En sortant de la Grèce pour entrer en Italie, en quittant l’histoire de Sparte et d’Athènes pour rechercher l’histoire de Rome, en abordant les annales de cette grande cité, devenues les annales mêmes du monde ancien, en y cherchant les témoignages de ce caractère permanent des sociétés, représenté dans l’antiquité par le privilège, dans les temps modernes par la noblesse, nous suivons la marche même de l’humanité et de la civilisation Nous allons en avant avec l’une et l’autre, et la lumière se fait devant nous à chaque pas pour nous conduire au terme de notre entreprise. De la Grèce à Rome, y a-t-il un progrès analogue à celui qui nous a été révélé de l’Orient à la Grèce ? Le génie grec est monté bien haut ; en laissant à la liberté individuelle tout son essor, il semble avoir, atteint les dernières limites de l’art et de la science, et de nos jours les esprits qui le représentent parleurs œuvres, devenues éternelles, sont encore les maîtres et comme les instructeurs de l’esprit humain. Rome cependant a fait plus encore : elle a hérité des travaux de la Grèce et elle a mis le monde dans des conditions meilleures pour en profiter. La Grèce n’était composée que de petites cités distinctes et isolées les unes des autres. Ces républiques, par la licence des individus, la Grèce entière, par les discordes de tant d’États divers ont également abouti à l’anarchie. Rome réunit et enferme presque tout le monde ancien dans un grand État, prépare l’unité religieuse par l’unité politique, remplace la liberté et l’anarchie par la discipline et la loi. Voilà pourquoi l’on a pu dire que l’âge romain était la virilité après la jeunesse. Cette grande et majestueuse civilisation de l’empire romain précède et annonce l’âge moderne, où dans la diversité des États et des sociétés se conservera l’unité morale de la civilisation, comme si l’humanité progressait en devenant de plus en plus semblable à elle-même, et en rapprochant d’un même modèle, des mêmes -principes, toutes les races développées dans son sein. I On a beaucoup exagéré les traditions sur les commencements de Rome et sur la vie aventureuse et violente de ses fondateurs. La sévérité des premières institutions romaines, le Patriciat, les privilèges d’une aristocratie politique et religieuse s’accordent mal avec les traditions qui montrent Rome naissant d’un asile ouvert aux aventuriers, aux proscrits, aux brigands de l’Italie. La fondation de Rome eut sans doute un tout autre caractère : si elle participa des mœurs d’un temps où la force paraissait faire le droit, elle eut aussi quelque chose de l’organisation régulière et sacrée des colonies. Elle ne date pas, en quelque sorte du jour où elle commence à exister comme cité et comme État ; elle a un passé, elle a des souvenirs antérieurs à l’histoire du Capitole. Ce passé, ces souvenirs se retrouvent autour d’elle, dans les traditions des peuples qui l’entourent. Elle ne naît point subitisme et sans transition, par la seule volonté d’un ou deux hommes de génie qui veulent sortir de l’obscurité et reprendre leur place à la tête d’un peuple ; elle est au contraire comme l’enfantement attendu d’un État social déjà régulier, et ses citoyens deviennent aussitôt les fils préférés de l’Italie. Les mœurs, les institutions, le vieux génie de l’Italie s’y révèlent tout d’abord. Les traditions si diverses conservées sur ses origines sont la naïve expression de ce fait, tantôt la représentant comme une colonie d’Albe-la-Longue, tantôt la regardant comme le refuge de toutes les races italiennes, et à la fin découvrant l’origine des institutions religieuses, politiques et civiles que lui apportent les Etrusques. Dans ces sociétés italiennes, qui précèdent Rome et dont elle doit naître, le premier fait qui frappe nos yeux c’est leur organisation tout aristocratique. Les Lucumons de l’Etrurie sont à la fois les prêtres et les chefs de l’État ; seulement selon le caractère plus pratique de la civilisation européenne, les formes de l’Orient disparaissent peu à peu ; les fonctions de la cité sont au-dessus des fonctions religieuses ; le roi et le guerrier l’emportent sur le prêtre. Le schisme n’est pas encore achevé chez les Etrusques ; à la puissance politique, les Lucumons joignent la science augurale ; ils sont gardiens des mystères en même temps que gardiens de la cité ; ils forment une théocratie ; leur puissance repose à la fois sur l’autorité divine, dont ils sont les ministres, et sur l’antiquité des familles dont, ils descendent ; l’origine, de leurs droits remonte à ces traditions également vénérées, également incontestées. Chez les Osques et les Sabelliens, le prêtre parait à peine. Le chef, c’est l’homme issu de la race la plus vieille et là plus puissante, maître de riches domaines, entouré de la foule de ses proches, de ses serviteurs, de ses clients. Chez les Latins et les Sabins, les Patriciens sont en même temps dépositaires de l’autorité religieuse et de la puissance politique : ils sont les prêtres de leurs familles, de leurs clients, de l’État ; ce sont eux qui sacrifient aux Pénates du foyer domestique et aux Dieux de la cité. Les législations placées de cette sorte sous la sanction divine furent, comme en Orient, mieux respectées : Conservées dans un langage muet et ne s’expliquant que par des cérémonies saintes, elles furent longtemps observées avec la sévérité et les, scrupules de la piété[1]. Dans la fondation d’une cité on conservait un espace libre entre les premières constructions et les murailles, et de même au-dehors entre le mur et les champs cultivés. C’était le Pomœrium. Dans cette enceinte sacrée habitaient les citoyens véritables, les Patriciens avec leurs serviteurs et leurs clients. Au centre de la ville était une place réservée, le Forum, où ils se rassemblaient en armes pour délibérer sur leurs intérêts communs. Suivant les rites étrusques, ils devaient être partagés en tribus, curies et décuries, par une mystérieuse superstition des nombres, que nous avons déjà rencontrée en Orient et en Grèce et que nous retrouverons à Rome. L’époque des Rois et l’âge héroïque des Romains, et leur histoire nous est d’abord racontée comme une épopée. Les hymnes religieux des Saliens et des frères Arvales n’étaient sans doute pas les seuls chants en l’honneur des héros et des grandes familles. Mais cet âge ne transmet pas seulement aux générations suivantes un héritage de traditions fabuleuses, d’exploits surhumains et de miracles, où les dieux interviennent pour promettre à Rome l’empire du monde et l’éternité ; c’est aussi le temps où commencent et s’établissent toutes les institutions, c’est le berceau de la cité ; elle y naît, elle s’y développe, elle en sort assez grande et assez forte pour n’avoir plus besoin de tutelle. Avant Romulus, une vieille cité latine s’élevait sur le Palatin. Ses institutions comme ses mœurs étaient celles du Latium et de la Sabine : le Patriciat, l’autorité paternelle, le patronage, la clientèle, un sénat. Romulus vient s’y établir en conquérant, et garde les institutions anciennes au profit de ses compagnons et au sien. Telle est l’histoire la plus probable de cette conquête ou de cette fondation de Rome. La constitution romaine- fut l’œuvre du temps, des circonstances et des hommes. Dans les plus anciennes traditions, le peuple de la cité apparaît divisé en- trois tribus. La première, que Denys d’Halicarnasse appelle la tribu la plus pure[2], comprend les Ramnenses ou peut-être Ramanenses c’étaient sans doute les compagnons de Romulus et leurs descendants[3]. La seconde comprend les Titienses, peut-être les compagnons de Tatius, patriciens de la Sabine, admis dans la cité après la guerre que provoqua l’enlèvement des Sabines. La troisième comprend les Luceres, dont l’origine est plus douteuse. Les uns en attribuent le nom à Lucerus, roi d’Ardée, Lucumon, étrusque, venu à Rome à la suite de Romulus ; les autres veulent qu’elle ait été formée de réfugiés accueillis dans la ville[4]. Peut-être les Luceres étaient-ils simplement les anciens habitants de la cité latine conquise par Romulus, ou les descendants des Albains transportés à Rome par Tullus Hostilius. Ce qui est certain, c’est qu’ils restèrent longtemps dans une sorte d’infériorité politique ; ils ne fournissaient ni Sénateurs, ni Vestales. Chaque tribu était partagée en dix curies, et chaque curie en dix décuries. Le chef de la tribu s’appelait tribuns ; on nommait curio le président de chaque curie, et curio maximus celui qui les présidait toutes[5]. De même chaque décurie avait pour chef un décurion. Le nombre des curies resta toujours le même, et, à l’origine, chacune d’elles avait un temple pour la célébration des rites sacrés[6]. Ces divisions politiques servaient aussi de cadre à des divisions territoriales qui se conservèrent longtemps. Selon Varron, le territoire de Rome était à l’origine distingué en trois parties correspondant aux trois tribus[7]. Selon Denys, le territoire était également divisé en trois portions ; mais le revenu des deux premières était consacré aux frais du culte et aux dépenses publiques, la troisième était partagée en trente lots pour les trente curies. Enfin la première organisation militaire de Rome fut empruntée aux mêmes divisions. Romulus choisit dans chaque tribu mille fantassins et cent cavaliers : ces trois mille trois cents hommes formèrent la première légion[8]. Telle est à l’origine l’aristocratie romaine, dont nous allons suivre rapidement l’histoire et les révolutions, nous réservant de considérer, à part l’organisation des familles ou gentes, l’ordre des Chevaliers et le Sénat, cette assemblée célèbre qui, pendant tant de siècles, a montré au monde tout ce que pouvait pour la puissance d’un État une aristocratie bien constituée. II La première organisation politique de Rome reposait tout entière sur l’assemblée des Curies, le Sénat et la Royauté. Le peuple romain ne comprenait encore que les Patriciens et l’assemblée des Curies était la seule assemblée publique ; elle faisait les lois, décidait de la paix et de la guerre, recevait les appels, nommait les magistrats. Les affaires ordinaires étaient réglées par les chefs des gentes, dont le nombre fut successivement porté de cent à trois cents ; sous le nom de Patres, ils formaient le Sénat, qui n’était encore que le conseil du Roi. Par les Curies et par le Sénat, la nation patricienne exerçait une véritable souveraineté ; dans l’ordre civil, elle était également seule dépositaire des droits de la famille et de la propriété, comme dans l’ordre religieux elle était seule en possession des temples, des sacrifices, des auspices, des mystères. Le Roi, élu sur la proposition du Sénat par l’assemblée des Curies, était généralissime, grand prêtre et juge suprême[9]. Tous les neuf jours, selon la coutume étrusque, il rendait la justice ou établissait des juges pour la rendre en son nom. Mais on pouvait appeler, de ses jugements au peuple, c’est-à-dire à l’assemblée patricienne[10]. Durant la guerre, pour la discipline, pour le partage du butin et des pays conquis ; son autorité était absolue. Dans la distribution des dépouilles, et des terres ; il avait sa part et possédait au nom de l’État des domaines considérables. Les étrangers établis autour de la cité et que bientôt on appellera les. Plébéiens, lui étaient soumis en tous temps et en tous lieux. Il convoquait le Sénat, nommait les Sénateurs, appelait l’assemblée publique à délibérer ; surveillait les mœurs, faisait le cens ou dénombrement des citoyens. En son absence, un Sénateur choisi par lui, gouvernait la ville sous le nom de Préfet[11]. Des. Questeurs veillaient à la levée des impôts et à l’administration des finances, et jugeaient les causes criminelles[12]. L’organisation religieuse de la cité achevait d’assurer la toute-puissance de l’aristocratie patricienne. Rome n’eut point de caste sacerdotale, bien qu’elle ait eu des collèges de Prêtres, distincts du reste du peuple. Les Augures, pour le salut de la cité, comme pour les intérêts privés de chaque citoyen, étaient voués à l’interprétation des présages. Les chefs de chaque famille étaient eux-mêmes les ministres des Lares et Dieux Pénates. Les Curions, au nom des Curies, comme le Roi au nom de l’État, accomplissaient les sacrifices publics. Les Vestales, gardiennes du feu sacré de la déesse Vesta, étaient seules consacrées à l’autel ; et encore, après trente années, elles pouvaient rentrer dans la vie civile. Les citoyens investis des fonctions sacerdotales formaient, comme prêtres, des collèges particuliers, mais restaient, comme sénateurs, magistrats ou citoyens, membres actifs de la société. Leurs fonctions faisaient partie des privilèges du Patriciat. Aussi la religion fut-elle toujours chez les Romains liée à la politique. Les collèges étaient au nombre de huit : les deux Flamines, les Prêtres des Celères, les quatre Auguras, les Vestales, d’abord au nombre de quatre, et après Tarquin au nombre de six, les Curions, les douze Saliens, les vingt Fériaux, les quatre Pontifes. L’Augurat était à vie ; il acquit une grande importance, et le Sénat n’en confia plus les fonctions qu’à des patriciens, qui étaient envoyés dès leur jeunesse en Etrurie pour étudier cet art mystérieux. Les Prêtres Saliens, lorsqu’une guerre était déclarée, invoquaient le dieu Mars dans son temple, frappaient des boucliers d’airain et criaient : Mars, éveille-toi ! Les Féciaux étaient gardiens du droit des gens et présidaient à tous les actes internationaux par des cérémonies religieuses. Le collège des quatre Pontifes était le plus respecté. Sous la présidence du Grand-Pontife, il veillait au maintien des lois et des institutions religieuses, fixait le calendrier, marquait les jours fastes et, les jours néfastes, écrivait les annales publiques, ne rendait compte de ses actes ni au Sénat, ni au peuple, et était exempt de tout’ contrôle. Le Grand-Pontificat était à vie. Le culte domestique de certaines familles étant passé dans la religion publique, le sacerdoce en était héréditaire. Les Fabius et les Quintilius étaient prêtres des Lupercales, fêtes en l’honneur de Pan, destructeur des loups. Les Pinarius et les Potitius offraient des sacrifices à Hercule[13]. Il en était peut-être de même des Palilia, fêtes de Palès, déesse des Pasteurs, et des Ambarvalia, fêtes des frères Arvales. Après les Tarquins, Palès s’identifia avec la Cérès des Grecs, et elle eut une prêtresse grecque, que l’on faisait venir de Cumes ou de Naples[14]. Il ne faut s’étonner ni de la superstitieuse crédulité des Romains, ni de l’importance donnée à des rites qui nous font sourire aujourd’hui. Polybe ne se trompe pas en plaçant le respect de la religion parmi les causes qui firent la grandeur de Rome. Montesquieu n’a pas eu tort de dire : Rome était comme un vaisseau tenu par deux ancres dans la tempête, la religion et les mœurs. Devenue un moyen de gouvernement, la religion affermit le pouvoir de l’aristocratie sur le peuple, et lui permit de détourner au-dehors l’ardeur inquiète de la multitude. Que le Sénat eût foi ou non dans les auspices, il comptait avant tout sur la prudence humaine. Et l’exemple de Rome confirme ce que l’on a dit sou vent, que les fortunes les plus brillantes et les plus durables ont été celles des républiques aristocratiques. III Cette constitution n’avait pas été l’œuvre d’un seul homme, ni d’un seul jour. Elle devait se modifier encore avec le temps : La tradition attribuait les lois politiques à Romulus, les lois religieuses à Numa, les lois civiles à Ancus Martius. Les institutions des trois derniers rois ne furent pas moins importantes pour l’établissement de l’aristocratie. Tarquin l’ancien, dont le règne parait commencer une époque nouvelle, élargit les bases de l’ancienne constitution. Malgré les Patriciens et l’augure Nævius, il forma cent gentes nouvelles ; dont les chefs prirent place au Sénat sous le nom de Patres minorum gentium. On ne sait pas au juste à qui profita cette réforme du Roi étranger. Ce fut peut-être à une population nouvelle, peut-être aux plus puissants des Plébéiens, peut-être enfin aux plus nobles des citoyens de la troisième tribu, exclus jusqu’alors du Sénat, quoiqu’ils fussent admis dans 1es centuries militaires des Chevaliers. Quoiqu’il en soit, les nouveaux Sénateurs durent voter après les Patres majorum gentium, descendants des familles primitives. A cette réforme paraît se rapporter une modification analogue des tribus patriciennes et des centuries de Chevaliers. Selon Cicéron, Tarquin doubla l’ancien nombre des Patriciens, et la cité fût désormais divisée en -six parties ; les trois tribus nouvelles prirent les mêmes noms que les anciennes en y ajoutant le titre de minores ou posteriores[15]. Il en fut de même des Chevaliers[16]. Il est probable que l’organisation, sacerdotale fut aussi modifiée. Le nombre des Vestales se trouve dès lors porté à six, afin sans doute que chaque tribu eût sa prêtresse[17]. Les réformes de Servius Tullius apportèrent un changement plus profond ; dans la cité ; il organisa le premier et admit au partage des droits politiques la Plèbe qui s’était formée en dehors du Patriciat et du Pomœrium, soit par l’émigration des peuples voisins, soit par l’arrivée des vaincus ramenés avec l’armée victorieuse et contraints de se fixer sur le territoire de Rome. Sur les collines qui entourent le mont Palatin vivaient des hommes qui n’étaient ni clients, ni serviteurs, ni membres des gentes, qui ne, pouvaient entrer par mariage dans les maisons patriciennes, qui n’avaient ni la puissance paternelle, ni le droit de tester, ni celui d’adopter, enfin qui ne prenaient aucune part aux délibérations publiques. Transportés autour de Rome par la conquête ou attirés par l’asile, ils vivaient comme sujets du peuple romain, restant étrangers aux tribus, aux Curies, au Sénat, sans auspices, sans droit d’images, sans aïeux. Cependant ils jouissaient de la liberté personnelle ; ils avaient gardé une partie des terres conquises sur eux, et ils pouvaient recevoir du Roi des fermes que l’on appelait assignations ; ils exerçaient des métiers et faisaient le petit commerce ; ils avaient des Juges choisis par eux pour leurs procès ; ils ne recevaient d’ordres que du Roi ; ils combattaient dans l’armée à un rang inférieur. Leur nombre n’avait fait que s’accroître de jour en jour par l’habile coutume d’appeler les vaincus autour de la cité ; cela devait augmenter sans cesse la population militaire de Rome et la préserver de cette disette de citoyens, qui avait perdu les républiques grecques[18]. Servius Tullius réunit les Plébéiens sur l’Aventin et s’efforça d’abord de les organiser, puis de les rattacher à la cité. Il partagea la campagne en vingt-six régions et la ville en quatre quartiers ; il créa ainsi trente tribus. Cette division géographique fut à la fois religieuse, administrative et militaire. Chaque district eut ses fêtes, des Juges pour les affaires civiles, des Tribuns pour tenir note des fortunes, répartir l’impôt et régler le service militaire. Les tribus plébéiennes prirent les noms des plus illustres familles patriciennes dont elles renfermaient les domaines : on vit ainsi les tribus Æmilia, Camilia, Cluentia, Claudia, Cornelia, Fabia, Horatia, Minutia, Papiria, Sergia, Veturia. Ainsi la division de la Plèbe par tribus conservait aux Patriciens leur ancienne influence, et peut-être exerçaient-ils dans chaque district les fonctions de Juges et de Tribuns. Mais pour la première fois ils se voyaient confondus avec les Plébéiens dans une division purement géographique et indépendante de la fortune et de la naissance. Telle fut la véritable portée de cette innovation, et vainement Niebuhr, l’illustre critique qui à éclairci tant de questions de l’histoire primitive des Romains, croit-il que les Patriciens n’étaient pas compris dans les tribus ; vainement il affirme que les familles patriciennes appartenaient exclusivement aux centuries primitives des Chevaliers. Les anciennes centuries équestres étaient, en effet, distinctes, sous le nom des six suffrages, de celles qui furent instituées plus tard ; mais la place réservée aux unes et aux autres dans la constitution nouvelle montré surabondamment ce qu’était alors et ce que fut longtemps encore l’ordre des Chevaliers. Nous le dirons bientôt. Après avoir fait le recensement des citoyens et constaté le nom et l’âge de chacun, sa famille, sa fortune, le nombre de ses esclaves, Servius institua cinq Classes entre lesquelles tous les citoyens furent répartis selon leurs biens. C’était le même principe politique que Solon, établissait presque à la même époque d’ans la cité des Athéniens. Telle était aussi l’aristocratie de Carthage renouvelée sans cesse par le flux et le reflux de la richesse. Partout les sociétés occidentales rompaient avec les traditions de l’Orient ; partout la variété et la mobilité de l’état moderne succédaient à l’ordre immobile et comme fatal des castes héréditaires et du despotisme[19]. La proportion des fortunes entre les cinq Classes de Servius Tullius était fixée comme il suit : les membres de la première classe devaient avoir un revenu de cent mille as, ceux de la seconde de soixante-quinze mille as, ceux de la troisième de cinquante mille, ceux de la quatrième de vingt-cinq mille, ceux de la cinquième de onze mille. Les citoyens qui ne possédaient rien ou qui n’atteignaient pas le revenu exigé pour la cinquième classe formaient probablement une classe à part ; ce sont ceux que l’on retrouve dans l’histoire sous le nom de Prolétaires ou de Capite censi. C’était la condition des Thètes à Athènes. Comme la plupart des institutions de Rome et des peuples de l’antiquité, les classes servaient à la fois de base à l’organisation politique et à l’organisation militaire ; elles formaient l’armée et l’assemblée de l’État. L’assemblée des Classes, dépositaire de la souveraineté publique tout en s’ouvrant à tous les citoyens, ne laissait d’influence qu’aux riches. Et les riches c’étaient encore les Patriciens ; car il n’y avait guère à Rome d’autre richesse que la richesse territoriale, et le sol était presque tout entier aux mains des Patriciens. Le commerce, l’industrie, les arts ne venaient pas à Rome, comme à Carthage, à Rhodes, à Athènes, à Corinthe, à Alexandrie, renouveler sans cesse les fortunes. Le citoyen ruiné ne pouvait pas, comme Solon, retrouver un patrimoine dans les spéculations commerciales. Le travail était à Rome une dérogation. Il n’y avait d’exception que pour : l’agriculture ; cette rude école des peuples guerriers. ; Tous les privilèges politiques restaient ainsi aux classes les plus riches. Servius, dit Cicéron, ne voulut pas donner la puissance au nombre ; tout se décida par les suffrages des riches et non par ceux du peuple. Ce fut le résultat de l’inégale répartition des centuries. La première classe, qui était la moins nombreuse, comprenait cependant quatre-vingts centuries, et on y ajoutait encore les dix-huit centuries de Chevaliers. Le nombre total des centuries n’était que de cent quatre-vingt-treize la première classe avait donc. à elle seule la majorité des suffrages, les votes se comptant par les centuries. L’unanimité de ses intérêts lui assurait une influence exclusive -sur tous les actes des Comices. La deuxième classe pouvait être appelée ordinairement à voter, mais la troisième plus rarement ; et le droit des dernières, plus -nombreuses que toutes les mitres, était complètement illusoire[20]. Ajoutons que les Comices centuriates étant l’assemblée du peuple armé, les magistrats militaires des Patriciens semblaient y conserver quelque chose de leur autorité : l’assemblée était convoquée au son de la trompette et se tenait au Champ de Mars, en dehors du Pomœrium ; elle ne pouvait s’ouvrir qu’après l’accomplissement des rites religieux, et c’était encore là un moyen d’influence réservé aux Patriciens. Au milieu de la décadence de la Grèce nous avons vu s’établir l’usage des armées mercenaires fatal à tant de républiques. Le dernier sang de la Grèce était venu s’y épuiser en faisant concurrence aux peuples barbares, dont la guerre était le seul métier. Ce qui fit la fortune de Rome, ce fut d’avoir des armées nationales, des armées de- citoyens, comme jadis les cités grecques. Tous les citoyens devaient venir dans la légion se former à la discipline et au dévouement. Personne, dit Polybe, ne peut être élu à une magistrature s’il n’a fait dix campagnes[21]. Le service militaire est comme le premier devoir et le premier droit du citoyen : l’étranger, l’affranchi, le Prolétaire en sont exclus. On dirait que celui-là seul peut bien servir l’État et combattre pour sa défense, qui- y trouve réellement une patrie ; pour les autres l’État n’est qu’une cité étrangère ou une marâtre ; donc leur attachement est suspect. L’exclusion des Prolétaires sera maintenue jusqu’à Marius[22]. Les membres de chaque classé se distinguaient d’après leur âge en jeunes gens et en vieillards[23]. Le nombre des centuries de l’un et l’autre âge était le même ; l’expérience de l’âge mûr faisait contrepoids à la fougue de la jeunesse. Les jeunes gens, et l’on comprenait sous ce nom les citoyens de dix-sept à quarante-six ans formaient l’armée active. Les vieillards gardaient la ville. Le service exigible était de vingt campagnes pour le fantassin, de dix pour le cavalier. Mais on ne pouvait guère se faire exempter de l’enrôlement qu’après avoir dépassé l’âge de cinquante ans. Nous aurons occasion de revenir sur les institutions militaires de Rome ; nous n’en cherchons ici que les rapports avec la division des Classes : Chaque légionnaire s’équipant à ses frais, les armures variaient selon la Classe et la fortune. La première Classe avait le bouclier rond d’airain, appelé clypeus, la cuirasse, les cuissards, le javelot et l’épée ; c’était l’équipement des hoplites de la Grèce. La seconde Classe n’avait, pas la cuirasse, et portait le bouclier de bois oblong, appelé scutum. La troisième n’avait ni cuirasse ni cotte de mailles. La quatrième manquait d’armes défensives et ne portait que la pique, un arc et des flèches. La cinquième n’avait que des frondes. Les conditions du service dans la marine semblaient témoigner aussi une certaine infériorité de fortune. Le temps modifia cependant ces distinctions primitives : après l’établissement de la solde, la différence des fortunes devint moins importante, et la différence des armures ne fut guère maintenue que pour les besoins de l’organisation des légions. L’inégalité abolie dans la société civile disparaissait aussi de là vie des camps, et bientôt les dépouilles des pays conquis enrichirent le soldat romain et Rome elle-même ; l’armée devint permanente et le service militaire fut désormais un métier. La décadence suivit. Telle était la constitution nouvelle donnée à Rome par Servius Tullius. Les Plébéiens y gagnaient l’entrée de la cité, mais n’y acquéraient encore aucune puissance. Les deux ordres restaient séparés et inégaux ; c’étaient encore deux peuples et deux sociétés. Mailles pauvres du moins étaient exempts des charges les plus onéreuses ; la plus lourde part de l’impôt, le service militaire- le plus fréquent, l’armure la plus coûteuse, le premier rang à la bataille, toutes ces obligations compensaient les privilèges des riches. Et de plus, une grande révolution était accomplie : l’aristocratie de la richesse, mobile et accessible à tous, remplaçait en principe l’aristocratie immuable et exclusive de la naissance. IV La Royauté, dont le nom, après l’expulsion des Rois, resta maudit jusqu’aux derniers temps de l’empire romain, avait, fondé presque toutes les institutions d’où allait sortir la grandeur de Rome. Ceux qui fermèrent à Tarquin le Superbe les portes de la ville se, gardèrent bien de renoncer aux établissements de l’époque royale, à laquelle ils mettaient, -fin. Les Patriciens conservèrent l’organisation aristocratique, où -la royauté avait trouvé son plus puissant instrument ; ils recueillirent ainsi les bénéfices d’une révolution qu’ils avaient faits et que les Plébéiens avaient laissé faire. Les lois de Servius Tullius, suspendues par Tarquin le Superbe et rétablies par la révolution de 510, n’avaient détruit ni l’organisation particulière des Curies, ni les privilèges du Patriciat, ni la puissance du Sénat. Les Patriciens, outre la place et l’influence qu’ils obtenaient dans les Classes par leurs richesses, dominaient l’assemblée nouvelle par le Sénat et par les Curies. Le Sénat, Conseil suprême de la cité, et qui n’était ouvert qu’aux chefs des gentes patriciennes, avait droit d’examen préalable sur les propositions présentées aux Comices. Si les Centuries cependant, par l’influence des plus riches Plébéiens, devenaient hostiles, les Curies, dont la sanction était nécessaire à tous les actes de l’assemblée, pouvaient opposer une sorte de veto politique et religieux. Il restait même aux Augures, tous Patriciens, la ressource de dissoudre l’assemblée où d’infirmer ses décisions par l’autorité des présages. Le Sacerdoce et les Auspices conservaient aux Patriciens leur puissance religieuse, les Curies leur puissance légale, la, possession exclusive des magistratures leur puissance politique, le droit de rendre la justice leur supériorité civile, l’interdiction des mariages entre les deux ordres leurs préjugés de familles, le droit d’images leur noblesse héréditaire. Tous ces privilèges étaient liés intimement et, pour ainsi dire, consacrés les uns par les autres. La croyance populaire que la main d’un Patricien pouvait seule offrir des sacrifices favorables permit de défendre longtemps contre l’invasion des Plébéiens, les magistratures curules qui toutes avaient à remplir certaines fonctions religieuses ; et lorsqu’il fallut les céder, on essaya d’abord d’en séparer ce sacerdoce. Pendant quelque temps, le triomphe, cette solennelle récompense des victoires, ne fut accordé au Consul qu’à la condition qu’il eût vaincu sous ses propres auspices ; le Consul plébéien, qui ne pouvait pas prendre les auspices, se voyait ainsi exclu de la noblesse que le triomphe commençait pour lui et pour ses descendants ; le Consulat lui-même y perdait de son prestige. Au commencement de la république, le Consulat a toute sa splendeur parce qu’il n’est ouvert qu’aux Patriciens ; il participe de l’éclat de leur noblesse ; il hérite de presque toute la puissance des Rois ; certains pouvoirs religieux de la royauté ont été seulement réservés à un roi des sacrifices, dont la dignité est à vie, par respect pour les rites anciens. Les deux Consuls sont les magistrats suprêmes de la République ; ils ont tous les insignes du trône, excepté la couronne ; ils portent la toge prétexte, la pourpre, et le sceptre ou bâton d’ivoire ; ils sont assis sur la chaise curule, qui est une sorte clé trône, et entourés de licteurs avec leurs haches et leurs faisceaux. C’est l’appareil de la souveraineté publique, dont ils sont dépositaires pendant un an. Leur autorité, désignée par le terme redoutable d’imperium leur est conférée solennellement par les Curies, et ils n’entrent en fonctions qu’après cette sorte d’investiture. A l’expiration de leur charge, ils restent membres du Sénat, où ils entrent parle fait seul de leur élection, s’ils n’en étaient pas membres auparavant. La conservation des Curies avait surtout un immense avantage pour les Patriciens. Le Patricien de la plus illustre naissance pouvait être relégué dans les dernières classes par la modicité de sa fortune ; mais il conservait son rang dans les Curies et pouvait briguer les magistratures interdites encore aux Plébéiens, même de la première classe. L’exemple de Cincinnatus ; qui n’appartenait qu’à la quatrième classe et qui illustra le consulat et la dictature, n’est pas unique dans l’histoire romaine. Sa fortune était de quatre arpents. Fabricius, Coruncanius, Æmilius Papus, Curius, Regulus n’avaient pas davantage. Et cependant ils n’étaient confondus ni dans la foule au milieu des classes, ni dans l’élite Patricienne au sein des Curies : l’éclat de leur .nom et de leurs services les suivait partout et gardait leur place. Tel fut le premier avantage du maintien des Curies. Elles étaient aussi comme une barrière opposée aux envahissements de la Plèbe. Nous avons vu que leur sanction était nécessaire aux décrets de l’assemblée centuriate pour qu’ils eussent force de loi ; elle le fut même plus tard aux Plébiscites des tribus. Les Curies conféraient l’imperium aux Consuls élus ; elles le refusèrent au premier Plébéien qui fut élevé au Consulat. On devine facilement que les Curies attirèrent de bonde heure les attaques clé la démocratie, comme l’Aréopage à Athènes. Les lois de Publilius Philo et d’Hortensius leur enlevèrent toute puissance législative, en établissant qu’elles sanctionneraient d’avance les projets présentés au peuple. Vers la fin de la guerre du Samnium, la loi Mœnia leur ôta le droit de refuser l’imperium aux Consuls élus[24]. Elles ne disparurent pas cependant ; elles furent conservées comme les statues des rois par ce culte que Rome garda toujours aux hommes et aux choses des vieux âges. Mais elles n’eurent plus que d’insignifiantes prérogatives religieuses et civiles ; et elles ne furent plus représentées que par le Grand-Pontife qui les présidait et par les trente licteurs qui autrefois en formaient la garde. La décadence des Curies et l’oubli où elles tombèrent furent le dernier résultat d’une lutte de quatre siècles entre les Patriciens .et les Plébéiens. La Plèbe l’emporta, mais sa victoire n’aboutit qu’à la, création d’une aristocratie nouvelle, moins puissante parce qu’elle fut moins respectée. Les mœurs aristocratiques avaient à Rome des racines trop profondes pour céder la Place à cet esprit d’égalité chimérique et à cette licence, qui, cachée sous le nom de liberté, avait perdu les républiques grecques. Et ce que les chefs- de la plèbe cherchèrent dans ces longues discordes, ce fut moins le triomphe des principes dont ils couvraient leurs entreprises que le profit de leur propre ambition. La Plèbe avait eu bientôt elle-même une aristocratie, une véritable noblesse, et les grandes familles plébéiennes, qui composaient cette noblesse, n’aspiraient qu’à partager les privilèges patriciens ; à mesure qu’elles y parvenaient elles changeaient de parti ou de préjugés. En suivant l’histoire des conquêtes plébéiennes, c’est là le fait qui partout se révèle à nous. L’égalité est le but apparent que poursuivent les rivaux du Patriciat ; mais, à mesure que les principes de l’égalité sont proclamés dans les lois nouvelles, l’inégalité devient plus profonde dans les mœurs. Les premiers magistrats de la république à peine fondée avaient rendu un hommage solennel à la souveraineté du peuple. Valerius Publicola avait enjoint aux licteurs d’abaisser leurs faisceaux en signe de respect lorsque les Consuls paraîtraient dans l’assemblée centuriate. Le même Consul avait ordonné de supprimer les haches des faisceaux à l’intérieur de la ville, pour ôter aux Consuls dans l’enceinte du Pomœrium le droit de vie et de mort, qu’ils ne reprenaient que dans les camps. Ce fut aussi Valerius Publicola, qui établit la loi d’appel, par laquelle tout citoyen pouvait appeler de la justice des Consuls au jugement du peuple. Cette loi d’ailleurs, qui protégeait le citoyen romain contre tout supplice infâmant, contre les verges et la hache, profita surtout dans l’origine aux Patriciens qui dominaient à l’assemblée centuriate[25]. Mais en principe le peuple devenait ainsi le jugé suprême de chaque citoyen et même de ses magistrats. C’était la conséquence du droit d’élection, et le citoyen qui usurpait une dignité sans avoir été élu était mis hors la loi. Cette souveraineté était jalouse comme la liberté chez les Grecs : n’avait-elle pas exigé le sanglant sacrifice de Brutus, immolant ses fils comme pour inaugurer l’ordre nouveau ? V La lutte était inévitable pourtant entre ces deux ordres, qui avaient encore leurs constitutions séparées et formaient comme deux peuples dans un même État. Les Patriciens, par orgueil, n’étaient que trop disposés à abuser de leurs privilèges et de leur puissance. La Plèbe supportait mal son infériorité. La pauvreté, ce danger éternel des États, que les législateurs anciens s’efforçaient d’écarter par l’égale répartition des richesses ou même par l’abolition de la propriété, donna les premières occasions d’hostilités. Les souffrances, l’agitation, les plaintes, les excès qu’entraîne la pauvreté devaient rapidement éclater à Rome ; car la cité était partagée entre une aristocratie opulente et une multitude qui de la médiocrité devait bien vite tomber dans l’indigence. Nous avons vu qu’à Rome, comme dans toute l’antiquité, le travail, cette ressource féconde que nous regardons aujourd’hui comme le témoignage de la dignité et de,la force de l’homme, était loin d’être en honneur. L’industrie, le commerce, les travaux manuels étaient abandonnés aux étrangers, aux affranchis, aux esclaves. Les occupations guerrières et les magistratures ou l’oisiveté paraissaient être seules dignes de l’homme libre. Et si l’agriculture était exempte de ce mépris, parce qu’elle convient admirablement aux vertus guerrières, cela même ne dura pas ; l’agriculture fut abandonnée pour les pâturages, et la garde des troupeaux et des prairies passa, aux esclaves. Ce fut le commencement de’ la corruption du peuple romain. Tandis qu’en Orient et en Grèce les conquérants laissaient aux vaincus la culture des terres :et s’en réservaient les revenus ; les Romains les cultivèrent d’abord eux-mêmes ; et il est probable qu’à mesure qu’un territoire était conquis il était partagé entre les vainqueurs et les vaincus. Ce ne sont plus des conquérants barbares et grossiers, abusant du droit de la force et condamnant les vaincus à l’esclavage lorsqu’ils ne les exterminent pas. Rome à sa naissance admet les- vaincus dans son sein et s’agrandit pour, leur faire place ; plus tard lorsque sa cité est complète, elle les organise en dehors, elle leur donne place dans une hiérarchie, qui, en les associant à certains privilèges de la conquête, les attache à la domination qu’ils ont subie. Les Romains ne vivent donc pas, comme les Doriens, les Thessaliens, ou les Perses, aux dépens et par le travail des nations soumises dans la guerre. Ils partagent leur temps entre l’agriculture et les expéditions militaires. Ces expéditions ne sont encore que des courses de quelques jours entre les semailles et la moisson. Après avoir posé les armes, le légionnaire retournait à son champ, car il fallait que le produit de son travail vont suffire à son entretien et à celui de sa famille. Le service militaire même était à sa charge ; l’achat, l’entretien de son armure, sa subsistance pendant la campagne, tout était compris dans ses obligations de citoyen ; on ne songeait pas encore à l’établissement de la solde, comme si l’on avait craint d’assimiler le service du citoyen à celui du mercenaire. Ce qu’il aurait fallu c’est que chaque père de famille fût assuré à la fois et de ne jamais perdre le produit annuel de son champ et de ne jamais être dépouillé de la propriété même. C’est ainsi qu’à Sparte Lycurgue avait voulu que chaque domaine fût inaliénable et que chaque Spartiate, reçût des pilotes un revenu fixe. Mais l’expérience prouva que les règlements des législateurs ne peuvent rien ici contre la forée des choses. A Rome il ne fut question de ces lois somptuaires qu’au jour où l’on chercha contre le mal des remèdes désespérés ; l’impuissance en était facile à prévoir ; les sociétés ne se gouvernent pas comme les théories des philosophes. Dans les premiers temps de Rome, si les légions portaient souvent le ravage sûr les terres ennemies et en ramenaient pour butin des gerbes de blé et des troupeaux, les peuples belliqueux du Latium rie manquaient pas de se venger par des incursions semblables ; ces représailles amenèrent plus d’une fois aux portes de Rome les Sabins, les Volsques, les Èques, les Herniques. Avant l’Étrusque Porsenna et avant le Brennus des Gaulois, bien des invasions moins célèbres avaient menacé l’éternité du Capitole. Le légionnaire romain n’avait pas toujours à se louer de ces petites guerres, qui fondaient péniblement la grandeur de Rome. Souvent l’ennemi avait pillé sa maison, incendié sa ferme, enlevé sa récolte, son bétail, ses instruments de labourage. Sa part du butin ne compensait pas de pareilles pertes ; Ruiné, sans ressources pour nourrir sa famille, sans avances pour ensemencer jusqu’à la saison suivante son modeste champ ; il avait recours à l’emprunt. Mais l’intérêt était lourd, s’accumulait tous les mois et dépassait bien vite le capital de la dette ; le premier emprunt obligeait à d’autres et la ruine ne tardait pas. Or la loi sur les dettes était cruelle et impitoyable ; le débiteur insolvable devenait la proie du créancier avec son patrimoine et sa famille ; une servitude pénible était la moindre des humiliations dans cet état, qui le soumettait à la toute-puissance d’un maître. Le Patricien seul était ordinairement assez riche pour prêter ; on aurait pu croire que l’usure rentrait dans les droits du patronage, Voilà pourquoi dès l’origine les souffrances des débiteurs et les cruautés des créanciers sont presque les seuls faits de la, première lutte entre les Plébéiens et les Patriciens ; la triste réalité des intérêts matériels ajoute plus d’amertume encore à l’inégalité sociale. La retraite sur le Mont Sacré, qui fut-la première révolte sérieuse et qui menaça les Patriciens d’une séparation violente des deux ordres ; délivra les débiteurs et assura à la Plèbe une magistrature défensive. Ce fut le. Tribunat, dont le nom même, donné autrefois aux juges des Tribus, indique l’origine plébéienne[26]. Les Patriciens avaient cédé par crainte de voir s’établir une cité nouvelle à côté de la leur, et de perdre ainsi leur ascendant. Le Tribunat fut revêtu de tous les caractères sacrés qui protégeaient la majesté ides charges curules ; la personne des Tribuns fut déclarée inviolable, et tout attentat contre cette inviolabilité devint un sacrilège[27]. Les pouvoirs du Tribunat sont à l’origine tout négatifs : le droit de veto n’est qu’un droit d’opposition qui permet d’empêcher, mais non d’agir. Les Tribuns ne doivent que protéger le peuple contre les magistrats et les Patriciens ; ils n’ont pas même d’abord le titré de magistrats, ni la robe prétexte, ni la liberté d’entrer au Sénat[28] ; mais ils étendirent bientôt leurs prérogatives, et le privilège ne tarda pas à se trouver de leur côté. Sous prétexte de défendre les droits du peuple, ils agirent en véritables souverains de la cité. Leur veto arrêta la levée des tributs, l’enrôlement des soldats, les délibérations du sénat et du peuple, le cours de la justice, tous les actes publics. Un seul d’entre eux pouvait ainsi entraver tout l’État, et lorsque le redoutable veto avait été prononcé, quiconque n’y obéissait pas, magistrat ou simple particulier, pouvait être saisi par le viateur ou appariteur du Tribun, jeté en prison, cité devant les tribus. C’était un crime de vouloir restreindre cette autorité énorme[29]. Le citoyen coupable d’avoir offensé un Tribun était maudit et ses biens confisqués. On vit les Tribuns s’opposer à l’élection de certains Sénateurs, empêcher des Consuls de prendre possession de leur province, les faire conduire en prison, faire descendre les généraux victorieux de leur char de triomphe ; on songe involontairement aux prêtres Éthiopiens et aux Éphores de Sparte, juges suprêmes des rois. Et la puissance tribunitienne ne fut accusée d’abus que le jour où elle se tourna contre elle-même, et où Tiberius Gracchus brisa l’opposition d’un de ses collègues en le déposant. L’autorité même du peuple, dont Tiberius se couvrit, ne parut pas excuser le sacrilège. Ce n’est, que dans les temps d’anarchie, à la fin de la république, que le Sénat met des bornes à l’autorité des Tribuns, en destitue quelques-uns de leurs charges, en envoie un en prison. Sous les Décemvirs, le Tribunat n’avait été suspendu que pour deux ans. Sous la dictature de Sylla, il n’avait été aboli que pour être bientôt relevé par Pomp6e. Sous les Empereurs ; il n’est plus qu’un titre honorifique et partage le sort des autres débris de la république[30]. Telle était et telle devint cette magistrature créée contre les privilèges Patriciens. Il fallait être Plébéien pour y parvenir, et longtemps- même on en exclut ceux dont les pères encore vivants avaient été revêtus d’une magistrature curule ; ce titre créait une sorte de noblesse, que repoussaient le Tribunat et l’Edilité plébéienne. Mais aussi plus tard, sous les Empereurs, le Tribunat ne fut plus conféré qu’à des Sénateurs, et par exception à des Chevaliers[31]. La Plèbe avait désormais des chefs, et ces chefs ne devaient pas se contenter longtemps du rôle auquel on semblait vouloir les réduire. Leur autorité était d’abord circonscrite dans la ville et ne pouvait s’étendre au-delà d’un mille hors des murs de Rome ; ils ne pouvaient rester plus d’un jour hors de la ville, ni passer les nuits à la campagne ; la porte de leur maison devait être ouverte jour et nuit pour recevoir les plaintes des opprimés. Ils étendent bientôt cette autorité même dans les provinces et deviennent agresseurs. Les Tribuns commencèrent par donner au peuple une assemblée toute plébéienne, l’assemblée par tribus, et ils s’y réservèrent la même influence que les magistrats patriciens avaient dans l’assemblée centuriate. Tel fut, en effet, au commencement, le caractère des comitia tributa ; tous les citoyens y étaient égaux, parce que les suffrages y étaient comptés par le nombre des tribus, et qu’entre les tribus il n’y avait pas la même distinction qu’entre les classes. Tout porte même à croire, malgré le doute de quelques critiques, que les Patriciens ne faisaient pas partie de l’assemblée par tribus, car ils avaient encore leurs tribus particulières et leurs curies[32]. Et plus tard, lorsque les classes et les tribus paraissent confondues, et qu’au lieu des assemblées de deux ordres distincts, Rome n’a plus que diverses sortes d’assemblées d’un même peuple, une distinction curieuse rappelait l’ancien état de choses : si l’assemblée était convoquée par le Consul, la convocation s’adressait à tout le peuple romain ; les tribuns convoquaient seulement les Plébéiens. Voilà pourquoi les décrets de ces Comices portèrent longtemps le nom de Plébiscites et n’obligèrent, que les Plébéiens ; lorsqu’ils sont assimilés aux décrets centuriates et aux Sénatus-consultes, l’inégalité des deux ordres est bien près de disparaître[33]. Lorsque les Tribuns eurent trouvé leur appui dans ces Comices, pour la convocation desquels il n’était besoin ni des Auspices ni de l’autorisation du Sénat ; ils engagèrent la lutte. Non seulement ils purent, citer les Patriciens devant ce tribunal, qui les condamnait d’avance, témoin Coriolan[34] : ils acquirent même le pouvoir législatif et furent à même de bouleverser l’ancienne constitution. La première proposition d’une loi agraire, conséquence naturelle des querelles causées par les dettes et l’usure, devient entré les mains des Tribuns- leur moyen le plus puissant d’agitation[35], avec les lois sur la vente des blés à bas prix, sur les distributions gratuites, sur les réductions de l’intérêt, sur l’abolition des dettes. En même temps qu’ils réclamaient et prenaient le droit de convoquer le Sénat, de dissoudre les assemblées convoquées par d’autres magistrats, ou d’y faire des propositions même en présence des Consuls, ils ne voulaient pas souffrir dans l’assemblée des tribus d’autre autorité que la leur. S’ils y parlaient, des peines très graves étaient portées contre tout interrupteur ; personne ne pouvait y prendre la parole sans leur consentement, et s’ils accordaient la parole à quelqu’un, ils fixaient le temps du discours. Ils y citaient à leur gré les autres magistrats, et les soumettaient à des interrogatoires publics ; la tribune, qu’ils se réservaient, retentissait le plus souvent de déclamations contre les riches et les nobles. La seconde conquête plébéienne, ce fut celle de l’égalité civile. Le tribun Terentellus Arsa avait demandé la rédaction d’un code des lois publiques, afin que la connaissance du droit cessât d’être le privilège exclusif des Patriciens. La résistance dura dix années, puis il fallut céder. Le Tribunat et le Consulat furent suspendus, et la toute-puissance remise à dix magistrats extraordinaires, qui rédigèrent les Douze Tables. La loi nouvelle ne reconnut plus aucune distinction entre les citoyens ; elle supprima les privilèges, ces lois particulières faites pour ou contre un citoyen à l’exception des autres. Ce fut une garantie même pour les Patriciens, que le peuple, s’était arrogé le droit de juger et de condamner. Appius Claudius, le plus célèbre des Décemvirs, se vantait d’avoir rendu la loi égale pour les plus petits et pour les plus grands[36]. Les lois, dit un historien ancien, devinrent alors communes à tous ; ce fut l’établissement de l’isonomie à Rome[37]. L’inégalité civile n’était pas d’ailleurs à regretter ; elle eût été pour Rome une plaie funeste. Rien de plus vrai que le jugement qu’en a porté un publiciste de nos jours : Partout où l’inégalité civile existe, dit-il, quelque grandeur qu’elle développe chez un petit nombre à l’aide du privilège, elle entraîne une corruption qui lui est propre, qui dépare les sociétés les plus belles, qui gâte les meilleures et les plus généreuses natures. Les Douze Tables consacraient l’égalité civile à défaut de l’égalité politique, mais elles maintenaient les lois sur les dettes dans toute leur rigueur ; elles permettaient même de partager le corps du débiteur, s’il était réclamé par plusieurs créanciers. Elles conservaient aussi’ l’interdiction du mariage entre les deux ordres : c’était une protestation des Patriciens contre le caractère nouveau de la loi, au nom de leurs ancêtres, de la noblesse de leur sang, de la religion de leurs familles. Le Patricien subissait dans la cité le niveau commun de la justice civile ; mais en quittant le forum il rentrait dans la Curie, il retournait à l’atrium héréditaire et aux temples de ses dieux. Les Patriciens, maîtres du Décemvirat, n’avaient pas laissé entamer la constitution politique ; ils étaient encore seuls sénateurs, seuls consuls, seuls augures, seuls pontifes et surtout seuls juges, car les Comices ne jugeaient que les causés capitales. Les lois- étaient écrites, mais les formes de la procédure étaient encore inconnues aux Plébéiens, et elles étaient si compliquées, que pour les comprendre il fallait une initiation pareille à celle des mystères ; c’était au Patricien qu’il fallait demander le secret des acta legitima ; c’était le Patricien que l’on retrouvait comme juge ; l’aristocratie avait là autant de moyens de rendre vaines les concessions de la loi[38]. Cependant les Tribuns, à mesure qu’ils élevaient la Plèbe, ne se contentaient plus d’en être les chefs, ils aspiraient aux dignités patriciennes, et voulaient, de chefs d’une faction, devenir magistrats de la république. Les Patriciens frémissaient à la seule pensée, d’admettre les Plébéiens au Consulat et aux magistratures curules. Mais la tactique de l’aristocratie romaine, toutes les fois qu’elle se trouva pressée par de vives attaques, paraît avoir été toujours de céder de quelques pas, si elle ne pouvait plus résister, tout en profitant clé l’armistice pour fortifier les points où elle n’était pas attaquée encore. Comme une armée bien disciplinée, elle ne se laissait jamais rompre, et nième après la défaite elle restait en bon ordre. Le peuple, dit Montesquieu, employait pour lui ses propres forces et sa supériorité dans les suffrages, ses refus d’aller à la guerre, ses menaces de se retirer, la partialité de ses lois, enfin ses jugements contre ceux qui lui avaient fait trop de résistance. Le Sénat se défendait par sa sagesse, sa justice et l’amour qu’il inspirait pour la patrie ; par ses bienfaits et une sage dispensation des trésors de la république ; par le respect que le peuple avait pour la gloire des principales familles, et la vertu des grands personnages ; par la religion même, les institutions anciennes et la suppression des jours d’assemblée sous prétexté que les auspices n’avaient pas été favorables ; par les clients ; par l’opposition d’un tribun à un autre ; par la création d’un dictateur, les occupations d’une nouvelle guerre ou les malheurs qui réunissaient tous les intérêts ; enfin par une condescendance paternelle à accorder au peuple une partie de ses demandes pour lui faire abandonner les autres, et cette maxime constante de préférer la conservation de la république aux prérogatives de quelque ordre ou de quelque magistrature que ce fût[39]. En l’année 445, le tribun Canuléius et ses collègues demandèrent pour les Plébéiens le droit de partager le Consulat et de s’allier aux familles patriciennes. Une opposition violente éclata contre les deux lois du Tribun. Et cependant, disait Canuléius, que faisons-nous autre chose que montrer aux Patriciens que nous sommes leurs concitoyens, et que si nous n’avons pas les mêmes richesses nous habitons cependant la même patrie ? Par la première de ces lois nous demandons le droit de mariage, qui est accordé à nos voisins et aux étrangers. Nous avons bien donné à des peuples vaincus le droit de cité qui est plus que le droit de mariage. Par l’autre nous ne réclamons rien de nouveau, nous ne faisons que rappeler le droit qu’a le peuple de donner les honneurs à qui il veut[40]. L’interdiction des mariages entre les deux ordres prêtait encore plus que l’inégalité politique aux accusations des Tribuns ; car elle choquait la liberté individuelle et la sacrifiait à l’intérêt d’une caste. Enfin elle était un danger pour les Patriciens eux mêmes. Le danger d’une aristocratie exclusivement fondée sur les droits de la naissance, c’est qu’elle ne s’épuise d’elle-même n’étant pas renouvelée. L’aristocratie romaine avait échappé instinctivement à ce péril en se recrutant par une sorte d’adoption ; des familles étrangères, comme celle des Claudius, avaient été admises à la fois dans la cité et dans le Patriciat ; des familles plébéiennes mêmes avaient vu s’ouvrir pour elles le Sénat, et par suite les rangs de la noblesse et les magistratures curules ; la Plèbe perdait autant de chefs. Canuléius pouvait dire des Patriciens : Ils craignent que la parenté, que les alliances ne nous confondent avec eux, que notre sang ne se mêle au leur. Mais quoi ? Si cela souille votre noblesse, que la plupart, descendants des Albains et des Sabins, vous tenez non pas de la naissance ni du sang, mais de l’adoption patricienne, du choix royal ou de la volonté populaire, ne pourriez-vous pas la conserver pure par votre conduite privée, en vous abstenant de prendre des femmes dans la Plèbe et en ne permettant ni à vos filles ni à vos sœurs de se marier en dehors des Patriciens ?... Mais, par les Dieux ! que la loi fasse une pareille défense, qu’elle interdise toute alliance entre les Patriciens et la Plèbe, c’est là ce qui est outrageant pour les Plébéiens. Pourquoi n’y ajoutez-vous pas l’interdiction des mariages entre les riches et les pauvres ? Ce qui a toujours été laissé aux volontés particulières est mis par vous sous le joug de la loi la plus insolente, pour diviser la société civile et faire deux cités d’une seule ![41] Le Sénat céda en effet sur ce point, espérant que les mœurs seraient plus fortes que la loi. Longtemps en effet le préjugé l’emporta et l’opinion publique protesta contre les mésalliances. Lorsque la patricienne Virginia, fille d’Aulus, épousa le plébéien Volumnius, les matrones lui fermèrent le temple de la Pudeur patricienne[42]. Virginia se vengea en élevant un autel à la Pudeur plébéienne, et en y introduisant les rites patriciens. L’aristocratie pourtant allait profiter la première de ces innovations : le meilleur sang plébéien passe dans son sein et la régénère. Le Sénat hésita davantage à ouvrir le Consulat aux Plébéiens profanes ; il préféra amoindrir cette : magistrature, la démembrer, la supprimer même pour un temps. D’abord on créa des Tribuns militaires, auxquels on ne laissa des attributions des Consuls que le commandement des légions ; ils devaient être au nombre de sis, trois Patriciens et trois Plébéiens[43] ; mais ce nombre et ces conditions n’eurent jamais rien de fixe. Les Patriciens ne pouvaient s’empêcher de souhaiter le retour du Consulat ; il fut rétabli, et l’on élut alternativement pendant quelques années des Consuls ou des Tribuns militaires. Enfin la Plèbe, par l’opiniâtreté de ses chefs, remporta une victoire décisive ; il fut décidé que les Plébéiens pourraient être élus Consuls ; puis une autre loi rendit la candidature libre comme l’était l’élection, et cela profita surtout aux nobles qui n’eurent plus besoin d’être présentés par le Sénat. Ce n’était pas assez encore. Longtemps l’assemblée centuriate n’usa de la liberté des élections que pour donner de préférence la pourpre consulaire aux Patriciens ; la Plèbe elle-même était complice de cet abandon volontaire d’un droit si désiré. Les Patriciens étaient plus connus et avaient plus de crédit. Les premiers Consuls plébéiens avaient été malheureux, et l’on n’avait pas manqué d’en profiter pour agir sur la multitude superstitieuse. C’était, disait-on, la punition des Dieux venue pour avoir insulté à l’antique majesté des auspices. Vainement les Tribuns interdirent les robes blanches qui désignaient les candidats patriciens. De fait la noblesse gardait encore là possession presque exclusive du Consulat. On pouvait croire, comme après la révolution de Servius, qu’il n’y avait de changé qu’un principe ; mais c’était en cela précisément que l’innovation était grave ; le reste ne dépendait que du temps. Les Tribuns exigèrent d’abord que l’un des deux Consuls fût toujours pris parmi les Plébéiens et que tous deux même pussent appartenir à cet ordre. Appius Claudius accueillit rudement cette prétention ; il avait beau jeu cette fois ; les Tribuns demandaient pour eux-mêmes un privilège qu’ils refusaient aux Patriciens ; ils l’obtinrent pourtant[44]. Alors les Patriciens, pour ne pas multiplier le nombre des Plébéiens consulaires donnèrent le plus souvent possible leurs voix aux mêmes candidats. En vingt-sept ans on ne compta que huit Consuls plébéiens ; Marcius et Popilius furent nommés quatre fois, Plautius et Genucius trois fois. Le nombre des hommes nouveaux était restreint singulièrement par cette tactique, et l’aristocratie les absorbait bientôt. Deux magistratures nouvelles, la Préture et la Censure, avaient été instituées’ pour dédommager les Patriciens du partage de l’autorité consulaire. Elles n’étaient qu’un démembrement des attributions du Consulat ; la Préture en avait les fonctions judiciaires, et la Censure était chargée du recensement des citoyens. On prit pour prétexte de l’établissement des Préteurs que les Consuls, engagés dans les guerres continuelles, ne pouvaient pas veiller à l’administration de la justice, et l’on fit de cette fonction une magistrature distincte. C’était la dignité -la plus rapprochée du Consulat ; les Préteurs étaient élus aux comices centuriates, sous les mêmes auspices et avec les mêmes formalités que les Consuls, dont ils étaient nommés collègues[45]. Ils ne pouvaient pas s’absenter plus de dix jours de la ville à cause de l’importance de leurs fonctions. La Préture avait été d’abord réservée aux Patriciens ; les Plébéiens y furent admis au commencement du cinquième siècle de la république. Les Consuls n’avaient pas toujours le temps non plus de procéder au dénombrement des citoyens et a l’évaluation de leur fortune ; le Cens avait été suspendu pendant dix-sept ans[46]. Deux magistrats nouveaux sous le nom de Censeurs furent chargés de ce soin l’an 312 de la fondation clé Rome. A la réserve des licteurs ils avaient tolites’ les distinctions extérieures du Consulat. Les Censeurs étaient ordinairement choisis parmi les consulaires les plus distingués ; cependant, avant la deuxième guerre punique, on nommait encore des Censeurs, qui n’avaient été ni Consuls, ni Préteurs. A l’origine ils furent exclusivement patriciens ; mais il fut bientôt permis de les choisir parmi les plébéiens ; une loi exigea même, comme pour le Consulat, qu’un des deux Censeurs fût toujours plébéien sans défendre qu’ils le fussent tous deux. Le premier, Censeur plébéien fut C. M. Rutilus, qui avait été aussi le premier Dictateur du même ordre. D’abord là pouvoir des Censeurs fut peu considérable ; mais il prit dans la suite une très grande extension ; tous les ordres de l’État y furent soumis. Le titre de Censeur passait pour plus honorable encore que celui de Consul, comme l’attestent les anciennes médailles et les statues ; l’illustration principale des familles nobles était de compter des Censeurs parmi leurs aïeux[47]. Les Censeurs procédaient au Cens dans le Champ de Mars. Assis dans leurs chaises curules et entourés de scribes et d’autres officiers, ils faisaient ranger tous les citoyens, chacun dans sa classe et dans sa centurie ; un héraut les citait devant eux, pour donner chacun l’état de leur famille, suivant l’institution de Servius Tullius. Ils faisaient également la revue du Sénat et de l’Ordre Equestre, nommaient aux places vacantes dans ces deux corps, et infligeaient diverses flétrissures aux citoyens d’une conduite indigne. Ils pouvaient exclure un Sénateur de la curie, ôter a un Chevalier son cheval entretenu aux frais de l’État, transférer un citoyen dans une tribu inférieure, et le priver même de tous ses droits, excepté de la liberté. L’antique loi- de l’appel au peuple parait n’avoir pu être invoquée contre leurs décisions qu’exceptionnellement[48], bien qu’ils prétendissent eux-mêmes n’avoir pas le droit, sans consulter le peuple, de priver un citoyen de l’exercice du suffrage[49]. Et lorsque la loi Ovinia ou Quinctia eut permis aux Censeurs de choisir les membres du Sénat dans tous les ordres, leur puissance devint plus grande encore, par une mesure qui achevait l’établissement de l’égalité politique. Nous n’avons pas besoin de dire comment les Plébéiens parviennent s toutes les magistratures curules, dont l’exercice fonde la noblesse de leurs principales familles, ni comment le scribe d’un Censeur leur révèle les formules judiciaires, écrites désormais comme les lois, ni comment enfin ils sont initiés encore aux mystères de la religion et admis dans les collèges des Augures et des autres Pontifes. La lutte est terminée. Le privilège n’est plus que du côté des Plébéiens eux-mêmes, qui gardent la possession exclusive de leur Tribunat et de leur Edilité, et dont les décrets engagent tous les Ordres, pendant que les Tribuns conservent leur veto contre le Sénat et les Centuries. La concorde est rétablie entre les deux Ordres. Après la dangereuse et longue guerre du Samnium, la nouvelle génération patricienne, nourrie dans les camps, n’a plus ni l’orgueil de ses ancêtres, ni leurs rancunes contre les victoires de la Plèbe. Les hommes nouveaux sont aussi nombreux dans le Sénat que les descendants des vieilles familles curiales. Rome jouit de cette constitution mixte et pondérée, dont Aristote et Polybe, Machiavel et Montesquieu ont cherché et conçu le modèle. Le Consulat donné l’unité au commandement, le Sénat l’expérience au conseil, le Peuple la force à l’action. VI Le plus curieux résultat de cette longue rivalité des Plébéiens et des Patriciens, c’est la formation d’une aristocratie nouvelle, d’une autre noblesse, plus jalousé encore de sa puissance que ne l’avait été la noblesse patricienne. Etudions d’abord les faits qui en révèlent l’existence. Vers l’année 314 le censeur Appius Claudius ayant voulu s’appuyer sur le bas peuple, plus docile aux Patriciens, répandit les œrarii et les libertini ou fils d’affranchis dans toutes les tribus indistinctement[50], pour leur assurer quelque influence à l’assemblée et l’entrée dans la légion ; il inscrivit même des libertini sur la liste sénatoriale. Les Patriciens et les Plébéiens montrèrent la même indignation ; les Consuls et les Tribuns protestèrent d’un commun accord. Le nouvel état de choses ne dura pas longtemps. Fabius Maximus peu après renferma les œrarii dans les tribus urbaines, où leur puissance était nulle, et raya les libertini de la liste du Sénat. On eût dit qu’Appius avait commis un sacrilège dont l’expiation ne pouvait être trop prompte. Lorsque Flavius, scribe du même Appius, brigua l’Edilité curule, le président des comices d’élection voulut refuser les suffrages qui lui étaient donnés. Il avait pour compétiteurs deux Plébéiens de famille consulaire[51]. Il fut élu. Les Sénateurs, en signe de deuil et, de honte ; ôtèrent leurs anneaux d’or, et les Chevaliers les ornements de leurs chevaux de guerre. Lorsqu’il entra dans là maison de son collègue, personne ne se leva, personne ne lui fit place ; il fallut qu’il fît apporter sa chaise curule[52]. Lorsqu’il voulut construire un temple, le Sénat refusa l’argent nécessaire, et Flavius fut obligé d’y consacrer le produit des amendes. Lorsque le temple fut achevé, le Grand Pontife refusa de le consacrer. Ainsi malgré le triomphe des principes de l’égalité démocratique, malgré la disparition des Classés, qui ne laisse subsister que des distinctions d’âge, malgré la fusion des anciennes assemblées en une seule, les lois seules sont démocratiques, les mœurs ne le sont pas. L’aristocratie est entrée trop profondément dans le génie romain. Les nobles ont conservé toute l’influence qui s’attache aux grands noms et aux grandes fortunes ; si le Patriciat n’existe plus comme corps politique, il y a encore des Patriciens. De plus, depuis la déchéance des Curies, toute la force aristocratique du gouvernement s’est concentrée dans le Sénat ; l’admission des plébéiens les plus riches et les plus puissants aux magistratures curules prépare leur entrée dans la Curie, et comme leur avènement à la noblesse ; leurs exploits achèvent de les illustrer. Les hommes nouveaux entrés dans le Sénat en subissent l’influence ; des alliances de famille les unissent peu à peu à l’ancienne noblesse, dont ils empruntent ce qu’ils appelaient jadis ses préjugés. Toute magistrature curule donnait le droit d’Images. Ceux dont les ancêtres avaient le plus vivement combattu pour l’égalité se saisissent de ces nouveaux privilèges, pour élever une barrière entre eux et le peuple. Partant de lois populaires l’aristocratie se trouve non pas détruite, mais renouvelée ; la noblesse, abolie comme caste de naissance, reparaît comme classe investie de distinctions honorifiques. Quand il meurt à Rome quelque personnage de haut rang, dit Polybe, on le porte solennellement au forum avec les Images de ses aïeux, précédées de faisceaux et de haches, et couvertes d’une prétexte, d’une robe de pourpre ou d’une étoffe d’or, selon qu’ils ont obtenu le Consulat ou la Préture, la Censure ou le Triomphe. On les place sur des u sièges d’ivoire, au pied de la tribune aux harangues, et le fils du mort raconte ses exploits, puis ceux de ses pères. Par là se renouvelle toujours la réputation des grands citoyens : leur gloire devient immortelle ; et le peuple ne peut en perdre la mémoire. C’est le plus enivrant spectacle, s’écrie l’historien. Pour les nobles c’était le plus sûr moyen de justifier leur ambition aux yeux du peuple, en rappelant sans cesse les services de leurs ancêtres. La noblesse nouvelle, jalouse à son tour de fermer les grandes charges aux parvenus, impose les frais des jeux publics à la première magistrature, par laquelle il fallait passer pour arriver aux charges curules[53]. Les plus riches osèrent seuls briguer l’Edilité, et ce fut l’usage de se ruiner dans cette dignité onéreuse, quitte à refaire sa fortune comme Préteur ou Consul aux dépens des provinces. Mais la lutte fut soutenue surtout contre les œrarii et les affranchis, rejetés dans les tribus urbaines, et qui, enrichis par l’industrie, le commerce et l’usure, s’efforçaient d’acquérir des droits politiques. La tentative d’Appius Claudius en leur faveur fut renouvelée trois fois en un demi-siècle. Après le consulat de César, le tribun Claudius essaya encore de les répartir dans toutes les tribus. Sous Néron, dit Tacite, ils remplissent l’Ordre Équestre et le Sénat[54]. Il leur fallut du moins attendre jusqu’à l’Empire ; jusqu’à un temps où la servitude commune avilit tous les droits de l’antique liberté. Les temps qui suivirent la lutte des Patriciens et des Plébéiens n’avaient pas été aussi tristes ce fût la plus belle époque de la république. Pendant la seconde guerre punique, la dictature que le Sénat avait exercée permit à la noblesse de rétablir les Classes, mais sous une forme moins aristocratique qu’autrefois. La constitution nouvelle établit une sorte d’équilibre entre les Tribus et les Classes, qui sauva Rome à la fois de la démagogie et de l’oligarchie. La noblesse et le peuple, les riches et les pauvres se continrent mutuellement, jusqu’au jour où l’empire étant devenu trop grand il fallut sacrifier la liberté à la puissance. VII L’aristocratie romaine, après avoir défendu long temps ses privilèges contre les Plébéiens, en a sacrifié sagement tout ce que les temps nouveaux, la justice et les progrès de la civilisation ne permettaient pas de conserver. Ses services justifiaient son passé, et elle gardait la gloire d’avoir elle-même préparé et enfanté l’ordre nouveau. De cette révolution enfin elle semblait renaître elle-même plus jeune et plus forte. La jalousie et les attaques de la plèbe n’avaient pas été le seul danger qu’elle eût à craindre. Dans les républiques guerrières, où les nobles combattent au premier rang, ce tribut de sang épuise et décime les grandes familles. Il suffit pour Rome de rappeler cette Héroïque légende des Fabius, qui périssent au nombre de trois cents, dans une embuscade des Véiens, et ne laissent qu’un enfant pour continuer leur, race. Les pestes étaient fréquentes à Rome et contribuaient aussi à renouveler les familles. Celle de l’année 462 enleva les deux Consuls, et c’est à la même époque que l’on voit, disparaître plusieurs gentes patriciennes nommées souvent dans les premières traditions de la gloire romaine ; il n’est plus fait mention des Lartius, des Comminius, des Numicius. D’autres noms deviennent rares dans les fastes, et cette rareté atteste moins la décadence des races que l’épuisement du sang : les Tullius, les Sicinius, les Æbutius, les Volumnius, les Herminius, les Lucretius, les Menenius, n’apparaissent plus qu’à de longs intervalles, et font place à des noms nouveaux. C’est l’action naturelle du temps, qui éteint peu à peu les vieilles familles et enfante de nouvelles générations. Toutes ces causes ruinent bientôt une aristocratie, qui ne fait rien pour réparer ses pertes ; elle s’écroule d’elle-même comme un antique édifice dont les brèches, au lieu d’être relevées, se sont de jour en jour élargies. La noblesse romaine se sauva en laissant ouvert son Livre d’or. Sous les Rois elle y inscrivit tour à tour les Sabins, les grandes familles d’Albe, et peut-être les compagnons de Tarquin l’ancien, sous lequel cent familles plébéiennes entrèrent au Sénat. Le même Roi et Servius Tullius, son successeur, créèrent douze, centuries nouvelles de Chevaliers. Après l’expulsion des Rois, pour combler les vides faits par la cruauté de Tarquin le Superbe et par la fuite de ses créatures, cent Chevaliers furent inscrits au Sénat et quatre cents Plébéiens dans l’Ordre Equestre. L’aristocratie se recrute ainsi dans la Plèbe elle-même et en emprunte le meilleur sang. Et d’ailleurs, lorsque l’égalité est rétablie entre les Patriciens et les Plébéiens, la fusion s’accomplit sans obstacle. Ce qui avait fait la force de la Plèbe c’est qu’elle avait aussi sa noblesse, c’est-à-dire ses vieilles familles et jusqu’à des races royales, ses traditions d’honneur domestique, son culte des ancêtres. Plus d’un Plébéien pouvait lutter de noblesse avec les plus fiers Sénateurs. Les uns, comme les Papius, les Mamilius, les Cœcina, descendaient des familles nobles de ces villes, dont le peuple tout entier avait été transporté à Rome. Les Cilnius étaient issus des rois d’Etrurie ; Mécène, le simple Chevalier, le célèbre confident d’Auguste était un de leurs descendants[55]. D’autres rapportaient leur origine à des familles patriciennes, qui avaient été exclues des Curies ou n’y avaient pas été admises ; par exemple, les Virginius, les Genucius, les Mœnius, les Mœlius, les Oppius. Lorsque les Plébéiens parvinrent aux charges, l’illustration personnelle de ceux qui les exercèrent avec courage et génie commença la noblesse de leurs familles. La Plèbe fournit en effet plus d’un rival aux héros patriciens : dans la guerre du Samnium, les Decius, dont le dévouement semble héréditaire, Publilius Philo, quatre fois consul, Caïus Mœnius, deux fois dictateur, Curius Dentatus, qui refuse les présents des Samnites, Fabricius, qui étonne le roi d’Epire par sa vertu, sont les dignes émules de Papirius Cursor, de Fabius Maximus, d’Appius Cœcus, de Valerius Corvus. Que dire de C. Metellus, dont les descendants, deux siècles plus tard, inspirent au poète Nævius le vers si connu : Romœ nascuntur Metelli consules[56]. La plèbe, qui recrutait ainsi la noblesse de Rome, se recrutait elle-même dans l’Italie, et le temps n’était pas loin où l’Italie pourrait se recruter, elle-même dans le monde entier. La force ne pouvait plus se tarir désormais. Et dans la décadence de l’Empire romain, l’aristocratie survivra jusqu’au dernier moment. Rome était sortie de l’Italie ; ce qui fit la force de cette grande cité, c’est que l’Italie continua d’y verser l’élite de sa population. Les plus grandes et les plus anciennes familles rapportaient leur origine aux villes des diverses contrées italiennes. Les Julius, les Servilius, les Tullius, les Geganius, les Quinctius, les Curiatius, les Clœlius venaient d’Albe, qui fut sans doute la première métropole des Romains. Les Posthumius, les Valerius, les Fabius, les Calpurnius, descendants de Numa, venaient de la Sabine. Plus tard de-la même contrée émigrèrent à Rome les Appius, qui reçurent le droit de cité pour avoir empêché les Sabins de s’armer pour la cause de Tarquin le Superbe, et reçurent en même temps, comme insigne récompense, le titre de Patriciens. On sait qu’ils furent les plus orgueilleux des ennemis de la Plèbe ; ils comptaient, à la fin de la république, trente-deux consulats, sept dictatures, un décemvir, sept censeurs, sept triomphes, deux ovations, et ils finirent par quatre Empereurs. Les Furius, les Hostilius étaient issus de Medullia, ville latine ; les Coruncanius de Camerium, les Porcius et les Mamilius de Tusculum, les Cilnius et les Licinius d’Arretium, ville étrusque ; les Cecina de Volaterrœ ; les Vettius de Clusium, les Pomponius, les Papius, les Caponius, d’autres villes étrusques. Les Metellus dont nous parlions tout à l’heure prétendaient descendre de Cœculus, fils de Vulcain, et fondateur de Préneste. La politique du Sénat ne tarda pas à rendre régulière cette émigration de la noblesse de toutes les cités latins ou italiennes au sein de Rome. Il établit que l’exercice des magistratures supérieures dans les municipes donnerait le droit de cité romaine : c’était rattacher à la fortune et aux intérêts de Rome les familles les plus nobles, les plus riches, les plus ambitieuses ;’, et c’était en même temps enlever autant de chefs à la révolte. Voilà pourquoi’ les hommes nouveaux n’étaient nouveaux qu’à Rome. Cicéron se rappelait les luttes de ses ancêtres avec ceux de Marius à Arpinum, avant qu’il ne fût lui-même entraîné, comme Marius, dans les guerres civiles de la cité qui les avait appelés tous deux, et qui recueillit leur gloire. Dans cette noblesse nouvelle, cependant, les anciennes familles patriciennes s’étaient efforcées de conserver les souvenirs et les preuves de leur origine, et elles formaient encore au sein de la cité comme une noblesse d’élite. Mais Il arriva aussi un moment où cette antique distinction cessa d’être rigoureuse, et c’est pourquoi ; dans les monuments historiques conservés jusqu’à nous, il est difficile de distinguer les familles plébéiennes des gentes patriciennes. Souvent même elles sont confondues par-les historiens : Tite Live nomme plébéiennes les gentes Furia, Virginia, Atilia qui étaient patriciennes et patriciennes les gentes Mœnia et Mœlio, qui étaient plébéiennes. Les Cassius, les Oppius, les Genucius, sont appelés tour à tour patriciens et plébéiens. Dans la gens Sempronia, la branche des Atratinus était patricienne et la branche des Gracques plébéienne. Faut-il croire pour expliquer cette singularité que les familles sénatoriales étaient seules patriciennes, et que le nombre des sénateurs étant limité, certaines familles, certaines branches pouvaient perdre ainsi la dignité patricienne ? Faut-il croire que certaines familles, après avoir fait partie des Curies, en avaient été rejetées ? On est réduit à des conjectures. Le fait certain c’est l’existence de ces familles intermédiaires qui donnèrent à la plèbe des chefs redoutables. |
[1] Vico, II, 283.
[2] Denys, IX. 44.
[3] Tite-Live, I, 30. Cependant Rome s’augmentait des débris de sa rivale, et doublait le nombre de ses habitants. Le mont Cœlius est ajouté à la ville ; et, pour y attirer la population, Tullus y bâtit son palais et y fixe sa demeure. Il veut aussi que le sénat ait sa part dans l’agrandissement de l’état, et il ouvre les portes de ce conseil auguste aux Tullius, aux Servilius, aux Quinctius, aux Geganius, aux Curiatius et aux Clœlius. Pour les membres du sénat, devenus ainsi plus nombreux, Tullus fait construire un édifice qu’il destine à leurs assemblées, et qu’on appelle encore aujourd’hui le palais Hostilius. Enfin, pour que l’adjonction du nouveau peuple fût profitable en quelque chose à tous les ordres de l’état, il crée dix compagnies de chevaliers, choisis tous parmi les Albains. Il complète ainsi ses anciennes légions, et il en forme de nouvelles, tirées du sein de cette même population.
[4] Les Latins appelaient lucus le bois consacré, qui avait une sorte de droit d’asile.
[5] Denys, II, 7. Veget., II. — Curio, quia sacra curabat, Festus.
[6] Varron, IV. 32. Tacite, Annales, XII, 21. Denys, II, 23.
[7] Varron, V, 55.
[8] Leggio, de legere : troupe choisie. Miles, un des mille. Varron, IV. 16.
[9] Cicéron, de Rep. I, 22, 35 ; II. 13. Denys, II. 15.
[10] Cicéron, de Rep., I. 26, II, 31. IV, 2, v. 2.
[11] Tacite, Annales, VI, 11.
[12] C’étaient les Duumviri Perduellionis.
[13] Virgile a rappelé l’origine de ces sacrifices institués, après la mort de Cacus, Æneide, VIII, 267.
[14] Cicéron, pro Balbo, 24.
[15] Duplicavit illum pristinum Patrum numnerum, Cicéron, de Rep., II, 20. Valère Maxime, III, 4, 2. Aurelius Victor, 6.
[16] Tite Live appelle les nouveaux Chevaliers Ramnenses, Titienses, Luceres posteriores. I, 35, 36.
[17] Cicéron, de Div., I, 17. Denys, III, 70.
[18] Romulus avait défendu le meurtre des prisonniers et l’exposition des enfants. Plutarque, Vie de Romulus.
[19] Le caractère démocratique des établissements de Servius provoqua des accusations diverses. Peut être était-il lui-même d’origine plébéienne ; on le disait fils d’une captive, et son nom paraissait rappeler un souvenir de servitude. Faut-il croire que les passions personnelles eurent part à son œuvre, et qu’il voulut relever une classe dent. il était sorti ? On dirait plutôt qu’il appartient à une dynastie étrangère, fondée par Tarquin l’ancien, peut-être par la conquête, et dont l’origine est étrusque. Tarquin descendait d’une noble famille de Corinthe, émigrée, en Etrurie.
[20] Tite-Live, I, 44. Toute la puissance était aux trains des Grands. Denys, IV, 19, 21. — Les Riches étaient maîtres de tout l’État. Servius, dit Montesquieu, suivit dans la composition des classes l’esprit de l’aristocratie, Esprit des Lois, II, 2.
[21] Polybe, VI, 8, 17.
[22] Des esclaves furent mis à mort pour s’être mêlés à des citoyens enrôlés. Pline, Ep. X. 38, 39.
[23] Juniores et seniores.
[24] Cicéron, Brutus, II. — Denys, X, 34.
[25] C. L., I, 26. X, 9. II, 8. VIII, 55. — Valère Maxime, IV, 1. — Cicéron, Rep. II, 63. Denys, V, 19.
[26] Denys, IV, 11.
[27] Tite-Live, III, 55. Denys, VI, 89.
[28] Plutarque, Coriolan, et Quræst. rom. — Tite-Live, IV, 2. Salluste, Jugurtha, 37.
[29] Tite-Live, II, 44. IV, 6. V, 12. XXV, 3, 4. XLV, 21, — Polybe, V, 14. — Pline, Ep. I, 23. Denys, VII, 65.
[30] Cicéron, Pr. Mil., 33. — Cæsar, de Bell Civ., I, 32. III, 21. Suétone, Jules César, 16. Denys, XL, 45, 40. — Tite-Live, III, 32.
[31] Tite-Live, III, 45. XXX, 19. XXVIII, 21. — Suétone, Jules César, 20. Auguste, 10. Denys, 26, 50. Pline, Ep. II, 9.
[32] Tite-Live, II, 56, 60. III, 64.
[33] Aulu-Gelle, XV, 17.
[34] Les comices par tribus ne pouvaient pourtant prononcer qu’une amende ou le bannissement. Tite-Live, IV, 41. XXIV, 3. XXV, 4.
[35] Tite-Live, II, 41. III, 10, 55. XXXIII, 10. IV, 48. VI, 27. VII, 16. XXXV, 7. — Cicéron, in Rull. — ad Her., I, 12, pr. Sert. 25. Valerius Paterculus, II, 23.
[36] Tite-Live, III, 31, 54, 65, 67.
[37] Denys, X, 1, 50.
[38] Brisson, de Formulis. — Cicéron, pr. Muren. Gaius, IV, 13.
[39] Montesquieu, Grandeur et Décadence des Romains.
[40] Tite-Live, IV.
[41] Tite-Live, IV.
[42] Tite-Live, X, 23. Volumnius était alors consul.
[43] Denys, XI, 60. Tite-Live, IV, 6, 16, 25, 42. V, 12, 13, 18. VI, 30.
[44] Tite-Live.
[45] Tite-Live, VIII, 31. Aulu-Gelle, XIII, 14. Pline, Panégyrique à Trajan, 77.
[46] Tite-Live, III, 22. IV, 8. Montesquieu, Esprit des Lois, XI, 14.
[47] Valère Maxime, VIII, 13. Tacite, Annales, III, 28. Histoires, III, 9. Cette magistrature ne semblait pouvoir être conférée qu’aux citoyens les plus vertueux.
[48] Plutarque, Flamininus.
[49] Tite-Live, XLV, 15.
[50] Tite-Live, IX, 46. Humilibus per omnes tribus divisis.
[51] Pline, XXXIII, 6.
[52] Tite-Live, IX, 46. Cicéron, de Orat., I, 42.
[53] Denys, VII, 71.
[54] Tacite, Annales, XIII, 26, 27.
[55] Horace, Od. I, 1. Mecœnus atavis edile regibus.
[56] Le nom de Metelli avait un double sens en latin et signifiait aussi portefaix.