Certaines contrées ont été dessinées sur un plan plus heureux, mieux découpées en golfes et en ports, mieux limitées de mers et de montagnes, mieux percées de vallées et de fleuves, mieux articulées, si je l’ose dire, c’est-à-dire plus capables d’accomplir tout ce qu’en voudra tirer la liberté. Notre petite Europe, si vous la comparez à l’informe et massive Asie, combien n’annonce-t-elle pas à l’œil plus d’aptitude au mouvement ? Dans les traits même qui leur sont communs l’Europe a l’avantage. Toutes deux ont trois péninsules au Midi, l’épais carré de l’Espagne et de l’Arabie, la longue crête de l’Italie et de l’Indoustan, avec leur grand fleuve au Nord et leur île au Midi ; enfin ce tourbillon d’îles et de presqu’îles qu’on appelle ici la Grèce, là-bas la seconde Inde. Mais la triste Asie regarde l’Océan, l’infini ; elle semble attendre du pôle Austral un continent qui n’est pas encore. Les péninsules que l’Europe projette au Midi sont des bras tendus vers l’Afrique ; tandis qu’au Nord elle ceint ses reins, comme un athlète vigoureux de la Scandinavie et de l’Angleterre. Sa tête est à la France, ses pieds plongent dans la, féconde barbarie de l’Asie. Remarquez sur ce corps admirable les puissantes nervures qui se prolongent des Alpes aux Pyrénées, aux Crapacks, à Mémus. Et cette imperceptible merveille de la Grèce dans la variété heurtée de ses monts et de ses torrents, de ses caps et de ses golfes, dans la multiplicité de ses courbes et de ses angles, si vivement et si spirituellement accentués. Regardez-la en face de la ligne immobile et directe de l’uniforme Égypte ; elle s’agite et scintille sur la carte, vrai symbole de la mobilité dans notre mobile Occident. L’Europe est une terre libre : l’esclave qui la touche est affranchi ; ce fut le cas pour l’humanité fugitive de l’Asie. Dans ce monde sévère de l’Occident la nature ne donne rien d’elle-même ; elle impose comme loi nécessaire l’exercice de la liberté[1]. Les générations humaines se sont multipliées les peuples, quittant leur berceau, se sont dispersés sur la terre ; des sociétés nouvelles ont commencé, d’autres empires ont paru. Nous aussi nous quittons l’Orient, et pour suivre l’émigration de l’humanité nous passons de l’Asie à l’Europe. La belle et mystérieuse Asie ne pouvait suffire à l’homme. La nature trop puissante, les lois d’airain des premières conquêtes, l’immobilité de la hiérarchie sociale, l’unité despotique des sociétés naissantes, écrasaient la liberté, absorbaient la vie, le mouvement, le progrès. L’homme s’affaissait tout entier sous cette fatalité brutale et inintelligente. La terre d’Europe, avec son ciel plus sévère et sa nature moins riche, est cependant pour lui la terre de salut et d’espérance. Chaque homme ici est contraint de se réfugier dans la liberté ; par tout ce qui l’entoure, par l’air qu’il respire, par les efforts nécessaires à sa conservation, il est instruit sans cesse de sa valeur, de ses droits, de ses devoirs. Sous cette influence à la fois heureuse et rude, le progrès moral de l’individu n’est plus séparé du progrès de la société elle-même. La civilisation véritable commence. Nous verrons reparaître les différences des natures individuelles et la nécessité des distinctions sociales ; mais ces distinctions seront plus libérales, plus larges, plus légitimes ; la hiérarchie sera moins tyrannique et moins exclusive : la société ne reposera plus sur le droit, la volonté et la puissance d’un seul homme ; la liberté sera unie à l’ordre, le mouvement à la stabilité ; enfin l’égalité même, l’égalité équitable et vraie, sera partout conquise et respectée. C’est la Grèce qui semble nous initier à cette éducation nouvelle. I Dans l’ordre moral comme dans la nature, la Grèce est la transition de l’Orient à l’Occident, et elle apparaît à l’historien comme le second âge du monde. ! !lais sur combien de points son génie n’a-t-il pas dépassé ces limites du temps, donné la mesure des forces humaines, découvert, pour le présent et pour l’avenir, la vérité immuable et éternelle ! Les peuples de l’Europe, dit Aristote, sont en général pleins de courage ; ceux de l’Asie ont plus d’intelligence mais ils manquent de cœur, et restent sous le coup d’un esclavage perpétuel. La race grecque, qui est placée au milieu, réunit toutes les qualités des deux autres. Elle possède à la fois l’intelligence et le courage. Elle sait, en même temps, garder son indépendance et former de bons gouvernements, capable, si elle était réunie en un seul État, de conquérir l’univers[2]. Si jamais une société a été à même d’étudier et de connaître par expérience toutes les questions d’économie sociale qui se rattachent à l’existence des classes privilégiées, c’est la société grecque. Dans la prodigieuse variété des États qui la composaient, elle a comme épuisé toutes les formes de gouvernement. Nous pouvons ajouter que, même dans l’enthousiasme de ses constitutions républicaines, elle a toujours réservé la première place au gouvernement qu’elle appelait l’aristocratie ou gouvernement des meilleurs. Toutes les sociétés anciennes ont été aristocratiques, tout d’abord par l’institution de l’esclavage. L’esprit grec, qui raisonnait sur tous les faits, essaya le premier de justifier l’esclavage. Ce qui n’était qu’un fait, une coutume, un préjugé, devint, aux yeux de certains philosophes, un droit naturel ; ce qui n’avait été établi que par la conquête, par la force et la violence, fut présenté comme le résultat légitime d’une distinction prétendue des hommes en deux races. On crut de sang-froid, sans remords, qu’une moitié du genre humain naissait pour obéir, l’autre pour commander. Un des génies les plus élevés de l’antiquité, Aristote, fut conduit par une logique impitoyable à cette conviction que le maître et l’esclave sont distincts comme l’âme et le corps, comme l’intelligence et la sensibilité, comme l’homme et l’animal ; et il en conclut qu’il était bon pour l’esclave d’avoir un maître, comme pour le corps d’être gouverné par l’âme. L’esclave, dit-il, ne participe à la raison que dans le degré nécessaire pour modifier sa sensibilité, mais non pas assez pour qu’on puisse dire qu’il possède la raison[3]. Ailleurs il n’accorde à l’esclave qu’une certaine supériorité sur les autres instruments : L’esclave est en quelque sorte une propriété animée ; il est comme une partie du corps de son maître..... Si chaque outil pouvait, quand on lui commande, ou même sans attendre l’ordre, exécuter la tâche qui lui est propre, si la navette pouvait d’elle-même tisser la toile, on n’aurait pas besoin d’esclaves[4]. Quelle était la cause de ce triste préjugé et de cette monstrueuse iniquité ? Quelle nécessité aveuglait ainsi les esprits les plus éclairés, la philosophie la plus morale, la religion même ? C’était, n’en cloutons pas, le principe du droit absolu de tous les citoyens aux occupations politiques. Pour que le suffrage universel fût pratiqué, pour que la cité entière assistât aux assemblées délibérantes, pour qu’aucune affaire publique ne fût décidée sans le concours de tous, il fallait du loisir, et pour le loisir il fallait des esclaves. La vie politique supposait la liberté de corps et d’âme, l’absence des soucis de la vie matérielle, c’est-à-dire la possession d’une fortune pour nourrir l’oisiveté du citoyen, et la possession d’esclaves, pour travailler à sa place. Le citoyen est ainsi défini : L’homme qui n’a pas besoin de travailler pour suffire aux besoins de son existence, et qui participe aux fonctions politiques. L’esclavage n’était donc que la conséquence odieuse, mais inévitable, de ce principe des républiques anciennes. Dans la recherche d’une égalité chimérique, ou créait deux cités, l’une passive et déshéritée ; l’autre despotique et oisive ; l’une détruisait ce que l’autre prétendait établir. Nous n’avons besoin ni de chercher, ni d’apprécier les causes qui contribuèrent à établir l’esclavage. Que ce soit le droit rigoureux de la guerre et de la conquête, ou l’infériorité naturelle de certaines races et de certains individus, que ce soit plutôt l’une et l’autre raison, nous savons seulement qu’il commença en Grèce par la conquête des hommes et des terres, et qu’il y fut entretenu par un commerce que l’usage seul excusa, comme il est arrivé de la traite des noirs dans les temps modernes. A l’esclavage domestique, dont la tribu patriarcale avait donné le premier exemple, la Grèce ajouta l’esclavage public. Nous rencontrerons dans sou sein les Pénestes, les Ilotes, qui étaient à l’État ce que l’esclave ordinaire était à la famille, un instrument commode, en même temps qu’un élément essentiel. Mais ce fut l’erreur fatale de l’antiquité, de croire que l’existence des familles et des États pouvait reposer sur cet abus d’une supériorité produite par accident, acquise par la force, ou même assurée par la nature. Combien plus légitime et plus naturelle est la formation de ces classes diverses où l’élévation des unes ne dégrade pas les autres, et où la première moitié de la société ne traite pas l’autre comme un troupeau, mais la protège, la gouverne, la défend, et aide à ses progrès en l’éclairant. Etudions aussi le monde grec et sa civilisation, à ce point de vue meilleur et moins décourageant. II La Grèce n’a point de caste sacerdotale. C’est la première et peut-être la plus profonde différence qui la sépare de l’Orient. Elle accorde, dès l’origine, une grande autorité à la religion ; les Prêtres sont nombreux et puissants, mais ils ne forment point une caste à part, même quand le sacerdoce est héréditaire dans certaines familles. Et pourtant, comme en Égypte et en Asie, les Prêtres sont les premiers dépositaires et les premiers maîtres de la civilisation, en même temps que les premiers ministres du culte. Quelquefois ils forment des collèges religieux, dont les institutions et les droits passent en héritage des premiers fondateurs à leurs descendants. Lorsque Inachus apporte aux populations primitives de la Grèce une civilisation nouvelle et le culte de trois dieux étrangers, Saturne, Junon, Neptune, les descendants et les héritiers des colons venus avec lui forment le collège sacerdotal des Telchines, fils de la mer[5]. Un des successeurs d’Inachus consacre sa fille au culte de Junon, et, depuis, la succession des Prêtresses de cette divinité donne naissance à une sorte d’ère religieuse[6]. Lorsque Cécrops oppose au culte de Saturne celui de Jupiter, des guerres sanglantes éclatent entre les défenseurs des deux divinités[7]. En Attique, les progrès de l’agriculture, dont l’honneur est attribué à Triptolème et à l’Egyptien Erechthée, coïncident avec l’établissement du culte de Cérès et des mystères d’Eleusis, et le sacerdoce y reste l’héritage sacré de leurs descendants. Cadmus, en passant à Rhodes, élève à Neptune et à Minerve un temple, dont le culte est, dans la suite, la propriété exclusive des Prêtres phéniciens. Les Dactyles ou Curètes, si célèbres pour avoir enseigné aux Grecs du Parnasse la vie commune, l’agriculture, les premiers arts, la médecine, l’architecture même, sont représentés au milieu des traditions obscures de cette enfance de la Grèce, comme les fondateurs du temple de Delphes et les Prêtres héréditaires de Jupiter et d’Apollon. Enfin Eumolpus, fils du chantre Musée, après avoir sauvé la précieuse institution des mystères d’Eleusis, qui devait survivre à la Grèce elle-même et à l’Empire romain, fonde la plus illustre des familles religieuses de l’Attique. Ce n’est pas un fait peu curieux que de voir comment, malgré l’origine tout orientale de la religion grecque, malgré les traditions que durent apporter les colons d’Égypte et d’Asie, les Prêtres de la Grèce ne parvinrent point à former une classe politique. Ils n’eurent ni la toute-puissance des Prêtres égyptiens sur l’État et jusque sur la vie du souverain, ni l’influence des liages sur les affaires publiques et privées, ni même l’autorité judiciaire des Lévites hébreux. Peu à peu ils furent réduits au rôle de simples ministres du culte, et ne gardèrent dans l’État que l’autorité peu active de la religion elle-même. Leur puissance resta toute religieuse, s’appuyant sur le crédit précaire des sacrifices et des oracles. Ainsi la Grèce n’a point d’époque théocratique, et la puissance religieuse y est, de tout temps, réunie à la souveraineté politique, sinon confondue avec elle. Les Rois, dit Aristote, disposent de la suprême autorité dans la guerre et de tout ce qui tient au culte, à l’exception des fonctions sacerdotales[8]. III Si la Grèce s’éloigne de l’Orient par la différence de son génie religieux, et n’est pas empreinte du caractère tout sacerdotal des sociétés asiatiques, elle est entièrement européenne par ses mœurs et par ses institutions primitives, comme par le développement de sa vie sociale. La partie de son histoire qu’on appelle l’Âge des Héros, en y comprenant l’époque des invasions, présente une analogie curieuse et profonde avec le Moyen-Âge de l’Europe occidentale ; en même temps dans les lois et la civilisation de sa prospérité, elle semble en avoir devancé et préparé les temps modernes. Nous ne pouvons qu’éclairer notre sujet tout entier en parcourant cette histoire si riche et si variée. Nous avons déjà observé qu’à l’origine de tous les peuples l’illustration des familles, qui est la véritable noblesse, commence d’abord par la parenté plus ou moins proche de chacune avec les auteurs auxquels la nation elle-même rapporte sa naissance. Et cette descendance ne donne pas seulement l’avantage d’une illustration héréditaire : l’obéissance de chaque famille à son chef naturel y attache aussi l’autorité qui constitue le gouvernement patriarcal. Il n’y a chez eux, dit Homère, parlant d’un de ces peuples primitifs, ni sénat, ni tribunaux ; là chacun donne des lois à sa femme et à ses enfants, sans se soucier de son voisin[9]. Les caractères de ce gouvernement sont encore mieux marqués dans Platon : Le gouvernement patriarcal se forme de familles séparées d’habitation et dispersées ça et là : le plus ancien y a l’autorité, par la raison qu’elle lui est transmise de père et de mère comme un héritage ; en sorte que les autres, rassemblés autour de lui comme des poussins, ne forment qu’un seul troupeau, vivant soumis à la puissance paternelle et à la plus juste des royautés[10]. L’organisation des familles est ainsi le lien le plus sacré et le plus puissant de la société naissante. Rien ne nous fait mieux comprendre, dans les mœurs encore naïves de ce temps, pourquoi chaque homme attache tant d’honneur à pouvoir nommer son père et tous ceux dont il descend, pourquoi le nom patronymique est considéré comme le titre le plus glorieux du héros. Et d’ailleurs, lorsque la vie était encore grossière et brutale, aucun sentiment n’était plus propre à la rendre chaste et régulière ; la dignité de la famille préparait celle de la cite. Ajoutons que le préjugé qui avait établi et conservé, l’esclavage portait également tout homme libre à désigner d’avance, par son nom et par le nom de son père, l’ingénuité de son origine. Partout où la cite fut, comme la liberté, un privilège, l’usage s’introduisit naturellement de joindre au nom individuel et à celui de la famille, le nom de la cité, à laquelle chacun appartenait, souvent celui de la tribu dont il était membre ou du bourg qu’il habitait. Il semblait que ceux-là seuls eussent le droit de porter le front haut qui pouvaient attester ainsi leur naissance sans tache, et que ces titres fussent le symbole de la dignité publique et privée du citoyen. La Grèce a connu une autre forme de la noblesse, qui a dû suppléer de bonne heure à l’illustration effacée des familles primitives : c’est la noblesse plus éclatante et plus rare des hommes devenus célèbres par leurs actions et par leurs services, et transmettant à des familles nouvelles l’héritage de leur gloire. La fusion des tribus, des peuples, des races, a rendu trop vague l’honneur d’une origine commune entre certaines familles et la nation ; d’ailleurs, la plupart des maisons auxquelles cet honneur revenait directement se sont éteintes. Au contraire, à mesure que la société s’étend et s’affermit, la noblesse personnelle acquiert une plus large place : elle est, en effet, la plus précieuse récompense des hommes d’élite, qui contribuent, de leur courage et de leur dévouement, à l’établissement et à la défense de la première association politique. L’histoire de la Grèce a tout un âge pour berceau de cette noblesse, l’âge des héros, et c’est là que les grandes familles de toutes les cités viennent plus tard chercher leur origine, et, pour ainsi dire, la source de leur sang. Est-il besoin de nommer les plus illustres de ces héros, et de rappeler quels services ils rendaient 4 Minos, Eaque, Rhadamante, après avoir été les plus justes des mortels, deviennent tous les trois Juges des enfers. Persée, Bellérophon portent leurs exploits et leur renommée jusqu’en Orient. Hercule emprunte son nom au dieu de la lumière, et remplit toutes les contrées de ses glorieux travaux. Il lutte contre les monstres et les fléaux naturels : c’est l’homme prenant possession de la terre et l’assujettissant à ses besoins. Il combat les brigands : c’est l’homme fondant la société sur la justice. Thésée, l’émule d’Hercule, consacre son bras à la répression des mêmes brigandages. Bientôt les héros ne sont plus isolés. Thésée prend un compagnon, Pirithoüs. La chasse du sanglier de Calydon réunit autour de Méléagre tous les guerriers de la contrée ; Jason, pour conquérir la toison d’or, symbole des richesses de l’Orient, pour combattre les brigandages maritimes, et pour ouvrir des voies plus sûres aux relations des sociétés naissantes, fait un appel à tous les héros du monde grec. Le vaisseau Argo porte à cette mission audacieuse Jason, Hercule, Orphée, Tiphys, Esculape, Lyncée, Castor, Pollux, Calaïs, Zethès, Tyclée, Nestor. Les hommes savent désormais ce que peut l’union de leurs forces : bientôt les peuples paraîtront à la suite de leurs chefs, et les héros seront les fondateurs des États[11]. Un des faits les plus touchants de cet âge, c’est le sentiment d’honneur qui porte les fils à poursuivre la tâche que leurs pères ont commencée. Nulle part, il n’éclate d’une manière plus brillante que dans la guerre des Sept-Chefs. Polynice, fils d’Œdipe et petits-fils de Laïus, dépouillé de sa part du trône par son frère Etéocle, appelle à son secours les guerriers de l’Argolide, de la Messénie, de l’Arcadie. Capanée, Hippomedon, Amphiaraüs, Parthénopée, Tydée sont tués sous les murs de Thèbes. Adraste seul ne périt point. Le nouveau Roi de Thèbes, Créon, l’oncle d’Etéocle et de Polynice, défend d’ensevelir les Péloponnésiens. Thésée, Roi d’Athènes, peut seul le forcer d’accorder une trêve, pour laisser à Adraste le temps de leur rendre les derniers devoirs. Bientôt après les Epigones ou fils des Sept-Chefs viennent venger leurs pères et assiéger la ville à leur tour. Thèbes est prise et démantelée ; le fils d’Etéocle, Laodamas, est renversé du trône, et le fils de Polynice, Thersandre, mis à sa place. Ainsi est achevée l’entreprise d’Adraste et de ses compagnons, hôtes de Polynice ; ainsi est puni l’outrage fait à leurs dépouilles mortelles. La Grèce élève presque tous les héros à l’apothéose, et peuple son Olympe de ces hommes qui ont comme surpassé l’humanité. Mais leur gloire ne reste pas personnelle ; elle rejaillit sur leurs descendants, et, dès qu’elle s’est révélée, elle est héréditaire, non par une loi ni par des institutions, mais par une sorte d’hommage, où les peuples se plaisent à prolonger leur reconnaissance et leur admiration, Partout, d’ailleurs, éclate une foi naïve dans la pureté et la supériorité du sang héroïque, et les poètes qui appellent les héros fils des dieux, et qui cherchent leur origine au-dessus de l’humanité, ne sont que les interprètes du sentiment populaire. A chacun de ces héros commence une longue généalogie, dont les Muses ne laissent point oublier les noms ni les souvenirs. La poésie vit tout entière de ces traditions si simples. Voyez les Héraclides ou fils d’Hercule : avec quelle admiration la Grèce entière contemple-t-elle leurs destinées pendant un siècle, jusqu’au moment oit ils rentrent enfin dans l’héritage paternel ! La glorieuse famille a perdu son chef : elle se présente aux portes du Péloponnèse, pour réclamer le royaume d’Argos aux mains d’un usurpateur. Elle place à sa tète le plus jeune des fils du héros, Hyllus ; et pourtant Hyllus n’est pas capable encore de soutenir la lance et le bouclier : ce n’est qu’un nom, mais que ce nom est glorieux et puissant ! Hyllus grandit, et c’est dans un combat singulier qu’il vient vider la querelle de sa famille. Il succombe, vaincu par le destin comme son père. Les Héraclides, pour obéir à l’oracle, jurent de ne point attaquer le Péloponnèse pendant cent ans. Le serment est respecté. Mais, après le délai fatal, les petits-fils reprennent l’œuvre qui est un héritage sacré. Ils sont à la tète d’un peuple, qui les a recueillis par reconnaissance pour leur généreux aïeul : ce sont les Doriens. Aristodémus, Téménus, Cresphontes rentrent en possession de leurs domaines légitimes. Le premier est tué : ses fils Eurysthène et Proclès deviennent la double souche des deux maisons royales de Lacédémone. Combien d’autres grands faits de l’histoire de la Grèce nous révèlent le profond respect de ces temps pour toutes les traditions de l’âge héroïque et pour la gloire transmise aux descendants des héros ! Dans les écrits et les poèmes, qui sont comme le reflet de ces mœurs généreuses, ne voyons-nous pas éclater partout aussi l’énergie et la magnanimité qu’inspiraient à ces héritiers des demi-dieux le légitime orgueil de leur origine et le désir de ne pas rester au-dessous de la confiance publique ? Le nom patronymique, qui les suivait partout et qui était comme leur devise de noblesse et de courage, n’annonçait pas seulement leur fierté : c’était comme un serment toujours nouveau d’être dignes de leur naissance. Faites le recensement des guerriers de l’expédition contre Troie ; en est-il un seul qui se présente au combat sans être, en quelque sorte, accompagné par ces souvenirs de famille qui annoncent au loin sa valeur héréditaire ? Bon sang ne peut mentir : Voici d’abord quatre descendants des héros qui ont pris part à l’expédition audacieuse des Argonautes, Achille, fils de Pélée ; Eumélus, fils d’Admète ; Ajax, fils de Télamon, et le puissant. Tlépolème, qui reçut le jour d’Astiochée unie au grand Hercule. Voyez à côté d’eux Agamemnon, le Roi des Rois, fils d’Atrée et petit-fils de Pélops ; Diomède, fils de Tydée, remontant jusqu’à Ætolus, fondateur du royaume d’Etolie ; Nestor, fils de Nélée, remontant jusqu’à Hellen et Deucalion, c’est-à-dire jusqu’à la souche même de la race hellénique ; Démophon, fils de Thésée, et enfin un de ces guerriers mystérieux, qu’on ne pouvait croire issus d’un sang vulgaire, et auxquels on attribuait une naissance divine, Sarpédon, fils de Jupiter. Et certes, ce culte à la fois pieux et fier des traditions du passé n’était pas une simple affaire de vanité, pour quelques hommes ou quelques familles. Les peuples aussi avaient leur généalogie et semblaient avoir gardé les noms de leurs premiers pères, comme si chaque héros des temps anciens avait donné naissance à une ville et à une tribu. C’est là qu’est le sens profond de ces titres conservés avec tant de soin sur la formation de chaque peuple hellénique, et dont les historiens composaient une sorte d’arbre généalogique. Deucalion a pour descendants Amphictyon, Hellen et Protogénie. D’Amphictyon descendent les Locriens et les Béotiens, de Protogénie les Étoliens[12]. Des trois fils d’Hellen, les deux premiers ; Eolus et Dorus, sont pères des races Éolienne et Dorienne ; le troisième, Xuthus, enfante Ion et Achéus, les pères des races Ionienne et Achéenne. Ces souvenirs précieux d’une origine commune maintenaient l’unité de la grande famille grecque contre les Barbares, adoucissaient des discordes souvent cruelles, conservaient une sorte de fraternité entre des peuples trop disposés à la guerre civile par la différence de gouvernement et d’intérêts, mais surtout empêchaient les colons, sortis du sein de la Grèce, pour aller peupler des contrées lointaines, d’oublier leur première patrie. IV Telle a été, dans les mœurs primitives de la Grèce, l’influence des sentiments et des idées où la noblesse et l’aristocratie, dans tous les temps, trouvent leur origine naturelle. Ces faits appartiennent a l’enfance de la société grecque, mais à une enfance robuste et généreuse. Tout y est encore à l’état d’instinct et de sentiment spontané. Les peuples, à peine formés, ne se rendent compte ni de l’admiration ni de la reconnaissance qui les portent à se placer sous la protection et l’autorité des héros, à regarder ces hommes comme supérieurs au reste des mortels, à croire qu’ils participent à la force de la divinité elle-même, et à imaginer ensuite une sorte de parenté entre eux et la nature divine[13]. Mais bientôt la société se développe et s’organise : à la vie isolée des familles et des tribus succède un état plus régulier, la vie politique. Cherchons donc si l’influence des héros est alors devenue une institution. Si l’existence des classes privilégiées, aux yeux du philosophe et de l’homme d’État qui en cherchent le principe au-dessus des accidents, semble appuyée sur des raisons d’équité morale et de sagesse humaine, leur établissement pratique n’est pas aussi simple ni aussi facile. La répartition des places dans un État n’a jamais été faite avec une justice absolue ni par un législateur infaillible. Un ensemble parfait ne peut se former d’éléments imparfaits, et pour que, selon notre destinée, une large part fût laissée dans la vie des peuples et des individus à l’action de la liberté, il fallait bien que large aussi fût la part laissée à la force ou même à la fortune. C’est là ce qui peut nous expliquer l’influence du droit de conquête, de la possession territoriale, de la richesse mobilière, de la naissance, sur la formation des classes privilégiées : dans l’incroyable variété des États helléniques, ce sont toutes ces causes diverses, tantôt séparées, tantôt réunies, qui établissent la noblesse et l’aristocratie. Il n’y a lieu ni de nous étonner ni de regretter que la noblesse et le privilège aient eu leur origine, le plus souvent et comme de préférence, dans les armes et la conquête. Ajoutons même que l’illustration qui crée la noblesse emprunte toujours aux exploits guerriers un éclat nouveau, et que, malgré l’Honneur où sont et doivent être les arts de la paix, c’est encore l’héroïsme militaire qui semble le mieux convenir à la nature de la noblesse, et peut-être aussi satisfaire le plus complètement en nous l’amour naturel de la gloire. Est-ce à cause de ces goûts belliqueux dont le cœur humain se défend si peu ? Est-ce à cause du dédain des sociétés naissantes pour les professions manuelles, pour le travail et l’industrie ? Est-ce parce que, malgré notre attachement à la vie, nous croyons beau de braver le danger et de sacrifier notre sang à certaines causes ? Est-ce cour toutes ces raisons à la fois ? V Nous avons été frappés du caractère tout guerrier de l’âge héroïque de la Grèce. Dans l’âge suivant ces mœurs belliqueuses, le courage, la vertu, qui étaient d’abord comme l’apanage de quelques hommes d’élite, des héros, des demi-dieux, appartiennent à des peuples entiers. La guerre est la passion et toute la vie de tribus barbares encore, mais énergiques, pleines de sève et d’espérance. C’est à la fois une période d’invasion, de conquête et d’enfantement social. Elle présente, comme nous l’avons dit, une ressemblance profonde avec le moyen-âge de l’Europe. Les Thessaliens, tribu illustre entre les premiers envahisseurs qui après le siège de Troie renouvellent la population de la Grèce, aimaient la guerre avec enthousiasme. Sans cesse en lutte avec leurs voisins ils étendaient leur domination et leur territoire par la conquête, et quand ils furent contraints de s’arrêter au défilé des Thermopyles ils se jetèrent dans la piraterie[14]. Dans l’intervalle de deus guerres, ils se livraient à la chasse, ne pouvant souffrir ni le repos ni le travail, et trouvant à la fois dans la poursuite des bêtes fauves un exercice à la fatigue et une image des combats[15]. Après leur établissement dans l’Hœmonie, qui prit leur nom, ils imposèrent aux vaincus les soins de l’agriculture et de l’industrie, et se réservèrent le privilège de la vie guerrière. A leurs yeux il ne convenait à un homme libre que de porter les armes, et leur déclin s’étendait à toutes les occupations de la pais, au labourage, aux arts, aux lettres et aux sciences. Toutes ces occupations pour eux participaient à l’ignominie de la servitude, et l’on aurait cru qu’ils cherchaient le luxe dans leurs vêtements, leurs repas, leurs maisons, uniquement pour abuser de leur empire et du droit de conquête, et pour asservir les anciens habitants du pays envahi à leurs fantaisies barbares et à leur corruption hâtive. Les peuples conquérants à l’origine vivent ainsi aux dépens des peuples civilisés, dont ils méprisent la civilisation, en attendant qu’ils s’y convertissent. Dans quelques États, dit Aristote, il suffit non pas seulement de porter les armes, mais même de les avoir portées, pour jouir du droit de cité. Chez les Maliens le corps politique se compose de tous les guerriers, et l’on ne choisit les magistrats que parmi ceux qui ont fait des campagnes[16]. Les Doriens, ces alliés des Héraclides que nous avons déjà nommés, offrent plus d’analogie encore dans leurs mœurs avec les Germains de l’Europe. Tout, dans leur manière de vivre et dans leurs usages, les destine et les prépare à la guerre : en naissant, leur corps est laissé libre et dégagé de toute entrave, pour qu’il se développe plus fortement ; les enfants difformes sont même condamnés à mort par la loi et presque toujours abandonnés. L’union des sexes est retardée jusqu’au moment où le corps est arrivé à toute sa vigueur, de crainte que la corruption des mœurs n’amollisse la race. La loi dorienne, pour empêcher le sang de dégénérer, exige des époux une beauté mâle, une taille élevée, une santé florissante[17]. On sait combien était rude l’éducation des enfants, à Sparte ; la gymnastique y prenait une importance presque exclusive, et cela pour les deux sexes, tant on attachait de prix à 1i, vigueur du corps, comme à l’instrument nécessaire de l’esprit et du courage. Selon Aristote, les Spartiates devaient à la gymnastique leur supériorité dans la guerre, et les Crétois interdisaient aux esclaves le gymnase et les armes[18]. Les jeux de l’enfance allaient même jusqu’à la cruauté, comme si l’affaire la plus importante eût été de s’habituer à la douleur : sous les yeux mêmes des parents, les enfants, partagés en deus camps, se livraient bataille, et le sang coulait souvent. Dans les fêtes de Diane Orthya, on frappait les enfants du fouet pour les former au mépris de la douleur, et le père, la mère encourageaient l’innocente victime. Tout ce qui était défi à la souffrance physique était honorable : craindre le danger et la mort était une honte et la seule chose redoutée[19]. Ces lois et ces usages ne réussirent que trop bien à former une race belliqueuse et impatiente de l’oisiveté, tyrannique et oppressive à l’intérieur, ambitieuse et imprudente au dehors : c’est que l’amour des choses de la guerre y fut porté à l’excès, et les avantages de la paix trop méprisés. Mais nulle part la loyauté et la dignité des caractères, si regrettées par des siècles plus civilisés, ne purent mieux se conserver. La discipline et l’émulation, l’obéissance aux chefs, le dévouement, le compagnonnage, faisaient naître, encourageaient, glorifiaient ces sentiments d’honneur, qui sont l’âme de la vie guerrière. Le Roi entonne l’hymne du combat au milieu d’un bataillon sacré de jeunes gens, qui ont juré de défendre sa vie au prix de la leur et de ne l’abandonner ni mort ni vivant. Ainsi les Messéniens livrent un combat sanglant pour ne pas laisser aux mains de l’ennemi le corps du roi Euphaès. Il en est de même aux Thermopyles et’ à Mantinée, pour les corps de Léonidas et d’Epaminondas[20]. Le guerrier qui ne rapporte pas son bouclier du combat est déshonoré. Aristomène, chef des Messéniens, néglige d’achever une victoire pour retrouver son bouclier dans la mêlée[21]. Epaminondas, blessé mortellement, ne s’inquiète que de l’issue du combat et de son bouclier rassuré sur l’un et l’autre, il arrache lui-même le fer de sa plaie et meurt sans regret[22]. On connaît le mot trop courageux de cette femme Spartiate, qui aimait mieux voir son fils rapporté mort sur son bouclier que revenu vivant et désarmé. Les femmes mêmes combattaient souvent. On garda longtemps à Sparte et à Argos le souvenir du courage des femmes qui avaient repoussé des armées victorieuses[23]. Un dehors des temps d’expédition ces mœurs ne se démentaient pas. Pendant tout le temps, dit Plutarque, que les Spartiates n’assistent pas aux assemblées politiques ou ne font pas la guerre, ce ne sont que festins, fêtes, jeux, danses, chasses et réunions pour s’exercer ou pour discourir. Ils ne vont pas au marché ; ils se déchargent de tout ce qui regarde le ménage sur leurs parents ; encore est-il honteux aux vieillards de s’occuper trop longtemps de ces sortes de soins, et de ne point passer la plus grande partie du jour dans les lieux d’exercices et dans les salles où l’on s’assemble pour la conversation[24]. En dehors de la guerre, de la chasse, des exercices, des repas publics, l’oisiveté leur parait la vie noble et libre. Ils estiment vil et honteux tout métier, tout travail des mains, et laissent l’agriculture aux Ilotes. Un Lacédémonien, à Athènes, entendant condamner à une amende un citoyen pour oisiveté, s’empressa d’aller féliciter cet homme puni pour avoir vécu en homme libre[25]. Le commerce leur était interdit par la loi. A Thèbes, une institution analogue excluait des fonctions publiques tout citoyen qui, dans les dix années avant sa candidature, s’était livré au négoce[26]. Chez les Spartiates et chez les Thébains, les artisans étaient frappés de la même exclusion ; les uns et les autres se faisaient gloire de n’avoir aucune notion des arts et des sciences[27]. La Grèce, dans ces temps primitifs, restait encore, par les caprices du terrain et par suite d’ambitions rivales, découpée en vingt petits États, dont les rois et les peuples, suivant l’expression d’un historien moderne ; se coudoyaient en grondant, et où l’usage commun à toute l’antiquité de combattre homme à homme et corps à corps faisait de la force physique la seule puissance et presque la seule vertu. Le combat singulier, sans avoir les caractères ni du jugement de Dieu au moyen-âge, ni du duel dans les mœurs modernes, ne pouvait cependant être rare dans une société qui exagérait ainsi le culte de la force individuelle. Tantôt deux guerriers illustres, deux héros, se rencontrent sur le champ de bataille, tenant à honneur d’essayer l’un contre l’autre leur courage et la vigueur de leur bras : les deux armées, par un consentement tacite, suspendent leurs coups et restent spectatrices de la lutte. Tantôt deux hommes, rivaux personnels, acceptent une sorte de duel pour venger leur injure ainsi font Ménélas et Pâris au siège de Troie, et ce duel, dans le poète qui le décrit, a toute la solennité du jugement de Dieu des peuples Germains. On sait avec quel soin les conditions en sont arrêtées et quelle indignation éclate contre la trahison du Troyen, dont la flèche vient sauver Paris. Souvent les chefs des deux armées préfèrent à la bataille générale un combat singulier où ils puissent vider leur querelle, et leurs compagnons jurent d’en accepter la victoire ou la défaite. Les Héraclides et les Pélopides assistent ainsi au combat d’Hyllus et d’Echémus : la mort d’Hyllus est suivie de la retraite des siens[28]. Quand un pareil défi n’est point relevé, c’est une tache à la gloire du guerrier qui recule. Thimœtes, roi d’Athènes, provoqué par Xanthus, roi des Thébains, refuse le combat. Un exilé de Méssénie, Mélanthus, descendant de Nestor et des rois de Pylos, prend sa place et tue Xanthus. Athènes, reconnaissante, l’élève à la royauté et proclame la déchéance de Thimœtes. Codrus, fils de Mélanthus, ajoute, par le noble sacrifice de sa vie, un nouvel éclat à l’illustration de sa famille, et les Athéniens, après lui, abolissent la royauté, estimant que personne n’en pouvait plus être digne. La Grèce, comme l’antiquité tout entière, relègue le travail et l’industrie ai rang le’ plus humble, et semble les confondre avec l’esclavage ; niais elle élève et met en grand honneur les occupations libérales de l’esprit et les exercices guerriers du corps : c’est sur la double supériorité de l’intelligence et de la force, à défaut de la hiérarchie fatale les castes de l’Orient, qu’elle fonde les distinctions sociales. Aussi l’éducation du citoyen doit-elle consister uniquement dans l’enseignement de la musique, qui forme l’âme, et celui de la gymnastique, qui forme le corps. La musique comprenait tous les arts de l’esprit, la gymnastique tous les exercices du corps. Les jeux d’Olympie, si célèbres, si brillants, si remplis d’enthousiasme, témoignent de l’estime singulière où était l’éducation du corps. Ces jeux étaient comme une source d’émulation et de gloire pour les cités et pour les particuliers ; ils étaient célébrés avec la plus grande solennité, et c’était peut-être la seule institution réellement commune à toute la Grèce et vraiment nationale. Un tribunal sévère interrogeait la naissance, les mœurs, la condition des hommes qui se présentaient pour disputer les prix ; il ne suffisait point d’un apprentissage pénible et coûteux, et c’était déjà un honneur que d’entrer en lice. Les étrangers en étaient exclus, et un roi de Macédoine, repoussé comme barbare, ne put y être admis qu’en prouvant son origine argienne, en produisant ses titres d’Héraclide[29]. Le goût pour les combats olympiques est proclamé le plus noble et le plus digne des grandes âmes[30]. Rien de plus simple et de plus modeste cependant que le prix de la victoire : une couronne d’olivier sauvage, ou de laurier. En vain les jeux néméens, les jeux isthmiques, les jeux pythiques voulurent disputer de gloire avec ceux d’Olympie, en donnant de riches récompenses et des couronnes d’or ; ils ne firent que rehausser l’éclat de ces victoires, où le gain n’était compté pour rien. Ce sont les vainqueurs d’Olympie que les poètes chantent de préférence ; leur illustration rejaillit sur leur famille et leur ville natale ; chaque cité, dans le théâtre même des jeux, élève des statues à ses lauréats ; chaque cité a dans le temple de Jupiter olympien son trésor national, où elle garde, avec les offrandes au Dieu, les titres des victoires remportées par elle. Une loi de Solon ordonne que l’Athénien vainqueur dans ces jeux sera nourri au Prytanée : il n’y avait pas de plus haute récompense. Le Spartiate, non moins heureux, prenait à l’armée le poste d’honneur. Le roi Hiéron, dont Pindare a immortalisé les triomphes olympiques, décida Astyle de Crotone, trois fois vainqueur, à transférer aux Syracusains l’honneur de ses deux dernières victoires ; mais la statue d’Astyle fut aussitôt brisée à Crotone. Dans la liste que nous ont conservée l’historien Pausanias et le poète Pindare, véritable barde de ces tournois de la Grèce, liste de princes, de héros, de magistrats, de prêtres, de citoyens déjà célèbres par leurs actions ou par leur naissance, les rois sont en majorité. A l’époque même où l’institution commence à dégénérer, les rois, ne combattant plus en personne, ambitionnent encore le prix, et nous voyons Philippe de Macédoine se réjouir autant de la victoire de ses chevaux à Olympie que d’une défaite des Illyriens et de la naissance d’un fils qui sera Alexandre[31]. Lorsque la lutte, la course à pied, le pugilat, le pancrace et les exercices obscurs tombent dans le mépris, la course des chars conserve tout son prestige. Les Spartiates avaient donné l’exemple d’interdire aux leurs le ceste, la lutte et le pancrace. Alcibiade, issu d’Ajax et des Alcméonides, mettait sa gloire à envoyer le même jour sept chars à Olympie[32]. Et si Alexandre dédaignait de concourir aux jeux olympiques, ce n’était pas seulement parce qu’il voulait des rois pour rivaux, c’était plutôt pour chercher une gloire où personne ne songeât à le comparer avec son père. Dans les derniers temps de la Grèce, alors qu’elle est ruinée et captive, un empereur romain, Néron, vient encore à Olympie prodiguer sa voix, conduire un char et exiger des couronnes et des applaudissements. VI L’étude attentive des origines de la Grèce et de son histoire si variée n’est pas sans fruit pour nous. L’âge des héros nous a monta comment le respect pour l’illustration généalogique créait déjà une sorte d’aristocratie de naissance que l’hérédité devait affermir. La science généalogique est alors regardée comme le fondement de l’histoire. Hécatée de Milet est à la fois le créateur de cette science chez les Grecs et l’un des premiers historiens connus ; il est antérieur à Hérodote, à qui ses livres ne furent pas inutiles[33]. L’âge suivant nous a révélé comment la prédilection des peuples libres pour la vie guerrière, pour les occupations libérales et pour les soins du gouvernement, créait dans la cité une hiérarchie de fonctions, et, par suite, une aristocratie politique. L’aristocratie de fortune devait suivre de près et se mêler intimement aux deux autres, la richesse étant la condition nécessaire du loisir, et tout ce qui faisait alors la richesse, terres, esclaves, troupeaux, armes et trésors, étant le prix de la guerre et de la force. Parmi les cinquante ou soixante petits États dont se compose la Grèce, on n’en compte guère dont l’origine ne remonte à une conquête, et où la conquête n’ait livré aux vainqueurs la possession du territoire et une suprématie plus ou moins onéreuse sur les vaincus. Lorsqu’ils ont plus tard une organisation régulière et des législations consacrées, la plupart gardent de ces premiers temps des traces profondes et ineffaçables. Au commencement, le droit de guerre était absolu et sans restriction : le vainqueur mettait à mort le vaincu et disposait de sa famille et de, ses biens. Hercule et les héros massacraient les chefs des nations vaincues par eux, réduisaient leurs familles à l’esclavage et s’emparaient de leurs troupeaux, de leurs trésors, de leurs armes, de toutes leurs dépouilles ; le butin était la gloire du guerrier. Les conquérants de Troie exercent sans pitié ce droit rigoureux. Mais, du moins, cette puissance barbare du plus fort est de bonne heure restreinte à la guerre ouverte et déclarée ; la paix a déjà des garanties, et les héros doivent surtout leur renommée à là répression des brigandages, qui sont la guerre illégitime. L’esclavage des nations entières par le droit de conquête est encore inconnu, et l’esclavage individuel parait avoir été très doux[34]. Eumée, esclave d’Ulysse, est en même temps son ami et son confident, et lui-même, de son pécule, il s’achète un esclave. Les conquérants Thessaliens et Doriens introduisent les premiers dans la Grèce la servitude de la glèbe, et elle y devient à peu près générale. Avant eux les Hellènes, les Eoliens, les Ioniens, regardaient comme un droit attaché à la conquête l’usurpation d’une partie du territoire et l’interdiction aux vaincus de tout droit politique dans la cité nouvelle. Ils se réservaient exclusivement la guerre et l’exercice de la souveraineté ; ils abandonnaient l’agriculture et les arts à l’ancienne population, mais ils n’abusaient pas de la victoire jusqu’à réduire au métier de colons ou d’esclaves les peuples qu’ils avaient soumis. Leur domination était même libérale et tutélaire, et ils favorisaient avec une vive sollicitude les arts, le labourage, l’industrie, le commerce, tout en dédaignant de s’y livrer eux-mêmes. Les Thessaliens et les Doriens, dans les pays qu’ils envahissent, commencèrent aussi par dépouiller les vaincus d’une partie de leurs terres et de tous les droits politiques, ne leur laissant que leur religion, leurs coutumes et une apparence de liberté. Une fois affermis et plus sûrs de leur conquête, ils les traitèrent plus durement encore, et les forcèrent de choisir entre l’exil et la servitude : de là ces nombreuses émigrations, où des tribus chassées de leur patrie deviennent conquérantes à leur tour, et portent à d’autres pays les excès qu’elles-mêmes subissaient naguère. Ceux des anciens habitants qui se résignèrent à l’oppression n’eurent pourtant pas tous le même sort, mais tombèrent dans des conditions différentes, selon les contrées et les circonstances. Les uns, en restant sur le territoire conquis, gardèrent encore certains droits, la possession et la culture d’une partie du sol et leur organisation particulière. Ils formaient comme un État dépendant de la société conquérante, attaché à elle par quelques liens, lui devant un tribut régulier et souvent le service militaire. Les autres subirent dans toute sa rigueur la servitude de la glèbe. A la première classe appartiennent les Périèques de la Crète et de la Laconie, les habitants de la campagne d’Argos, les Thètes ou Montagnards de l’Attique, les Messéniens de Stényclaros. Ce qui leur manquait, c’était ce qu’on appelait l’isonomie, c’est-à-dire l’égalité de lois et de droits vis-à-vis des conquérants. Mais ils avaient encore une certaine puissance parleurs richesses, par leur industrie, par leurs traditions, et la plupart s’en servirent pour engager une lutte dont le pria devait être le privilège de l’isonomie. En Argolide, ils y parvinrent après sept siècles, quand il fallut renouveler l’aristocratie dorienne épuisée et dégénérée[35]. En Attique, Solon leur accorda le premier une part dans le gouvernement et le droit de suffrage dans l’assemblée publique[36]. En Messénie et en Laconie, ils avaient obtenu d’abord l’égalité politique ; mais la crainte de leur nombre décida bientôt les vainqueurs à la leur enlever[37]. Et cependant, toutes les fois que les conquérants virent diminuer leur nombre par l’extinction des vieilles familles, ils sentirent le besoin de se recruter dans les classes inférieures et d’accorder le droit clé cité à des hommes nouveaux. Il y eut à Sparte toute une classe composée de ces citoyens de date récente, les Néodamodes, comme il y en avait une de citoyens déchus qui avaient perdu leur dignité civile et ne comptaient plus dans l’État. Sous les premiers rois de Sparte, dit Aristote, pour remédier à la diminution des familles, le droit de cité fut accordé à plusieurs étrangers[38]. On pourrait comparer la condition de ces petits peuples tributaires, et dépendants à celle des colons et des bourgeois du moyen-âge germanique. Leur affranchissement était facile à prévoir et devait s’accomplir de toute nécessité, non seulement par la décadence de l’aristocratie conquérante, mais surtout par la possession presque exclusive de l’agriculture, du commerce et de l’industrie ; toute la richesse sociale devait à la fin passer dans leurs mains, et il était difficile que l’influence politique ne suivit pas. L’autre partie de la population était moins bien traitée, et c’est avec les serfs du moyen-âge qu’il faudrait la comparer[39]. Les Thessaliens et les Spartiates furent les premiers peuples en Grèce qui eurent des serfs. Ils les prirent parmi les anciens habitants du pays qu’ils avaient conquis. Les Thessaliens donnèrent à leurs serfs le nom de Pénestes, et les Spartiates celui d’Ilotes[40]. La condition de ces serfs ne fut pas partout la même, non plus que celle des colons. Quelquefois il semble que leur servitude ait été réglée et consentie par un traits, car elle a des restrictions : parmi les Pénestes de Thessalie, ceux qui descendaient des Arnéens conservaient la ferme des terres, pouvaient amasser un pécule, et avaient droit à n’être ni tués, ni vendus, ni transportés hors du pays ; ceux qui descendaient des Perrhèbes et des Magnètes étaient, au contraire, réduits à un esclavage rigoureux et absolu. Les Thessaliens, rapporte Denys d’Halicarnasse, les traitaient avec une insupportable fierté ; ils les obligeaient à des fonctions indignes d’hommes libres ; ils les menaçaient de coups pour toute désobéissance aux ordres qu’on leur donnait ; en toute occasion ils les traitaient comme des esclaves achetés à prix d’argent[41]. Menacés de mort au moindre prétexte, vendus par toute la Grèce comme une marchandise courante, les Pénestes n’avaient de refuge que dans la révolte, et leur multitude pouvait un jour les rendre dangereux. Le sort des Ilotes de Sparte parait avoir été d’abord un peu plus tolérable : ils ne pouvaient être vendus hors du pays ; ils cultivaient les terres des Spartiates à la condition d’une redevance fixe et invariable, ce qui leur permettait de s’enrichir. L’Ilote devait par année, sur la terre d’une famille, quatre-vingt-deux médimnes de blé, autant de fruits et de vin. Sous Cléomène, la liberté leur fût offerte au prix de cinq mines par tète ; six mille se présentèrent aussitôt pour être affranchis. Ce fait suffit à prouver leur aisance ; et, outre l’agriculture, ils exerçaient les arts mécaniques. A la guerre, ils suivaient les Spartiates, et celui d’entre eux qui s’illustrait par ses services pouvait même obtenir, comme récompense publique ; la liberté et le titre de citoyen. Les Doriens de Messénie se faisaient également suivre dans leurs expéditions par des serfs, mais pour les charger du transport des pieux et des travaux les plus pénibles[42]. Les tentatives des Ilotes pour s’affranchir, leurs complots permanents, leurs violentes insurrections, peut-être aussi le progrès de leur nombre et de leurs ressources, avertirent les Spartiates d’appesantir leur joug, et l’on n’ignore pas sous quelle oppression ils gémirent depuis, exposés à des embûches perfides et décimés par des proscriptions légales. En un seul jour, deus mille d’entre eux, les plus braves, les plus résolus, les plus riches, appelés dans un temple pour y recevoir la liberté et le titre de citoyens, furent mis à mort secrètement, sans que personne pût même savoir ce que leurs corps étaient devenus. Un dernier mot sur cette diversité de la condition des vaincus après la conquête. L’aristocratie se conserva dans les États doriens et thessaliens, dont nous aurons à étudier la puissante et vigoureuse organisation. Les autres États, qui avaient laissé subsister conquérants et vaincus dans une sorte d’égalité, subirent toutes les révolutions, et n’eurent d’alternative qu’entre le despotisme et la démagogie. Nous aurons à montrer ce contraste sans partialité. VII Si le droit de conquête, dans les sociétés qu’il fonde ou qu’il restaure, a pour conséquence immédiate l’établissement d’une hiérarchie politique au profit des conquérants et aux dépens des vaincus, il n’a pas moins d’influence sur l’état clés propriétés que sur l’état des personnes. Ce n’est pas un fait particulier au moyen-âge de l’Europe que la relation intimé de la condition des terres à la condition de leurs possesseurs ; c’est partout la suite naturelle du partage des domaines de l’État entre les individus qui le composent. Cette relation ne pourrait cesser d’exister que si le territoire public et la richesse sociale, par une hypothèse impossible, restaient en commun et indivisibles. Ainsi, Platon, qui proposait cette communauté pour sa République idéale, fondait au contraire sur la propriété l’État moins parfait et plus humain du Livre des Lois[43]. Nous avons vu que la terre du guerrier et du Prêtre en Égypte était exempte de l’impôt ; le même fait n’était pas rare chez les Juifs, chez les Perses, dans tout l’Orient. La Grèce et l’Empire romain présentent aussi, avant les sociétés modernes, plus d’un exemple de propriétés privilégiées. La possession des personnes et des richesses mobilières n’est pas souvent le seul but de la conquête ; presque toujours la possession du sol est la véritable ambition des conquérants ; et ils s’y attachent invinciblement, même en conservant, le goût aventureux de la guerre et tout leur dédain pour l’agriculture. Après la victoire, chacun d’eux, en quelque sorte, vent avoir sa part du champ de bataille, et leur premier souci est le partage des terres ; la possession commune leur semble trop vague et ne peut les satisfaire. L’histoire des invasions qui peuplent la Grèce est féconde en exemples de cette affection pour la propriété territoriale. Les Héraclides vainqueurs font entre eux, par. la voie du sort, le partage des provinces du Péloponnèse ; ensuite chaque province est elle-même partagée entre les principaux guerriers[44]. Les Héraclides, dit Isocrate, étaient convenus avec les Doriens de partager la Laconie entre tous les guerriers qui prendraient part à l’expédition[45]. Dans ce partage, les lots tirés au sort sont inégaux, selon le rang et la dignité de chaque guerrier ; les rois et les chefs ont la plus forte part. Aristote cite en exemple les Doriens de Corinthe[46]. Généralement une portion du territoire est laissée aux vaincus, mais à des conditions nombreuses et pénibles. A proprement parler, les propriétés des conquérants sont le seul et véritable territoire de l’État, comme la ville habitée par eux est la seule cité. Strabon parle ainsi des Doriens de Messénie et de Laconie : Cresphonte divisa la Messénie en cinq parties, et rassembla tous les Doriens dans Stenyclaros, qui fut déclarée seule cité. Eurysthènes et Proclès divisent la Laconie en six parties, en donnent une à celui qui la leur a livrée, et gardent pour eux Sparte ; dont ils font leur résidence[47]. Lorsque Sparte veut s’affermir par une constitution définitive, Lycurgue confirme avec soin ce partage entre les conquérants ; mais il fait de l’égalité des lots la loi fondamentale de la République ; en même temps il déclare ces lots inaliénables afin de prévenir l’appauvrissement de la classe privilégiée. Il règle même d’une manière plus fixe les lots du peuple tributaire, qu’il rend plus nombreux, et par suite moins étendus, tout en déterminant les unset les autres d’après le nombre des propriétaires. Les neuf mille lots des Spartiates ne sont assujettis qu’à fournir le revenu de chaque famille ; les trente mille lots des Périèques sont, au contraire, soumis au tribut, en souvenir de la conquête. Si de ces faits si nombreux et si positifs, mais que l’on pourrait peut-être regarder comme des accidents de la barbarie ou comme la conséquence inévitable de la vie guerrière des premiers peuples, nous passons à l’examen des idées réfléchies de la politique, telles qu’elles se présentent dans ces sociétés affermies et constituées, nous retrouvons le même sentiment de la nécessité des distinctions sociales. Partout l’égalité naturelle et légitime, l’illustration des familles, la supériorité des hommes d’élite, la noblesse des fonctions les plus élevées de l’État, la gloire des services rendus, l’hérédité des noms et des biens, reçoivent les mêmes hommages. Et eu même temps, jamais l’instinct et l’amour de la liberté n’ont eu une influence plus grande sur les mœurs et les institutions des sociétés anciennes. VIII La royauté s’établit d’abord, en Grèce, sous la forme du commandement militaire, dont l’unité et la toute-puissance sont indispensables à la conquête. Elle est ensuite la première institution des vainqueurs pour la conservation même des pays conquis. Mais combien elle diffère du despotisme de l’Orient. La royauté des temps héroïques, dit Aristote, était fondée également sur la loi, sur le consentement des sujets et sur l’hérédité. Ceux qui furent les premiers bienfaiteurs des peuples par leur valeur guerrière, par l’invention de quelques arts, ou pour avoir réuni les citoyens en une même cité, pour leur avoir procuré des terres, obtinrent de leur consentement la dignité royale, qu’ils transmettaient à leurs enfants. Ils disposaient de la suprême autorité dans la guerre et de tout ce qui tient au culte, à l’exception des fonctions sacerdotales. Outre cela, ils jugeaient les procès ; mais, pour exercer cette autorité, les uns étaient obligés de prêter serment, et les autres en étaient dispensés : la prestation du serment se faisait en élevant le sceptre[48]. Ainsi l’autorité de ces rois ne s’étendait qu’à des objets déterminés, tandis que la royauté en Asie était absolue, et réunissait tous les pouvoirs à peu, près comme cette puissance d’un seul au détriment de tous, que les Grecs appelaient la tyrannie. Les rois de l’âge héroïque n’avaient la toute-puissance, le droit de vie et de mort, que dans les expéditions extérieures, et au moment du combat. En dehors du commandement militaire, ils n’étaient, en quelque sorte, que les présidents d’une assemblée politique, composée de ce qu’on appelait alors le peuple et les grands, c’est-à-dire de tous les guerriers et des principaux chefs militaires ou pères de famille. Ce qui, dans un État régulier, forme la puissance législative appartenait alors à la masse de la nation, et la volonté du Roi se soumettait elle-même à cette souveraineté commune. Si la royauté, durant l’époque où elle est la forme de gouvernement des petits États grecs, est restreinte et limitée par les privilèges et les garanties que se réservent les grands et le peuple, du moins les prérogatives qui lui restent à elle-même sont respectées inviolablement. C’est en sa faveur qu’est faite l’application la plus constante et la plus sacrée du principe d’hérédité, auquel les sociétés naissantes s’attachaient comme à la sauvegarde naturelle de l’ordre et de la justice. La légitimité est déjà comme une digue opposée aux ambitions personnelles et aux révolutions. Les exemples abondent. Le retour des Héraclides dans la Péloponnèse, c’est la restauration de la vieille dynastie d’Argos dépouillée par Eurysthée. Les Eoliens, en rentrant à Thèbes après trois générations, replacent sur le trône le petit-fils de Pénélée, qui avait été leur chef à la guerre de Troie[49]. A défaut de l’hérédité masculine, les peuples demandent volontiers leurs rois aux descendants ou même aux époux des femmes de la race royale. Ménélas, comme époux d’Hélène, fille de Tyndare ; hérite du trône des Pélopides à Sparte. Après lui, les Laconiens donnent la couronne à Oreste, fils d’Agamemnon et de, Clytemnestre, aimant mieux, dit Pausanias, être gouvernés par les enfants des fils de Tyndare que par les fils que Ménélas avait eus d’une esclave[50]. En Etolie, à la mort d’Enée, son gendre Thoas reçoit le trône que refuse Diomède, l’héritier légitime. C’est ainsi que se perpétuent ces dynasties fameuses de la Grèce primitive, dont l’illustration survit même à la royauté, et dont la noblesse reste l’ornement le plus glorieux dès républiques nouvelles. Les Pélopides, chez les Achéens, les Héraclides chez les peuples doriens et thessaliens et jusqu’en. Macédoine, les Agides et les Eurypontides à Sparte, les Epytides en Messénie, les Bacchiades à Corinthe, les descendants de. Téménus et Argos, les Néléides, les Médonticles et les Alcméonides à Athènes[51]. Autour du trône occupé par ces familles se range, dès le principe, une aristocratie qui garde longtemps les privilèges acquis par sa supériorité et ses services, et qui, même après les avoir perdus, conserve encore-la noblesse des noms, l’éclat de là gloire du passé, et le sentiment de l’honneur et des devoirs que lui imposé cet héritage. Cette aristocratie, à l’origine, est d’un caractère tout guerrier. Autour du Roi ou chef militaire se groupent d’abord ses principaux compagnons, amis ou parents, puis la masse du peuple conquérant. Ce, corps de grands est nettement distingué du reste de la nation par les historiens : ce sont les premiers, les anciens, les meilleurs[52]. Alcinoüs, roi des Phéaciens, pour accorder à Ulysse le secours d’un vaisseau, consulte les grands et le peuple, assemblés : Douze chefs, dit-il, gouvernent le peuple ; je ne suis que le treizième. Ainsi se constitue un État qui ressemble singulièrement aux petites sociétés féodales die l’Europe germanique. Le Roi n’est que le chef de la cité principale ; il n’a d’autorité directe que sur cette cité et le territoire qui en dépend ; les villes secondaires ont leurs chefs particuliers, qui rendent la justice, président aux sacrifices, et commandent le : guerriers. Ces rois de second ordre forment le conseil du roi principal et partagent sa souveraineté ; il ne peut sans eux toucher à rien de ce qui intéresse la communauté. Son autorité militaire se borne à les convoquer avec leurs compagnons pour la guerre générale ; mais, dans le camp même ; il n’est que le premier entre des égaux. Sous les murs de Troie, ce n’est pas Agamemnon, roi des rois, c’est l’assemblée des chefs qui décide la continuation du siège[53]. Et pendant la paix, le Roi n’a nul droit d’intervention directe dans le gouvernement, de ces États en quelque sorte indépendants. Lorsque la royauté, après la conquête et par les tentations d’empiètement que lui offrent la paix et le repos, devient oppressive et despotique, c’est cette aristocratie qui, lui oppose la plus forte barrière. Les rois, dit Aristote, violent les conditions imposées à leurs pères et osent commander plus despotiquement[54]. Platon dit aussi : Du temps de Lycurgue l’orgueil des rois conduisait la royauté à la ruine[55]. Et Polybe : Les fils d’Ogygès ne gouvernaient plus la nation selon les lois, mais en maîtres[56]. L’aristocratie, à la fin, prit le pouvoir à la place des rois. La royauté ne se maintint guère qu’à Sparte : encore elle y resta, comme autrefois en Messénie, partagée entre deux familles de noblesse égale, qui devaient se faire contrepoids. Et d’ailleurs les deux rois de Sparte n’eurent plus dans la constitution de Lycurgue, que des prérogatives sans importance, et déterminées c’est-à-dire restreintes ; par exemple, le sacerdoce de Jupiter et le droit de parler et de voter dans l’assemblée publique. Le seul privilège qui pût leur rendre la toute-puissance était le commandement des armées, mais il était limité à"la durée de chaque guerre, et la jalousie ombrageuse du sénat et des éphores prévenait toute usurpation. De même à Athènes, la royauté, avant d’être abolie, est réduite par Thésée aux fonctions d’un généralat héréditaire : Thésée, dit Plutarque, ne réserve à la puissance royale que le commandement militaire et la garde des lois. Il résigne aux Eupatrides ou nobles, le soin des choses de la religion, ainsi que le pouvoir d’interpréter les lois et de connaître de tout ce qui concerne le droit divin et humain[57]. Ces Eupatrides étaient les descendants des envahisseurs et surtout des quatre principales familles dont l’origine remontait aux dernières immigrations conquérantes, les Médontides, les Alcméonides, les Pisistratides, les Péonides. Au-dessous d’eux étaient, dans Athènes même, les deux classes des laboureurs et des artisans. En dehors de la ville on distinguait les Paraliens ou habitants du rivage et les Montagnards ; c’étaient sans doute les descendants des vaincus rejetés partie dans les montagnes, partie vers la mer, par les conquérants éoliens et ioniens qui avaient occupé les meilleures terres de la plaine et qu’on désignait par le nom de Pédiéens. Longtemps les Eupatrides restent seuls en possession des magistratures et de la justice : c’est peu d’années avant Solon que les Paraliens entrent dans les assemblées publiques, où Solon donne place même aux Montagnards[58]. A Corinthe la maison des Bacchiades avait la même puissance : au nombre de deux cents ils ne se mariaient que dans leur famille[59]. Telle est l’origine de l’aristocratie dans la plupart des États de la Grèce. Sa domination, après avoir prévalu sur la monarchie, a deux causes principales de durée et de force, le privilège des armes et la richesse territoriale l’une donne naissance à l’oligarchie des chevaliers, l’autre prépare l’avènement d’une aristocratie de fortune. Après l’établissement du peuple conquérant sur le territoire envahi, les Grands avaient conservé leurs armes soit par goût pour la vie guerrière, soit pour défendre la conquête, et souvent pour l’étendre plus loin. La prédilection qu’obtint bientôt la cavalerie augmenta encore leur supériorité ; outre que cette manière de combattre était la plus redoutée, elle était la plus dispendieuse et un grand nombre n’y pouvaient pas atteindre. La possession du cheval supposait la richesse nécessaire pour l’entretenir. La force des armées consistait alors en cavalerie ; car les autres troupes ne servent à rien sans discipline, et il n’y avait ni discipline ni expérience dans d’infanterie. Dans un pays naturellement propre aux manœuvres de la cavalerie, l’oligarchie peut se constituer très puissamment ; car la cavalerie, qui fait alors la force de la nation, suppose toujours la richesse pour son entretien[60]. Alors au titre de premiers ; d’anciens, de meilleurs, est substitué ce-lui de chevaliers. Les chevaux étaient très rares en Grèce, à part l’Eubée et la Thessalie. La Thessalie reste soumise jusqu’à la fin à une aristocratie de chevaliers. La grande île d’Eubée est possédée et gouvernée par la classe des Hippobotes ou nourrisseurs de chevaux. A Athènes, dans la constitution de Solon, les chevaliers ont encore rang dans les deus premières classes, comme grands propriétaires, et gardent leur ancien titre. A Sparte, même lorsque. l’armée n’a plus de cavalerie et se compose uniquement d’hoplites, trois cents hommes, désignés comme les plus braves, et réservés pour les postes d’honneur, sont encore appelés du nom de chevaliers. Hérodote nous les montre escortant Thémistocle jusqu’aux frontières de Tégée[61] : Thucydide place de même ce fier cortége autour du roi Agis[62]. La puissance des Grands n’était pas moins privilégiée par
la richesse. Les conquérants avaient, presque partout, saisi la plus grande
et la meilleure partie des terres, et leur aristocratie s’était fondée à la
fois sur les privilèges politiques et sur la propriété foncière. Toutefois,
ils avaient encore laissé aux vaincus une partie des terres. Riais à mesure
que les sociétés nouvelle s’affermirent, cette richesse territoriale devint
un nouveau moyen d’oppression : une oligarchie avide accapara le sol
presque tout entier. A Sparte, dit Isocrate, les grands ne se contentèrent pas de priver les hommes du
peuple des charges et des honneurs. Peu satisfaits, bien qu’en petit nombre,
de prendre la meilleure terre, ils s’en approprièrent une plus brande étendue
que n’en possède ailleurs personne parmi les Grecs. Ils laissèrent à la
multitude une portion si modique des plus mauvaises terres qu’avec beaucoup
de travail elle en tirait à peine sa subsistance. Ils mirent le peuple autant
à l’étroit qu’ils purent pour les habitations, laissant aux hommes de cette
classe le nom de citoyens, mais leur accordant moins d’influence que n’en ont
à Athènes les habitants des bourgs[63]. Plutarque, dans la vie de Solon, nous donne un tableau non moins triste de la situation d’Athènes avant que ce législateur eût mis en vigueur une législation nouvelle. L’usure y apparaît aussi odieuse, aussi impitoyable que nous la rencontrerons plus tard chez les Romains. Tout le peuple était débiteur des Grands. Les uns cultivaient les terres des riches auxquels ils rendaient le sixième des fruits. D’autres livraient leurs personnes en nantissement de leurs dettes et devenaient esclaves de leurs créanciers, ou même étaient vendus en pays étranger. Beaucoup étaient réduits à vendre leurs enfants ou à quitter leur patrie pour échapper à la cruauté de ces usuriers sans pitié. En Eubée les Hippobotes convertissent en pâturages leurs immenses propriétés, transportant aux chevaux les moyens de subsistance qu’ils enlèvent aux hommes ; des colonies entières sont réduites à fuir de Chalcis et d’Erétrie, pour aller chercher sur les rivages de la Thrace une terre plus hospitalière et une patrie nouvelle. Il est probable que les nobles de Mégare avaient agi avec le même égoïsme : la révolution qui renversa leur pouvoir commença par le massacre de leurs troupeaux[64]. Il ne faut pas cependant juger uniquement d’après de pareils excès les aristocraties primitives de la Grèce. Leur gouvernement succédait à un état social plus grossier encore et plus despotique. Jusqu’alors le droit du plus fort avait régné brutalement. Un grand nombre d’abus en subsistent encore, mais beaucoup ont disparu. Cette époque, après tout, est celle qui voit commencer les premières législations régulières ; c’est l’époque des réformes de Phidon à Corinthe, de Philolaüs à Thèbes ; de Lycurgue à Sparte, de Solon à Athènes. Tous ces législateurs, malgré l’opposition de leurs esprits, malgré la diversité de leurs génies, servent également les progrès de la société politique. Phidon et Philolaüs, en établissant le principe de l’inégalité des fortunes, permettent à la richesse de s’accroître sans limites, mais en même temps la rendent mobile, c’est-à-dire qu’ils donnent à l’aristocratie la facilité dangereuse de se ruiner ; alors elle tombe au niveau de ceux qu’elle avait dépouillés, au-dessous de ceux qui ont acquis ce qu’elle a perdu. Lycurgue, par la distribution des terres entre les citoyens et en lots égaux, assure à l’aristocratie spartiate une force plus durable ; mais cette égalité, violée à la suite des conquêtes nouvelles de Sparte, se trouva compromise, surtout par les défauts de la loi sur les héritages. Le nombre des citoyens diminua à mesure qu’un petit ‘nombre de familles s’enrichirent aux dépens des autres, et plus tard on put attribuer la décadence de Sparte à la disette d’hommes. Ce que les Spartiates oublièrent ce fut de garder la loi des Locriens et des Leucadiens, qui interdisait la vente du domaine paternel, ou l’usage adopté par d’autres peuples de maintenir l’égalité des lots primitifs. Solon au contraire défendit l’acquisition illimitée des terres, comprenant que la stabilité de la propriété territoriale importe à la dignité des familles. Il est dangereux, dit Aristote, que tant de citoyens passent de l’aisance à la misère, parce que ce sera chose difficile, en ce cas, de leur ôter le désir des révolutions[65]. C’est l’étude que nous allons poursuivre dans les annales de la Grèce. |
[1] Michelet, Introduction à l’histoire universelle.
[2] Aristote, Politique, IV, 41.
[3] Aristote, Politique, I, 2, 13.
[4] Id., ibid. — Wallon, Hist. de l’Esclavage.
[5] Leur nom venait du mot grec θελγειν, charmer, adoucir sans doute, parce qu’ils s’adonnaient à la médecine et à la magie.
[6] Thucydide, I, 2.
[7] La poésie et la mythologie ont gardé le souvenir de cette lutte.
[8] Aristote, III, 7.
[9] Odyssée, IX, 112.
[10] Lois, III.
[11] Les Grecs défendent de mettre en mer aucune barque montée par plus de cinq hommes ; on n’en excepte que Jason, cher du vaisseau Arno, auquel on donne commission expresse de courir les mers pour les délivrer des brigands et des corsaires. Apoll., II, 4.
[12] Amphictyon a pour descendant Ajax, chef des Locriens à la guerre de Troie. Protogénie a pour fils Ætolus, qui donne naissance aux Étoliens, et dont la famille garde la royauté d’Étolie, jusqu’à Oxytus, l’allié des Héraclides.
[13] Credo equidem, nec varia rides, genus esse Deorum. Virgile.
[14] Athénée, VI, 18. Hérodote, XII, 176. Les Phocidiens élevèrent une muraille à l’entrée du défilé pour les arrêter.
[15] Pline, X, 23.
[16] Aristote, Politique, VI, 230.
[17] Xénophon, Républ. lacéd. Plutarque, Vie de Lycurgue. Education des enfants.
[18] Aristote, Politique, II.
[19] Lucien, de Gynm. – Plutarque, Vie de Lycurgue. Cicéron, Tusculanes, V, 27.
[20] Plutarque, — Xénophon. — Hérodote. — Diodore de Sicile.
[21] Pausanias, IV, 6.
[22] César ne fut pas si scrupuleux chez les Gaulois, et leur laissa son épée, qu’il avait perdue vaillamment. Plutarque, Vie de César.
[23] Pausanias, Plutarque.
[24] Vie de Lycurgue.
[25] Plutarque, Ibid.
[26] Aristote, Politique, III, 6.
[27] Isocrate, Panath. — Platon. — Thucydide, Disc. de Périclès.
[28] Hérodote, IX, 26.
[29] Hérodote. – Plutarque, Vie d’Alexandre.
[30] Hiéron, IX, 5.
[31] Plutarque, Vie d’Alexandre.
[32] Plutarque, Vie d’Alcibiade.
[33] Nous verrons Pomponius Atticus donner à cette science la même autorité chez les Romains.
[34] Athénée, VI, 18.
[35] Pausanias, V, 4. Strabon, VIII, 361. Aristote, V, 5.
[36] Plutarque, Vie de Solon.
[37] Isocrate, In Archid.
[38] Aristote, Politique, II, 9.
[39] Cette question est savamment exposée et discutée dans les notes précieuses de la 3e édition du Précis d’Histoire ancienne publié par MM. Poirson et Cayx, 1828.
[40] Théopompe, dans Athénée, VI, 18.
[41] Denys d’Halicarnasse, Ant. rom., II.
[42] Pausanias, IV, 7, 9.
[43] V. Cousin, Arguments de la République et des Lois.
[44] Pausanias, II, V.
[45] Isocrate, In. Archid.
[46] Aristote, Politique, II, 6.
[47] Strabon, VIII.
[48] Aristote, Politique, III, 15.
[49] Thucydide, I, 12 ; VII, 57. Pausanias, X. 5.
[50] Pausanias, II, 18.
[51] Pausanias, II, 4, 19 ; III, 1 ; IV. 8.
[52] A ces notes de πρώτοι, γέροντες, άριστοι, répondent les titres donnés, dans le latin du moyen-âge, à des hommes de condition analogue : proceres, seniores, optimates. L’origine du titre de γέρων, senior, est dans les traditions de l’âge patriarcal. Homère, Odyssée, VI, 9, 26, 36 ; VII, 390.
[53] Homère, Iliade, II.
[54] Aristote, Politique, V. 10.
[55] Platon, Ep. VIII.
[56] Polybe, II, 41.
[57] Plutarque, Vie de Thésée.
[58] Plutarque, Vie de Solon.
[59] Hérodote, V, 72. Diodore, Fragm.
[60] Aristote,, IV, 15 ; VI, 259.
[61] Hérodote, VIII, 124.
[62] Thucydide, V, 72.
[63] Isocrate, Panég. d’Ath.
[64] Aristote, Politique, v. 5.
[65] Aristote, Politique, II, 137.