Devant cet effondrement de la patrie, que chacun désire rejeter sa part de responsabilité, on le comprend. Bien peu cependant en ont le droit : soldats, diplomates, publicistes, ministres, députés, public même, tous ont quelque reproche à se faire. La Chambre et la presse, la gauche, le tiers-parti et la majorité, le parti orléaniste croyant suffire à tout avec de gros contingents formés en trois mois, et le parti républicain voulant suppléer aux armées permanentes par la levée en masse, — tout le monde s'est plus ou moins trompé Et cependant un seul est accusé : un seul est réputé coupable : l'Empereur. Le grand crime de l'Empereur est donc de n'avoir pas eu, à lui seul, raison contre tous.... Mais le pouvait-il ? Lui en avait-on laissé la faculté ? S'il eût suffi que l'Empereur aperçût le meilleur parti pour que ce parti prévalût, nous aurions été sauvés, car en trois occasions capitales, décisives, il l'avait indiqué : En 1866, l'Empereur avait voulu réorganiser à fond notre régime militaire, discipliner la nation tout entière, afin d'avoir sous la main 1.200.000 hommes disponibles. On ne l'avait point souffert. Ceux qui l'accusent aujourd'hui d'avoir systématiquement énervé la France, d'avoir tari en elle toutes les sources de la force militaire, lui reprochaient alors, avec une égale énergie, d'avoir l'insolente prétention de la militariser. Au mois de juillet dernier, l'Empereur ne voulait pas faire la guerre, conseillait à ses ministres de se contenter du désistement. Le mois suivant, après nos premiers revers, il eût voulu que toutes nos ressources fussent concentrées sous les murs de Paris. Ces trois points furent résolus contre son sentiment personnel : ceci ne peut être nié. Ah ! si la guerre d'Italie, si la guerre de Crimée s'étaient terminées par un désastre, on aurait pu l'en rendre directement, personnellement responsable. Ces deux expéditions, M. Jules Favre l'a dit avec raison, avaient été entreprises par l'influence de l'Empereur ; c'est lui qui les avait ordonnées et conduites (1)[1]. Alors il gouvernait. Il avait voulu la guerre, l'avait dit hautement à l'avance, avait su la préparer, la conduire et la terminer rapidement, même au risque de voir sa modération taxée de faiblesse. Mais quand nos difficultés avec la Prusse commencèrent, surtout lorsqu'elles aboutirent à un conflit, combien la situation do l'Empereur était différente ! Il ne gouvernait plus. Le pays ou du moins l'opinion libérale, qui parlait au nom du pays, lui avait dit : Laissez- nous conduire les affaires, vous y gagnerez en sécurité ce que vous perdrez en autorité. Je vous prendrai le pouvoir que vous exercez seul, mais je vous enlèverai la responsabilité que seul vous supportez et dont le poids vous écraserait à la longue. L'Empereur avait cédé peu à peu ; cédé en fait avant de céder en droit. Il ne se dessaisit officiellement de son autorité qu'au 2 janvier 1870. Mais depuis plusieurs années déjà, sans posséder le pouvoir, l'opinion libérale exerçait sur la direction des affaires, par la Chambre et surtout par la presse, une influence décisive. Par malheur — cédant, sans y songer, aux excitations contradictoires de la gauche —, elle oscillait entre deux sentiments opposés : le désir de mettre un terme aux empiètements de la Prusse, — et la passion de l'économie. Sans doute, il était bien de souhaiter une revanche de Sadowa, puisque Sadowa était un Waterloo ; sans doute il était bien de rêver l'allégement du budget de la guerre ; mais ces deux prétentions ne pouvaient se concilier. Il fallait choisir : imiter l'Angleterre se désintéressant peu à peu des choses de l'Europe pour se consacrer tout entière an développement de ses intérêts matériels ; ou la Prusse, ramassant pendant de longues années toutes ses forces, toutes ses ressources, pour frapper à l'heure opportune un coup décisif. Le parti libéral ne sut prendre ni l'une ni l'autre de ces attitudes. Il était fort à craindre que son arrivée aux affaires ne nous fit recueillir les fruits de cette politique incertaine. En effet, dès qu'une occasion de conflit se présente il s'en empare. Il veut faire sentir qu'il est enfin le maitre, montrer sa supériorité sur les hommes de Sadowa, débuter sur la scène du monde par un coup d'éclat : M. de Bismarck s'est trompé ! s'écrient tour à tour les divers organes de ce parti, nous ne sommes plus en 1866[2], — l'Empire autoritaire pouvait accepter de tels affronts : la France libérale les relève[3] ; — la France d'il y a quelques années, la France qui subissait une politique et la soldait sans murmurer se fût inclinée devant l'injure, la France qui vient de renaître à la liberté est debout et se vengera[4]. — Elle fera la guerre : c'est elle seule qui l'a voulu. Cette résolution n'émane pas du gouvernement prêt à se contenter de concessions dérisoires. Elle émane des entrailles du pays[5]. Que le pouvoir, après la campagne, n'essaye donc pas de s'appuyer sur la victoire pour reprendre la liberté. Cette guerre n'est pas son œuvre, c'est la nôtre : les fruits nous en appartiennent. Ainsi parlait-on à l'avance ! Quand on l'espérait heureuse, on revendiquait avec orgueil la responsabilité de la guerre. Malheureuse, on la répudie avec indignation. Si elle eût produit des victoires, t'eût été l'œuvre exclusive du parti libéral ; elle produit des revers, — c'est l'œuvre exclusive de l'Empereur ! Les uns se contentent de garder le silence ; les autres se renient : C'est l'Empereur, ce sont les candidats officiels, les journaux officieux qui ont tout fait. Nous n'y sommes pour rien. D'autres enfin, le plus grand nombre croient se tirer d'affaire en disant : Nous ne connaissions pas la situation. Quoi ! voilà une Chambre, une presse, une classe politique en un mot, qui a pris le pouvoir à l'Empereur pour l'exercer elle-même ; après nous avoir poussés à la guerre, elle déclare sans embarras qu'elle ignorait cette chose importante, essentielle entre toutes : le chiffre de nos troupes et celui des troupes prussiennes, qu'elle ne s'était point rendu un compte exact, minutieux de nos forces, de nos ressources et de celles de l'ennemi. Alors même que le gouvernement ne lui eût point fourni les éléments de cette étude, n'était-ce point son premier devoir de les rechercher ? Mais on les avait souvent placés sous ses yeux. Quinze jours avant, trois jours avant la déclaration de guerre, on lui exposait encore la situation respective des deux puissances. Et elle ne savait pas !... Après avoir exigé l'exercice un pouvoir, elle pourrait par un simple aveu d'étourderie, décliner la responsabilité qui en est l'inévitable corollaire ? C'est inadmissible. Pour qui va au fond des choses, le grief qu'on a contre l'Empereur est le contraire de celui qu'on formule. On ne lui en veut pas, comme on l'assure, d'avoir abusé du pouvoir personnel, mais de n'en avoir pas suffisamment usé ; on ne lui en veut pas d'avoir conservé une autorité despotique, mais d'avoir trop strictement rempli son rôle de souverain constitutionnel. ***Ce qu'on reproche à l'Empereur, c'est de n'avoir pas accompli sa grande réforme militaire comme le roi de Prusse avait accompli la sienne : contre le gré du parlement et du pays. C'est de n'avoir pas négocié mystérieusement avec quelque puissance, en dehors de ses ministres et de la politique de paix proclamée par eux, une alliance offensive et défensive contre la Prusse. C'est de s'être laissé forcer la main pour déclarer la guerre ; de n'avoir pas imposé son sentiment pacifique à un ministère belliqueux, ou un ministère pacifique à une Chambre belliqueuse ; de n'avoir pas dit : Peu m'importe ce que dit la tribune, ce que dit la presse et ce que crie la foule. Seul je sais ce qu'il faut à la France. Seul j'ai raison. On ne fera pas la guerre. Sic volo ! C'est enfin lorsque, dépouillé de son commandement militaire, comme il avait été dépouillé de son autorité politique, sorte de général en chef constitutionnel, il marchait à la tête de l'armée sans la commander, assistait aux opérations sans les diriger, de n'avoir pas opposé ses ordres à ceux que le maréchal Mac-Mahon recevait du ministère. Ou les reproches qu'on adresse à l'Empereur n'ont pas de sens, — ou ils ont celui-là. Car sans imposer sa volonté que pouvait-il faire, qu'il n'ait fait ? Mais je suppose qu'il eût pris sur lui ce retour au pouvoir absolu, et que, do son autorité propre, il eût empêché la guerre d'éclater au mois de juillet, — le pays eût-il été sauvé ? Non. Cette occasion étant perdue, la Prusse, résolue à la guerre, en eût aisément trouvé d'antres. Son parti-pris d'agression, mieux démontré par cette récidive, eût sans doute accru les sympathies de l'Europe pour notre cause, mais ne l'eût point arrachée à sa torpeur. Nous aurions pu retarder la guerre, non l'éviter. ***Ne cherchons donc pas à nous abuser plus longtemps. Faisons avec franchise et résolution notre examen de conscience. Reconnaissons que nos malheurs sont le produit de nos fautes, nos fautes le produit d'un vice organique, d'un vice national que ne nous a pas donné l'Empire et qu'un autre régime ne corrigera pas en nous : la légèreté. Vice incurable ! qu'on pourrait cependant atténuer, sinon détruire. Mais pour y arriver, il faut d'abord le constater hautement. Si nous voulions continuer à rejeter sur un homme ou sur un régime l'entière responsabilité de nos malheurs, nous n'en supprimerions pas la cause réelle et permanente, qui est en nous. Nous ressemblerions à des matelots indisciplinés, forçant leur capitaine à prendre la mer avec un navire mal gréé, et le jetant par-dessus bord au premier accident. Ils croiraient avoir tout sauvé, mais pendant qu'ils maudiraient le capitaine, et se disputeraient ses dépouilles, le navire n'en ferait pas moins eau. D'avaries en avaries, il finirait par sombrer ! FIN DE L'OUVRAGE |
[1] Séance du 23 décembre 1867. — On apprécie le soin avec lequel tous les préparatifs de cette longue expédition avaient été faites par notre administration, quand on les compare à ceux de l'administration anglaise. Celle-ci avait eu devant elle tout le temps, tout l'argent nécessaires, et n'avait su organiser convenablement aucun service. Elle laissait le froid décimer ses troupes sur le plateau de la Chersonèse, pendant que les nôtres étaient bien abritées, bien vêtues ; forçait plus de 10.000 de ses soldats à se faire habiller el nourrir par notre intendance : Il est effrayant, disait alors l'un des promoteurs de l'enquête, M. Laing, de voir la débâcle générale de notre organisation militaire. Où en serions-nous si au lieu de la Rassie, nous avions eu affaire à la France, si le jeune et nouvel Empire s'était tourné contre nous, si cent mille Français avaient été jetés sur nos côtes, et si nous avions dû les combattre avec un pareil état-major !
[2] M. A. Assolant.
[3] M. Pessard.
[4] M. Vrignault.
[5] M. de la Ponterie.