LA VÉRITÉ SUR LA CAMPAGNE DE 1870

Examen raisonné des causes de la guerre et de nos revers

 

III. — INSUFFISANCE DES PRÉPARATIFS.

 

 

Qu'avait dit le Gouvernement ? — Qu'avait-il fait ? — Pourquoi n'avait-il pas fait davantage ? — Rôle des divers partis de 1866 à 1870. — Extrait des débats parlementaires. — Trois projets repoussés. — Armée active. — Garde mobile. — Fusils. — Canons. — Fortifications. — Avertissement du maréchal Niel. — Son désespoir. — Illusions de l'Ecole orléaniste. — illusions de l'Ecole républicaine. — Comme en Autriche I Le gouvernement personnel. — Rôle de la Presse. — La victoire dans ces conditions est-elle possible ? — Ce qu'on en pense. — Ce qu'on pense de notre infériorité numérique. — Ce qu'on pense de notre artillerie. On aura trois mois pour se préparer. — La Prusse ne tiendra pas un mois. — Nos alliances. — Pourquoi nous n'avons pas été prêts. Odieuse comédie.

 

On reconnaîtra donc, — il le faudra bien, — que le gouvernement impérial ne pouvait éviter la guerre, que le pays devinant le parti pris de la Prusse, l'inévitable fatalité d'un conflit lui avait clairement manifesté l'intention d'en finir... Mais, ajoutera-t-on, pourquoi le pays l'a-t-il fait ? Parce qu'on l'avait trompé ; parce qu'on lui avait caché la supériorité numérique de l'armée prussienne sur la nôtre.

Cette supériorité, on a supposé tout d'abord que le gouvernement impérial l'ignorait lui-même, et l'on a flétri l'ineptie de tous ses agents — ineptie est le mot à la mode ; quiconque n'est pas républicain est inepte aujourd'hui —. Puis on a découvert que le gouvernement n'ignorait rien. Des pièces trouvées aux Tuileries, au ministère de la guerre et à celui des affaires étrangères, ont prouvé qu'on y connaissait parfaitement le chiffre et la nature des forces de la Prusse. Alors l'indignation n'a plus connu de bornes. Un grand nombre de journaux de Paris, de province, certains hommes d'Etat du nouveau régime ont présenté cette révélation comme une charge nouvelle et terrible pour le régime impérial. Quoi ! Il le savait ! On ne peut en croire ses yeux ! L'Opinion Nationale demande que ce fait inouï, auquel elle consacre un article intitulé : La condamnation du gouvernement déchu, soit affiché dans toutes les communes et dans tous les hameaux. Quant au Journal des Débats, cette découverte étrange le plonge dans la stupeur : l'indignation ne vient qu'en second lieu.

En vérité, quand on rencontre dans la partie la plus éclairée, la plus instruite du public, dans celle qui fait de la politique son étude exclusive et qui prétend, à ce titre, inspirer, guider les autres, une telle légèreté, un si complet oubli des faits les plus récents et les plus essentiels, on est moins surpris de nos malheurs et des crises terribles auquel notre pays est périodiquement soumis.

De quoi s'étonner en effet, quand on entend des journaux dont le but est de conduire l'opinion publique, de peser sur la direction de nos affaires, avouer que par eux-mêmes, sur cette question à la fois si peu obscure et si importante pour les intérêts qu'ils discutent chaque jour, — les forces de la Prusse, — ils n'avaient pas pris la peine de s'instruire et de rechercher la vérité. Ce serait déjà, par soi-même, un fait significatif. Mais ce n'est rien encore que penser, que dire, quand on se rappelle que cette vérité qu'ils accusent le pouvoir de leur avoir cachée, le pouvoir la leur a mise cent fois sous les yeux.

Quoi ! ils ont oublié, et ils l'avouent ! que chaque année, depuis 1866, le gouvernement indiquait plusieurs fois par ses déclarations à la tribune, plusieurs fois par des notes ou des correspondances insérées au Journal Officiel, le chiffre et l'organisation des forces militaires de la Prusse ; qu'un cadre aussi restreint ne suffisant pas à un exposé minutieux, il fit publier plusieurs ouvrages spéciaux, tels que l'Armée de la Confédération du nord de l'Allemagne[1], qu'au moment même où la Chambre, la presse, le pays allaient se prononcer sur la grande question de la paix ou de la guerre, c'est-à-dire le 10 et le 11 juillet 1870, il fit paraître dans les journaux dévoués au ministère, un long extrait de ce livre, précédé de ces mots : Au moment où la France va peut-être engager une lutte décisive contre cette grande machine militaire décorée du titre de Confédération de l'Allemagne du Nord, il est nécessaire que l'on sache que notre ennemi possible n'est pas à dédaigner et qu'il dispose de forces considérables ; et se terminant par ceux-ci : C'est donc pour les trois groupes réunis — de la Confédération du Nord — : 906.000 hommes et 170.000 chevaux. Ils oublient que la plupart des journaux d'opposition — probablement eux-mêmes — reproduisirent cet article, en indiquant qu'ils l'empruntaient aux feuilles officieuses.

Ils oublient enfin que ces communications constantes du gouvernement étaient constamment contredites, par qui ? par les orateurs et par les écrivains de l'opposition ; que, dans la séance du 30 juin 1870, au moment où la Prusse mettait la dernière main à ses préparatifs, les membres de la gauche combattaient encore les calculs alarmants du ministre de la  guerre.

Oui le pays a été trompé, mais par lui seul. Il a eu de grandes illusions, mais il se les est faites à lui-même. Il a péché par l'excès de sa confiance en lui et de son dédain pour autrui. Ce qui nous a perdus, avant comme pendant la guerre, c'est que, par un vice traditionnel, nous n'avons pas admis l'hypothèse d'une défaite. Le résultat de la victoire était la seule chose dont s'occupassent les pacifiques aussi bien que les belliqueux. Qu'on se rappelle un petit fait, contenant une grosse leçon. Au début des hostilités, il parut plus de trente Cartes du théâtre de la guerre. Que représentaient-elles toutes, sans exception ? L'Allemagne entière, un coin imperceptible de la France ! Nous entrions en lutte avec un pays limitrophe et la perspective du sol envahi ne nous apparaissait pas. Nous mettons un pied en Allemagne : c'est la guerre. Les Prussiens nous repoussent et franchissent, derrière nous, la frontière : c'est l'invasion ! c'est-à-dire un désastre invraisemblable, un de ces fléaux qu'on ne pouvait prévoir !

L'Empereur, en quittant Paris, dit à nos soldats : Vous allez combattre une des meilleures armées de l'Europe. La guerre sera longue et pénible. On voit dans ces paroles une affectation de courtoisie française, une réserve peut-être exagérée. Qu'est-ce que cela ? Nous en avons vu bien d'autres ! A Berlin ! à Berlin !

 

***

 

Eh bien ! soit ; en ceci l'Empire nous a dit la vérité. Mais s'il ne nous a pas trompés de ce côté, il nous a trompés d'un autre ! S'il nous a fait connaître la force des Prussiens, il nous a dissimulé notre faiblesse, qu'il ne pouvait nous avouer sans se condamner lui-même ! Il nous a dit que nous avions des soldats, des armes, des munitions, et ce n'était pas vrai ! Quand Napoléon III, dans les Exposés de la situation de  l'Empire, étalait une force de TROIS MILLIONS de fusils et de 8.000 canons, IL MENTAIT DOUBLEMENT[2]. On lui avait donné cependant bien de l'argent, tout l'argent qu'il avait demandé. Que devenait-il ? Mystère ! Pendant que les millions s'engloutissaient sans doute dans quelque gouffre honteux, on ne préparait rien, on n'organisait rien. Oui, ce gouvernement, qu'on ne sait plus comment qualifier, connaissait de la minière la plus précise, les éléments de supériorité de l'armée prussienne, et, LOIN DE CHERCHER ACTIVEMENT, STUDIEUSEMENT À CORRIGER L'INFÉRIORITÉ DE NOTRE ORGANISATION MILITAIRE, par la plus inconcevable des fascinations, il se jetait dans l'abîme, en nous trompant, pour vous y entraîner avec lui... Pouvait-on prévoir un aveuglement et un mensonge PEUT-ÊTRE SANS EXEMPLE DANS L'HISTOIRE ? Si on nous eût dit la vérité, nous eussions avisé ; l'opinion publique aurait secoué l'inertie routinière, où dormaient, les yeux ouverts, ceux qui avaient le pouvoir de réformer nos institutions militaires[3]. — Comment expliquer que de 1867 à 1870 le maréchal Lebœuf et son prédécesseur le maréchal Niel, n'aient RIEN TROUVÉ DE MIEUX ET DE PLUS À PROPOSER aux Chambres législatives, que la création, sur le papier, d'une garde nationale mobile, dont le vrai nom eût été garde nationale illusoire ; car, pendant toute la seconde moitié de 1868, pendant tout le cours de l'année 1869 et pendant toute la première moitié de l'année 1870, il semble que le gouvernement impérial se soit appliqué à ne pas la réunir et à ne pas l'instruire, afin sans doute de n'avoir pas à l'armer. C'est là un crime que toute expiation, si inexorable qu'elle soit, serait insuffisante à racheter. Ce crime impardonnable est celui des ministres de l'Empire, qui se sont succédé de 1867 à 1870[4].

Telle est la seconde accusation. Je ne l'ai pas atténuée, je l'ai rapportée dans toute sa rigueur. Est-elle plus fondée que la précédente ? Pas plus. Comme la précédente, elle atteste chez ses auteurs une étrange défaillance de mémoire, à laquelle nous devons encore suppléer.

Faut-il descendre jusqu'à justifier les ministres de l'Empereur, au sujet des fonds détournés du budget de la guerre et affectés à un mystérieux emploi[5] ? Misérable histoire, ramassée d'abord par une feuille américaine, à laquelle on ne pourrait faire un crime d'ignorer jusqu'à l'existence de notre Cour des Comptes, mais qu'on a été surpris de retrouver dans quelques journaux de notre pays. Car en la publiant, ces journaux avouaient implicitement : ou qu'ils éditaient, de parti-pris, une monstrueuse calomnie, ou qu'ils ne savaient pas le premier mot de notre comptabilité publique.

Passons. Laissons là ces platitudes sur lesquelles nous ne saurions nous appesantir sans dégoût. Démontrons ce qu'il importe seulement de démontrer ; c'est-à-dire ces trois points :

Le gouvernement impérial a dit tout ce qu'il faisait.

Il a fait tout ce qu'il pouvait.

S'il n'a pu davantage, l'obstacle est venu du dehors et surtout du parti qui lui reproche aujourd'hui son inaction.

Il ne me sera pas difficile de l'établir, je n'aurai qu'à ouvrir le Journal officiel. Mais je souffre réellement d'avoir à produire, comme une découverte historique, ce qui s'est passé au grand jour, ce qui s'est dit à la tribune du pays il y a un an, deux ans, trois au plus !

Le gouvernement a tout dit.

Tout dit à la tribune, comme nous le verrons plus loin ; tout dit dans les Exposés de la situation de l'Empire, que tous les journaux reproduisaient, que tout le monde par conséquent a dû lire. Ce n'est pas sans un certain trouble d'esprit que je me reportai à ces derniers documents : je me croyais bien sûr de mes souvenirs ; pourtant l'assertion de la Gazette du Midi était si positive ! Elle affirmait si nettement que l'Empereur avait MENTI en étalant dans ses Exposés de la situation de l'Empire 8.000 canons et 3.000.000 de fusils ! Pouvais-je penser qu'une accusation si grave était portée sans preuves ? J'ouvre donc l'Exposé de la dernière session, et j'y vois ce qui suit :

 

CANONS. Leur nombre n'est pas indiqué. Il ne l'était pas davantage dans les exposés précédents ; mais cette lacune a été plusieurs fois comblée par les déclarations du ministre de la guerre, et le chiffre qu'il a donné est — nous le verrons — inférieur de plus des trois quarts à celui qu'avance la Gazette du Midi.

FUSILS. Le nombre de fusils nouveau modèle, est, au 1er janvier 1870, de 926.000 ; le nombre des anciens fusils transformés par l'industrie privée, de 347.000. Total : 1.273.000.

EFFECTIF. L'effectif de l'armée active se décompose de la manière suivante :

Intérieur : 365.179 hommes

Algérie : 63.925 hommes

Etats-Pontificaux : 5.252 hommes

Total : 434.356 hommes.

Mais il convient de déduire de ce chiffre le total DES HOMMES EN CONGÉ, QUI NE S'ÉLÈVE PAS À MOINS DE 108.000 HOMMES. L'effectif réellement présent sous les drapeaux n'est plus dès lors que de 325.525 hommes. Quant à l'effectif de la réserve, il était de 218.816, soit pour l'armée active et la réserve un total de 647.172 hommes.

GARDE MOBILE. La formation des cadres, complète à Paris, est en outre suffisamment avancée dans les trois premiers corps d'armée pour permettre de réunir immédiatement, si les circonstances le rendaient nécessaire, les immatriculés dans les circonscriptions de ces trois commandements.

 

Tout cela était insuffisant, soit ! Nous avions trop d'hommes engagés, et, par suite, notre passage sur le pied de guerre ne pouvait se faire assez rapidement. (c'est la principale cause de nos désastres, en effet) — D'accord. Nous n'avions pas assez de fusils pour armer le pays envahi. — J'en conviens. La garde mobile aurait dû être tout entière formée, armée, équipée, instruite. — Tout cela est parfaitement vrai.... Mais tout cela, le gouvernement l'a dit, redit tous les jours pendant quatre ans. On ne l'a pas écouté. Je le répète, et c'est le second point qu'il s'agit de démontrer :

Il a fait tout ce qu'il pouvait faire.

 

***

 

En effet :

A peine le coup de foudre de Sadowa avait-il éclaté, que l'Empereur comprit la situation nouvelle et la nécessité d'y remédier par l'augmentation de notre effectif et la transformation de notre armement. Avec un empressement qu'on taxait de fâcheuse précipitation, il réunit une grande Commission militaire et lui demanda de résoudre ce problème : constituer avec le moins de dépense possible, une force de 1.200.000 hommes, dont deux tiers d'armée active et un tiers de réserve. Dès le 12 décembre 1866, le Moniteur annonçait que la Commission avait achevé son œuvre et résolu le problème. La note qui analysait son projet en caractérisait ainsi la portée :

Ce projet donne à la France 1,200.000 soldats exercés et n'augmente que faiblement les charges du budget. Il discipline la nation entière, en l'organisant bien plus dans une vue de défense que dans une pensée d'agression. Il relève l'esprit militaire sans nuire aux vocations libérales. Il consacre enfin ce grand principe d'égalité que tous doivent le service au pays en temps de guerre et n'abandonne plus à une seule partie du peuple le devoir sacré dé défendre la patrie.

Maintenant quelle était l'économie du nouveau système ? Un membre de l'opposition, M. Magnin, va nous l'apprendre dans son discours du 19 décembre 1867 :

Le 12 décembre 1866, le Moniteur annonça à la France qu'une nouvelle organisation militaire allait lui être présentée. Cette organisation militaire, dans ses points principaux, contenait ceci : on devait appeler tous les ans sur la classe qui est approximativement de 326.040 hommes, 160.000 hommes, c'est-à-dire la totalité du contingent. Cette totalité du contingent se divisait ainsi : armée active comprenant 80.000 hommes ; réserve, comprenant 80.000 hommes qu'on divisait en deux bans. L'une et l'autre de ces classes devaient donner 6 ans de service sous les drapeaux. On créait ensuite une garde nationale mobile dont la durée était de trois ans. Au moyen de cette combinaison, on obtenait 1.232.000 soldats.

Grâce à l'impulsion donnée par les journaux de l'opposition, ce projet fut mal accueilli. Demander à toute une classe le service en temps de guerre, parut une prétention monstrueuse ; discipliner la nation tout entière, une impertinence césarienne. On souleva l'opinion qui força le gouvernement à retirer son projet. On enregistra cet échec du pouvoir avec une certaine fierté ; on ne négligea nulle occasion d'en revendiquer l'honneur. M. Magnin n'eut garde d'y manquer. Nous lisons dans son discours :

Vous savez quelle explosion de cris s'éleva dans teinte la France, à l'annonce de ce projet de loi. Personne ne pouvait et ne voulait l'accepter. Il fut soumis au Conseil d'Etat qui l'examina à la séance du 7 mars ; on nous apporta le projet de loi précédé d'un exposé de motifs qui modifiait le projet de la haute Commission dans ce qu'il avait d'exorbitant. En effet, ce nouveau projet faisait une coupure dans le service. On prenait encore 160.000 hommes ; dans l'armée active on servait 5 ans, puis 1 ans dans la réserve. Ceux qui ne faisaient pas partie de l'armée active servaient 4 ans dans la garde mobile.

Quel accueil reçut ce nouveau projet, déjà moins efficace que le premier ?

Ici, Messieurs, il y eut encore une opposition très-vive et très-ardente au projet de loi, opposition à laquelle votre Commission s'est associée dans une certaine mesure, ce dont je suis, pour ma part, heureux de la féliciter.

Les amendements de la Commission avaient fait du projet du Conseil d'Etat, un troisième système, beaucoup moins radical. Ce projet fut-il plus favorablement accueilli que les deux autres ? Non.

L'opinion publique ne lui a pas été plus favorable qu'à ceux qui avaient été précédemment écartés, et l'Empereur est venu annoncer à l'ouverture de la présente session que des modifications seraient apportées au projet de loi à l'état de rapport. IL NE S'AGISSAIT PLUS DE MILITARISER LA NATION, mais de modifier quelques dispositions de la loi de 1832.

Ces modifications formèrent le projet définitif qui fut déposé sur le bureau de la Chambre, à la fin de l'année 1867. Que ce projet fût insuffisant, je le pense. Mais le pays, excité par les organes de l'opposition, n'en avait pas voulu accepter d'autre. C'était le maximum des charges qu'il consentait à supporter. Aussi, en présence de ce QUATRIÈME projet, œuvre de la Chambre, si différent du premier, œuvre du gouvernement, pouvons-nous trouver exorbitante cette assertion du Journal des Débats : qu'aveuglé par une incroyable fascination, l'Empire n'avait pas cherché à corriger notre organisation militaire ; et cette autre de M. de Girardin : que les ministres de l'Empereur ont été des criminels, pour n'avoir rien su trouver DE MIEUX NI DE PLUS à PROPOSER au pays.

Mais ce quatrième projet fut-il du moins voté tel qu'il fut présenté ? Non. Il fut encore singulièrement affaibli. Pourquoi ? Par qui ? Nous allons le savoir, en empruntant aux adversaires et aux défenseurs de la loi leurs principaux arguments.

 

Contre la loi.

M. JULES SIMON[6]. — Le but principal du projet présenté l'année précédente, était de demander une force armée de 1.200.000 hommes.... j'insiste, avant de passer outre, sur l'énormité de ce chiffre de 1.200.000 hommes... Après des transformations considérables, dues à l'opinion publique, au zèle des membres de la Commission, à des concessions faites par le gouvernement, on en est venu au projet actuel. Mais, on le voit bien, vous voulez toujours une armée de 800.000 hommes, et pour y arriver, vous créez la garde mobile. La loi qui fait cela, ce n'est pas seulement une dure loi, c'est une loi impitoyable, qui ne pèse pas exclusivement sur les appelés, mais sur la population tout entière. Car, loger les gardes mobiles chez l'habitant, comme vous le proposez, c'est ajouter un nouvel impôt à tous ceux qui nous écrasent. Enfin, les conséquences politiques du nouveau système, seront plus désastreuses encore que ses conséquences matérielles, et la loi qu'on propose est surtout mauvaise, parce qu'elle constituera une aggravation de la toute-puissance de l'Empereur... Ce qui importe, ce n'est pas le nombre des soldats, c'est la cause qu'ils ont à défendre. Si les Autrichiens ont été battus à Sadowa, c'est qu'ils ne tenaient pas à vaincre pour la maison de Habsbourg, contre la patrie allemande. Oui, Messieurs, il n'y a qu'une cause qui rende une armée invincible, c'est la liberté.

M. MAGNIN[7]. — Déjà une première fois, en 1844, on songea à aggraver les charges militaires du pays. On était saisi de cette même crainte qui paraît s'être emparée du gouvernement. On s'imaginait que la patrie était menacée. Par bonheur on discuta longtemps et le projet fut abandonné. J'espère que vous voudrez bien suivre ce précédent. Le mieux serait de ne point innover. Cependant, si l'on veut à tout prix un supplément de forces, c'est dans l'augmentation des contingents, en cas de guerre, qu'il faut le chercher.

La loi présentée a deux inconvénients principaux : elle entrave l'accroissement de la population et pèse trop lourdement sur la population. Les armées permanentes en théorie, sont jugées et condamnées. L'avenir appartient à la démocratie armée... La loi que vous faites n'a pour but et n'aura pour résultat, que d'accroître ENCORE NOS FORCES et d'épuiser nos finances. — M. GARNIER-PAGÈS. — Très-bien ! Très-bien ! — ... Je repousse donc la loi, parce qu'elle est une surcharge imposée à la nation ; je la repousse, parce qu'elle est anti-démocratique anti-égalitaire, et laissez-moi espérer que les mandataires du suffrage universel, ne voteront pas une augmentation de charges aussi considérable.

M. PICARD[8]. — Je me demande comment, en présence des forces et des succès de la Prusse, le gouvernement a cédé à cette pensée que j'ai déjà discutée, et permettez-moi de le dire, désapprouvée dans d'autres circonstances, de chercher les forces de la France dans l'exagération du nombre d'hommes, alors que, précisément, il avait en face de lui un Etat qui, malgré son infériorité numérique, avait su conquérir la victoire.

Sur l'article 1er, les membres de la gauche présentent un amendement portant suppression absolue de l'armée permanente et la remplaçant par des gardes nationaux, astreints à faire l'exercice le premier et le troisième dimanche de chaque mois, et à passer, tous les six ans, trente jours dans un camp de manœuvres. Seuls les officiers instructeurs feraient un service permanent. Cet amendement serait mis en vigueur le 1er juillet 1869.

M. JULES SIMON le défend : — Je suis convaincu qu'en prenant le système que nous vous proposons, on arriverait à avoir de meilleurs tireurs et des hommes plus aguerris que vous n'en aurez avec votre dur système de cinq ans de service actif...  Il manque pourtant quelque chose à notre armée ainsi conçue, C'EST L'ESPRIT MILITAIRE... C'est en effet une armée de citoyens, NON DE SOLDATS. Elle fera disparaître l'excessive discipline qui tue le citoyen dans le soldat : dire à un homme que son premier devoir est d'obéir immédiatement, sans réflexion, à ses chefsje ne blâme rien, je constate ! —, cela résulte du principe des armées permanentes, c'est là ce qu'on nomme l'esprit militaire. — M. PELLETAN. — C'est l'esprit prétorien ! — ... Le militarisme est la plaie de l'époque... Il n'y a pas d'armée sans esprit militaire, me dit-on. Alors nous voulons UNE ARMÉE QUI N'EN SOIT PAS UNE...

M. JULES FAVRE[9]. — Pourquoi tous ces préparatifs, si nous devons rester en paix ? Est-ce qu'il n'y a pas quelque chose d'anormal dans l'attitude d'un ministre de la guerre autorisé, respecté comme le nôtre, qui nous déclare que la nature des choses veut que notre effectif militaire soit augmenté, alors que cependant il affirme que la France n'est pas menacée et qu'en réalité elle ne menace personne... Soyez-en sûrs, nos véritables alliés, ce sont les idées, c'est la justice, c'est la sagesse... La nation la plus puissante est celle qui peut désarmer. Donc, au lieu d'augmenter nos forces, rapprochons-nous sans cesse du désarmement.

M. EMILE OLLIVIER. — Où est la nécessité ? où est le péril ? Qui nous menace, qui nous inquiète ? Personne... Est-ce le chiffre de l'armée prussienne qui vous inquiète ? L'armée prussienne est une armée essentiellement défensive... Si vous persévérez dans votre politique actuelle, la guerre vous saisira malgré vous. Il n'y a que deux moyens d'assurer la paix : Repousser la loi et établir un gouvernement constitutionnel et libéral.

M. GARNIER-PAGÈS. — Il n'y a qu'une bonne organisation militaire : la levée en masse ! Lorsque nous avons fait la levée en masse, nous avons vaincu la Prusse et nous sommes allés à Berlin. (Protestations : Comment ! des levées en masses... en 1807 ?). Chaque puissance, à son tour, vient nous affirmer que l'influence matérielle, l'influence de la force armée est la seule puissance. La vraie puissance, croyez-le, c'est l'influence morale.

M. DE JANZÉ. — Il faut désarmer. C'est la France qui menace la Prusse. Qu'on nous ramène aux contingents de 60.000 hommes. Maintenant, si la guerre éclate, DEUX OU TROIS MOIS AVANT L'OUVERTURE DES HOSTILITÉS, VOUS DEMANDEREZ DES SOLDATS A LA CHAMBRE, ET ALORS ON VOUS EN DONNERA DEUX MILLIONS S'IL LE FAUT.

M. LOUVET. — La loi sera une charge trop lourde pour la population. Les armées trop nombreuses ne sont pas une bonne chose, elles entraînent de grands inconvénients. Je préfère, disait le maréchal Soult, la qualité à la quantité, car la quantité nous a toujours été fatale et la qualité nous a toujours assuré la victoire. S'il y a des besoins extraordinaires, on demandera de gros contingents.

M. BUFFET trouve le chiffre de 800.000 hommes exagéré. Demande que le temps de service soit réduit d'une année.

LE COLONEL RÉGUIS. — Il vaudrait bien mieux conserver la loi actuelle et, en cas de guerre, faire des appels extraordinaires. Comme entre la déclaration de la guerre et le commencement des hostilités on aura toujours DEUX OU TROIS MOIS devant soi, cela suffira pour opérer des réquisitions et instruire les appelés.

M. BETHMONT. — Nous demandons qu'on maintienne la garde mobile dans ses foyers, ou du moins qu'on ne l'en éloigne pas pendant plus de vingt-quatre heures. Cette loi est mauvaise parce qu'elle arme le gouvernement sans armer la nation.

M. THIERS. — N'admet pas la garde mobile. Il y a un mot qui a déjà caractérisé cette institution : Plus de bons numéros ! C'est trop dur. Le vrai système en temps de guerre est celui des cohortes. — M. MILLON. — Avant qu'elles soient formées, l'ennemi serait à Paris !

M. PICARD. — L'ancienne garde nationale était bien préférable et d'un secours plus efficace. Dans la nouvelle loi on s'est placé exclusivement au point de vue militaire, non au point de vue civil.

M. THIERS. — Il y a une chose qu'on oublie. On dirait qu'il n'y a que la garde nationale pour défendre le pays, et que la garde nationale mobile n'étant pas constituée, la France est découverte. Je vous le demande, à quoi nous servirait donc cette admirable armée active, qui nous coûte quatre à cinq cent millions par an ? Vous supposez donc qu'elle sera battue dès le premier choc, et que la France sera immédiatement découverte ?... ON VOUS PRÉSENTAIT L'AUTRE JOUR DES CHIFFRES DE 1.200, DE 1.300, DE 1.500.000 HOMMES, COMME ÉTANT CEUX QUE LES DIFFÉRENTES PUISSANCES PEUVENT METTRE SOUS LES ARMES. Je ne dis pas que Ce soit sur ces chiffres qu'on ait fondé votre vote, mais enfin ils vous ont fait éprouver, quand on vous les a cités, une impression fort vive. EH BIEN CES CHIFFRES-LÀ SONT PARFAITEMENT CHIMÉRIQUES... LA PRUSSE, SELON M. LE MINISTRE D'ETAT, NOUS PRÉSENTERAIT 1.300.000 HOMMES. MAIS, JE LE DEMANDE, OÙ A-T-ON VU CES FORCES FORMIDABLES ? La Prusse, combien d'hommes a-t-elle portée en Bohème, en 1866 ? 300.000 environ... C'est que, Messieurs, il ne faut pas se fier A CETTE FANTASMAGORIE DE CHIFFRES... CE SONT LA DES FABLES QUI N'ONT JAMAIS EU AUCUNE ESPÈCE DÉ RÉALITÉ. (Approbation autour de l'orateur). Donc, qu'on se rassure, notre armée suffira pour arrêter l'ennemi. Derrière elle, le pays aura le temps de respirer et d'organiser tranquillement ses réserves. EST-CE QUE VOUS N'AUREZ PAS TOUJOURS DEUX OU TROIS MOIS, C'EST-A-DIRE PLUS QU'IL NE VOUS EN FAUDRA pour organiser la garde nationale mobile et utiliser ainsi le zèle des populations. D'ailleurs, les volontaires afflueront. Vous vous défiez beaucoup trop de votre pays..... J'ai acquis quelques connaissances de ces matières ; croyez-moi, ne faites pas la garde mobile et consacrez à l'armée les vingt-cinq ou trente millions qu'elle vous coûterait.

M. MALEZIEUX. — Cette loi est exorbitante. Le bon sens public l'a jugée en disant C'est la loi des 45 centimes de l'impôt militaire. (Approbation autour de l'orateur).

M. JULES SIMON. — Il est bien connu ici et au dehors que, s'il s'agissait de faire une guerre nationale, nous ne refuserions aucun moyen de la faire prompte et glorieuse. H est également connu que, quand on parle d'aguerrir la nation et de lui apprendre le maniement des armes, nous sommes les premiers à en suggérer les moyens. Mais j'espère qu'on nous rendra aussi la justice de dire que toutes les fois qu'il a été question d'organiser ce qu'on appelle la paix armée, ON NOUS A TROUVÉS EN TRAVERS DE TOUTES LES MESURES PROPOSÉES POUR ARRIVER A UN BUT CONTRAIRE A TOUS NOS DÉSIRS, A TOUTES NOS ASPIRATIONS, A TOUS NOS PRINCIPES. (Approbation autour de l'orateur).

 

Pour la loi.

M. JÉRÔME DAVID. — Cite contre le système de la levée en masse et son prétendu succès en 1792, les témoignages les plus nombreux, les plus compétents et les plus décisifs. Si la levée en masse et la force de ridée étaient tellement efficaces, la Pologne eût-elle été aussi facilement écrasée par la Russie ?

M. LE GÉNÉRAL LEBRETON. — Aux témoignages cités par le baron David, ajoute celui de ses propres souvenirs.

M. LE COMTE DE LATOUR. — II est nécessaire d'augmenter nos forces et d'avoir constamment les yeux sur la Prusse. Elle dispose de 1.100.000 hommes, divisés en 16 corps, etc. Il faut donc voter la loi, affronter, pour faire notre devoir de Français, les rancunes du corps électoral dont nous menacent les journaux de l'opposition.

M. GRANIER DE CASSAGNAC. — L'élection des officiers est encore une chimère républicaine. Carnot raconte dans ses mémoires, qu'il fut même obligé de réformer 21.000 officiers élus.

M. GRESSIER, rapporteur. — Nos adversaires conseillent au pays de désarmer et lui disent : Donnons l'exemple ; toutes les nations voisines nous imiteront. — M. GARNIER-PAGÈS. — C'est positif ! — ... Déduction faite des non valeurs, la loi de 1832 ne nous permet de mettre en ligne que 289.000 hommes. Est-ce assez ? (A gauche : Oui ! Oui !) Quel que soit notre désir de conserver la paix, il est fort à craindre qu'un équilibre aussi profondément troublé ne se rétablisse que par la guerre. — M. E. OLLIVIER. Voilà ! c'est la guerre proposée ! — M. HAENTJENS. — C'est la théorie de la déraison humaine.

Mais que le pays se rassure ; la Commission a pris soin de ses intérêts. Elle a remporté un sérieux succès ; grâce à elle, l'institution de la garde mobile ne sera pas ce qu'on en voulait faire. Les mobiles ne logeront pas chez l'habitant, n'iront pas aux camps d'instruction. Ils apprendront l'exercice chez eux. On les dégrossira ; la seule chose qui soit utile, nécessaire. ON AURA AINSI EN FAIT UNE GARDE NATIONALE SUR LE PAPIER.

M. ROUHER. — M. Thiers traite de fantasmagorie nos calculs. Ils sont pourtant exacts. La Prusse, en certains cas, pourra disposer de 1.300.000 hommes. Et je prétends que c'est faire un fonds sérieux dans le courage éprouvé de nos soldats que de penser qu'avec une force de 750 à 800.000 hommes, la France pourra résister à une telle puissance militaire. On ne doit pas oublier quelle distance il y a de l'effectif nominal à l'effectif disponible Ainsi, en 1859, ayant 639.000 hommes sur le papier, nous n'avons pu en envoyer en Italie que 229.000. A Solferino, il n'y en avait que 107.000.

LE MARÉCHAL NIEL. — On vous demande d'armer la nation sans l'organiser. La vraie levée en masse sérieuse, pratique, — c'est le système prussien. Quant à la levée d'hommes sans éducation militaire, c'est un monstrueux préjugé. De nombreuses citations établissent qu'en 92, le pays a été sauvé malgré les levées en masse, qui ne servirent que l'ennemi, en jetant l'indiscipline dans l'armée et l'effroi dans la population. Appeler de gros contingents en cas de guerre est une autre illusion ! Avec la rapidité qu'ont acquise les opérations militaires, avant que les gros contingents fussent prêts à entrer en campagne, la guerre serait déjà finie... On a contesté les indications que nous avions fournies sur l'armée prussienne, les chiffres que nous avions produits, nous devons les maintenir. Ils sont de la plus rigoureuse exactitude... Pour combattre ces masses, les volontaires afflueraient ? Hélas ! ce sont là des tableaux poétiques, moi je demande du positif. Nous organiserons donc la garde mobile, dans les limites que nous impose la Commission. Nous formerons les cadres, nous préparerons l'armement et l'habillement ; mais il faudra des fonds ; on ne fait rien avec rien ; ces fonds, vous nous les donnerez. Soyez persuadés que nous irons avec une extrême prudence. Quant à l'instruction des gardes mobiles, eh bien ! rassurez-vous. Nous renoncerons à un déplacement général : Quand je vois les esprits prendre une certaine tournure, je ne veux pas qu'ils s'effrayent, je sais nie contenter de moins. On exercera les hommes à tirer à la cible, sur les points où on pourra le faire, car aujourd'hui, avec la grande portée des armes, c'est difficile. Je ne sais trop comment nous ferons.... J'attache une grande importance à ce que tous les hommes puissent être exercés au tir à la cible ou au tir du canon. MAIS IL SE PRÉSENTE UNE GRANDE DIFFICULTÉ. LA COMMISSION NE VEUT PAS ADMETTRE UN DÉPLACEMENT DE PLUS DE DOUZE HEURES. Où trouver les emplacements nécessaires ? C'est en vue de ces difficultés que la faculté de pouvoir réunir la garde mobile pendant huit jours avait été demandée par le gouvernement. Ces raisons, je les ai exposées à la Commission, JE N'AI PU LA CONVAINCRE. La Commission a pensé que ce serait imposer un fardeau trop lourd aux populations. Ce sont là des paroles dangereuses. Je crois que la garde mobile est appelée à un grand avenir, mais si les populations se persuadent qu'on leur demande trop, leur zèle se ralentira. Enfin, nous commencerons modestement ; mais, lorsqu'on aura vu le succès de la garde mobile sur certains points, je suis convaincu que vos idées se modifieront tellement, que ce que vous trous refusez aujourd'hui, vous nous l'offrirez plus tard.

La loi, atténuée, mutilée par la Commission, est votée par 200 voix contre 60. Le tiers-parti — la dénomination de Centre droit et de Centre gauche n'existait pas encore — l'avait presque unanimement repoussée comme la gauche.

 

***

 

Ainsi le gouvernement s'étant vu, par trois fois, obligé de réduire ses prétentions, demande qu'on fasse du moins de la garde mobile une réserve sérieuse, une landwehr.

La Gauche, loin de vouloir augmenter les forces dont dispose le gouvernement, voudrait les réduire. Elle demande qu'à dater du 1er juillet 1869, infanterie, cavalerie, artillerie, génie, état-major, intendance de l'armée régulière disparaissent et soient remplacés par une infanterie, une cavalerie, une artillerie, un génie, un état-major, une intendance de bourgeois. Ni armée permanente, ni garde mobile. La garde nationale ordinaire, avec deux heures d'exercice tous les 15 jours, suffirait à nos besoins. S'il fallait quelque chose de plus, on aviserait le jour où la guerre serait déclarée. Oh ! ce jour-là l'opposition ne refuserait rien. Mais la veille elle refuserait tout. Car, elle s'en vante, veut qu'on le sache et qu'on lui rende la justice de le reconnaître, elle est systématiquement, énergiquement opposée à toutes les mesures qui tendent d organiser ce qu'on nomme la paix armée, c'est-à-dire à la préparation de nos forces militaires avant la guerre.

Moins exclusif et par suite plus dangereux, le Tiers-Parti voudrait maintenir le statu quo : ni augmentation, ni réduction. Le colonel Reguis le lui conseille au nom de son expérience spéciale, M. Thiers au nom de son expérience universelle, plusieurs autres orateurs au nom de l'économie.

Pourquoi tout ce bouleversement ? Pourquoi ces charges nouvelles ? Les Prussiens ne sont pas si nombreux qu'on le dit. Il ne faut pas prendre au sérieux les chiffres du gouvernement ; pure fantasmagorie ! Mais quand ces chiffres fantastiques seraient sérieux, quand nous devrions tenir tête à ces masses formidables, le régime actuel y suffit, puisqu'en cas de péril il permet d'appeler de gros contingents, de former des cohortes ou d'organiser les gardes nationales. Entre la déclaration de guerre et l'ouverture des hostilités il s'écoulera toujours deux ou trois mois. C'est plus qu'il ne faut pour former, armer, instruire ces troupes auxiliaires. Laissez donc les mobiles chez eux !

— Oui, répond la Commission, voulant se montrer libérale et faire une concession, nous les laisserons chez eux. Nous en ferons un corps sur le papier ; nous leur apprendrons l'exercice du chassepot et du canon sur la place de leur village.

— Difficile ! avec la portée des armes nouvelles, reprend le ministre de la guerre. Vous ne voulez nous donner qu'une garde mobile sur le papier ; nous aimerions bien mieux une garde mobile effective. Pourtant, puisque vous le voulez, et qu'après tout vous êtes les maitres, nous nous exécuterons ; nous nous arrangerons comme nous le pourrons ; mais nous comptons bien que vous ne persévérerez pas dans cette voie funeste et que vous vous rendrez à l'évidence.

Et l'Empereur enfin, que pensait-il dans ce conflit d'opinions ?... Il pensait que, avec de pareilles ressources, la revanche de Sadowa, dont le désir commençait à se manifester, serait bien difficile ; que, quant à lui, il n'en voulait pas assumer la responsabilité. Et il invitait le pays à prendre une part plus active à la direction de ses affaires, en lui laissant clairement deviner le motif qui le déterminait surtout à entrer dans la voie des concessions.

 

Le Corps législatif aura-t-il, comme l'espère le maréchal Niel, un accès de repentir ? Accordera-t-il au gouvernement plus de ressources qu'il ne lui en a donné par la loi nouvelle ? Non. Loin de là : tout ce qu'il pourra reprendre, au contraire, il le reprendra chaque année par la loi de finances. Loin de hâter l'entière application du nouveau système et la pleine satisfaction des besoins nouveaux, il les entravera, au contraire, par un souci exclusif de l'équilibre budgétaire. Si, au début de la guerre, nous avions tant d'hommes en congé, si nos arsenaux n'étaient pas mieux fournis, nos forteresses en meilleur état de défense, c'est à cette honorable mais excessive préoccupation d'économie que nous le devons. Pour montrer quel fut dans cette grave question, depuis quatre ans, le rôle de la Commission du budget, stimulée par le tiers-parti, poussé lui-même par la gauche, ennemie des institutions militaires et garante des intentions pacifiques de l'Allemagne, — quelques courts extraits seront encore nécessaires. Je les recommande à l'attention du lecteur. Aucun ne saurait être négligé. Tous nos revers sont là, pour qui sait lire.

 

1867

Interpellations sur les affaires d'Allemagne.

M. GARNIER-PAGÈS. — Il faut protester énergiquement contre ces paroles du message impérial : L'influence d'une nation dépend du nombre d'hommes qu'elle peut mettre sous les armes. Non. Son influence dépend de ses principes. Les alliances avec les gouvernements n'ont pas de valeur. Les alliances avec les peuples sont seules utiles. Les rivières, les montagnes, les forteresses ont fait leur temps. La vraie frontière, c'est le patriotisme.

M. JULES FAVRE. — Quoi ! c'est après quinze ans de règne, lorsque la dette publique s'est accrue dans de telles proportions qu'on vient décréter que la France entière sera disciplinée, et qu'au lieu d'être un atelier, elle ne sera plus qu'une vaste caserne !... Qu'on ne fasse pas une nouvelle folie ; qu'on ne s'allie pas à l'Autriche dans l'espoir d'une commune revanche : Faire alliance avec l'Autriche, c'est précipiter dans les bras de la Prusse, les dix millions d'Allemands qui lui restent.

 

Budget de la guerre.

(La gauche demande la réduction de l'effectif au chiffre de 340.000 hommes).

M. GARNIER-PAGÈS. — Si la guerre défensive, à laquelle le pays suffit, est légitime, la guerre offensive, pour laquelle on veut des armées, est le plus grand des crimes. C'est pour cela que je viens faire appel aux députés de tous pays, à vous Messieurs, Pesez sur vos gouvernements, REFUSEZ DES SUBSIDES ; les peuples que vous représentez ne veulent pas se battre.

 

Interpellations sur la politique extérieure.

M. GARNIER-PAGÈS. — Les paroles officielles vous promettent la paix, et cependant nous n'entendons parler que de canons fondus, de fusils fabriqués, de forts édifiés ; qu'est-ce que cela veut dire ?

M. THIERS (s'adressant à la gauche). — On vient soutenir ici, tantôt l'intérêt de l'Allemagne, tantôt l'intérêt de l'Italie, à ce point, qu'on pourrait se croire au Parlement de Berlin ou au Parlement de Turin... Les nations peuvent faire, selon vous, tout ce qui leur plaît ? SONGEZ DONC QU'EN RAISONNANT AINSI VOUS DÉSARMEZ LA FRANCE... Je ne blâme pas l'ambition chez les grandes nations ; ce que je blâme, c'est la sottise, la duperie des nations qui se prêtent à tout ce que méditent leurs ennemis. — M. EMILE OLLIVIER. — Dites la générosité !

 

1868

Appel du contingent.

M. PICARD. — On vous dit qu'il nous faut 800.000 hommes ! Depuis quand, Messieurs, parle-t-on, en France, ce langage ? Depuis quand, vient-on dire publiquement dans une assemblée française, non-seulement que nous avons des précautions d'une nécessité absolue à prendre pour la défense de nos frontières, CE QUI EST, PEUT-ÊTRE, PRÉVOIR LE DANGER DE BIEN LOIN, mais en même temps que, pour conserver à notre pays son autonomie, il nous faut une force de 800.000 hommes !... Rien ne justifie les armements exagérés qui écrasent le pays.

M. MAGNIN. — Le seul moyen d'assurer la paix, c'est de réduire l'effectif. Associez-vous à notre amendement et vous aurez plus fait pour la paix du monde, que par tous les armements excessifs que vous mettez dans les mains du gouvernement.

Le Président annonce incidemment qu'un député vient de demander le grade de chef de bataillon dans la garde mobile.

M. MAGNIN. — C'est un moyen électoral !

LE MARÉCHAL NIEL. — J'ai la conviction que, dans quatre ou cinq ans, vous aurez le plus grand regret d'avoir attaqué cette institution.

 

Emprunt extraordinaire et Budget de 1869.

M. GARNIER-PAGÈS énumère avec douleur les sommes demandées pour 1.200.000 fusils, nouveau modèle, pour la mise en état des places fortes, etc. Avec quoi couvrirez-vous tout cela ? Et à quoi cela vous servira-t-il ? Qu'est-ce que la force matérielle ? Ah ! si vous vouliez au contraire employer la force morale ! quelle puissance vous auriez si vous vouliez avoir confiance dans le peuple et dans la liberté ! Le budget de la guerre vous mène à la banqueroute. C'est la plaie, c'est le chancre qui nous dévore !... Oui, Messieurs, et si je pouvais trouver un mot plus fort, je l'emploierais, parce que je veux frapper les esprits... Si vous croyez à la paix, contentez-vous de vos cadres, mais réduisez le nombre de vos hommes. Là-dessus, je sais que je suis complètement d'accord avec la Commission.

M. DE TALHOUËT. — Nous proposons de porter à l'emprunt 91 millions, pour la confection de 1.200.000 chassepots et la transformation de 350.000 anciens fusils. S'il a pu être établi en principe qu'on devait avoir trois fusils par homme lorsque le modèle paraissait définitif, ce n'est pas à une époque où les perfectionnements se succèdent avec une aussi grande rapidité qu'il fallait arriver de suite au maximum des réserves qu'on peut être appelé à faire. Pour les places fortes, on nous a d'abord demandé CENT DIX MILLIONS ; ce premier projet ayant été écarté, on nous en a présenté un second, montant à SOIXANTE-SIX MILLIONS. La Commission trouvant ce chiffre beaucoup trop élevé, n'a accordé que TRENTE-SIX MILLIONS. Nous aurions voulu obtenir une réduction de l'effectif, on nous a dit que la situation de l'Europe ne le permettait pas. NOUS AVONS VOULU MONTRER SURTOUT NOS TENDANCES AU GOUVERNEMENT ET L'ENGAGER A RESTREINDRE LES DÉPENSES.

M. THIERS blâme vivement les réductions,-d'un million quatre cent mille francs sur les attelages d'artillerie et de trois millions sur la solde par l'augmentation des congés,-que demande la Commission ; admet les réductions portant sur l'habillement et sur les fusils neufs tout en faisant remarquer que c'est une dépense simplement ajournée.

M. EMILE OLLIVIER. — On aurait tort de se trop presser pour la fabrication des fusils, puisque chaque jour amène un progrès nouveau ... Que la France désarme, et les Allemands sauront bien contraindre leurs gouvernements à l'imiter.

M. THIERS. — Voici comment votre Commission s'est débarrassée des travaux de la guerre : On demandait cent quarante-quatre millions pour la transformation des fusils ; elle en a accordé cent treize, ET ELLE A DIT : VOUS FEREZ 1.200.000 FUSILS CETTE FOIS. Mais est-ce que, dans la situation de l'Europe, vous entendez réduire l'armement de la France à 1.200.000 fusils ?... POUR L'ARTILLERIE, LA COMMISSION SE DÉBARRASSE DE TREIZE MILLIONS, et accorde DEUX MILLIONS CINQ CENT MILLE FRANCS. Eh bien ! je dis qu'il faut transformer notre artillerie le plus tôt possible... Pour les fortifications, la Commission accorde trente-six millions. C'est se livrer à une illusion désastreuse de croire qu'avec trente-six millions on parviendra à mettre nos places fortes dans l'état où elles doivent être... Quand on a demandé cent dix millions, ON A DEMANDÉ L'INDISPENSABLE UNIQUEMENT.

M. JULES FAVRE. — Est-il nécessaire que la France se ruine pour ne pas faire la guerre et pour attendre qu'on ne la lui fasse jamais, puisqu'elle ne menace personne et n'est pas menacée. Qu'est ce que je lis dans les documents officiels ?... Il faut que la France soit armée comme ses voisins ; sa sécurité est attachée à ce qu'elle soit embastionnée, cuirassée, qu'elle ait dans ses magasins des monceaux de poudre et de mitraille, sans cela elle est exposée à périr. J'avoue que ma conscience proteste contre de semblables propositions. Vous dites qu'il est nécessaire que nous conservions ces fortifications dont nous entourons la moindre de nos bourgades dès qu'elle touche à la frontière ; qu'il nous faut cette ceinture de villes fortifiées. Tout cela, permettez-moi de le dire, c'est de l'ancienne politique, c'est de la politique de haine, ce n'est pas de la politique d'expansion et d'abandon... Que l'Empereur vienne dire que désormais il ne fera pas la guerre sans votre concours, et alors vos budgets ne seront plus soldés en déficit. Alors la France pourra prendre son rang dans le monde et ne sera plus condamnée à des sacrifices stériles. VOILA LE DERNIER MOT DE LA QUESTION.

N. GRESSIER soutient la demande d'augmentation des congés faite par la Commission. Cette demande est légère en elle-même. Mais ce que la Commission sollicite de la Chambre, c'est UN VOTE INDIQUANT AU GOUVERNEMENT QU'IL DOIT ENTRER DANS CETTE VOIE.

LE MARÉCHAL NIEL refuse. Il est très-contrarié de se trouver en opposition avec la Commission du budget. Mais ce qu'on lui demande est impossible.

M. SEGRIS insiste au nom de la Commission.

LE MARÉCHAL NIEL. — Ce qu'on me demande est impossible... Je vous ai expliqué tout à l'heure que pour équilibrer mon budget il me fallait déjà envoyer en congé 80 ou 90.000 hommes. Eh ! bien, Messieurs, en renvoyer 7.500 de plus dans les mêmes conditions, c'est impossible... Vous avez un ministre de la guerre qui fait tous ses efforts, et, permettez moi de le dire, vous ne lui facilitez pas sa tâche en le mettant en présence d'impossibilités budgétaires. Nos cadres en officiers sont invariables ; mais pour les sous-officiers, c'est bien différent. Si nous renvoyons un trop grand nombre d'hommes en congé, il faut bien que ces cadres aient leur part, et alors nous en affaiblissons la composition de suppose que j'accepte l'amendement et QUE L'ARMÉE SE TROUVE COMPROMISE, qu'il soit démontré que la mesure prise compromet la solidité de l'armée et QUE VOUS FAITES ÉCHOUER TOUT MON SYSTÈME.

Quelques membres. — Non ! Non !

LE MARÉCHAL NIEL. — Je vous demande pardon ; ce sont des choses que je connais parfaitement ; ici j'en appelle à tous ceux qui ont une connaissance sérieuse de l'armée, si vous faites faire une tentative malheureuse, VOUS COMPROMETTEZ TOUT LE SYSTÈME. Mon système, c'est d'avoir une armée toujours disponible...

Vous êtes frappé de la transformation de l'armement. Mais dans ce moment IL Y A UNE TRANSFORMATION PLUS IMPORTANTE ENCORE QUE LA TRANSFORMATION DE L'ARMEMENT, C'EST LE PASSAGE DU PIED DE GUERRE AU PIED DE PAIX... COMMENT SE FAIT-IL QUE CELUI QUI A L'HONNEUR DE PARLER DEVANT VOUS et qui n'a d'autre espoir que celui d'arriver à l'organisation la plus économique, SOIT MIS DANS L'IMPOSSIBILITÉ D'ATTEINDRE LE BUT QU'IL SE PROPOSE. OUI, MESSIEURS, VOUS ME RENDEZ LA TÂCHE IMPOSSIBLE...

Et je vois encore les regards désespérés, les gestes suppliants du malheureux maréchal, essayant tous les moyens pour toucher le cœur de la .Chambre. La Chambre ne se laisse pas fléchir ; sur quelques mots de M. Mège, et malgré l'énergique protestation du baron de Benoist, elle vote la réduction !

M. GRESSIER. — Demande au nom de la Commission le renvoi de 3.000 chevaux chez les cultivateurs, devant produire une économie de 700.000 fr.

LE MARÉCHAL NIEL (d'une voix triste, avec une attitude de profond découragement). — Messieurs, je viens combattre l'amendement de la Commission ; je ne dois pas vous dissimuler que je n'ai pas grand espoir de réussir. Je ne pourrai pas soutenir longtemps le rôle qui consisterait à venir vous dire à chaque instant : Ce que vous faites pour l'armée est insuffisant, car le pays pourrait croire qu'il n'a pas de forces suffisantes sous la main. Messieurs, permettez-moi de vous le dire, je ne crois pas avoir toutes les qualités et vous me donnez des éloges que je ne mérite pas. (Si ! si !)

Mais je crois pouvoir vous affirmer que je suis un homme convaincu, je n'ai jamais reculé devant aucun devoir. Eh bien ! je vous déclaré que je ne saurais pas remplir mon devoir si, à chaque instant, je montais à cette tribune pour vous dire que ce que vous me donnez est insuffisant, et si j'exposais ainsi le pays à douter de ses forces militaires au milieu de la situation actuelle de l'Europe. (Mouvement prolongé). Messieurs, je n'ai pas la prétention d'être l'homme nécessaire ; les hommes ne manquent pas dans notre pays, mais quand j'ai embrassé la mission de réorganiser l'armée, cette mission que l'Empereur m'a donnée et pour laquelle il veut bien me continuer sa confiance, mission dont je crois le succès assuré, COMMENT POUVEZ-VOUS VOULOIR QUE L'ON ME REFUSE A CHAQUE INSTANT LES CHOSES QUE JE REGARDE COMME NÉCESSAIRES.

M. MAGNIN. — Alors il n'y a plus de Chambre, ni de contrôle. Il n'y a plus que l'Empereur et le ministre de la guerre.

LE MARÉCHAL NIEL. — ... On me force à donner des chiffres ! Nous avons moins d'artillerie que toutes les autres puissances de l'Europe. Nous avons 2 pièces par 1.000 hommes ; partout ailleurs on compte 3 pièces par 1.000 hommes. Il y a des inconvénients à entrer dans tous ces détails, je ne me le dissimule pas, et je répugne à dévoiler ainsi notre situation à chaque instant et sur chaque point ; mais je remplirai ma mission jusqu'au bout. Eh bien ! au moment actuel il serait souverainement imprudent de descendre au-dessous d'une artillerie nécessaire pour servir 240.000 hommes. Je vous en supplie, Messieurs, laissez moi mes chevaux d'attelage et surtout ne me forcez pas à avouer en public mon insuffisance. Les autres cabinets suivent attentivement ces débats. C'EST LÀ QUE SE DÉCLARE LA GUERRE. Et si l'on s'aperçoit que tout es les solutions sont prises contre le ministre de la guerre, il y a de grands inconvénients... Je dis que vraiment les choses publiques de l'armée ne peuvent être conduites de cette façon...

M. JULES FAVRE. — C'est une erreur de croire qu'une nation n'est aujourd'hui véritablement forte qu'à la condition de se cuirasser et de se bastionner. Ayez donc confiance dans le patriotisme des populations. C'est-là le meilleur des remparts, il saut mieux que ceux que vous pouvez puiser dans les armes offensives et défensives ; et quand on vient vous demander des millions pour perfectionner tel ou tel engin de guerre, lorsque les hommes de guerre qui viennent vous faire ces réclamations, vous dire que vos économies sont déplacées, qu'elles tendent à affaiblir l'armée, certes ils ne se trompent pas, ils en savent à cet égard plus que nous, mais ils sont à certains égards de mauvais juges, car ils sacrifient tout à un point de vue spécial, et ils oublient trop par quelle force supérieure la France serait défendue si jamais elle était au moment du danger.... Je puis appliquer ces réflexions à ces demandes perpétuelles de crédit pour les fortifications. Si nous voulions suivre tous les progrès de la science qui marche sans cesse, nous serions condamnés à nous épuiser dans des dépenses éternellement stériles qui iraient toujours en grossissant, sans jamais recevoir une application utile... à fortifier la France tout entière et à creuser un nombre considérable de fossés, dans lesquels nous engloutirions beaucoup plus de millions que d'ennemis. Messieurs, je proteste contre une telle exagération...

M. BUSSON-BILLAULT. — La Commission demande une réduction de cent mille francs, qu'on obtiendrait en supprimant quatre escadrons dans les régiments de cavalerie de réserve et de cavalerie de ligne de la garde.

LE MARÉCHAL NIEL proteste de son désir de faire des économies ; il a fait toutes les réductions possibles. Faire plus serait imprudent. En ce qui concerne la cavalerie, nous avons déjà trente-six escadrons de moins qu'avant 1867.

 

1869

Budget de la Guerre.

M. PELLETAN demande pourquoi on arme les pompiers. Vous ne les armez pas contre l'intérieur. Vous ne voudriez les armer qu'en cas d'invasion, prévision tellement éloignée que M. le ministre de la guerre s'indignerait si je la posais, et il aurait raison.

M. JULES FAVRE demande où en est la garde mobile.

LE MARÉCHAL NIEL. — Pour ce qui concerne la garde Mobile, vous avez vu au budget que L'ORGANISATION TOTALE DE CETTE GARDE COUTERA QUATORZE MILLIONS. VOUS NE M'AVEZ DONNÉ QUE CINQ MILLIONS, JE NE PUIS DONC PAS L'ORGANISER EN TOTALITÉ. Mais la garde nationale mobile sera organisée successivement par corps d'armée, en commençant par les 1er, 2e et 3e corps. J'espère qu'avec ces cinq millions, auxquels je pourrais faire quelques additions, si je parviens  à réaliser quelques économies sur d'autres points, j'arriverai à l'organisation de la garde mobile dans ces trois corps d'armée... Ces trois corps d'armée seront, pour ainsi dire, le type de la garde mobile, qui se complétera ensuite AU FUR ET À MESURE QUE LE BUDGET LE PERMETTRA.

M. DE TILLANCOURT. — VOUS AVEZ VOULU, Messieurs, que la garde mobile ne fût pas une succursale, une dépendance, un accessoire de l'armée, et c'est pour cela que VOUS N'AVEZ PAS PERMIS que les jeunes gens qui la composent fussent enlevés à leur domicile pendant plusieurs jours, ainsi que le gouvernement l'avait demandé

 

1870

Le maréchal Lebœuf est ministre de la guerre. Après avoir étudié la question de la garde mobile, il estime que l'organisation complète de ce corps, exigerait une somme supérieure à celle que le maréchal Niel — dans son ardent désir de réduire la dépense à des limites acceptables — avait indiquée. Ce n'est pas quatorze millions, mais trente-cinq ou quarante, qui seraient nécessaires. La Chambre n'en a encore voulu donner que cinq. Jamais elle n'accordera les ressources suffisantes. Il faut donc renoncer à l'organisation primitive et en chercher une autre, plus économique. La Commission du budget le demande journellement et son rapporteur s'exprime en ces termes :

La garde nationale mobile ne doit pas être assimilée à la réserve de l'armée. Elle a son caractère propre ; elle peut être mobilisée par une loi, dans le cas où le territoire est menacé, pour veiller à la garde des frontières et à la défense des places fortes, et rendre ainsi à une portion de l'armée sa disponibilité. Elle serait, pour ces circonstances extrêmes, un auxiliaire Puissant et utile, et elle ne faillirait pas à sa tâche. Mais, hors de là, et en temps de paix, elle doit laisser aux citoyens qui la composent toute la liberté de la vie civile.

Qu'elle soit organisée à l'avance, sur des registres régulièrement tenus, qui permettent, le cas échéant, son appel immédiat, et que ces cadres soient prêts à fonctionner, cela est nécessaire sans doute ; mais cela suffit. En maintenant l'institution comme une sauvegarde des mauvais Jours, on doit procéder à son organisation dans les conditions les plus économiques et les plus simples, se borner au nécessaire et éviter les gênes superflues et les dépenses inutiles.

Le crédit est réduit à deux millions.

 

Proposition de M. de Kératry relative au recrutement de l'armée.

M. DE KÉRATRY. — Lorsque M. le maréchal Niel est venu proposer la loi sur la garde mobile, il a espéré un instant que la Chambre, abondant dans ses vues, voudrait bien faire entrer dans un budget régulier des sommes considérables pour l'installation et la création des gardes mobiles.

Ce n'est qu'en présence de certaines résistances qui ont été manifestées, que le département de la guerre s'est contenté fictivement des cinq millions, qui, en 1869, n'ont produit aucun résultat. — M. MAGNIN. — Qu'une dépense ! — L'organisation de la garde mobile, telle qu'on l'avait conçue, entraînerait des dépenses considérables et dont on n'aperçoit pas l'utilité immédiate. Si nous envisageons la nation à cause de laquelle nous avons armé si précipitamment, nous trouvons que l'effectif de la Prusse, je veux dire de la Confédération du Nord, pendant que la France, pour 1871, demande un contingent de 400.000 hommes, comme en 1870, et un budget de guerre s'élevant à 369.621.036 fr., cet effectif, dis-je, ne s'élève, pour 1871, sur le pied de paix, qu'à 299.704 hommes, qui seront mis à la disposition du généralissime fédéral, et qui ne coûteront que 253.875.010 francs.

Ainsi la France, à consulter tous mes souvenirs, n'a armé qu'en vue de la Confédération du Nord ; et pour 1871, lorsqu'on nous demande un effectif s'élevant, sur le pied de paix, à 400.000 hommes cette même Confédération du Nord se contente d'un effectif de 299.000 hommes seulement ; différence, 400.000 hommes et 216 millions argent, pour l'armée active. — LE MARÉCHAL LEBŒUF. — C'est une erreur ! — ... Je ferai remarquer, avant d'abandonner ce point intéressant, que le rapport de la Commission d'initiative s'est exprimé, à propos de la garde mobile, dans les termes suivants : On peut, sans inconvénient sérieux, affranchir la garde mobile DE RÉUNIONS ET D'EXERCICES en temps de paix. Mais si vous affranchissez la garde mobile, en temps de paix, de réunions et d'exercices, ce n'était vraiment pas la peine de la créer aussi coûteusement, car elle ne peut s'exercer qu'en temps de paix et alors elle jouera le rôle des inutiles. Arrivant au principal objet de sa proposition, M. de Kératry ajoute : On a réduit pour 1871 l'effectif à 90.000 hommes. Ce n'est pas assez. Il faut le réduire à 80.000 hommes. N'oubliez pas que, pendant trente ans, la France n'a eu à supporter que des contingents de 80.000 hommes.

Je demande qu'on fasse retour à ce système, et que lorsque la Commission du budget sera saisie d'un projet de loi, on prie M. le ministre de la guerre de vouloir bien faire un sacrifice nouveau, indispensable de 10.000 hommes, pour arriver à un contingent normal.

M LE COMTE DE LA TOUR, rapporteur. — Nous devons maintenir énergiquement le principe de la garde mobile, parce que nous croyons que la garde mobile est une garantie pour la sécurité du pays, pour la puissance militaire de la France.

Quelles sont les conditions actuelles des pierres européennes ? C'est d'être faites avec une extrême rapidité. Les forces militaires, chez toutes les grandes puissances qui nous entourent, sont organisées de manière à être concentrées vivement, à être jetées sur les frontières en peu de jours, et en masses très-considérables. Il importe donc que nous ayons toujours disponible une armée de campagne très-nombreuse. Comment pourrions-nous y arriver si nous n'avions pas la garde mobile ? (Protestations à gauche).

M. STEENAKERS. — C'est votre avis, mais ce n'est pas l'avis de tout le monde.

M. DE LA TOUR — M. de Kératry s'est trompé dans son évaluation des forces de la Prusse. La Prusse a trois fois plus de forces militaires qu'elle n'en apporte à l'armée fédérale germanique. — M. GARNIER-PAGÈSC'est une erreur !Ce n'est pas une erreur ; c'est parfaitement positif.

M. DE KÉRATRY. — Je prends acte des déclarations de mon honorable collègue, M. le comte de La Tour, parlant en qualité de rapporteur de la Commission d'initiative. Du moment où il déclare que la garde nationale mobile ne doit exister que sur le papier, nous sommes entièrement du même avis, et nous en concluons qu'il n'y a pas besoin de faire figurer une somme an budget, de ce chef. (Très-bien ! à gauche).

M. LE MARÉCHAL LEBŒUF. — M. de Kératry demande la suppression de la garde mobile ; nous sommes en dissentiment sur ce premier point. La garde mobile, réserve précieuse pour le pays, sera défendue énergiquement par le Gouvernement. (Interruptions à gauche).

M. LEBŒUF, se tournant vers la gauche. — Ayez, Messieurs, la bonté de m'écouter ; je dois la vérité à la Chambre, et je la dirai tout entière.

Lorsqu'il s'est agi de la création de la garde mobile, deux systèmes étaient en présence. Dans le premier système, les gardes nationaux devaient être réunis tous les ans pendant 15 à 20 jours consécutifs, soit dans une place, soit dans un camp où ils auraient été soumis à la discipline militaire et auraient reçu ainsi une instruction sérieuse.

La garde mobile eût été une espèce de landwehr. Ce projet, qui était celui du maréchal Niel, n'a pas prévalu et la Chambre a préféré le second système qui n'autorise que quinze réunions par an, à des jours différents et sous la réserve expresse que les jeunes gens ne découcheraient pas. Dans ce dernier système, il n'y a pas d'instruction sérieuse possible.

Quand j'ai eu l'honneur d'être appelé par l'Empereur au ministère de la guerre, j'ai mûrement examiné la question. Je l'avais déjà étudiée comme commandant du 6e corps. Je m'étais mis en rapport avec beaucoup de maires ; je savais que la garde mobile, telle qu'elle est organisée ou du moins définie par la loi du 1er juillet 1868, devait faire peser de lourdes charges sur les populations, sans offrir, en compensation, pour le temps de paix des avantages réels aux intérêts militaires du pays. Je me suis donc décidé à ne pas prolonger ce mode d'instruction. Permettez-moi de vous dire que mon prédécesseur devait vous demander cette année-ci 13 millions pour continuer ce système. J'ai fait le calcul des sommes nécessaires pour l'étendre à toute la, France. Messieurs, quand on forme une seconde armée, à côté d'une autre, il faut s'attendre à ce qu'à chaque instant on vienne demander des dépenses nouvelles, par suite de la comparaison qui s'établit entre les deux armées... j'ai fait et refait les calculs. Messieurs, pour la garde nationale mobile telle qu'on avait la pensée de la mettre en pratique, il fallait s'élever progressivement jusqu'à 35 ou 40 millions.

Il faut donc chercher un autre système plus conforme aux Nues économiques de la Chambre. Le gouvernement fera connaitre celui auquel il compte s'arrêter quand il se sera mis d'accord avec la Commission du budget. Cet accord réalisé, j'espère me présenter devant la Chambre avec un projet définitif, qui ne pourra pas différer sensiblement de ces trois millions cinq cent mille francs, à moins que la Chambre ne soit dans l'intention de me donner davantage, ce que, pour ma part, j'accepterais volontiers...

J'ai en ce moment, dans les différentes places, 90.000 équipements complets pour l'infanterie et 12.000 équipements complets pour l'artillerie. M. de Kératry doit savoir qu'il n'y a pas de cavalerie dans la garde mobile. J'ai de plus, 350.000 fusils transformés, modèle 1867, qui, d'après la loi de finance de 1868, sont destinés à la garde nationale mobile...

La loi de finance n'ayant accordé en fusils modèles 4866, que ce qui est nécessaire à notre armée active, je ne crois pas avoir le droit d'enlever une seule de ces armes à cette destination.

Par conséquent, les fusils modèles de 4866 qui avaient été donnés à la garde nationale mobile de Paris ont été retirés et sont rentrés dans nos arsenaux.

L'ancien fusil transformé, qu'on appelle vulgairement fusil à tabatière, est destiné à la garde nationale mobile, je ne lui en donnerai pas d'autres... (Marques d'approbation).

 

Budget de la Guerre.

(Séances des 30 juin et 1er juillet 1870.)

M. LE COMTE DE LATOUR analyse dans le plus grand détail les forces prussiennes et déclare qu'il serait souverainement imprudent de diminuer les nôtres.

M. LE MARÉCHAL LEBŒUF. — Je n'indiquerai le système adopté par le gouvernement, pour la garde mobile, que quand le Corps législatif aura fixé le chiffre qu'il entend affecter à cette destination.

Le chiffre proposé par la Commission est de beaucoup inférieur à celui que j'aurais désiré. La garde mobile pourrait, en cas de grande guerre, de guerre offensive, rendre de grands services au pays. En temps normal, au contraire, et D'APRÈS LA LOI TELLE QUE VOUS L'AVEZ FAITE ET NON PAS TELLE QU'ON VOUS L'AVAIT PROPOSÉE, la garde nationale mobile est une force entièrement inerte et nécessairement au repos.

M. THIERS — Combat la réduction demandée par la gauche. Si nous avons la paix, si on ne nous menace pas, c'est qu'on nous sait prêts à faire la guerre : La chose est évidente comme la lumière ; oui, évidente pour tous ceux qui connaissent l'état de l'Europe. Savez-vous pourquoi la paix a été maintenue ? C'EST PARCE QUE VOUS ÊTES FORTS.

J'ai observé, je dirai presque que c'est ma profession de le faire, j'ai observé l'état de l'Europe, depuis ma jeunesse, et particulièrement depuis les événements de 1866 ; eh bien ! — Dieu me garde d'avancer à l'égard des prédécesseurs de M. le maréchal Lebœuf rien qui diminue leur considération et la justice qui leur est dite, — mais il était facile de reconnaître que, lors de l'affaire du Luxembourg, la France n'était pas dans l'état OÙ ELLE DOIT ÊTRE pour être respectée.

CE QUI L'Y A REPLACÉE, CE SONT LES ARMEMENTS DUS A M. LE MARÉCHAL NIEL, avec lequel on peut différer sous le rapport du système d'organisation militaire, mais avec lequel on ne peut que se trouver d'accord sur l'ardeur qu'il a mise à précipiter nos armements. Quant à moi, sans avoir la prétention de mettre mon avis à côté de celui des hommes du métier, l'étude que j'ai faite de l'Europe, des diverses puissances qui la divisent, de leurs ambitions, de leurs forces, de leurs moyens financiers et militaires, me permet cependant d'avoir une opinion tout à fait arrétée.sur la question qui vous occupe. Je ne partage pas celle qu'avait M. le maréchal Niel sur la loi de 1868 ; je trouve cette loi mauvaise ; j'aime mieux la loi de 1831, et je crois que la France sera plus forte quand elle y reviendra. Cependant, je dois le dire, M. le maréchal Niel a rendu au pays un service immense, et on devrait faire remonter le maintien de la paix aux armements qu'il a faits en 1867. Pour quiconque connaît l'état de l'Europe, il n'y a pas un doute à cet égard.

M. JULES FAVRE : Je faisais cette réflexion que pour que la France, c'est-à-dire une nation démocratique, une nation qui a la prétention de devenir libre, car elle ne l'est pas encore, que pour qu'une nation qui a de telles aspirations pût se considérer comme forte vis-à-vis de l'étranger, il fallait avant tout qu'elle fût armée et qu'au bulletin de vote correspondit l'arme avec laquelle le citoyen peut défendre à la fois et sa patrie et ses droits civiques...

Qu'une nation comme la France ait dans les mains une force militaire suffisante qui lui permette, en même temps, d'être constamment sur la défensive et de n'être jamais prise au dépourvu, rien de mieux. Mais qu'elle s'organise, en pleine paix, quand rien de sérieux ne la menace, pour une grande guerre, c'est là, Messieurs, permettez-moi de le dire, UNE COUPABLE FOLIE, une mesure funeste aux finances du pays, funeste à sa moralité, à sa grandeur, à sa prospérité matérielle, de laquelle vous ne paraissez pas tenir suffisamment compte.

Que craint-on d'ailleurs ? Est-ce que les 40 millions d'Allemands songent à nous attaquer ? M. de Benoist proteste ! Il parle au nom d'un département de frontière, et je comprends son émotion. Mais enfin il ne faut pas, même dans l'intérêt de nos frontières, promener constamment devant la Chambre le vain fantôme d'une chimère qui n'aboutit à rien et ruine le pays.

M. THIERS. — Reproche à ses collègues de la gauche de manquer de logique. Ils déplorent Sadowa, et ils ont raison ; mais après avoir reconnu que c'est un grand malheur et en avoir fait un grief, il ne faut pas l'annuler un instant après en raisonnant comme s'il ne s'était rien passé.

M. Thiers combat  avec énergie l'illusion qui consiste à croire qu'on peut remplacer une armée régulière par la nation armée. Rien ne supplée l'organisation permanente : il faut pouvoir passer rapidement du pied de paix au pied de guerre. Or, quand peut-on passer rapidement du pied de paix au pied de guerre ? C'est quand on peut en très-peu de temps, en six semaines, en deux mois porter un régiment de l'effectif de paix à l'effectif de guerre. Eh bien ! lorsqu'un régiment à 7.500 hommes et M. le ministre pourrait vous dire que les régiments ne sont pas de plus de 1.500 hommes aujourd'hui,LE MARÉCHAL LEBŒUF : C'est vrai !lorsqu'un régiment de 1500 hommes doit passer à 4.000 hommes pour entrer en campagne, que deviennent les 1.500 hommes noyés dans tous ceux dont l'instruction est à peine commencée ?.... Il faut donc, pour que l'armée puisse passer rapidement du pied de paix au pied de guerre que l'effectif ne descende pas au-dessous d'un certain chiffre.

Voilà ce que disent les hommes qui savent compter, et ils sont bien rares. Je vous en demande pardon, les hommes qui sont à la tête du gouvernement ne savent pas toujours compter. Heureusement nous avons devant nous un ministre de la guerre qui sait compter, cela me rassure, car quand on ne sait pas compter on a de misérables finances et de pauvres armées.

On passe à la discussion de l'amendement de la gauche portant réduction du contingent à 80.000 hommes.

M. GLAIS-BIZOIN. — Messieurs, je m'empresse de reconnaître que notre amendement est insuffisant et qu'il ne répond pas à ceux qu'attend l'opinion agricole et industrielle du pays. Je vous avouerai même que j'éprouve une sorte de honte à le soutenir et même à l'avoir signé. (Exclamations à droite. — Assentiment à gauche.)

 

***

 

Ainsi le gouvernement demande une armée assez forte sur le pied de paix pour pouvoir passer rapidement sur le pied de guerre. Malgré ses prières, ses avertissements, ses menaces, on le force à renvoyer 110.000 hommes en congé.

Il demande, n'ayant pu obtenir mieux, que la garde mobile soit sérieusement constituée et devienne une sorte de landwehr. On ne le permet pas. Il parlait de discipliner la nation : on lui répond qu'il ne faut pas déranger les paysans !

Il demande des fusils nouveaux pour armer la troupe régulière, la garde mobile et pour remplir nos arsenaux. — On ne lui en donne pas assez.

Il demande 13 millions pour fondre de nouveaux canons. — On lui en accorde deux et demi.

Il demande 110 millions pour des travaux de fortifications reconnus indispensables. — On lui en donne 36.

Enfin, ses projets étudiés avec le désir de réaliser les plus minutieuses économies sont tous fouillés à la loupe, réduits, rognés ; on va jusqu'à lui prendre une somme de cent mille francs sur l'effectif de la cavalerie.

Quel résultat !

Pour n'avoir pas voulu déranger les gardes mobiles, les arracher à leurs travaux, on les aura fait massacrer par milliers.

Pour avoir voulu opérer de mesquines réductions, on aura condamné le pays à dépenser des milliards.

Cent mille francs enlevés par la Commission du budget en 1869, — 4 millions, 8 millions, donnés sans contrôle à tel ou tel organisateur de camp : quel rapprochement !

 

Hélas ! ce qui nous arrive est ce qui arriva jadis à l'Autriche. Ce qui causa 'sa défaite a causé nos désastres. M. le comte de La Tour, qui connaît bien ce pays pour l'avoir longtemps habité, le rappelait dans l'un de ses derniers discours :

La Prusse triompha et elle devait triompher parce que, pendant que la transformation prussienne, os grand événement militaire, s'accomplissait à Berlin, les docteurs du parlement autrichien travaillaient à diminuer et à désorganiser l'armée sous prétexte de faire des économies dans les finances.

Et M. Thiers ajoutait :

J'étais en Autriche, il y a quelques années, au moment même où on discutait le budget de la guerre. Savez-vous pourquoi l'Autriche, avec une armée admirable, une armée dévouée à l'Empire, a éprouvé de si grands malheurs ? C'est parce que, par des réductions imprudentes dans le budget de l'armée, on avait mis le gouvernement autrichien dans l'impossibilité de faire face à tous les besoins de la guerre.

Le roi de Prusse avait-il rencontré de tels obstacles ? Oui, de plus grands encore. Le parlement s'était opposé à sa grande réforme militaire, et depuis six ans rejetait systématiquement le budget de la guerre ; mais le roi et M. de Bismarck se souciaient bien du parlement ! Ils continuaient imperturbablement leur œuvre, accomplissaient tranquillement la réforme condamnée, levaient les impôts par ordonnance, et finalement déclaraient la guerre sans consulter les Chambres et contre leur vœu manifeste.

Le succès de 1866 accroit encore l'autorité absolue du roi. Ce n'est plus sur la Prusse seulement, c'est sur toute l'Allemagne du Nord qu'elle va désormais s'exercer, s'exercer sans contrôle. C'est le roi qui, de son autorité privée, fixera le chiffre du contingent.

Une somme considérable — celle qu'il a demandée — lui est allouée en bloc pour l'entretien des armées de la Confédération. Il en fait ce qu'il veut ; il n'en doit rendre compte à personne ; enfin il lui suffit d'un décret pour mobiliser ses armées.

Grâce à cette concentration de pouvoirs, la Prusse nous devance, nous surprend, nous bat. De ce rapprochement significatif que conclut-on ?

Que nos revers sont le fruit du gouvernement personnel !

Après ce qui précède, n'ai-je point le droit de considérer comme établi le troisième point : Si le gouvernement n'a pu faire davantage, l'obstacle est venu du dehors et surtout du parti qui, maitre aujourd'hui des affaires, lui reproche sa criminelle inaction.

Oui, je n'hésite pas à le dire, parce que c'est ma conviction profonde : c'est le parti républicain, c'est l'opposition de gauche à la Chambre et dans la presse[10], qui ont le plus puissamment contribué à paralyser les ressources militaires du pays. C'est cette opposition qui, après avoir vainement tenté de faire échouer la loi militaire devant le Corps législatif, s'est efforcée, par une propagande infatigable, d'en entraver l'application[11]. Le maréchal Niel l'avait dit avec raison : Comment voulez-vous que la loi s'exécute, si vous la discréditez ; comment voulez-vous que le pays supporte cette charge nouvelle, si vous lui persuadez à l'avance qu'elle est excessive et inutile ? Ses craintes furent bientôt justifiées. Le pays accueillit mal la nouvelle institution ; de plusieurs côtés, l'inscription sur les contrôles amena des troubles. Ces répugnances qu'on chercha surtout à exciter à l'approche des élections de 1869 ne pouvaient manquer d'influer sur les dispositions de la Chambre et de la majorité elle-même.

Cette propagande ne s'adressait pas seulement à la population, elle s'appliquait à pénétrer dans les rangs de l'armée, à y semer l'esprit d'insubordination, la haine du devoir, de la discipline et des chefs. Des journaux semblaient s'être donnés cette tâche spéciale, et chaque jour ils avaient plusieurs colonnes consacrées à cette propagande particulière. L'un des principaux organes officieux de la délégation de Bordeaux, la Gironde, disait tout récemment à la Gazette de France :

Quoi ! vous osez bien parler du défaut de direction, d'organisation, vous qui, tons les jours, depuis la première colonne de votre journal jusqu'à la dernière, semez la désorganisation et le haine ! Vous osez parler du manque d'obéissance ! Et quel est le jeune soldat qui, en face de l'ennemi, après avoir lu les odieux articles où vous vous évertuez systématiquement à dénigrer les hommes qui l'envoyant au combat, QUEL EST LE SOLDAT, S'IL VOUS ÉCOUTAIT, QUI NE JETTERAIT LOIN DE LUI LES ARMES et ne dirait : Si c'est pour de semblables incapables, pour de tels ambitieux, pour de tels malhonnêtes gens que je risque ma vie, sauve qui peut !

L'observation est juste, mais étourdie La Gironde sans y songer, s'accuse elle-même et toutes les feuilles républicaines qui, comme elle, troublaient le moral de l'armée en dénigrant systématiquement les hommes qui l'envoyaient au combat. Elle explique clairement pourquoi nos soldats montrèrent, en 1870, un esprit d'indiscipline qu'ils n'avaient montré ni en 1854 ni en 1859, et qui fut, nous le verrons plus tard, la cause principale de nos désastres.

Je le sais, l'opposition répond : Oui, nous désirions supprimer l'armée, mais nous voulions la remplacer par la garde nationale c'est-à-dire par la nation tout entière sous les armes. La réplique est facile : je ne m'arrêterai pas à chercher si en demandant, comme le faisait M. Jules Favre, que tous les citoyens fussent armés pour défendre le territoire et leurs droits civiques, l'opposition ne se préoccupait pas des droits civiques plus que du territoire ; pour parler sans rhétorique, si, en demandant des fusils pour la garde nationale, l'opposition ne songeait pas surtout à avoir sous la main les instruments d'un 4 septembre. Ce qui me permettrait de croire que la pensée de l'invasion les préoccupait moins, c'est cette question posée par M. Pelletan au maréchal Lebœuf : Pourquoi armez-vous les pompiers ? Songeriez-vous à l'intérieur ? Vous ne voudriez les armer qu'en cas d'invasion, prévision tellement éloignée, que M. le ministre de la guerre s'indignerait si je la posais, et il aurait raison.

Mais je ne m'arrête pas à cette considération. Je suppose qu'un mobile exclusivement patriotique animait les orateurs et les écrivains de la gauche. C'est uniquement pour la défense du territoire qu'ils voulaient qu'on armât la nation ! soit. Alors c'était de leur part un vœu spéculatif, une opinion théorique. En effet, pour armer la nation... il eût fallu des armes ; et la gauche les refusait Quand on parlait de 1.200.000 fusils, M. Garnier-Pagès s'écriait, en levant les bras au ciel : Mais comment ferez-vous pour payer 1.200.000 fusils ! Et quand on n'avait pas encore de quoi armer toute notre garde mobile, il eût fallu armer 4 ou 5 millions de gardes nationaux ! En vérité, est-ce sérieusement qu'on fait un crime à l'Empire de n'y avoir pas songé ?

Je suppose qu'il l'eût fait et, que suivant le vœu de l'opposition, il eût substitué le soldat-citoyen, au soldat de métier : quel résultat en eût-il obtenu ? Hélas ! l'expérience nous l'a appris. Elle a démontré que le patriotisme le plus ardent le dévouement le plus absolu, le courage le plus héroïque ne peuvent suppléer à l'habitude des armes. Avant qu'elle eût prononcé, le général, qui est précisément, devenu le chef des hommes d'État de la gauche avait déjà fait justice de ce préjugé cher à la multitude[12].

Mais la Gauche elle-même, si elle avait eu à cette époque le pouvoir dans les mains, n'eût point osé bouleverser à ce point nos institutions militaires. C'était une thèse d'opposition. Le Journal des Débats, peu sévère pour ce parti, n'hésitait pas cependant à lui dire (le 3 juillet dernier) : Ne perdez pas votre temps à déclamer contre les armées permanentes ; oubliez l'intérêt de la République pour ne songer qu'aux intérêts de la France.

C'était bien là que gisait le mal ! on ne songeait qu'à la République ! Le renversement du trône était l'unique objectif. Si les coups qu'on dirigeait sur lui frappaient la France elle-même ; si, en ne visant qu'à l'ébranler, on affaiblissait le pays, — nul ne songeait à se le demander.

Comment s'étonner de l'influence décisive que cette haine de l'Empire exerçait sur l'attitude, les votes du parti révolutionnaire ; quand on voit l'un des sous-chefs de la fraction conservatrice d'un parti modéré, déclarer que malgré les désastres sans nom qu'elle nous a valus, l'année 1870 ayant renversé l'Empire n'a pas été tout à fait stérile ; que nos malédictions doivent se mêler de quelque gratitude et qu'enfin, tout compte fait, nous la bénirons ![13]

Ainsi, d'un côté la France brisée, souillée, anéantie, de l'autre Napoléon III détrôné : le bien l'emporte encore aux yeux des partis. L'année n'est pas perdue !

Après un tel aveu, que pouvons-nous ajouter ? Et comprend-on maintenant ce qui, pour les simples, était inexplicable : pourquoi le parti qui, durant quatre années, a travaillé à rendre la guerre inévitable en nous jetant chaque jour les souvenirs de 1866 à la face, s'est, pendant ce même temps, opposé à toutes les mesures qui pouvaient nous la rendre favorable ?

 

***

 

Nous avons vu comment s'est exercée l'action de la Chambre, l'action de la presse, stimulant l'opinion ou stimulée par elle. Voyons maintenant comment s'est exercée Faction du pouvoir.

Des crédits insuffisants lui étaient accordés. En sut-il du moins faire bon usage ?

On ne lui laissa fabriquer ni assez de fusils, ni assez de canons : ceux qu'ils fabriquaient furent-ils du moins ce qu'ils devaient être ? C'est là, dans cette sphère de l'exécution, où son action s'exerçait librement, que sa responsabilité se trouve surtout engagée.

Le chassepot ? Sa supériorité sur le fusil à aiguille n'est plus contestée. Il est à la fois meilleur et plus léger[14].

La mitrailleuse, que l'Empereur avait fait construire sous ses yeux, par l'inventeur, son officier d'ordonnance, dans un atelier soldé sur sa cassette, la mitrailleuse a fait également ses preuves.

Reste la question des canons. Ici j'avoue mon incompétence. Et comme je n'aime pas à avancer des choses dont je ne suis pas sûr, à trancher d'un trait de plume des questions auxquelles je n'entends rien, comme je ne suis pas de ceux qui enseignent aux généraux de quelle façon on doit faire une sortie, ou aux intendants comment on nourrit une armée, je ne m'avancerai sur ce terrain qu'avec une extrême réserve. Je ferai cependant remarquer que l'Empereur, pressentant le rôle de l'artillerie dans les guerres futures, n'avait rien négligé pour s'entourer de lumières spéciales. Son ministre de la guerre était un général d'artillerie ; l'attaché militaire à Berlin était un officier d'artillerie Enfin, le commandant Reffye était son officier d'ordonnance. Il avait succédé, en cette qualité, au baron Stoffel.

J'ajouterai que, dans toutes les discussions, dans toutes les polémiques soulevées par cette grande question de l'organisation militaire, rien n'avait indiqué que la qualité de notre matériel d'artillerie fût insuffisante.

Parmi les autorités les moins suspectes, nous invoquerons celle de M. le général Trochu, de M. le général Changarnier, de M. le prince de Joinville.

Dans son livre fameux, où il expose dans les plus minutieux détails les améliorations dont l'organisation de l'armée lui paraît susceptible, le général Trochu demande-il quelque réforme dans le service de l'artillerie ? absolument aucune

Dans l'étude qu'il consacra au projet de loi militaire de 1867, le général Changarnier disait :

L'artillerie française, que notre affection pour celui qui la dirige — c'était, si je ne me trompe, le général Lebœuf — ne nous fera pas trop vanter, est AU MOINS L'ÉGALE des meilleures artilleries de l'Europe... A ceux qui conseillent à notre armée une quantité de canons telle, qu'elle dispenserait les généraux d'avoir du génie, nous rappellerons que, pour la France, l'ère des bataillons très-jeunes accompagnés de canons très-nombreux, a été l'ère des victoires infructueuses et des désastres irréparables.

Enfin, dans le long travail qu'il a consacré à la campagne de 1866, le prince de Joinville s'exprime ainsi :

Sur un seul point la Prusse s'est montrée NOTOIREMENT INFÉRIEURE. Son artillerie n'a pas répondu à ce qu'on attendait d'elle. Ses canons d'acier à chargement compliqué par la culasse n'ont pu soutenir la comparaison avec l'artillerie autrichienne, DONT LES CANONS ET LES PROJECTILES SONT IDENTIQUES AUX NOTRES.

Il semble donc que si notre armement a été inférieur à celui de la Prusse, c'est par la quantité, surtout, que nous avons péché.

Mais encore une fois, la quantité dépendait de la Chambre. De la qualité seule, notre administration militaire pouvait être rendue responsable, dans les limites où ses crédits lui permettaient de se mouvoir.

L'Autriche se laissait surprendre, en 1859, par le canon rayé, en 1866 par le fusil à aiguille, dont elle avait pu constater de ses yeux le mérite. La Prusse elle-même malgré sa vigilance, son ardeur à suivre le progrès, n'avait en 1870, ni chassepots ni mitrailleuses. Cependant l'Autriche était infiniment moins gênée que nous par les entraves budgétaires, et la Prusse en était complètement affranchie.

 

***

 

Notre administration militaire — ajoute-t-on n'a pas seule fait preuve d'imprévoyance. Notre diplomatie fut pour le moins aussi coupable. La première nous lança dans la guerre sans une armée suffisante, la seconde, — sans une alliance effective. Si le pays a demandé la guerre, c'est qu'il pensait que nous serions secondés par une ou par plusieurs puissances.

A chaque pas nous trouvons de nouvelles erreurs ; mais toutes ont une origine commune. On veut que le gouvernement impérial ait cherché l'occasion d'attaquer la Prusse. Le point de départ étant donné, sa conduite est en effet inexplicable. Mais le point de départ est faux. Quand il sera bien démontré que le ministère a été entrainé, contraint à la guerre au moment où il y songeait le moins, tout changera de face : on comprendra, par exemple, pourquoi il n'avait pas eu le soin de s'assurer une alliance pour cette redoutable entreprise, comme il l'avait fait pour les guerres de Crimée et d'Italie, même pour les expéditions de la Chine et de Mexique. Pouvait-il le faire à l'autre sans exciter à juste titre les défiances de l'Europe ? Pouvait-il entamer une négociation qui eût manqué d'objet puisqu'il ne voulait pas attaquer la Prusse, et que la Prusse protestait de ses intentions pacifiques ; et sur un semblable terrain, quelle puissance eût ouvert l'oreille à ses propositions ?

 

***

 

Est-il vrai que l'ignorance de cette situation ait été pour quelque chose dans les résolutions belliqueuses du pays ? On ne saurait sérieusement le prétendre. Non-seulement tout le monde savait que nous n'avions, que nous ne pouvions avoir encore aucune alliance effective, mais beaucoup de ceux qui poussaient le plus ardemment à la guerre, ignorant que nous avions pu, dès le début, désintéresser l'Espagne, pensaient que nous allions rencontrer deux ennemis au lieu d'un ; beaucoup d'autres disaient avec M. de Girardin :

Ne perdons pas notre temps à chercher des alliés, laissons à l'écart l'Autriche et l'Italie, afin de laisser debout la politique de neutralité, sous laquelle l'Angleterre et la Russie ne demanderont qu'à s'abriter ; ne nous occupons nullement de l'Espagne. qui ne bougera pas ; ne songeons qu'à localiser étroitement la guerre entre la France et la Prusse !

La situation diplomatique était parfaitement connue, et le Correspondant l'analysait exactement quand il disait :

Los Etats de l'Europe semblent partagés en deux camps : l'Autriche et l'Italie, le Danemark et la Hollande, évidemment sympathiques ; l'Angleterre et la Russie, cachant des dispositions plus douteuses Si la victoire accompagne nos premiers pas, elle aura changé en concours les neutralités armées et paralysé les mauvaises intentions. (L. Lavedan, 25 juillet).

Mais le gouvernement n'attendait pas, inactif, qu'une victoire eût produit ce résultat. Dès le premier jour, le ministre des affaires étrangères avait ouvert des négociations avec l'Autriche et l'Italie. Quel était ce ministre ? M. le duc de Gramont qui venait de passer de longues années à Vienne. Comme l'Empereur avait placé au ministère de la guerre le général le plus compétent pour suivre le progrès des armes spéciales, il avait appelé au ministère des affaires étrangères le diplomate le plus apte à conclure, au moment voulu, une alliance offensive et défensive avec l'ennemi principal de la Prusse. Tout fut entamé en effet ; tout allait aboutir. L'Italie, la première, nous apportait son concours — sans que Rome en fût le prix, comme on l'a prétendu : en retirant ses 5.000 soldats des Etats-Pontificaux, parce qu'il avait besoin d'utiliser toutes ses ressources, le gouvernement impérial y laissait son drapeau ; il s'en était expliqué fort nettement avec le cabinet de Florence ; tandis que le premier acte de la République fut de délier celui-ci de tout engagement —. L'Autriche devait suivre de près l'Italie. Le Danemark, l'arme au bras, n'attendait qu'un signal. Dans le sein même de l'Allemagne, dans le Hanovre au moins, un premier succès de nos armes eût jeté bien du trouble[15] : comment toutes ces sympathies furent paralysées, comment les promesses de concours qui eussent résisté à un revers, s'évanouirent après le désastre qui ouvrit la campagne, nous le verrons plus tard.

L'Espagne, cause du conflit, que notre intervention aurait pu blesser, avait été, nous l'avons dit, mise fort habilement hors de cause ; sa neutralité était absolue.

Restaient l'Angleterre et la Russie dont les dispositions mystérieuses semblaient plutôt incliner vers la Prusse que de notre côté. — Pourquoi ?

La Russie, notre fidèle amie de 1856 à 1863, ne nous avait pas pardonné nos démarches en faveur de la Pologne : cette rupture était regrettable assurément, mais ayant une telle cause, en pouvait-on faire un crime à l'Empereur ?

Quant au gouvernement anglais, ses sympathies pour la Prusse avaient un caractère presque exclusivement dynastique. La Reine, que des liens de parenté, que sa douleur conjugale rattachent à l'Allemagne, avait exercé en ce sens sur le cabinet son influence toujours niée, mais réelle. La presse anglaise, inspirée par un mobile différent et sur lequel je n'ai pas besoin d'insister, joignant son témoignage au témoignage officiel, semblait donner une base à ces sympathies factices. Mais, malgré tant d'entraves, la véritable opinion du pays ne tarda pas à se manifester : Elle se dressa de plus en plus impérieuse en face du gouvernement qui parlait en son nom et trahissait sa pensée ; elle le força d'abord à s'arrêter dans la voie où il s'était engagé, — puis à reculer.

La politique suivie par l'Empire à l'égard de nos voisins est-elle étrangère à ce résultat ? Qu'on se rappelle le passé. Le gouvernement de Juillet met la France à la remorque de l'Angleterre. La France supporte impatiemment cette vassalité. Dix fois elle est sur le point de se révolter. Une haine jalouse couve sous l'entente cordiale ; et M. Guizot lui-même, lord Guizot — comme on disait alors — est bien autrement joué par lord Palmerston que M. Benedetti par le comte de Bismarck. Louis-Philippe, résolu à ne pas faire la guerre, parce qu'il sentait qu'il pourrait périr par la guerre[16], devait constamment introduire son veto personnel pour l'empêcher d'éclater. La moindre étincelle suffisait pour mettre le feu aux poudres. L'opposition, belliqueuse alors puisque le pouvoir était pacifique, ne s'était-elle pas enflammée pour l'affaire Pritchard, et n'en voulait-elle pas tirer une vengeance éclatante ? Pritchardiste était alors une épithète ignominieuse, et les hommes les plus sérieux durent prouver aux électeurs qu'ils n'en méritaient pas la flétrissure[17]. L'affaire Pritchard offrait pourtant par elle-même bien moins d'intérêt que l'affaire Hohenzollern mais elle venait après une série d'affronts, elle y mettait le comble, et, goutte d'eau faisait déborder la coupe de nos humiliations.

L'Empereur, au contraire, sacrifiant à l'intérêt de son pays les amers souvenirs de sa race, sut éteindre une rivalité séculaire et nous concilier l'amitié du peuple anglais sans compromettre un instant la dignité nationale. Tout récemment le magistrat chargé d'installer le lord maire demandait à la Cité, à la nation britannique un témoignage de respectueuse sympathie pour Napoléon III, c'est-à-dire l'ami le plus constant, l'allié le plus fidèle que l'Angleterre ait jamais rencontré sur le trône de France. Des hourras frénétiques l'empêchaient d'achever. L'ovation qui attendait M. Jules Favre à son débarquement n'était pas, comme on le prétendait, un hommage rendu par l'Angleterre à la France républicaine, c'était un hommage rendu à la France qu'elle avait connue depuis vingt ans, c'est-à-dire à la France impériale.

Malgré ses complaisances pour tout le monde, le gouvernement de Juillet se trouva constamment sois le coup d'une coalition. Il n'eut qu'un allié dont il dut payer cher la hautaine amitié. L'Empire, au contraire, a pu prendre pour alliées même les puissances qu'il avait vaincues. On n'en continuera pas moins à dire que le gouvernement de Juillet, par son habileté, nous avait attiré les sympathies de l'Europe ; que l'Empire, par son ineptie, nous les aliéna.

 

Telle était la situation militaire, telle était la situation diplomatique au moment où la guerre éclata. Quant à la situation pécuniaire, nous n'en dirons qu'un mot : les ressources accumulées pendant vingt ans de prospérité dans le pays étaient telles, qu'elles lui ont permis de supporter l'orgie financière des cinq derniers mois.

 

***

 

Dans les conditions que je viens de rappeler, alors qu'il n'avait pu obtenir des Chambres toutes les ressources qu'il leur avait demandées, le gouvernement impérial faisait-il preuve d'une témérité folle en se laissant entraîner par le mouvement de l'opinion à déclarer la guerre ? Avait-il surtout le droit de dire qu'il était prêt, archi-prêt à la faire ? Je ne sais où ce mot a été dit par M. le maréchal Lebœuf. Je n'en ai nulle part trouvé la trace. Mais je le tiens pour authentique. Que signifiait-il ?

Qu'on était aussi prêt qu'on pût le souhaiter ? Non, certes ; mais aussi prêt qu'on pût l'être désormais avec les crédits accordés. Si l'inévitable conflit eût été retardé, nos forces, au lieu de s'accroître, eussent progressivement diminué, puisque la Chambre engageait le gouvernement à entrer dans la voie des économies, et qu'elle avait déjà réduit le contingent de 10.000 hommes. Nous pouvions, avec le temps, sans doute, améliorer notre armement ; mais les Prussiens seraient-ils restés inactifs, et le temps n'aurait-il profité qu'à nous ? Pendant que nous aurions fondu des canons, ils auraient fait des mitrailleuses et perfectionné leur fusil ; le nouveau modèle n'était-il pas adopté ?

Ce mot signifiait-il qu'on était prêt à entrer en campagne ? Pas davantage ; mais prêt à entrer en armement dans des conditions satisfaisantes, c'est-à-dire que le passage du pied de paix au pied de guerre s'opérant avec la promptitude nécessaire, nous pourrions opposer des forces suffisantes à l'ennemi.

Ainsi comprise, cette assurance était-elle aussi chimérique, aussi folle qu'on le dit ? Si les troupes que nous pouvions mettre sous les armes s'étaient trouvées en ligne assez vite, c'est-à-dire en même temps que celles de la Prusse, ne pouvaient-elles tenir tête à ces dernières ; compenser, comme elles l'avaient fait dans d'autres campagnes, l'infériorité de leur nombre par leur courage héroïque et leur irrésistible élan ? Car, je le répète, il n'était pas nécessaire de vaincre tout d'abord, il suffisait de résister, pour donner à nos amis le temps d'achever leurs préparatifs. Incompétent dans ces matières, je ne veux rien affirmer ; mais je fais une observation de simple bon sens : si notre imprudence était si grande, comment personne, avant nos malheurs, ne l'avait-il signalée ? Comment, connaissant nos ressources et celles de l'ennemi — car personne, sans faire aveu de légèreté, ne peut dire qu'il les ignorait —, pas un militaire, pas un homme d'Etat, pas un écrivain n'avait-il indiqué le péril ? Comment tant de témoignages compétents affirmaient-ils au contraire la supériorité de nos armes ? Pour en citer deux seulement, peu, suspects de flatterie, M. le prince de Joinville n'avait-il pas écrit :

Nous ne croyons pas nous tromper en disant qu'il y a eu chez nous, peuple comme gouvernement, un effet d'imagination vraiment regrettable au lendemain de Sadowa ; nous avons paru nous défier de nos forces. Les esprits se sont un peu calmés ; un examen attentif et réfléchi est plus facile aujourd'hui ...

Or, si de l'étude des faits et des récits officiels publiés depuis cette époque, ressortait la preuve qu'indépendamment des mérites réels et incontestables auxquels les Prussiens ont dû leurs dernières victoires sur les Autrichiens, ils ont été avant tout singulièrement heureux ; s'il est vrai que les hommes, les choses, les circonstances les aient servis d'une manière exceptionnelle et leur aient donné des supériorités passagères qui ont disparu aujourd'hui et ne se retrouveront plus, si SURTOUT IL EST FACILE DE PROUVER QU'UNE LUTTE AVEC LA FRANCE NE SAURAIT LEUR DONNER LES MÊMES AVANTAGES, peut-être devra-t-on reconnaître qu'on s'est bien hW de prendre les mesures extrêmes, de prendre les mesures de défense nationale dont notre pays se montre si fort ému, et dont le principal résultat jusqu'ici a été de grandir encore le succès de nos voisins[18].

M le général Changarnier n'avait-il pas dit :

Les nombreuses catégories de non valeurs étant déduites, un corps d'armée restant en Algérie, les places fortes et les côtes étant défendues, les dépôts étant convenablement pourvus, l'Exposé des motifs (du Projet de loi militaire) parle avec quelque dédain de 300.000 combattants, fusil ou sabre en main, canons attelés. Nous sommes frappés d'étonnement. On sait bien à quelles époques de pénible souvenir, Napoléon a eu un plus grand nombre de combattants, différents de race et de langage, ce n'est pas dans les immortelles campagnes d'Austerlitz et d'Iéna. N'essayons pas d'égaler le chiffre de nos soldats à celui de nos adversaires possibles ; même en nous épuisant nous ne serions pas sûrs d'y parvenir. NE NOUS EN INQUIÉTONS PAS. S'il est très-difficile à 3.000 hommes d'en combattre avec succès 5.000, il l'est infiniment moins à 60.000 d'en combattre 100.000. PLUS LES PROPORTIONS S'ÉLÈVENT, MOINS L'INFÉRIORITÉ NUMÉRIQUE EST FÂCHEUSE[19]...

En 1866... l'armée prussienne, très-jeune, doublée d'une ré serve brusquement enlevée à ses occupations sédentaires, a montré qu'elle n'est pas apte à supporter les fatigues d'une longue guerre. Dans une campagne de quelques jours elle a jonché les routes de ses traînards, encombré les hôpitaux de ses malades. Devant un ennemi tenace, obstiné, disputant pied à pied le sol de la patrie, elle se serait éteinte, malgré sa bravoure incontestée, longtemps avant l'accomplissement de sa tâche.

Hélas ! qui n'avait cette illusion ? Qui de nous n'a entendu dire au débout de la guerre : L'armée prussienne ne peut faire une campagne d'un mois. Si, après Sadowa, l'Autriche eût tenu quinze jours de plus, la Prusse était perdue. C'était un axiome admis même par les pessimistes[20], par ceux qui, pour l'avoir étudiée de près, avait la plus haute idée de l'organisation prussienne. Que de témoignages instructifs je pourrais évoquer, si je ne les avais al6rs recueillis à titre confidentiel !

Enfin, n'avait-on pas toujours dit, à la tribune, dans la presse, partout : En cas de guerre les volontaires AFFLUERAIENT et viendraient doubler le chiffre des troupes régulières !

Seul M. Thiers avait-il pressenti le péril ? S'opposait-il à la guerre parce qu'il nous jugeait trop faibles pour l'entreprendre avec succès ? Après nos premiers échecs il a déclaré à la tribune qu'il n'avait en effet cédé qu'a ce sentiment d'inquiétude : il n'avait pu l'exprimer sans doute, mais la Chambre et le pays auraient dû le comprendre ! Puis le journal qui s'est fait son principal champion, en est venu à se persuader que non-seulement M. Thiers avait éprouvé ce sentiment, mais qu'il l'avait produit à la tribune : M. Thiers, dit la Gazette de France, a eu seul le courage de s'opposer à la guerre et de signaler la situation fâcheuse de notre armement.

Encore une légende ! La mémoire de M. Thiers est en défaut : j'ai promis de le prouver.

Nous avons déjà vu que M. Thiers connaissait mal les forces de la Prusse et qu'il traitait de fantasmagorie les chiffres trop exacts produits par M. Rouher ou le maréchal Niel. Nous allons voir qu'il ne se faisait pas moins d'illusions sur la valeur relative de nos ressources militaires.

Cinq jours avant que la question Hohenzollern se posât, le 30 juin 1870, M. Thiers disait à ses collègues de la gauche qu'ils servaient mal la cause de la paix en demandant la réduction de notre effectif ; affirmait que si nous n'avions pas eu la guerre, nous le devions uniquement à ce fait que tout le monde en Europe nous savait en état de l'entreprendre, et remerciait le maréchal Niel d'avoir éloigné de nous ce fléau par ses intelligents préparatifs. Puis, pour démontrer le danger d'affaiblir outre mesure l'effectif de paix, il ajoutait ces mots que je recommande à l'attention du lecteur :

Quand peut-on passer rapidement du pied de paix au pied de guerre ? C'est quand on peut, EN TRÈS-PEU DE TEMPS, EN SIX SEMAINES, EN DEUX MOIS, porter un régiment de l'effectif de paix à l'effectif de guerre.

Plusieurs fois déjà M. Thiers avait émis cette opinion qu'en cas d'attaque, la France aurait toujours DEUX OU TROIS MOIS pour s'armer. C'est sur cette opinion qu'il s'appuyait, comme les membres du tiers-parti, pour préférer le système des gros contingents ou celui des cohortes au projet présenté par le gouvernement. Or, nous n'avons eu, nous le verrons tout à l'heure, ni trois mois, ni deux mois, ni six semaines pour nous organiser. Telle fut la cause principale, décisive, presque unique de nos malheurs. Cette cause, M. Thiers ne l'avait pas aperçue. Loin d'ouvrir nos yeux sur le péril qui nous menaçait, il avait, au contraire, contribué à les fermer. Loin de dissiper l'illusion générale, il l'avait confirmée de tout le poids de son expérience.

L'efficacité des gros contingents fut l'erreur de l'école orléaniste, comme celle de la levée en masse l'erreur de l'école républicaine. Si nos destinées eussent été confiées aux orléanistes ou aux républicains, la Prusse résolue à nous attaquer. nous eu donc trouvés encore plus dépourvus.

Tout le monde estimait que si nous parvenions à mettre suffisamment vite en ligne les forces dont nous disposions, nous pourrions tenir tête à la Prusse. Beaucoup du moins l'avaient affirmé ; nul ne l'avait nié.

L'expérience s'est-elle faite ? Sommes-nous arrivés à temps ? Non : les Prussiens nous avaient devancés. Ils nous saisirent en flagrant délit de formation.

Pourquoi ?

Avions-nous dépassé les limites fixées par les hommes compétents comme celles de l'extrême promptitude ? Former une armée en six semaines ou deux mois, c'est y mettre très-peu de temps, avait dit M. Thiers, et le prince de Joinville citait comme un véritable tour de force comme le nec plus ultra de la vitesse, ce fait qu'en 1866 une armée prussienne — composée de 197.000 hommes seulement — s'était trouvée prête, le vingt-deuxième jour, à entrer en campagne.

Or, la guerre fut décidée le 15 juillet, déclarée le 20 : le 2 août, les troupes prussiennes étaient à notre frontière. A cette époque les nôtres n'étaient pas encore en état de leur tenir tête.

D'où venait cette différence dans la rapidité des préparatifs et des mouvements ? De bien des causes diverses. Il est facile de tout expliquer par l'incapacité d'un ministre. Mais qu'en résulte-t-il ? Le ministre renversé, on croit tout sauvé, et à la première occasion on retombe dans l'ornière. Je le répète, notre lenteur relative tient à différents motifs ; je n'ai pas la prétention de les indiquer tous : les hommes spéciaux suppléeront à mon insuffisance technique ; j'indiquerai seulement ceux qui sautent aux yeux.

D'abord l'organisation prussienne, inférieure sous d'autres rapports, est, à ce point de vue, supérieure à la nôtre ; elle se prête infiniment mieux au rassemblement d'une armée : en Allemagne, chaque corps a sa résidence fixe dans une province, s'y recrute, y trouve tout le matériel de campagne que notre centralisation détient sur des points spéciaux, et se crée ainsi une sorte d'autonomie permanente. Ce système n'aurait pu s'établir chez nous sans y apporter un bouleversement radical et fort coûteux, sans froisser nos mœurs militaires, sans introduire des rivalités de race dans une armée dont l'unité morale est la principale force ; mais on pouvait s'en inspirer : c'est ce que l'Empereur avait fait en créant les grands commandements qu'on le forçait récemment à supprimer, puis en décidant que les recrues de la deuxième partie du contingent seraient exercées dans les dépôts de leurs départements pour être, en temps de guerre, versés dans le régiment destiné à faire campagne. Malheureusement cette combinaison, adoptée en 1860, avait été abandonnée en 1866 par les bureaux de la guerre, dont elle dérangeait les vieilles idées et les vieilles habitudes[21].

En second lieu les services administratifs de la Prusse sont, du premier jusqu'au dernier échelon, dirigés avec une ponctualité méthodique, une précision minutieuse que les nôtres n'ont jamais possédées, ne posséderont jamais, parce que ces qualités tiennent à la race, au tempérament, plus encore qu'a l'éducation[22].

Puis le Corps législatif avait abusivement accru le nombre des congés. En vain, nous l'avons vu, le maréchal Niel l'avait prié, 'supplié, averti. En vain il avait dit :-Prenez garde ! Là est la grande difficulté de l'avenir. Vous ne songez qu'à la transformation de l'armement ; le passage du pied de paix au pied de guerre est un problème autrement sérieux, autrement difficile ; ne m'enlevez pas les moyens de le résoudre, ne rendez pas ma tâche impossible. — On n'avait pas voulu l'écouter ; et, au moment où la guerre éclata, cent dix mille hommes en congé, par ordre de la Chambre, avaient à rejoindre le drapeau.

 

Mais ce n'était pas tout : ce n'était pas même le principal. Si la Prusse s'est trouvée prête avant nous, c'est encore, c'est surtout parce que bien longtemps avant nous elle avait pu préparer, préparer mystérieusement son entrée en campagne, parce que, résolue à la guerre, la situation exceptionnelle de son gouvernement avait permis d'armer sans bruit.

Alors que notre ministre de la guerre, avec son budget réduit à la dernière limite des besoins journaliers, n'eût pu ordonner un approvisionnement extraordinaire sans être obligé d'en faire la confidence à la tribune, le roi-généralissime pouvait mandater, payer toutes les dépenses préparatoires de transport, d'équipement ou de vivres sans que le public en fût averti. L'ordre de mobilisation arrivant, tout se trouvait prêt. Le gouvernement prussien avait pu préparer la guerre comme il avait préparé la candidature espagnole dont elle devait sortir : en conspirateur.

Cette faculté lui assurait sur nous une avance considérable. Il en profita avec hardiesse et nous surprit le 6 août non formés, non organisés encore : — ce jour-là, la campagne était perdue ! Freischweiler, Spiekeren, n'étaient en eux-mêmes que des revers, de glorieux revers ; mais par la situation qu'ils accusaient de part et d'autre, ils avaient la portée de vrais désastres. Ainsi s'explique le ton découragé des premières dépêches : Tout peut encore se réparer... etc.

Oui, sans doute, tout pouvait se réparer. Mais combien la tâche allait être plus rude ! Il fallait se résigner aux douleurs de ninas- ion. Il fallait renoncer au plan savamment étudié d'une marche en avant, isolant les Etats du Sud ; à la diversion d'un débarquement ; au concours de l'Autriche et de l'Italie ; car en présence des désastres elles retiraient l'une et l'autre la main que nous nous apprêtions à saisir.

L'Autriche, soit ! nous l'avions vaincue en 1859, elle ne nous devait rien ; sa reculade était sans doute une faute ; nous ne pouvions lui en faire un crime. Mais l'Italie ! l'Italie, faite de notre or et de notre sang, nous abandonner au bord de l'abîme ! Ne voir dans nos malheurs que la chance de violer à Rome le serment qu'elle venait de renouveler dans nos mains : honte sans exemple et sans nom ! Elle trouvait cette occasion pourtant de faire oublier bien des fautes, absoudre bien des iniquités ; elle n'a pas su la saisir. Les événements se sont tellement précipités, qu'on n'a pas eu le temps de les approfondir, de leur donner leur physionomie réelle ; mais quand on les lira dans l'histoire, quand on appréciera de sang-froid le rôle de ces ministres faisant violence aux sentiments de l'armée, des classes élevées, du roi lui-même, par peur du parti révolutionnaire, et plaçant dans la bouche de Victor-Emmanuel cet étrange discours où le cœur de l'Italie semblait se partager également entre ses deux alliées, la France et la Prusse, — on tournera cette page avec dégoût et l'on souhaitera à l'ingrate Italie de souffrir un jour, pour son châtiment, ce que nous venons de souffrir.

 

Nous restions seuls ! Nos troupes, abattues par ces premiers échecs, avaient perdu la moitié de leur confiance, c'est-à-dire de leur élan. — Ce que les succès nous donnent de valeur, ce que les revers nous en enlèvent, on le sait depuis César ! — La discipline, déjà médiocre, se relâchait encore dans nos rangs. Les hommes rejoignaient toujours ; mais dans ces corps brisés par la défaite, disjoints par la retraite, leur arrivée, loin d'apporter une force, ne faisait souvent qu'augmenter la confusion . . . Il fallait un miracle pour nous sauver !

La Prusse nous avait tendu un piège : nous nous y étions laissés prendre, nous ne pouvions plus désormais nous en dégager.

Nous comptions arriver sur le terrain en même temps qu'elle, parce que nous pensions que. de part et d'autre, les préparatifs auraient commencé le même jour, c'est-à-dire dès que la chance d'un conflit s'était produite. C'est ainsi que les choses se passent d'ordinaire, c'est ainsi qu'elles s'étaient passées en 1854, en 1859. Mais, tout en simulant la surprise, l'indignation, tout en se plaignant d'être contraint à la guerre, d'être tramé par le collet sur le champ de bataille, notre ennemi calculait combien de semaines d'avance il avait su prendre sur nous. Qu'on me permette une image familière : la Prusse, interpellée au sujet de l'incident Hohenzollern, se présentait à nous sous l'apparence d'un honnête cultivateur, arraché à son travail, ne sachant ce dont on veut lui parler et demandant qu'on le laisse retourner à sa charrue ; mais ce pacifique costume cachait un uniforme, des armes, des cartouches ; un mouvement suffisait pour montrer le soldat sous le paysan.

Quant aux ministres de l'Empereur, ils ont montré trop de confiance là est leur faute évidemment ; mais il y a en France un parti auquel je conteste absolument le droit de la leur reprocher : c'est le parti qui se nommait l'Opposition, sous l'Empire, et se nomme aujourd'hui le Pouvoir ; le parti qui, pendant quatre ans, s'est efforcé d'endormir nos défiances en protestant des intentions pacifiques de l'Allemagne, et qui, le 1er juillet 1870 encore, affirmait, par la bouche de M. Thiers comme par celle de M. Garnier-Pagès, que l'Allemagne, absorbée par ses travaux, ses réformes, ses difficultés intérieures, ne songeait nullement, ne pouvait songer à nous chercher querelle !

 

 

 



[1] Par M. Samuel, capitaine d'état-major.

[2] Gazette du Midi, 16 Janvier. — La Gazette du Midi est l'un des plus importants, peut-être le plus important organe de l'opinion légitimiste en province.

[3] Le Journal des Débats.

[4] La Liberté. — Lettre de M. E. de Girardin.

[5] Cinquante millions auraient été ainsi détournés chaque année !

[6] Membre du Gouvernement du 4 septembre.

[7] Membre du Gouvernement du 4 septembre.

[8] Membre du Gouvernement du 4 septembre.

[9] Membre du Gouvernement du 4 septembre.

[10] Ce n'est point un ami de l'Empire, c'est l'Univers qui disait récemment :

Il est curieux de voir le Siècle attribuer uniquement à l'administration impériale les causes de notre infériorité militaire.

Mais qui donc a applaudi au triomphe et à l'agrandissement de la Prusse en 1866 ? Qui a toujours préconisé systématiquement la paix au détriment des intérêts du pays ? Qui a fait réduire d'année en année nos contingents ? Qui a constamment cherché, dans la loi du contingent, un moyen populaire d'opposition au régime impérial ? Qui n'a cessé de harceler nos différents ministres de la guerre pour de ridicules questions de boutons de guêtres et de plumets ? Qui a entravé l'œuvre de réorganisation militaire entreprise par le maréchal Niel, le seul ministre capable de la mener à bonne fin, l'homme qui avait compris la guerre avec la Prusse ?

N'est-ce pas le Siècle et son parti ? Ne sont-ce pas ses patrons, ses amis, ses clients ? On les pourrait tous nommer.

[11] Qu'on se rappelle le pétitionnement organisé de Paris contre la loi, la fondation de la Ligue de la Paix, et la Liberté maintenant pendant toute une année, en tête de ses colonnes, la devise Guerre d la guerre, — pour être plus tard la première à nous pousser sur le Rhin.

[12] Voir L'armée en 1867, par le général Trochu, p. 236.

[13] M. Vitet, Lettre à la Revue des Deux-Mondes, 1er janvier 1871.

[14] Il pèse une livre de moins. L'armement total de notre fantassin est de 3 livres ½ plus léger que celui du fantassin allemand.

[15] Le correspondant de Berlin du Français lui écrivait, le 26 juillet : Les Polonais sympathisent ouvertement avec la France. En Bavière, la levée de la landwehr se fait difficilement En Saxe, il y a plus d'un soupir mal étouffé. En Hanovre, malgré les mesures draconiennes, malgré le terrible Vogel de Falkenstein, il y a une certaine agitation.

[16] Chateaubriand, Mémoires pour Madame la Dauphine.

[17] Voir les professions de foi pour les élections de 1846.

[18] Études de marine et récits de guerre, par M. le prince de Joinville.

[19] La quantité nous a toujours été fatale, la qualité nous a toujours donné la victoire, disait le maréchal Soult, rappelant que dans la campagne de France, si souvent heureuse, nous n'avions que le CINQUIÈME des forces de l'ennemi.

[20] Voir par exemple la correspondance adressée par M. Jeannerod du journal le Temps. Metz, 5 janvier.

[21] Des causes qui ont amené la capitulation de Sedan, par un officier attaché à l'Etat-Major général.

[22] Un seul fait peu connu et que je puis attester personnellement, fait voir avec quelle sûreté est mis en jeu chacun des innombrables rouages de cette vaste usine qu'on nomme le gouvernement prussien :

Une dame prussienne était venue, il y a six ans, se fixer dans l'une des grandes villes du midi de la France. Depuis ce jour elle n'était plus retournée dans son pays natal où elle se croyait oubliée : Mais l'administration prussienne ne l'avait pas perdue de vue, connaissait sa résidence, son adresse et, à la fin du mois d'août, savait parfaitement lui faire parvenir l'invitation de se présenter tel jour, dans telle ville, tel hôpital, telle salle, où elle était attendue pour soigner les blessés français.