesse des précédents et où les précédents ne sont connus que de quelques privilégiés. Il faut bien que les jugea, s’ils ne découvrent pas de précédent absolument identique à l’espèce, se contentent d’une vague assimilation. Il arrive même qu’il n’y ait aucune 8ixn applicable à l’espèce : la coutume n’est pas anses perfectionnée pour prévoir tous les cas et deviner les combinaisons toujours nouvelles des intérêts entremêlés. Les juges sont alors forcés de prendre leurs conclusions d’emblée : ils font ce qu’an appelle κρίνειν θέμιστας[44] ou κρίνειν[45] ; ils innovent, ils créent. Les juges prévaricateurs disposent donc des armes les plus perfides. Il dépend d’eux de n’être pas difficiles sur le choix de la δίκη. Ils peuvent mène fermer les yeux sur toute δίκη qui les gênerait et forger leur arrêt de toutes pièces. Par abus de pouvoir, sur l’agora, ils prononcent des thémistes à tort et bannissent la juste coutume[46]. Continuellement Hésiode gémit sur les abus des βασιλήες mangeurs de présents et vendeurs de jugements obliques. Il les menace de la colère divine, parce qu’ils sont au-dessus de toute sanction humaine et que le pauvre est à la merci du grand, comme le rossignol entre les serres de l’épervier[47].

Le peuple se lassa de cette situation, Dès qu’il eut le droit, de parler, il voulut faire sortir la justice des arcanes où l’enfermait obstinément un intérêt de caste. Pour l’exorciser, il suffisait de la faire paraître au grand jour. L’écriture, dont l’usage se répandit au VIIe siècle[48], allait devenir un instrument de progrès démocratique[49] et faire disparaître à jamais le moyen de transmission cher à l’oligarchie, la tradition orale. Mais ce fut une œuvre de longue haleine. Les Eupatrides étaient restés si longtemps maîtres ès lois et avaient si bien constitué en monopole l’exégèse du droit civil et religieux[50] ! Les démocrates vainqueurs ne connaissaient ni les δίκαι ni les lois[51]. Il fallut patiemment colliger les décisions, formules et adages. Ainsi seulement on pouvait former un recueil de jurisprudence et fixer la coutume en la mettant dans le domaine public.

Ce travail de codification fut accompli avec plus ou moins d’originalité personnelle par Zaleucos à Locres, Charondas à Catane, Dracon à Athènes, Philolaos à Thèbes, Pittacos à Mytilène, Androdamas de Rhégion en Chalcidique de Thrace[52]. Les colonies donnèrent l’exemple[53]. Les vieilles coutumes y formaient une masse moins compacte qu’ailleurs, d’où ce double résultat : l’arbitraire des juges y étant plus grand, plus vif y était le besoin de barrières légales et de règles écrites ; le législateur, moins embarrassé par le fatras des décisions antérieures, y pouvait plus librement et plus vite, en usant d’initiative ou en recourant aux emprunts[54], rédiger des codes plus conformes aux idées nouvelles. Il ne faut donc pas être surpris du succès qu’obtint la législation de Charondas : adoptée dans la plus grande partie de la Sicile et de la Grande-Grèce, elle fut portée dans les lies, par exemple à Cos, pénétra jusqu’en Cappadoce et inspira probablement Androdamas[55].

La promulgation de ces codes par l’État eut des résultats définitifs. Depuis que les dieux, éternels protecteurs du droit familial, avaient étendu leur patronage et imposé leurs lois au droit qui réglait les relations des familles, une justice nouvelle était apparue. Mais, en descendant des cieux sur la terre, elle était tombée au pouvoir d’hommes méchants qui la tinrent en charte privée, pour la faire servir à leurs projets de domination. Délivrée par les législateurs, elle allait être toute à tous et, dictant ses équitables arrêts aux faibles et aux forts, combler la société entière de ses bienfaits.

 

 

 



[1] Nous pouvons rapporter aux Grecs de ces temps-là ce qu’on nous dit des Parthes et des Arméniens (Bardésanès, dans Eusèbe, Préparation évangélique, VI, 10, 12).

[2] On croirait surprendre cette différence de conceptions éthiques et sociales dans les deus versions d’une légende argienne. Le meurtre de l’Héraclide Téménos par ses fils n’a pas les mêmes conséquences dans Apollodore (II, 8, 5, 3) que dans Pausanias (II, 19, 1 ; 26, 2). Suivant l’un, les parricides furent écartés du pouvoir par leur sœur et leur beau-frère ; suivant l’autre, ils restèrent les maîtres, et ce furent leurs adversaires impuissants qui sortirent de la ville.

[3] Cf. J. Girard, p. 94 ; Decharme, p. 273.

[4] Œuvres et jours, 185-193. Ces vers, retirés à Hésiode par Kirchhoff (Hesiodos’ Mahnlieder an Perses, 1889, p. 51), lui sont restitués par Ed. Bayer (II, p. 417) et Pöhlmann (II, p. 130).

[5] Cf. Isocrate, C. Callimaque, 3.

[6] Pausanias, VIII, 53, 2-4.

[7] L’hypothèse contraire à la nôtre a été soutenue par O. Müller, p. 137 ; Darier, I, p. 338, n. ; Wachsmuth, II, p. 162 ; L. Curtius, Gr. Gesch., trad. Bouché-Leclercq, I, p. 176. Schömann pensait comme O. Müller, dans ses Ant. jur. publ. Gr., p. 73, n. 2, et ses Eum., p. 66 ; mais il change d’avis dans ses Gr. Att., trad. Galuski, I, p. 89, 73 ; II, p. 424-423. L’opinion généralement admise est celle qu’indique la Scol. de l’Iliade, XI, 618, et qu’a développée Lobeck, Aglaoph., I, p. 300-301 ; II, p. 967-969. Cf. Platner, Notions jur. et just. ex Hom. et Hes. carm. explicitæ, p. 121 ; E. von Lasaulx, Die Sühnopfer der Gr. und Röm., Würzb., 1841 ; A. Maury, Rel. de la Gr. ant., II, p. 147 ; Nägelsbach-Autentrieth, p. 267 ss. ; Nägelsbach, Nackhom. Theol., p. 318 ss. ; Bouché-Leclercq, Hist. de la divin. dans l’ant., III, p. 145 ss. ; Buchholz, II, I, p. 74 ss. ; III, II, p. 383 ; Slengel, Einführung der in hom. Zeit noch nicht bekannten Opfer in Griechenland, dans les Neue Jahrb. f. class. Philol., CXXVII (1883), p. 361-379 ; Gr. Sakralail., p. 107 ; Schrader, Reallex., p. 557-558.

[8] La pureté extérieure, la propreté, c’est tout ce qu’on recherchait. La purification du camp ordonnée par Agamemnon est le prélude d’une hécatombe (Iliade, I, 313-314). Avant de faire une prière ou une libation, on se lave les mains (Odyssée, II, 261 ; XII, 335 ss. ; Iliade, XXIV, 302 ss. Hésiode, Œuvres et jours, 724-725) ; on passe au soufre et à l’eau courante la coupe sacrée (Iliade, XVI, 220-230) ; on change de vêtements (Odyssée, IV, 754-752, 759 ; XVII, 48, 58). Plus tard, les inscriptions gravées dans les vestibules des temples exigeront la pureté morale (Porphyre, De abst., 19 ; cf. Clément d’Alex., Strom., IV, 22, p. 628 ; V, I, p. 651 ; Sophocle, Œdipe Col., 1597 ; Euripide, Alc., 157 ss.).

[9] En feuilletant les lexiques homériques, on constate l’emploi fréquent de mots comme μιαρός, μιαιφόνος, άπολυμαίνομαι, καθαρός, καθαίρω, pour désigner la tache matérielle du sang, et l’absence des mots άγος et μύσος, qui désignent une tache morale. Il se trouve même que les premiers de ces termes, souvent appliqués à la victime (Iliade, IV, 146 ; XVI, 795 ; XXIV, 420), ne le sont jamais au meurtrier. L’épithète μιαιφόνος, réservée au dieu Arès (V, 31, 455, 844 ; XXI, 402) a que la sens actif, cruore polluens (Suidas, s. v. ; cf. Vanicek, Etym. Wörterb., s. v. ; G. Meyer, dans les Studien de G. Curtius, VI, p. 385). Καθαρός est usité une seule fois au sens moral. Et c’est pour qualifier la mort, la mort violente, la mort par l’épée (Odyssée, XXII, 462). Jamais pareil rapprochement n’eût été possible dans une société qui aurait connu la doctrine de la souillure et aurait cru à la nécessité de laver toute tache de sang devant les autels. Euripide (Hél., 299) exprimera comme Homère cette idée qu’il est plus noble de périr par le fer que par un lacet : il dira qu’il y a là εύγενές τι καί καλόν, il ne songera pas à dire καθαρόν.

[10] Hector, revenant du combat, refuse de boire du vin, parce qu’il faudrait en offrir les prémices à Zeus, à Zeus que ne saurait invoquer un homme aux mains impures, maculé de sang et de poussière (Iliade, VI, 266-268). Si Ulysse, vainqueur des prétendants, allume un brasier et soufre son palais (Odyssée, XXII, 481-482, 493-494 ; XXIII, 50-51), ce n’est pas pour faire disparaître de sa personne la souillure de l’homicide, ni même de sa demeure la souillure de la mort ; il aère et nettoie la maison, comme il se lave les pieds et les mains (478), par propreté, tout au plus par respect du foyer domestique.

[11] On peut comparer l’arrivée du meurtrier Epeigeus et celle de Phoinis chez Pélée (Iliade, XVI, 574 ; IX, 479), ou bien l’accueil fait par Eumée à un meurtrier étolien et à Ulysse (Odyssée, XIV, 319-381, 388-389). Cf. Hésiode, Bouclier d’Héraclès, 84-86 ; Odyssée, IX, 266-269.

[12] Odyssée, XIV, 379 ss. ; cf. XV, 277.

[13] Odyssée, XIV, 380-381 ; Iliade, XXIII, 84-90 ; XXIV, 480-481.

[14] Iliade, II, 662-670.

[15] Odyssée, XIII, 259-284, surtout 271-272.

[16] Lorsqu’il supplie les marins d’appareiller, se contenterait-il de leur donner une part de ses trésors, et ne chercherait-il pas à rassurer leurs scrupules religieux ? Quand la tempête se déchaîne pendant la traversée, le meurtrier ne serait-il pas regardé comme la cause de la colère céleste, et l’équipage compromis par lui Le traiterait-il avec tant de bienveillance ?

[17] Odyssée, XV, 222-224, 255-294, surtout 257-258, 285-286, 292. Arrivé à Ithaque, Télémaque explique longuement à Théoclyménos pourquoi il ne peut pas le recevoir dans sa maison, et il ne parle toujours pas de souillure (508 ss.). Voir encore XVII, 71 ss., 151 ss. ; XX, 350 ss.

[18] Sur le meurtre d’Hérode, 80-83.

[19] La même idée est exprimée par Eschyle, Sept., 601-604. Pendant une tempête, Bias demandait à ses compagnons de garder le silence, au lieu de prier : de cette façon, la présence des passagers impies échapperait peut-être aux regards des dieux (Diogène Laërce, I, 86). Cf. Euripide, El., 1355 ; Her. fur., 1295-1297 ; Xénophon, Cyrop., VIII, 1, 25 ; Théophraste, Caract., 25 ; Cicéron, De nat. deorum, III, 37 ; Horace, Odes, III, 2, 25 ss. Voir L. Schmidt, I, p. 65-66 ; Leist, Gr-It. Rechtsgesch., p. 183-185.

[20] Longtemps après Antiphon, on considérait comme une preuve d’innocence le fait d’entrer dans les temples sans éprouver de malheur (lire l’anecdote sur Hérode Atticus, dans Philostrate, Vie des soph., II, 1, 19).

[21] Hésiode n’y croyait pas davantage. Dans les Œuvres et les jours, 784-758, il donne une longue liste d’impuretés à éviter et d’actes qui portent malheur. Il ne parle jamais que de souillures matérielles. Si l’on ne doit pas concevoir d’enfants au retour de funérailles, ce n’est pas qu’on devienne impur dans le voisinage de la mort, c’est parce que la cérémonie d’où l’on revient est de mauvais augure (735-736).

[22] Kinkel, Epic. gr fragm., I, p. 31.

[23] Le fait n’est pas rare dans l’histoire du droit. Ihering (Geist d. röm. Rechts, trad., I, p. 268 ss., 276 ss.) a fait ressortir le côté religieux du droit romain. Les dispositions édictées par les Alamans et les brisons sur le parricide et le fratricide sont ouvertement empruntées au droit canonique, qui avait dit remédier à la carence de la justice familiale (cf. Dareste, Hist. du dr. frison, dans le Journ. des sav., 1896, p. 399). D’aube part, le droit canonique renferme une quantité d’éléments empruntés aux lois barbares des temps plus reculés (cf. Louis Kahn, Et. sur le délit et la peine en dr. canon., Paris-Nancy, 1898).

[24] Bouché-Leclercq, Histoire de la divination dans l’antiquité, III, p. 149.

[25] Si l’Odyssée connaît déjà l’attentat d’Eriphylè (XV, 247), elle ne parle pas encore de la vengeance accomplie par son fils, selon l’observation d’Aristarque.

[26] Thucydide, II, 102 ; Apollodore, III, 6, 2, 6 ; 7, 5, 1 ; Pausanias, VIII, 24, 8.

[27] Odyssée, XI 271-280 ; cf. Decharme, p. 537-538. Tout ce passage de la Nékyia est un dénombrement à la manière historique (Croiset, I, p. 293).

[28] Zénon et Antiathénès de Rhodes, dans Diodore, V, 59, 1-4 (F. H. G., III, p. 177, fr. 8).

[29] Je n’ai choisi d’exemples que dans la catégorie des parricides. Mais la même démonstration est facile à faire pour la légende d’Ixion, meurtrier de son beau-père.

[30] Politique, II, t. 14.

[31] IX, p. 868 C-869 A. En général, le meurtrier doit rester en exil deux ans, s’il a tué une personne libre par emportement et sans préméditation, trois ans, si le ressentiment a été durable au point que l’acte soit prémédité (p. 861 C-D).

[32] Eschyle, Sept., 694.

[33] III, 50-53 ; cf. Diogène Laërce, I, 94.

[34] Il est impossible de ne pas faire remonter les purifications exigées pour le meurtre d’un esclave (Antiphon, Sur la chor., 4 ; Platon, l. c., p. 865 D, 868 A) à la même époque que les purifications pour le meurtre d’un enfant ou d’une épouse : le principe est le même.

[35] Voir J. Girard, p. 176 ss.

[36] Von Ihering, Geist d. röm. Rechts, trad., I, p. 219, n.

[37] Les mauvais juges font dévier les δίκαι : άλλη παρκλίνσι δίκας σκολιώς ένέποντες (Hésiode, Œuvres et jours, 262).

[38] Iliade, XVI, 642.

[39] Pour savoir la vérité sur la mort d’Agamemnon, Télémaque interroge Nestor, parce que Nestor, ayant vécu trois âges d’hommes, l’emporte sur tout autre par la connaissance des δίκαι (Odyssée, III, 244). Le nom du juge homérique, l’στωρ (Iliade, XVIII, 501) est à rapprocher d’ίστορία ; le nom du juge gortynien, μνήμων, de Mnémosyné.

[40] Le nom de ρήτραι est resté aux lois des Eléens, des Spartiates, des Tarentins, des Byzantins, etc. (Michel, n° 195 ; Plutarque, Lycurgue, 6, 13 ; Photius, Suidas, s. v. ρήτρα ; Démosthène, P. la cour., 90).

[41] Sur la forme de la loi et la science juridique à l’origine, voir Fustel de Coulanges, Cité antique, p. 221 ss. ; Robiou, p. 101 ; Nägelsbach-Autenrieth, pp. 143-144 ; Buchholz, III, II, p. 220.

[42] Iliade, XVIII, 508.

[43] Hésiode, Théogonie, 81-90.

[44] Iliade, XVI, 381 ; cf. Hésiode, Œuvres et jours, 221 ; Théogonie, 85.

[45] Odyssée, III, 60. A Sparte, on voit les éphores αύτογνώμονες κρίνειν, ce qui est le contraire du jugement κατά τέ γρέμματα καί τούς νόμους (Aristote, Pol., II, 6, 16). Nulle part, la distinction entre κρίνειν et δικάζειν n’est plus nette qu’à Gortyne (XI, 6 ; voir Dareste-Haussoulier-Th. Reinach, I, p. 435). Il faut consulter encore les serments des juges à l’époque classique (pour Athènes, voir l’art. Jusjurandum, dans le Dict. des ant., p. 755, n. 23 ; pour Erésos, Michel, n° 358, C, l. 11-17). Cf. Aristote, Rhét., I, 13 ; Mor. à Nic., V, 10, 6.

[46] Iliade, XVI, 387-388.

[47] Œuvres et jours, 202 ss. ; cf. 38-39. Voir encore Platon, Lois, III, p. 390 E.

[48] Voir Busolt, Gr. Gesch., I, p. 499 ss.

[49] Cf. Hirzel, p. 40 ss.

[50] Plutarque, Thésée, 25.

[51] Théognis, 54.

[52] Aristote, Pol., II, 9, 5-9. Pour Zaleucos et Charondas, voir Dareste, Nouv. ét., p. 12-30.

[53] Cf. Gilbert, Beitr., p. 477. D’après Strabon, VI, 1, 8, p. 259, les Locriens furent les premiers à user de lois écrites (voir, sur la question de date, Busolt, l. c., p. 424, n. 3 ; cf. 405, n. 1).

[54] L’éclectisme de Zaleucos nous est connu par Ephore (F. H. G., I, p. 246, fr. 47, d’après Strabon, l. c., p. 240. Cf. Gilbert, l. c.

[55] Voir Dareste, op. cit., p. 18.