HISTOIRE DES CLASSES PRIVILÉGIÉES DANS LES TEMPS ANCIENS

 

CHAPITRE XIII. — Les Peuples barbares.

 

 

Dans les Empires de l’Orient, qui inauguraient la civilisation du monde et dont la hiérarchie était légitimée, comme celle des Romains ; par la sanction de la religion, on plaçait au dernier degré de la hiérarchie les peuples,encore nomades : ils étaient pour ainsi dire bannis de la société politique et religieuse et maudits comme ses ennemis naturels ; tel fut l’anathème de Zoroastre et des Bactriens contre les peuples de la terre de Turan ou des ténèbres, de l’antique Égypte contre les Pasteurs, des Assyriens et des Hébreux contre les Arabes, de la hiérarchie persane contre les Saces et les nations de la Scythie[1].

L’Occident ne tarda pas à établir aussi entre les peuples cette hiérarchie de la civilisation. La Grèce donna le nom de Barbares à toutes les nations qui restèrent étrangères à ses idées et à sa langue. Rome emprunta le même titre pour désigner tous les peuples échappés à sa domination ou inconnus à ses armes. A côté du monde romain se trouva placé ainsi le monde barbare qui l’entourait comme d’une immense ceinture cette ceinture s’était élargie tant que Rome avait poussé ses conquêtes en avant ; elle se resserrait depuis que l’énergie du grand Empire s’était affaissée.

Les derniers des Celtes, les innombrables tribus de la race Teutonique[2], la race encore inconnue des Slaves pressaient l’Empire en Occident : les Scythes et les Tartares bouleversaient l’Asie du Nord, et le contrecoup de leurs révolutions ébranlait les frontières de l’Empire jusqu’en Europe, en attendant que le torrent amassé par eux vînt en dévaster les provinces. Les Perses, qui venaient de relever la puissance et le nom de leurs ancêtres[3], les Arabes, à qui l’avenir réservait de grandes destinées et un rôle si glorieux dans la civilisation du mondé, les tribus sauvages des déserts de l’Afrique, depuis les Blemmyes des frontières d’Égypte jusqu’aux Maures de l’Atlas, complétaient ce vaste cercle de peuples barbares où le monde romain était comme enfermé et enchaîné.

Le moment était venu où la force matérielle et la puissance morale semblaient avoir passé aux Barbares. La décadence, la corruption du monde romain avait fait que ce titre, inventé par la vanité grecque pour flétrir ses ennemis, pouvait être réclamé comme un honneur. Le livre où Tacite avait opposé les mœurs rudes et pures des Germains aux mœurs des Romains dégénérés paraissait l’œuvre d’un pressentiment prophétique. Les pères de l’Eglise chrétienne annonçaient les Barbares comme les destructeurs providentiels de l’ancien monde et les fondateurs d’un monde nouveau[4]. Jamais la régénération n’avait été plus nécessaire et jamais les rôles n’avaient été mieux indiqués à l’œil le moins clairvoyant, pour les Romains et les Grecs la chute inévitable ou une vieillesse décrépite, pour les Barbares la jeunesse et la force du présent, la fécondité de l’avenir.

Il n’entre pas dans notre tâche de tracer ce tableau grandiose devant lequel l’esprit s’arrête étonné et, doutant de la liberté de l’homme, ne voit plus que l’œuvre de la Providence ; nos efforts plus humbles doivent se borner à interroger le monde barbare comme nous avons fait les sociétés anciennes, pour y retrouver l’origine véritable de bien, des faits qui appartiennent à l’histoire des classes nobles.

Ce qui fit à un moment donné la supériorité des Barbares sur le monde ancien, ce fut leur ignorance et leur naïveté, de même que le raffinement et l’abus de la civilisation avaient énervé les Grecs et les Romains. Les Barbares étaient en quelque sorte plus rapprochés de la nature : et, sans vouloir à l’exemple de certains philosophes voir dans la civilisation la source de toits les vices, on ne peut nier que l’état social des Barbares (nous dirions aujourd’hui des Sauvages) ne conserve à plusieurs des instincts de la nature leur élévation et leur énergie. La civilisation n’a rien à y perdre : car elle s’est donné à elle-même pour loi de développer l’homme selon sa nature ; et elle est dans la meilleure voie lorsqu’elle assure ces conditions de développement et de progrès et aux hommes individuellement et aux sociétés, qu’ils composent. Pour nous, si le monde barbare, aux temps de l’Empire romain, n’avait encore, au lieu de lois et d’institutions, que des coutumes, des mœurs et des instincts, les faits que nous y rencontrerons en auront d’autant plus, de valeur : il nous sera permis de croire, qu’ils ne viennent ni de la force, ni de la ruse, ni d’aucune usurpation ; et ils paraîtront avoir la source la plus légitime dans les faits, de l’histoire humaine, le bon sens des peuples et la nécessité de leur développement social.

Enfin, nous n’avons pas non plus à étudier ces institutions primitives chez tous les peuples qui contribuèrent à renverser l’Empire romain. Nos recherches se bornent désormais à l’Europe. Nous revenons à l’Occident avec la civilisation elle-même, et ce sont les origines des peuples modernes que nous avons à interroger. Aussi bien pourrait-on croire que le retour de Rome vers l’Orient, après la conquête de l’Asie, avait été une des causes fatales de sa ruine : le génie romain n’avait pu impunément vivre au contact des mœurs et du luxe de l’Asie : la Grèce du moins avait paru l’adoucir en le corrompant ; l’Asie l’énerva, et on le vit à la fin tomber dans la servitude et se plier aux formes despotiques de- cette monarchie que Dioclétien et Constantin empruntaient à l’Orient. De ce jour, l’Empire romain fut condamné sa corruption gagnait les peuples conquis par lui : les Gaulois et les Ibériens étaient comme abâtardis, les Germains auraient eu le même sort si Rome avait eu encore un César pour les dompter ; les premières tribus de leur race admises dans les provinces y perdirent presque aussitôt leurs vertus. C’était donc bien au génie, puissant et vigoureux des Barbares qu’il appartenait d’achever l’œuvre de régénération préparée par le Christianisme.

I

Les peuples qui détruisirent l’Empire romain n’offrent pas le premier exemple du genre de vie et des mœurs que l’on appelle encore aujourd’hui la vie et les mœurs de la barbarie. Les trois grandes races du monde ancien, les Celtes, les Teutons ou Germains et les Slaves avec leurs tribus innombrables, ont commencé de même, et la plupart des grands Etats de l’antiquité, en Orient et en Occident, ont dû, comme les sociétés modernes, leur origine et leur première histoire aux émigrations, aux invasions et aux conquêtes. Nous avons suivi leurs destinées. Il nous reste, avant d’arriver aux Germains, à dire quelques mots des peuples de la race Celtique que Rome poursuivit en Italie, en Espagne, en Gaule et en Bretagne, et dont quelques débris glorieux échappèrent à ses armes dans les Pyrénées, dans l’Armorique, en Ecosse et en Irlande. Ces peuples, même dans les provinces conquises, gardèrent quelque chose de leur caractère, et, tout en subissant l’influence de Rome, ne perdirent pas toute leur originalité : il s’en forma une population à part, dont le mélange avec les conquérants germains a formé les nations modernes. Les Gaulois des deux côtés des Alpes, les Ibériens des deux côtés des Pyrénées, les Belges et les Kimrys sont les Barbares de l’antiquité : un aperçu rapide des faits qui dans leurs mœurs touchent à notre sujet nous prépare à mieux comprendre l’influence analogue et plus directe des mœurs de la race germanique dans la civilisation européenne.

En Espagne les mœurs de la race Ibérienne expliquent sa longue et opiniâtre résistance à la conquête romaine, et ne sont pas sans ressemblance avec quelques-uns des caractères de la nation espagnole de nos jours. Les nombreuses tribus de cette race ne formaient point d’États réguliers et conservaient à peine le souvenir de leur commune origine ; les peuplades, les cantons, tout était divisé, morcelé ; et la nature même du pays favorisait encore l’isolement des provinces[5]. Comme chez tous les peuples barbares la guerre était pour eux l’occupation la plus honorable ; car dans l’anarchie elle est le seul moyen de défense, la seule garantie de sécurité, et dans l’enfance de la civilisation le moyen le plus glorieux de s’enrichir. La chasse en était l’image par les fatigues qui éprouvent le corps et les dangers qui éprouvent le courage. Aussi le culte du Dieu de la guerre était-il à peu près toute la religion de ces peuples et la guerre elle-même toute leur vie.

Un peuple belliqueux ne peut rester étranger aux idées et aux traditions qui donnent naissance à, la noblesse : la guerre enfante des héros et l’illustration du guerrier vainqueur rejaillit toujours sur ses descendants. Les souvenirs de cette gloire domestique se conservaient pieusement ; quand un jeune guerrier partait pour les combats, sa mère elle-même lui rappelait les exploits de ses aïeux et lui défendait de reparaître devant elle s’il se rendait jamais indigne de ce noble héritage. Après ce trait d’héroïsme lacédémonien, voici qui, fait penser, d’avance aux coutumes chevaleresques du moyen-âge : la jeune fille choisissait elle-même son époux parmi les plus braves dans un repas donné par son père ; la beauté était le prix du courage. Chez les Ibériens et les Lusitaniens, les jeunes gens auxquels ne pouvait pas suffire l’héritage paternel s’attachaient à quelque chef déjà célèbre et formaient une bande guerrière qui allait s’établir au milieu des montagnes et vivre de rapines aux dépens des pays voisins. L’honneur était de conserver toujours l’indépendance de l’homme libre et l’agilité du guerrier. Le vaincu se tuait pour ne pas livrer ses armes et son cheval ; le prisonnier s’empoisonnait pour ne pas devenir esclave[6].

La race gauloise, domptée plus tard et avec plus de peine encore, nous est mieux connue : ses mœurs eurent le temps de devenir des institutions et l’influence en resta plus durable.

Le caractère en est également tout guerrier : c’est l’idée commune des Barbares que la terre la plus fertile, le ciel le plus beau, les richesses les plus précieuses sont comme la propriété naturelle du guerrier le plus bravé. Aucun peuple n’a réclamé plus audacieusement que les Gaulois ce droit prétendu de la force et du courage. Placés de tous côtés sur la frontière des peuples policés, car leurs tribus s’étendirent des portes de l’Italie aux portes de la Grèce et de l’Asie, ils épouvantèrent le monde ancien de leurs invasions, et s’ils ne parvinrent pas à de conquérir, c’est qu’ils l’attaquèrent encore dans sa jeunesse et sa force. L’Italie du Nord porta leur nom, Rome les vit sous le Capitole, la Grèce sous le rocher de Delphes ; l’Asie-Mineure eut dans ses montagnes un royaume fondé par eux et qui dura près de trois siècles. Alexandre les avait rencontrés bien avant, disait-on, et avait reculé devant une guerre avec ces hommes qui se vantaient de ne craindre qu’une chose au monde, la chute du Ciel[7]. Rome, qu’ils avaient prise, brûlée et rançonnée, ne pardonna jamais à leur race et ne se crut jamais assez vengée. Et les Gaulois eux-mêmes dans cette longue lutte rappelèrent sans cesse aux Romains cette honte en montrant dans leurs villes les dépouilles de la Cité de Romulus. Si les victoires sur les Gaulois illustrèrent les Torquatus[8], les Corvinus, plus d’un Gaulois à son tour porta sur son bouclier l’image du Capitole assiégé ou du glaive de Brennus jeté, dans la balance avec la farouche devise : Malheur aux vaincus !

Longtemps les moindres mouvements de ce peuple eurent comme le privilège de faire trembler Rome : Lorsqu’il s’agissait de cet ennemi, dit Tite-Live, les rumeurs même les plus vagues n’étaient jamais négligées. Dans plusieurs villes, ni la vieillesse, ni le sacerdoce ne dispensaient du service militaire ; un trésor particulier était amassé longtemps à l’avance et mis sous la garde des plus formidables imprécations ; la guerre même avait son nom propre ; c’était le tumulte gaulois les cités trop faibles se dépeuplaient ; les femmes se tuaient à la terrible nouvelle[9]. Avec les autres peuples, dit Salluste, Rome combattit pour l’empire, avec les Gaulois pour la vie. Dans le temps même où la Gaule parut enfin domptée, sa dernière révolte, son effort suprême, faillit donner au monde un Empire Gaulois sur les ruines de l’Empire romain. Les Oracles osèrent le prédire.

On distinguait dans la nation Gauloise et dans chacune de ses tribus trois ordres de personnes, les Druides, les Chevaliers et le peuple proprement dit. Les Druides étaient une Aristocratie sacerdotale, les Chevaliers une Aristocratie à la fois nobiliaire, politique et territoriale ; le peuple, soumis à l’autorité religieuse et à l’influence morale des Druides, dépendait également des Chevaliers par la clientèle et par l’obéissance militaire. Les esclaves, moins nombreux que dans les sociétés plus civilisées, de l’antiquité, y jouissaient aussi d’une condition meilleure[10].

Les Druides n’étaient eux-mêmes que la classe supérieure de l’ordre sacerdotal. Au-dessous d’eux étaient les Orates, sorte de ministres séculiers du culte, chargés des sacrifices et vivant au milieu du peuple, les Bardes, poètes sacrés et profanes, dont les chants animaient, les guerriers et célébraient les exploits des ancêtres. C’était surtout par les Orates et les Bardes que l’ordre tout puissant des Druides conservait son influence. Les Druides vivaient séparés du peuple, au fond des vieilles forêts de chênes consacrées à leurs Dieux. Dépositaires de toute science, martres suprêmes de l’éducation publique[11], ils rendaient aussi la justice : tous les ans ils avaient une assemblée solennelle dans un lieu consacré et prononçaient sur tontes les affaires ; leurs arrêts étaient sans appel, et l’excommunication frappait quiconque voulait s’y soustraire[12].

A la tête de l’ordre était un Chef Suprême, investi d’une autorité absolue ; il devait être ordinairement élu en assemblée générale, et à sa mort le plus élevé en dignité était comme soli successeur désigné ; mais plus d’une fois les prétendants en appelèrent au sort des armes. Lorsque les Druides eurent perdu leur puissance publique, ils gardèrent certains privilèges, comme l’exemption des charges publiques et du service militaire ; ils continuèrent même de diriger l’éducation et de rendre la justice. La déchéance de l’ordre atteignit surtout les Orates et les Bardes, qui ne furent plus que des devins et des poètes aux gages des riches.

A côté de l’Aristocratie des Druides s’éleva de bonne heure une autre Aristocratie, d’origine et de mœurs différentes, et qui finit par la renverser : Les éléments n’en furent pas moins variés : elle comprit les chefs de tribu où de clan, dont les familles formaient de véritables dynasties, les chefs de bande auxquels s’attachaient les jeunes gens nés sans héritage ou avides d’aventures ; :tous les hommes illustrés ou enrichis parla guerre, les possesseurs de grandes richesses ou’ de domaines considérables qui réunissaient autour d’eux tout un peuple de clients. la transmission héréditaire de la noblesse, du pouvoir, de la fortune constitua cette Aristocratie hétérogène ; et l’on donna bientôt à ceux qui la composaient le nom commun de Chevaliers parce qu’ils combattaient à cheval. Les Chevaliers, dit César, font tous la guerre, et chacun d’eux a autour de lui d’autant plus de compagnons et de clients qu’il est plus illustre par sa naissance et plus puissant par ses richesses[13].

L’origine de la puissance des chefs de tribu est facile à expliquer. Nous en avons déjà vu plus d’un exemple. La famille commence la tribu et la tribu est le premier élément d’un peuple : dans toute société encore irrégulière et sans lois fixes les liens d’une origine commune conservent ces petites sociétés rapprochées de l’état primitif des nations ; et alors l’influence des familles les plus anciennes ou de celle que des héros ont illustrées y participe à la fois du caractère sacré de l’autorité patriarcale et de la noblesse héroïque. C’est la gloire de chaque tribu d’avoir ses vieilles familles, et là même où la liberté est le plus jalouse et le plus soupçonneuse contre tout privilège, le respect public, qui ne se trompe pas, accorde une sorte de culte à cette noblesse héréditaire.

L’histoire ne nous a conservé sur ces faits que des souvenirs bien obscurs mais n’est-ce pas déjà un signe curieux de voir que les descendants des premiers héros de la Gaule sont les derniers défenseurs de son indépendance ? c’est César, le descendant de Vénus et d’Anchise, et cependant le chef du parti populaire à Rome, qui nous a transmis ces noms glorieux. Orgétorix, dit-il, était le plus noble des Helvètes[14].... Catamantalède avait pendant un grand nombre d’années occupé le trône chez les Séquanes et avait reçu le titre d’ami du Sénat et du peuple romain ; son fils Casticus voulait obtenir le même titre. Dumnorix, frère, de Divitiacus était alors juge, suprême chez les Eduens[15].... Liscus était revêtu de la Magistrature suprême[16].... Boduognatus conduisait les Nerviens au combat[17].... Induciomar et Cingètorix se disputaient le commandement des Trévires, la nation la plus puissante de toute la Gaule en cavalerie[18].... Tasgetius était d’une haute naissance et ses ancêtres avaient exercé la royauté chez les Carnutes[19]... Vercingétorix était fils de l’arverne Celtillus ; son père avait été chef de toute la Gaule, et était mort tué par ses concitoyens pour avoir cherché à devenir Roi[20].

L’historien romain n’embellit pas la condition du peuple proprement dit lorsqu’il la compare à celle des esclaves ; il en exagère certainement les souffrances, et ce qu’il dit serait à peine vrai des temps où la domination des Grands s’établit par la violence sous les formes d’une sorte de féodalité[21]. Les liens qui unissaient aux Grands de la Gaule les hommes de la classe inférieure étaient de deux sortes, le compagnonnage guerrier et la clientèle ; ni l’un ni l’autre n’étaient une abdication de leur liberté. Nous retrouvons le compagnonnage guerrier à l’origine de tous les peuples le chef le plus brave réunit autour de lui les plus nombreux compagnons. Ainsi vécurent les premiers conquérants de l’Orient, les héros de la Grèce, les fondateurs de la puissance romaine, les nobles de la Gaule, les chefs de l’invasion germanique : ils ne connaissent pas, dit César, d’autre honneur, ni d’autre puissance[22]. Chez les Gaulois comme chez les Ibériens, de jeunes guerriers s’attachaient à un chef pour la vie et pour la mort ; ils lui appartenaient irrévocablement ; ils partageaient ses richesses et ses honneurs tant qu’il était riche et puissant ; ils partageaient, ses revers s’il devenait malheureux ; il était inouï qu’un seul eut refusé de mourir avec son maître et voulu lui survivre après un combat. Un roi des Sotiates en avait jusqu’à six cents[23]. Orgetorix comptait ainsi jusqu’à dix mille vassaux, serviteurs ou clients. La clientèle servait à marquer des relations plus pacifiques ; elle plaçait les pauvres et les faibles sous le patronage d’un homme puissant ; elle rapprochait les habitants des campagnes et les petits propriétaires de l’homme le plus riche et le plus illustre de chaque canton[24] ; elle établissait entre eux et lui des obligations et des devoirs réciproques ; souvent elle constituait pour le patron une véritable domination ; ses clients lui abandonnaient leurs terres pour les reprendre à titre de colons[25].

C’est, avec l’institution romaine du patronage ; un des faits nombreux qui permettent de dire que la féodalité ne fut pas un état social complètement nouveau ni un résultat inattendu des invasions barbares ou de la dissolution de l’Empire de Charlemagne. Quand les peuplés sont trop mal organisés pour avoir un gouvernement unique et étendu, dans l’état barbare, à la suite des bouleversements de la conquête, la société se restreint aux besoins de chaque localité et se morcelle en autant de petits Etats qu’il y a de villes ou de bourgades se suffisant à elles-mêmes. Il en fut ainsi en Gaule pendant plusieurs siècles, et, quand des révolutions populaires eurent renversé presque partout ces royautés locales, l’influence des familles qui en avaient été investies subsista tout entière dans les gouvernements nouveaux. Elles composèrent les Sénats aux= quels chaque tribu confia ses destinées ; elles exercèrent les Magistratures suprêmes auxquelles il ne manqua de la royauté que le nom[26]. Pour plusieurs tribus la révolution se borna à rendre la royauté élective.

Ajoutons enfin que nous retrouvons aussi chez les Gaulois les idées et les usages qui ont fait depuis la gloire de la noblesse. Pour eux comme pour tous-les peuples barbares, le courage et les exploits militaires sont la première source de la noblesse. Dans les premiers temps, alors que leurs mœurs étaient encore sauvages et cruelles, ils coupaient les têtes des ennemis tués de leur main, les suspendaient au poitrail de leur cheval, et, revenus de l’expédition, les exposaient autour de leur maison[27] ; ils embaumaient, et conservaient avec grand soin celles des chefs ennemis, et souvent changeaient leurs crânes en coupes pour les festins ou les sacrifices. Ainsi naissait l’illustration personnelle. L’illustration héréditaire devait en sortir aussitôt : la gloire du héros était le premier héritage de ses descendants, et devenait déjà pour eux un titre aux honneurs et à la puissance ; il ne leur restait qu’à prouver que le sang de leurs ancêtres n’était pas dégénéré en eux[28]. Les richesses, acquises par la guerre ou accrues par la reconnaissance du Prince ou de la nation, relevaient et soutenaient l’éclat de cette noblesse. Ni les mœurs, ni les lois ne souffraient que ce double patrimoine pût être usurpé : dans les temps primitifs ; chez les tribus voisines du Rhin, l’enfant nouveau-né, placé sur le bouclier de son père, était livré au courant du fleuve ; la superstition faisait du fleuve le juge de la fidélité des épouses.

C’était surtout l’hérédité de la noblesse qui avait donné naissance à la hiérarchie des classes dans la nation. Si l’ordre des Druides était électif et gardait une place à part en s’isolant de la société, on peut dire que l’ordre des Chevaliers était l’élite de chaque tribu et un corps de noblesse : dans la paix ils formaient le Sénat, dans la guerre la Cavalerie ; c’est parmi eux qu’étaient pris et les chefs suprêmes de la guerre d’indépendance et les litages qui répondaient de l’honneur national. Et cette hiérarchie se retrouvait jusque dans les mœurs privées ; dans les festins la place du milieu appartenait, au plus considéré par la vaillance, la noblesse et la fortune ; à côté de lui s’asseyait le patron du logis et successivement chaque convive d’après sa dignité personnelle et sa classe. Derrière ce premier cercle était celui des servants d’armes, traités et servis comme leurs maîtres. N’est-ce pas déjà l’hospitalité des temps de la Féodalité et de la Chevalerie ? A ces festins prenait aussi place l’étranger inconnu et toujours respecté, à qui le Gaulois si curieux ne demandait pourtant son nom qu’à son départ.

Mentionnons en passant, chez les Gaulois, un usage qui : devait acquérir dans les mœurs de l’Europe nouvelle une grande célébrité et un caractère jusqu’alors inconnu : Lorsque les Ombriens, dit un chroniqueur, ont entre eux un différend, ils revêtent leur armure et combattent ; celui-là a le droit pour lui qui tue son adversaire[29]. C’est déjà le duel judiciaire, avec la foi naïve du jugement de Dieu, sous la superstition grossière du culte de la force. Les combats singuliers n’avaient été connus des anciens que comme défis héroïques entre les chefs de nations ennemies, ou comme rencontres fortuites entre deux guerriers déjà illustres ; jamais ils n’avaient été un moyen de vider une querelle ou de venger une insulte ; jamais surtout ils n’avaient servi à remplacer la justice divine ou la justice humaine. La provocation de Goliath aux plus braves des Hébreux n’est qu’une bravade brutale. Le combat de Paris et de Ménélas, sous les murs de Troie, est une fiction ingénieuse d’Homère, dans cette querelle qui touchait deux hommes et armait deux peuples ; mais, le poète a fait exception aux mœurs ordinaires. Si l’on voit les Héraclides s’en rapporter à la valeur d’Hyllus, les Athéniens à celle de Mélanthus, les Romains à celle des trois Horaces, à part même le caractère tout fabuleux de ces récits, ce sont encore là des exceptions dans l’histoire. Il en est de même des combats de Manlius Torquatus et de Valerius Corvus ; il était dans les mœurs des Gaulois, d’offrir cette espèce de duel ; mais il n’était pas même dans celles des Romains de l’accepter ; c’était si peu pour eux une question d’honneur que le petit fils de Manlius, pour avoir ainsi combattu malgré la défense du général, fut envoyé au supplice par son propre père. Les Gaulois offrent donc le premier exemple de cet usage, les Germains en feront une loi ; le duel aura son code et plus tard quand les lois nouvelles voudront l’abolir, les mœurs le conserveront.

Il nous resterait à suivre la race celtique dans la Grande Bretagne, où elle survécut également à la domination romaine et précéda l’invasion des Germains, où enfin, après cette invasion, elle garda encore son originalité, dans le pays de Galles, en Écosse et en Irlande[30]. L’influence de la civilisation romaine dans la Grande Bretagne, malgré quatre cents ans de séjour, avait été moins profonde que partout ailleurs ; après le départ des légions, qui abandonnèrent leur conquête pour aller défendre Rome elle-même, la Bretagne revint au gouvernement des anciens chefs de tribus[31]. D’antiques généalogies, conservées soigneusement par les poètes, servirent à désigner ceux qui pouvaient prétendre à la dignité de Chefs de canton ou de famille : car ces mots étaient synonymes dans la langue des anciens Bretons, et les liens de parenté formaient la base de leur état social. Les gens du plus bas étage parmi ce peuple notaient et retenaient de mémoire toute la ligne de leur descendance, avec un soin qui chez les autres nations fut le propre des riches et des grands. Tout Breton, pauvre comme riche, avait besoin d’établir sa généalogie pour jouir pleinement de ses droits civils et faire valoir ses titres de propriété, dans le canton où il avait pris naissance ; car chaque canton appartenait à une seule famille primitive et nul ne possédait légitimement aucune portion du sol s’il n’était membre de cette famille, qui en s’agrandissant, avait formé une tribu[32].

De cet ordre social se formait une fédération de petites souverainetés tantôt électives, tantôt héréditaires. Les Bretons, affranchis, de Rome, essayèrent de maintenir l’unité nationale en créant un magistrat souverain, le Penteyrn, sorte de Roi des Rois, investi de la même puissance que le Vergobret des tribus gauloises. Mais les deux peuples les plus puissants, les Cambriens et les Locriens, qui disputaient déjà de noblesse et d’antiquité, ne purent s’entendre sur le choix des candidats à cette haute dignité ; et ces discordes commencèrent les malheurs de la race bretonne. Abandonnée par les Romains et trop affaiblie par quatre cents ans de servitude, la Bretagne ne pût se défendre contre les dangers qui la menaçaient qu’en appelant elle-même sur ses rivages de nouveaux maîtres, les Germains. C’est le moment où la race germanique saisit partout l’héritage du Capitole et vient régénérer le sang des Romains et des peuples qu’ils avaient vaincus et corrompus.

II

 Pour bien connaître et apprécier exactement, en ce qui touche à notre sujet, l’influence que la race germanique a exercée et les éléments nouveaux qu’elle a apportés dans les sociétés modernes ; il ne suffit pas d’étudier les institutions qui, à la suite des invasions, ont pris la place de l’Empire romain. Il nous faut remonter plus haut, et aller chercher dans les traditions germaniques antérieures à la conquête, les faits qui peuvent nous éclairer sur l’état social, les mœurs, les coutumes, les passions de cette race. L’établissement de ses nombreuses tribus sur le sol romain modifia singulièrement leur génie, et par les besoins d’une vie nouvelle et par le contact de la civilisation des vaincus ; et l’on risquerait de se tromper étrangement si l’on jugeait de leur situation et de leur caractère, en Germanie, par la situation et le caractère que leur créèrent de fréquentes relations avec les Romains et un long séjour dans l’Empire.

Pour nous prononcer de suite entre les écrivains qui dépeignent la vie barbare sans rien dissimuler de la grossièreté et de ses violences et ceux qui en vantent avec enthousiasme les vertus simples et fortes, nous pouvons distinguer dans chaque tribu deux classes d’hommes, les uns encore nomades, pour ainsi dire, et toujours entraînés par la passion de la guerre et du butin à de nouvelles courses, à de nouvelles aventures, les autres arrêtés déjà à la vie sédentaire, jouissant de leurs premières conquêtes et du travail de l’ancienne population. Les uns forment des bandes guerrières, et leurs mœurs sont encore toutes barbares ; les autres, plus attachés au sol, ont des institutions et une sorte de civilisation[33]. Ainsi peut être faite une part légitime à chaque système, sous cette réservé seulement que la vie agricole et sédentaire a commencé très tard dans la Germanie elle-même.

Deux causes prolongèrent pour les Germains cette fluctuation, cette mobilité qui est le caractère de la vie barbare : le goût des conquêtes et l’idée que la patrie la plus glorieuse était celle qu’on avait acquise par les armes portaient sans cesse les tribus guerrières à émigrer d’un pays à l’autre. Cette agitation intérieure du monde barbare ne commença à se calmer qu’après la fondation des états modernes, qui opposèrent enfin aux invasions des barrières assez fortes ; jusqu’à ce moment la Barbarie ne cessa de battre comme d’un flux perpétuel les deux extrémités de l’ancien monde d’Occident en Orient et d’Orient en Occident. Lorsque Charlemagne eut organisé la race germanique et jeté les fondements de l’Europe nouvelle, le mouvement s’arrêta. La civilisation reprit alors ses progrès : elle enchaîna peu à peu les derniers barbares, et, s’avançant toujours par une admirable réaction contre la barbarie, atteignit les nations les plus reculées.

Nous rencontrons chez les Germains les mêmes conditions d’existence sociale que chez les Gaulois. Chaque peuplade ou tribu forme une sorte d’état se suffisant à lui-même. La portion, la plus nombreuse de ce groupe de population est éparse dans les champs. Les habitations ne forment point ce que l’on appelle aujourd’hui des villes[34] : chacun choisit la sienne à son gré, près d’une source, d’une rivière, ou d’une forêt. Lorsqu’elles se trouvent comprises dans un espace de terrain circonscrit de manière à former une bourgade, elles restent cependant écartées les unes des autres. Chacune est isolée au centre du champ possédé ou cultivé par ses habitants ; et cette terre a un rôle particulier dans les mœurs nationales[35]. Plusieurs bourgades forment un canton, et les cantons réunis constituent un Etat, qui a son nom, son gouvernement et ses alliances. Chaque bourgade devait à l’armée nationale cent guerriers d’élite, qui combattaient à pied au premier rang et qui portaient comme titre d’honneur le nom de Centoni[36].

Toutes les peuplades, quelle que fût leur puissance se composaient des mêmes éléments : chacune se divisait en deux grandes classes distinguées l’une de l’autre par la liberté ou la servitude à divers degrés. La liberté était le premier titre et le premier privilège, et c’est surtout ce sentiment de l’indépendante personnelle, dégénéré depuis longtemps, que les Germains feront revivre avec une énergie nouvelle[37]. La servitude, empruntée au droit cruel de la guerre ou imitée malheureusement du monde ancien, ne devait disparaître que sous l’influence du christianisme.

La classe inférieure ne comprenait pas seulement les esclaves proprement dits, les hommes devenus par naissance, ou autrement la propriété d’un maître qui les donnait, les vendait, les traitait à son gré. Elle comprenait aussi les hommes attachés à la culture d’un domaine ou à la garde d’un troupeau, et, soumis seulement à des redevances déterminées, sorte de colons ou de serfs de la glèbe, qui étaient à peu près dans la condition des Ilotes Lacédémoniens et pouvaient comme eux garder une part des produits de leur travail. Enfin on ne séparait guère de la classe inférieure les affranchis, qui en sortant du nombre des esclaves ou des colons n’acquéraient nullement tous les droits des hommes libres : Les affranchis, dit Tacite, ne sont guère au-dessus des esclaves ; ils ont rarement quelque influence dans la famille ; ils n’en ont jamais dans le gouvernement de la cité, excepté seulement chez les nations soumises à la royauté ; car alors ils s’élèvent au-dessus des hommes libres et au-dessus de la noblesse ; partout ailleurs l’infériorité des fils même d’affranchis, est un hommage à la liberté[38].

III

La classe des hommes libres, qui constituait l’Etat proprement dit, avait également ses distinctions. Tous les hommes libres assistaient en arme aux assemblées où se traitaient les intérêts généraux de la tribu. Mais on distinguait de la multitude la double aristocratie des Prêtres et des Princes. Les Prêtres, investis de l’autorité la plus respectée, parce qu’elle semblait émaner de la puissance divine, présidaient à ces assemblées, comme les Druides chez les Gaulois, pour tout ce qui touchait aux sacrifices et aux cérémonies religieuses[39]. Ils paraissent d’ailleurs mêlés plus intimement à la vie ordinaire du peuple, et l’on ne saurait dire s’il y avait eu jadis entre eux et les chefs de guerre cette rivalité de caste que nous avons rencontrée plus d’une fois[40]. La nature de l’aristocratie à laquelle nous donnons aussi avec Tacite le nom de Princes ou de Premiers[41], est moins facile à saisir : Lorsque les Prêtres ont commandé le silence, le Roi ou quelqu’un des Princes, dit Tacite, prend la parole : l’âge, la noblesse, la gloire guerrière, l’éloquence de chacun, le font écouter, mais il n’a d’autre autorité, d’autre puissance que celle de la persuasion[42].

Pour les tribus gouvernées par un Chef suprême, l’initiative que prête l’historien romain à cette magistrature régulière s’explique d’elle-même. Mais qu’étaient-ce que ces chefs auxquels Tacite donne le nom général de Principes, qui traitaient d’eux-mêmes les affaires les moins importantes, et qui prenaient la parole dans les assemblées des hommes libres ? Etaient-ce des magistrats investis de certaines attributions, chargés de la présidence de l’assemblée, lorsqu’il n’y avait pas de Roi, donnés pour conseillers et ministres au Roi, lorsqu’il y en avait un ? Etaient-ce des nobles, formant un ordre politique, et jouissant de ces privilèges à simple titre de nobles ? on peut croire qu’il y a une part égale de vérité dans l’une et dans l’autre hypothèse. Tacite donne encore le nom de Principes et aux chefs de guerre choisis dans l’assemblée générale et aux magistrats élus en même temps pour rendre la justice dans les cantons. Et comme la noblesse surtout donnait droit à certains privilèges, on peut dire qu’en dehors des Magistratures’ publiques il y avait entre les hommes libres une véritable hiérarchie dont la noblesse marquait les degrés. Nous allons bientôt en donner les preuves.

Partout les hommes libres de la peuplade, réunis en assemblée, exerçaient la souveraineté par .leurs suffrages : c’était à eux de prononcer souverainement sur les propositions, faites par le Roi ou les Chefs. Un avis leur déplait-il ? ils répondent par des murmures et des huées. Veulent-ils en agréer un autre ? ils entrechoquent leurs armes c’est la manière de louer la plus honorable[43]. Ainsi se décidaient les expéditions, les alliances, la paix, la guerre. L’assemblée était même investie du droit de juger et de punir les traîtres, les déserteurs, les lâches, les hommes souillés de vices honteux[44]. Enfin l’assemblée publique seule admet, au nombre des guerriers de la tribu le jeune homme parvenu à l’âge viril : Les Germains, dit Tacite, ne s’occupent d’aucune affaire privée ou publique sans être armés. Mais l’usage ne permet à personne de prendre les armes avant d’en avoir été jugé capable par la cité. Alors seulement, dans l’assemblée même, le jeune homme est décoré du bouclier et de la framée par un des chefs ou par son père ou par quelqu’un de ses parents. C’est là leur robe virile, c’est là le premier honneur de la jeunesse[45].

On serait tenté de croire que la souveraineté des hommes libres s’exerçait même dans l’administration particulière des cantons. Tacite nous représente chaque prince de canton entouré de cent assesseurs qui forment son conseil et relèvent son autorité : ce sont ses comtes ou compagnons. Etait-ce un simple cortège d’honneur et de sûreté ? et dans une assemblée locale, dont le prince du canton n’était que le président, les jugements étaient-ils prononcés par la majorité des hommes libres ? Etait-ce enfin un simple conseil d’assesseurs que le juge du canton s’adjoignait pour renforcer son autorité ? M. de Savigny est pour la première opinion[46], M. Fauriel pour la seconde[47]. Pour nous, il nous suffit de remarquer ici que les assesseurs ou comtes du juge de canton étaient, selon Tacite, tirés de la plèbe, par opposition sans doute à l’ordre des nobles[48].

Outre le Roi et les Chefs où Princes, qui remplissaient les différents offices politiques ou judiciaires, il existait dans la ; peuplade une classe d’hommes distingués seulement par leur noblesse, et qui, sans être revêtus d’aucun emploi public, jouissaient d’une influence toute personnelle : Il est incontestable, dit M. de Savigny, qu’à côté des hommes libres  qui faisaient comme la base, le fond de la société germanique, il existait une noblesse d’origine formant une condition, un état propre, et non pas seulement et vaguement la classé des riches et des hommes puissants. Etait-ce un Patriciat religieux ? étaient-ce les hommes des Chefs héréditaires du canton ? ou quelle autre origine avait cette noblesse ? C’est ce que je n’ose point décider. Ce que je tiens pour assuré c’est qu’une grande considération était attachée à cet ordre, sans qu’il eût aucune prépondérance dans la constitution ou dans les jugements.

C’est encore par le titre de Princes que Tacite désigne les hommes admis dans cet ordre nouveau : une illustre noblesse, dit-il, et les glorieux services des ancêtres assurent la dignité de Prince même aux jeunes gens[49]. Ceux qui, moins heureux, ne conservent, pas le cortége paternel, s’adjoignent à leur tour à quelque chef éprouvé depuis longtemps : Il n’y a pas de honte à être vu parmi les compagnons ; bien plus le compagnonnage même a ses grades, à l’arbitre du chef. Une vive émulation polisse les compagnons à disputer la première place auprès du chef, les chefs à avoir les compagnons les plus nombreux et les plus vaillants. Ce qui fait la dignité, ce qui fait la force, c’est d’être toujours entouré par un groupe nombreux de jeunes gens d’élite ; en paix c’est leur orgueil ; en guerre leur sûreté. Ce n’est pas seulement dans leur propre tribu ; mais même auprès des nations voisines que les chefs étendent leur renommée et leur gloire par le nombre et la vaillance de leur cortége : on leur envoie des députations, on leur fait des présents, et souvent ils terminent des guerres par leur seule renommée[50].

Les mœurs nationales avaient consacré cette association du chef et des compagnons, sous le nom heureux de vasselage[51]. Tacite ne dit pas s’il y avait un cérémonial usité pour l’admission au service d’un chef ; mais il est probable que le pacte entre le chef et les compagnons n’avait pas lieu sans certaines formalités, que reproduisirent plus tard en les modifiant les cérémonies du vasselage féodal. L’historien romain parle lui-même d’un serment de dévouement et de fidélité prêté par les vassaux : Défendre et protéger leur chef ; rapporter à sa gloire tous leurs exploits, voilà leur principal serment[52]. Cette simple formule comprend déjà implicitement les obligations matérielles et morales, les services et les devoirs de la féodalité. Dans la bande guerrière, cette société fondée par le libre consentement des uns et des autres, les obligations ire pouvaient être que réciproques, les devoirs ne pouvaient être que des échanges. Le compagnon du Prince, en retour du sang qu’il versait pour sa querelle, recevait de sa main ou un beau cheval de bataille ou une framée toute sanglante. Après avoir essuyé les mêmes fatigues et couru les mérites périls, l’un et l’autre venaient encore s’asseoir au même banquet et buvaient à plaisir dans la même coupe, pour célébrer en commun les mêmes exploits et chanter en buvant la défaite ou la mort des mêmes ennemis. Malheur au chef qui n’avait point assez d’ennemis pour entretenir, cette ardeur ou assez de bœufs et de bière pour la récompenser ! Chacun se croyait en droit de l’abandonner sans façon, et un autre, plus populaire ou plus entreprenant, était préféré par la jeunesse barbare et l’entraînait sur ses pas dans quelque lointaine expédition[53].

Ainsi on ne saurait mettre en doute que ces chefs de guerre, suivis librement par les vassaux ou compagnons qui s’attachaient à leur fortune, aient formé dans chaque peuplade de la Germanie un ordre à part, une caste de noblesse guerrière. Ils se distinguaient des chefs ordinaires élus en temps de guerre par l’assemblée générale et que Tacite désigne par le titre particulier de Duces. Ceux-là étaient les chefs de la tribu, investis d’un commandement national, et d’ans les guerres publiques tous -les hommes armés de la peuplade leur devaient obéissance. Les princes étaient dans une situation tout autre : c’étaient dès guerriers indépendants, n’ayant mission de personne, faisant la guerre pour leur gloire et leur ambition personnelle.

Ils devaient leur puissance à la guerre et ne pouvaient la conserver que par la guerre : si la peuplade était en paix, il leur fallait conduire chez les nations en guerre cette jeunesse ardente, qui ne pouvait souffrir le repos et qui cherchait les hasards pour s’illustrer ; il leur fallait donner sans cesse de nouvelles satisfactions à ces passions belliqueuses et violentes. Pour eux-mêmes, d’ailleurs, la guerre était le moyen le plus glorieux, le seul glorieux de s’enrichir ; ils mettaient leur orgueil à ne fournir qu’avec les dépouilles de l’ennemi aux présents d’armes, de chevaux, de colliers et aux festins d’une grossière abondance qui’ étaient toute la solde de leurs vassaux. La guerre et le butin entretiennent leur libéralité. On leur persuaderait bien plus malaisément de cultiver la terre, et d’attendre la récolte que de provoquer un ennemi et de s’exposer à des blessures ; il y a plus, il leur paraît lâche et mou d’acheter par la sueur ce que l’on peut conquérir par le sang[54]. Lorsqu’ils ne font pas la guerre, l’oisiveté leur parait l’état le plus digne de l’homme libre et comme l’apanage de l’homme le plus courageux ; ils abandonnent aux femmes, aux vieillards, aux enfants, à ceux qui ne peuvent combattre le soin de leurs champs, de leur maison ; eux-mêmes donnent leur temps, non à la chasse, mais à la table et au sommeil ; par une singulière contradiction, ils aiment l’oisiveté avec passion et ne peuvent endurer le repos. Il est d’usage que les nations et les particuliers offrent aux princes des présents : c’est à la fois pour eux un honneur et un revenu. Ils sont fiers surtout des présents que leur envoient les peuples voisins : ce sont des chevaux de race, de belles armes, des baudriers, des colliers. Les Romains, ajoute Tacite, les habituèrent même à recevoir des présents en argent[55].

IV

Les historiens ne nous laissent aucun doute sur l’existence de cette classe particulière de princes, dont l’autorité repose, à la fois sur la noblesse de naissance, sur l’illustration personnelle et sur ce cortége guerrier recruté parmi les hommes libres et dans la partie la plus belliqueuse de la tribu. Mais, ils sont moins explicites sur tout ce qui pourrait les distinguer des chefs investis de pouvoirs’ convenus et déterminés par les suffrages de l’assemblée publique. Les peuplades germaniques avaient des Rois, mais la royauté paraît chez elles avoir longtemps participé de l’hérédité et de l’élection ; l’illustration de la naissance était la première condition pour parvenir au trône, et ordinairement dans chaque tribu il y avait une sorte de famille royale ; mais la tribu gardait le droit de choisir qui elle voulait dans cette famille privilégiée, et même de déposer, de chasser celui qu’elle avait élu, s’il violait ses lisages ou menaçait sa liberté[56]. Le Roi n’était même pas toujours chargé du commandement de l’armée ; et, comme nous l’avons déjà montré, l’assemblée publique nommait elle-même des chefs que Tacite appelle Duces. Pour ceux-là c’était le courage, non la naissance, qui les désignait à l’élection ; et l’on attendait d’eux l’exemple plutôt que des ordres ; ils commandaient en combattant au premier rang, en montrant l’agilité la plus grande et la valeur la plus brillante[57]. Souvent une action d’éclat révélait ainsi un inconnu à l’admiration, à l’enthousiasme de la tribu, et le simple guerrier était élevé au rang des chefs ; la noblesse ainsi acquise rejaillissait sur ses descendants.

Les Rois et les Ducs se distinguaient-ils de la noblesse des princes autrement que par une dignité temporaire ? Non ; car il eût été impossible que le Roi pût maintenir son autorité sans avoir lui-même un vasselage nombreux, dévoué, respecté ; voilà pourquoi les Rois des tribus germaniques, qui envahissent l’Empire romain, surtout parmi les Francs, nous apparaissent comme des chefs de bande, et leurs premiers sujets comme des compagnons de guerre, presque leurs égaux. Quant aux Ducs, si l’influence personnelle qui appelait sur eux les suffrages de la tribu tenait à leur courage et à la gloire de leurs exploits ; elle ne tenait pas au nombre et à la renommée de leurs vassaux ; car c’était là aussi, dans les mœurs nationales, le premier signe de leur puissance et de leur valeur.

Nous retrouvons ainsi, chez les Germains d’Outre-Rhin, les idées et les faits sur lesquels se fonde la noblesse. L’exemption de tout impôt et de tout travail manuel et le droit de porter les armes, la liberté personnelle, l’oisiveté et la guerre, voilà la première noblesse. Celle-là est déjà héréditaire ; car elle se transmet avec la liberté, avec le simple titre d’ingénu. A un degré plus élevé est la noblesse créée par les exploits et la gloire des combats : celle-là est d’abord personnelle, puis elle se transmet de génération en génération commun héritage. Les dignités publiques, conférées souvent de préférence aux héros et à leurs descendants, relèvent la générosité de cette noblesse ; mais elle tient surtout à l’hérédité de la gloire, qui a précédé chez les Germains l’hérédité de la terre[58]. Ainsi commencèrent les dynasties royales, les maisons princières, les grandes lignées historiques : les Adalings chez les Lombards, les Baltes chez les Goths, les Amales chez les Ostrogoths, les Agilolfings chez les Bavarois, les Aeskings chez les Anglo-Saxons, les Mérovingiens chez les Francs. La loi des Bavarois plaçait au premier rang après les Agilolfings, cinq familles privilégiées, et leur assurait des honneurs particuliers[59]. Ce fait n’avait sans doute rien d’exceptionnel, et les autres peuples avaient aussi des maisons princières dont la noblesse était consacrée par la loi. C’est surtout pour les chefs illustres par leurs exploits ou par leur naissance, que le vasselage ou possession d’un cortége guerrier, de nombreux clients, créait encore une noblesse à part, une véritable suprématie sociale et les privilèges dont nous avons parlé[60].

En ce sens les princes ou chefs de bande formaient dans chaque peuplade une véritable aristocratie, une sorte de Sénat guerrier. Aux âges héroïques, l’aristocratie est toujours l’élément qui domine, et le premier qui se développe. Dès que les hommes se rapprochent pour former un Etat, l’inégalité naturelle éclate en tout sens la faiblesse des uns leur fait une nécessité de l’obéissance ; la force des autres les porte à commander. La supériorité se révèle de deux manières : elle est reconnue par ceux qui en ont besoin ; elle éclate parce qu’elle a conscience d’elle-même ; elle accepte ou elle saisit le pouvoir. Et l’aristocratie qui naît de cet état de choses a une force qui manque au despotisme ; le despotisme a besoin de l’abjection ou de l’asservissement des sujets ; l’aristocratie se maintient par sa supériorité même, elle garde le pouvoir aussi longtemps que durent les causes qui le lui ont donné ; enfin l’émulation qu’elle excite dans les classes inférieures, qui veulent entrer dans son sein et prendre part à ses privilèges, est peut-être la source la plus féconde de progrès et de civilisation.

 

 

 



[1] V. chapitre III.

[2] Les Teutches ou Teutons, prirent le nom de Germains vers le 3° siècle avant l’ère chrétienne, à l’époque où leurs tribus commencèrent à s’organiser en confédérations.

[3] Avènement des Sassanides au commencement du 3° siècle de l’ère chrétienne.

[4] Salvien, De Gubern. Dei. — Saint Augustin, De Civitate Dei.

[5] Les Romains ne purent jamais livrer aux Espagnols de grande bataille, mais ils accablèrent séparément leurs tribus : la guerre fut plus longue, mais le succès plus facile.

[6] Salluste, fragm. 291, 306. — Nicolas de Damas, fragm. — Strabon. — Tite-Live, passim. Les siéges de Sagonte, d’Astapa, de Numance et la guerre de Viriathe donnent une idée de l’opiniâtreté du courage espagnol.

[7] Cette race indomptable, disait-on, aurait déclaré la guerre non seulement au genre humain, mais aux Dieux et à la nature ; elle prenait les armes contre 1s tempêtes, la foudre et les tremblements de terre ; durant le flux et le reflux de la mer ou les inondations des fleuves, on les voyait s’élancer l’épée à la main au-devant des vagues pour a les braver ou les combattre. Amédée Thierry, Hist. des Gaulois, IV, 151, 152. — Ils poussaient si loin le mépris de la mort et l’ostentation du courage qu’ils se faisaient tuer par défi. Id.

[8] Les Torquatus gardèrent le collier pris sur un Gaulois vaincu ; Rome garda dans un temple son bouclier, célèbre depuis sous le nom du bouclier cimmérien.

[9] Amédée Thierry, Hist. des Gaulois.

[10] Le peuple se laissait croître la barbe, les nobles ne conservaient que d’épaisses moustaches. Les riches portaient leur saie brodée d’or et d’argent. — Amédée Thierry.

[11] Leur enseignement était verbal et rédigé en vers pour qu’il se gravât mieux dans la mémoire. Ils n’écrivaient rien. Il fallait jusqu’à vingt ans pour posséder de mémoire leur science complète. César, VI, 14.

[12] Cette excommunication était la peine la plus grave à laquelle on pût être condamné. Si quis aut privatus aut publicus, communi decreto non stetit, sacrificiis interdicunt. Hœc pœna apud eos, est gravissima, César, VI, 13, — Les effets en étaient les mêmes que ceux de l’excommunication chrétienne : Ceux qu’a frappés cette interdiction sont mis au nombre des impies et des sacrilèges. Chacun s’écarte d’eux et fuit leur approche.... César, ibid.

[13] César, de Bell. Gall., VI, 15.

[14] César, de Bell. Gal., I, 2.

[15] César, de Bell. Gal., I, 2.

[16] César, de Bell. Gal., I, 16.

[17] César, de Bell. Gal., II, 23.

[18] César, de Bell. Gal., IV, 3.

[19] César, de Bell. Gal., IV, 25.

[20] César, de Bell. Gal., VII, 4.

[21] Plebs pœne servorum habetur loco, quæ per se nihil a audet et nullo adhibetur concilio. Plerique, quum aut ære alieno aut magnitudine tributorum aut injuria potentiorum premuntur sese in servitutem dicant nobilibus. In hos eadem omnia sunt jura quæ dominis in servos, César, IV, 13.

[22] Chez les Gaulois ces compagnons du chef de guerre sont appelés tour à tour ambacti, soldurii, etc.

[23] César, lib. III.

[24] Les habitants des villes s’attachaient de même comme clients à l’homme qui pouvait les protéger.

[25] La clientèle unissait aussi les peuples de la Gaule entre eux ; c’était un premier degré d’alliance.

[26] Tel était le Vergobret, sorte de Dictateur électif et de juge suprême, exerçant le droit de vie et de mort, sans appel.

[27] Posidonius retrouva encore cet usage cruel dans les provinces de l’Ouest, vers le deuxième siècle. Les Germains, dit Tacite, se faisaient des housses de la peau de leurs ennemis et réservaient les têtes pour les exposer. Les Wisigoths, les Francs, les Saxons enlevaient les chevelures ; c’est l’usage des Sauvages de l’Amérique. Adelung, Hist. anc. des Allemands.

[28] L’enfant, du reste, ne pouvait jouir d’aucun privilège avant d’être parvenu à l’âge viril ; il ne pouvait pas même paraître en public devant son père. César, I, 18.

[29] Nicolas de Damas, ap. stob. serm., XIII.

[30] Dans le pays de Galles trois choses ne pouvaient être saisies pour dettes chez un homme libre, son cheval, son épée et sa harpe.

[31] Loz., Ap. Script. rer. gallic, et franc., I, 585.

[32] Augustin Thierry, Conquête de l’Angleterre par les Normands, t. I, liv. I, p. 35. — Au pays de Galles, le Pencénedit ou chef du clan gouvernait toutes les familles... Chateaubriand, Étud. hist., VI.

[33] Chateaubriand remarque avec raison que les tribus qui gardèrent le plus longtemps les mœurs nomades étaient les plus voisines de la race Slave. Et. hist., VI.

[34] Nullas Germanorum populis urbes habitari satis notum est nec pati quidem inter se junctas sedes. Colunt discreti ac diversi, ut fons, ut campus, ut nemus placuit. Vicos locant non in nostrum morem, connexis et cohœrentibus ædificiis : suam quisque domum spatio circumdant, Tacite, 16. — Les Germains regardèrent longtemps les villes comme des prisons et les places fortes comme des moyens de défense indignes du courage. V. Pfister, Règne d’Henri l’Oiseleur.

[35] C’était la terre Salique ou terre de la maison, dont les mâles héritaient au préjudice des filles. Nous aurons occasion de revenir sur ce fait. V. Montesquieu, Esprit des Lois, XVIII, 32.

[36] Tacite, VI.

[37] Les Alains se vantaient d’être tous d’origine libre et, de ne pas connaître l’esclavage, Ammien Marcellin, XVIII, 2.

[38] Tacite, XXV.

[39] Silentium per Sacerdotes, quibus summa et cœrcendi jus est, imperatur, Tacite, XL. — Les prêtres seuls avaient le droit de frapper ou d’enchaîner un homme libre ; leur autorité dépassait en cela la puissance des chefs de guerre. Tacite, VII.

[40] Le père de famille exerçait souvent les fonctions de devin, d’interprète des augures, pour sa maison, comme le Roi pour la peuplade. Tacite, X.

[41] Principes. Tacite, XI.

[42] Tacite, XI.

[43] Tacite, XI.

[44] Tacite, XII. — Pour le Germain comme pour le Spartiate la plus grande honte était d’avoir abandonné son bouclier ; celui que cette lâcheté avait souillé ne pouvait plus siéger à l’assemblée publique ni prendre part aux cérémonies religieuses ; le suicide était son dernier refuge contre l’infamie. Tacite, VI.

[45] Tacite, XIII.

[46] De Savigny, Hist. du droit romain (en allem.).

[47] Fauriel, Gaule Mérid., t. I, ch. XI, 463 : Cet auteur fait observer sagement que Tacite doit employer souvent des termes tout romains, qui expriment mal ou traduisent inexactement les usages germaniques.

[48] Eliguntur in iisdem conciliis et principes, qui jura per pagos vicosque reddunt. Centeni singulis ex plebe comites, consilium simul et auctoritas, adsunt. Tacite, XII.

[49] Insignis nobilitas et magna, patrum merita principis dignationem etiam adolescentibus assignant. Tacite, Germ., XIII. — Le mot dignatio est quelquefois employé dans le sens de considération et d’estime ; quand même dignatio principis voudrait dire ici la faveur, l’estime du prince, et c’est douteux, l’importance du texte subsisterait tout entière pour notre thèse.

[50] Tacite, XIII.

[51] L’étymologie la plus probable de ce mot est geisel, hôte, compagnon, camarade.

[52] Tacite, XIV. — Chez les Iroquois l’ordre le plus puissant est celui des chefs de guerre. Var. littér., I, 513. — Dans les premiers temps de la Russie, les princes avaient une garde spéciale appelée Drougina, composée de guerriers éprouvés, de porte glaives et de pages d’armes : aucune solde n’était attachée à ces fonctions, qui donnaient seulement droit à une part dans le butin. Karamsine, Hist. de Russie. — Dans le poème d’Igor les guerriers de la Drougina cherchent sans cesse l’honneur pour eux, la gloire pour leur prince. Dans les chants guerriers le refrain ordinaire est : gloire au prince et à sa Drougina ! Boltz. Étud. sur le poème d’Igor, Épopée nationale des Russes.

[53] Lehuërou, Inst. mérov., Liv. II, ch. III. L’union du chef et du guerrier germain était toujours personnelle, quelquefois temporaire, presque jamais héréditaire ; c’est la différence essentielle qui la sépare dès clans celtiques et des gentes de l’ancienne Italie, où le patronage et la clientèle, le commandement et l’obéissance se transmettaient du père aux enfants avec le nom patronymique, le cri de guerre, les dieux domestiques, des alliances et des inimitiés séculaires. — Id., ibid. Chez les Iroquois le crédit des chefs de guerre sur les jeunes gens est plus ou moins grand selon leur libéralité : il faut qu’ils sachent se dépouiller de ce qu’ils ont de plus cher pour leurs soldats et tenir chaudière ouverte.

[54] Tacite, XIV. — A la réserve de quelques petites chasses, les Illinois, mènent une vie parfaitement oisive ; ils causent en fumant la pipe, et c’est tout. Ils demeurent tranquilles sur leurs nattes et passent leur temps à dormir ou à faire des arcs. Pour cet qui est des femmes, elles travaillent depuis le matin jusqu’au soir comme des esclaves. Lett. édit. VII. 82. — Roberts, Hist. d’Amer., II, 561.

[55] Tacite, XV. — Dans l’ancienne Russie c’était une coutume de répandre des pièges d’or et des pierres précieuses sur la tête des chefs en signe de respect. Rev. des Deux-Mondes, 15 déc. 1854 : Etud. sur l’épopée nation. des Russes.

[56] C’est ainsi que Childéric, père de Clovis, fut forcé de s’exiler chez les Thuringiens pour avoir voulu soumettre les Francs Saliens à un impôt. Grégoire de Tours. — Les Bourguignons, avant de s’établir en Gaule, avaient coutume de déposer leur Roi toutes les fois qu’il échouait dans une guerre ou que la récolte était mauvaise. Ammien Marcellin — Tacite ne manque pas de citer les tribus qui se distinguaient par une obéissance plus respectueuse à leurs Rois. XLIII.

[57] Tacite, VII. — Les Sauvages ne connotation entre eux ni princes ni rois... Chaque famille se croit absolument libre et chaque Indien se croit indépendant. Cependant ils ont appris de la nécessité à former entre eux une sorte de société, et à se choisir un chef qu’ils appellent cacique, c’est-à-dire commandant. Pour être élevé à telle dignité il faut avoir donné des preuves éclatantes de valeur. Lett. édit., VIII, 133.

[58] La terre était possédée en commun et partagée chaque année en lots proportionnés à la dignité de chacun. Tacite, XXVI. Les esclaves, l’habitation, les meubles, les chevaux, se transmettaient par succession et sans testament. Tacite mentionne chez les Teuctères, par exception sans doute aux mœurs des autres Germains, le privilège d’hérédité du fils aîné ; mais les chevaux, dit-il, passent à celui des fils reconnu le plus brave à la guerre, Tacite, XXXII. — L’égalité des enfants dans le partage était le droit commun. Quelquefois on avantageait le dernier né à cause de sa faiblesse.

[59] Les fragments des poèmes germaniques où étaient célébrés les exploits des héros nationaux sont le dernier écho de la renommée de ces familles oubliées aujourd’hui. — Fragm. de l’Edda ; Chateaubriand, Étud. hist. — Un guerrier dit à son antagoniste : Je vois bien à ton armure que tu ne sers aucun chef illustre et que tu n’as rien fait de vaillant. — Un autre donne, pour preuve de sa noblesse qu’il a toujours combattu au premier rang et qu’on ne lui a jamais mis les fers aux pieds. V. Ampère.

[60] Tacite mentionne en passant la polygamie parmi les privilèges de la noblesse, Tacite, XVIII. — Chez les Guaranys (au Paraguay) la polygamie n’est pas permise au peuple ; mais les caciques peuvent avoir deux ou trois femmes. Lett. édit. VIII, 261, — chez les Agathyrses qui se tatouaient le corps, les guerriers de condition inférieure n’avaient que des taches petites et rares, les nobles les portaient larges et rapprochées. Ammien Marcellin, XXXI, 2.