HISTOIRE DES CLASSES PRIVILÉGIÉES DANS LES TEMPS ANCIENS

 

CHAPITRE V. — Les Révolutions de la Grèce.

 

 

Nous avons assisté à la naissance et au développement des classes aristocratiques de la société grecque ; nous avons parcouru l’histoire héroïque des grandes familles et des corporations nobiliaires d’une nation qui elle-même nous apparaît tout entière comme la noblesse de l’antiquité. Jetons encore un coup d’œil rapide sur les générations qui reçoivent cet héritage. C’est un enseignement grave et solennel que de voir l’existence et les destinées de cette société reposant sur le respect et l’autorité des races qui l’avaient fondée, et sa décadence commençant au contraire dès que la corruption des mœurs et les révolutions intérieures des États ont ébranlé toutes les institutions, altéré le génie national, rompu cette hiérarchie à la fois si forte et si majestueuse.

Ce qui nous a frappé d’abord, au moment où sortant de l’immobile Orient nous avons touché le sol de l’Europe pour suivre la marche de l’humanité elle-même, c’est l’indépendance du caractère, grec. Ce peuple ressemble déjà aux peuples qui ont créé les sociétés modernes. Nous n’avons pas rencontré dans la Grèce ces castes dont les lois inflexibles enchaînaient l’homme comme en un cercle de fer ; et opposaient à son développement une barrière insurmontable. Ce n’est plus ce monde oriental où la divinité et la nature également jalouses écrasent l’humanité sous un despotisme mystérieux et la condamnent fatalement à cet abandon d’elle-même, qui est le repos. La terre d’Europe est la terre d’affranchissement : l’homme y est venu de l’Orient, mais à peine arrivé il n’est déjà plus le même. Il renonce à la fois à cette défiance de ses forces qui l’affaiblissait et à cette crainte de la divinité qui l’empêchait de s’élever vers le ciel, en l’humiliant au niveau de la terre. Dès lors il devient plus fort et plus grand ; il sent en lui le privilège divin de la liberté.

Telle nous apparaît dès l’origine la société grecque. Chacun s’y fait à lui-même sa place ; d’abord c’est la force et le courage qui fondent la hiérarchie, buis l’intelligence et la justice règlent les rangs et prennent en main le gouvernail. Les hommes les plus forts, les plus agiles, les plus braves sont les premiers de l’État. On les croit fils des Dieux ; mais quiconque a les mêmes vertus peut revendiquer la même origine ; son courage la prouve. Il n’y. a point entre le peuple et les nobles d’obstacle infranchissable ; tout appartient au plus brave et tout lui rend hommage. Le fils d’un héros peut se vanter de sa naissance ; mais c’est à condition de se montrer digne du sang dont il sort. S’il à hérité de la bravoure, de là force, de l’éloquence de son père, il peut réclamer les honneurs paternels ; mais s’il ne sait pas soutenir sa noblesse par les moyens qui avant lui ont servi à la conquérir, on ne lui permettra pas de vivre paresseusement de la gloire de ses aïeux ; il retombera dans l’obscurité. La noblesse de naissance donne quelques privilèges et quelques droits, mais c’est pour occuper les postes les plus périlleux du champ de bataille, c’est pour lutter corps à corps avec les ennemis les plus redoutables, c’est pour remplir dans la cité les fonctions les plus difficiles. La noblesse n’existe et ne se conserve qu’à ce prix.

Pendant la paix, les héros ou leurs descendants s’adonnent aux jeux qui sont l’image de la guerre, et aux exercices qui entretiennent la vigueur et le courage. Dans leurs plaisirs, ils recherchent, tout ce qui peut exalter leurs goûts belliqueux. A l’exemple d’Amphion et d’Orphée ils jouent de la lyre, parce que la lyre accompagne les chansons et les danses guerrières. Ils aiment à écouter les Rhapsodes, ces bardes de l’antiquité, qui, comme ceux des Celtes, des Germains et des Scandinaves, chantaient les hauts faits des braves, racontaient la généalogie des héros, célébraient la gloire des grandes familles, faisaient honte aux timides, promettaient au guerrier sans peur une longue mémoire parmi les générations de l’avenir, et une place à la table des Dieux[1] ! Et combien d’ailleurs étaient simples et modestes les mœurs de ces héros : Ulysse maniait la hache et taillait de ses mains les planches du vaisseau qui devait le ramener à Ithaque ; Achille préparait lui-même le repas offert au vieux roi des Troyens. Ces guerriers combattaient de près et pour ainsi dire corps à corps : en Eubée le droit des gens interdisait l’usage des traits et des projectiles ; on ne voulait pas que le lâche pût de loin tuer le brave. C’est déjà le dédain des chevaliers modernes contre l’artillerie.

Les progrès mêmes de cette aristocratie vers l’aisance et la richesse ne l’amollissent pas comme dans les sociétés orientales : ce qui distingue le chef puissant, entouré de nombreux compagnons, du héros qui marchait seul contre les monstres les plus redoutable : ou contre des armées, c’est son armure nouvelle : Hercule n’avait que sa, massue et sa peau de lion, souvenir de sa plus belle victoire ; Thésée avait reçu le glaive de son père. Les guerriers vainqueurs de Troie ont un char de guerre, des chevaux indomptés à tout autre voix qu’à celle du maître qui les a nourris, enfin des armes si riches, si précieuses qu’elles passent pour être un présent des dieux ; la main de Vulcain y a mêlé, pour l’éclat et pour la force, l’or, l’argent, le diamant, le fer et l’airain. Dans la bataille, le héros ainsi armé est comme invulnérable aux coups de la multitude. Tels nous retrouverons plus tard les chevaliers du moyen-âge. Les guerriers grecs, dans la bataille, composent la ligne des chars, et dans la paix le conseil du Roi ; au dernier rang sont les hommes libres attachés à la fortuné des chefs illustres. On croit voir déjà la chevalerie et la féodalité.

Mais, il faut le dire, l’aristocratie de l’âge héroïque ne resta pas celle des temps historiques. Une naissance que l’on croyait divine, une vaillance irrésistible, les exploits accomplis, les services rendus faisaient la supériorité des héros. Nous avons vu paraître avec les Thessaliens et les Doriens un autre principe de noblesse et de puissance, le droit de conquête. La distinction des vainqueurs et des vaincus est la première loi des Etats qui naissent de cette invasion. L’âge héroïque avait eu surtout une noblesse ; les temps nouveaux ont une véritable aristocratie : chacun des vainqueurs est vis-à-vis des vaincus comme un souverain et un maître ; sa victoire d’abord est son droit, et ensuite sa naissance. Cette aristocratie ne. souffre plus, même au-dessus d’elle, ce pouvoir que les traditions du passé consacraient encore : la royauté renonce à ses prérogatives ou disparaît ; chacun des conquérants est Roi ; leur indépendance jalouse et orgueilleuse ne veut point de maître ni de frein. Les vaincus, dont les révoltes sont à craindre parce qu’ils ne sont pas encore accoutumés à la, servitude, sont courbés sous des lois rigoureuses et inflexibles.

L’histoire de la Grèce est désormais tout entière dans les efforts de l’aristocratie polir garder ses privilèges, des peuples pour reconquérir leur liberté. La démocratie est la réaction naturelle contre le despotisme de la conquête. Quelle que soit la variété des révolutions qui remplissent la vie des innombrables Etats de la race grecque, tous les faits de cette histoire se rapportent à la lutte des deux principes de l’aristocratie et de la démocratie. Une cité abdique-t-elle sa liberté entre les mains d’un tyran ? cette forme nouvelle de gouvernement n’est que le refuge de l’un des deux partis aux abois : ou la noblesse a voulu concentrer ses forces entre les mains dit plus puissant, du plus habile des siens pour mieux défendre ses privilèges, ou le peuple s’est donné à un ambitieux, sorti souvent de la noblesse, pour reconquérir d’abord l’égalité par la communauté d’asservissement[2].

Deux grandes cités, dont les annales sont devenues celles de la Grèce tout entière, Athènes et Sparte représentent ces deux principes et cette longue lutte. Nous nous contenterons d’étudier leurs institutions et de demander à leur histoire ce qui peut éclairer notre marche. L’aristocratie a suivi la fortune de Sparte et la démocratie la fortune d’Athènes : la Grèce a été ainsi partagée en deux camps ; et le contrecoup des défaites et des victoires de l’un ou de l’autre s’étendait même aux villes grecques de l’Asie-Mineure, des îles grecques, de la Sicile et de l’Italie.

I

L’établissement de gouvernements aristocratiques fondés sur le droit de conquête est le point de départ de l’histoire des Grecs. Ce fait n’a été nulle part plus profondément marqué ni plus exclusif qu’à Sparte. La superposition d’un peuple conquérant à un peuple conquis, la séparation politique des deux races, la domination de l’une sur l’autre, tout ce qui était devenu le caractère principal des Etats doriens, était à Sparte le principe même de la constitution. Les Spartiates formant seuls l’État, composant seuls l’assemblée législative, pouvant seuls aspirer aux charges publiques, se maintenaient comme une armée campée en pays ennemi.

Les Spartiates avaient, dit-on, accordé d’abord aux Laconiens l’isonomie, c’est-à-dire l’égalité politique et civile ; mais dès le règne d’Agis, leur second roi, ils leur imposent le tribut et le service militaire, double signe de la dépendance chez les peuples barbares. Les habitants d’Hélos résistent seuls, et sont réduits en esclavage ; c’est peut-être l’origine des Ilotes.

Examinons seulement dans cette hiérarchie la constitution de l’aristocratie spartiate. Au milieu de la nombreuse population des Ilotes et des Périèques c’est une véritable noblesse, et les privilèges de cette noblesse sont les droits politiques réservés à la cité d’abord par la conquête et ensuite par la loi. Mais dans cette noblesse même, il y a une hiérarchie.

Si l’on considère les Spartiates isolément, leur organisation est toute démocratique et fondée sur la plus stricte égalité. Tout citoyen est soumis à la rude discipline de Lycurgue ; tout citoyen doit assister aux relias publics et suffire à sa part de dépenses communes ; tout citoyen doit à l’Etat son dévouement absolu, et à l’unité sociale le sacrifice de sa personnalité. Entre les trois tribus des Hylléens, des Dymanes et des Pamphyliens, la première, la -tribu des aînés ; n’a qu’un avantage, c’est de posséder dans son sein les descendants d’Hercule, la maison royale. Chaque tribu est divisée en dix sections, qui portent le nom d’obées, chaque obée en trente triacides, chaque triacade en dix familles[3]. Ainsi est composé le corps des neuf mille Spartiates, tous chefs de famille, et cette organisation est à la fois le cadré de l’assemblée publique et de l’armée nationale.

Mais dans cette constitution toute démocratique par ses principes, on avait senti le besoin- de donner un contrepoids à l’égalité de tous et à la souveraineté populaire. Le législateur y parvint sans porter atteinte à ces droits eux-mêmes. Ce ne fut pas seulement par le maintien de la royauté, dont l’exercice héréditaire fut confié aux deux familles des Héraclides, à deux souverains régnant au même titre, afin que l’autorité royale se fît en quelque sorte équilibre à elle-même[4]. Ce ne fut pas seulement, par l’institution des Ephores, magistrats encore obscurs et sans puissance au temps de Lycurgue, mais qui, après lui, absorbèrent tous les pouvoirs publics, se firent les censeurs de tous les ordres de l’État, et se placèrent même au-dessus des Rois. Ce fut surtout par l’établissement d’un sénat, mais d’un sénat digne de ce nom, et où n’entraient que les vieillards de la nation.

Le sénat spartiate, dans l’histoire du passé, aurait droit à partager les hommages que la postérité a prodigués au sénat romain. Telles nous nous figurons ces assemblées augustes auxquelles les peuples à leur naissance confient leur gouvernement, assemblées des vieillards qui, sous le nom d’anciens, représentent l’expérience et la sagesse[5]. Quoi de plus naturel que de donner à ceux qui ont vécu le soin d’apprendre à vivre à ceux qui commencent ? Dans une société aussi peu nombreuse que celle des Spartiates, ce n’étaient pas des conditions de naissance ni de fortune qu’il fallait exiger, pour l’admission dans une corporation, politique destinée à devenir l’autorité conservatrice de l’Etat[6].

Toutes les familles avaient la même dignité, comme issues des conquérants doriens, et à peu près la même fortune depuis que Lycurgue avait partagé en neuf mille lots les terres réservées aux vainqueurs[7]. Pour entrer au sénat spartiate, il fallait avoir soixante ans et subir l’épreuve publique de l’élection. Peu importe la singularité et la bizarrerie dont on pourrait accuser aujourd’hui les formes de cette élection : chaque candidat était présenté à l’assemblée qui l’accueillait par des acclamations plus ou moins bruyantes ; des juges cachés écoutaient et comparaient ces acclamations ; le sénateur élu était celui pour lequel l’assemblée avait fait le plus de bruit[8].

De tous les nouveaux établissements que fit Lycurgue, le premier et le plus important fut celui du sénat. Ce corps, qu’il unit aux Rois, dont l’autorité eût été sans cela trop grande, et qu’il investit d’un pouvoir égal à celui de la royauté, fut, dit Platon, la principale cause de la sagesse du gouvernement et du salut de l’État. Il avait flotté jusqu’alors dans une agitation continuelle, poussé tantôt par les Rois vers la tyrannie, et tantôt par le peuple vers la démocratie ; le sénat placé entre ces deux forces opposées fut comme un lest et un contrepoids qui les maintint en équilibre, et donna au gouvernement l’assiette la plus ferme et la plus assurée. Les vingt-huit sénateurs dont il était composé, se rangeaient du côté des Rois lorsqu’il fallait arrêter les progrès de la démocratie, et ils fortifiaient le parti du peuple pour empêcher que le pouvoir des Rois ne dégénérât en tyrannie.

Lycurgue qui voulait bannir de Sparte l’insolente, l’envie, l’avarice, le luxe, et les deux plus grandes comme les plus anciennes maladies de tous les gouvernements, la richesse et la pauvreté, persuada aux Spartiates de mettre en commun toutes les terres, d’en faire un nouveau partage, de vivre désormais dans une égalité parfaite, enfin de donner toutes les distinctions au mérite seul, et de ne reconnaître d’autre différence que celle qui résulte naturellement du mépris pour le vice et de l’estime pour la vertu.

Le peuple s’assemblait sur la place publique ; des hommes choisis s’enfermaient dans une maison voisine, d’où ils ne pouvaient voir personne ni en être vus ; ils entendaient seulement le bruit du peuple qui, dans cette élection, comme dans toutes les autres affaires, donnait son suffrage par ses cris. Les compétiteurs n’étaient pas introduits tous à la fois dans l’assemblée ; ils passaient l’un après l’autre, dans un grand silence, selon le rang que le sort leur avait marqué. Les électeurs, enfermés dans la maison voisine, marquaient à chaque fois sur des tablettes le degré du bruit qu’ils avaient entendu, et comme ils ne pouvaient savoir pour lequel des candidats il avait été fait, ils écrivaient pour le premier, pour le second, pour le troisième et ainsi de suite ; selon l’ordre où ils étaient entrés dans l’assemblée.

Aristote trouve puéril ce mode d’élection[9]. A part la préférence qu’il ne cache pas pour un système, où les charges publiques seraient imposées aux meilleurs citoyens et non briguées parles plus ambitieux, il pense qu’il devait être difficile, et souvent impossible, de discerner pour lequel des prétendants les acclamations avaient fait le plus de bruit. Thucydide cite une occasion où ‘il fallut, dans l’incertitude, avoir recours à un autre moyen[10].

Le sénat spartiate était composé de trente membres représentant les trente obées ; dans ce nombre étaient compris les deus Rois, qui représentaient chacun leur obée ; le Roi Agide avait dans cette assemblée voix prépondérante pour assurer la majorité ; mais c’était le seul privilège de la royauté. Les sénateurs étaient nommés à vie, inamovibles et irresponsables.

Si Platon, dans sa huitième lettre et au troisième Livre des Lois, montre la plus grande admiration polir le sénat de Lycurgue, Aristote regrette que les fonctions sénatoriales y fussent viagères et irresponsables ; d’un côté il redoute que la vieillesse du corps n’amène celle de l’esprit ; l’esprit ; de l’autre, que la toute-puissance du sénat ne livre l’État à une oligarchie. Et, en effet, les abus du pouvoir du sénat ne furent peut-être pas étrangers à la faveur qui accueillit d’abord les usurpations des Ephores, jusqu’à ce que ceux-ci devinssent à leur tour plus redoutables encore[11].

Conservateurs des lois à l’intérieur, les sénateurs dirigeaient la politique du dehors, et on sait quelle importance ils purent acquérir alors que Sparte, maîtresse de la Grèce, faillit conquérir l’Orient avec Agésilas et avant Alexandre. Ils examinaient d’avance les propositions qui devaient être présentées à l’assemblée publique, et aucune de ces propositions ne pouvait être mise en avant que par eux ou par les deux Rois : Le peuple n’avait que le pouvoir de les adopter ou de les rejeter. Sous les Rois Polydore et Théopompe, le sénat acquit même le droit de casser les décisions de l’assemblée publique. Enfin les sénateurs jugeaient les procès criminels et avaient sur tous les citoyens un droit de censure, qui plus tard passa aux mains des Ephores et devint leur instrument de despotisme le plus redoutable.

Tel était ce sénat, où les citoyens dont le corps affaibli par l’âge ne pouvait plus supporter le poids des armes, mais dont l’esprit avait d’autant plus de science et le cœur toute son énergie, venaient rendre à la chose publique leurs derniers services. L’âge de ces vénérables magistrats explique la circonspection un peu lente de la politique spartiate, mais on sait que cela même en fit la constance et la force. Formés à l’école de l’expérience, ils connaissaient trop bien les hommes et la fortune pour céder a l’entraînement des passions ou pour remettre les intérêts publics aux chances du hasard ; ils n’avaient point la fougue imprudente de la jeunesse, et ils donnaient à tous les actes de Sparte l’autorité et la prévoyance de l’âge mûr[12].

Dans une société ainsi gouvernée et surveillée, on sait combien les mœurs étaient fortes et austères, et quelle autorité avait la loi. L’éducation avait surtout pour but de faire des citoyens, et la logique inflexible du législateur ne craignait pas pour cela de froisser les affections les plus naturelles. Lycurgue, dit Plutarque, ne permettait pas aux parents d’élever leurs enfants à leur fantaisie ; dès qu’ils avaient atteint l’âge de sept ans, il les prenait et les distribuait en différentes classes, pour être élevés en commun sous la même discipline et s’accoutumer à jouer et à travailler ensemble. Il donnait pour chef à chaque classe celui des jeunes gens qui avait le plus d’intelligence et qui s’était montré le plus brave dans la lutte. Les enfants avaient toujours l’œil sur lui ; ils exécutaient tous ses ordres et souffraient sans murmurer toutes les punitions qu’il leur imposait. Ainsi toute leur éducation n’était proprement qu’un apprentissage l’obéissance... Ils n’apprenaient les lettres que pour le besoin ; tout le reste de leur instruction consistait à savoir obéir, supporter les fatigues et vaincre... A mesure qu’ils avançaient en âge, les vieillards les surveillaient davantage, se rendaient plus assidus à leurs exercices, à leurs combats et à leurs jeux. Il n’y avait pas Lui seul instant ni un seul endroit où l’enfant qui faisait une faute ne trouvât quelqu’un qui avait soin de le reprendre et de le châtier[13].

On a souvent reproché à l’éducation lacédémonienne ce caractère un peu rude ; on a été jusqu’à dire qu’elle inspirait aux guerriers une sorte de férocité. Peut-être, en effet, préparait-elle les hommes plutôt aux vertus trop farouches de la guerre qu’aux vertus plus douces de la paix. Cependant Plutarque. cite deux poètes, Terpandre[14] et Pindare, qui louaient les Spartiates d’avoir su unir à la valeur guerrière l’amour de la musique[15]. Avant le ‘combat, le Roi, chef de la bataille, sacrifiait aux Muses, comme pour inviter ses compagnons d’armes à des exploits dignes d’être célébrés. Dans ces occasions, on relâchait, en faveur des jeunes gens, la rigueur de la discipline ; on ne les empêchait pas d’avoir soin de leur chevelure, d’orner leurs habits et leurs armes ; on voyait avec plaisir qu’ils fussent gais et bouillants d’ardeur, comme de jeunes chevaux dans un jour de bataille hennissent, et sont pleins de feu. Leurs exercices étaient plus doux dans les camps que dans les gymnases, leur genre de vie moins dur, leur conduite moins sujette à être recherchée ; et les Spartiates étaient le seul peuple au monde pour qui la guerre fût un délassement des travaux qui les y préparaient. Quand les troupes étaient sous les armes en présence de l’ennemi, le Roi ordonnait à tous les soldats de mettre des couronnes sur leurs tètes, et aux musiciens de jouer sur la flûte l’air de Castor[16] ; lui-même entonnait le chant qui était le signal de la charge. C’était un spectacle aussi majestueux que terrible de les voir marcher en cadence au son de la flûte, sans jamais rompre leurs rangs, sans donner aucun signe de crainte, et aller d’un pas grave et d’un air joyeux affronter les plus grands périls. Le Roi marchait à l’ennemi accompagné d’un de ceux qui avaient été vainqueurs à un des grands jeux de la Grèce[17].

Le même historien complète comme il suit ce tableau de la vie et des mœurs de l’aristocratie lacédémonienne : L’éducation des Spartiates s’étendait jusqu’aux hommes faits : on ne laissait à personne la liberté de vivre à son gré. La ville même était comme un camp où l’on menait le genre de vie prescrit par la loi, où chacun savait ce qu’il devait faire pour le public, où tous étaient persuadés qu’ils n’étaient pas à eux-mêmes, mais à la patrie. Lorsqu’ils n’avaient pas reçu d’ordre particulier et qu’ils n’avaient rien à faire, ils surveillaient les enfants, leur enseignaient quelque chose d’utile ou s’instruisaient eux-mêmes auprès des vieillards ; car une des plus belles et des plus heureuses institutions de Lycurgue, c’était d’avoir ménagé aux citoyens le plus grand loisir, en leur défendant de s’occuper d’aucune espèce d’ouvrage mercenaire. Ils n’avaient pas besoin de travailler, de se donner de la peine pour amasser des richesses que leur législateur avait rendues inutiles, c’est-à-dire méprisables. Les Ilotes labouraient les terres pour eux et leur en rendaient un certain revenu. On raconte qu’un Spartiate, se trouvant à Athènes un jour qu’on y rendait la justice, et ayant su qu’on venait de condamner, pour cause d’oisiveté, un citoyen qui s’en retournait chez lui fort triste, accompagné de ses amis, aussi tristes que lui, il pria ses voisins de lui montrer ce citoyen puni pour avoir vécu en homme libre, tant les Spartiates regardaient comme une occupation basse et servile d’exercer des arts mécaniques et de travailler pour amasser des richesses ! Le mépris pour le travail est le caractère commun des sociétés aristocratiques de l’antiquité[18].

Aucun fait ne nous révèle mieux la différence du génie Spartiate et du génie Athénien d’un côté ce loisir qui n’est pas l’oisiveté, mais qui éloigne l’homme libre de tout travail servile ; de l’autre cet esprit plus pratique, qui pense avec Socrate qu’il n’y a rien dans les arts ni dans les métiers qu’un homme libre ne puisse et ne doive savoir faire en prévision des chances de la fortune. Heureuse cependant cette république Spartiate, si elle avait pu conserver toujours les lois de Lycurgue, qui, malgré leurs défauts, liai assuraient du moins la hiérarchie et l’équilibre moral qu’un peuple né perd ou ne dédaigne pas impunément !

A l’histoire des Spartiates peut se rattacher celle des peuples d’origine dorienne comme eux et dont il suffit de dire quelques mots en passant. Dans l’Argolide, la population était divisée en trois classes : une classe supérieure, où n’entraient que les descendants des conquérants doriens une classe intermédiaire, les Ornéates ; composée des anciens habitants, et qui répondait aux Périèques de la Laconie[19] ; enfin une classe de serfs semblables aux Ilotes, sous le nom de Gymnésiens ou hommes nus. Mais à mesure que l’aristocratie dorienne s’épuisa par la guerre ou par l’extinction des familles, la caste supérieure, tout en restreignant ses privilèges, fut obligée de transiger avec les vaincus ; alors à ses trois tribus, organisées comme les tribus spartiates et portant les mêmes noms, elle ajouta une quatrième tribu, distincte encore des trois autres, mais recrutée tout entière parmi les anciens habitants, et admise aux droits et à une partie des privilèges de la cité[20]. Sicyone, Corinthe, Apollonia, Théra, eurent aussi une quatrième tribu, et cependant, pour ne pas accorder aux nouveaux venus une égalité complète, elles supprimèrent les repas publics, plutôt que de les y admettre. Epidaure avait une classe d’esclaves semblables aux Ilotes et aux Gymnésiens ; on les appelait Conipodes, aux pieds couverts de poussière, sans doute parce qu’ils étaient condamnés aux travaux de la glèbe. A Égine et à Corinthe, les richesses acquises par le commerce donnèrent aux classes inférieures des ressources pour combattre l’aristocratie. A Sicyone, il y avait aussi une, classe de serfs ; on les appelait par mépris Catonacophores, porteurs de peaux de brebis, et Corynéphores, porteurs de bâtons. Un tyran, appuyé sur les classes inférieures, Clisthène, s’efforça d’abaisser et de dégrader les tribus doriennes ; il leur donnait des noms bas et ridicules, tandis qu’il désignait les siens par le nom d’Archelaëns ou chefs du peuple, ne faisant que substituer une nouvelle aristocratie à l’ancienne[21]. A Mégare s’accomplit sans doute une révolution semblable ; il nous en reste une plainte éloquente de Théognis, poète de la faction aristocratique : Cette cité est encore une cité, mais certes c’est un autre peuple : ce sont des gens qui ne connaissaient auparavant ni tribunaux, ni lois ; ils portaient autour de leurs flancs des peaux de chèvre, et comme des cerfs ils habitaient hors de cette ville ; et maintenant ils sont les bons, et ceux qui jadis étaient les braves sont les lâches maintenant[22]. Ces vers rappellent et le costume humiliant et les travaux grossiers auxquels étaient condamnés les vaincus et la réaction que subissait l’aristocratie. En Phocide, le gouvernement resta toujours aristocratique ; la’ garde du temple de Delphes demeura aux mains des descendants de Deucalion. La Doride était honorée par les aristocraties doriennes comme la patrie de leurs aïeux. Ajoutons encore à ces Etats l’Elide, où le pouvoir appartenait à une étroite aristocratie de six cents membres, parmi lesquels étaient choisis les Hellaraodices ; juges suprêmes des jeux olympiques, et enfin l’Arcadie, qui échappa à la conquête dorienne et conserva, malgré l’ambition de Tégée et de Mantinée, et malgré la fondation de Mégalopolis, cette organisation comparée avec raison aux dans de la race celtique[23].

II

Si les Spartiates, aussitôt après leur établissement dans le Péloponnèse sont en possession d’une forme définitive de gouvernement, il n’en est pas de même des Athéniens. En Attique le droit de conquête n’est pas devenu la loi suprême comme en Laconie. Malgré la prépondérance des Ioniens cette contrée avait été l’asile commun de toutes les races, et le peuple athénien ne naquit pas de l’invasion d’une tribu conquérante imposant à des vaincus son empire et sa suprématie. Il se forma lentement et d’agrégations successives par le mélange de tribus diverses qui se rencontraient sur ce sol hospitalier. Athènes existe `lorsque la fusion est accomplie.

Chez les Athéniens l’histoire de la noblesse et de l’aristocratie est donc bien loin d’être la même que criez les Spartiates, mais elle n’est pas moins instructive ; car elle nous, révèle un progrès moral vers l’avenir. Suivre ce progrès c’est continuer à marcher dans la route que nous nous sommes tracée, nous ne cherchons pas autre chose dans cette revue des sociétés, en y étudiant les formes diverses du privilège et de la noblesse.

La constitution, primitive du peuple athénien, avant -les .révolutions fécondés qui remplissent son histoire, repose sur l’organisation des familles et sur le triple privilège de la naissance, de la propriété territoriale et de l’autorité religieuse[24].

La famille civile d’Athènes ne comprend pas seulement, comme à Sparte et dans l’ordre naturel, des hommes unis par les liens du sang ; elle est assise sur des bases plus larges. Elle embrasse à proprement parler plusieurs familles naturelles représentées par leurs chefs. A défaut des liens du sang, effacés malgré les souvenirs et les traditions d’une origine commune, les membres de cette famille sont unis étroitement par la communauté religieuse ; ils se rencontrent aux sacrifices en l’honneur du héros ou du dieu dont ils sont issus également ; ils héritent l’un de l’autre à défaut d’héritiers naturels ; ils se doivent une mutuelle assistance, ils ont un trésor commun ; ils ont le même culte, les mêmes Prêtres, le même gouvernement. Et ce qui domine dans cette réciprocité de devoirs et de droits, c’est la vénération des aïeux devenue comme la religion particulière de ce petit Etat. La cité elle-même n’y est pas étrangère ; l’extinction d’une famille est déplorée par un deuil public ; les naïves croyances de la multitude semblent vouloir retenir ainsi les Dieux tutélaires de la maison et les empêcher d’abandonner leur sanctuaire désormais sans prières et sans sacrifices.

Lorsque Solon donna aux Athéniens des lois plus complètes, il ne détruisit pas la famille primitive ; il se contenta de la modifier en accordant quelques avantages de plus à la parenté du sang et à, la liberté individuelle. L’enfant, que la loi spartiate saisissait dès sa naissance au nom de l’Etat, fut laissé à la famille jusqu’à seize ans, admis au gymnase public de seize à dix-huit ans, appelé à la majorité civile et au serment militaire après dix-huit ans, reçu dans la cité di vingt ans. Dans la législation du droit de propriété la famille naturelle eut les premiers droits d’héritage, les fils d’abord, mais à la condition de doter leurs sœurs, les filles ensuite, faute d’héritiers mâles ; enfin les membres qui appartenaient à la famille civilement et non par le sang venaient après les héritiers naturels, si le défunt n’avait point laissé de testament. Les obligations morales de la famille civile n’étaient pas pour cela supprimées ; la loi imposait aux parents naturels et aux parents civils la même solidarité, par exemple le devoir de poursuivre devant la justice les meurtriers d’un membre de la famille. L’esclave même avait dans la famille et devant la loi certaines garanties : la loi défendait de le frapper ; il ne portait point de costume humiliant qui révélât sa condition ; accusé il avait un défenseur, menacé il trouvait un asile dans le temple de Thésée. Cette humanité libérale, qui dans les temps anciens n’appartint guère qu’à Athènes, explique pourquoi cette cité n’eut pas à soutenir ces guerres serviles qui firent si souvent trembler Sparte et Rome. Sous ces formes bienveillantes et protectrices l’esclavage s’adoucissait et semblait participer aux avantages de la famille[25].

Si la famille, à Athènes comme à Sparte, était le premier élément et comme le commencement de l’Etat, les tribus en étaient aussi il l’origine les divisions fondamentales. Il y avait quatre tribus ; chaque tribu était subdivisée en trois phratries, et chaque phratrie en trente familles ; c’était l’organisation sociale et religieuse. Mais une organisation non moins importante était celle, des naucraries, qui au nombre de douze par chaque tribu, c’est-à-dire de quarante-huit en tout, se partageaient les terres de la cité. Les naucraries étaient fondées sur l’existence d’une aristocratie territoriale, qui avait quelque ressemblance avec la féodalité moderne. Les naucrares ou grands propriétaires, appelés aussi Eupatrides ou descendants d’une race conquérante, tous issus de sang royal, avaient chacun dans leur bourg l’autorité religieuse, politique et militaire ; ils présidaient aux sacrifices, rendaient la justice, levaient l’impôt, convoquaient et commandaient l’armée. Les Prytanes des naucrares, c’est-à-dire les chefs élus de chaque naucrarie, formaient un conseil suprême siégeant à Athènes. On sait que Thésée, en réunissant les bourgs dans une seule cité ; détruisit l’influence locale de ces grands propriétaires et que leur vengeance le contraignit à l’exil[26]. On sait qu’après lui les Eupatrides reprirent toute leur puissance et parvinrent même à abolir la royauté. Mais leur tyrannie intolérable précipita Athènes dans une anarchie dont ne prirent la sauver ni les lois rigoureuses de Dracon, ni la tentative audacieuse de Cylon, ni la restauration religieuse d’Epiménide. C’est alors que Solon, chargé de donner des lois à sa patrie, mit un terme aux guerres civiles par un sage tempérament entre tous les ordres de l’Etat, qui était la meilleure condition de, justice et de vérité.

Solon partagea le peuple athénien en quatre classes, où vinrent se confondre les anciennes divisions politiques.

Plutarque parle comme il suit de la division établie par Thésée : Afin de peupler sa ville il appela les étrangers à tous les droits des citoyens... Mais comme cette multitude, qui accourait de toutes parts, et qu’il admettait indistinctement, eût infailliblement porté le désordre et la confusion dans sa république ; il la divisa en trois classes : il comprit les nobles dans la première, les laboureurs et les artisans dans les deux autres. Il confia à la noblesse tout ce qui regardait le culte des dieux, leur donna toutes les magistratures, les chargea d’interpréter les lois et de régler tout ce qui avait rapport à la religion. Cette division mit à peu près l’égalité entre les trois classes. Les nobles l’emportaient par les honneurs, les laboureurs par l’utilité de leur profession, et les artisans par leur nombre[27].

Solon supprima les privilèges exclusifs de la naissance et tout ce qui conservait encore quelque trace du régime, oriental des castes, mais sans porter atteinte au caractère sacré de la noblesse dont les traditions restèrent en .honneur dans l’État le plus démocratique de la Grèce. Aux droits et aux devoirs de la naissance Solon substituait ceux de la fortune, et les familles prenaient place dans les classes d’après leur revenu ; c’était la sans doute une constitution plus libérale et plus large[28].

Solon voulant laisser les riches en possession des magistratures et donner aux pauvres quelque part au gouvernement, dont ils étaient exclus, fit faire une estimation des biens de chaque particulier. Il rangea dans la première classe les citoyens qui avaient cinq cents médimnes de revenu, tant en grains qu’en liquides, et il les appela les Pentacosiomédimnes. La seconde classe comprit ceux qui avaient trois cents médimnes et qui pouvaient nourrir un cheval ; ils furent nommés Chevaliers. Ceux qui avaient deus cents médimnes composèrent la troisième classe sous le nom de Zeugites. Tous les autres dont le revenu était au-dessous de deux cents médimnes furent appelés Thètes. Il ne permit pas à ces derniers l’entrée dans les magistratures, et ne leur donna d’autre part au gouvernement que le droit de voter dans les assemblées et dans les jugements ; droit qui ne parut rien d’abord, mais qui dans la suite devint très considérable.

Mais la richesse publique était presque uniquement aux mains des Eupatrides : ils restèrent donc à la tête de la république, même après la législation nouvelle. Ce furent eux qui sous le nom de Pentacosiomédimnes ou possesseurs d’un revenu annuel de cinq cents médimnes eurent seuls le droit de briguer l’Archontat, de siéger à l’Aréopage, d’obtenir les grandes charges, le commandement de l’armée et, de la flotte. La classe des Chevaliers n’eut droit qu’à des fonctions subalternes ; les Zeugites qui formaient l’infanterie pesante obtinrent à peine quelques emplois inférieurs ; les Thètes, qui composaient les troupes légères et l’équipage des flottes, furent exclus de toutes les magistratures[29]. A cette division fondée sur le privilège répondit une gradation de charges ; dont la dernière classe fut également exempte.

Solon, dit Montesquieu, divisa le peuple d’Athènes en quatre classes. Conduit par l’esprit de la démocratie, il ne le fit pas pour fixer ceux qui devaient élire, mais ceux qui pouvaient être élus : et laissant à chaque citoyen le droit d’élection, il voulut que dans chacune de ces quatre classes on pût élire des juges : mais que ce ne fût que dans les trois premières, où étaient les citoyens aisés, qu’on pût prendre les magistrats[30].

Ainsi la constitution de Solon était encore tout aristocratique ; il n’y avait de changé que le principe ; la première classe restait aux Eupatrides parce qu’ils étaient les plus riches comme les plus nobles ; .mais la fortune pouvait désormais en ouvrir les portes à tout le monde[31]. Faut-il dire qu’une pareille aristocratie n’est libérale qu’en apparence et qu’elle finit par être aussi oppressive que toute autre ? Un bien petit nombre d’heureux atteignent à l’enceinte réservée. Sans doute à la longue la classe se renouvelle ; les familles parvenues remplacent les familles éteintes ou ruinées. La puissance de cette aristocratie en est plus durable : est-elle meilleure et plus juste ? Peut-être Pour résoudre la question il faudrait savoir si la richesse donne la capacité plus certainement que la naissance. Plais la capacité ne dépend après tout ni de l’une ni de l’autre : elle se crée elle-même, et, si elle gagne beaucoup à être secondée par des avantages de naissance ou de fortune dus au hasard, elle tire aussi une force plus grande de l’absence de tout secours et des obstacles vaincus.

La constitution de Solon n’était tout à fait démocratique que dans l’exercice de la souveraineté publique par l’assemblée du peuple. Tout citoyen était de droit membre de l’assemblée. Mais on né voit pas que les vingt mille hommes ; qui composaient la cité, y aient jamais assisté régulièrement. L’Athénien n’était pas comme le Spartiate nourri par le travail des esclaves ; il lui fallait suffire à sa propre subsistance par l’agriculture, par l’industrie, par le commerce. La loi obligeait tout citoyen à déclarer aux magistrats ses moyens d’existence et poursuivait celui qui n’avait pas de métier[32]. L’oisiveté, le loisir n’était pas à Athènes comme à Sparte l’honneur et la dignité du citoyen. Aussi les intérêts privés détournaient-ils le plus grand nombre du soin, des affaires publiques et de l’exercice des droits politiques. Le règlement était réduit à n’exiger que six mille votants pour les lois les plus importantes, et dans les circonstances ordinaires cinq mille citoyens à peine assistaient aux délibérations. On n’ignore pas qu’aux derniers temps de la république athénienne il fallait contraindre les citoyens par la force et les amendes à venir user de leurs privilèges. Et n’avait-il pas fallu de bonne heure instituer le triobole, cette solde qui servait à payer à chaque citoyen le temps qu’il consacrait aux affaires de l’Etat[33] ? Tout pouvait dès lors devenir vénal, et le résultat fut le même qu’à Rome lorsque les distributions de blé devinrent pour les citoyens un revenu régulier. Il était plus conséquent d’assurer d’abord à tout citoyen, comme faisait Lycurgue, sa fortune civile et d’exclure de la cité celui qui s’était ruiné. Cela permettait au citoyen d’être uniquement citoyen et de se donner tout entier à la république. Mais la loi de Solon élevait l’homme par le travail et favorisait davantage son développement moral en lui laissait la liberté : là était la compensation.

Ce ‘n’était pas que Solon n’eut senti comme Lycurgue le besoin de faire équilibre à la souveraineté populaire par des éléments aristocratiques et conservateurs, qui devaient en tempérer l’emportement et en arrêter les excès. Les Archontes, l’Aréopage, le Sénat formaient dans sa constitution le contrepoids de la démocratie[34].

L’Archontat avait hérité des pouvoirs de la royauté, mais à condition d’être partagé en charges diverses moins suspectes à une liberté jalouse. Les Archontes étaient au nombre de neuf : l’Archonte Eponyme, qui donnait son nom à l’année, représentait l’Etat, devait protection aux veuves et aux orphelins, gardait les droits des familles et des phratries. L’Archonte Roi avait l’autorité religieuse, présidait les gardiens des mystères, faisait les sacrifices, jugeait les crimes d’impiété et d’homicide[35]. L’Archonte Polémarque avait le commandement de l’armée, dirigeait la politique extérieure, jugeait les différends entre les citoyens et les étrangers ou les affranchis[36]. Les Archontes. Thesmothètes étaient gardiens et interprètes des lois. L’Archontat était ainsi une magistrature exécutive et judiciaire ; accessible aux seuls Eupatrides avant Solon, et après lui aux Pentacosiomédimnes. La durée des fonctions de l’Archonte était d’un an ; sa personne était inviolable. Les Archontes, élus à l’origine par le peuple et dans les premières classes, furent plus tard choisis au sort et dans toutes les classes. Les Archontes sortis de charge formaient l’Aréopage, sorte de cour supérieure de justice, qui jugeait les crimes de meurtre, de mutilation, d’empoisonnement, d’incendie, de trahison. Comme les Archontes étaient nommés par l’assemblée générale, l’Aréopage était de fait recruté par l’élection, mais avec des garanties d’expérience et de maturité dans ses membres qui étaient inamovibles et à vie. Solon en fit un tribunal suprême auquel il confia la surveillance de la cité tout entière, des mœurs, de l’éducation, de la religion ; il voulut même que cette société respectable pût réviser les jugements populaires et opposer une sorte de veto aux fautes de la multitude[37]. Ce fut sans doute cette prérogative qui compromit plus tard l’Aréopage et le fit périr dans une démocratie qui ne voulait plus de frein[38]. Isocrate le compare à une sentinelle vigilante et incorruptible.

L’Aréopage était dans la constitution de Solon ce qui ressemblait le plus au sénat de. Sparte, auquel ne ressemblait nullement le sénat athénien[39]. Solon avait composé le sénat de quatre cents membres pris dans les trois premières classes et à proportion égale dans les quatre tribus. La condition d’âge était de trente ans et la durée du mandat d’une année. Les sénateurs étaient responsables devant le peuple comme les Archontes. Ils préparaient les lois qui devaient être soumises à l’assemblée du peuple[40], ils convoquaient cette assemblée, réglaient l’administration, veillaient aux finances ; ils pouvaient imposer certaines amendes, et leurs édits avaient force de loi pendant l’année. Le sénat se partageait en douze commissions ou prytanies ; chacune d’elles, à son tour, pendant un mois, présidait le sénat et l’assemblée, et restait comme en permanence pour prendre les mesures d’urgence. Le membre indigne pouvait être exclu par ses collègues.

Si la manière dont étaient élus les sénateurs spartiates nous a paru singulière, nous ne nous étonnons pas moins de ce qui se passait à Athènes. Le sort y avait paru plus démocratique que l’élection. A l’origine, les sénateurs étaient élus dans chaque tribu à la majorité des suffrages ; pour donner à tous des chances égales on ne tarda pas à les tirer au sort. Les Archontes eux-mêmes furent nommés par le même moyen lorsque la démocratie voulut tout niveler ; mais ils perdirent leur puissance, et toute l’autorité publique passa aux Stratèges ou généraux qui n’avaient pas cessé d’être électifs. Les Héliastes ou membres des tribunaux publics étaient aussi tirés au sort ; mais dans un peuple aussi habitué aux affaires c’était là comme de nos jours une garantie d’impartialité[41].

Ce n’était pas cependant que les Athéniens eux-mêmes ne fissent justice des hasards du sort. Aristophane s’en moquait librement sur le théâtre, et Socrate disait à ses auditeurs : C’est folie qu’une fève décide du choix des chefs de la République, tandis qu’on ne tire au sort ni un pilote ni un architecte. Mais de fait, les chances étaient bien restreintes dans la pratique ; on ne soumettait au tirage que les noms de ceux qui se présentaient comme candidats, et le nombre des candidatures était loin d’être trop grand : l’ambitieux sans mérite, l’homme vaniteux sans courage, le plus présomptueux même hésitait devant l’épreuve du jugement public, qui suivait l’élection et pouvait l’annuler ; comme devant les difficultés des fonctions à remplir et les comptes sévères qu’il en fallait rendre. Ajoutez à cela la surveillance des Nomophylaques ou gardiens des lois et la puissance redoutable de l’opinion publique ; cette responsabilité arrêtait la médiocrité et l’ignorance[42].

La plus grande sagesse de la constitution de Solon était d’avoir prévu les réformes que devaient apporter le temps, les mœurs, les idées nouvelles ; le législateur avait fait la part de toutes les nécessités, de tous les accidents, et même des passions ; il avait voulu seulement que les réformes ne fussent ni impatientes ni précipitées. On connaît les longues formalités auxquelles étaient soumises toutes les lois nouvelles. Il fallait que rien ne fût changé par caprice, par imprudence, et quand l’auteur d’une proposition inscrivait son nom en tête d’un décret, ce n’était pas seulement un honneur, c’était aussi une responsabilité. Solon ne voulait ni l’immobilité, ni l’inconstance, mais la vie et le progrès. N’est-ce pas au peuple Athénien que songeait Aristote disant que la vie véritable est le mouvement et l’action, la recherche du bien, même du mieux, et qu’il n’y a de repos que dans la mort ? C’est l’image de l’humanité elle-même.

Nous n’avons pas à suivre Athènes au milieu de toutes ses révolutions. Laissons Pisistrate établir sa tyrannie sur l’oppression des grandes familles, et consoler les Athéniens de la servitude par la gloire du dehors et par la prospérité intérieure. Laissons Clisthène chercher la même puissance en flattant les passions populaires, détruire les Phratries et la famille civile, qui conservaient trop bien les traditions et l’influence des Eupatrides, remplacer par l’égalité politique les obligations de patronage et de clientèle entre le peuple et les nobles, effacer les anciennes divisions territoriales et tous les souvenirs du passé[43]. Laissons Aristide accorder à toutes les classes les mêmes droits, pour qu’elles aient toutes les mêmes devoirs. Laissons Périclès et Ephialte remplir à pleins bords la coupe de la démocratie, selon la belle expression de Platon, ouvrir les charges publiques à toutes les classes, détruire les dernières prérogatives de l’Aréopage, et croire qu’ils pourront toujours modérer taie liberté qui déjà ne veut plus d’obstacles et supporte avec humeur même les lois qu’elle fait.

Il ne faut pas se tromper d’ailleurs sur la nature de la démocratie athénienne. Elle laisse subsister les distinctions sociales, non seulement par l’existence des classes, qui créent une hiérarchie dans l’égalité civile et politique, mais encore par le respect qu’elle garde à l’illustration héréditaire des familles[44]. Nous venons de voir qu’il y avait une faction des nobles, car tous les partis étaient des factions dans’ ces républiques de la Grèce.

Au milieu des efforts d’Athènes pour s’arracher à l’anarchie, apparaissent les hétéries ou associations secrètes des nobles contre la démocratie.

Périclès, selon Plutarque, ne rencontra dans ses innovations d’autre résistance que celle des nobles. Les nobles, qui voyaient Périclès élevé seul au-dessus de tous les citoyens jouir d’un pouvoir presque absolu, cherchèrent un homme qui pût lui tenir tête dans l’administration et affaiblir une autorité déjà presque royale. Ils lui suscitèrent un rival dans la personne de Thucydide, du bourg d’Alopèse, beau-frère de Cimon. Thucydide eut bientôt remis l’équilibre dans le gouvernement. Il ne laissa plus les nobles se mêler et se confondre comme auparavant avec le peuple et obscurcir leur dignité dans la foule ; mais les séparant de la multitude et concentrant comme en un seul point leur puissance pour en augmenter la force, il mit un contrepoids dans la balance politique. Avant lui, la division qui existait entre les deux partis, semblable à ces pailles qui se trouvent dans le fer, marquait simplement la différence entre la faction populaire et celle des nobles. Mais l’ambition et la rivalité de ces deux personnages ; faisant pour ainsi dire dans le corps politique une incision profonde, le séparèrent en deux portions bien distinctes, dont l’une fut appelée le peuple et l’autre la noblesse[45].

D’un coté sont les riches, qui profitèrent du principe nouveau de l’organisation politique, de l’autre les Eupatrides. Leurs rivalités nièmes sont fécondes, car l’émulation est à Athènes comme dans le reste de la Grèce, le meilleur fruit de la liberté. Et quels sont les citoyens que là république appelle de préférence a remplir des charges plus onéreuses encore qu’honorables ? quels sont les hommes que les élections populaires appellent au pouvoir ? Ce sont les descendants de ces vieilles familles qui dataient du même jour qu’Athènes elle-même, et souvent de plus loin. C’est Solon, descendant de Codrus, qui lui-même, par son père Mélanthus, descend d’Æolus, d’Hellen et de Deucalion ; c’est Pisistrate, héritier des Néléides ; c’est Mégaclès, c’est Callias, c’est Clisthène, c’est Périclès, tous issus des Alcméonides et remontant aussi jusqu’à la souche commune des Hellènes ; c’est Alcibiade, qui compte Ajax parmi ses ancêtres ; c’est Aristide et Cimon, dont la noblesse n’est pas moins illustre. Thémistocle était peut-être un homme nouveau ; mais il fondait la noblesse de son sang, et il a laissé sa gloire à sa famille comme à sa patrie[46]. Quatre siècles après lui ses descendants jouissaient encore en Aie, dans la petite ville de Magnésie, des privilèges et honneurs que le Grand Roi lui avait concédés à perpétuité, par admiration pour sa valeur si fatale pourtant à l’empire des Perces[47].

Il y avait à Athènes une loi jalouse qui exilait de la cité les citoyens devenus assez grands pour porter ombrage à l’Etat. Le philosophe le plus pratique de la Grèce, Aristote, considérait l’ostracisme comme un des principes politiques nécessaires à la meilleure constitution d’une démocratie. Cette loi d’exil, sortie d’une liberté toujours soupçonneuse et de l’amour de l’égalité, frappa les plus grands hommes d’Athènes ; mais la sentence qui les proscrivait semblait consacrer et accroître leur gloire. Le jour où l’ostracisme fut appliqué à, un homme obscur et indigne, il tomba en désuétude, car il ne pouvait plus anoblir personne[48]. Il en resta du moins une sorte de liste d’honneur, Hipparque, Pisistrate, Callias, Mégaclès, Aristide, Thémistocle, Cimon, Thucydide l’ancien, Alcibiade.

Un mot encore sur les Athéniens, qui, comme peuple et comme cité, forment une véritable aristocratie. Athènes, dit Thucydide, est l’institutrice de la Grèce. Il faut bien se garder, malgré les excès et les turpitudes de l’anarchie, de comparer le peuple athénien à la plèbe des derniers temps de le république romaine. Athènes avait gardé ses Eupatrides ; et d’ailleurs, malgré sa mobilité sociale, il s’y forma comme une seconde noblesse, qui y modérait les emportements populaires. La plèbe à Athènes c’étaient les esclaves, les étrangers, les métèques, cette multitude de plus de cent mille âmes qui s’agitait au Pirée et à la ville. L’aristocratie, le peuple noble en quelque sorte, c’étaient ces 15.000 citoyens qui siégeaient aux tribunaux des Héliastes, qui délibéraient sur les affaires publiques, qui faisaient les lois, qui choisissaient les magistrats et les généraux ; c’était cette société élevée au-dessus de la condition ordinaire des peuples par ses goûts, par son élégance, par sa culture intellectuelle, par l’habitude du commandement[49]. L’Athénien se délassait quelquefois aux débauches d’Aristophane ; mais Aristophane n’était pas seulement bouffon et audacieux ; jamais moraliste plus profond n’avait si bien usé de la licence du théâtre. Et le public qui l’applaudissait était aussi le juge éclairé des chefs-d’œuvre d’Eschyle, de Sophocle, d’Euripide, des créations de Phidias, des conceptions sublimes de. Socrate et de Platon. Et en politique, si ce peuple se plaisait aux contrastes et opposait Cléon à Nicias, il savait aussi faire justice des forfanteries de ses démagogues. Au temps de Périclès, dont ils ont compris et dont ils secondent le génie, les Athéniens sont comme les suzerains intelligents d’une moitié de la Grèce, dont ils règlent les affaires, jugent les procès, défendent les intérêts. Qu’on ne s’étonne pas du soin apporté par Périclès a exclure tous les intrus qui ont usurpé les privilèges de cette cité d’élite. Il fallut alors faire en quelque sorte ses preuves de noblesse, prouver son extraction athénienne ; cinq mille citoyens furent rejetés parce qu’ils étaient issus de parents étrangers[50]. La cité athénienne, comme par crainte de mésalliance, devenait fatalement exclusive. Eût-il mieux valu prévenir l’épuisement de la cité, en ouvrir l’enceinte aux étrangers, y verser un sang nouveau ? On le crut un peu plus tard ; mais les races étrangères, avilies elles-mêmes, loin de sauver la cité, achevèrent de la corrompre ; la décadence fut non pas prévenue, mais précipitée[51].

III

La démocratie d’Athènes n’a ses plus beaux jours qu’aux temps où elle s’abdique elle-même. Thucydide, le sage partisan d’une démocratie modérée, l’historien attristé d’une époque désastreuse pour sa patrie, vante ainsi le gouvernement de Périclès : Puissant par sa dignité et sa sagesse, inaccessible à la corruption, Périclès contenait la multitude sans jamais l’humilier ; ce n’était pas elle qui le menait, mais lui qui savait la conduire. N’ayant pas acquis son autorité par des voies illégitimes il ne cherchait pas à flatter le peuple dans ses discours. Fort de l’ascendant qu’il exerçait sur les esprits, il savait les contredire en s’opposant de front à leur humeur. Quand il les voyait insolents et audacieux à contretemps il parlait, il leur inspirait une crainte salutaire et modérait leur fougue. Tombaient-ils mal à propos dans l’abattement il les relevait et ranimait leur courage. Le gouvernement populaire subsistait de nom ; mais on était de fait sous la domination du premier citoyen. Il ne manquait en effet à Périclès que le titre de Roi. Et dans le même discours Thucydide, par la bouche de son héros, donne au peuple une définition de la démocratie peu d’accord avec l’origine ou les prétentions de cette forme de gouvernement : On a donné à ce gouvernement le nom de démocratie parce qu’il dirige tous, ses ressorts vers l’intérêt du grand nombre. S’élève-t-il quelque différend entre les particuliers ? Les lois ne font aucune acception des personnes. Aspire-t-on aux emplois selon le genre dans lequel on excelle ? L’avantage d’appartenir à un ordre distingué n’y conduit pas plus sûrement que le mérite. Jamais le défaut d’illustration n’en a fermé l’accès au citoyen pauvre, mais en état de servir sa patrie. Périclès sut en effet contenir la démocratie athénienne dans- ces limites de modération et de sagesse : son autorité, son habileté avaient été le contrepoids de la démocratie. Mais après lui le peuple, habitué à se laisser conduire, s’abandonna aux forfanteries de Cléon et à la témérité d’Alcibiade ; les démagogues au lieu de contenir la démocratie en rompirent les digues. Lés Athéniens se complurent à la fois dans cette liberté anarchique et dans les railleries que leur prodiguait Aristophane pour les en guérir.

Les désastres de la guerre du Péloponnèse furent la première conséquence de cet état de choses. Au milieu de cette guerre, on vit recommencer les luttes intestines et reparaître les factions : les uns voulaient rétablir l’aristocratie, d’autres modérer la démocratie, d’autres conserver cette anarchie dont ils profitaient. On vit le peuple, les riches, les nobles, l’armée partagés entre les intrigues d’Alcibiade, les menées des démagogues, les complots de l’oligarchie ; l’or des Perses, la haine des Lacédémoniens se mêlent à ces troubles. L’abolition de la démocratie est proclamée à Athènes pendant qu’à Samos l’armée jure de la maintenir[52]. Le gouvernement nouveau doit être confié à cinq mille citoyens, capables de servir la république de leurs biens et de leurs personnes ; la solde des troupes sera le seul salaire payé par l’Etat. Pisandre et les autres chefs de la révolution assemblent le peuple : Ils ouvrirent l’avis d’élire dix citoyens qui auraient plein pouvoir de faire des lois. Ces Décemvirs, à jour fixé, présenteraient au peuple la constitution qu’ils auraient dressée et qui leur paraîtrait la meilleure. Ce jour arrivé ils convoquèrent l’assemblée à Colone.

La constitution nouvelle laissait à tout Athénien la liberté la plus complète dans ses opinions[53], mais changeait la forme ancienne des magistratures, supprimait les rétributions pécuniaires, et créait avec cinq présidents un conseil de quatre cents membres, qui devait gouverner avec plein pouvoir et convoquer les cinq mille quand il le croirait nécessaire[54]. Les quatre cents se mettent aussitôt à l’œuvre et chassent par la force l’ancien sénat. Sparte se réjouit sans croire à la durée de la révolution.

L’armée de Samos se soulève à la nouvelle des événements d’Athènes, et s’érige à son tour en assemblée et en gouvernement. Alcibiade s’offre comme médiateur. Les intrigues recommencent. Aux uns les quatre cents paraissent une oligarchie trop étroite, aux autres les cinq mille une démocratie suffisante. Les chefs de l’oligarchie compromettent eux-mêmes leur œuvre par leur ambition : Ils ne se contentent pas de se trouver, en un jour, égaux entre eux ; mais chacun veut s’y voir de beaucoup le premier[55]. Le peuple décide la question en renversant les quatre cents : le pouvoir passe aux cinq mille, assemblée mixte entré les deux factions extrêmes ; tous les hoplites y sont admis ; toutes les fonctions deviennent gratuites. Ce temps, dit Thucydide, est celui de nos jours où les Athéniens u semblent s’être le mieux conduits en politique ; ils surent tenir un juste tempérament entre la puissance des riches et celle du peuple[56]. Les proscriptions toutefois signalèrent ce retour de la démocratie modérée : la plus illustre victime fut Antiphon, à qui la multitude revenue au pouvoir ne pardonna ni son dédain ni son éloquence[57]. Phrynicus avait été assassiné. Pisandre, Alexielès et le plus grand nombre s’échappent.

Le retour d’Alcibiade fut la grande fête de la démocratie rétablie. Ses victoires semblaient avoir réparé et faisaient oublier les désastres de l’expédition de Sicile. Plutarque nous donne ici un singulier témoignage de l’enthousiasme inspiré par son héros : Alcibiade gagna tellement l’affection des pauvres et des gens de la dernière classe du peuple qu’ils conçurent le plus violent désir de l’avoir pour Roi, et que quelques-uns même allèrent jusqu’à lui dire qu’il devait abolir les décrets et les lois, écarter tous les hommes frivoles qui troublaient l’Etat par leur bavardage, et disposer de tout à son gré sans s’embarrasser des calomniateurs. On ne sait pas quelles pensées il avait sur la tyrannie ; mais les plus puissants d’entré les citoyens, craignant les suites de cette faveur populaire, pressèrent vivement son départ en lui accordant tout ce qu’il voulut et en lui donnant les collègues qu’il demanda[58]. La démocratie avait hâte d’abdiquer, et telle était son inconstance que bientôt elle frappa d’une nouvelle loi d’exil l’homme même à qui elle venait d’offrir la tyrannie, et cela en l’accusant d’avoir conspiré contre la liberté.

Les révolutions n’étaient pas finies. La démocratie retombe dans ses fautes et sa licence. L’oligarchie reprend ses menées et ses complots ; les Spartiates en étaient les instigateurs les plus ardents ; pour toutes les cités grecques c’étaient les adversaires naturels de la démocratie. De tout temps les institutions spartiates avaient eu des admirateurs à Athènes même, et en attendant que l’historien Xénophon s’en fît l’apologiste enthousiaste, tout un parti aspirait à les transporter dans Athènes. Théramène, fils d’Agnon, l’un des chefs de la faction aristocratique, s’entendait depuis longtemps avec Lysandre, le général des Spartiates.

Lysandre, après avoir détruit la flotte athénienne, à Ægos-Potamos, et massacré les prisonniers, commença par détruire la démocratie dans toutes les villes ennemies ou alliées où elle s’était maintenue, et partout il donnait le pouvoir, sous la direction suprême des harmostes lacédémoniens, à ces hétéries ou associations oligarchiques et secrètes qu’il avait formées. Les nobles les plus audacieux et les plus violents, selon Plutarque, avaient surtout sa confiance. Alors il vint mettre le siège devant Athènes : la famine triompha de l’héroïsme des derniers Athéniens. Théramène se chargea de négocier et fit accepter au peuple les conditions humiliantes de Lysandre et du sénat lacédémonien. Les murailles«de la ville tombèrent sous les coups des soldats de Lysandre ; le gouvernement de la ville conquise fut remis à trente Archontes ou Esymnètes : vingt avaient été choisis d’avance par Théramène et Lysandre ; les dix autres furent nommés par la faction oligarchique. Les Trente héritaient de tous les pouvoirs du peuple et nommaient aux charges comme autrefois l’assemblée publique. Ils devaient réviser les lois ; ils ne s’occupèrent que de proscrire tous ceux qu’ils redoutaient, d’affermir leur tyrannie et de dépouiller les riches, surtout les Métèques. Ils désarmèrent le peuple, à l’exception des hétéries, sur lesquelles ils comptaient s’appuyer et dont ils se formèrent une garde de trois mille hommes. Les Trois-Mille eurent pour privilège de ne pouvoir être mis à mort sans un jugement du conseil ;.le peuple fut à la discrétion de ses nouveaux maîtres. Théramène voulut arrêter les excès : Critias, l’accusateur d’Antiphon, se fit l’accusateur de Théramène, et l’effaçant de la liste des Trois-Mille le livra à ses satellites. Alors les Trente décrétèrent que les Trois-Mille auraient seuls le droit d’habiter dans Athènes.

Mais les excès mêmes des Trente préparaient leur chute. Les bannis, plus nombreux que leurs persécuteurs, purent sous la conduite de Thrasybule, renverser les Trente et les Trois-Mille. Sparte elle-même, contente d’avoir ruiné sa rivale, contribua à la restauration de la démocratie athénienne. Les lois de Solon furent rétablies et écrites sur les murs d’un portique. L’Aréopage reprit dans la constitution son rôle de pouvoir modérateur et dut veiller à l’exécution des lois. Les magistrats ne purent désormais s’écarter de la loi écrite, qui fut placée même au-dessus des décrets du conseil et de l’assemblée. Pour toute innovation il fallut désormais une majorité de six mille votes secrets. Athènes revenait trop tard aux principes de Solon : mais les formes des institutions anciennes furent seules rétablies ; l’esprit en était perdu pour toujours : ce n’était plus à Athènes que pouvait profiter une expérience si chèrement acquise.

IV

Nous n’avons pas le loisir d’assister à la décomposition de la société grecque. Il nous faut avancer. Donnons cependant un dernier regard à cette Grèce déchue, en songeant qu’elle doit se relever un jour après une servitude de deux mille ans. Ce sera d’ailleurs une leçon de plus si nous pouvons pénétrer les causes qui ont préparé cette décadence.

Athènes et Sparte tombèrent faute d’hommes, c’est-à-dire parce que leurs glorieuses familles, la population issue de leurs fondateurs, les générations issues de leur grandeur même s’étaient éteintes. Le courage ne faillit pas, mais il n’y avait plus de combattants. La Grèce entière partage encore cette destinée fatale des deux grandes cités.

C’est un écrivain d’Athènes qui nous révèle le secret de la faiblesse de sa patrie, Isocrate, qui se laissa mourir de faim en apprenant la victoire de Philippe à Chéronée. Dans Athènes il n’y avait plus d’Athéniens : la guerre les avait dispersés en Sicile, en Thrace, sur l’Hellespont, aux rivages de l’Asie et jusqu’en Égypte. Nous célébrons tous les ans, dit Isocrate, de nouvelles funérailles publiques. Nos voisins et les autres Grecs accourent en foule à ces pompes funèbres, moins pour partager notre douleur que pour jouir de nos calamités. Athènes voit peu à peu les tombeaux publics se remplir de ses citoyens, et leurs noms remplacés sur les registres par des noms étrangers. Ce qui prouve la multitude d’Athéniens qui ont péri alors, c’est que nos familles les plus illustres et nos plus grandes maisons, qui avaient échappé à la cruauté de la tyrannie et à la guerre des Perses, furent détruites et sacrifiées à cet empire maritime l’objet de nos vœux. Et si par les familles dont je parle on voulait juger des autres, on verrait que le peuple athénien a été renouvelé presque tout entier[59].

Cette population nouvelle n’avait pas seulement d’autres mœurs ; elle ne pouvait pas avoir le culte de la patrie, le respect des traditions nationales, le dévouement à la gloire des ancêtres. Ces étrangers, aventuriers ou métèques enrichis, se moquaient des devoirs austères de la cité et ne songeaient qu’au gain et au plaisir. Ils semblaient avoir gardé la corruption et les vices de l’esclavage dont ils sortaient presque tous[60]. La religion et le patriotisme s’en allaient en même temps : les progrès de la science et des arts, les découvertes de la raison, l’affranchissement de l’esprit, n’avaient que de funestes effets. Les sages, Socrate, Platon, Aristote, Epicure ; Zénon, Pyrrhon donnaient sans le vouloir des armes au scepticisme, à l’irréligion, à l’égoïsme. La société qu’ils voulaient instruire était trop corrompue pour féconder les germes qu’ils y jetaient ; tout y était bientôt altéré et vicié. La multitude ne se plaisait plus que dans la sensualité la plus grossière. Tout ce qui autrefois élevait le cœur, exaltait l’esprit, faisait les héros, agrandissait l’homme, était alors dédaigné et conspué. Tout cela, dit l’un des personnages d’Aristophane, n’est qu’un vain bruit du pays des choses. — La mort te glacera au jour marqué par les Dieux. Et que te restera-t-il ? Ce que tu auras bu et mangé, et rien de plus. Le reste est poussière, poussière de Périclès, de Codrus, de Cimon[61]. Ainsi le cynisme des mœurs et des idées commençait par la raillerie des souvenirs les plus glorieux et les plus respectés :

Une des causes de la ruine des familles à Athènes, et par suite de la décadence de la cité, ce fut sans contredit ce mauvais système d’économie politique, qui, non content de rendre gratuites les magistratures et les fonctions de la cité, fit retomber tous les services sur les riches, et donna pour contraste de l’égalité des droits l’inégalité des charges. Nous verrons dans l’empire romain toute la science du fisc aboutir à rendre les contribuables solidaires les uns des autres. A Athènes, le recensement des fortunes n’était fait dans les tribus que pour désigner les plus riches et les condamner à des charges ruineuses : les chorégies, les théories, les gymnasiarchies, les repas de fêtes dans les tribus, les triérarchies ou équipements de vaisseaux pour la guerre, les subventions militaires, tout retombait sur les riches. Celui qui était désigné n’avait d’autres ressources que de demander ou d’accepter l’échange de sa fortune contre celle d’un plus riche ou d’un plus pauvre que lui, s’il refusait la charge qu’on lui imposait. Lysias, dans un plaidoyer, prouve que son client a épuisé sa fortune comme chorège dans les tragédies, aux fêtes Thargéliennes, aux Panathenées, aux Dionysiennes, comme gymnasiarque aux fêtes de Prométhée, comme triérarque pendant sept ans, et enfin par une subvention de guerre. Celui-là se trompe fort, dit le poète Antiphane, qui ose compter sur la solidité de sa fortune. La subvention lui enlève tout ce qu’il a dans sa maison. Il perd un procès et il est ruiné. Stratège, il se perd de dettes ; chorège, il fournit au chœur des manteaux d’étoffe d’or, et il est réduit lui-même à se vêtir de guenilles. Il devient triérarque et va se pendre[62].

V

Athènes ne s’était pas sauvée en ouvrant son sein aux étrangers ; Sparte succomba pour être restée inflexible. Elle avait fondé les droits politiques- sur la propriété du sol et sur la séparation établie entre les vainqueurs et les vaincus. Ses familles s’éteignirent ; les neuf mille lots des conquérants se concentrèrent-en quelques mains ; la pauvreté et l’impossibilité d’en sortir avilirent tous ceux qui ne possédaient plus, et qui, faute de pouvoir payer leur part des repas publics, tombaient dans une classe à part[63]. Sparte, fondée à l’origine sur la pauvreté et l’égalité, était devenue la cité la plus riche et la plus oligarchique de la Grèce.

Veut-on connaître les causes de cette décadence ? Ce n’est pas seulement la science moderne qui nous les révèle, les auteurs de l’antiquité les ont comprises tout entières, Ecoutez Plutarque : Dès que l’amour de l’or et de l’argent se fut glissé dans Sparte, que la possession des richesses eut amené à sa suite une sordide avarice ; que leur usage eut introduit le luxe, la mollesse et le goût de la dépense ; Sparte, bientôt dépouillée de ses plus beaux avantages, se vit réduite à un état d’humiliation indigne de sa grandeur passée[64]. Et plus loin[65] : La première cause de la corruption et de l’état de langueur où était tombée la république de Sparte remontait au temps où, après avoir détruit le gouvernement d’Athènes, elle apporta dans ses murs l’or et l’argent qu’elle avait trouvés dans cette ville. Cependant, comme on avait conservé le nombre des héritages dont Lycurgue avait réglé la division, et que chaque père transmettait sa part à son fils, le maintien de cet ordre et de cette égalité avait rendu moins funestes les atteintes portées à l’ancien gouvernement. Mais un Spartiate puissant, nommé Epitadée, homme fier et opiniâtre, qui avait eu un différend avec son fils, ayant été nommé Ephore, fit une loi qui permettait à tout citoyen de laisser sa maison et son héritage à qui il voudrait, soit par testament, soit par donation entre vifs. Epitadée ne publia cette loi que pour satisfaire son ressentiment particulier ; mais les autres l’acceptèrent, et, en lui donnant leur sanction par des motifs d’avarice, ils renversèrent la plus sage de leurs institutions. Les riches acquirent tous les jours sans bornes en dépouillant de leurs successions les véritables héritiers ; et les richesses étant devenues le partage d’un petit nombre de citoyens, la pauvreté s’établit dans Sparte, en chassa les arts honnêtes, qu’elle remplaça par des arts mercenaires, et y fit entrer avec elles la haine et l’envie contre les possesseurs des héritages d’autrui.

La plus fatale conséquence de ces changements, c’est la dépopulation croissante de Sparte, qui, à la fin, n’a plus de citoyens. Les neuf mille citoyens de Lycurgue sont réduits à huit mille vers la seconde guerre médique ; à six mille un demi-siècle après, au milieu de la guerre du Péloponnèse[66] ; à deux mille, après la bataille de Leuctres ; à mille, au temps d’Aristote ; à sept cents, au temps d’Agis[67]... Il ne se trouvait pas dans la ville, dit Plutarque, plus de sept cents Spartiates naturels, dont cent à peine avaient conservé leurs héritages ; tout le reste n’était qu’une multitude indigente, qui, languissant à Sparte dans l’opprobre et se défendant au-dehors avec mollesse contre les ennemis qu’elle avait à combattre, épiait sans cesse l’occasion d’un changement qui la tirât d’un état si méprisable. Ajoutez à ces causes la loi sur l’exposition des enfants, qui permettait aux pauvres de ne pas se charger d’une famille trop nombreuse ; les guerres continuelles, qui enlevaient peu à peu à la république les citoyens épargnés par les grands désastres, tels que le tremblement de terre de 486[68] ou la bataille de Leuctres. Les Spartiates étaient si faibles, que les Etoliens, dans une course en Laconie, enlevèrent cinquante mille esclaves, et qu’un vieux Spartiate remerciait l’ennemi d’avoir délivré la Laconie d’un si grand fardeau[69].

Sparte s’épuisait comme Athènes, et vainement accordait-elle l’exemption du service militaire à celui qui avait un fils, l’exemption de toutes les charges à celui qui en avait trois ; le remède était plus funeste encore que le mal. Et puis une loi avait permis aux femmes de prendre leur part des héritages domestiques : les lots que Lycurgue voulait conserver inaliénables et indivisibles s’étaient ainsi morcelés ; les femmes les transportaient d’une famille à l’autre ; les mariages devenaient une spéculation. Au temps d’Aristote, les femmes possédaient presque la moitié des propriétés, et Platon leur attribue la décadence de Sparte[70]. La plus grande partie des richesses de Sparte, dit aussi Plutarque, était alors entre les mains des femmes ; et de là vinrent les plus grandes difficultés qu’Agis eut à essuyer. La réforme qu’il voulait introduire allait les priver, non seulement de ces délices où l’ignorance des vrais biens leur faisait placer le bonheur, mais encore du pouvoir et des honneurs qu’elles devaient à leurs richesses[71].

Deux tentatives furent faites plus tard pour relever Sparte : l’une par Agis, l’autre par Cléomène, tous deux issus des Héraclides ; mais ils se trompèrent en croyant qu’il n’y, avait qu’à rétablir les lois de Lycurgue, dont Sparte n’était plus digne. Agis veut d’abord rendre des citoyens à la cité eu rendant aux citoyens les terres qu’ils ont perdues. Un nouveau partage sera fait des terres, que depuis la vallée de Pallène jusqu’au mont Taygète et aux villes de Malée et de Sellasie, l’on divisera en quatre mille cinq cents parts ; au-delà de ces limites on fera des autres terres quinze mille portions, qui seront distribuées aux Lacédémoniens du voisinage en état de porter les armes. Les terres placées entre ces limites formeront le partage des Spartiates naturels, dont le nombre sera rempli par les voisins et les étrangers, qui, ayant reçu une éducation honnête, seront à la fleur de l’âge et bien faits de leur personne ; on les distribuera en quinze tables de quatre cents et de deux cents convives, et ils suivront la même discipline que les anciens Spartiates[72].

Lorsque Agis eut échoué contre la corruption des mœurs et la mauvaise volonté des riches, Cléomène reprit son couvre par les mêmes moyens et avec là même ardeur, mais succomba comme lui dans ses efforts. Toutes les terres furent partagées. Il compléta le nombre des citoyens par les habitants les plus honnêtes des pays voisins, dont il forma un corps de quatre mille fantassins. Il s’appliqua à l’éducation de la jeunesse, qu’il fit instruire dans la véritable discipline de Lacédémone. On vit renaître en peu de temps l’ancien ordre des exercices et des repas publics. Mais tout cela était factice. Après le glorieux désastre de Sellasie, qui, de six mille Spartiates, n’en épargna que deux cents, Cléomène alla porter ses illusions sur une terre étrangère, et étonner de son courage et de sa mort Alexandrie, cette ville toute grecque, qui se souciait si peu de la ; Grèce. Sparte eut la honte d’entraver après lui les derniers efforts de la liberté expirante, et tomba bientôt sous la tyrannie ou dans l’oubli.

VI

La plaie commune de la Grèce, dans cet abâtardissement, c’était la fatale industrie des Mercenaires : épuisée, asservie, elle vendait son sang, elle faisait commerce des dernières forces qui auraient pu lui conserver la liberté ou la lui rendre. Les descendants de Thémistocle, de Léonidas, d’Epaminondas, de Démosthènes, ne combattaient plus pour leurs cités, mais avaient fait de la guerre tin métier. Jadis le dévouement à la patrie, la passion de la gloire, le désir légitime de s’élever au premier rang par les services, la noble émulation de la vertu entretenaient et exaltaient les mœurs guerrières. Quand tout cela eut péri, l’ambition avide, la cupidité, la licence, mirent les Grecs au service des Barbares et de quiconque voulut les payer. Darius avait quatre mille Grecs dans son armée, et il fallut qu’Alexandre fermât d’abord les rivages de l’Asie. Sans cette précaution, à toutes les batailles où semblait se vider la vieille querelle de la Grèce et de la Perse,-le nombre des Grecs à la solde des Perses n’aurait pas cessé de s’augmenter. Le vainqueur d’Issus et d’Arbelles aurait pu ajouter aux boucliers barbares envoyés à Athènes les armures mercenaires fabriquées à Corinthe ou parties du Pirée. Voilà ce qui corrompit le reste de bravoure que la nation conservait encore, voilà ce qui acheva d’épuiser les cités. Les derniers généraux d’Athènes, Chabrias, Iphicrate, Timothée, Charès, les rois même de Sparte, comme Pausanias et Agésilas, deviennent les serviteurs des princes barbares de la Thrace, de l’Asie, de l’Égypte[73]. Les Dix Mille, ces héros dignes d’un meilleur temps, avaient vendu à un satrape révolté leur courage et jusqu’à leur gloire ; il fallut le hasard d’une bataille pour les rendre à eux-mêmes et à un camp national. Xénophon d’Athènes, leur historien, paraît plus tard dans une bataille à coté du Spartiate Agésilas et en face des Athéniens, ses concitoyens. Plus tard c’est un aventurier Spartiate, Xantippe, qui arrache Carthage aux mains des légions romaines ; et il était parti au moment où Antigone prenait Corinthe, asservissait la Grèce et menaçait Sparte elle-même. L’appât des honneurs et des richesses attirait la jeunesse grecque aux cours d’Alexandrie, de Pergame, d’Antioche. Un jour l’Étolie avait failli être dépeuplée par une levée faite pour le roi Ptolémée[74]. Les généraux grecs se corrompaient au service de l’Asie : Chabrias, Charès, Conon même et Timothée ne pouvaient plus se plaire au séjour d’Athènes ; il leur fallait la licence et la corruption de l’Orient. Et cependant la Grèce à son tour avait des mercenaires étrangers ; chaque cité louait des soldats pour sa propre défense ; Athènes, Athènes même en avait loué contre Philippe[75].

Démosthènes, s’efforçant de réveiller le patriotisme et les vertus militaires des Athéniens, leur reproche de ne point s’armer eux-mêmes pour sauver leur liberté et celle de la Grèce : la guerre est-elle déclarée, dit-il, le peuple se contente de décréter l’enrôlement de dix mille, de vingt mille étrangers. Isocrate dévoile de même cette coutume fatale : Avec un peuple nombreux et des finances épuisées nous voulons, comme le Grand Roi, nous servir de troupes mercenaires. Autrefois, si on armait une flotte, on prenait pour rameurs des étrangers et des esclaves, mais pour combattants des citoyens. Aujourd’hui nous armons des étrangers pour combattre et nous forçons les citoyens à ramer. Ainsi quand nous faisons une descente sur les terres ennemies, on voit ces fiers citoyens d’Athènes, qui prétendent commander aux Grecs, sortir des vaisseaux la rame à la main, et des mercenaires s’avancent au combat couverts de nos armes[76]. Sparte, en l’année 374, comptait quinze cents mercenaires sur sa flotte, et elle en empruntait à Denys, le tyran de Syracuse. Sa cavalerie en était presque entièrement composée[77]. Clitor, ville d’Arcadie, n’avait pas d’autres défenseurs contre Orchomène, sa rivale. Jason, tyran de Thessalie, en a six mille à son service.

Et cependant si les mercenaires grecs étaient si recherchés par les puissances barbares de l’Orient, c’était là un hommage, qui montrait ce que la Grèce pacifiée et réorganisée aurait trouvé de ressources en elle-même. De glorieuses destinées, en effet, étaient réservées encore à la race hellénique : un de ses peuples, qui avait à peine paru dans son histoire et qu’elle-même avait longtemps relégué parmi les Barbares, allait tout à coup lui donner une puissance inconnue jusque-là. Les Macédoniens, sous deux hommes de génie, Philippe et Alexandre, recueillent la suprématie perdue tour à tour par Athènes, Sparte et Thèbes ; ils imposent l’unité à la Grèce et la confondent un instant dans un même Empire avec l’Orient. Mais l’œuvre d’Alexandre et de Philippe ne devait pas leur survivre.

 

 

 



[1] A Sicyone, le roi d’Argos, Adraste, de son visant, avait une chapelle où des chœurs célébraient chaque année ses exploits et ses malheurs. Le tyran Clisthène, jaloux de ces honneurs, ne put les enlever à Adraste qu’en les transportant au héros thébain Melanippos et en rendant les chœurs tragiques au culte de Bacchus. Hérodote, V, 66, 67.

[2] Telles furent les tyrannies de Pisistrate à Athènes, de Cypsélus à Corinthe, de Panétius à Leontium, de Pittacus à Mitylène, de Phidon à Argos, du premier Miltiade dans la Chersonèse, d’Orthagoras, de Myron, de Clisthène, qui eurent successivement à Sicyone une sorte de royauté héréditaire.

[3] Nous avons déjà rencontré des divisions analogues chez les Perse. On les retrouve chez presque tous les peuples germaniques. La famille est partout le premier élément de l’organisation sociale.

[4] Dans le gouvernement de Sparte, la royauté est parfaitement légale, mais elle n’est pas maîtresse absolue. Le Roi dispose souverainement de deux choses seulement : des affaires militaires hors du territoire national, et des affaires religieuses. Cette royauté n’est vraiment qu’un généralat inamovible investi de pouvoirs suprêmes. On ne lui attribue le droit de vie et de mort que dans un seul cas, réservé aussi chez les anciens : dans les expéditions, dans la chaleur du combat. Aristote, Politique, III, 293.

[5] On sait l’autorité que l’âge et l’expérience donne aux vieillards chez les peuples sauvages. A Sparte, la loi avait établi une sorte de culte pour la vieillesse, dans la vie privée comme dans l’Etat.

[6] Aristote, Politique, V, c. II. Une loi détendait à tout descendant d’Hercule d’avoir des enfants d’une femme étrangère. Le Roi Léonidas fut cité en justice et déposé pour avoir enfreint cette loi. Plutarque, Vie d’Agis, c. XII.

[7] Plutarque, Vie de Lycurgue, c. VII.

[8] Plutarque, Vie de Lycurgue, ch. X.

[9] Aristote, II, ch. VII de sa Politique.

[10] Thucydide, I, ch. LXXXVII.

[11] Aristote, Politique, II, ch. VII.

[12] Le gouvernement athénien a cet air de jeunesse qui manque à Lacédémone. Thucydide, Disc. des Corinth.

[13] Plutarque, Lycurgue.

[14] Terpandre, né à Lesbos et appelé à Sparte par l’ordre, d’un oracle pour apaiser une sédition, était à la fois poète et musicien. Il mit, dit-on, les lois de Lycurgue en vers, et ajouta trois cordes à la lyre, qui n’en avait que quatre avant lui.

[15] Tous les Lacédémoniens apprenaient à jouer de la flûte. Athénée, IV, 1. — L’usage de la flûte parait avoir eu pour but de tempérer plutôt que n’exciter l’ardeur des combattants. Aulug., I, ch. XI. — Thucydide, V, 70. — Alcée fut proscrit pour avoir chanté la fuite.

[16] L’Athénien Tyrtée était l’auteur de la plupart des chants guerriers des Spartiates, dont il avait relevé le courage dans les guerres de Messénie. La marche militaire dont parle ici Plutarque était une sorte d’invocation à Castor. Il était interdit aux Ilotes et aux Périèques de chanter les hymnes de guerre.

[17] Plutarque, Vie de Lycurgue, ch. XXXI, XXXII, XXXIII.

[18] L’industrie, le commerce, les arts furent abandonnés aux Périèques, qui s’y enrichirent. L’ilote lui-même, sur le domaine du Spartiate, était une sorte de fermier assujetti seulement à une redevance invariable. A Thespies et à Thèbes comme à Sparte, l’exercice d’un métier dégradait l’homme libre.

[19] Ornée avait été peut-être la première ville conquise par les Doriens.

[20] A la suite d’une bataille contre les Spartiates, Argos fut même, d’après Aristote, forcée de donner le droit de cité à des serfs. Politique, VIII. De cette époque date sa décadence.

[21] Hérodote, V, 68. Clisthène changea les noms des tribus de Sicyone, afin que celles des Doriens n’eussent pas dans cette ville les mêmes noms qu’elles avaient à Argos, et par ceux qu’il leur donna il les couvrit de ridicule ; car de Hys, de Onos et de Chœres, il en fit les Hyates, les Onéates et les Chœrèates... Soixante ans après sa mort, les Sicyoniens changèrent ces noms en ceux d’Hylléens, de Pamphyliens et de Dymanates, et donnèrent le nom d’Egialéens à la quatrième tribu qu’ils ajoutèrent aux trois autres.

[22] Pierron, Hist. de la Litt. grecq. Théognis.

[23] Les Pélasges, qui restèrent la population dominante de l’Arcadie, appartenaient sans doute à la race celtique. L’Arcadie n’obtint jamais une grande puissance, parce qu’elle ne put parvenir à l’unité. Aristote, Politique, II, 1. Diodore de Sicile, II.

[24] Athènes garda toujours quelque chose de la division primitive de son peuple en quatre tribus : chaque tribu avait un Roi des sacrifices. Ni Thésée ni Solon n’y portèrent atteinte. Clisthène, qui augmenta le nombre des tribus, n’augmenta pas celui des rois ; les tribus nouvelles eurent des démarques.

[25] La loi ne voulait pas ajouter la perte de la sûreté à celle de la liberté. Montesquieu.

[26] Plutarque, Vie de Thésée, 22. Il fit abattre dans chaque bourg les prytanées et les maisons de conseil, cassa tous les magistrats, bâtit un prytanée et un palais commun. — Et ibid., 31. Ils se plaignaient qu’il leur avait ôté l’empire qu’ils exerçaient chacun dans leurs bourgs, qu’en les renfermant dans une seule ville, il les avait rendus ses sujets ou plutôt ses esclaves. Mnesthée excitait aussi le peuple, en accusant Thésée de ne leur avoir laissé qu’une liberté imaginaire, qui dans le fait les avait privés de leur patrie, de leurs sacrifices, et au lieu de plusieurs rois légitimes, bons et humains, leur avait donné pour maître nu étranger et un inconnu.

[27] Plutarque, Thésée, 23.

[28] Plutarque, Vie ce Solon, ch. XXIII.

[29] Le médimne était une mesure de grains égale à quatre boisseaux ; il valait au temps de Solon deux drachmes ; au temps de Démosthènes il était monté à cinq drachmes. Les Zeugiles étaient probablement les citoyens qui pouvaient nourrir un attelage de bœufs ; où peut-être étaient-ils ainsi nommés parce qu’ils tenaient le milieu entre les Chevaliers et les Thètes.

[30] Montesquieu, Esprit des Lois, II, 2.

[31] Nous trouverons à Rome un fait tout semblable dans les institutions de Servius Tullius.

[32] Le célèbre Cléon, démagogue tout-puissant à Athènes pendant la guerre du Péloponnèse, était corroyeur. Anytus, l’accusateur de Socrate était tanneur, et on racontait que son inimitié contre Socrate vint de ce que le philosophe avait détourné soif fils de l’industrie paternelle. Devant la loi le père n’avait le droit de rien exiger de son fils pour soutenir sa vieillesse s’il ne lui avait pas enseigné un métier. Plutarque, Vie de Solon, ch. XXX. Solon qui accommodait bien plus les lois aux choses que les choses aux lois, mit les arts en honneur et chargea l’Aréopage de s’enquérir des moyens que chaque citoyen avait pour vivre, et de punir ceux qui vivaient dans l’oisiveté.

[33] Les sénateurs mêmes recevaient un salaire chaque jour de session. On regardait les l’onctions salariées comme nécessaires à la démocratie.

[34] Platon remarque dans le Ménexène que la constitution de Solon renfermait des éléments aristocratiques déguisés avec soin.

[35] Les gardiens des mystères étaient au nombre de quatre deux étaient pris dans le peuple ; les deux autres appartenaient à la race des Eumolpides et à la race des Céryces.

[36] L’organisation militaire d’Athènes resta fondée sur la division par tribus ; elles étaient au nombre de quatre ; Clisthène les porta au nombre de dix. Chaque tribu avait ses Hoplites, ses cavaliers et son général. Ces généraux restaient en charge une année et dans le conseil formé par eux, l’Archonte Polémarque n’avait qu’une voix prépondérante. Les Hoplites annoncent le système de guerre qui a succédé aux combats héroïques : ce ne sont plus les héros d’Homère sur leurs chars ; c’est tout un peuple rangé en lignes serrées et profondes. Ces armées sauvent la Grèce aux guerres médiques. Chaque Hoplite avait une solde de deux oboles par jour, autant pour son entretien, les officiers le double, les cavaliers le triple. Les Taxiarques, les Phylarques, les Hipparques étaient les principaux officiers. Bœckh, Econ. polit. des Ath., II, 21.

[37] Plutarque, Vie de Solon, XXIV. — Démosthènes, Disc. contre Aristocrates. — Disc. p. la cour, Pollux, VIII, 10. — Pausanias, IV, 5. — Académ. des Inscript., t. VI, p. 177.

[38] C’était à l’Aréopage qu’il appartenait d’autoriser ou d’empêcher l’érection de nouveaux édifices : Périclès commencera par lui enlever cette surveillance pour disposer à son gré des deniers de l’État. Nais il abaissera surtout les Aréopagites en attachant une solde à leurs fonctions judiciaires. Voy. d’Anach., XVI.

[39] Le sénat des Spartiates s’appelait γερονσια c’est-à-dire assemblée de vieillards ; le sénat d’Athènes s’appelait βουλή c’est-à-dire conseil de la République. La vieillesse n’était pas respectée à Athènes comme à Sparte. Toutefois les citoyens âgés de soixante ans formaient une classe particulière de juges, qui n’étaient guère que des arbitres, sorte de juges de paix dont la sentence était sans appel. A l’assemblée, les citoyens âgés de cinquante ans avaient droit de parler les premiers.

[40] Personne, pas même un Archonte, ne pouvait porter une proposition devant l’assemblée publique sans l’autorisation du sénat.

[41] Plutarque, Vie de Périclès, ch. XII. Périclès n’avait pu entrer dans l’Aréopage parce que le sort ne l’avait jamais favorisé pour être Archonte, Roi des sacrifices, Thesmothète ou Polémarque ; car de tout temps ces charges s’étaient données au sort, et ceux qui s’y étaient bien conduits montaient à l’Aréopage.

[42] Les Nomophylaques étaient les gardiens des lois anciennes contre toute innovation. Les lois nouvelles étaient examinées par une commission de mille Héliastes et par le sénat avant d’arriver à l’assemblée du peuple, et elles ne pouvaient être adoptées qu’après un procès solennel.

[43] Clisthène, voulant fortifier la démocratie, avait aboli les sacrifices des familles. Aristote, Politique, VI, 2.

[44] La séparation des classes fut maintenue. Isée parle du cens des Chevaliers exigé pour obtenir les charges supérieures. Bœckh, Econ. pol. des Athén.

[45] Plutarque, Périclès, 15.

[46] Plutarque, Thémistocle, I. La naissance de Thémistocle fut trop obscure pour avoir pu contribuer à sa gloire. Son père Néoclès, du boum de Phréar, de la tribu Léontide, était d’une condition médiocre ; par sa mère, il passait pour étranger. Cette naissance était dans les sœurs athéniennes une sorte de bâtardise. Il paraît pourtant que Thémistocle touchait à la famille, des Lycomèdes, qui avait l’intendance du culte de Cérès et des grandes déesses et y chantait un hymne attribué à Musée. Il fit rebâtir une chapelle de celle famille brûlée par les Barbares. Plutarque, Id. ibid.

[47] Plutarque, Vie de Thémistocle, XXXVIII. — Les descendants de Thémistocle sont encore en possession, à Magnésie, de quelques honneurs particuliers, et moi-même j’en ai vu jouir Thémistocle l’Athénien, avec qui je m’étais lié très étroitement chez le philosophe Ammonius. Strabon rapporte de mène que les chefs des colonies ioniennes en Asie remontaient à Codrus, et que de son temps, à Éphèse, ce titre donnait encore droit à certaines prérogatives. En Thessalie, les Aleuades, descendants d’Hercule, sont chantés par Simonide et Pindare.

[48] Plutarque, Vie d’Aristide, XI. Vie d’Alcibiade, XIV. — L’ostracisme n’était pas une punition infligée à des coupables ; pour le voiler sous un nom spécieux, on l’appelait affaiblissement et diminution d’une puissance et d’une grandeur qui pouvaient a devenir dangereuses. — Jamais aucun homme de basse extraction ou sans crédit n’avait été condamné à cette sorte de bannissement. — Mais lorsqu’on en fut venu jusqu’à condamner, par ce ban honorable, des hommes ainsi méprisables que méchants, et en particulier un certain Hyperbolus, qui fut le dernier contre lequel on l’employa..... le peuple, indigné de l’avilissement et du déshonneur imprimés à l’ostracisme, y renonça et l’abolit pour toujours.

[49] Nous sommes les seuls des Grecs, disait Périclès, chez qui le citoyen entièrement étranger aux affaires politiques soit regardé, non pas seulement, comme un homme inoccupé, mais comme un être inutile. Aussi n’est-il personne de nous qui, dans les délibérations publiques, ne soit capable ou de concevoir des idées heureuses ou d’apprécier celles des autres. Thucydide, Disc. de Périclès.

[50] Déjà au temps de Thémistocle les jeunes gens issus de l’union d’une famille athénienne avec une famille étrangère, ne pouvaient exercer qu’au gymnase de Cynosarges, hors de la ville. Ce gymnase était consacré à Hercule, né d’un dieu et d’une mère mortelle. Thémistocle y attira les jeunes gens des premières raisons d’Athènes, et parut abolir celle distinction pour ne pas la subir. Plutarque, Thémistocle.

[51] Périclès, dit-on, était revenu lui-même sur la loi d’exclusion qu’il avait rétablie : il voulait légitimer le fils que lui avait donné Aspasie. Après les trente tyrans, Antiphon tit rétablir encore cette loi, mais sans effet rétroactif. Athènes garda Timothée comme Thémistocle.

[52] Quelques jeunes gens tuèrent secrètement Androclès, l’un des principaux soutiens de la démocratie. Thucydide, VIII. Après ce premier crime impuni, les meurtres se poursuivent de part et d’autre.

[53] Il serait permis à tout Athénien d’émettre l’opinion qu’il lui plairait ; de graves châtiments puniraient quiconque accuserait l’opinant d’enfreindre les lois ou l’offenserait de quelque manière. Thucydide, VIII. 67.

[54] Thucydide nomme, comme le véritable auteur de celte révolution, Antiphon, homme qui ne le cédait en vertu à aucun des Athéniens de son temps, qui pensait merveilleusement bien et exprimait de même ce qu’il pensait. A Pisandre et Antiphon, l’auteur ajoute encore Phrynicus, Théramène, Aristocrate. Aristarque parait au milieu des troubles avec les jeunes gens de l’ordre des chevaliers.

[55] Thucydide, VIII, 89.

[56] Thucydide avoue pourtant qu’on se servait du nom des cinq mille pour ne pas avouer qu’on voulait rétablir l’ancienne démocratie. VIII, 92.

[57] Antiphon est encore jugé avec passion par les historiens de nos jours : son plus grand crime est d’avoir haï la démocratie. On rejette volontiers sur lui tous les excès du parti oligarchique, malgré le témoignage de Thucydide, qui le justifie par son estime. Il faut du moins rendre hommage à cette vertu inflexible dans ses principes et que ne peuvent ébranler ni les menaces ni les supplices. Antiphon, mis en jugement, se défendit par un plaidoyer dont l’éloquence étonna ses ennemis et le peuple tout entier. Condamné à mort, il ne cessa pas de dominer ses juges par son courage et par son mépris ; ses accusateurs étaient deux traîtres du parti oligarchique et ce Critias qui allait bientôt s’illustrer parmi les trente tyrans. Le procès d’Antiphon préparait celui de Socrate. Thucydide, VIII, 69. Aristote, Ethic. Eudem., III, 5, 57.

[58] Plutarque, Alcibiade, 42.

[59] Isocrate, Panégyrique. — Au sortir des guerres médiques les étrangers ne pouvaient être admis dans la cité que par l’assemblée publique et restaient exclus de l’Archontat et du sacerdoce. L’élu offrait en hommage à sa patrie adoptive un bouclier perse. A la fin de la guerre du Péloponnèse, il fallut armer et naturaliser les Métèques.

[60] Les affranchis d’Alcibiade avaient joué un rôle dans l’État. Aristophane, ce vengeur courageux du parti aristocratique, reprochait aux Athéniens d’ouvrir la cité aux étrangers, aux esclaves, aux aventuriers. (V. Les Grenouilles, Les Chevaliers)

[61] Aristophane, Les Acarniens.

[62] Au temps de Démosthènes, les grandes fortunes étaient devenues si rares, qu’il fallut désigner douze cents contribuables, parmi lesquels devraient être pris désormais les triérarques. Encore les trois cents plus riches formèrent-ils une classe à part, à laquelle on devait s’adresser d’abord. Ces contribuables furent divisés en catégories diverses ou symmories ; les moins riches furent contraints de s’associer. Ce changement se fit en 368. Bœckh.

[63] On les appelait Hypomeiones ou citoyens déchus de leurs droits.

[64] Plutarque, Vie d’Agis et de Cléomène, c. IV.

[65] Id., c. VI.

[66] Un épisode de cette guerre, la perte de 420 Spartiates, faits prisonniers dans l’île de Sphactérie, en forçant les Spartiates à signer la paix, prouve l’importance de cette diminution.

[67] Aristote, Politique, II, 6. Plutarque, Vie d’Agis, VI. — Ot. Muller, II, 253.

[68] Thucydide, I, 101.

[69] Plutarque, Cléomène, XLIV.

[70] Platon, Lois, I.

[71] Plutarque, Agis, c. IX.

[72] Plutarque, Agis, c. X.

[73] Chabrias sert le roi d’Égypte, Achoris. Iphicrate mène aux Perses 20.000 Grecs. Le roi de Sidon en oppose 4.000 à l’armée des Perses. Dans la guerre d’Artaxerxés contre Nectanebis, roi d’Égypte, les deux camps réunis comptent près de 40.000 Grecs. Plutarque, Artaxerxés. — Diodore, IV, 4 — 48.

[74] Tite-Live, XXXI, 43.

[75] A Athènes, les riches continuaient à se faire inscrire dans la cavalerie, mais n’envoyaient plus que leur cheval et un remplaçant. Les Chevaliers, au nombre de mille, formaient encore une classe distincte.

[76] Athènes avait pourtant appris par expérience à connaître la fidélité des mercenaires. A la fin de la guerre du Péloponnèse elle avait vu ses matelots débauchés par Lysandre, qui leur offrait une obole de plus.

[77] Xénophon va jusqu’à poser en principe que le cinquième de la cavalerie doit être formé d’étrangers soldés. Command. de la caval., IX.