HISTOIRE DES CLASSES PRIVILÉGIÉES DANS LES TEMPS ANCIENS

 

CHAPITRE IX. — Organisation de la puissance romaine.

 

 

Rome, conquérante comme les autres nations de l’antiquité, sut renoncer à temps aux droits rigoureux de la victoire. Elle ne condamna pas les vaincus à une servitude éternelle. Elle leur donna place dans une hiérarchie qui assurait et la force et la durée de son Empire. La cité de Romulus en fut la tête, le peuple romain l’aristocratie. Rome ne cessa jamais d’être l’unique cité[1], mais dans son enceinte elle admit peu à peu les vaincus, d’abord les plus braves et les plus voisins, puis les autres, après une longue et habile initiation ; à ses mœurs et à son esprit Le peuple souverain fut toujours le peuple du forum et la Curie le sénat. L’enceinte sacrée du Pomœrium resta comme le sanctuaire de la Cité. Mais Rome, en rattachant à la Cité les peuples établis autour d’elle, jusqu’à cent milles de ses murs, échappa aux limites trop étroites des cités antiques, et fut à la fois une grande ville et un grand État. Sparte, Athènes, Carthage ne furent que des villes et périrent : Rome vécut douze siècles.

Les Romains étaient sans, pitié au combat ; mais après la victoire ils ne songeaient plus qu’à la politique, et leur maxime constante fut de relever les vaincus pour les associer à l’œuvre de leur grandeur[2]. Le droit de cité fut comme la monnaie dont ils payaient les services ; les efforts de tous tendaient à l’obtenir ; c’était une sorte de noblesse qui libérait d’impôts, ouvrait l’accès aux charges, donnait part aux distributions de terre et à la jouissance du domaine public ; la personne du citoyen romain était sacrée ; les peines infamantes ne pouvaient l’atteindre sans un jugement du peuple ; la majesté de ce titre l’accompagnait partout, et tel en était le prestige qu’il inspirait même aux peuples barbares une terreur superstitieuse. Eu dehors de l’Italie ; Rome donne encore des privilèges aux vaincus et même aux étrangers ; aux uns elle laisse leurs mœurs, leurs vieilles coutumes, leurs lois privées, leur administration intérieure, leurs traditions religieuses, toutes les apparences de la liberté ; les étrangers briguent de tous côtés l’honneur d’une alliance avec le peuple romain ; le titre d’allié et d’ami du sénat leur parait la meilleure protection contre leurs ennemis.

Tels sont les divers degrés de cette hiérarchie que Rome domine et gouverne ; au faite suprême la Cité, au-dessous le Latium, puis l’Italie, qui sont la double forteresse du peuple-roi ; enfin les provinces, et derrière elles tous les peuples, que Rome désigne bientôt par le nom expressif emprunté à la langue grecque, les Barbares. Ceux-ci sont comme en dehors du monde romain, qu’ils renverseront un jour pour y prendre place.

Ainsi la hiérarchie de l’Empire s’élève à côté de la hiérarchie de la Cité, et elle est l’œuvre de la même politiqué forte et profonde qui a donné au peuple romain de si hautes destinées. L’Italie proprement dite formait le premier degré de cette hiérarchie et les provinces le dernier ; mais ce n’était pas sans que Rome eût établi partout des degrés intermédiaires et des situations exceptionnelles ; sa maxime constante fut de diviser les peuples vaincus comme les peuples à vaincre. Ainsi échouèrent successivement contre elle les Samnites en Italie, puis le Carthaginois Annibal, qui voulait réunir l’Orient et l’Occident pour l’abattre, puis Mithridate, et enfin les Gaulois ; ainsi fut retardé de trois siècles le triomphe même des Barbares.

C’était surtout l’Italie qu’il avait fallu ainsi diviser ; car ses peuples réunis auraient pu écraser Rome dans son berceau. La nature d’un pays qui semble fatalement condamné à la division, servit singulièrement la politique dei Sénat, mais cette politique elle-même fut admirable. Au commencement, Rome à peine fondée, avait surtout besoin de conquérir des citoyens : elle s’ouvrit à tous, elle reçut dans la cité les Sabins, les Albains, et peut-être les émigrations de l’Étrurie. Assez forte pour conquérir des sujets autour d’elle, elle né compta pas seulement sur sa force pour maintenir les peuples soumis dans l’obéissance : elle les associa dans une certaine mesure,-à ses destinées et aux avantages de la cité ; elle fit que leur avantage et leur sûreté fut de rester fidèles. Ainsi furent traités les peuples du Latium, qui donnèrent leur nom au droit latin[3], sorte de code qui réglait leurs droits et leurs obligations. Les Latins devinrent les instruments de nouvelles conquêtes. Mais comme ils pouvaient un jour souhaiter de devenir les égaux ou les maîtres des Romains, et pour cela songer à s’unir aux nations vainques avec leur aide, on eut soin de leur donner des intérêts différents : les nations italiennes entrèrent dans une organisation distincte du droit latin et donnèrent leur nom au droit italien[4]. Ainsi les Latins, après avoir tenté de forcer l’entrée de la cité par la violence ; s’efforcèrent de la mériter par leurs services. Les Italiens, séparés de Rome par cette barrière, mirent leur ambition et leur fidélité à obtenir qu’on leur ouvrit d’abord le Latium, et ensuite la Cité. L’Italie devint à la fois la citadelle de Rome et le séminaire de ses légions : les petits cours d’eau du Rubicon et de la Macra en furent la limite sacrée, que personne sans être ennemi ne dut passer à main armée ; l’insuffisance de l’obstacle accroissait le sacrilège ; un poteau, une inscription, deux ruisseaux, voilà ce qui protégeait le territoire de Rome et l’enceinte de la liberté : c’était à la loi d’être puissante. Au-delà, du Rubicon et de la Macra commencent les provinces, les pays conquis, soumis au droit de la guerre, sans part aux privilèges du peuple conquérant, sans garanties contre l’abus de la force : elles n’auront bientôt plus d’autres limites que les tribus innombrables du monde barbare.

En dehors de cette hiérarchie, et dans une situation à part, étaient les villes diverses désignées sous les noms de Colonies, de Municipes, de Préfectures, de Cités alliées. Leur organisation avait à la fois pour but d’établir un nouvel élément de division dans la hiérarchie des vaincus, d’assurer la conquête, et d’éviter aux Romains, en les laissant s’administrer elles-mêmes, les embarras d’un gouvernement trop compliqué et trop difficile.

Tel était l’ensemble de cette hiérarchie. L’étude des détails n’est pas moins curieuse, si nous cherchons quels étaient les privilèges et les services si habilement distribués entre les peuples de l’Empire, et comment Rome les établit.

I

L’alliance de Rome et des Latins date de l’époque des Rois[5]. Elle avait été dès l’origine consacrée par la religion. Servius Tullius établit les Féries latines sur le modèle de l’Amphictionie des peuples grecs à Delphes, et des fêtes célébrées à Ephèse par les colons grecs d’Asie mineure. Les Féries latines, dont Diane était la divinité, comme celle du Panionium d’Éphèse ; étaient célébrées avec une grande solennité sur le mont Albain ; elles ne durèrent d’abord qu’un jour, puis plusieurs. Les Romains gardèrent le privilège d’y présider aux sacrifices[6]. Outre ce culte commun, les Latins conservèrent, certains rites particuliers : ils célébraient à Terracine, les rites de Diane, et à Lanuvium ceux de Jupiter[7]. Dans le bocage de Ferentina ils tenaient des assemblées, dont ils excluaient comme profanes ceux qui ne jouissaient pas du droit latin ; c’était une sorte de mystères, pareils sans doute à ceux de la Grèce ou de la Thrace et sans doute de même origine.

Soumis par les Rois, le Latium avait essayé de se soustraire à la domination romaine en soutenant la cause dès Tarquins contre la république naissante. La bataille héroïque du lac Rhégille décida la querelle des deux peuples : tous les chefs s’y rencontrèrent en combats singuliers, et périrent ou furent blessés[8]. Les Romains crurent que les dieux mêmes avaient combattu dans leurs rangs : deux jeunes guerriers, montés sur des chevaux blancs, avaient les premiers franchi les retranchements ennemis, et quand le dictateur Aulus Posthumius voulut leur donner la couronne obsidionale, on ne les retrouva plus. La légende raconta que c’étaient Castor et Pollux, et que le soir même ils avaient paru à Rome pour annoncer la victoire : longtemps on montra sur le champ de bataille l’empreinte gigantesque d’un pied de cheval[9].

Les Latins comprirent bientôt qu’ils étaient pris leur position les alliés naturels de Rome. Ils avaient bien pu s’allier contre elle avec les Volsques et les Eques, mais les Eques et les Volsques, belliqueux et pillards, étaient plus encore à redouter pour eux. Chaque prise d’armes de ces voisins incommodes était suivie de brigandages sur les terres du Latium. Les Romains, de leur côté ; affaiblis par les guerres qui avaient suivi l’expulsion des Rois, étaient disposés à quelques concessions. : Alors fut conclu, au troisième siècle de Rome, sous le deuxième consulat de Spurius Cassius, le traité suivant entre Rome et les Trente villes latines[10] : Il y aura paix entre les Romains et les Latins tant que le ciel sera au-dessus de la terre et la terre sous le soleil. Les deux peuples ne s’armeront pas l’un contre l’autre ; ils ne donneront pas passage à l’ennemi à travers leur territoire, et ils se porteront secours avec toutes leurs forces quand ils seront attaqués. Le butin et les conquêtes faites en commun seront partagés. La plupart des historiens romains ont omis ou dénaturé ce traité : ce fut la vanité de Rome de dissimuler par des fables la faiblesse et les difficultés de ses commencements. Cependant au temps de Cicéron on lisait encore l’inscription du traité sur une colonne de bronze[11]. Le partage de la colonie d’Antium, rapporté par Denys d’Halicarnasse, est un des témoignages de l’exécution du traité Antium est partagée entre les Romains, les Latins et les Herniques, que Spurius Cassius pendant son troisième consulat avait admis à la même alliance[12]. Peut-être le traité portait-il que le commandement de l’armée combinée alternerait chaque année entre les deux peuples. Festus cite le passage suivant de Cincius : C’était l’année où l’on devait envoyer à l’armée des généraux romains[13].

L’affaiblissement des peuples latins et la destruction de treize de leurs cités par les Èques, les Volsques, les Sabins, les Étrusques, permirent à Rome de supprimer ou de restreindre peu à peu cette égalité[14]. Les Latins protégés par Rome s’habituèrent de nouveau à lui obéir, mais non sans regretter leur indépendance. L’invasion des Gaulois et les désastres qui faillirent accabler Rome, leur fournirent une première occasion de révolte : Préneste, Lanuvium, Circeii, Velitres donnent l’exemple, ainsi que les Herniques. Antium se releva. De tous côtés accoururent des volontaires. Rome avait été réduite pour réparer ses forces à donner le droit de cité aux habitants du territoire de Véies, de Capène, de Falérie, et les premiers censeurs nominés après la retraite des Gaulois en avaient formé quatre tribus nouvelles[15]. Cette mesure courageuse sauva la République. Camille qui venait d’achever l’organisation de l’armée romaine[16], battit les Volsques, et les Èques et les Tarquiniens, qui secondaient la révolte des Latins. Les Prénestins, qui avaient pénétré jusqu’à la Porte Colline, furent battus sur l’Allia par le Dictateur Titus Quinctius, perdirent huit villes et demandèrent la paix. Les Antiates posèrent les armes après une bataille de deux jours. La guerre ne cessa pas. Tibur, Préneste, Velitres, Priverne et les Herniques s’allient aux Gaulois, dont les incursions continuent malgré les victoires de Camille. Les Gaulois sont postés à Peduni et ont comme leur citadelle à Tibur[17]. Les Gaulois et les Tiburtins sont battus, mais les Herniques tuent le consul plébéien Genucius et ne laissent au Dictateur Appius qu’une victoire chèrement achetée. De nouveaux alliés s’offrent à Préneste et à Tibur : ce sont les Tarquiniens et les Falisques, qu’amènent au combat leurs prêtres armés de torches ardentes et les cheveux tressés de bandelettes : ils battent le consul Fabius, et immolent à leurs Dieux trois cents prisonniers romains[18].

Heureusement pour Rome la discorde se mit parmi les Latins. Un grand nombre de villes étaient fatiguées de la présence des Barbares et ruinées par leurs brigandages. Aricie, Bovillœ, Gabii, Lanuvium, Laurentum, Lavinium, Nomentum et Tusculum renouvelèrent l’antique alliance avec les Romains et prirent les armes pour eux. Les Gaulois furent écrasés, les Herniques soumis. Préneste et Tibur réduites à demander la paix. Rome reconnaissante donna le droit de cité aux habitants du pays Pomptin, entre Terracine et Antium, et en forma deux nouvelles tribus. Toute la plaine du Latium est occupée désormais par des citoyens ou des alliés.

Dans la guerre du Samnium dernier effort de l’indépendance italienne, les Latins, intéressés à la défense du Latium contre les invasions des Samnites, contribuent d’abord aux succès des Romains. C’est pour eux une guerre nationale, et après le premier traité des Romains avec les Samnites, ils la continuent pour leur compte et malgré Rome, avec le concours des Volsques, des Aurunces, des Sidicins, des Campaniens. Puis tout à coup ils se retournèrent contre Rome elle-même. Le moment leur semblait venu de réclamer, d’exiger des Romains une entière égalité. Si nous pouvons, leur disait Annius Setinus, leur préteur, si nous pouvons supporter la servitude sous le nom d’alliance, pourquoi ne pas obéir au premier mot des Romains ou même des Samnites ? Mais si nous commençons enfin à sentir le regret de la liberté, si nous sommes les alliés de Rome et si l’alliance est l’égalité, s’il nous faut aujourd’hui mettre à gloire d’être les parents des Romains, ce dont nous rougissions jadis, si cette armée qui double leur force, et dont les consuls voudraient ne se séparer ni dans la guerre ni dans la paix avec leurs ennemis, est une armée d’alliés, pourquoi tout n’est-il pas rendu égal entre eux et nous ? Pourquoi l’un des deux consuls n’est-il pas donné par les Latins ? Pourquoi ceux qui contribuent à la puissance n’ont-ils pas leur part du commandement ? Certes nous demandons là bien peu de chose, puisque nous laissons Rome à la tête du Latium, mais notre longue patience a fait que cela pourra paraître considérable. Et si jamais vous avez souhaité l’occasion de partager l’Empire et de recouvrer votre liberté ; cette occasion là voilà, elle est venue, grâce à votre courage et à la bienveillance des Dieux... Je jure d’aller moi-même à la face du peuple et du sériai » romain et de Jupiter, qui règne au Capitole, porter cette déclaration ; s’ils veulent garder les traités et nous avoir pour alliés, qu’ils reçoivent de nous l’un des deux consuls et la moitié du sénat[19]. C’étaient les mêmes prétentions, que celles des Plébéiens jadis contre les Patriciens. L’orgueil romain s’indigna et trouva un interprète dans le consul T. Manlius Imperiosus, l’un des héros des guerres récentes. Il s’écria qu’il poignarderait de sa main le premier Latin qui entrerait dans la curie, puis se tournant vers la statue de Jupiter : Entends ces blasphèmes, ô Jupiter ; entendez, Divinités du droit et de la justice sacrée. Des consuls étrangers, des sénateurs étrangers viendront-ils, ô Jupiter, envahir ton temple saint et insulter à ta puissance ! Sont-ce là, ô Latins, les traités du Roi Tullus avec les Albains vos ancêtres ? Sont-ce là ceux que fit avec vous L. Tarquinius ? Ne vous souvenez-vous plus du combat près du lac Rhégille ? Etes-vous donc si oublieux et de vos défaites et de nos bienfaits ?[20] Annius répondit en outrageant et Rome et Jupiter ; mais la légende racontait plus tard que la foudre avait éclaté, et que le sacrilège était tombé sans vie sur les degrés du Capitole[21].

La guerre seule pouvait décider. Le sénat parvint à retenir dans son alliance Ostie, Laurente, Ardée, les Herniques et peut-être Lanuvium. Fundi, et Formies restèrent neutres. La noblesse de Campanie se montra favorable[22]. Les Samnites se firent imprudemment les alliés de Rome. Latins et Romains se rencontrèrent au pied du mont Vésuve, près de Véséris. Avant la bataille le Tusculan Geminus Metius provoqua en combat singulier le jeune Manlius, fils du consul. Manlius combattit et fut vainqueur, mais il avait violé la discipline ; son père fut inflexible et le condamna à mort. Devant des ennemis qui avaient les armes et la discipline des Romains, cette rigueur était nécessaire. Dans la bataille, le dévouement de Decius, l’autre consul, décida la victoire. Les trois quarts des guerriers latins se firent tuer. Une seconde bataille ouvrit le Latium à Manlius. Plusieurs villes se soumirent, et leur territoire fut distribué aux citoyens, avec celui de Falerne détaché de la Campanie. Antium sur la côte, Pedum dans les montagnes, restaient les derniers remparts de l’indépendance latine. Le consul Mœnius battit près de l’Astura les Latins de la plaine ; son collègue Furius prit Pedum, malgré tous les efforts des Latins de la montagne. Toute résistance cessa dès lors, et toutes les villes successivement ouvrirent leurs portés.

Il fallait décider du sort des vaincus. C’était là première fois que le sénat allait avoir à régler d’aussi graves intérêts. Il le fit avec une telle prudence que les mesures prises par lui, à cette occasion, assurèrent à jamais la fidélité des Latins, et qu’elles furent invariablement appliquées pendant trois siècles à tous les pays conquis par la République. D’abord, tout lien fut rompu entre les cités latines. Il fut défendu à leurs habitants de se réunir en assemblées générales, de former des ligues, de faire la guerre, de contracter mariage et d’acquérir hors de leur territoire[23]. La confédération latine ainsi dissoute, et Rome n’ayant plus devant elle que de petites villes, condamnées à l’isolement, le sénat se chargea de réveiller, par une répartition inégale des charges et des privilèges, ces rivalités et ces haines municipales, toujours si vivaces dans les cités italiennes. Les villes les plus voisines de Rome, Lanuvium, Aricie, Pedum, Tusculum, Nomentum, et sans doute Gabies, furent rattachées à sa fortune par la concession du droit de cité et de suffrage[24]. Laurentum restait alliée. Derrière cette première ligne de villes devenues romaines, et qui couvraient la capitale depuis la mer jusqu’aux monts de la Sabine, Tibur et Préneste perdirent une partie de leur territoire[25], Priverne les trois quarts, Velitres et Antium la totalité. Antium livra ses vaisseaux de guerre, dont les rostres allèrent orner la tribune du Forum, et reçut défense d’en armer d’autres à l’avenir. A Velitres, les murailles furent renversées et le sénat déporté au-delà du Tibre. L’importante position de Sora était depuis peu occupée par une garnison romaine ; Antium, Velitres, Priverne, et quelques années plus tard Anxur et Frégelles, qui commandaient les deux routes du Latium dans la Campanie, reçurent des colonies. Ainsi le vieux Latium était gardé par des villes désormais affectionnées ; le pays des Volsques par de nombreux colons. Chez les Aurunces Fundi et Formies, dans la Campanie Capoue, dont les Chevaliers garantissaient la fidélité, Cumes, Sues à Suessula et Acerra, obtinrent, comme entouragement à rester dans l’alliance de Rome, le droit de cité sans suffrage, ou, comme on disait alors, le droit des Cœrites[26].

De ce moment l’organisation du Latium est achevée. Moins durement traités que ne le seront les autres peuples de l’Italie., les Latins ont les mêmes intérêts, la même langue, les mêmes mœurs, souvent les mêmes lois civiles que les citoyens romains, le droit de mariage et d’échange avec les familles romaines, l’espérance d’obtenir le droit de cité. Comment pourraient-ils avoir d’autres sentiments que ceux des citoyens romains ? En même temps une certaine satisfaction est laissée à leur antique amour de l’indépendance. Ils nomment leurs magistrats dans chaque municipe. Ils gardent leurs lois particulières et ne sont point soumis à l’édit du Préteur romain. S’ils peuvent adopter les lois, romaines, c’est qu’ils peuvent aussi les rejeter. Comme citoyens c’est dans leurs cités qu’ils sont inscrits et non pas, à Rome. Ils sont à la fois indépendants, et admis aux délibérations du peuple romain ; seulement ils ne forment pas de tribus particulières ; le sort décide dans quelle tribu ils doivent porter leurs suffrages[27]. Ils ne sont exclus que des élections consulaires pendant lesquelles un décret leur ordonne de quitter la ville. Plus tard, et peut-être seulement après la loi Julia, l’admission des Latins dans la cité est rendue régulière, par la mesure qui donné le droit de cité à tous ceux qui ont exercé dans leur ville les hautes magistratures[28].

Ce qui importait surtout à Rome, c’était l’organisation militaire des Latins, qui fit d’eux les instruments de toutes ses conquêtes. A l’origine les Latins ne pouvaient prendre les armes sans un ordre du peuple romain : c’est l’époque de leur sujétion, sous les Rois. Plus tard on voit par la réponse du sénat aux Samnites, qui se plaignaient de leurs attaques, que les Latins avaient repris leur droit de guerre. Après la dernière guerre d’indépendance, les Latins sont alliés fidèles de Rome et forment la principale force de ses troupes ; ils composaient quelquefois les deux tiers de la cavalerie et même de l’infanterie ; mais ils restèrent longtemps encore en dehors des légions et ne furent considérés que comme auxiliaires. C’est seulement après l’entrée des Italiens dans la cité que les forces militaires du Latium et de l’Italie cessèrent de se distinguer de celles de Rome. Le nom d’auxiliaires passa dès lors aux Barbares. Jusqu’alors chaque État levait et entretenait ses soldats. Rome ne fournissait que le blé. Les troupes alliées avaient un questeur de leur nation. Toutefois c’était le consul romain qui fixait le contingent, les armes, le jour et le lieu de la réunion[29]. Les Latins se distinguèrent aussi pendant longtemps des Romains par certaines mesures de discipline : leurs soldats pouvaient être frappés de verges, tandis que la loi Porcia avait proclamé cette punition contraire à la dignité du légionnaire romain[30].

II

Rome, au milieu de sa longue lutte contre le Latium, avait aussi commencé la soumission de l’Italie : Dans le même temps où le Latium accepte enfin le rôle que Rome lui impose, l’Étrurie méridionale est déjà occupée, depuis la ruine de Véies et les désastres de Tarquinies ; les Sidicins et les Ausones disparaissent ; les Volsques et les Rutules ne sont plus nommés ; les Eques, les Sabins, les Herniques ne reparaîtront qu’un moment[31]. Le territoire romain, cet ager romanus si redoutable ou si envié, s’étendait de la forêt Ciminienne en Étrurie au cours du Vulturne dans la Campanie, et de Sora à Antium[32].

Les peuples de l’Italie, et à leur tête les Samnites, qui avaient contribué à la conquête du Latium, comprirent enfla le danger qui menaçait leur indépendance. Les hostilités furent d’abord indirectes. Les Samnites détruisirent Frégelles ; une colonie romaine la releva ; ils menacèrent Fabratéria, le sénat la prit sous la protection romaine ; ils soulevèrent les Sidicius de Teanum et de Calès ; les légions prirent Calès, qui reçut une colonie de deux mille cinq cents hommes. Les Latins même ne restèrent pas étrangers à ces menées des Samnites : un noble de Fundi, Vitruvius Vaccus souleva Fundi, Formies et Priverne. Les deux premières posèrent les armes d’elles-mêmes. Priverne résista deux mois aux deux armées consulaires. Vitruvius Vaccus fut décapité à Rome ; les sénateurs de la ville furent transportés au-delà du Tibre. Pour gagner enfin les Privernates, le Sénat, qui appréciait leur courage et leur fierté, leur donna comme à ceux de Pédum le droit de cité[33].

Les Samnites repoussés du Latium se tournèrent vers la Campanie. La ville grecque de Palépolis leur ouvrit ses portes. Rome envoya une ambassade et offrit de remettre l’affaire à la décision d’un arbitre. Que l’épée décide, s’écrièrent les chefs Samnites, nous vous donnons rendez-vous dans la Campanie[34]. La guerre devait durer un demi-siècle. Rome apprenait ainsi à estimer les soldats de l’Italie, qui devaient un jour sous ses auspices conquérir le inonde.

C’est pour cette lutte acharnée que Rome créa le, Proconsulat ; magistrature nouvelle, qui, allait permettre de proroger dans leur commandement les généraux éprouvés, comme la solde avait permis de retenir les légionnaires sous les drapeaux[35]. Chassés de la Campanie, refoulés dans leurs montagnes ; abandonnés par leurs alliés, les Samnites demandent la paix. Rome exige qu’on lui livre Brutulus Papius, l’un des instigateurs de la guerre : Brutulus se donne la mort. Les Samnites envoient son cadavre aux Romains, qui ne se contentent plus de cette satisfaction. Le Samnium se relève et prend pour chef C. Pontius, de Telésia, le fils du sage Herennius. Les deux Consuls et quatre légions tombent dans le piège d’es Fourches Caudines : Pontius les humilie au lieu de les détruire. Les deux Consuls, Posthumius et Veturius, quatre Légats, deux Questeurs, douze Tribuns légionnaires passent sous le joug avec leurs soldats. Six cents Chevaliers restent en otages pour répondre de la paix jurée par les Consuls.

Cette honte épouvanta Rome plus qu’une défaite. Les Consuls ne reprirent point leurs faisceaux. Deux fois des présages sinistres empêchèrent l’élection d’un Dictateur, Enfin, Valerius Corvus, à titre d’interroi, désigna pour le Consulat le Patricien Papirius et le Plébéien Publilius Philo. Le traité des Fourches Caudines fut déclaré nul[36], et ceux qui l’avaient juré envoyés aux Samnites, qui refusèrent de les recevoir. La guerre recommença et le parjure des Romains eut pour lui la fortune. Une année après Papirius entrait dans Lucérie, retrouvait les six cents otages, les armes et les enseignes de l’armée romaine, et faisait passer sous le joug à demi-nus et sans armes sept mille prisonniers samnites avec le généreux Pontius Herennius.

En même temps Rome commençait la soumission de l’Apulie et de la Lucanie, domptait les révoltes de là Campanie, achevait la destruction des Aurunces et des Ausones, et enfermait la race Samnite dans l’Apennin, par une ligne de places fortes et de colonies.

Les Samnites luttaient seuls depuis seize ans. Les Étrusques, effrayés des progrès de Rome, se joignirent à eux et vinrent assiéger Sutrium, la seule place qui protégeât la route de Rome de ce côté. La rapidité et l’audace de Fabius conjurent ce danger par les victoires de Pérouse et du lac Vadimon. Les Samnites, de leur côté, appellent les braves au serment de la loi sacrée. Le vieux Papirius Cursor, nommé Dictateur par Fabius, son ennemi personnel, est chargé de pourvoir au péril. Junius Bubulcus, V. Corvus, Decius sont ses lieutenants. Presque tous les guerriers Samnites ont fait devant les autels le serment solennel de vaincre ou de mourir. Ils portent leurs plus riches vêtements de guerre, les uns des laies aux vives couleurs et des boucliers dorés, les autres des tuniques blanches et des boucliers d’argent, tous ont le casque surmonté d’une brillante aigrette ; ils sont parés pour le triomphe ou pour le sacrifice. Pas un ne faillit à son serment : quand Papirius monta au Capitole, de longues files de chariots, portant les armés de ces courageuses victimes, traversèrent la voie triomphale. On décore les maisons du Forum de ces glorieux trophées, et les alliés campaniens en emportèrent leur part dans leurs foyers.

Fabius, par ses expéditions contre les Ombriens et les Étrusques, Marcius par ses victoires sur les Herniques révoltés et par la dévastation du Samnium, achèvent l’œuvre de Papirius[37]. Marcius y gagna, avec le triomphe, l’honneur inusité d’une statue équestre. Force est enfin aux Samnites, aux Marses, aux Marrucins, aux Péligniens, aux Frentans de solliciter la paix : la génération qui avait commencé la lutte était éteinte, ou il n’en restait plus que des vétérans couverts de cicatrices. Rome leur laissa leur territoire et tous les signes extérieurs de l’indépendance, mais ils reconnurent la majesté du peuple romain et le Sénat se réservait tacitement le droit d’interpréter ce mot.

La guerre ne pouvait être suspendue. Rome mit la trêve à profit pour châtier les Èques qui s’étaient unis aux Samnites ; quarante et une places de ce petit peuple furent brûlées en cinq jours, et une partie de son territoire confisquée. Le Sénat réduisit d’abord les Èques au droit de cité sans suffrage, puis cinq ans après, plus sûr de leur fidélité, en forma deux tribus nouvelles de Rome[38]. Les Marses, les Vestins, les Picentins furent de même gagnés par des traités et des privilèges particuliers.

L’ambition romaine ne faisait que grandir. Appius déclarait que le domaine de la République ne devait avoir d’autres limites que les limites de l’Italie. La faction des Cilnius appelait les Romains à Arétium : ce n’était pas la première fois que la noblesse des cités italiennes s’alliait au Sénat pour sauver ses privilèges et son pouvoir. La guerre se ralluma. Les Étrusques, les Ombriens, les Samnites étaient prêts pour une dernière lutte ; l’Italie méridionale s’agitait. Les Sabins, en paix avec Rome depuis un siècle et demi, reprirent tout à coup les armes. Les Étrusques appelaient les Gaulois. Le samnite Egnatius animait de son activité et de sa haine cette coalition des peuples de l’Italie.

La journée de Sentinum fut la journée solennelle. Les Gaulois Sénonais et les Samnites venaient de vaincre une des cinq armées romaines ; leur jonction avec les Ombriens et les Samnites pouvait perdre Rome. Fabius et Decius coururent au devant d’eux. Le choc fut terrible : les chariots des Barbares rompirent la cavalerie romaine et les premières lignes des légions. Decius, voyant l’aile gauche qu’il commandait presque détruite, se dévoua comme son père, mais sa mort ne fit qu’encourager les Gaulois. Heureusement Fabius avait repoussé les Samnites ; il enveloppa les Gaulois, et les força de reculer. Les Barbares regagnèrent leur pays. Egnatius avait péri. Huit mille Samnites étaient prisonniers : cinq mille seulement rentrèrent dans leurs montagnes.

La guerre se concentre dans, le Samnium. Les chefs Samnites, comme quinze ans auparavant, appellent la religion au secours de l’indépendance nationale. A l’appel du vieil Ovius Paccius quarante mille guerriers se réunissent près d’Aquilonie. Au milieu du camp s’élevait une tente en toile de lin : sous la tente était un autel, autour de l’autel des guerriers l’épée nue. Des sacrifices mystérieux sont célébrés, puis on introduit les guerriers les plus braves, un à un, comme autant de victimes[39]. Paccius prononce la formule redoutable des imprécations, et chaque guerrier la répète, jurant de suivre partout ses chefs, de ne point fuir du combat, de tuer les fuyards, de ne révéler à personne les terribles mystères, se dévouant lui, les siens, toute sa race à la colère des Dieux s’il manque à son serment. Ceux qui refusent sont égorgés et leur sang se mêle à celui des victimes. Parmi ces nouveaux dévoués du Samnium est choisie la légion du Lin, dont les seize mille soldats couverts d’armes éclatantes et d’une robe de lin sont l’élite des nobles et des braves[40]. La journée d’Aquilonie fut pour eux funeste et glorieuse : trente mille Samnites restèrent sur le champ de bataille : comme celles de leurs pères leurs armes deviennent les trophées des Romains, clés colons et des alliés. A la fin de la guerre le consul Carvilius, de la part qui lui est remise, fait fondre une statue colossale de Jupiter, qu’il place au faite du Capitole.

Le Samnium était épuisé ; il tenta pourtant un dernier effort. Pontius Herennius, sorti de sa retraite, vint livrer bataille au vieux Fabius, devenu le lieutenant de son fils. Vingt mille Samnites périrent encore Pontius, prisonnier, alla voir à Rome le triomphe du vainqueur, et subit sans regret le sort du vaincu ; malgré Fabius, dit-on, il fut égorgé.

Curius enfin arracha aux Samnites l’aveu de leur défaite. Un traité les rangea parmi les alliés de Rome, et vingt mille colons, à Venouse, furent chargés de les surveiller. Les Sabins, punis de leur courage, n’eurent que le droit de cité sans suffrage. Réate, Nursia, Amiternum reçurent des préfets, Castrum et Hadria devinrent colonies. Curius, pour avoir terminé la guerre, avait obtenu deux fois le, triomphe dans la même année, honneur jusque-là sans exemple.

On se fatigue plus vite, selon la belle expression de Tite-Live, à raconter les conquêtes des Romains qu’ils ne se fatiguèrent eux-mêmes à les faire[41]. Mais déjà Rome n’a plus qu’à poursuivre le cours de ses succès : ses institutions ont porté leur fruit, et l’ont bien préparée à l’empire du monde. De nouvelles victoires, au Nord, achèvent la soumission de l’Étrurie et rejettent les Gaulois chez eux. La guerre est commencée contre les colonies grecques du Midi et contre les Brutiens, ces proscrits de tous les peuples, parvenus dans leurs vastes forêts à former une nation, et que l’on appelait les esclaves révoltés. La décadence de la race grecque avait atteint la Sicile et la grande Grèce. Tarente, après avoir provoqué Rome et tenté de coaliser contre elle les peuples du Midi, ne peut soutenir la lutte qu’en appelant à son aide Pyrrhus, descendant des Æacides et roi d’Epire, le plus aventureux des successeurs d’Alexandre. Ainsi se rejoignent, avant de se confondre, l’histoire de Rome et celle du inondé grec. Pyrrhus rêvait la conquête de l’Occident, n’ayant pu se faire place en Orient[42].

Devant ce danger inconnu les consuls romains arment jusqu’aux prolétaires. Pyrrhus l’emporte à Héraclée, grâce aux éléphants- qui mettent le désordre dans les rangs des légions, mais ses pertes égalent celles des Romains et lui-même s’écrie : Encore une pareille victoire et je retournerai seul en Epire. Il offre la paix, demandant la liberté pour Tarente et les Grecs d’Italie, et là délivrance des Samnites, des Apuliens, des Lucaniens, des Brutiens. On sait comment le vieil Appius Claudius Cœcus se fit porter au Sénat par ses fils, et déconcerta, par sa fière réponse, les espérances de Cinéas : Que Pyrrhus sorte d’abord d’Italie et l’on verra à traiter avec lui ! Cinéas partit : le Sénat lui avait paru une assemblée de rois. Pyrrhus s’avança audacieusement jusqu’à six lieues de Rome, mais pas une des villes alliées ne fit défection. Il ne pouvait s’empêcher d’admirer ce peuple qu’il avait cru barbare[43]. L’année suivante sa victoire d’Asculum fut encore inutile. Il alla quelque temps en Sicile[44], puis revint à l’appel des Italiens et perdit cette fois la bataille de Bénévent. Son camp resta aux mains des Romains et leur révéla les secrets de l’art militaire des Grecs. Pyrrhus se hâta de retourner on Grèce. Curius Dentatus triompha sur un char traîné par quatre éléphants. La défaite des dernières bandes Samnites, la soumission des Lucaniens, l’occupation de Tarente et de Brindes, achevèrent la ruine de l’indépendance italienne[45]. Il ne restait plus qu’à achever l’organisation de la conquête.

Il ne faut pas croire que ce que nous avons appelé le droit italien formât un Code régulier et rigoureusement défini. Cela eût été contraire à la politique romaine, qui avait surtout pour maxime de ne point admettre de mesures générales, mais de varier à l’infini les concessions. On peut donc tout anal plus, dans cette variété, reconnaître certaines conditions communes à la plupart des peuples italiens, et désigner ensuite les conditions spéciales.

A plusieurs égards les Italiens partageaient les privilèges des Latins ; ils avaient des magistrats qu’ils choisissaient eux-mêmes ; ils conservaient leurs lois, et n’étaient pas soumis à l’autorité du Préteur ; ils s’imposaient eux-mêmes et fournissaient d’après les traités un nombre fixe de soldats. Pour ces peuples belliqueux l’impôt militaire était plutôt un honneur qu’une charge ; les soldats étaient levés, armés, soldés et peut-être entretenus aux dépens des villes ; Rome, avons-nous vu, ne fournissait que le blé[46]. Mais on se garda de les assujettir à l’impôt foncier, regardé par tous les peuples anciens et surtout par les peuples guerriers comme un signe de servitude.

Ce qui distinguait les Italiens des Latins, c’est qu’ils n’avaient avec Rome aucune communauté religieuse, et que leurs privilèges étaient moins grands et plus inégalement répartis. L’Italie fut soumise à la domination religieuse des Romains comme à leur domination politique. Après les victoires ils transportaient à Rome les divinités protectrices des villes conquises, et en partageaient le culte entre l’État et les familles[47]. On sait comment, après la prise de Véies, la statue de Junon fut transférée à Rome : de jeunes Chevaliers vinrent solennellement au temple inviter la Déesse à se rendre dans la cité victorieuse ; une voix cachée répondit et bientôt on raconta que la déesse avait suivi d’elle-même ses pieux ravisseurs : Quand les Vaincus gardèrent leurs cités et leurs Dieux, leurs prêtres restèrent dans une sorte d’infériorité. Le sacerdoce romain se réserva exclusivement la science augurale, et tout prodige, du détroit de Messine au Rubicon, dut être déféré au Sénat, interprété par le collège des Augures et expié selon les prescriptions envoyées de Rome[48].

Les privilèges accordés aux Italiens devaient conserver partout la division et l’inégalité. Tantôt c’étaient les droits civils d’après la formule des Cœrites, tantôt le droit d’échange, tantôt le droit de mariage. Le droit de cité reparaissait partout, mais fractionné de manière à le présenter comme la récompense suprême. Aux uns on l’accordait, moins le droit de suffrage, c’est-à-dire sans qu’ils pussent venir à Rome voter des lois ou nommer les magistrats ; à d’autres, moins le droit d’honneurs, c’est-à-dire sans qu’ils pussent briguer les magistratures réservées au citoyen romain, à d’autres enfin on le donnait tout entier, mais l’éloignement ne leur permettait guère d’aller à Rome en exercer les droits, et ils n’en gardaient que les charges. Les distinctions étaient poussées plus loin encore : l’alliance même avait des degrés. Les Socii étaient ceux que Rome admettait dans une certaine mesure au partage de ses privilèges ; les Fœderati, ceux avec qui elle avait signé des traités particuliers ; les Dedititii, ceux que la loi de la guerre avait livrés à sa discrétion. Ces derniers étaient véritablement ses sujets, et souvent au lieu de lui fournir des soldats devaient lui envoyer des esclaves publics. Les autres semblaient garder une sorte d’indépendance, mais toujours restreinte, par l’interdiction des ligues, des échanges, des mariages ; il ne fallait pas que l’unité pût se rétablir là où Rome avait mis la division et l’isolement. Tarente, Naples, les Marses, les Peligniens, les Camertins, les Héracléotes, les cités étrusques se croient libres encore parce que Rome leur a accordé des traités, comme de puissance à puissante, et leur a laissé l’autonomie. Mais les colonies et les garnisons romaines et l’Ager Romanus, agrandi aux dépens des Brutiens, des Apuliens, des Lucaniens, des Samnites, des Sabins, des Picentins, des Étrusques, des Sénonais, et qui embrasse ainsi là meilleure moitié de la Péninsule, attestent que Rome est désormais la maîtresse de l’Italie.

 

 

 



[1] Roma sola Urbs, cœtera oppida. — Isid., VIII, 6.

[2] Romane, memento

Parcere subjectis et debellare superbos.

Virgile, Æneide, VI.

[3] Jus Latii ou Latinitatis Latinum nomen.

[4] Jus Italicum.

[5] Le Latium était anciennement limité par les rivières du Tibre, de l’Anio, de l’Offento et par la mer de Toscane : il renfermait les pays des Albains, des Rutules et des Èques ; c’est ce qu’on appelait Latium vetus. On l’étendit ensuite jusqu’au fleuve Liris ; et il comprit alors les Osci, les Ausones et les Volsci. Pline, III, 9.

[6] Tite-Live, I, 45. XX. XXI. Denys, IV, 26, 49.

[7] Tite-Live, I, 50. XXXII, 9.

[8] Du côté des Romains Valerius, Herminius, Æbertius, maître de la cavalerie restèrent sur le champ de bataille. Du côté des Latini, Oct. Mamilius, le dictateur d’Albe et le dernier fils de Tarquin, Titus, eurent le même sort. Le vieux roi lui même avait été frappé d’un coup de lance.

[9] Cicéron, de Nat. Deor.

[10] Dans les guerres suivantes, les Èques et les Volsques réduisirent à dix-sept le nombre des villes latines.

[11] Cicéron, pro Balb., 23. Tite-Live, II, 55. Denys, VI, 59.

[12] Denys, IX, 64.

[13] Quo anno romanos imperatores ad exercitum mittere oporteret.

[14] On commença par réunir à l’ager romanus le territoire des villes latines repris à l’ennemi.

[15] Tite-Live, VI, 5. Diodore, XIV, 116.

[16] Camille est le véritable organisateur de la légion.

[17] Tite-Live, VII, 12. VIII, 11. — Et ailleurs : Tibur aræ gallici belli.

[18] Les Romains quelques années après se vengèrent en décapitant trois cent cinquante Tarquiniens des plus nobles familles.

[19] Tite-Live, VIII, 4.

[20] Tite-Live, id., 5.

[21] Tite-Live, VIII, 6.

[22] Après la guerre seize cents Chevaliers Campaniens reçurent le droit de cité, et la Campanie dut leur payer à chacun une solde annuelle de quatre cent cinquante deniers.

[23] Cœteris Latinis connubia commerciaque et concilia inter se ademerunt. Tite-Live, VIII, 14.

[24] On forma de leurs habitants deux nouvelles tribus. Tite-Live, VIII, 17.

[25] Ces deux villes restèrent pourtant indépendantes et les citoyens romains condamnés à l’exil pouvaient s’y retirer.

[26] Tite-Live, VIII, 10. 14. Duruy, Histoire des Romains et des peuples soumis à leur domination.

[27] Tite-Live, XXV, 3. Appien, I. 23. Cette admission dans l’assemblée délibérante n’était sans doute accordée qu’aux Latins qui avaient reçu le droit de cité.

[28] Appien, B. C., II, 26. Gaius, I, 96. Hi qui vel magistratum, vel honorem gerunt ad civitatem romanam perveniunt.

[29] Tite-Live, XXII, 57. XXXIV, 56. XXXVII, 4.

[30] Salluste, Jugurtha, 69.

[31] Les Herniques se soulevèrent au milieu de la guerre du Samnium furent écrasés dans trois batailles et perdirent leurs privilèges. Trois de leurs villes étaient restées fidèles, Alatrium, Ferentinum, Verulœ. Toutes gardèrent cependant le droit de cité sans suffrage, mais no purent avoir de relations entre elles. Tite-Live, IX, 43.

[32] Le territoire de Rome comprend alors cent quarante milles du Nord-Est au Sud-Est et cinquante-huit milles de l’Ouest à l’Est.

[33] Les députés de Priverne s’étaient rendus à Rome. Serez-vous fidèles ? leur demanda le consul. — Oui, répondirent-ils, si vos conditions sont bonnes, sinon la paix ne durera guère. Les Privernates furent compris dans la tribu Ufentine formée dix ans après. Tite-Live, IX, 20. Diodore, XIX, 10. Valère Maxime, VI, 2.

[34] Tite-Live, VIII, 22.

[35] Pub. Philo fut le premier proconsul.

[36] Injussu populi Senatusque fecerant, dit Cicéron, De offic., III, 70.

[37] Diodore, XX, 90. Polybe, X, fr. 12.

[38] Les tribus Aniensis et Terenlina.

[39] Tite-Live, IX, 30.

[40] Les généraux en nomment dix ; qui en choisissent dix à leur tour ; et ainsi de suite jusqu’à seize cents.

[41] Quinam sit ille quem non pigeat longinquitatis bellorum scribendo legendoque, quæ gerentes non fatigaverunt. Tite-Live, x, 31.

[42] Il avait combattu à Ipsus pour Antigone.

[43] Un grand nombre de Chevaliers avaient été faits prisonniers à Héraclée. Pyrrhus, par estime pour Fabricius, leur permit d’aller à Rome célébrer les Saturnales ; tous revinrent au jour fixé. Plus tard il les renvoya sans rançon : Fabricius lui avait sauvé la vie en lui révélant la trahison de son médecin. Les mœurs rudes des Romains s’adoucissaient pour prendre un caractère tout nouveau, et qui fait songer aux idées chevaleresques de l’âge moderne.

[44] C’est en Sicile que Pyrrhus se signala par un exploit qui rappelle les héros d’Homère : un Mamertin de taille gigantesque s’acharnait après lui, d’un coup de hache il le fendit de la tête à la selle.

[45] Le dernier acte de la guerre fut le siège de Vulsinies, en Étrurie : les nobles de la ville, dépouillés de leurs privilèges par le bas peuple, avaient appelé les Romains. La ville fut détruite.

[46] Les consuls, dit Polybe, envoient des députés vers les villes d’Italie d’où ils veulent tirer du secours pour faire savoir aux magistrats le nombre de soldats dont ils ont besoin et le jour et le lieu du rendez-vous. Ces villes font une levée de la même manière qu’à Rome, même choix, même serment. On donne un chef et un questeur à ces troupes et on les fait marcher. — Polybe, VI, fr. 5. Les chefs des auxiliaires italiens, Præfecti sociorum, étaient Romains. Tite-Live, XXIII, 7.

[47] Solere Romanos captarum urbium religiones partim privatim per familias spargere, partim publice consecrare. Arnobe, III, 38.

[48] Tite-Live, XXI, 62. XXII, 4. XXIII, 31.