Dans l’histoire de l’humanité naissante, il est un fait souvent exploré, souvent discuté et cependant encore entouré de mystère ; c’est l’existence des castes. Presque tous les peuples de l’Orient nous apparaissent à l’origine divisés en castes ou en tribus, c’est-à-dire en classes séparées les unes des autres par des distinctions hiérarchiques, des différences de race ou d’origine, et souvent par une organisation exclusive. Nulle part la nécessité d’une hiérarchie sociale, réglant les droits et les devoirs, limitant la liberté individuelle pour le bien de tous, n’a été mieux comprise ni plus rigoureusement appliquée. Les historiens et les savants ont épuisé leur science et leur subtilité à expliquer les origines et les causes de ce régime inflexible, qui séparait si profondément les divers éléments d’une même société et ne permettait à personne de sortir de la classe où il était né. Il y avait là matière à bien des récriminations, et nous n’avons pas la prétention de justifier les législateurs de l’Inde ou de l’Égypte. Nous avons déjà dit un mot de la caste des Chaldéens et de son rôle dans l’empire de Babylone. Nous connaissons encore trop peu l’histoire de l’Inde ancienne pour tenter de pénétrer les origines de ses Brahmanes et de ses Schatrias, les uns y formant la caste des Prêtres et les autres la caste des Guerriers. Nous étudierons seulement les traditions conservées sur les castes de l’Égypte, dont les historiens anciens et modernes ont plus souvent parlé. I S’il est impossible de conserver des doutes sur l’existence des castes égyptiennes et sur les principes qui en réglaient l’organisation, il n’en est pas de même des causes qui ont donné naissance à cet état social- Est-ce une constitution établie tout d’une pièce, par un législateur qui regardait cette hiérarchie des hommes et des fonctions comme l’ordre le plus parfait, et le plus conforme soit à la justice soit aux besoins de la société ? Est-ce l’expression lentement produite et perfectionnée des mœurs du peuple que nous trouvons ainsi divisé ? La distinction des hommes a-t-elle été causée et conservée par la distinction et la hiérarchie naturelle des fonctions ? Est-ce plutôt le résultat d’une conquête où les vainqueurs se sont réservé les fonctions les plus nobles et ont imposé les plus viles aux vaincus, l’hérédité des unes et des autres assurant à la fois la domination des hautes classes et la servitude des castes inférieures ? Enfin toutes ces causes n’y ont-elles pas contribué à la fois, et la difficulté n’est-elle pas surtout de reconnaître là part de chacune ? C’est cette dernière conjecture que l’examen des faits semble autoriser. Autre sujet de discussion. Les historiens sont peu d’accord sur le nombre des castes égyptiennes, ni même sur les noms qui servaient à les désigner. Strabon en nomme trois, Prêtres, Guerriers, Cultivateurs. Platon, dans le Timée, en mentionne six, Prêtres, Guerriers, Artisans, Pasteurs, Chasseurs, Agriculteurs. Diodore place d’abord à la’ tête de l’État les Prêtres, les Rois et les Guerriers, puis divise le reste du peuple en trois classes, Pasteurs, Agriculteurs et" Artisans, en tout cinq castes. Hérodote en reconnaît sept : Prêtres, Guerriers, Bouviers, Porchers, Artisans, Mariniers et Interprètes[1]. Dans cette énumération d’Hérodote, on s’étonne de ne point voir les Agriculteurs. Mais ne sont-ils pas compris dans la classe qu’il désigne sous le nom de Καπηλοι (Artisans, Marchands), ou dans celle des Pasteurs, qu’il subdivise en Bouviers et Porchers, ou peut-être même dans les deux premières, seules propriétaires du sol ? Un auteur moderne, l’anglais Wilkinson, dans un ouvrage très curieux et très érudit sur les mœurs et la civilisation des Égyptiens, distingue les différentes classes comme il suit, : 1° Ordre sacerdotal, comprenant tout ce qui touche au service de la religion et du culte, Pontifes, Prêtres de second ordre, Prophètes, Hiérophantes, Magistrats et Juges Scribes sacrés, Scribes royaux, Hiérostoles, Hiérophores, Docteurs, Embaumeurs, etc. — 2° Ordre agriculteur, comprenant les Guerriers, les Fermiers, les Laboureurs, les Jardiniers, les Chasseurs, les Matelots, etc. — 3° Ordre industriel, comprenant les Artisans, les Commerçants, les Scribes publics, les Musiciens, etc. — 4° Ordre nomade, comprenant les Pasteurs, les Porchers, les Esclaves, etc. — Cette division ingénieuse est malheureusement arbitraire et systématique, et elle prête à la société égyptienne, par une classification aussi exacte, plus de régularité qu’elle n’en comportait, même dans ses principes absolus. Elle a seulement l’avantage de marquer nettement la distinction des fonctions et la supériorité de l’ordre sacerdotal ; mais elle ne tient pas assez compte du rôle de la caste dès Guerriers, qui ont souvent et avec succès disputé la suprématie aux Pontifes : Propriétaires d’une partie du sol, ils étaient cependant au-dessus de la caste des agriculteurs, qui n’étaient sans doute que des fermiers ou peut-être des serfs de la glèbe. Sans prétendre donner une division meilleure, il nous est facile de remarquer au premier abord que les Guerriers, les Prêtres, les Agriculteurs et les Artisans formaient les quatre castes les plus importantes. Les Pasteurs, ou la partie de la population qui avait conservé encore les mœurs de la vie nomade, étaient en quelque sorte en hostilité avec la société régulière depuis que la vie sédentaire et agricole avait prévalu.. Les Matelots n’avaient eu qu’une importance secondaire, tant que l’Égypte avait été fermée au commerce étranger, et la navigation restreinte au cours du Nil ; mais lorsque Psammitichus, fondateur de la 26e dynastie, eut ouvert lés voies au commerce extérieur, la classe des marins dut prendre une importance considérable : on sait l’influence de l’Égypte dans le commerce de l’antiquité. La caste des Interprètes date de la même époque : elle se forma dès que des relations. incessantes avec les peuples du dehors la rendirent nécessaire. Psammitichus n’avait pas pu abolir en un jour les préjugés des Égyptiens contre les étrangers ; au commencement quelques enfants furent choisis pour ces communications impures que la religion prohibait ; outre la langue maternelle on leur apprit les idiomes des peuples en commerce avec l’Égypte, surtout la langue grecque, et on eut recours à eux pour tous les rapports avec les nations voisines. Mais la persévérance du préjugé les plaça en dehors des autres classes, et ils formèrent bientôt une caste distincte, comme pour garder le souvenir de la vieille antipathie des Égyptiens contre les autres sociétés. Qu’il nous suffise donc d’étudier l’organisation des castes principales de l’Égypte, et d’apprécier leur rôle et leur influence. Nous ne parlerons des autres qu’en passant et par contraste. Notre but est d’apprécier cet état social, qui appartient sans doute à l’enfance de l’humanité, mais pour lequel, à causé de cela même, nous n’avons pas le droit d’être dédaigneux, ni trop sévères ; car nous devons respect au passé comme à tout ce qui a préparé ce que nous sommes aujourd’hui, et cette reconnaissance est la meilleure impartialité de l’historien. Qui oserait se montrer passionné devant des faits qui datent de quatre mille ans ? II Les premiers habitants de l’Égypte, selon Diodore de Sicile, vivaient dans l’ignorance et la barbarie, se, nourrissant d’herbes, de glands, de racines, quelquefois de poissons que la retraite des eaux du Nil laissait à sec. Ils n’avaient pour vêtements que des peaux de bêtes, pour habitations que des huttes construites avec des roseaux. Et les inondations périodiques du fleuve, qu’ils ne savaient ni arrêter ni régler, les forçaient chaque année de se réfugier sur les montagnes[2]. Ce genre de vie paraît avoir duré longtemps. La civilisation fut lente à s’établir et à se développer en Égypte, et elle dut certainement sa naissance à une importation étrangère. Les Égyptiens attribuaient à leurs Dieux les premières découvertes de l’industrie locale : le pain de lotus, sorte de pâte cuite au feu et faite avec la graine d’une plante des marais, passait pour, être un bienfait de la déesse Isis ; leur Mercure ou Hermès était appelé par eux l’Inventeur des lettres et des arts ; et leur premier législateur attribuait ses- lois à l’inspiration du Même Dieu[3]. La terre même de l’Égypte était regardée comme un présent du Nil, dont ils faisaient un Dieu. N’est-il pas probable que des colons étrangers vinrent s’établir au milieu des tribus barbares qui avaient d’abord peuplé la vallée du Nil et leur apportèrent une civilisation plus éclairée et une religion plus pure. Avec ces nouveaux venus la science de l’agriculture, l’industrie, les arts, des notions déjà avancées pénétrèrent en Égypte. Après avoir fait accepter leur domination par leurs bienfaits, ils l’appuyèrent sur la religion, et régnèrent au nom des Dieux, dont ils se firent les représentants et les ministres. Les Égyptiens, dit Diodore, agirent à l’origine comme la plupart des autres peuples, et déférèrent la royauté, non pas aux fils de ceux qui avaient déjà régné, mais aux hommes dont la multitude avait reçu les plus grands bienfaits. Au Midi de l’Égypte, en effet, s’était élevé de bonne heure une société déjà civilisée, grâce à une position heureuse et à la richesse naturelle du pays. C’étaient les Éthiopiens, habitants de la presqu’île de Méroé, entre le cours du Nil et son principal affluent. Tout porte à croire que les Égyptiens primitifs reçurent de ce côté les lumières qui les arrachèrent aux ténèbres de la barbarie. Selon les traditions nationales, la haute Égypte avait été cultivée longtemps avant l’Égypte moyenne, et à une époque où le Delta était encore caché sous les eaux de la mer. Le nom de la Thébaïde avait même désigné à l’origine l’Égypte cultivée, par opposition à la vallée inférieure du Nil encore sans culture. Est-il étonnant que les colons éthiopiens, après avoir conquis, défriché, civilisé successivement la Thébaïde, l’Égypte moyenne et enfin le Delta, par un empiétement éclairé sur les dangers et la force exubérante de la nature, aient formé dans la société, naissante une aristocratie avouée et respectée ? N’était-ce pas un droit bien légitime, soutenu par le sentiment naturel de leur supériorité, et appuyé sur la reconnaissance même des tribus qu’ils avaient tirées d’une vie misérable. Telle est sans doute l’origine de la caste des Prêtres, de l’influence si longtemps conservée par le sacerdoce, et du rôle des idées religieuses dans toute la civilisation égyptienne. Mais la seconde classe, la caste des Guerriers, parait avoir joui d’une autorité également puissante, presque égale à celle des Prêtres. Elle avait aussi des privilèges considérables, et semblait partager avec les ministres des Dieux une véritable suprématie politique et civile. Quelle est donc l’origine des Guerriers ? Etaient-ce des alliés des Prêtres, venus avec eux pour les seconder par la force dans la soumission et l’occupation du pays, et qui par suite auraient eu droit à une large part des avantages réservés aux nouveaux maîtres ? ou bien représentent-ils une seconde conquête, accomplie par des moyens moins pacifiques, non par l’autorité de la science et de la religion, mais par la force des armes ? Ces deux opinions ont une égale vraisemblance, et peut-être les deux faits ont-ils une égale vérité. De nombreux témoignages attestent la rivalité constante des Prêtres et des Guerriers, non seulement en Égypte, mais partout où ces deux castes ont existé simultanément. Un des poèmes indous traduits par la patience des savants modernes est consacré tout entier à la lutte des Brahmines et des Schatrias de l’Inde. A Méroé, un massacre général des Prêtres par les Guerriers détruit presque entièrement la puissance de la caste sacerdotale. La Magophonie chez les Perses ressemble singulièrement à cette révolution sanglante de l’Éthiopie. En Égypte nous retrouvons bien des faits analogues. Et nous n’avons pas besoin de rappeler que chez les Juifs même les hostilités éclatent de bonne heure entre le sacerdoce et la royauté guerrière, et que cette querelle éternelle, après avoir rempli le moyen-âge, retentit encore bien souvent dans les temps modernes. III Les Prêtres formaient sans contredit la caste dominante. En Égypte comme dans le reste de l’Orient les idées, politiques n’ont guère leur source que dans la religion. Cela explique l’autorité que gardent les Prêtres, créateurs, ministres et interprètes des lois religieuses[4]. Le gouvernement religieux est en effet très favorable au développement d’une société : il emprunte sa puissance à une puissance supérieure et incontestée ; la docilité aux lois politiques prend les formes de la dévotion à la divinité. Enfin ce gouvernement a un caractère de durée et- de stabilité auquel l’inconstance des hommes semble n’avoir plus droit de porter atteinte ; il émane de la divinité même, et n’est pas l’œuvre de ceux qui lui obéissent ; personne alors ne s’imagine avoir le droit de le détruire, car toute attaque contre ses principes semblerait un sacrilège ! La mission de l’autorité humaine, dérivant ainsi de l’autorité divine et en étant l’image, se trouve agrandie, et les devoirs qu’elle accomplit acquièrent une sorte de majesté plus sacrée et plus vénérable. Organisateurs et peut-être conquérants à l’origine, les Prêtres de l’Égypte étaient à juste titre regardés comme les premiers auteurs de la civilisation nationale. Chaque émigration des colons étrangers avait fondé un petit état, dont le centre était d’abord le temple, sanctuaire d’une religion commune. Les terres autour de ce temple ; cultivées et fécondées grâce à une science nouvelle, en devenaient le domaine sous le nom de Nome, et ce domaine devint lui-même la propriété héréditaire des Prêtres. Des habitations et bientôt une ville s’élevaient autour du temple ; un petit état était fondé ; les Prêtres en étaient les premiers souverains. La plupart des villes d’Égypte eurent peut-être cette origine ; ce qui est certain c’est que la caste eut toujours ses principaux sièges à Memphis, à Thèbes, à Héliopolis, à Saïs ; là étaient les temples les plus puissants et les plus vénérés, ceux dont Hérodote et Diodore rappellent à chaque page le souvenir. La constitution intérieure de là caste avait pour principes l’hérédité et l’immutabilité. Chaque prêtre n’était attaché qu’à un temple et consacré qu’à un seul Dieu ; de plus le sacerdoce de chaque divinité était héréditaire[5]. Ainsi chaque temple avait son collège de Prêtres, dont le nombre variait avec celui des familles. Nul ne pouvait sortir du temple ni du collège dans lesquels il était né. Dans le collège même existait une hiérarchie de dignitaires, depuis le grand Pontife jusqu’aux derniers serviteurs du culte. Avant la réunion des différents nomes en un seul État et de leurs sujets en une seule nation, les grands Pontifes étaient de véritables rois, et par l’hérédité tous les temples avaient une sorte de dynastie sacerdotale. La généalogie eu était conservée avec le plus grand soin et par des monuments authentiques. Voici l’anecdote racontée par Hérodote sur le séjour de l’historien Hécatée et sur le sien dans la ville de Thèbes : Les Prêtres de Jupiter en agirent avec lui (Hécatée) comme ils le firent depuis à mon égard.... Ils me conduisirent dans l’intérieur d’un grand bâtiment du Temple, où ils me montrèrent autant de colosses de bois qu’il y avait eu de grands Prêtres ; car chaque grand Prêtre ne manque point, pendant sa vie, d’y placer sa statue. Ils les comptèrent devant moi, et me prouvèrent par la statue du dernier mort, et en les parcourant ainsi de suite, jusqu’à ce qu’ils me les eussent toutes montrées, que chacun était le fils de son prédécesseur... Ils dirent à Hécatée que chaque colosse représentait un piromis engendré d’un piromis, et parcourant ainsi les trois cent quarante-cinq colosses depuis le dernier jusqu’au premier, ils lui prouvèrent que tous ces piromis étaient nés l’un de l’autre.... Piromis est un mot égyptien, qui signifie bon et vertueux[6]. Plus tard les Piromis, titre qui désignait autant la noblesse de leur origine que leur caractère moral, apparaissent encore comme les premiers personnages du royaume. On lit dans la Bible que Joseph, le fils de Jacob, vendu par ses frères et devenu le favori du roi Pharaon, ne put être chargé du gouvernement de l’Égypte qu’après avoir épousé la fille du Pontife d’Héliopolis. Il y avait même entre eux une certaine hiérarchie comme entre les Prêtres de chaque collège, et les Prêtres de certaines villes avaient une sorte de droit de préséance sur les autres. Quant à l’organisation des Prêtres inférieurs, de tous les serviteurs secondaires du culte, elle différait sans doute aussi dans les différentes villes selon la nature et les besoins des localités, surtout selon leurs fonctions. Trois faits pris au hasard peuvent en faire comprendre les variétés innombrables. Des Prêtres particuliers sont consacrés au culte des animaux : La loi ordonne aux Égyptiens de nourrir les bêtes, et parmi eux il y a un certain nombre de personnes, tant hommes que femmes, destinées à prendre soin de chaque espèce en particulier. C’est un emploi honorable : le fils y succède à son père[7]. D’autres sont, chargés des embaumements : Il y a en Égypte certaines personnes que la loi a chargées des embaumements et qui en font profession[8]. Les Prêtres ont seuls le droit d’embaumer et d’ensevelir le corps d’un Égyptien ou d’un étranger trouvé mort sur les rives du fleuve. Il n’est permis à aucun de ses parents ou de ses amis d’y toucher ; les Prêtres du Nil ont seuls ce privilège ; ils l’ensevelissent de leurs propres mains comme si c’était quelque chose de plus que le cadavre d’un homme[9]. La variété de dogmes, d’idées et de pratiques conservée au sein même de la religion égyptienne révèle mieux encore les divers degrés de la caste sacerdotale. Pour comprendre cette religion avec ses mystères et ses bizarreries, mêlées à des idées plus hautes et à des dogmes sublimes, il faut ‘en distinguer tout d’abord la double origine. Dans l’ensemble qu’elle nous présente, elle était le mélange de deux religions profondément distinctes, l’une populaire et grossière, l’autre plus élevée et plus pure. C’est la confusion de ces deux éléments qui embrouille toutes les recherches. La nation elle-même s’était formée du mélange de tribus diverses d’origine et de mœurs, les unes barbares, les autres civilisées. Les peuplades que les premiers colons de Méroé réunirent autour de leurs temples avaient leurs superstitions primitives et un culte de divinités grossières comme elles-mêmes. La civilisation nouvelle modifia cette religion imparfaite, mais ne la détruisit pas. Le culte populaire de certaines divinités, des croyances bizarres, mais empreintes d’un caractère en quelque sorte national, ne cessèrent pas de se rattacher aux fêtes publiques et d’exercer une grande influence sur la vie pratique. Ces superstitions furent aussi absurdes chez les Égyptiens que chez les autres peuples, et peut-être davantage ; nulle part la Zoolâtrie et le culte des éléments ou des produits de la nature n’eut une plus large place. Les dogmes même ides. Prêtres furent dénaturés par l’ignorance de la multitude ; le peuple croyait à, ces Dieux, qui pour les ministres du culte n’étaient que des symboles. Et peut-être les Prêtres eux-mêmes tenaient-ils à se réserver les doctrines plus pures que la masse n’aurait pas encore pu comprendre. C’étaient les mystères interdits aux profanes, les secrets inviolables du sanctuaire. Ce qui contribua surtout à conserver aux Prêtres leur influence toute puissante, c’est le soin qu’ils prirent de garder pour eux-mêmes le dépôt exclusif de tous les éléments de civilisation. Eux seuls étaient initiés aux secrets des arts, de l’agriculture, de l’industrie, de la géométrie, de l’astronomie, de la médecine, et enfin aux mystères d’une religion plus spiritualiste que celle des classes inférieures. Ils restèrent ainsi la partie la plus éclairée de la nation, seuls dépositaires des traditions religieuses, seuls ministres du culte, seuls. intermédiaires entre les humains et la divinité pour toute prière et tout sacrifice, vénérés comme prophètes, passant même pour initiés aux secrets de l’avenir. Et ils étaient en effet supérieurs aux autres classes par leur instruction et leurs lumières. Leur doctrine secrète conduisait à une éducation plus pure que ne l’était l’éducation vulgaire ; et sans la certitude des traces laissées par la révélation dans la vie de tous les peuples primitifs, on s’étonnerait de la portée de certains dogmes découverts dans leurs traditions. Tel a été d’ailleurs le caractère commun des classes sacerdotales dans les sociétés anciennes, où la religion populaire n’était que l’expression grossière de dogmes rationnels qui n’avaient pas pénétré dans tous les esprits, et qui ne pouvaient pas encore entrer dans le domaine commun des intelligences. Le peuple avait besoin que ses dogmes religieux eussent une application immédiate dans la vie réelle : pour lui Osiris et Isis, principes du Bien, devenaient le Nil et la Terre fécondée par ses eaux ; Typhon et sa sœur Nephtis, principes du Mal, étaient l’Océan, qui engloutissait le Nil, et le Sable du désert, qui sans cesse menaçait la vallée de l’Égypte. Aussi connaissons-nous mieux le culte et la forme extérieure de cette religion que ses principes et ses dogmes supérieurs. Les Prêtres achevaient de se distinguer des autres classes d’une manière simple et sensée par leur costume. — Les Prêtres, dit Hérodote[10], se rasent le corps entier tous les trois jours, afin qu’il ne s’engendre ni vermine ni aucune autre ordure sur des hommes qui servent les Dieux. Ils ne portent qu’une robe de lin et des souliers de byblus. Il ne leur est pas permis d’avoir d’autre habit ni d’autre chaussure. Ils se lavent deux fois par jour dans de l’eau froide et autant de fois toutes les nuits. Il semblait que la propreté de leurs dehors fût l’image de leur pureté intérieure, et dût servir de modèle toujours présent au reste du peuple. La polygamie, permise aux autres castes, était interdite aux Prêtres. Les Prêtres, ajoute Hérodote, jouissent en récompense de grands avantages. Ils ne dépensent ni ne consomment rien de leurs biens propres. Chacun d’eux a sa portion de viandes sacrées, qu’on leur donne cuites ; et même on leur distribue chaque jour une grande quantité de chair de bœuf et d’oie. On leur donne aussi du vin de vigne ; mais il ne leur est pas permis de manger de poisson... Que signifie cet usage des distributions de vivres faites chaque jour aux familles sacerdotales ? La classe entière était-elle nourrie par l’État ? ou ces dépenses étaient-elles prises sur les revenus de chaque temple ? Les deux faits sont également probables à des époques différentes. Il est certain qu’à l’origine chaque temple formait un petit État avec son territoire sous le nom de Nome ; et peut-être l’hérédité naturelle de la propriété territoriale donna-t-elle naissance à l’hérédité locale de chaque collège. Et lorsque le royaume est formé, lorsque le Roi, dit Moïse, par le conseil de Joseph ; s’empare de l’argent, du bétail et des terres de ses sujets, les possessions des Prêtres sont respectées ; elles restent exemptes d’impôts, et des distributions abondantes de blé sont faites à leurs familles aux frais de l’État : Car il était d’usage, ajoute le livre sacré[11], que des vivres fussent fournis aux Prêtres par les greniers publics. Mais tout d’abord il en avait sans doute été autrement : les Prêtres vivaient sur le trésor commun du temple, sur les revenus de l’ordre. On leur préparé tous les jours, dit ailleurs Hérodote, le nombre de mets et de viandes qu’il leur est permis de manger, et on y joint autant de vin, de sorte qu’ils n’ont besoin pour leur entretien de rien prendre sur leur fortune privée. Ainsi toute la famille sacerdotale, outre les terres du temple, avait encore sa fortune particulière, sans compter les professions libérales que chaque Prêtre pouvait embrasser et exercer. On sait quel fut, dans l’histoire de l’Égypte, le rôle de la caste sacerdotale. Dans la première période les Prêtres règnent sous le nom de leurs Dieux. Lorsque la Royauté est substituée à la théocratie, le droit d’élection n’appartient qu’aux deux castes dominantes ; et, de plus, la voix d’un Pontife vaut cent voix de Guerriers, celle d’un Prêtre de second ordre vingt voix de Guerriers, enfin celle d’un Prêtre inférieur dix voix de Guerriers[12]. Si par hasard un prétendant étranger à la caste des Prêtres était élu, il fallait qu’il s’y fît admettre et fût initié, à leur philosophie cachée. Et lorsque la nécessité de combattre sans cesse l’invasion étrangère eut transporté la Royauté dans la caste des Guerriers et l’y eut rendue héréditaire, les Prêtres conservèrent sur les rois un empire auquel l’indépendance personnelle de quelques princes et la jalousie de l’autre caste n’osèrent que très tard porter atteinte. Toutefois il ne faut pas être trop crédule aux détails exagérés que nous en donne l’histoire de Diodore. Quand Diodore visite l’Égypte, il n’y avait plus de Rois égyptiens, et les Prêtres, qui avaient lu sans doute la Cyropédie de Xénophon, purent bien attribuer à leurs ancêtres des institutions trop parfaites pour les sociétés primitives comme pour celles d’aujourd’hui : Dans ces récits sur l’organisation politique de l’Égypte, le Roi apparaît soumis à une règle inflexible de devoirs et d’actions ; l’emploi de toutes ses heures pour le jour et pour la nuit est fixé par la loi sacerdotale : Le matin, dit Diodore, le Roi lisait les lettres envoyées de toutes les parties du royaume, afin de tout connaître par lui-même et de mieux gouverner. Ensuite il prenait le bain ; puis se revêtant des habits royaux et d’un riche manteau il allait offrir le sacrifice aux Dieux. Le grand Prêtre en sa présence prononçait la prière à haute voix devant l’autel, et terminait par un éloge des vertus du Roi ou par une critique modérée de ses fautes, dont la responsabilité retombait sur les ministres. Alors le Roi sacrifiait, et interrogeait les entrailles des victimes. Après le sacrifice, le secrétaire des Livres sacrés lisait quelques maximes utiles, ou l’histoire des grands hommes. Plutarque paraît croire, comme Diodore, à cette tutelle incessante des Prêtres sur les Rois. Les Prêtres, dit-il, avaient le droit de censurer le prince, de lui donner des avertissements, et de diriger toutes ses actions. Ils avaient réglé la mesure de ses aliments, fixé le temps de sa promenade, de ses bains, de ses actions les plus secrètes[13]. Strabon ne semble attribuer cette toute-puissance qu’aux Prêtres de Méroé : A Méroé, dit-il, les Prêtres jouissent d’une grande autorité. Lorsqu’il leur prend fantaisie, ils envoient dire au Roi de se tuer, que les Dieux l’ont ordonné par leurs oracles, et qu’un mortel ne doit pas désobéir aux ordres des immortels[14]. Ainsi le Roi aurait été sans cesse sous la main des Prêtres. A l’intérieur même de son palais, selon Diodore, au lieu d’esclaves et d’affranchis, il n’aurait eu autour de lui que lei fils des Prêtres les plus nobles, afin que sa vie fût plus pure devant de pareils témoins, et qu’il ne rencontrât jamais d’instruments serviles de ses passions. Mais jusqu’à quel point des Rois conquérants comme Sésostris, despotes, comme Amasis, si peu scrupuleux envers les lois ordinaires de l’équité, devaient-ils respecter cette tyrannie minutieuse de formalités souvent ridicules ? L’historien ajoute que les Rois semblaient mener la vie la plus heureuse. Ce qui est plus probable, c’est que leur cour dut ressembler rarement à nette description imaginaire. Et pour n’insister que sur le dernier trait, il faut croire que les fils des Prêtres n’étaient pas toujours les seuls compagnons du souverain, à moins qu’ils n’allassent à la guerre. Comment d’ailleurs concilier ce fait avec les traditions sur les compagnons de Sésostris, tous nés le même jour que lui, tous élevés avec lui et qui furent ses serviteurs les plus dévoués ? Pour rester dans les limites du vraisemblable, il faut se contenter de dire que les Prêtres étaient dans l’administration de l’État les auxiliaires et les conseillers les plus influents du souverain. Le Roi, dit Wilkinson, chef de la religion et de l’État, avait le droit de faire des lois ; les Juges, choisis parmi les Prêtres, étaient ses aides et ses délégués, c’est-à-dire que la jurisprudence et toutes les fonctions judiciaires appartenaient à la caste sacerdotale. C’était la conséquence naturelle de l’organisation même de l’Égypte : Lorsque la religion et la législation, remarque Heeren, sont unies d’une manière indissoluble, que l’une est par sa forme une véritable loi cérémoniale, et que l’autre obtient sa sanction par la première, la connaissance des lois et la juridiction sont nécessairement la propriété des Prêtres. Le Grand Tribunal, qui servait sans doute de modèle à tous les tribunaux particuliers, était constitué de la manière suivante : les trois villes les plus importantes de la caste sacerdotale choisissaient chacune dix Juges parmi les Prêtres les plus vertueux et les plus estimés. Ce conseil, que Diodore compare à l’aréopage d’Athènes et au sénat de Lacédémone, choisissait dans son sein un Président remplacé aussitôt comme Juge par un autre élude la même ville. Les trente et un membres du tribunal recevaient du Roi un riche traitement ; aussi les Juges ; sur les monuments égyptiens, étaient-ils représentés sans mains pour montrer qu’ils ne recevaient point de présents et qu’ils étaient incorruptibles. Le Président ou Grand-Juge, payé plus richement que les autres, portait pour insigne de sa dignité une chaîne et ‘l’image sacrée de la vérité et de là Justice ; médaillon symbolique qui, après une procédure toute particulière à l’Égypte, lui servait à toucher l’accusateur ou l’accusé, et à faire ainsi connaître silencieusement la sentence du Tribunal. Nous n’avons pas besoin de dire, outre cette influence des Prêtres dans le gouvernement lorsque l’Égypte fut constituée en État, quelle fut leur influence sur les mœurs et la vie privée des Égyptiens. Seuls dépositaires de la science, inventeurs des arts, de l’agriculture, de l’industrie, seuls médecins ; seuls astronomes, et astrologues au besoin, seuls architectes et géomètres, ils étaient comme les maîtres et précepteurs des autres castes ; c’était toujours à eux qu’il fallait avoir recours, et c’est pour cela même qu’on les a accusés d’avoir entretenu à dessein l’ignorance du reste de la population, afin de conserver leur suprématie. IV Les Guerriers formaient en Égypte la seconde classe dominante. Chacun d’eux, selon Plutarque, portait pour marque distinctive un anneau orné d’un scarabée en relief. Leur organisation est moins bien connue que celle des Prêtres, sans doute parce que leur caste n’existait plus à l’époque où l’Égypte a été ouverte aux voyageurs étrangers, et parce que les Prêtres seuls ont pu être interrogés sur la vieille histoire de la nation. Comme nous l’avons dit, les Guerriers devaient peut-être leur origine à une seconde conquête accomplie, après celle des Prêtres éthiopiens, par une race nouvelle, à moins qu’ils n’aient d’abord été les serviteurs armés de la caste sacerdotale, et que leur influence se soit accrue au milieu des guerres nationales. De toute manière les causes de rivalité et d’hostilité ne pouvaient manquer entre ceux qui avaient en main la force matérielle et ceux qui prétendaient à une domination absolue sur toutes les classes. Les Guerriers, qui nous apparaissent si dédaigneux pour les castes industrielles, ne l’étaient peut-être pas moins pour les occupations pacifiques du sacerdoce. Dans la constitution régulière de l’Égypte, cette caste embrasse la partie de la nation vouée au service militaire. Les Guerriers, dit Hérodote, sont tous consacrés à la profession des armes ; pas un n’exerce d’art mécanique..... Il ne leur est pas permis d’exercer d’autre métier que la guerre ; le fils y succède à son père. Je ne saurais affirmer si les Grecs tiennent cette coutume des Égyptiens, parce que je la trouve établie parmi les Thraces, les Scythes, les Perses, les Lydiens ; en un mot parce que, chez la plupart des barbares, ceux qui apprennent les arts mécaniques et même leurs enfants sont regardés comme les derniers des citoyens, au lieu qu’on estime comme les plus nobles ceux qui n’exercent aucun art mécanique, et principalement ceux qui se sont consacrés à la profession des armes. Tous les Grecs ont été élevés dans ces principes, et particulièrement les Lacédémoniens ; j’en excepte toutefois les Corinthiens, qui font beaucoup de cas des artistes[15]. Le droit de conquête paraît l’origine la plus fréquente des classes privilégiées ; l’Europe, comme l’Orient, nous en donné plus d’un exemple. Mais ce n’est pas à cette puissance -brutale du plus fort que les armes doivent le respect qui partout les entoure et l’autorité qui s’y ajoute. Le prestige de la vie guerrière a d’autres causes. Il ne flatte pas seulement les passions grossières et rudes qui nous portent à l’abus de la force aux dépens d’autrui, il flatte surtout les passions plus généreuses qui nous portent à l’indépendance pour nous-mêmes, au dévouement pour nos semblables. Le guerrier n’est pas l’homme qui partout veut être maître par le droit orgueilleux de l’épée et de la lance, et que la confiance dans sa valeur pousse à mépriser les lois ; ce n’est pas l’Achille insolent du poète latin : Jura negt sibi nata ; nihil non arroget armis ![16] Le guerrier c’est l’homme de sang généreux et ardent, dont le courage ne peut souffrir ni l’oisiveté ni le travail pacifique, à qui l’amour de la gloire fait aimer le danger et la lutte, à qui la crainte parait le sentiment le plus honteux, et la loyauté envers tous la, plus grande vertu. Telle est du moins l’image que l’on se forme de lui, et le respect ne s’adresse- pas à ses armes, mais à tous les nobles sentiments qu’elles doivent annoncer et servir. Dans la constitution d’une société, au milieu des dangers qui en menacent l’existence, soit à l’intérieur par les passions de toutes sortes, soit au dehors par l’ambition et les violences des peuples voisins, il importe à la société entière que la défense commune soit confiée aux bris les plus forts et aux cœurs les plus intrépides. Les sociétés primitives ont des castes de guerriers ; les sociétés plus civilisées auront des classes vouées presque uniquement aux fonctions militaires, puis viendront les armées permanentes. Partout les unes et les autres sont l’un des appuis les plus fermes et l’une des gloires les plus brillantes des Etats. Rien de plus naturel, eu même temps que la nécessité où étaient les guerriers de s’adonner exclusivement aux armes, soit pour accroître leur habileté et leur force par des exercices continuels, soit parce que les mœurs mêmes et le goût de la guerre les absorbaient tout entiers. D’ailleurs l’honneur qu’ils attachaient à ces nobles fonctions semblait, leur interdire de les quitter tant qu’ils avaient la force de les remplir. L’hérédité même avait pu s’y conserver longtemps, et, en cessant d’être une loi comme en Égypte, elle paraîtra encore un devoir. Le père aimait à former son fils aux combats, et l’enfant à recevoir de la main paternelle une épée dès qu’il pouvait la porter ; c’était le présent sacré, le pieux héritage qui semblait transmettre la valeur guerrière de génération en génération. La caste des Guerriers égyptiens se divisait, selon Hérodote, en deux classes, dont la distinction rappelait peut-être des différences de tribus ou de races ; c’étaient les Hermotybies et les Calasiries. Ils n’étaient pas répartis également entre tous les nomes de l’Égypte, mais plus particulièrement sur les points où leur présence était nécessaire. Les Hermotybies, au nombre de cent soixante mille, avaient leurs garnisons principales dans les nomes de Busiris, de Saïs, de Chemmis, de Paprémis, de l’île Prosopitis ; les Calasiries, au nombre de deux cent cinquante mille, dans les nomes de Thèbes, de Bubastis, d’Aphtris, de Tanis, de Mendes, de Sébennys, d’Athribis, de Pharbœtis, de Tmuis, d’Onuphis, d’Anysis, et de l’île de Myecphoris. En considérant là position géographique de ces villes, on s’aperçoit que deux seulement appartiennent à la moyenne et à la haute Égypte, Chemmis et Thèbes. C’est dans les nomes du Delta que sont concentrées toutes les forces militaires de l’Égypte. L’invasion en effet menaçait toujours au Nord, par l’isthme étroit qui rattache l’Afrique à l’Asie ; de ce côté étaient venus les Hycsos, que l’Égypte n’avait pu expulser. qu’après une lutte de plusieurs siècles ; de ce côté Pouvaient venir encore les autres peuples nomades de l’Asie ; de ce côté viendront les Assyriens, puis les Perses, puis les Grecs et les Romains, puis les Arabes. Quoique la ville de Peluse ne soit nommée qu’incidemment par Hérodote, elle ne tarde pas à devenir la place la, plus importante de la frontière ; c’est la dernière étape de la retraite des Hycsos, et le vaillant Touthmosis, qui l’arrache de leurs mains, croit avoir reconquis la clef de son royaume. La liste d’Hérodote est complétée d’ailleurs par un autre texte, où il parlé de l’armée placée sur la frontière de Libye, et des garnisons de Syène et d’Eléphantine sur la frontière du Midi[17]. Car l’influence des Éthiopiens sur l’histoire .égyptienne ne se borna pas aux premières émigrations qui donnèrent à l’Égypte sa religion et ses lois. Les traces d’une conquête éthiopienne sont évidentes dans les traditions, et elle passait pour avoir donné aux Égyptiens, peut-être dans des nomes différents, jusqu’à dix-huit Rois. Toutefois cette frontière fut plus négligée que celle du Nord-Est. Hérodote raconte à ce sujet une anecdote curieuse, parce qu’elle est un des faits trop rares de l’histoire de la caste guerrière : Sous le règne de Psammitichus, deux cent quarante mille Égyptiens, tous gens de guerre, avaient été mis en garnison à Eléphantine, pour défendre le pays contre les Éthiopiens.... Ces Égyptiens étant restés trois ans dans leurs garnisons sans qu’on les vînt relever, résolurent d’un commun accord d’abandonner Psammitichus et de passer chez les Éthiopiens. Sur cette nouvelle, ce prince les poursuivit ; lorsqu’il les eut atteints il employa les prières, et tous les motifs les plus propres à les dissuader d’abandonner les dieux de leurs pères, leurs enfants et leurs femmes[18]. Mais les fugitifs ne l’écoutèrent poing et se donnèrent au roi d’Éthiopie qui leur accorda des terres. Cette émigration, à laquelle la nation des Automoles dut sa naissance, affaiblit considérablement la caste des guerriers ; il en restait à peine quelques débris lorsque Hérodote visita l’Égypte. Le même historien nous fait connaître les privilèges dont jouissaient les guerriers à l’époque de leur puissance. Chez les Égyptiens, dit-il[19], les gens de guerre jouissent seuls, à l’exception des Prêtres, de certaines marques de distinction. On donnait à chacun douze aroures, exemptes de toute charge et redevance. L’aroure est une pièce de terre qui contient cent coudées d’Égypte en tous sens, et la coudée égyptienne est égale à celle de Samos. Cette portion de terre leur était à tous particulièrement affectée. Mais ils jouissaient tour à tour d’autres avantages. Tous les ans mille Calasiries et mille Hermotybies allaient servir de gardes au Roi ; pendant leur service, outre les douze aroures de terre qu’ils possédaient, on leur donnait par jour à chacun cinq mines de pain, deux mines de bœuf et quatre arustères de vin[20]. Diodore, en parlant des lois de l’Égypte sur les dettes, nous fait connaître un autre privilège des guerriers ; ils étaient exempts de la contrainte par corps, et peut-être de la saisie : En effet, dit l’historien, il eût été insensé de compromettre le salut de tous pour des intérêts particuliers. Ainsi les Guerriers étaient propriétaires d’une partie du sol affectée en quelque sorte à leur entretien ; le revenu des douze aroures de terre tenait lieu à chacun d’une solde régulière. Diodore explique ce privilège de propriété territoriale garanti aux Guerriers par des raisons politiques qui ne sont pas sans valeur ; il pense que les gardiens armés de l’État devaient apporter plus d’ardeur à la défense du territoire national parce qu’ils y étaient personnellement intéressés comme propriétaires. D’ailleurs cette richesse héréditaire assurait l’aisance de toutes les familles de la caste ; les empêchait de dégénérer, les rendait fécondes, et préservait l’Égypte du service dangereux des mercenaires étrangers[21]. Nous retrouverons la même institution dans les républiques les mieux organisées au moins pour la guerre. A Sparte, Lycurgue voudra que le lot primitif du citoyen soit inaliénable. Les armées de Rome né seront jamais meilleures qu’à l’époque où généraux et légionnaires posséderont et cultiveront de leurs mains le modeste champ patrimonial ; et c’est à ces mœurs de la vieille Rome que s’efforceront de revenir les réformateurs qui voudront arrêter la décadence de la république. Les législateurs ont toujours cru, avec raison, qu’il est dangereux de confier le salut commun aux citoyens les plus pauvres, intéressés à bouleverser l’État plutôt qu’à le sauver. Et après cela, leur premier soin a été d’entretenir les mœurs militaires dans la nation, crainte qu’il ne fallût avoir recours aux armées mercenaires. La caste héréditaire des Guerriers égyptiens atteignait ce double but : ses dix-sept provinces étaient un camp permanent, et ses générations successives une garde toujours renaissante de l’Égypte entière[22]. Si les Prêtres furent souvent menacés dans leurs privilèges par la jalousie des Rois, la caste des Guerriers à son tour ne fut pas toujours respectée. Leur persécuteur fut précisément un Prêtre, Sethos, successeur d’Anysis-l’Aveugle. Il n’eut, dit Hérodote, aucun égard pour les gens de guerre, et les traita avec mépris, comme s’il eût dû n’avoir jamais besoin d’eux. Entre autres outrages il leur ôta les douze aroures de terre, que les rois, ses prédécesseurs, leur avaient données à chacun par distinction. Mais lorsque l’Égypte est attaquée par les Assyriens, les Guerriers refusent de prendre les armes. Alors Sethos est contraint d’armer et d’emmener avec lui des marchands, des artisans, des gens de la lie du peuple. Heureusement une sorte de miracle détruisit l’armée assyrienne. V Les Prêtres et les Guerriers formaient sans contredit les deux castes souveraines de l’Égypte. Nul doute sur leur existence, sur leur séparation, sur leurs privilèges. Mais au-dessous d’eux, l’organisation des autres castes est moins bien connue ; les historiens ne sont plus d’accord ; les traditions sont obscures et incertaines. Une première série de questions se présente à nous existait-il : en Égypte une caste d’agriculteurs ? Les familles attachées à la culture du sol formaient-elles une classe spéciale, héréditaire, exclusive, dans les mêmes conditions où vivaient les familles des autres castes ? ou bien les laboureurs ne formaient-ils qu’une subdivision de la caste des artisans ? ou encore l’exploitation du sol était-elle laissée à la volonté du propriétaire, qui pouvait tour à tour le cultiver de sa main, le confier à ses esclaves, l’affermer à des cultivateurs libres ? Diodore, après avoir dit ‘que le territoire de l’Égypte était partagé entre les Rois, les Prêtres et les Guerriers, parle seul des Laboureurs comme formant une troisième caste, qu’il distingue des Artisans et des Pasteurs. Hérodote ne parle que des Artisans, des Bouviers et des Porchers. Si la propriété territoriale était réservée aux rois,.aux prêtres et aux guerriers, comme le veut Diodore, les Laboureurs ne pouvaient être que des colons semblables aux fellahs ou esclaves de la glèbe que l’on trouve aujourd’hui en Égypte. Mais il est peu probable que la possession du sol ait- été interdite aux classes inférieures. Un grand nombre de traditions permettent même de penser le contraire. A l’origine, les Prêtres font cultiver le domaine du Temple par les tribus qu’ils arrachent à la vie sauvage. Peu à peu les propriétés communes ou privées des prêtres purent passer en d’autres mains ; des concessions furent sans doute faites. à ceux qui desséchaient les marais, et puis se montraient les plus dociles à cette influence civilisatrice. Parmi les lois les plus anciennes de l’Égypte, on en rencontre une qui condamné le débiteur insolvable à voir ses biens saisis ; l’aliénation par vente ou donation n’était interdite ni aux Prêtres ni aux Guerriers ; la propriété du sol ne restant pas immobile dans les castes supérieures, les autres en eurent bientôt leur part. Les Rois conquérants ou libérateurs du territoire ne tardèrent pas à réclamer sur toutes les terres le droit de possession qui appartenait aux autres souverains de l’Orient ; tout en respectant les droits des Prêtres et des Guerriers, ils affermèrent plus d’un domaine à d’autres de leurs sujets. Les Prêtres eux-mêmes, interrogés par Hérodote ; lui parlèrent ainsi de Sésostris : Ils me dirent que ce même roi fit le partage des terres, assignant à chaque Égyptien une portion égale et carrée, que l’on tirait au sort, à la charge néanmoins de lui payer tous les ans une certaine redevance, qui composait son revenu. Si le fleuve enlevait à quelqu’un une partie de sa portion, il allait trouver le roi, et lui exposait ce qui était arrivé. Le prince envoyait sur les lieux des arpenteurs, pour voir de combien l’héritage était diminué, afin de ne faire payer la redevance qu’à proportion du fonds qui restait. La Bible confirme cette tradition par le texte suivant[23] : Joseph acheta toute la terre d’Égypte et la soumit à Pharaon avec tous les peuples qui l’habitaient, depuis les premières jusqu’aux dernières limites du royaume, excepté les terres des prêtres.... car il était d’usage que des vivres fussent fournis aux prêtres par les greniers publics, et c’est pour cela qu’ils ne se trouvèrent pas dans la nécessité de vendre leurs possessions... Joseph dit alors aux peuples : Pharaon vous possède vous et vos terres. Et depuis ce moment, dans toute la terre d’Égypte, ce fut une loi de payer au roi le cinquième des revenus de toute propriété, excepté pour les terres sacerdotales... L’exception comprit sans doute aussi les terres des guerriers, bien que la Genèse n’en dise rien. Un historien de nos jours, Heeren, pense que la confusion perpétuelle des limites rendait presque impossible l’existence de la propriété privée, à cause de l’inondation annuelle, et que les terres étaient surtout partagées entre les villes. Cela n’a rien d’invraisemblable. Niais on peut croire aussi que les Rois avaient distribué leur domaine même à de simples particuliers, en échange d’une redevance, quand même cette distribution n’aurait atteint ni les terres des Guerriers ni celles des Prêtres. Psammitichus donne ainsi des terres aux Cariens, qui l’ont aidé à s’emparer du trône. Telle est eu peu de mots l’histoire de la propriété territoriale en Égypte. Ces traditions supposent-elles ou permettent-elles de supposer l’existence d’une caste exclusivement vouée à l’agriculture ? Il est probable que l’art agricole ne tarda pas à devenir l’occupation d’une partie des Égyptiens. Il entrait dans la politique des Prêtres de propager l’agriculture, et c’est par elle qu’ils civilisèrent d’abord l’Égypte. L’agriculture a en effet pour résultat immédiat la vie sédentaire, et là où elle commence on voit cesser aussitôt la barbarie, les mœurs nomades, le goût des aventures et des conquêtes. L’agriculteur s’attache à la terre, et après les semailles attend la moisson ; le sol est approprié, le travail en accroît la valeur ; la personne humaine né s’en sépare plus. Les Prêtres donnèrent sans doute l’exemple, et ne cessèrent pas de consacrer à l’agriculture le temps que leur laissaient les soins du culte. Les Guerriers, dans les loisirs de la pais, devaient souvent labourer de leurs mains leur modeste patrimoine, dont le fermage aurait diminué le revenu. Il semble d’ailleurs qu’un caractère plus noble et plus élevé appartienne au travail agricole, parce que c’est le travail nécessaire, le premier auquel l’homme déchu ait été condamné, c’est le seul qui n’humilie pas le cœur le plus fier. La charrue sied bien au guerrier émérite, et, en revanche, les sociétés modernes avouent qu’elle forme mieux que l’industrie les populations belliqueuses et propres aux fatigues de la guerre. Ainsi, partout où le propriétaire égyptien n’était pas agriculteur, la terre était affermée, et sans doute il se forma ainsi une classe de laboureurs, colons ou fermiers. Mais il n’est pas prouvé que ce fut là une caste à part, que le colon fut héréditairement attaché à l’habitation ou même à la profession de son père ; ou bien, si cette caste existait (car dans le doute il ne faut rien nier absolument), elle n’avait pas le monopole de l’agriculture. L’agriculture était l’occupation commune et franche de tout le monde ; les Pasteurs même pouvaient s’y convertir en renonçant à la vie nomade. On a voulu souvent comparer les laboureurs de l’Égypte aux colons et aux serfs de l’Europe du moyen-âge, parce qu’ils payaient une redevance et ne recevaient pas de salaire. On peut en conclure qu’ils gardaient sur la terre un certain droit de propriété, comme les Fellahs de l’Égypte moderne. En Égypte, après tout, l’agriculture n’était peut-être pas une occupation de durée suffisante pour remplir toute l’année. Pendant les quatre mois d’inondation on n’avait qu’à laisser faire le Nil, dont le limon venait sans cesse renouveler la surface du sol, l’humus précieux, qui assurait la moisson. Les Égyptiens, enfermés dans leurs villes, attendaient d’abord que les eaux fussent débordées, et ensuite qu’elles fussent retirées. Pendant ce temps d’autres arts occupaient sans doute leurs loisirs, et c’est là ce qui pourrait faire croire à la confusion des agriculteurs et des artisans. L’agriculture ne cessa pas d’être considérée en Égypte comme le principe de toute civilisation. La religion, les institutions, les mœurs publiques en étaient profondément- pénétrées. C’est qu’en Égypte, plus que partout ailleurs, la nature elle-même invitait les peuples à la vie agricole ; nulle part l’agriculture n’était plus facile et moins laborieuse. Il n’y a point de pays, dit Hérodote en décrivant la Haute-Égypte, où l’on recueille les grains avec moins de sueur et de travail. Ils ne sont point obligés de tracer avec la charrue de pénibles sillons, de briser les mottes, et de donner à leurs terres les autres façons que leur donnent le reste des hommes. Mais lorsque le fleuve a arrosé de lui-même les campagnes, et que les eaux se sont retirées, alors chacun y lâche des pourceaux, et ensemence ensuite son champ. Lorsqu’il est ensemencé, on y conduit des bœufs ; et, après que ces animaux ont enfoncé le grain, en le foulant aux pieds, on attend tranquillement le temps de la moisson. On se sert aussi de bœufs pour faire sortir le grain de l’épi, et on le serre ensuite[24]. Ainsi les inondations périodiques du Nil rendaient le travail de l’homme presque inutile. Tous les efforts de l’agriculteur se bornaient à étendre les eaux du fleuve jusqu’aux terres qu’elles ne pouvaient atteindre d’elles-mêmes. L’importance des crues du Nil était comprise dès les temps anciens ; l’Égypte entière était appelée la terre du Nil, le présent du fleuve. Les travaux d’irrigation étaient le premier devoir de l’autorité publique, et recommandés par les dogmes vénérés de la religion. Les nombreux canaux, qui sillonnaient le pays en tous sens, et le grand lac du roi Mœris, qui leur servait de réservoir ou d’écoulement, furent creusés de bonne heure. Hérodote déjà semblait craindre pour l’Égypte la perte de cette précieuse richesse : il calcule avec soin la hauteur que devait atteindre l’inondation au Nilomètre de Memphis pour féconder toute la vallée[25]. Effrayé des atterrissements qui ont élevé le niveau du sol, il a peur de l’avenir. S’il arrivait que le pays au-dessous de Memphis vint à s’élever proportionnellement à ce qu’il a fait par le passé, ne faudrait-il pas que les Égyptiens qui l’habitent éprouvassent les horreurs de la famine, puisqu’il ne pleut point en leur pays, et que le fleuve ne pourrait plus se répandre sur leurs terres ? Le limon apporté par le fleuve était en effet comme un engrais annuel, et le séjour de l’eau pendant près de trois mois humectait profondément la terre, que, sans cela, un soleil ardent aurait trop vite desséchée. Il ne faut pas croire cependant que l’agriculture de l’Égypte fût tout à fait aussi simple. Les instruments de labourage sont souvent représentés sur les monuments égyptiens. La charrue n’était pas toujours inutile, lorsque le soleil avait commencé à durcir le sol après la retraite des eaux ; mais elle était peu compliquée, sans roues, et tirée par des bœufs ou même par des hommes ; l’agriculteur se plaçait au-devant et non derrière. Toutefois l’agriculture se bornait le plus souvent au hersage. Les Égyptiens prétendaient eux-mêmes que l’agriculture avait chez eux donné naissance à l’astronomie et à la géométrie, à la première, parce qu’il avait fallu de bonne heure distinguer les saisons, fixer les mois et l’année, régler les travaux agricoles sur les révolutions du fleuve, à la seconde, parce que chaque année, après l’inondation, il fallait mesurer les champs et tracer un nouveau cadastre des propriétés. Ajoutons encore à ces renseignements sur les laboureurs de l’Égypte quelques mots sur les productions du sol. L’Égypte avait trois sortes de blé, l’orge, le froment et le seigle ; c’est ce que témoigne le texte suivant de l’Exode[26] : Linum et hordeum lœsum est ; eo quod hordeum esset virens, et linum jam folliculos germinaret ; triticum autem et far non lœsa sunt, quia scrotina erant[27]. Le coton et le lin semblent y avoir été cultivés très anciennement, surtout dans la Haute-Égypte. La culture des plantes aquatiques formait une exploitation importante dans la Basse-Égypte, dont le sol était couvert encore de marais ; les principales étaient : le lotus, dont les deux espèces donnaient une nourriture précieuse et variée ; le biblus, dont la tige était bonne à manger, et dont l’écorce fournit le papyrus ; le sillicyprium, dont on tirait une huile à brûler[28]. La culture de la vigne était presque inconnue en Égypte, quoique l’usage du vin fût permis aux Prêtres, et dans certaines fêtes, au peuple. Cependant le cep de vigne figure quelquefois dans les ornements de l’architecture. Wilkinson cite des peintures égyptiennes qui représentent des vendangeurs occupés à pressurer le raisin. Un voyageur moderne a trouvé une grande quantité de vignes autour du lac Mœris. L’Égypte en général possédait peu d’arbres à fruits, et encore moins de bois de construction, sauf le dattier, le sycomore, et l’arbre sacré que l’on appelait persea. Lorsqu’elle voulut avoir une marine il lui fallut tenter la conquête des forêts de la Phénicie, et elle s’y épuisa. Enfin un fait assez curieux, et que les superstitions locales peuvent seules expliquer, c’est l’aversion des Égyptiens pour la fève, sans qu’on puisse y voir rien de commun avec la doctrine de, Pythagore : Ils ne sèment jamais de fèves dans leurs terres ; s’il en vient, ils ne les mangent ni crues, ni cuites. Les Prêtres mêmes ne peuvent en supporter la vue ; ils s’imaginent que ce légume est impur. VI Si les monuments de l’Égypte et les traditions de son histoire ne nous faisaient point connaître la place importante que la caste agricole et l’agriculture avaient prise dans la civilisation égyptienne, nous en pourrions trouver un témoignage presque suffisant dans la condition exceptionnelle oit resta la caste des Pasteurs. C’est qu’en effet toutes les sociétés, pour lesquelles l’agriculture a été un premier élément d’existence et taie source féconde de progrès et d’opulence, n’ont pas tardé, par une réaction naturelle, à craindre et à repousser les mœurs pastorales. La vie des peuples pasteurs leur rappelait les incertitudes, la grossièreté, la barbarie de la vie nomade, et tout ce qui s’oppose à cet état sédentaire où la cité trouve un berceau et l’individu une patrie ; de là une horreur instinctive pour les habitudes qui en conservaient le souvenir et pouvaient en faire craindre le retour[29]. Tel a été en Égypte le sort de la caste des Pasteurs. Aussi est-elle restée comme en dehors de la société. Diodore la mentionne sans donner sur elle des détails bien précis. Hérodote la désigne en y comprenant deux classes, les Bouviers et les Porchers. Elle était sans cloute composée de cette partie, nombreuse encore, de la nation, qui ne s’était point fixée dans les villes ou consacrée à la culture des champs. En effet, au milieu du mouvement de civilisation qui avait réuni autour des temples les peuplades de la vallée du Nil, lés habitants des montagnes et des marais, à qui la culture du blé n’était pas possible, avaient dû rester nomades. Et en outre une partie même des tribus établies à demeure fixe avait pu choisir pour occupation principale, ou même exclusive, l’éducation du bétail. Telle parait même, de nos jours, avoir été la préférence des habitants de la lisière orientale de la vallée, au pied des montagnes arabiques. Ecoutons le récit d’un voyageur moderne : Depuis les rives du Nil jusqu’aux montagnes qui bordent les plaines, on ne rencontre que des prairies verdoyantes. Ces plaines sont partout couvertes de grands bourgs et villages. Mais, outre ces habitants, on trouve dans les plaines contiguës au désert des tribus errantes, qui habitent sous des tentes, et qui changent de séjour selon les temps et le besoin des pâturages. Il y en a qui vivent dans les montagnes éloignées des villages et des villes ; d’autres dressent leurs tentes dans le voisinage des contrées habitées, où pour un léger tribut on leur accorde la permission de faire paître leurs troupeaux... Ils restent ainsi dans les vastes prairies de l’Égypte pendant les mois de novembre, décembre et janvier, puis retournent dans le désert avec leurs troupeaux. Cette différence entre les, pasteurs nomades et les paysans égyptiens qui se consacraient à l’éducation des troupeaux était bien probablement la même dans l’antiquité. Hérodote, qui parle seulement en passant des nomades, vante le genre de vie des paysans pasteurs, et en attribue les usages au gouvernement des Prêtres : Il n’y a point d’hommes, dit-il, qui soient aussi sains ni d’un meilleur tempérament. D’après son témoignage, ils se nourrissaient de-la chair des animaux, qu’ils ne regardaient point comme sacrés, de poisson, de pain fait avec du son, et ils buvaient de la bière d’orge. Peut-être faut-il comprendre dans la caste des Pâtres et des nomades les tribus des marécages du Delta, qui ne cessèrent jamais d’être barbares, habitant des cabanes de jonc, désolant les environs par leurs brigandages, et toujours à l’abri au milieu de leurs marais. Hérodote, Diodore, Strabon en parlent dans les mêmes termes. Les Patres étaient quelquefois aussi de simples gardiens des troupeaux possédés par les Riches. Le Roi avait ses troupeaux. Pharaon dit à Joseph de choisir les plus industrieux de la nation, pour en faire les gardiens de ses troupeaux[30]. Malgré la condition presque exceptionnelle des Pasteurs, l’éducation du bétail n’était pas la branche la moins importante de l’économie rurale des Égyptiens. Placée sous la sanction religieuse, elle variait selon les superstitions et les besoins des localités ; nais son domaine était riche et fécond. D’après Hérodote, l’éducation des bœufs aurait à elle seule occupé toute une caste, les Bouviers. Les bœufs et les génisses servaient aux sacrifices, à la nourriture, au labourage. Les Égyptiens ont beaucoup plus d’égard pour les génisses que pour le reste du bétail. Ils immolent tous des bœufs et des veaux mondes, mais il ne leur est pas permis de sacrifier des génisses. Sans doute la rareté des génisses en Égypte leur avait mérité cette protection spéciale de la loi, qui les suivait même après leur mort. Les bœufs sont souvent sacrifiés et mangés, mais toucher aux génisses est presque un sacrilège. Le même usage se retrouve dans les Indes et en Palestine : En Égypte et en Palestine, écrit saint Jérôme, la rareté des bœufs empêche de manger les génisses. Un texte de Porphyre confirme cette sage tradition : Les Égyptiens et les Phéniciens mangeraient plutôt de la chair humaine que de la chair de vache[31]. Hérodote nous donne la raison la plus probable de ce respect superstitieux des Égyptiens pour tous les animaux : Quoique leur pays touche à la Libye on y voit cependant peu d’animaux, et ceux qu’on y rencontre, sauvages ou domestiques, on les regarde comme sacrés. La loi leur ordonne de pourrir les bêtes, et parmi eux il y a un certain nombre de personnes, tant hommes que femmes, destinées à prendre soin de chaque espèce en particulier... Si l’on tue quelqu’un de ces animaux de dessein prémédité, on est puni de mort ; si on l’a fait involontairement, on paie l’amende qu’il plaît aux Prêtres d’imposer ; mais si l’on tue, même sans le vouloir, un ibis ou un épervier, on ne peut éviter le dernier supplice[32]. Le témoignage de Diodore de Sicile ne diffère point de celui d’Hérodote. Parmi les causes plus ou moins mystérieuses qu’il attribue au culte des animaux, il parlé de leur rareté, et rappelle qu’une classe entière était consacrée à leur entretien ; il ajoute même que chaque espèce avait une sorte de domaine dont les revenus servaient à la nourrir. Bien loin, dit-il, de refuser cet emploi ou de rougir de l’exercer en public, ils en tirent vanité, comme s’ils participaient aux plus grands honneurs des Dieux. Lorsqu’ils vont par les villes et par les campagnes, ils portent certaines marques qui font connaître l’espèce d’animaux dont ils prennent soin, et ceux qui se trouvent sur leur passage les respectent et les adorent[33]. Il est probable que ces serviteurs des animaux égyptiens appartenaient à la caste des Pasteurs plutôt qu’à celle des Prêtres. Hérodote et Diodore n’ont pas confondu leurs fonctions avec celles des ministres du culte rendu à certains animaux. On doit seulement penser qu’ils se distinguaient des Pasteurs véritables, parce qu’ils habitaient les villes et n’étaient point nomades. Ce n’est guère que sur ces derniers que retombait l’antipathie des Égyptiens pour la vie pastorale, et cette antipathie elle-même n’était qu’une forme particulière de leur haine pour les étrangers. Nous avons parlé des bœufs, qui donnèrent à l’Égypte une religion toute nationale, le culte du bœuf Apis. Le bœuf était surtout adoré à Memphis ; il le fut dans toute l’Égypte lorsque Memphis en devint la ville dominante. L’Égypte avait aussi une très belle race de chevaux, et elle en faisait commerce avec l’étranger. Salomon en tirait sa cavalerie. Les ânes et les mulets n’y étaient pas négligés ; les chameaux y arrivaient à la suite d’un commerce très actif avec les caravanes du désert. Les troupeaux de brebis figurent sur les monuments, et le bélier jouait un grand rôle dans les cérémonies religieuses. Enfin, l’éducation des porcs paraît avoir, comme celle des bœufs, donné un nom à une classe particulière de la caste pastorale. Les Porchers souffraient même de l’aversion inspirée par l’espèce qu’ils élevaient. Les Égyptiens regardent le pourceau comme un animal immonde. Si quelqu’un en touche un, ne fût-ce qu’en passant, il va aussitôt se plonger dans la rivière avec ses habits. Aussi ceux qui gardent les pourceaux, quoique Égyptiens de naissance, sont-ils les seuls qui ne puissent entrer dans aucun temple d’Égypte. Personne ne veut leur donner ses filles en mariage ni épouser les leurs ; ils se marient entre eux. VII La caste des artisans (καπήλοι) comprenait tous les arts et métiers. L’influence et les richesses de cette caste grandirent avec les progrès de l’industrie et du commerce. L’hérédité en était la loi comme des autres castes. Mais chaque métier était-il exclusivement héréditaire ? Le fils était-il contraint de faire le même métier que son père ? Diodore l’affirme, et ajoute que personne ne pouvait exercer plus d’un métier. Il en était de même en Chine et dans l’Inde. Il fallait donc que la caste fût subdivisée en autant de classes particulières qu’il y avait de métiers. Mais alors les progrès d’une industrie dépendaient du développement de la population qui y était attachée. Quoiqu’il en soit, les Égyptiens attribuaient à cette hérédité la perfection que les arts et métiers atteignirent chez eux. Les monuments, étudiés avec tant de soin et de patience par les savants modernes, nous donnent de curieuses notions sur l’industrie égyptienne. Les tisserands paraissent y avoir formé la classe la plus nombreuse, et leur méthode toute spéciale servit plus tard, selon Hérodote, à reconnaître l’origine égyptienne des Colchidiens. Leurs manufactures avaient atteint du temps de Moïse un haut degré de perfection, et la variété des couleurs produites par la teinture ajoutait encore à la richesse des tissus. L’industrie des métaux venait ensuite : l’usage du fer semble y avoir été longtemps inconnu. Toutefois, observe Wilkinson, la taille du granit peut faire croire que l’usage du fer fut plus ancien en Égypte qu’on ne l’a dit. On ne comprendrait pas comment les Égyptiens entamaient des matières si dures, si les Grecs avaient les premiers trouvé le fer, et si l’Égypte n’en avait connu l’usage qu’après l’Exode. Tous les objets relatifs à l’aisance de la vie domestique étaient travaillés avec le plus grand soin, et le luxe y était poussé assez loin. Les monuments qui nous ont conservé ces souvenirs dans leurs bas-reliefs et leurs peintures murales, sont eux-mêmes le témoignage le plus remarquable de l’état auquel était parvenue l’industrie nationale. Sans doute tout l’honneur n’en revient pas à la seule caste des artisans. Les prisonniers de, guerre étaient souvent employés à ces travaux, qui exigeaient des millions de bras. Le peuple lui-même avait été plus d’une fois forcé, par des souverains despotiques, d’abandonner ses autres occupations pour travailler aux monuments publics. Ainsi fut élevée la première pyramide. Chéops ferma d’abord tous les temples, et interdit les sacrifices aux Égyptiens ; il les fit après cela travailler tous pour lui. Les uns furent occupés à fouiller les carrières de la montagne d’Arabie, à traîner de là jusqu’au Nil les pierres qu’on en tirait, et à passer ces pierres sur des bateaux de l’autre côté du Nil ; d’autres les recevaient et les traînaient jusqu’à la montagne de Libye. On employait, tous les trois mois, cent mille hommes à ce travail. On passa dix années à construire la chaussée par où l’on devait traîner les pierres... La pyramide même coûta vingt années de travail... Elle est en grande partie de pierres polies, parfaitement bien jointes ensemble, et dont pas une n’a moins de trente pieds[34]. Les détails d’exécution ne sont pas sans intérêt. Cette pyramide fut bâtie en forme de degrés. Quand on eut commencé à la construire de cette manière, on éleva de terre les autres pierres, et, à l’aide de machines faites de courtes pièces de bois, on les monta sur le premier rang d’assises. Quand une pierre y était parvenue on la mettait dans une autre machine, qui était sur la première assise, car il y en avait autant que d’assises. L’historien ajoute que l’on avait gravé sur la pyramide le chiffre des sommes dépensées pour la nourriture des ouvriers. Pour donner une idée des grands travaux exécutés par la caste des artisans et sans doute sous la direction savante des Prêtres, nous ne pouvons mieux faire que résumer les pages savantes écrites sur ce sujet par M. Heeren. L’architecture et la sculpture furent les deux branches principales de l’art égyptien, et restèrent intimement liées l’une à l’autre. Les montagnes de la vallée du Nil furent pour les monuments une source inépuisable de matériaux. Outre le grès et la pierre calcaire des pyramides, elles abondaient, au Midi et à l’Est, en granit, en porphyre et en marbre aux couleurs les plus variées. On peut encore y apercevoir aujourd’hui des obélisques, des colosses, taillés d’avance, et que les ouvriers n’achevèrent pas de détacher. L’architecture s’exerça d’abord à la construction des édifices religieux. Le temple était à l’origine le centre de la cité, et les Égyptiens sans doute n’y attachaient pas moins d’importance que les Hébreux n’en attachèrent d’abord au Tabernacle, et plus tard au Temple de David et de Salomon. L’architecture n’était guère nécessaire aux demeures privées, pour lesquelles le climat exigeait peu de soin. Après les temples, elle se consacra surtout aux monuments publics et aux palais. Les temples, d’ailleurs à en juger par leurs dispositions, n’étaient pas exclusivement affectés au culte. Le sanctuaire, simple chapelle d’étendue moyenne, était entouré de constructions immenses. Les temples servaient sans doute aux réunions des Prêtres et des fonctionnaires publics, qui appartenaient surtout à leur caste. Les palais, de même, n’étaient pas seulement la demeure des rois ; on y recevait les ambassadeurs, on y tenait les cours de justice. La vie publique des Égyptiens était liée tout entière à ces édifices. L’architecture avait certainement une théorie suivie rigoureusement. Le même plan semble servir à chaque temple, même lorsque la construction dure plusieurs siècles, comme celui de Vulcain, dont Hérodote nous énumère les travaux successifs. La première entrée formait une masse colossale et imposante ; à la suite s’ouvrait un vaste péristyle, où se tenait sans doute le peuple dans les fêtes religieuses ; au-delà apparaissait le grand portique avec ses colonnes énormes, puis de grandes salles, et au milieu le sanctuaire, avec une niche en granit pour le dieu. Autour s’étendaient d’immenses corridors et une enceinte de murailles. Tout cet ensemble était combiné de manière à se soutenir par la masse. On conçoit qu’un tel monument ne s’achevait jamais en entier. Il y avait toujours quelque nouveau morceau d’architecture à élever, des colosses, des obélisques ou des galeries de sphinx. Les princes illustraient leur règne par ces travaux. La simplicité et la richesse de l’architecture égyptienne se révélaient principalement dans les colonnes et les chapiteaux. Les colonnes différaient surtout de celles des Grecs en ce que les chapiteaux avaient leurs ornements particuliers, sans que l’harmonie en fût blessée : ces ornements étaient empruntés aux plantes indigènes, surtout au lotus et au palmier. Enfin la sculpture prêtait un langage à l’architecture. L’art plastique des Égyptiens fut remarquable surtout par l’exactitude des formes ; mais il représentait plutôt le repos que le mouvement ; il ne connaissait pas l’expression de la passion. Les Égyptiens se vantaient pourtant d’avoir les premiers gravé les figures d’animaux. La sculpture égyptienne eut surtout pour objet d’orner les murs et les parois des monuments. Pour qu’un temple fût complet il fallait que les parois, les colonnes et les plafonds offrissent partout des sculptures, sans que les grandes formes de l’architecture en fussent masquées. Les objets de la sculpture, outre les hiéroglyphes étaient les sujets religieux, les cérémonies du culte, les sujets historiques, les scènes de la vie publique et privée. La peinture en relevait encore l’éclat. Les Égyptiens possédaient six couleurs primitives, le blanc, le jaune, le rouge, le vert et le bleu ; ils les employaient sans’ mélange et d’après des règles fixes. Leurs peintures ont gardé, après tant de siècles, une fraîcheur qu’aucun peuple n’a pu atteindre. Enfin, la sculpture était une sorte d’écriture symbolique employée dans les inscriptions des temples, qui avaient rapport à la religion, à l’histoire, à l’astronomie, et sans cloute aussi à la morale. Selon l’expression d’un voyageur moderne, le temple égyptien était un livre où tout parlait, un tableau où tout respirait. Tous ces souvenirs de la civilisation égyptienne, épargnés par le temps, doivent-ils nous donner une haute idée de l’état social des classes inférieures ? Le développement moral de la caste des artisans se ressentait-il de cette civilisation toute matérielle ? Peut-être non. L’art en général, à l’exception de la partie purement mécanique, entrait sans doute dans le cercle de l’érudition sacerdotale ; les ouvriers ne servaient qu’à l’exécution. Et l’on peut croire que, malgré les. lumières de la caste dominante, le peuple conserva toujours quelque chose de la barbarie primitive. Leurs fêtes religieuses en sont une preuve évidente : l’enthousiasme, effréné, les expiations extravagantes, et souvent une folle licence de mœurs en sont le caractère le plus saillant. Le dogme même de l’immortalité de l’âme, devenu populaire, ne donnait souvent naissance qu’à des usages bizarres, ou à des croyances superstitieuses. VIII L’existence de la caste des Marins a embarrassé beaucoup d’écrivains. Il est constant en effet que les Égyptiens n’eurent pas de navigation maritime avant Psammitichus, dont la politique plus libérale ouvrit pour la première fois l’Égypte aux étrangers. La tentative de Sésostris pour équiper une flotte sur la mer Rouge ne parait avoir été qu’un effort isolé et exceptionnel. Ce prince, raconte Hérodote, fut le premier qui, étant parti du golfe arabique avec des vaisseaux longs, subjugua les peuples qui habitaient les bords de la mer Erythrée ; il fit voile encore plus loin, jusqu’à une mer qui n’était plus navigable à cause des bas-fonds. Mais si les Égyptiens n’ont eu une marine qu’à la dernière époque de leur histoire, ils eurent en tout temps une navigation fluviale très importante, et c’est là sans aucun doute l’origine de la caste des pilotes ou marins. Le service régulier de la navigation du Nil avait produit leur organisation, analogue à celle des autres classes. Le fleuve, depuis les cataractes de Syène jusqu’à son embouchure, était couvert de barques, qui en remontaient ou en descendaient le cours. Pendant le temps que durait l’inondation, ces barques, servaient aux communications des villes entre elles. Dans les fêtes religieuses toute la population était sur le fleuve. La nature et les moyens de cette navigation du Nil nous sont connus par des détails assez précis. Les vaisseaux de charge sont faits avec de l’épine, qui ressemble beaucoup au lotos de Cyrène. Ils tirent de cette épine des planches d’environ deux coudées ; ils les arrangent de la même manière qu’on arrange les briques, et les attachent avec des chevilles fortes et longues ; ils placent sur leur surface des solives, sans se servir de varangues ni de courbes ; mais ils affermissent cet assemblage en dedans avec des liens de byblus ; ils font ensuite un gouvernail, qu’ils passent à travers la carène, puis un mât avec l’épine, et des voiles avec le byblus. Ces navires ne peuvent pas remonter le fleuve, à moins d’être poussés par un grand vent ; aussi est-on obligé de les tirer de dessus le rivage. Voici la manière dont on les conduit en descendant : on a une claie de bruyère tissue avec du jonc, et une pierre percée pesant environ deux talents[35]. On attache la claie avec une corde à l’avant du vaisseau, et on la laisse aller au gré de l’eau ; on attache la pierre à l’arrière avec une autre corde. La claie emportée par la rapidité du courant entraîne avec elle le navire ; la pierre qui est à l’arrière gagne le fond de l’eau, et sert à diriger sa course. Ils ont un grand nombre de vaisseaux de cette espèce, dont quelques-uns portent une charge de plusieurs milliers de talents[36]. La caste des Pilotes était sans doute chargée du transport des matériaux nécessaires à la construction des monuments publics. Ce n’était pas un travail facile que d’amener à leur destination ces obélisques énormes, ces colosses prodigieux taillés d’abord dans les montagnes, sans doute par les artisans. Un monolithe long de vingt-et-une coudées, large de quatorze et haut de huit, placé devant le temple de Minerve à Saïs, et creusé pour en faire le sanctuaire, n’avait pu être transporté qu’en trois ans, et deux mille bateliers y avaient été occupés sans relâche. Les monuments de ce genre n’étaient pas rares en Égypte : non seulement l’orgueil des souverains, mais le caractère national même, se plaisaient à ces efforts gigantesques de l’industrie humaine. Ce goût aurait suffi pour donner une grande activité à la navigation du Nil, et pour assurer un rôle important à la classe des bateliers, quand même la pêche du Nil, dont subsistait une partie du peuple, et la pêche du lac Mœris, qui enrichissait le trésor royal, et les travaux de canalisation, et le commerce intérieur, et tant d’autres services n’y auraient pas contribué. Cette caste d’ailleurs dut prendre un nouveau développement lorsque l’Égypte, ouverte aux étrangers par Psammitichus, essaya enfin d’avoir une marine. La haine des Égyptiens pour les étrangers les avait longtemps empêchés d’entrer dans cette voie nouvelle. Il n’y a point d’Égyptien ni d’Égyptienne qui voulût baiser un Grec à la bouche, ni même se servir du couteau d’un Grec, de sa broche, de sa marmite, ni goûter de la chair d’un bœuf monde, qui aurait été coupée avec le couteau d’un Grec. Cette antipathie venait peut-être de ce que la plupart des navigateurs de la Méditerranée étaient des pirates, occupés surtout à enlever des hommes sur les rivages, pour fournir au grand commerce d’esclaves de l’antiquité. Mais si l’Égypte ne s’était pas encore créé une marine, c’était surtout parce qu’elle n’avait point de forêts : les bois de construction lui manquaient. Les successeurs de Psammitichus furent jetés dans des guerres ruineuses pour conquérir les forêts de la Phénicie. Dès que leur marine eut pris son essor, l’Égypte devint le centre du commerce du monde ancien, mais elle perdit sa liberté et ses institutions nationales. Le commerce étranger commença par modifier ses mœurs ; puis les Perses en firent une province de leur empire ; les Macédoniens y fondèrent une société toute grecque ; les Romains ne s’occupèrent que d’y protéger le commerce et l’agriculture, pour en tirer de l’argent et du blé. IX La caste des Interprètes, dont Diodore ne fait aucune mention, est sans contredit la moins connue, bien qu’elle soit la seule dont l’origine historique nous soit révélée par un témoignage certain. Quand Psammitichus ouvrit l’Égypte aux étrangers, et surtout aux Grecs, il fit choix d’un certain nombre d’enfants égyptiens, pour être instruits à la fois dans la langue de leur patrie et dans celle des Grecs. En effet, ces interprètes étaient nécessaires aux relations commerciales de tous les jours entre les deux peuples. Ce fut l’origine d’une nouvelle caste. L’antipathie conservée contre les étrangers retomba sur les hommes qui se trouvaient ainsi en rapport direct avec eux ; on les regarda comme impurs ; les castes dont ils étaient sortis les repoussèrent ; leurs descendants subirent le même sort. Il fallut bien qu’ils formassent une caste à part, qui subsista même lorsque les préjugés nationaux furent détruits, -et contre laquelle se maintinrent certaines préventions secrètes. D’ailleurs l’usage de l’hérédité des professions aurait peut-être suffi à produire les mêmes résultats : cette hérédité était dans les mœurs, et les interprètes durent s’y soumettre sans murmure. On a prétendu pourtant. que les Interprètes n’avaient jamais formé de caste distincte. Toute science appartenait aux Prêtres ; c’est parmi eux, dit-on, que les Interprètes furent sans doute choisis, et dans leurs fonctions nouvelles ils ne furent pas exclus de la caste sacerdotale. Ce n’est là qu’une conjecture, qui ne détruit pas l’affirmation positive d’Hérodote. X Telle était l’organisation de ces castes de l’Égypte ancienne, dont le nom semble rappeler la hiérarchie sociale la plus oppressive. Sans cloute la liberté humaine et le développement normal de l’individu répugnent à cette régularité inflexible. Nous n’aimons pas à voir les hommes ainsi parqués d’après leur naissance, et attachés fatalement à des fonctions qui peuvent ne pas convenir à leur génie ni à leurs forces. Le sacerdoce, la vie guerrière, le labourage, les métiers, tout y est héréditaire ; les capacités individuelles sont asservies et ne comptent plus ; chacun est enfermé dans le cercle où son père est né et a vécu ; quels que soient ses efforts, de quelque génie que l’ait doué la nature, il n’en sortira pas. Nul système n’est plus antipathique à la liberté naturelle, à l’équité sociale, à l’intérêt bien entendu de l’État. Lès exceptions fréquentes que l’on rencontre, dans l’histoire même de l’Égypte, l’ont d’avance condamné. Mais cependant tout était-il mauvais dans le régime des castes ? Nous ne pouvons pas nous empêcher de le juger avec nos idées,’avec notre expérience, avec nos préventions. Certainement les Égyptiens n’en ressentaient pas toutes les souffrances, qui seraient aujourd’hui intolérables à nos habitudes. Ils ne songeaient pas que cette hiérarchie, sanctionnée à leurs yeux par la religion, pût être injuste et imparfaite. L’idée ne leur serait jamais venue de clouter de la loi qui les gouvernait, et bien moins encore de se révolter contre elle. Le cloute, la révolte leur auraient paru un sacrilège. Beaucoup de gens pensent que cette docilité rend les hommes plus heureux. D’autres préfèrent le progrès laborieux, qui assure à l’homme plus de dignité et plus de liberté, même aux dépens de son repos. La question est grave et nous n’avons pas à la résoudre. Quoiqu’il en soit, l’Égypte a dû au régime des castes dix-huit siècles d’une existence politique qui ne fut pas ordinaire. Si les lumières précieuses de la civilisation n’étaient pas livrées à la multitude et au courant ordinaire, l’égoïsme enthousiaste des Prêtres en veillait mieux à leur conservation et à leur accroissement. Les traditions de la science, transmises de père en fils, semblaient emprunter aux affections de famille un caractère plus sacré et fuie autorité nouvelle. Enfin si l’exercice des métiers et des arts fit imposé exclusivement à des familles qui y étaient condamnées de génération en génération, cette hérédité assura le progrès. Ainsi furent produits les monuments de cette civilisation, dont les débris majestueux nous émerveillent encore, et viennent souvent ajouter à la nôtre un nouvel éclat. |
[1] Hérodote, II, 164.
[2] Diodore de Sic., III, § 43.
[3] Diodore, 91.
[4] Creutzer, Relig. de l’antiquité.
[5] Chaque Dieu a plusieurs Prêtres et un Grand-Prêtre. Quand il en meurt quelqu’un il est remplacé par son fils. Hérodote, II, 37.
[6] Hérodote, II, 143. Traduct. de Larcher.
[7] Hérodote, II, 55. Les femmes ne paraissent pas exclues du culte des animaux, malgré cet autre texte d’Hérodote, II, 25 : Chez les Égyptiens les femmes ne peuvent être prêtresses d’aucun Dieu ni d’aucune Déesse ; le sacerdoce est réservé aux hommes.
[8] Hérodote, II, 86.
[9] Hérodote, II, 90.
[10] Hérodote, II, 37.
[11] Genèse, XI, 19.
[12] Synes, De Provid., 94.
[13] Plutarque, de Isid. et Osirid., 354.
[14] Strabon, XVII.
[15] Hérodote, II, 166, 167.
[16] Horace, Art. poèt.
[17] Hérodote, II, 30.
[18] Hérodote, II, 30.
[19] Hérodote, II, 168.
[20] La mine valait un peu moins d’une litre, et l’arustère un ½ setier. (Trad. de LARCHER).
[21] Diodore de Sicile, 73.
[22] Nous n’avons pas besoin de parler ici des armes, des exercices, de la manière de combattre des guerriers égyptiens. Wilkinson en a donné une description complète. Les monuments de l’Égypte offrent d’ailleurs pour celte étude une ample matière ; on y reconnaît facilement les étendards, les chars, les javelots, les arcs, les flèches, les glaives, les boucliers dans tous les détails de forme, qui les distinguent des armes portées par les nations étrangères. Du reste, les peuples vaincus et les troupes auxiliaires figurent aussi sur ces monuments, avec leurs costumes de guerre. L’armée égyptienne paraît avoir fait grand cas des archers à l’origine, et des chariots à deux roues montés par un seul guerrier ; mais ces usages ne tardèrent pas à se modifier d’eux-mêmes, lorsque l’Égypte se trouva coupée en tous sens par les canaux du Nil.
[23] Genèse, XI, 19.
[24] Hérodote, II, 14.
[25] Plutarque fait les mêmes calculs.
[26] Exode, IX, 51, 32.
[27] Nous ne croyons pas qu’il faille prendre à la lettre ce texte d’Hérodote : En Égypte on regarde comme infâmes ceux qui se nourrissent de froment et d’orge, et l’on y fait usage d’épeautre. L’orge servait surtout à faire une sorte de bière. Et ailleurs : Leur pain s’appelle cyllestis, ils le font avec de l’épeautre.
[28] Hérodote, II, 90, 91, 92, 93, 94.
[29] Genèse, XLVI. Detestanlur Ægyptii omnes pastores ovium. Les Hébreux furent victimes de celle haine.
[30] (Constitue illos magistros pecorum meorum), Genèse : 46.
[31] Porphyre, de Abstin., II.
[32] Hérodote, II, 65.
[33] Diodore, liv. II.
[34] Hérodote, II, 124.
[35] Le talent pèse 51 livres 6 onces 7 gros 24 gains.
[36] Hérodote, II, 97.