HISTOIRE DES CLASSES PRIVILÉGIÉES DANS LES TEMPS ANCIENS

 

CHAPITRE III. — L’Empire des Perses.

 

 

Un éminent historien a écrit de nos jours ces paroles profondément vraies : Ce n’est ni par des théories politiques, ni par des articles de loi que s’établissent les privilèges et la domination d’une classe dans l’État. Ces moyens savants et lents n’y suffisent point : il y faut la force de la conquête ou l’ascendant de la foi. C’est aux aristocraties militaires ou théocratiques, jamais aux influences bourgeoises, qu’il appartient de s’approprier exclusivement la société. L’histoire de tous les temps et de tous les peuples est là pour le prouver aux plus superficiels observateurs[1].

Parmi les sociétés de l’antique Orient, la hiérarchie célèbre de l’Empire des Perses a son origine dans les traditions religieuses et sa force dans le droit de conquête. Nous voulons parler de la caste sacerdotale des Mages et de l’aristocratie guerrière des Perses.

I

La religion a toujours été en Orient la source presque unique des idées politiques. Le gouvernement théocratique offre en effet des conditions très favorables au développement des sociétés ; il emprunte son autorité à une puissance incontestée, et se place au-dessus de toute, discussion et de toute révolte ; la docilité à la loi prend les formes de la dévotion à la divinité. Enfin ce gouvernement n’étant pas l’œuvre de ceux qui lui obéissent, personne ne peut se croire le droit de l’attaquer et de le détruire. C’est là un avantage considérable.

Chez les Mèdes et les Perses, comme chez les Hébreux, les Babyloniens et les Egyptiens, l’influence de la religion et de la caste sacerdotale pénétra profondément toutes les idées et toutes les formes de la société. La tradition religieuse commençait par donner aux institutions politiques un modèle idéal emprunté à la hiérarchie divine et aux souvenirs d’une sorte d’âgé d’or. Ce modèle sublime devait toujours être présent à l’esprit du législateur ; la société devait s’efforcer de le reproduire ou de s’en rapprocher le plus possible. Ne croyons pas que ces idées, plus pures et plus élevées que la réalité, fussent sans effet et sans force, parce que souvent les mœurs restaient impures et grossières, et que les faits démentaient les principes. Dans toute société il est bon que les esprits, et au moins les imaginations, aient des instincts et une sorte d’aspiration qui les porte vers le bien inconnu, vers la perfection, au-delà des conditions de misère et de faiblesse qui pèsent sur la vie réelle. Il est bon qu’un certain idéal plane au-dessus des passions brutales et égoïstes, que les hommes, même les plus dégénérés en apparence, conservent une grande ambition morale, et que leurs regards, fatigués, découragés de la terre, se reportent vers un type supérieur de justice, de vérité, de beauté et de bonheur. C’est la grande consolation par laquelle ‘toutes les religions adoucissent les regrets et les souffrances de la vie humaine, et dans le désespoir même nourrissent encore l’espérance.

La doctrine des Mages reste, fidèle à cette mission de la religion. L’harmonie de ‘la hiérarchie divine y est le premier enseignement donné aux hommes, qui doivent l’imiter sur la terre. L’Eternel, désigné par le nom de Zervane Akérène, et qui est la Divinité suprême[2], a créé trois dieux secondaires, émanés de sa volonté et de son essence : Mithras, l’Amour, le grand Médiateur, qui perpétue et rajeunit sans cesse le monde[3] ; Ormuzd, principe de la lumière céleste et immatérielle, ordonnateur de l’univers, auteur de tout bien ; Ahriman, principe des ténèbres, perturbateur du monde, auteur de tout mal. La Perse est le commencement de la liberté dans la fatalité. La religion choisit ses Dieux dans une nature moins matérielle, mais encore dans la nature : c’est la lumière, le feu, le feu céleste, le soleil. L’Aderbidjan est la terre de feu[4]. Les Perses saluaient tous les matins le soleil levant.

Ormuzd a sous ses ordres toute une hiérarchie d’esprit divin. Au premier rang sont les six Amschaspands ou génies de la bonté, de la vérité, de la justice, de la piété, de la richesse et de l’immortalité ; puis viennent les Izeds ou bons génies, qui sont répandus dans tout l’univers pour veiller à sa conservation[5]. Ormuzd avait formé la terre aussi pure que le ciel, et l’avait donnée à l’homme comme un lieu clé délices, où sa félicité devait être sans bornes. Mais aussitôt Ahriman se déclara l’ennemi de l’œuvre d’Ormuzd, et chargea les démons ou Dervends qui sont sous ses ordres clé troubler le bonheur des hommes, et de répandre sur la terre les vices, la corruption, les maladies et la mort. Alors commença entre les deux principes, entre le mal et le bien, entre l’empire des ténèbres et l’empire de la lumière, entre les Dervends et les Izeds une lutte où la victoire, à la fin des siècles doit rester à Ormuzd. Ahriman et ses démons seront alors enchaînés dans leur sombre séjour.

Sur la terre les traditions primitives reproduisaient la même opposition. L’heureuse contrée de l’Iran, la terre sacrée, eut pour premiers souverains la dynastie des Pischdadiens, serviteurs fidèles d’Ormuzd. Le plus populaire de ces rois de l’âge d’or fut le pieux Djemchid, père des peuples : Sous son règne l’agriculture, le commerce, les arts prospéraient. Dans une hiérarchie politique réglée à l’image de la hiérarchie divine, chacun avait ses devoirs à remplir, et contribuait à combattre le mal sous toutes ses formes. Le peuple était partagé en quatre classes, les prêtres, les guerriers, les agriculteurs, les artisans. Les prêtres conservaient et enseignaient les lois religieuses, les guerriers repoussaient les ennemis du dehors, les agriculteurs et les artisans cultivaient la terre, multipliaient les plantes utiles et les animaux domestiques, détruisaient les plantes et les animaux nuisibles, développaient tous les arts nécessaires à la vie. A cette terre heureuse et si sagement gouvernée était opposée la terre de Touran, pays du Nord, du froid et des ténèbres, empire d’Afrasiab et des peuples nomades. Les nomades, les envahisseurs barbares étaient le danger toujours menaçant des contrées plus riches et des sociétés plus tôt civilisées. Lés alternatives de la lutte s’y révèlent déjà,. L’usurpateur Lohak, venu de l’Arabie, renverse Djemchid, le met à mort et reste maître de l’Iran. Mais il est vaincu à son tour par Ferydoun, fils ou petit-fils de Djemchid, et enfermé dans la caverne du mont Demavend. Alors, dit le Zend-Avesta, pendant cinq cents années, Ferydoun rend à la terre d’Iran le bonheur et la paix. Puis tout retombe dans la confusion par l’invasion des hordes de Touran, ou par le triomphe de l’esprit du mal, jusqu’au moment où Zoroastre le réformateur rapporte aux peuples la parole vivante, le Zend-Avesta et les lois d’Ormuzd[6].

II

Cet âge d’or fut, en effet, le modèle idéal proposé à l’empire des Mèdes et des Perses, et, tout incomplète qu’en ait été l’expression, on ne saurait contester le caractère grandiose de cette philosophie politique. La mission de l’autorité humaine, dérivant ainsi de l’autorité divine et en étant l’image, se trouve agrandie, et ses devoirs en empruntent une sorte clé majesté. Dans les derniers temps de l’histoire des Perses, on trouvait encore, dans ce palais où le Roi s’était substitué à la divinité, un officier dont la fonction spéciale était de rappeler au prince, chaque matin, qu’il eût à bien remplir les devoirs pour lesquels Dieu l’avait placé sur le trône.

Les Mèdes, qui ne supportèrent pas longtemps le joug clés conquérants assyriens, ont précédé les Perses dans la domination de l’Asie. Lés Perses eux-mêmes furent quelque temps soumis à la suzeraineté des Rois Mèdes, et lorsque les deux nations furent unies pour la conquête du monde asiatique, ce furent les Mèdes qui apportèrent dans l’organisation de l’empire ces idées élevées, ces principes émanés de la hiérarchie divine telle que la révélaient d’antiques traditions[7].

Comme tous les peuples de l’Orient, les Mèdes sont à l’origine partagés en un certain nombre de tribus. La distinction des tribus n’est pas produite par les mêmes causes que la distinction des castes. La tribu comprend toute une population issue ordinairement d’une famille primitive qui lui donne son nom et ses chefs. Les castes s’établissent pour assurer les privilèges acquis à certaines tribus par la supériorité de la force, des richesses ou de la civilisation ; la différence des mœurs et des occupations conserve la hiérarchie. Les tribus sont d’abord isolées ; lorsqu’elles se réunissent pour former un peuple, la hiérarchie s’établit d’elle-même par ces causes diverses, dès que la société se constitue régulièrement ; et les castes prennent naissance. Le plus souvent l’hérédité en est la base, parce que les tribus conservent encore les liens qui unissent leurs familles par la communauté des généalogies et des traditions.

Les tribus mèdes sont ainsi désignées dans les historiens : les Mages[8], les Budiens, les Struchates, les Arizantes, les Buses et les Parétacéniens. La, première exerçait sur les autres une véritable suprématie, qui avait sans doute la même origine que celle des prêtres égyptiens. Les Mages avaient, nomme les colons éthiopiens, apporté sans doute de la Bactriane une civilisation plus avancée, la science de l’agriculture et de l’éducation des bestiaux[9]. Lorsque les Mèdes furent soumis par l’assyrien Ninus, puis délivrés par Arbacès, leurs tribus retombèrent dans l’anarchie. Et l’anarchie ne cessa que par le rétablissement de la royauté et sans doute aussi de l’influence des Mages.

Il y avait alors chez les Mèdes, raconte Hérodote, un sage, nommé Déjocès ; il était fils de Phraorte. Ce Déjocès, épris de la royauté, se conduisit ainsi pour y parvenir. Les Mèdes vivaient dispersés en bourgades. Déjocès, considéré depuis longtemps dans la sienne, y rendait la justice avec d’autant plus de zèle et d’application que dans toute la Médie les lois étaient méprisées ; et qu’il savait que ceux qui sont injustement opprimés détestent l’injustice. Les habitants de sa bourgade, témoins de ses mœurs, le choisirent pour juge. Déjocès fit paraître dans toutes ses actions de la justice et de la droiture. Cette conduite lui attira de grands éloges de la part de ses concitoyens. Les habitants des autres bourgades, jusqu’alors opprimés par d’injustes sentences, apprenant que Déjocès seul se conformait aux règles de l’équité, accoururent avec plaisir à son tribunal, et ils ne voulurent plus être jugés que par lui.

La foule de clients augmentait tous les jours par la persuasion où l’on était de l’équité de ses jugements. Quand Déjocès vit qu’il portait seul tout le poids des affaires, il refusa de monter sur le tribunal où il avait jusqu’alors rendu la justice, et renonça formellement à ses fonctions. Il prétexta le tort qu’il se faisait à lui-même en négligeant ses propres affaires, tandis qu’il passait les jours entiers à terminer les différents d’autrui. Les brigandages et l’anarchie régnèrent plus que jamais dans les bourgades de la Médie. Les Mèdes s’assemblèrent et tinrent conseil sur leur état actuel. Les amis de Déjocès y parlèrent à peu près en ces termes : Puisque la vie que nous menons ne nous permet plus d’habiter ce pays, choisissons un roi ; la Médie étant alors gouvernée par de bonnes lois, nous pourrons cultiver en pair nos campagnes, sans crainte d’en être chassés par la violence et l’injustice. Ce discours persuada les Mèdes de se donner un roi. Aussitôt on délibéra sur le choix. Toutes les louanges, tous les suffrages se réunirent eu faveur de Déjocès ; il fut élu roi d’un consentement unanime.

Devenu roi, Déjocès commanda qu’on lui bâtit un palais conforme à sa dignité, et qu’on lui donnât des gardes pour la sûreté de sa personne. Les Mèdes obéirent ; on lui construisit, à l’endroit qu’il désigna, un édifice vaste et bien fortifié, et on lui permit de choisir dans toute la nation des gardes à son gré. Il obligea ses sujets à lui bâtir une ville, à l’orner, à la fortifier, sans s’inquiéter des autres places. Les Mèdes, dociles à cet ordre, élevèrent cette ville forte et immense qu’on appelle Ecbatane, dont les diverses enceintes concentriques sont construites de manière que chacune ne surpasse l’enceinte inférieure que de la hauteur de ses créneaux. L’assiette du lieu, qui s’élève en colline, en facilita les moyens. Il y avait en tout sept enceintes : dans la dernière étaient le palais et le trésor du roi. Le circuit de la plus grande égale à peu près celui d’Athènes. Les créneaux de la première sont peints en blanc ; ceux de la seconde en noir ; ceux de la troisième en pourpre ; ceux de la quatrième en bleu ; ceux de la cinquième sont »d’un rouge orangé. Quant aux deux dernières, les créneaux de l’une sont argentés, et ceux de l’autre dorés.

Ce palais construit, Déjocès ordonna au peuple de se loger dans les autres enceintes, et il établit pour règle que personne du peuple n’entrerait chez le roi ; que toutes les affaires s’expédieraient par l’entremise de certains officiers, qui en feraient leurs rapports au monarque ; que personne ne fixerait ses regards sur le prince, et qu’on ne rirait ni ne cracherait en sa présence. Déjocès institua ce cérémonial imposant afin que les personnes qui avaient été élevées avec lui ne pussent montrer une familiarité inconvenante ni conspirer contre sa personne. Il croyait qu’en se, rendant invisible à ses sujets il passerait pour un être d’une espèce différente.

Ces règlements faits et son autorité affermie, il rendit sévèrement la justice. Les procès lui étaient envoyés par écrit ; il les jugeait, et les renvoyait avec sa décision. Quant à la police, s’il apprenait que quelqu’un eût fait une injure, il le mandait et lui infligeait une peine proportionnée au délit : et pour cet effet, il avait dans toutes ses provinces des émissaires, qui veillaient sur les actions, et n les discours de ses sujets[10].

Telle est l’origine de la royauté médique et du cérémonial dont elle s’entoura. Ainsi organisées et confondues en un seul corps, sous un seul maître, les tribus clés Mèdes commencent la conquête de l’Asie. La couronne reste héréditaire dans la famille de Déjocès, que clé nouveaux services achèvent de consacrer. Phraorte porte ses armes jusqu’à l’Halys vers l’Occident. Cyaxare, à qui la nation doit ses plus sages institutions militaires, renverse une seconde fois la puissance de Ninive. En même temps il repousse les hordes des Scythes qui avaient bouleversé l’Asie. Astyage continue cette œuvre de délivrance et de conquête jusqu’au moment où les Perses, conduits par son petit-fils Cyrus, se chargent de l’achever.

III

Les Perses étaient à l’origine un peuple de mœurs rudes et belliqueuses. Pendant que les premiers conquérants de l’Asie et les Mèdes eux-mêmes s’amollissaient dans le repos et l’abondance, les Perses restaient à demi-sauvages. Leur pays, petit et montagneux, et un climat souvent rigoureux, entretenaient leur activité, leur pauvreté, et en même temps leurs vertus. Les Perses, dit Platon, étaient originairement un peuple de pasteurs, vivant dans un pays rude, qui produisait des hommes d’une constitution forte, en état de supporter le froid et les » veilles, et quand il le fallait, de faire la guerre. Arrien dit de même : Les Perses avec lesquels Cyrus conquit l’Asie étaient pauvres et habitaient un sol ingrat. Hérodote raconte l’anecdote suivante : un certain Artembares voulut persuader à ses compatriotes d’échanger leur pays ingrat contre une contrée plus vaste et plus riche. Cyrus combattit énergiquement cette proposition. Les contrées les plus délicieuses, dit-il, ne produisent ordinairement que des hommes mous et efféminés, et la même terre qui porte les plus beaux fruits n’engendre point les hommes belliqueux[11].

Les Perses se divisaient alors en dix tribus, séparées par leur genre de vie et par leur origine. Les Pasargades, les Maraphiens et les Maspiens formaient une aristocratie guerrière, où une sorte de hiérarchie, une gradation, de noblesse distinguait chaque famille. La tribu des Pasargades avait le premier rang entre les tribus nobles, et le privilège de former le camp du Roi ; dans son sein était la famille héroïque des Achéménides où le Roi devait toujours être choisi. Achémenès était le Djemebid des Perses, et peut-être les deux personnages se confondaient-ils en un seul. Peut-être aussi était-il le fondateur de cette dynastie des Kanaïdes, que les légendes de l’Orient disaient l’héritière de celle des Pichdadiens.

Après les trois tribus nobles venaient les trois tribus d’agriculteurs, les Panthialéens, les Déruséens et les Germauiens. Puis les quatre tribus nomades, encore adonnées au soin des troupeaux et sans demeure fixe, les Daens, les Mardes, les Dropiques et les Sagartiens. Ces derniers formaient la partie encore barbare de la nation[12].

Nous n’avons pas à nous prononcer entre le récit d’Hérodote qui nous présente Cyrus comme le conquérant de la Médie, et celui de Xénophon qui nous montre en lui le successeur légitime de son grand-père Astyage et de son oncle Cyaxare II. Le récit d’Hérodote convient mieux aux mœurs violentes que les Perses avaient conservées. Le récit de Xénophon ressemble plutôt à la fantaisie d’un philosophe, qui a voulu opposer les mœurs chastes et fortes des Perses à la civilisation déjà corrompue de la Grèce, contraste que Tacite cherchera aussi plus tard dans les mœurs des Germains. Peut-être d’ailleurs le premier fut-il inspiré par la tradition des Perses, qui. se vantaient d’avoir commencé la conquête de l’Asie par la soumission des Mèdes, et le second par le ressentiment des Mèdes, qui, partageant l’empire, voulaient partager aussi la gloire de la conquête. Cyrus, en effet, vainqueur des Mèdes, ou héritier de Cyaxare en Médie et de Cambyse en Perse, s’empressa d’adopter les institutions des Mèdes et, d’accroître les privilèges des Mages, qui devinrent la caste religieuse de son empire.

Les deux historiens, qui nous ont conservé deux traditions aussi opposées sur le fondateur de l’empire médo-persique, nous présentent aussi chacun un tableau de l’éducation et des mœurs de la nation perse, dont les traits sont loin de se ressembler. En les comparant, on reconnaît sans peine qu’Hérodote a eu surtout en vue le peuple tout entier, et Xénophon cette aristocratie guerrière qui formait la cour du Roi et l’élite de la nation.

Commençons par le tableau d’Hérodote.

Voici, dit-il, les coutumes qu’observent les Perses. Leur usage n’est pas d’élever aux Dieux des statues, des temples, des autels ; ils traitent au contraire d’insensés ceux qui le font. C’est, à mon avis, parce qu’ils ne croient pas, comme les Grecs, que les Dieux aient une forme humaine. Ils ont coutume de sacrifier à Jupiter sur le sommet des plus hautes montagnes, et donnent le nom de Jupiter à toute la circonférence du ciel. Ils font encore des sacrifices au Soleil, à la Lune, à la Terre, au Feu, aux Vents, et n’en offrent de tout temps qu’à ces divinités. Mais ils y ont joint dans la suite le culte de Vénus céleste ou Uranie, qu’ils ont emprunté des Assyriens et des Arabes. Les Assyriens donnent à Vénus le nom de Mylitta, les Arabes celui d’Alitta, les Perses celui de Mytra[13].

Voici les rites qu’observent les Perses en sacrifiant aux Dieux dont je viens de parler : quand ils veulent leur immoler des victimes, ils ne dressent point d’autel, n’allument point de feu, ne font pas de libations, et ne se servent ni de flûtes ni de bandelettes sacrées, ni d’orge mêlée avec du sel. Un Perse veut-il offrir un sacrifice à quelqu’un de ces Dieux, il conduit la victime dans un lieu pur, et, la tête couverte d’une tiare couronnée le plus ordinairement de myrte, il invoque le Dieu. Il n’est pas permis à celui qui offre le sacrifice de faire des vœux pour lui seul en particulier. Il faut qu’il prie pour la prospérité du Roi et celle de tous les Perses en général : car il est compris sous cette dénomination. Après qu’il a coupé la victime par morceaux, et qu’il en a fait bouillir la chair, il étend de l’herbe la plus tendre, et principalement du trèfle. Il pose sur cette herbe les morceaux de la victime, et les y arrange. Quand il les a ainsi » placés, un Mage qui est là présent ; (car sans Mage il ne leur est pas permis d’offrir un sacrifice), un Mage entonne une théogonie : c’est le nom qu’ils donnent à ce chant. Peu après, celui qui a offert le sacrifice emporte les chairs de la victime, et en dispose comme il juge à propos.

Les Perses pensent devoir célébrer plus particulièrement le jour de leur naissance que tout autre, et qu’alors leur table doit être garnie d’un plus grand nombre de mets. Ce jour-là les gens heureux se font servir un cheval, un chameau, un âne ou un bœuf entier, rôti aux fourneaux. Les pauvres se contentent de menu bétail. Les Perses mangent peu de viande, mais beaucoup de dessert, qu’on apporte en petite quantité à la fois. C’est ce qui leur fait dire que les Grecs en mangeant cessent seulement d’avoir faim, parce qu’après le repas on ne leur sert rien de bon, et que, si on leur en servait, ils ne cesseraient pas de manger. Ils sont fort adonnés au vin. Ils ont coutume de délibérer sur les affaires les plus sérieuses après avoir bu avec excès ; mais le lendemain, le maître de la maison, où ils ont tenu conseil, remet la même affaire sur le tapis avant de boire. Si on l’approuve à jeun, elle passe ; sinon, on l’abandonne. Il en est de même des délibérations faites à jeun ; on les examine de nouveau lorsqu’on a bu avec excès.

Quand deux Perses se rencontrent dans les rues, on distingue s’ils sont de même condition ; car ils se saluent en se baisant à la bouche. Si la condition de l’un est fort au-dessous de celle de l’autre, l’inférieur se prosterne devant le supérieur.

Après les vertus guerrières, les Perses regardent comme un grand mérite d’avoir beaucoup d’enfants. Le Roi gratifie tous les ans ceux qui en ont le plus. C’est dans le grand nombre qu’ils font consister la force. Ils commencent à cinq ans à les instruire, et depuis cet âge jusqu’à vingt ils ne leur apprennent que trois choses : monter à cheval, tirer de l’arc, et dire la vérité. Avant l’âge de cinq ans un enfant ne se présente pas devant son père ; il reste entre les mains des femmes. Cela s’observe afin que, s’il meurt dans le premier âge, sa perte ne cause aucun chagrin au père.

Cette coutume me paraît louable. J’approuve aussi la loi qui ne permet à personne, pas même au Roi, de faire mourir un homme pour un seul crime, ni à aucun Perse de punir un de ses esclaves d’une manière trop atroce, pour une seule faute. Mais si, par un examen réfléchi, il trouve que les fautes du domestique soient en plus grand nombre et plus considérables que ses services, son maître peut alors suivre les mouvements de sa colère. Ils assurent que jamais personne n’a tué ni son père ni sa mère, mais que, toutes les fois que de pareils crimes sont arrivés, on a découvert que ces enfants étaient supposés ou adultérins ; car il est, disent-ils, contre toute vraisemblance qu’un enfant tue les véritables auteurs de ses jours.

Il ne leur est pas permis de parler des choses qu’il ne leur est pas permis de faire. Ils ne trouvent rien de si honteux que de mentir, et, après le mensonge, que de contracter des dettes ; et cela pour plusieurs raisons, mais surtout parce que celui qui a des dettes ment nécessairement[14].

Quelques faits ressortent surtout de cette peinture des mœurs des Perses, malgré l’évidente confusion des âges divers de leur histoire : ce sont les privilèges de la caste religieuse, la distinction des rangs dans la hiérarchie sociale, l’éducation, toute guerrière des jeunes gens dans les principales familles, et ce sentiment de la dignité personnelle qui fait le caractère : Si du texte d’Hérodote on rapproche celui de Xénophon, on y trouve un grand nombre de traits semblables, dissimulés seulement par cet idéal de civilisation philosophique que Xénophon a cru trouver dans les récits des Mages.

Cyrus fut élevé suivant les usages des Perses, qui, différents de la plupart des autres peuples, s’occupent avant tout de l’utilité publique. Ailleurs, on laisse un père élever ses enfants à son gré ; arrivés à un certain âge, ils vivent eux-mêmes comme il leur plaît ; on leur défend seulement de dérober, de piller, de forcer les maisons, de maltraiter personne injustement, de séduire la femme d’autrui, de désobéir aux magistrats, et quiconque enfreint ces défenses est puni. Mais les lois perses vont au-devant du mal, et pourvoient à ce que, dès le principe, les citoyens ne se laissent entraîner à rien faire de mauvais ou de honteux.

Elles y pourvoient ainsi. Il y a chez eux une place appelée Eleuthéra, où sont bâtis le palais du Roi et les autres édifices du gouvernement. Les marchands et leurs marchandises, leurs cris et leurs inconvenances sont relégués de cet emplacement, et portés ailleurs, afin que leur tumulte ne se mêle point à l’ordre décent des gens qu’on y élève.

La place ménagée autour de ces édifices est divisée en quatre parties. L’une est destinée aux enfants, l’autre aux adolescents, la troisième aux hommes faits, et la quatrième à ceux qui ont passé l’âge de porter les armes. La loi exige que chacun d’eux se trouve dans son quartier, les enfants et hommes faits à la pointe du jour, les vieillards, dès qu’ils le peuvent, dans les jours fixés où il faut qu’ils se présentent. Mais les adolescents couchent toutes les nuits autour des édifices, avec leurs armes d’exercices, à l’exception de ceux qui sont mariés ; ceux-ci en sont dispensés, s’ils n’ont un ordre, antérieur de présence ; mais il est mal de s’absenter souvent.

Les chefs de ces sections sont au nombre de douze ; car il y a aussi douze tribus chez les Perses. Pour les enfants, on choisit parmi les vieillards ceux qui semblent pouvoir les rendre meilleurs ; pour les adolescents, ceux des hommes faits qui semblent pouvoir les rendre plus capables d’obéir aux prescriptions et aux ordres de l’autorité suprême. Enfin les vieillards ont aussi leurs chefs, tirés de leur classe, afin de veiller à ce qu’eux-mêmes accomplissent leurs devoirs.

Nous allons retracer ce qui est prescrit à chaque âge, afin de bien faire comprendre les moyens dont on use pour former d’excellents citoyens. Les enfants vont aux écoles pour apprendre les lettres. Leurs gouverneurs passent la plus grande partie de la journée à leur rendre la justice. Car il y a entre les enfants, aussi bien qu’entre les hommes faits, des accusations de vol, de rapine, de violence, de tromperie, d’injures et autres délits semblables ; et, si quelqu’un est convaincu de ces fautes, on lui en inflige la peiné. On châtie même ceux qu’on prend à porter une fausse accusation. On juge encore un délit qui est la source de toutes les haines parmi les hommes, et qui cependant n’est point poursuivi en justice : c’est l’ingratitude. Quand on voit qu’un enfant a pu être reconnaissant, et qu’il ne l’a pas été, on le châtie sévèrement. On croit que les ingrats se soucient fort peu des dieux de leurs parents, de leur  patrie, de leurs amis. Il leur semble aussi que l’ingratitude a pour compagne l’impudence : c’est en effet le guide le plus sûr vers tout ce qu’il y a de bonheur.

Ils enseignent encore aux enfants la tempérance : et ce qui contribue grandement à leur » apprendre à être tempérants, c’est qu’ils voient chaque jour les plus âgés se montrer tempérants eux-mêmes. Ils leur enseignent aussi à obéir aux chefs ; et ce qui contribue grandement à leur éducation sous ce rapport, c’est qu’ils voient les plus âgés pratiquer la même obéissance. Ils leur enseignent enfin à se régler pour le manger et pour le boire, et ce qui contribue à les rendre sobres, c’est qu’ils voient que les plus âgés ne vont prendre leurs repas que quand leurs gouverneurs leur en ont accordé la permission. De plus les enfants ne mangent pas chez leur mère, mais chez l’instituteur, et aux heures que les gouverneurs prescrivent. Ils apportent de chez eux pour nourriture principale du pain, et pour assaisonnement du cresson, puis une tasse pour aller boire, quand ils ont soif, en puisant à la rivière. En outre ils apprennent à tirer de l’arc, à lancer le javelot. Tels » sont les exercices des enfants depuis leur naissance jusqu’à seize ou dix-sept ans ; après quoi ils entrent dans la classe des adolescents.

Voici, pour les adolescents, quel est leur régime : durant dix ans, à dater de leur sortie de l’enfance, ils couchent autour des édifices publics, pour veiller à la sûreté de la ville et pratiquer la tempérance. Cet âge, en effet, a besoin d’une surveillance toute spéciale. Le jour, ils s’offrent à leurs gouverneurs qui disposent d’eux, s’il y a lieu, pour le service public ; ou bien, s’il le faut, ils demeurent tout près des édifices du gouvernement. Quand le Roi sort pour la chasse, ce qu’il fait plusieurs fois le mois, il emmène la moitié de cette garde. Il faut que ceux qui sortent avec lui aient un arc, un carquois, et dans le fourreau un sabre ou une sagaris, puis un bouclier d’osier et deux javelots, afin de lancer l’un, et d’avoir l’autre en main, s’il est nécessaire.

Or, si les Perses font de la chasse un exercice public, si le Roi, comme s’il marchait en guerre, se »met à la tête des chasseurs, s’il chasse lui-même et veille à ce que chacun fasse son devoir, c’est que cet exercice leur paraît la véritable école de la guerre. En effet, il habitue à se lever matin, à supporter le froid et le chaud ; il exerce aux marches, aux courses, et force à tirer de l’arc sur la bête, à lancer les javelots, de quelque part qu’elle arrive. Souvent aussi, de toute nécessité, la chasse aiguise l’âme, quand on a devant soi des bêtes vigoureuses : car alors il faut que le chasseur frappe la bête, qui se présente de près, ou s’en garantisse quand elle fond sur lui. Il serait donc difficile de trouver dans la chasse quelque chose qui ne se retrouvât pas dans la guerre.

Quand ils sortent pour la chasse, ils prennent avec eux des vivres, pour un repas qui, sans différer de celui des enfants, est naturellement plus copieux. Tant que la chasse dure, ils ne mangent point ; mais si la bête qu’ils poursuivent les oblige à s’arrêter, ou qu’ils veuillent, pour tout autre motif, prolonger la chasse, ils mangent ce qu’ils ont, et chassent de nouveau jusqu’au souper ; et ils ne comptent les deux journées que pour une, parce qu’ils n’ont mangé que la portion d’un jour. Or ils agissent ainsi pour s’accoutumer, quand il le faudra, à le faire en guerre. Les jeunes gens n’ont encore d’autre nourriture accessoire que leur chasse ; autrement c’est du cresson. Mais si l’on se figure qu’ils aient moins d’appétit à ne manger que du cresson avec leur pain, et qu’ils éprouvent moins de plaisir à boire, parce qu’ils n’ont que de l’eau, que l’on songe quelles délices on éprouve, quand on a faim, à manger une croûte de pain bis, quelles délices, quand on a soif, à boire de l’eau pure.

Les tribus de jeunes gens, de séjour à la ville, s’occupent des mêmes exercices qu’ils ont appris dans leur bas âge, tirer de l’arc, lancer le javelot : il ne cesse d’y avoir entre eux, sur ce point, une grande rivalité. Quelquefois ces concours sont publics, et on y propose dés prix. La tribu dans laquelle se trouve le plus grand nombre de jeunes » gens recommandables par leur science, leur courage, leur soumission, reçoit les éloges des citoyens, qui font honneur non seulement à leur gouverneur actuel, mais à tous ceux qui les ont élevés dès l’enfance. Ces jeunes gens qui restent sont encore employés, au besoin, par les magistrats, pour monter la garde, découvrir des malfaiteurs, poursuivre des voleurs, et autres services analogues, qui exigent de la vigueur et de la promptitude. Telle est la façon de vivre des adolescents. Après avoir passé dix ans de la sorte, ils entrent dans la classe des hommes faits.

A dater du moment où ils sont sortis des adolescents, ils vivent vingt-cinq ans de la façon que nous allons dire. Et d’abord, comme les adolescents, ils se mettent à la disposition des magistrats, pour le service public, quand il exige des hommes à qui l’âge a donné la maturité du conseil, et n’a pas encore ôté la vigueur de l’action. S’il faut, par hasard, aller en guerre, les hommes ainsi élevés ne portent plus ni flèches ni javelots ; ils n’ont plus que les armes qu’on dit faites pour combattre de près, une cuirasse autour de la poitrine, un bouclier au bras gauche, comme on représente les Perses, et à la main droite un coutelas ou un sabre. C’est de cette classe qu’on tire tous les magistrats, excepté les instituteurs de l’enfance.

Quand ils ont accompli les vingt-cinq ans, et qu’ils en ont un peu plus de cinquante, ils entrent dans la classe de ceux qu’on appelle vieillards, et qui le sont en effet. Les vieillards ne vont plus à la guerre hors de leur patrie, mais ils restent chez eux, et y jugent toutes les affaires publiques ou privées. Ils prononcent les arrêts de mort et choisissent toutes les autorités. Si quelqu’un, des adolescents ou des hommes faits, a manqué aux devoirs prescrits par la loi, les phylarques, ou quiconque le veut, se chargent de l’accusation. Les vieillards, après audition, dégradent le coupable, et l’homme ainsi dégradé demeure infâme le reste de sa vie.

Mais afin de mieux faire comprendre tout le gouvernement des Perses, je reprends d’un peu plus haut, ce peu de paroles suffisant pour être clair, d’après ce qui a été dit. On dit que les Perses ne sont pas plus de douze myriades[15]. Pas un d’eux n’est exclu, par la loi, des charges ni des honneurs. Il est permis à tous les Perses d’envoyer leurs enfants aux écoles communes de justice. Cependant, il n’y a que ceux qui peuvent élever leurs enfants à ne rien faire, qui les y envoient ; ceux qui ne le peuvent pas ne les y envoient pas. Les enfants instruits dans ces écoles communes peuvent seuls passer dans la classe des jeunes gens. Ceux qui n’y ont pers été instruits en sont exclus. D’autre part, ceux qui ont fait leur temps légal parmi les adolescents peuvent passer dans la classe des hommes faits, et prendre part aux dignités et aux honneurs ; tandis que ceux qui iront point passé par la classe des enfants et celle des adolescents n’entrent pas dans la classe des hommes faits. Enfin ceux qui ont demeuré, sans donner lieu de plainte, le temps prescrit parmi les hommes faits, prennent place parmi les vieillards. Ainsi la classe des vieillards se compose de ceux qui ont passé par tous les degrés du bien.

Telle est l’organisation du gouvernement par lequel les Perses croient parvenir à se rendre meilleurs. Au reste il dure encore aujourd’hui chez eux des marques de leur extrême frugalité et de leur attention à digérer par l’exercice. C’est une honte encore aujourd’hui chez les Perses de cracher, de se moucher et de se montrer allant à l’écart pour quelque besoin semblable ; ce qui leur serait impossible s’ils n’étaient fort sobres dans leur manger, et s’ils ne dissipaient par l’exercice les humeurs forcées ainsi de prendre un autre cours. Voilà ce que nous avions à dire des Perses en général[16].

IV

Lorsque les Mèdes et les Perses eurent été réunis par Cyrus, pour la conquête de l’Asie, le mélange des institutions s’opéra naturellement, en même temps que la fusion des deux peuples. La constitution politique remplaça dès lors le gouvernement des tribus, mais loin d’en effacer toutes les traces, elle en garda une profonde empreinte. Les deux races pendant longtemps restèrent encore hostiles l’une à l’autre. Les Mèdes, malgré les privilèges que leur laissa, le conquérant, qu’ils avaient adopté et consacré comme l’héritier légitime et l’imitateur de Djemchid, se sentaient sous le joug des Perses, et ne pouvaient s’empêcher de regretter leur antique nationalité et l’empire de l’Asie. De leur côté les Perses, encore grossiers et barbares, étaient trop portés à abuser du droit de leur victoire, ne fut-ce que par une jalousie secrète contre la civilisation plus avancée et l’expérience plus raffinée de leurs nouveaux compagnons. Ces guerriers farouches d’ailleurs n’acceptaient pas volontiers la suprématie religieuse, que Cyrus avait conservée s la caste des Mages.

Un jour vint où cette haine éclata avec une violence irrésistible. La Perse eut comme l’Éthiopie son massacre des Prêtres. Les Mages avaient mis à profit l’impopularité de Cambyse, ce fou furieux, qui remplissait l’empire de sa démence et de ses crimes, pour mettre par ruse un des leurs sur le trône. Leur chef Pathisithès à qui Cambyse, en partant pour l’Égypte, avait laissé l’administration de ses biens, fit passer son propre frère pour le second fils de Cyrus, qui avait été secrètement assassiné. La ruse eut d’abord un plein succès. Mais le nouveau Roi se trahit par sa partialité pour les Mèdes et sa docilité envers les Mages, et surtout par un décret qui exemptait les Perses du service militaire, sans cloute afin de les amollir. Sept des principaux seigneurs perses conspirèrent pour le renverser : c’étaient Darius, fils d’Hystaspe, de la race des Achéménides, puis Artaphernès, Otanès, Gobryas, Hydarnès, Mégabyse et Aspatinès, tous de la plus illustré naissance[17]. L’usurpateur périt avec les siens, et le massacre s’étendit à tous les Mages que les Perses rencontrèrent, jusqu’au moment où la nuit les arrêta. Cette journée resta une fête nationale pour les Perses, et tant que les réjouissances duraient aucun Mage ne pouvait paraître en public[18].

Malgré cette vengeance sanglante, la caste des Mages garda ses privilèges et la place que Cyrus lui avait faite dans le nouvel empire. Le conquérant avait compris et indiqué à ses successeurs tous les services qu’ils pouvaient tirer de l’influence laissée à cette caste sacerdotale. Les Mages, en effet, seuls dépositaires des traditions religieuses, qui remontaient jusqu’au divin Zoroastre et au-delà, seuls ministres du culte d’Ormuzd, seuls intermédiaires entre les humains et la divinité pour toute prière et tout sacrifice, vénérés comme prophètes, interprètes des songes, passant pour recevoir l’inspiration divine et pour être initiés aux secrets de l’avenir, ne devaient pas cependant leur puissance uniquement à la superstition. Ils étaient supérieurs aux autres classes parleur instruction et leurs lumières. Dans leur religion, le culte même du feu ne se réduisait point à un matérialisme grossier : le feu était à leurs yeux le symbole de la pureté. L’eau avait aussi un rôle dans leurs rites comme élément de purification : le sectateur d’Ormuzd devait, à son lever, avant ses prières et avant ses repas, se laver les pieds, les mains et le visage, eu prononçant certaines formules. Un autre mythe donnait à cette religion un caractère singulier de spiritualisme. Ils croyaient qu’à tous les êtres, à toutes les créatures terrestres et mortelles répondent des férouers, formes pures des choses, créatures célestes et immortelles. Chacun des astres, des animaux, des hommes, des anges même, avait son férouer, protecteur invisible et toujours présent, que l’on implorait par des prières et des sacrifices. L’homme mort, son férouer demeurait au ciel, et c’était à lui qu’on adressait les prières pour le défunt. Les dix derniers jours de l’année étaient consacrés aux férouers des morts, et on célébrait en leur honneur des cérémonies funèbres. Plus un homme avait été juste et grand sur la terré, plus son férouer était puissant au ciel. N’était-ce pas là une théorie aussi élevée que poétique de l’immortalité des âmes et de la sanction d’une vie future ?

Hérodote dit que les Mages n’enterraient jamais un mort, sans doute de leur caste, sans faire déchirer le corps par un oiseau ou par un chien. Ce qui est certain c’est qu’ils ne brûlaient point les corps, par respect pour le feu, et qu’ils les enduisaient de cire avant de les mettre en terre. Les Mages, dit encore Hérodote, diffèrent beaucoup des autres hommes, et particulièrement des Prêtres d’Égypte. Ceux-ci ont toujours les mains pures du sang des animaux, et ne tuent que ceux qu’ils immolent aux Dieux. Les Mages, au contraire, tuent de leurs propres mains toutes sortes d’animaux, à la réserve de l’homme et du chien ; ils se font même gloire de tuer également les fourmis, les serpents et autres animaux, tant reptiles que volatiles[19].

La doctrine sécrète des Mages, comme celle des Brahmanes de l’Inde et des Prêtres de l’Égypte, conduisait à une éducation plus pure et plus élevée que ne l’était l’éducation vulgaire. Certains dogmes, découverts dans leurs traditions, et dont ils se réservaient exclusivement la connaissance et la méditation, paraissent empruntés à cette source primitive où tous les peuples ont vu une révélation divine. C’est le caractère commun des classes sacerdotales dans les sociétés anciennes : leurs croyances étaient un privilège, la religion populaire n’était qu’une traduction grossière et matérielle de leurs dogmes, qu’ils se refusaient à livrer au domaine commun des intelligences.

C’est par cette supériorité de science et de civilisation que les Mages avaient acquis et gardèrent leur autorité sur les relations privées et sur les affaires publiques. Sans doute ils n’eurent pas la toute-puissance attribuée par la tradition aux Prêtres de l’Éthiopie ou de l’Égypte. Dans l’empire des Perses, la loi reconnaissait au souverain le droit de tout faire, et le souverain n’était plus en tutelle. Mais là même le despotisme nous apparaît mitigé par l’autorité sacerdotale. Les Mages imposent au roi certaines épreuves avant son couronnement, certaines obligations pendant son règne.

Si le souverain s’intitule Roi par la grâce d’Ormuzd, et s’il est le pontife suprême du culte, les Mages soit ses conseillers et ses ministres légitimes, parce qu’ils savent les lois et les ordonnances anciennes. Le roi Assuérus, dit le livre d’Esther, consulta les sages qui sont toujours auprès de sa personne ; selon la coutume ordinaire à tous les Rois, et par le conseil desquels il fait toutes choses, parce qu’ils savent les lois et les ordonnances anciennes. A part les officiers du sérail, personne n’approche plus près la personne sacrée du représentant d’Ormuzd sur la terre, et c’est entouré par eux qu’il inaugure chaque journée par une prière et par un sacrifice[20]. Il est seul, en dehors de la caste, initié à leur doctrine religieuse et morale[21]. Enfin de leur sein était tiré le collège des Juges royaux, nommés à vie, interprètes fidèles des lois et ministres incorruptibles de la justice[22].

V

Après la soumission de l’Asie, les anciennes distinctions sont remplacées par une hiérarchie nouvelle, fondée sur le droit de conquête. Le Roi en est la tête, comme le chef de l’aristocratie conquérante ; au-dessous de lui, cette aristocratie elle-même ; puis ensuite, à des degrés divers, les peuples réunis successivement à l’empire. Et comme le fait dominant de l’établissement de ces empires barbares est le passage de la vie nomade et guerrière à la vie sédentaire et agricole, les peuples qui n’ont pas renoncé encore à la barbarie et aux mœurs vagabondes des pasteurs et des conquérants, restent comme maudits par cette société régulière, dont ils sont les ennemis naturels, et par suite sont relégués au dernier degré de la hiérarchie. Un texte positif d’Hérodote autorise à croire que la division des tribus fut conservée, mais sans doute elle n’eut d’importance que pour les tribus supérieures : L’empire des Perses, dit cet historien, outre les tribus, est partagé en districts qui pourvoient alternativement à l’entretien du Roi et de sa cour[23].

Il ne paraît pas qu’il y ait eu jamais parmi les Perses une classe industrielle. Il est probable même que les trois tribus de laboureurs,»si elles subsistèrent, furent dans une sorte d’infériorité, et, loin de participer aux privilèges de la nation conquérante, se confondirent dans la multitude des peuples asservis. L’agriculture n’en prit pas moins, dans la civilisation nouvelle de l’empire, une place considérable. La loi de Zoroastre, comme toutes les religions de l’Orient, faisait de l’agriculture un devoir sacré ; le Grand-Roi, dans la visite annuelle des provinces, récompensait et honorait d’une manière éclatante le satrape dont le territoire abondait le plus en arbres et en fruits. Xénophon nous montre Cyrus le jeune au milieu de ses jardins, se vantant de les avoir dessinés et plantés lui-même. Mais, après toute conquête, c’est au profit des guerriers, du Roi et de ses compagnons d’armes, par iule sorte de hiérarchie militaire, que s’organise la société nouvelle.

On se plait, de nos jours surtout, à, condamner sans réserve ces grandes monarchies asiatiques, et nous ne souhaitons point certes qu’elles soient transportées sur notre terre d’Occident. Mais pourtant si ces monarchies accordaient peu à la liberté politique, il n’en est pas moins curieux et utile de connaître les principes qui leur servaient de lois. Peut-être là aussi y a-t-il quelque fruit à tirer, pour notre expérience des besoins de toute société, et au moins pour une étude sincère de la nature humaine. Bien des Etats ont subsisté avant les nôtres, bien des générations ont vécu dans des régimes différents de ceux que nous exaltons ; tout n’était pas mauvais et faux dans le passé ; tantôt nous le détestons, et, dans l’orgueil des progrès accomplis, nous oublions nos propres vices ; tantôt, par une contradiction bizarre, nous ne savons plus qu’imiter, et au lieu d’avancer, nous retournons en arrière. La vérité ne serait-elle pas plutôt dans une modération également éloignée de l’un et l’autre excès ?

Les Perses, dit Hérodote, considèrent l’Asie comme leur propriété et le domaine du Roi régnant[24]. Ainsi la toute-puissance du Grand-Roi réunit et, pour ainsi dire, personnifie dans un seul homme tous les droits acquis à la nation par la conquête. Le souverain, issu de la famille des Achéménides et de la tribu des Pasargades, c’est-à-dire de la souche la plus ancienne et du sang le plus généreux de la nation, domine tous les sujets de l’empire, non seulement par sa puissance et son titre, mais encore par sa noblesse et son illustration. I1 est à la tête de la hiérarchie ; il est au-dessus de tous les privilèges ; il est au-dessus des lois elles-mêmes. Il est comme le centre autour duquel tout se meut ; c’est à lui que tout vient aboutir, c’est de lui que tout émane. Pour que le respect dû à sa personne soit accru par une sorte de vénération superstitieuse, il ne parait presque jamais en public ; son visage est invisible aux veut du vulgaire ; l’honneur d’être admis devant lui est la distinction la plus rare ou la plus précieuse récompense. A sa table, il est le plus souvent seul ; il ne boit jamais d’autre eau que celle du Choaspes, le plus limpide des affluents de l’Euphrate ; en voyage, cette eau est transportée sur des chariots, dans des vases d’argent ; le sel d’Aramon, le vin de Chalybon, en Syrie, le froment venu de l’Eolide sont les autres mets sacrés de la bouche royale ; et chaque province envoie annuellement ses fruits les plus rares, ses productions les plus recherchées. Douze convives quelquefois, par un insigne honneur, sont admis à cette table, et alors ils sont rangés autour du Roi dans l’ordre hiérarchique de leur naissance et de leur condition. Ordinairement il y a deux tables, et l’étiquette des rangs est rigoureusement observée à la table des courtisans comme à celle du prince.

La tribu des Achéménides avait le privilège de fournir les épouses légitimes du Roi, celles qui prenaient le titre de reines. Lit l’hérédité du trône était même en général confirmée par le droit d’aînesse. Mais, comme la volonté du Grand-Roi devait rester sans limite, elle seule était la loi immuable. Lorsque Cambyse, fils de Cyrus, veut épouser une de ses sœurs, les juges royaux consultés répondent : Il n’y a point de loi qui autorise à épouser sa sœur, mais il y en a une qui permet au Roi des Perses de faire tout ce qu’il veut[25]. Le Roi pouvait donc quelquefois choisir lui-même son héritier parmi ses fils, mais seulement parmi ses fils légitimes ; ses fils naturels étaient exclus de la succession. Et comme, en Orient, la polygamie a toujours rendu la succession au trône incertaine et précaire, le Roi choisissait presque toujours parmi les derniers nés, c’est-à-dire parmi ceux dont la mère était la favorite du moment. Le titre de généralissime était comme l’apanage de l’héritier présomptif ainsi désigné.

VI

Au-dessous du Roi est l’aristocratie des conquérants. La tribu dont il est le chef, et la famille, dont il est l’héritier légitime et le représentant, forment sa suite et sa cour, en même temps qu’elles sont l’élite du peuple entier. Après la conquête de l’Asie, comme dans les temps qui l’ont précédée, les Pasargades composent le camp royal, camp mobile et presque nomade, qui marche partout à la suite du prince, de contre en contrée, de capitale en capitale, et qui est comme la garde de sa personne. Les Achéménides appartiennent plus particulièrement à la cour, où les fonctions honorifiques sont à la fois prodiguées et recherchées ; ils portent le titre de parents du Roi et se distinguent du reste des courtisans par leurs vêtements d’or et de pourpre. Ctésias porte à quinze mille le nombre des courtisans, tous nourris dans le palais et revêtus du titre de serviteurs du Grand-Roi. Xénophon estime à cent vingt mille le nombre des Perses, sans doute en n’y comprenant que les tribus nobles.

Les premiers et les plus proches du monarque étaient les sept principaux seigneurs d’entre les Perses et les Mèdes ; ils ne perdaient jamais de vue le Roi, et avaient coutume de s’asseoir les premiers après lui[26]. Venaient ensuite les sept eunuques, officiers ordinaires du prince, souvent consultés, mais attachés surtout à des fonctions purement domestiques et chargés de l’exécution directe des volontés royales. Quelquefois, dans les cas extraordinaires, par exemple pour une guerre lointaine, les satrapes, les généraux d’armée étaient invités à prendre part aux délibérations ; mais la responsabilité était sérieuse, et, en cas d’insuccès, le conseiller trop empressé payait souvent de sa tête ou de sa liberté un avis imprudent. Le Palais, appelé du nom de Porte, était inaccessible à la foule ; les ministres, les courtisans se tenaient dans les cours extérieures, selon leur rang et leurs fonctions. Le nombre des serviteurs, des satellites, des maîtres de cérémonies était innombrable. Il fallait s’adresser à eux pour arriver jusqu’au prince, et on les appelait les oreilles, les yeux du Roi.

La hiérarchie militaire était à la fois réglée sur les besoins de la discipline et sur la condition politique des peuples de l’empire. Tout homme libre était obligé au service armé. Le service le plus noble était celui de la cavalerie ; l’homme libre, propriétaire d’un domaine, les jeunes gens des principales familles devaient servir à cheval. A l’origine, les Perses composant seuls l’armée, tout était cavalerie ; plus tard on y admit les peuples encore barbares dont le courage était de plus en plus estimé : les Saces, les Parthes, les Cadusiens, les Hyrcaniens. Cette élite de l’armée ne touchait point de solde ; il semblait que la guerre fût toute la vie et le devoir des hommes qui la composaient. C’est seulement dans la décadence de l’empire que l’armée du Grand-Roi se recruta de mercenaires tirés de l’Occident et du Nord.

Dans l’infanterie, composée de la multitude des peuples conquis, il y avait encore quelques distinctions. La cuirasse n’appartenait qu’à la partie la plus courageuse et la mieux disciplinée. Les armes défensives étaient trop conteuses pour le grand nombre, et par suite devenaient un signe de fortune à la fois et de noblesse. C’est un fait que nous retrouvons chez presque tous les peuples anciens. Dans ces grandes expéditions nationales, ‘où le Roi semblait traîner tout l’empire à sa suite, où les populations entières, même les vieillards, les femmes, les enfants, devaient suivre le camp royal, comme pour faire nombre et compléter ces millions d’hommes dont le souverain était fier, la multitude était à peine armée. C’était plutôt une immigration qu’une invasion. Cela explique les faciles massacres de Marathon et de Platée.

L’année véritable, l’armée d’élite était sagement et fortement organisée. Un dizainier commandait à dix hommes, un centenier à dix chefs de dix hommes, un chiliarque à dix centeniers, un myriarque à dix chefs de mille hommes. Hérodote rapporte que ces chefs militaires, nommés par le Roi, appartenaient tous à la famille des Achéménides ou à la tribu des Pasargades : Il ne cite qu’une exception au sujet d’un Perse de la tribu des Maraphiens[27]. On devine combien les ordres devaient être communiqués rapidement lorsque chaque officier n’avait affaire qu’à dix subordonnés toujours sous sa main. Telle était la noble milice des Immortels, tous compagnons et parents du Roi. Ce n’est pas à elle que les historiens reprochent la honte des batailles perdues en Europe et en Asie par les Xerxès et les Darius. La voix de la Grèce elle-même a toujours rendu hommage à son dévouement et à sa gloire, et reconnu que la tente du Grand-Roi ne pouvait avoir un rempart plus sûr ni taie garde plus fidèle.

La vie guerrière et les dignités du camp n’étaient pas les seuls privilèges de l’aristocratie conquérante. Tous les Perses étaient exempts d’impôts dans l’empire, et les principaux, comme attachés à la cour et à là suite guerrière du Roi, avaient leur part des tributs en nature payés au souverain par toutes les provinces. C’était une sorte de droit de pourvoirie. Le Roi, en voyage avec sa suite, avait en outre un droit de gîte sur les villes et les provinces, et il emportait même la vaisselle d’or et d’argent qui avait servi à lui et à son cortège. Le Roi, comme propriétaire du sol et des habitants, pouvait en outre octroyer à ses amis ou à ses parents un certain revenu sur une bourgade, une ville, ou une province. C’était même le mode ordinaire des récompenses pour les serviteurs qu’il voulait honorer. On croit, d’après le livre d’Esther, que les services rendus et les privilèges accordés étaient inscrits sur une sorte de Livre d’or. Ces assignations furent d’abord extraordinaires et temporaires, revenant au Roi après la mort de celui qui en avait été investi ; plus tard elles furent attribuées aux places de la cour et à certains titres ; dès lors elles devinrent héréditaires, comme l’étaient les places et les titres mêmes. On connaît les Grecs illustres qui reçurent ainsi dans leur exil des villes ou des districts pour leur entretien ; les descendants de Thémistocle conservèrent ainsi plusieurs siècles les donations d’Artaxerxés. Quelquefois le Roi donnait une armée : c’est le présent de noces que Xerxès fait à sa belle-fille. De grandes familles, à l’époque où Xénophon visita la Perse, possédaient encore des domaines conférés par Cyrus. Lorsque Darius Ier monte sur le trône, il accorde des privilèges exceptionnels aux seigneurs qui l’ont secondé, et pour l’un d’eux, Otanès, ces privilèges sont héréditaires et perpétuels. La famille d’Otanès devient si puissante qu’elle est bientôt un danger, même pour le Roi.

Les Pasargades et la famille royale des Achéménides fournissaient exclusivement, outre les chefs militaires, les gouverneurs de provinces, qui étaient ainsi presque tous parents du Roi. L’autorité déléguée semblait emprunter de plus près la force et l’éclat de l’autorité souveraine, en même temps qu’elle paraissait devoir être plus fidèle, ajoutant à l’obéissance publique le dévouement et l’affection des familles. Si l’on a souvent reproché à l’empire des Perses là puissance excessive des Satrapes, c’est faute de se rappeler que les Satrapes appartenaient à la famille royale. Et quelque fût le danger, il aurait été plus grand si les provinces avaient été confiées à des mains étrangères. Certes cette confiance était plus humaine et plus sage que la triste loi du fratricide inventée pour les modernes empires de l’Orient.

Les Satrapes étaient chargés de gouverner les habitants de leur province, de lever les tributs, de fournir à l’entretien des garnisons, de surveiller lev commandants militaires et les magistrats nommés par le Roi, de régler toutes les affaires ordinaires. Quand l’éloignement des provinces et l’étendue de l’empire rendirent plus nécessaire l’unité du pouvoir, les Satrapes réunirent l’autorité militaire à l’autorité civile, et ils furent dès lors de véritables souverains. Ceux qui appartenaient immédiatement à la famille royale, frères ou oncles du souverain, recevaient fréquemment un pouvoir absolu sur plusieurs provinces et plusieurs armées ; ou bien ils avaient quelquefois mission de visiter l’empire au nom du Roi, pour surveiller les Satrapes inférieurs, recevoir les plaintes des peuples et exécuter les ordres suprêmes envoyés du palais. C’étaient à peu près les fonctions des missi dominici de Charlemagne. Les Satrapes étaient nommés par le Roi et révocables au même titre. La moindre désobéissance était punie comme une rébellion ; le plus simple soupçon armait la vengeance royale ; les historiens grecs citent plusieurs Satrapes tués par leurs gardes sur un ordre secret envoyé par le Roi. Il fallut surtout une surveillance rigoureuse lorsque Darius eut réduit à vingt le nombre des Satrapes, au lieu des cent vingt que Cyrus avait établis dans un temps où l’empire ne touchait pas encore d’un côté aux Indes et de l’autre à l’Europe. La puissance de ces lieutenants du Roi, secondée encore par l’esprit d’indépendance des peuples, qui voyaient revivre en eux leurs dynasties nationales, était devenue si grande qu’il fallait les surprendre, pour prévenir leurs révoltes ou pour les châtier.

VII

L’unité de l’empire reposait sur le despotisme du Roi et sur cette puissante centralisation qui pouvait seule conserver une domination trop étendue. Sous les Rois encore nomades, comme Cyrus et Cambyse, l’empire n’avait pas de capitale fixe. Darius séjourna surtout à Suzes, qui devint le centre de l’Etat plus fortement organisé. De, là partirent les ordres envoyés à tous les agents du souverain ; des courriers répartis par stations distantes entre elles d’une journée de marche portaient les dépêches du Roi et celles des Satrapes : autre innovation de Darius qui rendait incessante la communication du centre aux extrémités.

A l’égard des vaincus la principale affaire du gouvernement était la levée des impôts et des tributs divers, qui consacraient le droit de conquête. Sans doute l’administration persane fut en général assez favorable aux nations conquises ; elle leur assurait une grande tranquillité et une certaine prospérité matérielle. Mais il fallait suffire à l’entretien coûteux de la cour du Roi, puis de la cour du Satrape, puis au train de tous les agents subalternes. C’était le premier devoir des vaincus ; et les exactions s’y joignirent sous toutes les formes, contributions de guerre, taxes extraordinaires, dons volontaires, assignations gracieuses du Roi. Comme tous les grands empires barbares, l’empire des Perses fut surtout une exploitation plus ou moins régulière des pays conquis. L’empire romain lui-même ne sera pas autre chose.

Nous avons un tableau curieux de la répartition des impôts et des tributs entre tous les peuples sous le règne de Darius. Le voici d’après l’ordre des Satrapies[28].

La première satrapie comprenait les Ioniens, les Magnètes d’Asie, les Eoliens, les Cariens, les Lyciens, les Milyens, les Pamphyliens : ils payaient quatre cents talents d’argent.

La deuxième satrapie : les Mysiens, les Lydiens, les Lazoniens, les Cabaliens, les Hygenniens ils payaient cinq cents talents.

La troisième : les Hellespontiens, les Phrygiens, les Thraces d’Asie, les Paphlagoniens, les Maryandiniens et les Syriens : trois cent soixante talents.

La quatrième : les Ciliciens, qui donnaient trois cent soixante chevaux blancs, un par jour, et cinq cents talents, dont cent quarante pour la cavalerie en garnison dans la province.

La cinquième : depuis les frontières de la Cilicie jusqu’à celles de l’Égypte, c’est-à-dire la Syrie, la Phénicie, la Palestine et l’île de Chypre : trois cent cinquante talents ; on n’y comprenait pas le pays des Arabes, qui était exempt de tout tribut, sans cloute parce qu’il restait indépendant[29].

La sixième : l’Égypte, les Libyens, la Cyrénaïque, le pays de Barcé sept cents talents, sans compter le produit de la pèche du lac Mœris et cent vingt mille mesures de blé à la garnison du château blanc de Memphis.

La septième : les Sattagydes, les Gendariens, les Dadyces et les Aparytes : cent soixante-dix talents.

La huitième : Suzes et le reste du pays des Cissiens ; trois cents talents.

La neuvième : Babylone et le reste de l’Assyrie mille talents et cinq cents jeunes eunuques.

La dixième : Ecbatane, le reste de la Médie, les Parycaniens, les Orthocrybantes : quatre cent cinquante talents.

La onzième : les Caspiens, les Pausices, les Darytes : deux cents talents.

La douzième : depuis les Bactriens jusqu’aux Ægles : trois cent soixante talents.

La treizième : depuis la Parthiène, l’Arménie et les pays voisins jusqu’au Pont-Euxin : quatre cents talents.

La quatorzième : les Sagartiens, les Sarangéens, les Thamanéens, les Myciens et les peuples qui habitent les îles de la mer Erythrée : six cents ta-lents.

La quinzième : les Saces : deux cent cinquante talents.

La seizième : les Parthes, les Khorasmiens, les Sogdiens et les Ariens : trois cents talents.

La dix-septième : les Parycaniens et les Ethiopiens asiatiques : quatre cents talents.

La dix-huitième : les Matianiens, les Sapires, les Alarodiens : deux cents talents.

La dix-neuvième : les Mosches ; les Tibaréniens, les Macrons, les Mosinœques, les Mardes trois cents talents.

La vingtième : l’Inde, qui payait à elle seule autant que toutes les autres provinces, et était taxée à trois cent soixante talents de paillettes d’or.

Toutes ces sommes réunies formaient quatorze mille cinq cent soixante talents euboïques. La Perse seule était exempte de l’impôt et ne payait qu’un don volontaire[30].

En dehors de l’empire, restent les peuples barbares et nomades, qui touchent de tous côtés à la frontière, paraissent toujours la menacer, et quelquefois la franchissent. Parmi eux il faudrait placer les peuplades errantes du désert africain, dont l’Égypte agricole redoute les invasions autant que celles de l’océan de sable qui est leur asile ; puis les tribus arabes, protégées par un vaste désert, demeurées fidèles à la vie nomade, et qui tant de fois avaient troublé de leurs migrations la vallée de l’Euphrate et aussi la vallée du Nil. Mais, après que les grands empires du Midi eurent refoulé dans les sables la barbarie nomade, que la civilisation naissante flétrissait du nom d’Hycsos ou Impurs, le danger parut transporté au Nord. La derrière l’Yaxarte, la mer Caspienne, le Caucase, la mer Noire et l’Ister ou Danube, s’agitaient les Scythes. C’était la terreur des empires asiatiques. Et la légende de la mort cruelle du grand Cyrus, sur la terre des Massagètes, entourait d’une crainte superstitieuse le nom des Scythes. Les Mèdes eux-mêmes, qui aimaient mieux raconter que Cyrus était mort en roi tout-puissant, à qui les ennemis ont manqué enfin, ne pouvaient pas nier que les Scythes barbares avaient été vingt-huit ans maîtres de l’Asie et de la Médie.

Hérodote nous montre les Scythes dans l’état des peuples nomades de l’âge primitif. Ils n’ont d’autre demeure que leurs chariots, qui les transportent sans cesse d’une contrée à l’autre ; ils vivent de la chair de leurs chevaux et du lait de leurs juments ; ils ont pour esclaves des prisonniers auxquels ils ont crevé les yeux. Ils sont divisés en tribus formant des hordes distinctes ; chacune a son chef, son culte, ses coutumes. Mais l’une d’elles, sous le nom de tribu royale, exerce sur les autres une sorte de suprématie, et dans son sein est choisi un Roi qui représente et maintient l’unité politique et religieuse de la race. Certaines tribus même, sont déjà sédentaires et agricoles : ce sont celles qui s’étendent le long du Borysthènes et de l’Hypanis.

Voici les traits les plus remarquables de la peinture qu,’Hérodote nous a tracée de leurs mœurs. Ils reconnaissent plusieurs Dieux, mais n’élèvent d’autels qu’au Dieu de la guerre, dont le symbole est un glaive de fer placé sur un monceau de bois. Ils lui immolent des chevaux et d’autres animaux ; ils lui offrent même des victimes humaines, choisies parmi les prisonniers de guerre, et dont le sang est répandu sur le glaive sacré. A la guerre, le Scythe qui tue un ennemi boit de son sang et porte sa tête au Roi ; c’est la condition nécessaire pour avoir part au butin. Le courage du guerrier se reconnaît au nombre de peaux de tête arrachées aux ennemis tués de sa main ; plusieurs même écorchent la main droite du vaincu jusqu’aux ongles et d’autres le cadavre tout entier, pour garder ces cruels trophées. Le crâne est aussi changé en coupe, et les plus riches le font dorer au dedans et au dehors. Au festin annuel donné par chaque gouverneur, ceux qui n’ont tué aucun ennemi sont assis honteusement à part et privés de vin ; celui qui en a tué un grand nombre boit deux coupes jointes ensemble.

VIII

Telle était l’organisation L la fois aristocratique et despotique du vaste empire des Perses. La Grèce républicaine ne put le détruire qu’après avoir abdiqué elle-même sa liberté entre les mains des Rois de Macédoine. Tous les écrivains de la Grèce, historiens, philosophes, poètes, ont condamné cette société avec passion. Mais elle ne succomba pas sous les vices de son organisation, comme on l’a dit ; elle succomba parce que cette organisation avait perdu sa force et son autorité. Si elle était restée entière, si des causes étrangères à ses principes ne l’avaient pas compromise chaque jour, la Grèce, toujours divisée, toujours agitée, aurait peut-être appris encore une fois combien l’unité du pouvoir réservait d’énergie à cet empire si dédaigné.

Mais de longues guerres avaient épuisé l’Asie ; les successeurs de Cyrus et de Darius avaient abusé de leur- puissance. Les intrigues, les caprices, les injustices du sérail avaient jeté les Satrapes dans la révolte. Le repos et le luxe avaient amolli et énervé le courage des Perses, les autres nations s’étaient avilies dans la servitude. L’empire tomba parce qu’il était trop étendu et parce que la constitution qui en était le soutien venait de s’écrouler. Si la puissance des Perses, dit Platon, a été s’affaiblissant de plus en plus, cela est venu de ce que les Rois, ayant donné des bornes trop étroites à la liberté de leurs sujets et ayant porté leur autorité jusqu’au despotisme, ont ruiné par là l’union et la communauté d’intérêts qui doivent régner entre tous les membres de l’État[31]. C’est le témoignage d’un Grec, mais d’un Grec qui, au lieu de combattre les Perses en homme d’État, chercha partout et toujours la vérité en philosophe.

 

 

 



[1] Guizot, Mémoires, tom. I, c. V, p. 168.

[2] Le temps sans limites.

[3] Mithras n’était peut-être que la personnification d’Ormuzd dans l’ordre inférieur.

[4] Michelet, Introduction à l’histoire universelle.

[5] L’un des vingt-huit Izeds était le génie du feu, Behram, fils d’Ormuzd.

[6] Selon la légende, Zoroastre, né en Médie, passe la première partie de sa vie à voyager, puis s’enferme dans une grotte, est enlevé au ciel et admis à voir Ormuzd face à face. D’autres le font naître en Berchiane. Sa mort fut mystérieuse comme sa vie. C’est à lui qu’est attribuée la division des Mages en trois ordres, les apprentis (Herbeds), les maîtres (Mobeds), les maîtres accomplis (Destur Mobeds).

[7] Les Bactriens et les Mèdes établis dans des contrées fertiles, placés sur la grande route qui conduisait les peuples d’Orient en Occident, devinrent riches et puissants. Les Sogdiens et les Perses répandus dans les stoppés du Nord, ou cantonnés au Sud dans les montagnes, conservèrent plus longtemps leurs mœurs primitives, leurs habitudes nomades, et durent naturellement arriver les derniers à la civilisation et à la puissance politique. Guillemin, Hist. anc., ch. IX.

[8] Mog ou Mag, en pehli, signifie prêtre.

[9] L’invention de ces arts était attribuée au roi Djemchid.

[10] Hérodote, I.

[11] Hérodote, I.

[12] Les Perses, dit Hérodote, étaient partagés en dix tribus ; les trois premières étaient nobles ; les trois autres renfermaient les laboureurs ; les quatre dernières étaient nomades. Hérodote, I.

[13] On retrouvé déjà dans ces croyances religieuses attribuées aux Perses le souvenir altéré de la tradition primitive et le mélange des idées des Mages avec celles des Perses.

[14] Hérodote, I.

[15] Cent vingt mille, probablement sans compter les femmes, les enfants et les esclaves.

[16] Œuvres complètes de Xénophon. Trad. par Eugène Talbot. Tom. II, Cyropédie, c. II.

[17] Le faux Smerdis fut reconnu, dit Hérodote, à ses oreilles coupées, et c’était Cyrus qui lui avait, infligé ce supplice. C’est là une nouvelle preuve des rigueurs auxquelles les Perses, dans les commencements, se laissaient encore emporter contre les Mages.

[18] La Magophonie répond à l’année 522 av. J.-C.

[19] Hérodote, I, § CXL

[20] Selon Xénophon, ce fut Cyrus qui commanda aux Mages de réciter à l’aube du jour, les hymnes sacrés et de faire des sacrifices quotidiens.

[21] Plutarque raconte que Thémistocle exilé obtint cette faveur. Le fait est improbable. Les Hébreux racontent la même chose de Joseph en Égypte, sans plus de vraisemblance.

[22] Hérodote dit pourtant que ces jures sont choisis entre tous les Perses. Hérodote, III. Quand ils avaient prévariqué, leur punition était éclatante. Cambyse, fait mettre la peau d’un juge coupable sur le siége où doit s’asseoir son fils et son successeur. Darius ordonne d’en mettre un autre en croix et ne lui sauve la vie, au dernier moment, qu’en souvenir de ses services passés.

[23] Hérodote, I.

[24] Hérodote, I.

[25] Hérodote, III, 31.

[26] Ce nombre sept est celui des seigneurs perses qui renversent le Mage Smerdis.

[27] Ce témoignage nous confirme dans l’idée que la distinction des tribus se maintint après la conquête.

[28] Hérodote, III, § 89, 90, 91, 92.

[29] Hérodote dit pourtant que les Arabes donnaient au Roi, tous les ans, mille talents d’encens.

[30] Il faut ajouter encore à ces revenus l’or fin, l’ébène et les dents d’éléphants que donnaient les Éthiopiens. Les peuplades au Midi du Caucase envoyaient aussi, tous les cinq ans, cent jeunes garçons et autant de jeunes filles. Hérodote, Ibid.

[31] Platon, Les Lois, III.