La fête du 4 septembre. — Les diffamations officielles. — La Prusse. — Les Pamphlets. — Les faux documents. — Ce dont on accuse la France. L'Empereur est au pouvoir de l'ennemi. Aussitôt, sans prendre un jour pour réfléchir, pour examiner ce qui convient le mieux à la situation désespérée du pays, on se jette sur le pouvoir. On proclame la République. On dirige une colonne sur les Tuileries. L'Impératrice se retire, ne voulant pas qu'à une pareille heure on verse une goutte de sang français pour la défendre, conservant jusqu'à la fin cette attitude de patriotique abnégation qu'elle avait eue depuis le premier revers — M. le général Trochu le sait bien ! ceux qui ont sa correspondance dans les mains, le savent mieux encore[1]. — Les Chambres sont dissoutes par un décret. Le Corps législatif essaye de se réunir pour protester : on l'en empêche par la force... Et tout cela s'appelle, dans le langage officiel : prendre la place vacante d'un gouvernement qui a DÉSERTÉ devant l'ennemi. La populace se répand alors dans les rues, ivre de joie, de cette brutale et fausse joie que la multitude manifeste à l'avènement, à la naissance et à la chute de tous les princes[2] ; elle rie, chante, gambade, casse des écussons, gratte des enseignes et va finir la journée dans des bals de barrière fermés depuis quelque temps, rouverts pour la circonstance ! Peu s'en fallut qu'on illuminât ! Ah ! sans doute une révolution, c'est pour nous une fête nationale ! mais la fête, cette fois, on la devait à la défaite de nos armes. Le tyran dont on acclamait ironiquement la chute, il n'était pas tombé comme Charles X, comme Louis- Philippe, sous les coups du pays révolté, mais sous les coups de l'ennemi ; on n'osait le déposer que parce qu'il était captif ; ce n'était pas la victoire du peuple qu'on célébrait si gaîment, c'était la victoire de la Prusse... on ne paraissait pas y songer ! Non ! jamais on n'a vu, jamais on ne verra, spectacle plus douloureux, plus abject que celui de cette foule en goguette révolutionnaire pendant la journée du 4 septembre ! Longtemps les manifestations de la rue gardèrent cette physionomie. Longtemps le succès révolutionnaire fit oublier le deuil national. Loin de mettre fin à ce spectacle dégradant, les membres du nouveau gouvernement, et les journaux semblaient le prolonger à plaisir par leurs excitations quotidiennes. Oui, ce gouvernement dont le chef avait écrit : Laissons à la foule toujours prête à l'adoration du succès et à l'insulte de la défaite, le soin d'exalter les victorieux, d'accabler les vaincus, ne se borna pas à accabler le vaincu de Sedan ; il descendit pour le flétrir jusqu'aux plus grossières inventions. Non content de rejeter sur son égoïste ambition l'entière responsabilité de nos revers, d'affirmer que, pendant vingt ans, l'Empereur avait, à dessein, pour pouvoir plus facilement la livrer, gangrené la France, tari en elle toutes les sources de la force et de la grandeur[3] ; on fit solennellement savoir au pays qu'en tombant Napoléon III avait essayé de l'entraîner dans sa chute. Si nous avons de la peine à nous procurer des fusils, des munitions, c'est qu'après nous avoir écrasés, il a voulu nous empêcher de nous relever. Toutes les armes, tous les approvisionnements avaient été dirigés sur Metz, Strasbourg et SEDAN. On dirait que, par une dernière et criminelle combinaison, l'auteur de nos désastres ait voulu, en tombant, nous enlever les moyens de réparer nos ruines ![4] Tous nos approvisionnements dirigés à dessein sur Sedan ! Sedan, qui dut se rendre faute de cartouches, — audacieuse ironie !... Mais ce n'est pas tout. Ne trouvant plus d'armes en France, le gouvernement voulut s'en procurer à l'étranger. Là encore, il est arrêté par la main de Napoléon III : Sur les marchés étrangers nous rencontrons la concurrence ennemie et cette concurrence est encore faite par l'homme de Sedan ![5] On descend plus bas enfin pour se mettre au niveau des derniers rangs. Ces mêmes hommes, jadis si susceptibles, qui s'indignaient de voir l'Empereur sourire à l'appel d'un nom, laissent circuler, colporter des pamphlets immondes, des caricatures dont on rougirait à Berlin[6], et devant l'hôtel du gouverneur de Paris, ce même hôtel où l'Empereur l'installait récemment, sur la demande de l'Impératrice, on entend des voix avinées crier : Les orgies de la femme Bonaparte. On permet à ces turpitudes de prendre une forme plus saisissante encore. Ces mêmes hommes qui reprochaient jadis à l'administration impériale d'avoir autorisé, dans une comédie de M. Sardou, quelques allusions bien innocentes aux anciens partis, laissent jouer aujourd'hui dans certains Alcazars des pièces où le dernier tableau — on peut juger du reste ! — représente Napoléon III à la potence ! Les journaux eux-mêmes, du moins la plupart, cèdent à ce courant. Ceux qui avaient poussé le plus impérieusement à la guerre, ceux qui, pendant trois jours, avaient traîné le ministère dans la boue parce qu'il hésitait à l'entreprendre, qui avaient déclaré qu'elle était leur œuvre et non celle du pouvoir, font à l'Empereur un crime sans pareil... de leur avoir obéi. Beaucoup ne se contentent pas de dénaturer les faits pour y chercher un grief, trouvant jusque dans les victoires de Crimée ou d'Italie un motif d'accusation[7] ; eux aussi, ils inventent à plaisir ! Faut-il énumérer cette longue série de documents apocryphes qui, grâce à eux, ont fait le tour de la France ? J'en rappellerai deux seulement pour donner une idée de ce genre de publications. Le premier paru : le récit de l'entrevue de Napoléon III et de Guillaume, intitulé : La fin d'un Empereur, où personnages, costumes, mise en scène, tout est minutieusement décrit comme par un témoin attentif et scrupuleux ; où les moindres paroles sont notées, où l'Empereur est plat et vil, le roi fier, impérieux, superbe ; où le premier dit Mon bon frère, où l'autre répond Monsieur, en frappant de son sabre le plancher poudreux de la salle, où l'Empereur obtient du roi la vie sauve, en lui révélant le moyen de prendre Paris ; — et où tout, absolument tout — même le lieu de la scène — est inventé, bien que l'auteur débute par cette phrase, partout reproduite : Ecoutez, ceci est une page d'histoire. Passant par-dessus les autres, j'arrive au dernier, celui qui vient de paraître au moment où j'écris ces lignes : L'Espérance du Peuple, à laquelle l'empruntent une cinquantaine de feuilles, le donne comme un document qui doit être distribué aux membres de la Conférence de Londres : TRAHISON DE L'EMPEREUR NAPOLÉON DÉVOILÉE PAR GUILLAUME. Versailles, 30 décembre 1870. A Sa Majesté Napoléon III, prisonnier au château de Wilhelmshöhe. Monsieur mon frère, Lors de l'entrevue personnelle et secrète que j'eus l'honneur d'avoir avec Votre Majesté, le 3 septembre dernier, la veille de la capitulation de Sedan, glorieuse pour mes armes, vous me promîtes, sur la foi du serment, de me livrer, après le combat du lendemain, non-seulement les troupes placées sous votre commandement avec tous vos maréchaux et généraux, mais encore la capitale de votre empire, en proie, disiez-vous, à la plus violente anarchie, et ne devant contenir aucune troupe capable de la défendre. Les forts même qui l'entourent, m'aviez-vous ajouté, ne pouvaient offrir aucune résistance sérieuse, — excepté toutefois le Mont-Valérien que voire fidèle compatriote Pietri devait me livrer avec la garnison, moyennant quelques millions de thalers. Confiantes dans mes impériales paroles, mes armées se sont avancées jusque sous les murs de Paris, où elles ont trouvé, contre toute attente, des forces nombreuses, qui nous font subir des pertes considérables. Mes vaillants soldats et leurs alliés se sont avancés, en outre, sans défiance au milieu de vos provinces, et au lieu d'y trouver l'accueil bienveillant et sympathique qu'on était en droit d'en attendre, nous avons eu à lutter contre votre peuple récalcitrant, qui s'oppose de plus en plus à la marche victorieuse des défenseurs de l'Allemagne. J'ai tout lieu de m'étonner, Sire, que vous ayez ainsi violé votre parole et vos promesses, et je crois ne pas devoir vous cacher que j'éprouve le plus vif mécontentement de voir ainsi changé le programme convenu entre nos royales personnes. Vous ne serez donc pas surpris de me voir retirer ma parole et en même temps ma promesse de vous établir sur le trône de France et d'y maintenir votre auguste dynastie. Peut-être me verrai-je obligé, bien à regret, vu les circonstances, de ne plus vous maintenir dans ma royale demeure de Wilhelmshöhe, et de vous faire interner dans une des forteresses de mon puissant empire. Sur ce, monsieur mon frère, je prie Dieu, mon grand justicier, qu'il vous soit en aide. GUILLAUME. L'Espérance du Peuple n'est pas, comme on pourrait le croire, un journal révolutionnaire. C'est une de ces feuilles légitimistes qui invoquent à chaque ligne l'antique loyauté, les principes, la morale et la religion ; qui déplorent sans cesse l'altération du sens moral, et l'attribuent aux pratiques corruptrices de l'Empire... L'Empire a-t-il jamais donné de telles leçons de probité politique ? Les journaux qui le défendaient se sont-ils jamais permis de placer dans la bouche du comte de Chambord. du duc d'Aumale ou de M. Victor Hugo des paroles apocryphes ? Qu'on fouille leurs collections de 1815 à 1870, je défie qu'on y trouve rien qui ressemble, même de loin, de très-loin, aux deux documents cités ci dessus, et à cinquante autres de même nature publiés depuis cinq mois ! Si de tels exemples sont donnés par la presse, c'est après tout la faute du public éclairé. Il ne prend pas ces espiègleries au sérieux, se contente de sourire ou de hausser les épaules, s'imaginant que tout le monde en fera le même cas que lui. Non : il y a une couche de lecteurs où les plus grosses absurdités prennent racine et fructifient, où l'on dit en hochant la tête : Si cela n'était pas vrai, on le démentirait. Les inventeurs savent ce qu'ils font : il en reste toujours quelque chose ! Démentir de telles pièces ? Le peut-on ? Ce serait s'abaisser, s'abaisser en pure perte. Pour un journal qui insérerait le démenti, cinquante autres le passeraient sous silence. Le public anglais se montre plus soucieux de sa dignité. Il ne souffre pas qu'on se moque ainsi de lui. Le journal anglais qui donnerait comme un document sérieux une œuvre apocryphe, ou qui ne reproduirait pas le démenti, quand il a reproduit l'accusation, perdrait aussitôt tout crédit, bientôt toute clientèle. Si, chez nous-même, un écrivain agissait ainsi à l'égard du dernier venu, il serait déshonoré. Pourquoi ne l'est-il pas parce qu'il s'adresse à une tète couronnée ? C'est tout simplement la théorie du régicide... Encore y a-t-il dans l'acte du régicide attaquant un homme au faîte de la puissance, quelque chose qui manque à ces calomnies, poursuivant un homme abattu : le courage. Eh bien ! le régicide matériel, nul n'ose le défendre. Ce régicide moral, combien, parmi ceux qui se disent conservateurs, se laissent aller à le commettre ! Ah ! je le sais, ce spectacle est, chez nous, traditionnel. Nos pères l'ont vu en 1848, nos grands-pères en 1830. Les Amours de la duchesse d'Angoulême avec l'archevêque de Paris ou les Amours d'Adelaïde valaient assurément les Orgies de la femme Bonaparte. Les Amours secrètes des Bourbons ressemblaient fort aux Passe-temps secrets de Napoléon III ; et les réquisitoires que M. Crémieux lance aujourd'hui contre l'Empereur, lui avaient déjà servi contre Louis-Philippe, — à cela près qu'il reproche à l'Empereur d'avoir fait la guerre, et reprochait à Louis-Philippe de ne l'avoir pas faite : Citoyens ! s'écriait-il en ce temps-là[8], le gouvernement déchu était fondé sur le culte d'un seul homme. Aux volontés de cet homme, il sacrifiait l'honneur, la gloire, les intérêts les plus chers de la France, etc. Oui, le lendemain de toutes nos révolutions on a vu se reproduire cette scène que M. de Vigny peignait en une énergique image : Les bêtes fauves suivent le voyageur dans le désert. Tant qu'il marche et se tient debout, elles restent à distance et lèchent ses traces comme des chiens fidèles. Mais s'il bronche, s'il tombe, elles se précipitent sur lui et le déchirent[9]. Mais dans le dévergondage de 1830 et de 1848, y avait-il du moins une sorte de logique brutale. La révolution était alors le résultat exclusif d'événements intérieurs, le couronnement de longs efforts et le dénouement presque naturel d'une situation déjà vieille. Les souverains déchus étaient tombés sous le poids de fautes qu'on leur reprochait, à tort ou à raison, depuis longtemps ; et le lendemain de leur chute on ne faisait que répéter avec plus de violence les calomnies de la veille. Combien, vis-à-vis de l'Empire, la situation du pays était différente ! L'Empire venait de recevoir un nouveau baptême. Dans cette France divisée, morcelée par les partis, et mobile à l'excès, il avait su réunir, après vingt ans de règne, la presque unanimité des suffrages. Des personnages politiques, d'illustres écrivains, ses adversaires jusqu'alors, se rapprochaient de lui, demandaient à le servir. L'Académie, elle- même, répudiant avec éclat son attitude boudeuse, accordait au chef du cabinet le premier vote unanime qu'elle eût émis depuis longtemps. Telle était la situation la veille de nos revers. Telle elle serait encore si quelques canons ou quelques milliers d'hommes de plus, une alliance s'effectuant quelques jours plus tôt, avaient fait pencher de notre côté la balance. Comme tous ceux qui tirent l'épée, depuis qu'on se bat en ce monde, nous espérions être vainqueurs : nous sommes vaincus... Alors ceux qui parlent, qui écrivent en notre nom livrent aux gémonies non-seulement la loi militaire, le régime militaire, l'administration militaire, mais l'Empire tout entier depuis le premier jusqu'au dernier de ses actes. Ce trône qu'on venait de réédifier après vingt ans d'expérience, ils ne se contentent pas de le briser, ils le traînent dans la boue. ***Agir ainsi, ce n'est pas seulement déifier le succès, c'est nous accuser devant l'Europe d'une légèreté singulière ou d'une insigne lâcheté. Nous sommes bien légers, en effet, si une campagne malheureuse a pu changer aussi complètement qu'on l'affirme nos opinions sur un règne de vingt ans ; bien lâches, si ce que nous pensons aujourd'hui, nous le pensions avant la guerre. Oui, si l'Empire était ce régime honteux qu'on nous dépeint et si nous le jugions tel, nous sommes absolument sans excusé de l'avoir supporté si longtemps, de l'avoir con-soli dé l'année dernière, quand, pour le renverser, il n'était pas besoin de faire appel à la violence, quand il suffisait de déposer un bulletin De même qu'en voulant flétrir la capitulation de Sedan, on atteint toute une héroïque armée, en représentant l'Empire comme le plus inepte et le plus odieux des gouvernements[10], on délivre aux sept millions de Français qui l'ont soutenu fidèlement un certificat d'idiotisme et de platitude. ***Même s'il eût été démontré que l'intérêt de la défense nationale réclamait l'établissement de la République — ce que le pays seul avait qualité pour décider —, ne pouvait-on, par un langage plus digne, éviter à la France l'humiliation de cette palinodie ? Au spectacle de nos désastres militaires, fallait-il joindre l'exemple, plus honteux encore, d'un manque absolu de tenue politique ? |
[1] Je retrouve dans mes papiers une lettre que je recevais le 24 août d'un de ceux qui l'entouraient. J'y lis ce qui suit :
On parle de préoccupations
personnelles ? N'en croyez rien. L'idée qui l'a inspirée depuis la première
minute de nos revers est toute contraire : Ne songeons pas à la dynastie,
nous dit-elle, ne pensons qu'à la défense du pays. Travaillons-y sans arrière-pensée
personnelle, tant qu'on nous laissera un lambeau de pouvoir dans les mains. Le
désastre ne serait pas d'être détrônés, mais d'être déshonorés.
Vous voyez que si, dans l'effacement actuel des mots même d'Empire et d'Empereur, il y a de la part de quelques-uns certaine pusillanimité, il y a un sentiment d'abnégation plus élevé chez d'autres.
[2] Thiers, Histoire de la Révolution.
[3] Discours de M. Gambetta à Bordeaux, 1er janvier.
[4] Proclamation de M. Gambetta, 9 octobre.
[5] Discours de M. Gambetta, à Tours.
[6] Ainsi l'une d'elles représentait M. Bismarck, rayonnant de gloire, montrant son impérial captif humblement accroupi dans une cage... A Berlin, c'eût été bien vil ; mais en France !...
[7] M. Liebert, dans un article de la Revue des Deux-Mondes, dit que l'indiscipline des troupes a été en grande partie la cause de nos revers, mais que cette indiscipline a été introduite dans l'armée par les zouaves de Crimée et d'Italie ; — ce qui amène habilement ce curieux aphorisme : Ainsi les victoires même de l'Empire nous auront été funestes !
[8] Discours du 4 mars 1848 (Mémoires de Caussidière.)
[9] Journal d'un poète.
[10] Proclamation de M. Crémieux.